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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:39:10 -0700 |
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Il est vrai que de sa source à son +embouchure elle n'a que quelques centaines de mètres, mais si peu long +que soit son cours, si peu considérable que soit le débit de ses eaux, +ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf. + +Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives que se sont +entassées les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent +l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines +teintes, le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de la +vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles manufactures +l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les +_Puchotiers_ que la petite rivière n'a pas été remplacée, et que si +Elbeuf n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce qu'on a +renoncé à se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douées de +toutes sortes de vertus spéciales qui lui appartenaient en propre. +Mauvaises, les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi mauvaises +que le sont les drogues chimiques qui ont remplacé dans la teinture le +noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival. + +Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives +basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas +du château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de +la forêt de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu à peu se sont +groupés les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles étroites où les +ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois épaisses +comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre à foulon, +que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vécu jusqu'à nos jours. + +Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline (Constant), O. *, +médailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition +universelle de 1855, hors concours 1867, médaille de progrès Vienne, +_nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots_», occupe, impasse du +Glayeul, une de ces cours étroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement à la révocation +de l'Édit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors +accaparé l'industrie du drap en introduisant les façons de Hollande et +d'Angleterre, forcés comme protestants de quitter la France, laissèrent +la place libre à leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de cet esprit +d'initiative et de prudence avisée qui est le propre du caractère +normand: mais, lié par l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé, +comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'établir maître à +son tour, il serait resté ouvrier toute sa vie. Libéré par le départ de +ses patrons, il avait commencé à fabriquer pour son compte des draps +façon de Hollande et d'Angleterre, et il était devenu ainsi le fondateur +de la maison actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre Adeline +était venu après ceux-là ; un quatrième après le troisième, et ainsi +jusqu'à Constant Adeline, que le nom estimé de ses pères, au moins +autant que le mérite personnel, avaient fait successivement conseiller +général, président du tribunal de commerce, chevalier puis officier de +la Légion d'honneur, et enfin député. + +C'était petitement que le premier Adeline avait commencé, en ouvrier qui +n'a rien et qui ne sait pas s'il réussira, et il avait fallu des succès +répétés pendant des séries d'années pour que ses successeurs eussent +la pensée d'agrandir l'établissement primitif; peu à peu cependant ils +avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant +en briques leurs bicoques de bois, montant étages sur étages, mais sans +vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. +Il semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille, +et que le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison +sociale. + +Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique: +c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré, +c'était impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer; +l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de +grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin +ni du bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées +bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient +leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération +commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout +était là , et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout +ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la +fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du collège de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, +c'était pour travailler,--ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère. + +Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite +existence, qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus +riches, mais à cette époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en +vente ce qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le château du +Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château» +les avait un moment arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de +ce château dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état, +des bois qui rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait +avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer +le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et +d'appeler «notre maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout +ce qui pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains: +petits bourgeois étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient +rester, mettant leur ostentation dans la modestie. + +Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec +elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la +famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux +roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui, +quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable +jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais +on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau +temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une +voiture; on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore +solide, si elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle +étaient plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne +restât que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis, +après la paye des ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux +carrosse chargé de provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot +pacifique de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du +Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur +temps à se promener à travers les bois, les parents parcourant les +terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter, +estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans +la semaine écoulée. + +Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne +s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la +vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit +à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce +paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude +ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux +qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus? + +Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les +habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830 +ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850. +Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point +systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment, +au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore, +au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils +contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche +de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les +innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts +représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils +avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées +autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces +casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, +vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui +seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs +rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, +celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le +dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, +la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en +pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent +au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la +fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et +à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris. + +Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent +peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on +estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on +disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec +envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les +parvenus fils d'_épinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de +continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans +leurs hôtels ou leurs châteaux. + +Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier +de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi +justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait +répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès +le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, +estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver +en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce +qui était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de +Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un +excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues +de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se +faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt +contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt +particulier pesât sur lui. + +A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes +à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique +paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf, +qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait +rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu. + +--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante», +on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les +casinos? + +Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à +personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, +et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé +entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais +humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. + +On l'avait alors marié. + +Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en +plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal +de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des +députés. + +--Voyez Adeline! + +Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde? +N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la +fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas +considérable. + + +II + +C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là +où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement +les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y +avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la +conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir. + +Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette +croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être +amoindrie. + +A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, +l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de +s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de +laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente +au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à +Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était +un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit +à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en +quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être +l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de +grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par +la ruine complète--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la +vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite. +Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter +ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et +la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières, +s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui +revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande +de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette +part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté +de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au +tableau des faillites. + +Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans +embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer +cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison; +s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce +trou; il n'avait qu'à travailler. + +Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui +dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté +en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une +supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne +et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;--au lieu des bonnes +années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de +travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi. +Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les +crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en +magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt +de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut +pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le +fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de +telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces +laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après +certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon; +apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la +teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette étoffe soit +vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a +été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la +vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou +changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se +présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis +pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des +crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui +qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres. + +Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique +comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses +journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf +n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la +séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez +lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là , le dîner +retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame +Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des +jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille +de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle, +ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à +sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis, +et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait +plus qu'on ne mangeait. + +--Comment vas-tu, la Maman? + +--Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre +cette semaine, tu as dû te brûler _les sangs_, c'est vraiment trop +_arkanser_. + +La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la +peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la +toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en +indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir +garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle +elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait +les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses +petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient +adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des +charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que +«ne rien faire de bon» vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire +pour ceux qui n'entendent pas le normand. + +Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait _arkansé_, car la +Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait +l'_Officiel_ d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun +détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des +députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses +contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant +que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le +blâmait--c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne +mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle +aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit! + +Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à +changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de +venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était +point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il +avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens +dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant, +où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa +fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui +parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante +qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires +d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets +mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis +la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée +de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre +à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il +entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois +se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se +refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus +que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le +commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de +famille. + +Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de +retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres +qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que +bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses +approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le +faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as +raison, certainement, sans aucun doute.» + +C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était +laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition +inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans +il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa +femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la +grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que +chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la +droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était +inappréciable depuis son entrée dans la vie politique--le flair et +le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il +pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication +que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la +France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles +de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare +d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais +comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la +comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même. + +Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires +qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, +il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui +écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui +occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus +ou moins d'à -propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre. +S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là , et il n'était +pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et +l'embrasser en la prenant dans ses bras: + +--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa? + +Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa +beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit +ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne +voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur, +une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractère! + +Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots +affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il +était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être +envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les +filles des Adeline avaient été élevées. + +Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée; +alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait +au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était +paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient +à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors +commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus +d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit. + +Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés +d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre +d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; +à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur +maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait +vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se +procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les +comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux. + +Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, +leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, +celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient +commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: +la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour +la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter +jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce +nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était +arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de +la peine à combiner ses échéances. + + +III + +Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau +dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et +des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un +pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline +couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui, +cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de +papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse; +au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, +et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la +plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le +frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, +recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée. + +--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman. + +--Non. + +La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement + +--Qu'est-ce qui ne va pas! + +--Mais rien. + +Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car +évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose +préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part +de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même +liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance, +sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame +Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune +à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la +donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était +pas juste. Et la bru s'était expliquée là -dessus avec la belle-mère +nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de +caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce, +elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un +associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été +communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu +demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais +le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains +sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des +affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand +elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les +choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et +même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec +inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent +mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de +faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois +venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu +rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un +soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela +ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la +fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre; +la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi +bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les +services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes +savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes. + +Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce +rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain +qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru +aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme +d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme +ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien. + +Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne +pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à +un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question: + +--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite? + +--MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements. + +Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas +interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta. + +--Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme? + +--Assez grosse. + +--Et elle vous manque pour votre échéance? + +--Constant doit m'apporter les fonds. + +Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de +cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, +on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères +Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame +Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus +anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une +diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non +irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on +traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait +vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de +vivre jusque-là ; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait +voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et +mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une +seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à +Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de +plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier +avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui +semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant +et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à +l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne +quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui +qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays +natal. + +La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand +dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait +qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau, +où discrètement on frappa quelques coups. + +--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec +l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre +un travail ennuyeux. + +--Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise +qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de +l'appartement. + +Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit. + +-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie. + +C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on +l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux. + +--_Ponchour, matemoiselle_, dit le père Eck avec son plus pur accent +alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu. + +L'oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de +manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte, +gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat +trahissaient tout de suite l'origine sémitique; le neveu, au contraire, +était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents +blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et +une barbe noire frisée. + +--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle +Perthe_. + +Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence. + +-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-là , je _groyais_ +qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumière au +_pureau_, j'ai _gru_ que c'était lui qui _trafaillait; foilà gomment_ +j'ai frappé à cette _borte_; excusez-moi, _mestames_. + +Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était +meublé avec une simplicité véritablement antique: une table en bois +noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce +pour les registres et la collection des échantillons de toutes les +étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises +en paille, et c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi à +plus de trois cent millions d'affaires. + +C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en +Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande +manufacture de «draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et +couleurs», comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, sans +le secours d'aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles +passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré +à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec +Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient +au-dessus de l'envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient +trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup d'autres +fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces relations s'étaient continuées, +s'étendant même aux familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait +point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi +fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; +mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des +visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck +et les trois frères Debs avaient plus d'une fois dansé avec Berthe. + +Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et, +regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres: + +--_Touchours à l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien +afoir_ une _embloyée gomme fous_ et... au même _brix_. + +Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il était toujours le +premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquiéter de +savoir s'il n'était pas quelquefois le seul à les trouver drôles. + +Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-à -dire +instantanément; il prit une figure grave, presque désolée: + +--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier +frères? demanda-t-il. + +--J'en ai reçu ce matin. + +--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_? + +--C'est ce qu'on m'écrit. + +--Est-ce que _fous_ étiez engagés _afec_ eux? + +--Malheureusement. Et vous? + +--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas +foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_; +c'était _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux +Champs-Élysées, château aux _enfirons_ de _Baris, filla_ à Trouville, +_séchour_ à Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_. + +Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez gêné, et madame +Adeline l'était aussi jusqu'à un certain point, se demandant ce que +pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide: + +--Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture? +demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier, +qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs elle était +bien aise de tirer au clair. + +--Oh! _drès satisvait_. + +--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay? + +Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut +seulement après quelques secondes de réflexion qu'il se décida: + +--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire, +l'infentaire_ n'a _bas_ été _vait_. + +Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire +à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de +changer de sujet. + +--Quand _fous foutrez fenir_ à la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de +_fous_ montrer ça; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est +nos nouveaux métiers-fixes à _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle +infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installés, tous +les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_ +de _véraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouvé_ un _bervectionnement_ +aussi simple que _barvait_; il faut voir ça; je lui ai fait _brendre_ un +_prefet_. Il a vraiment le _chénie_ de la mécanique, ce garçon-là . + +--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet? + +--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, +_touchoure_. + +--Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en +répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf. + +Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame +Adeline: + +--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_? + +Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon. + + +IV + +--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on? + +Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu'elle +eut la force, cependant, de retenir pour elle. + +Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu'elle savait +droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, +elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui +s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient précisément d'où on +n'aurait pas dû les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous +sur ses gardes, inquiète et craintive. + +Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps +des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme +ils fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette visite +étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s'outiller et +qui réussissaient quand tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer +des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses +affaires! + +Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de +son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance +amicale? + +De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans +admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'était +de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie +ordinairement ouverte et gaie. + +Elle s'était assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et +elle attendait qu'il commençât; ce qu'il avait à dire était donc bien +difficile? + +Enfin il se décida: + +--Quand nous nous sommes expatriés _pour fenir à Elpeuf_, nous n'_afons +pas drouvé_ ici tout le monde bien _tisposé_ à nous recevoir. On +_tisait_: «Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin +t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ été parmi ceux-là , au _gontraire_, il +n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa +ville où nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a été +au coeur; _tans_ la position où nous étions, quittant notre pays, +recommençant la vie à un âge où beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos, +nous _afons_ été heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_. + +Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame +Adeline se détendit. + +--Quand l'année _ternière_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin +de perdre mon _peau_-frère Debs, nous _afons_ encore retrouvé M. +_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens +se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on +_tisait_: «Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire +concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés +contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui +auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. _Ateline_ +était alors à _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il +_bouvait_ très _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce +qui se passait ici,--peut-être même est-ce _bar fous, matame_? + +--Il est vrai que je lui ai écrit. + +M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement: + +--J'aime à _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin, +_aferti_, il a quitté _Baris_ et sur cette tombe, lui député, il n'a pas +craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté +ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une +ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui +retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les +membres de notre famille. + +Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis +reprenant: + +--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_ +allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demandé +ce moment d'entretien _bartigulier_. Après ces _exbligations, fous +gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels +termes nous _barlons_ de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes +_nefeux_ et moi-même; il n'est _bersonne_ à _Elpeuf_ pour qui nous avons +autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous +touche nous intéresse et _pien_ souvent nous nous sommes _réchouis_ +en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes +affligés en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier. + +Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec +une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se +calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots, +qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses +craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui +se manifestaient avec si peu d'à -propos n'allaient-elles aboutir à une +conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait +voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de +voir partout le danger. + +--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pésoin_ d'être dans des +conditions _bartigulières_ pour être charmé en voyant mademoiselle +_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa +mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille, +ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien _blus_ fortement +doit-il l'être quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_ +exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis +betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en réalité un sage +garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands +services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractère le _blus_ +aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ égal que +je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous +_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille. + +Bien des fois et depuis longtemps déjà , madame Adeline avait marié +sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires +étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité +avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle +n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif! + +Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé. + +--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez à _matame Ateline_ mère, qui est +une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_ +notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +vôtre. C'est ce que j'ai _tit_ à mon _betit_ Michel quand il m'a _barlé_ +de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de _mademoiselle +Perthe_, hein!» + +Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces +grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel. + +De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme +une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère +et l'inconnu rendaient effrayantes. + +Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise +aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil +regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que +de la viande pure, c'est-à -dire saignée par un sacrificateur, ouvrier +alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès? + +Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages +qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir +quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et +ne pas en être frappée. + +Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des +usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée +dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi +à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter +qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur +le saignât;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui +appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour +le maigre;--que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à +l'huile ou à la graisse;--que, dans les repas où il était servi de la +viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;--qu'on +préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là +les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de +fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant +les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains +juives;--enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau +de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas +laisser pousser leurs cheveux. + +Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le +vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu +encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis +vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour +vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée +qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de +celui-là . Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde +n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf. + +Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait: + +--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de +son amour, c'est un honnête homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame +Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barlé_, mais ses +lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle +est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces +choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a +_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui +m'amène chez vous. J'espérais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne +manque pas les occasions où il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu à +m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-être pas très convenable. +Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fût absent et j'en suis heureux, +puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une +mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez à _M. Ateline_ et, si +_fous_ le jugez _pon_, à _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_ +prie d'insister sur son amour; c'est sincèrement, c'est _tentrement_ +qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un +mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur +que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous +_barler_ franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne +recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est député +et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _técoré_ et n'ai rien à +attendre du gouvernement; quant à la situation de nos affaires, elle +est _ponne_; là où d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons; +les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les +communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_. + +Il se frotta les mains: + +--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est +organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura +un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas +que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement +dans ce mariage, c'est l'honneur d'être de _fotre_ famille: le père +Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, +et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et +Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient +des _Ateline_. + +Sur ce mot, il se leva. + +--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline. + +--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidée_ +que je ne la _blaiderais_ moi-même. + +Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure +épanouie par un éclat de rire. + +--Je _fois_ qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a taillé une _ponne +pafette_. + +--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie. + +--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et +qu'est-ce donc qu'il vous contait? + +--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le +savez-vous, monsieur Eck? + +--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques +n'étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que +les Carthaginois se _cantaient_. + +--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains. + +--Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas compris. + +--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire +d'excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur +Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'égayer. Je crois que +maintenant elle n'oubliera plus Annibal. + +--M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman. + +Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il +était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque +chose d'agréable,--mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. +L'aimait-elle donc? + + +V + +L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; +elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait +marché. + +On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger, +et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas +moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir +quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger +attendre. + +--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas? + +--Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne. + +--Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train? + +Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente, +en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience +extraordinaire. + +Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés +dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule. + +Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa +main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, +puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa +de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit +Léonie. + +Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer +ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme +blanche. + +--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement +ouvertes devant la flamme. + +Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de +lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; +ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment. + +Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il +fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de +banque qu'il tendit à sa femme: + +--Serre donc cela, dit-il. + +La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit +rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la +façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner +son émotion et son sentiment de délivrance. + +Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à +table. + +Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la +politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les +frères Bouteillier: + +--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en +arriver à cette catastrophe? + +--L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit +Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent. + +Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement +il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les +mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, +ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose, +convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain. + +Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce +mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier +n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait +même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait +peu de chose avec eux. + +Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq +liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord +tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne +voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel. + +--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline. + +--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit +madame Adeline. + +--Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton +indifférent en se versant à boire. + +Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle +était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait +ce que signifiaient cette visite et ce tête-à -tête avec sa bru. Pourquoi +le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif +n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse? + +--Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline. + +--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman +avec une dignité blessée. + +--Oh! Maman! s'écria Adeline. + +--Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline +sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre +chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite. + +Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît +des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait +pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une +diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen: + +--Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me +l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias +mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes +élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront +longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et +j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux +donc faire la tienne comme tu voudras. + +--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une +moyenne et une courte? + +--C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que +j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi. + +Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux +commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'_Atlas_ qu'elle +désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa +Nourry. + +--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner +ses oiseaux. + +--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil! + +Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine +servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. +Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la +visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne +voulait pas retarder le moment des explications. + +--Viens, dit-elle à sa cousine. + +Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil +de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte. + +--Eh bien? demanda-t-elle. + +--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son +neveu Michel. + +--Le père Eck! s'écria Adeline. + +--Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que +l'indignation rendait tremblantes. + +Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit: + +--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand! + +--Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, +puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie +de sa fortune. + +--Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne +le serait pas? + +--Enfin, il ne l'est pas. + +--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif! + +--Assurément non. + +--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure! + +--Je suis au moins aussi surpris que vous. + +--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui +me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte. + +--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure? + +--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en +existe pas moins. + +--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous +demandant la main de notre fille. + +--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est +juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi? + +--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un +autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut +de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe +aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie. + +Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée +que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué: + +--Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant +peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu +des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des +juifs que tu trouveras. + +Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra. + +--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus +d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la +fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta +mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, +la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes +habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant +de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce +qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu +ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a +pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé. + +Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle +faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point +appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore +vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de +sa volonté. + +--Il doit être écrasé. + +Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être +vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose +idéale--ce mal qui l'enflammait. + +Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi, +lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours, +lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de +la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien +abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des +engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas +une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une +affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille--celle +de sa vie même. + +--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter +par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck +injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente. + +--Toujours les conditions, les circonstances atténuantes. + +Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme: + +--Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck. + +Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit +autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans +doute. + +Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près +textuellement les paroles de M. Eck. + +Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers +mots elle lui coupa la parole: + +--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la +répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner +d'honnêtes gens par la concurrence. + +--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons +rien. + +Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit +encore: + +--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! +tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté! + +Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les +Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant: + +--L'estime de ces gens-là ! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas +de quoi se rengorger comme tu le fais. + +Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se +contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été +la conclusion du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise raison +sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des +rameaux nouveaux», elle poussa un cri d'indignation: + +--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre +maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, +c'est la maison qu'il leur faut. + +Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait +les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant +ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main +de son fils violemment: + +--Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même. +Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien +malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi? + +Il hésita un moment en regardant sa femme: + +--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton +coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère? + +Il hésita encore. + +--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement. + +--Oui. + + +VI + +La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à +son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la +main qu'il lui avait donnée entre les siennes. + +--Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon! + +--Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme +d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité. + +--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère, +un autre soutien? + +--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de +repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te +tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de +durée? + +--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas +mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous +séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir. + +Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son +mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe +ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers +mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser +passer sans répondre. + +--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien +difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire +remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour +vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que +notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en +avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire +vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat? +Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus +influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement, +spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était +vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi +comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer. + +--Et quand vous avez vu qu'ils duraient? + +--Il était trop tard pour vous porter un si gros coup. + +--Enfin, quels sont-ils? + +Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole: + +--Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai +remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent? + +--De chez un banquier? + +--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité, +de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à +m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce prêt. + +Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite +la rassurer. + +--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre +chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un +homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus, +et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère +parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce. +Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché +qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi +mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a +accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très +galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui +comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que +peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai +refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres +de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses +cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon +refus. + +--Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman. + +--Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup +moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que +j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire +qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie; +s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre. + +--Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit +la Maman. + +--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme +lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de +commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: +c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un +service dont nous devons lui être reconnaissants. + +--En es-tu donc là , mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver +cinquante mille francs? s'écria la Maman. + +--Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne +le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier, +dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie +pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante +mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; +la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous +retourner: n'est-ce pas, Hortense? + +--Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent +leurs payements. + +--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle +créée? comment en est-elle arrivée là ? + +--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste +découragé. + +--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense, +elle administre aussi bien que possible. + +--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la +nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la +direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses. + +--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le +directeur. + +--Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le +succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions +bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que +nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation +parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure +que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation +nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que +les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix +qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous +nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer +par la science professionnelle le sens de la transformation et de la +mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le _foulé_, sans +nous apercevoir que le _foulé_ ne pouvait pas être éternel, La mode n'en +veut plus; nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on +ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte? C'est là que +ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit +en artiste, non en commerçant. + +--Tu as été un Adeline, dit la Maman. + +--Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés, +d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de +rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et +c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à +perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire +produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui +ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie +légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers +mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, +la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de +l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à +l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où +la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la +draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à +meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre +nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que +l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est +vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de +Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie. + +--Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline. + +La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus +d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne. + +--Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à +Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique; +c'est même là , sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de +difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers +en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au +lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur +toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils +d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat +vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante +à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une +légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas +présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour. + +--Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques, +affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être, +de l'Elbeuf, non. + +Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait +inutile, il continua: + +--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage: +pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers +prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille +cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec +l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la +teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage, +mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les +apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive +ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas. + +Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer +directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à +la réflexion de se produire, il reprit: + +--Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a +pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre +travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il +s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la _sonnette_, +comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à +la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec +elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité +disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour +devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari +est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère; +plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va +forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai +pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation +sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout +nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas +voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un +Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont +imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront--et +prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas +de ceux-là , et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention +d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre +point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être +accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence; +ils sont dans le mouvement. + +--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux +plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus? + +--Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité. + +--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change +et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être +habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre +quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient +toujours. + +--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous +comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du +mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se +vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine. + +--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, +avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline +périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs. + +--Et Berthe? + +--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un +juif! + + +VII + +--Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre, +dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de +devenir la femme d'un juif? + +--Veux-tu donc ce mariage? + +--Et toi ne le veux-tu point? + +--J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue. + +--As-tu quelques griefs contre Michel Debs? + +--Aucun. + +--Ne le trouves-tu pas beau garçon? + +--Certainement. + +--Intelligent, sage, rangé, travailleur! + +--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui. + +--Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le +monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête +dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck +se retirera. + +--C'est vrai. + +--Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être +heureuse? + +--Je ne dis pas cela; et pourtant.... + +--Quoi? + +--Il est juif. + +--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes +opposées, cela suffit, restons-en là . + +--Tu le désires donc? + +--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par +cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un +autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier, mais qui en sa +qualité de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, +plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton +préjugé. + +--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, ce préjugé. + +--C'est déjà quelque chose. + +--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, et si je le voyais +pour la première fois, si l'on m'énumérait les qualités que je lui +reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il désire épouser ma fille +sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, je serais toute disposée +à le considérer comme un gendre possible... et peut-être même désirable. +Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, je t'avoue que je +n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille +juive fanatique. + +--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous +la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout obligé, il me semble. +D'ailleurs la vieille madame Eck mène une existence si retirée qu'elle +ne doit pas être une gêne pour les siens. Je comprends que, si tout ce +qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais +comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos +moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chrétiens. + +--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi. + +--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas +hostile et trouve qu'il est faisable, voilà la vérité vraie. Il y a +quelqu'un qu'il touche encore de plus près que nous; c'est Berthe; +aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que +Berthe doit être consultée. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination +des abominations; pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance +a pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant le +repousser par des raisons sérieuses et autrement que d'instinct, sans +trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut être désirable. C'est à voir. +Si elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de préjugé tout à +fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne m'étonnerait pas. + +Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; elle fit asseoir son +mari devant la cheminée, et s'assit elle-même à côté de lui. + +--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle. + +--N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne veux pas plus la marier +malgré elle que je ne voudrais qu'elle se mariât malgré moi. + +--Et ta mère? + +--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de +nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposée à accepter ce +mariage, nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... et avec +toi. + +--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: +il est évident que la répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande +de M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun reproche ne peut +être adressé à Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais été +chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges Berthe et elle +te répond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de +Michel. J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu en lui un +futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. +Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et +se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est +beau garçon, et qu'il sait mieux que personne être aimable quand il veut +plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mère que nous faisons; à son âge, avec son despotisme d'idées, +cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu +subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe, +si ce sentiment est né. + +--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a +été surprise, finirait par entendre raison. + +Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la +Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison. + +--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais +tout n'est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de +nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre +fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même +temps celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et +dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille +sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre à une certaine fortune +escomptée vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, et +trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle +des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous +pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour +l'humiliation d'un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un +pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses, +non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à +cela. + +Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et +déduisait les raisons qui s'opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout +d'abord l'avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbé manifestement dans une méditation douloureuse. + +--Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de +luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'énergie, pour +en arriver là ! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en était +temps encore! + +Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête +grisonnante. Quels changements s'étaient faits en lui en ces derniers +temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était +resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré les rides s'étaient +profondément incrustées; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent +égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquiétude. + +--Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore +qu'il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et +comment! J'ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter. + +Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête +de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; +s'il se décourageait, elle le réconfortait; de même que s'il +s'emballait, elle l'enrayait. + +--Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien +que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente +ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à +ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la +risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'être abstenu. + +--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-même, +car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais +pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais à mon +aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans, +c'est-à -dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer +notre fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin de compte +j'étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que +c'était pour nous le salut. J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris +la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à Elbeuf, j'écrivis +à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos +concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. +La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 +francs le wagon, coûte là -bas 120 francs; le gaz, grâce aux primes de +consommation, coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction +d'un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel; tu +vois, sans qu'il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis; +et comme je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification pour +rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les choses continuèrent +à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me +paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes +arrivés. + +Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec +agitation: + +--Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un côté des choses, ils +peuvent se décider et agir, ils ont de l'initiative et de l'élan. Moi, +je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre +malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce +le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie, +tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec +elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face +d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait +disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler. + +--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle +tendrement; tu es le meilleur des hommes. + +--A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que +je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents +m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu +aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le +meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai +le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. +J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline +d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris +pour faire mon choix. Et maintenant! + +Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et +s'arrêtant devant elle: + +--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai +point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile +de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», +attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi, +j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai +point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là , dans la +tranquillité du tête-à -tête je l'interrogerai. + +Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le +dessus: + +--Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage. + + +VIII + +Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses +filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas +chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait +plus de liberté et plus d'expansion avec son père. + +Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu +perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants. +Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa +maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle +ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme +la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des +regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si +habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la +mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient +comptées. + +Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle, +sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre +chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui, +lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait +que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il +commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui +plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme, +lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de +visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui +toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux +un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait +point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi +sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une +gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa +mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la +défendre. + +--Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus +tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus +tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge. + +Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien +encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en +visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris +les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille. + +Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât +de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent +joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir +la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour +remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.» + +Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit +heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel +était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du +levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies +d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout +de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de +derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie. +Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on +devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait +ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé. + +--Bon voyage! + +--A ce soir! + +Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice +pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les +glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du +Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire. + +--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il. + +--Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant. + +--Ce n'est pas la peine. + +On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait +dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste +de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au +salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors? + +--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce +matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés. + +--Comment l'aurait-il su? + +--Tu aurais pu le lui dire hier au soir. + +Berthe ne répondit pas. + +Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, +Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le +continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui +fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se +décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était +si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries +ambitieuses, il avait espéré! + +Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses +pensées, Berthe le provoqua à parler. + +--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux +d'aller au Thuit? + +C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout +de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa +demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de +lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire +t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles +conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y +avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de +refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents, +que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise. + +--Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que +d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu +as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un +sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas planté +un arbre, je n'ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne +vais pas être obligé de le vendre. + +--Vendre le Thuit! + +--Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle puisse être pour +toi: nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés, +il faut avouer que nous sommes gênés; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espère en +sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au +Thuit, hypothéqué déjà lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a +été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé +la terre en Normandie, il nous coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous +rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous +ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n'ai plus le même plaisir +qu'autrefois à aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour +moi, mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes +enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée +de m'en séparer m'attriste? + +Berthe prit la main de son père et l'embrassant tendrement: + +--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi. + +Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un chemin coupant à +travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à +se couvrir d'une tendre verdure; à une courte distance sur la droite se +détachait sur le fond sombre d'une futaie la façade blanche et rouge +d'une grande maison: c'était le château du Thuit, qui, par la masse +de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en +ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme +groupés à l'entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et +de poiriers puissants comme des chênes. + +--C'était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout +cela! dit-il en promenant çà et là un regard attristé. + +Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là . On avait vu la +voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses +deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître. + +Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait +quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupées, les prit +par la main. + +--Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des +gâteaux. + +--Faut que je les _débraude_, dit la mère. + +--Je les _débrauderai_ moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien +parler normand avec les paysans. + +En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna, +les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l'autre à sa gauche, +de façon à les bien surveiller--ce qui n'était pas inutile, car avec +leur gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point encore adoucie, +ils voulaient commencer par les gâteaux. + +Adeline, assis vis-à -vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux +gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu'elle avait pour +eux en leur disant de douces paroles à l'accent maternel, il +s'attendrissait. + +--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier +plus tard? Ne serait-elle pas privée d'enfants, elle qui les aimait si +tendrement? + +A un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en +partie: + +--Quelle bonne mère tu ferais! dit-il. + +Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent +seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris +le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées +des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement +côte à côte, lui ému par ce qu'il avait à dire, elle troublée et +angoissée par cette émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux +tourments de leur situation. + +--Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une bonne mère, te +doutes-tu que ce n'était pas une allusion à un fait en l'air? + +Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en +rougissant. + +--As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il. + +Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les +baissant: + +--Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle. + +--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette réponse +féminine. + +Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire. + +--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs. + +--Ah! + +--C'est là tout ce que tu dis? + +--Qu'est-ce que maman lui a répondu? + +--Qu'elle m'en parlerait. + +--Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman? + +--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il +y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous répondions, ta mère +et moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même. + +Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu'elle +adressa à son père, ce fut une nouvelle question. + +Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-à -dire est-ce qu'il +connaît la vérité sur la situation de tes affaires? + +--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la +vérité, il la soupçonne en partie; dans le monde des affaires, il n'est +personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui +ce qu'elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il +avec la réponse que je te demande? + +--Ah! papa! + +--C'est naïf, ce que je dis? + +Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante. + +--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande +néanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime. + +--Ah! j'y suis. + +--Dame! + +--Et cela te fait plaisir? + +--Tu demandes des choses... + +--Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât? + +--Je ne soupçonnais pas... c'est-à -dire que je voyais bien que M. Debs +était très aimable avec moi; partout où j'allais, je le rencontrais; +toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; il avait +en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les +autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans +une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec +Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais été plus loin. + +--Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu'elles en restent +là s'il ne te plaît point. + +--Je ne dis pas cela. + +--Dis-tu qu'il te plaît? + +--Il est très bien. + +Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être ne voulait-elle +pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en +aide: + +--Il est vrai qu'il est juif. + +Elle se mit à rire franchement: + +--Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif? + + +IX + +L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si +spontanément du coeur que la preuve était faite: l'affaiblissement de +préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce chez la +grand'mère, résistant encore chez la mère, il n'existait plus chez la +fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux +que ça me fasse qu'il soit juif?» + +--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline après un moment +de réflexion, il n'en est pas de même pour ta grand'mère. + +--Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix +qui tremblait. + +--Peux-tu en douter? + +--Et maman? + +--Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n'y fera pas +d'opposition si de ton côté tu le désires? + +--Et toi, papa? + +Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui remua le coeur du père. + +--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux. + +Elle se serra contre lui. + +--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. +Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je +te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, +sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c'est +un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père, +crois-le bien, voudrait n'avoir pas à appuyer. Mais il le faut. + +--Je n'ai rien à te cacher. + +--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as +commencé à grandir, je t'ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans +que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. Est-ce donc +impossible? + +--Oh! non. + +--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton père? Où en +trouveras-tu un qui t'écoute avec plus de sympathie? + +Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie +pour entrer dans la forêt. + +--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se décidait point et voulant +l'encourager. + +Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle +question: + +--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que +tu penses toi-même de M. Debs? + +--Je n'en pense que du bien; c'est un honnête garçon. + +--N'est-ce pas? + +--Travailleur. + +--N'est-ce pas? + +--Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue. + +--Alors il te plaît? + +--Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas +celui-là . + +Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles +avant qu'il eût achevé de les prononcer. + +--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le +mariage lui-même, dit-elle. + +--Et ce n'est pas du tout la même chose. + +--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es à M. Debs, le mari? + +--Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre. + +--Oh! je t'en prie, papa, cher petit père! + +Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l'impossible. + +Elle lui sourit tendrement: + +--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille? + +--Gamine! + +--Je t'en prie, réponds-moi franchement! + +--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari. + +Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette réponse; elle pâlit +et resta un moment sans trouver une parole. + +--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin. + +--Il y a des raisons qui lui sont contraires. + +--Des raisons... graves? + +--Malheureusement. + +--Qui te sont personnelles? + +--Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation. + +--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa +religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui épouse +une chrétienne ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi. + +--C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est +pas chose facile; me le dire à moi, c'est prêcher un converti; tu sais +comme ta grand'mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et, +d'autre part, elle est d'une époque où les juifs étaient victimes de +préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force. + +Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se +séparer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'était point +écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter. + +--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? +demanda-t-elle. + +--Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant si Michel Debs +savait la vérité sur nos affaires. S'il connaît la vérité et veut +t'épouser, c'est, comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour toi, non pour ta +dot; pour ta beauté, pour tes qualités, parce que tu lui plais, enfin +parce qu'il t'aime. + +--Cela est possible, n'est-ce pas? + +--Assurément; mais le contraire aussi est possible; c'est-à -dire que, +tout en étant sensible à tes qualités, Michel Debs peut l'être aussi à +la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage +d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors +simplement d'un mariage de convenance: l'un des associés de la maison +Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la fille de +Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis +pas que cela soit, mais simplement que cela peut être. Alors que se +passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être bonne, +comme il le croyait, est médiocre ou même mauvaise? Il ne la fait point, +n'est-ce pas? et c'est un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage +manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait +humiliant; pour nous ce serait désastreux. C'est quand le crédit d'une +maison est ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point être +prudent que de nous exposer à donner un aliment aux bavardages du monde. +N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi Michel +Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu +d'une fille ruinée.» Parler couramment de la ruine d'une maison dont les +affaires sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà pourquoi, avant +de répondre à M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me +dire franchement si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un +autre, auquel tu n'as pas de raisons particulières pour tenir, il est +sage de répondre par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec ta +grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers du mariage manqué. +Au contraire, si Michel te plaît, si tu vois en lui le mari qui doit +assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il faut +aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle puisse être pour toi +comme pour nous, affronter le mécontentement de ta grand'mère, et courir +aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur +laquelle il comptait... peut-être. + +--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent? + +--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le +soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu +vois que, par la force même des choses, nous voilà ramenés au point d'où +nous sommes partis et que tu es obligée de répondre franchement, puisque +ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite. + +Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait +ramenés au point d'où ils étaient partis, mais la situation n'était +plus du tout la même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus +solennelle par les paroles de son père: si un sentiment de retenue +féminine et de pudeur filiale lui avait fermé les lèvres, maintenant +elle devait les ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait +pour son père, elle le devait pour elle-même. + +--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et +moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres; +il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage +dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est +jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas +de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes +dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, +dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant +que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais +peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du +Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux +noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de +la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser +un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est +très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos +amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le +prend où l'on peut. + +--Il ne t'avait jamais rien dit? + +--Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était +déjà un jeune homme. + +--Et quand tu es rentrée du couvent? + +--Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais +pas indifférente... et que je lui plaisais. + +Il voulut lui venir en aide: + +--Et tu en as été heureuse? + +--Dame! + +--L'as-tu ou ne l'as-tu pas été? + +--Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné, +je ne pouvais pas ne pas être satisfaite. + +--Satisfaite seulement? + +--Heureuse, si tu veux. + +--Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais? + +--Peux-tu croire! + +--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne +le refuseras point. + +--Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en +lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne +serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas +à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres. + +Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se +jeta: + +--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle +il doit compter, il ne se retirerait pas. + +Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère, +son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien... +que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que +tu ne peux pas me donner de dot? + +--Il le faut bien. + +--Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi! + +Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un +accent qui remua Adeline. + +--Comme tu es émue! + +--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué. + +Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel +qu'elle pût faire. + +Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il +l'embrassa tendrement. + +--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie. + +--Comment? + +--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. +Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi? + +--Il faut répondre. + +--Certainement, certainement. + +--Que veux-tu répondre? + +Le Normand se retrouva: + +--Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je +ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à +une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours +aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à +gagner du temps. + +--Oh! je ne suis pas pressée de me marier. + +--C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le +temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets. + + +X + +De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient +de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les +branches nues des grands arbres. + +--Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les +bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que +je puisse aller ce soir même chez M. Eck. + +Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps +des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui +tremblait,--celui d'un grand arbre abattu. + +--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les +bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal +maintenant! + +Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent +rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il +n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit. + +Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le +matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en +allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien +n'était désespéré, loin de là . Et il entassait preuves sur preuves pour +démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père +Eck. + +--Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera +suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu +verras. + +Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la +situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui +avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé, +parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la +spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de +délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il +n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne +penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est +d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus +sacré que celui-là . A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du +repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se +laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la +corbeille de mariage. + +Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se +dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait +pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle +désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces +questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, +et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle +avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle +pouvait ne point penser à elle. + +Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour +si prompt, ne les attendant que pour dîner. + +--Déjà ! + +Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'était dit +entre le père et la fille, mais malgré l'envie qu'elle en avait, il +lui était impossible d'interroger son mari, la Maman étant là dans son +fauteuil. + +--Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; il faut changer de +chaussures, je vais monter avec toi. + +Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte: + +--Eh bien? + +--Elle l'aime. + +--Elle te l'a dit? + +--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoué dans un cri de +douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme. + +--Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur. + +--Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune +fille. + +Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et lui. + +--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée. + +Il expliqua son plan. + +--Et après? quand nous aurons gagné du temps, le mariage sera-t-il +assuré? + +--Il sera facilité. + +--Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner la vie qui a +été la tienne jusqu'à ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de +spéculation; tu as trop de droiture, trop de loyauté. + +--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les +garanties? + +--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les +honnêtes gens? serais-tu le premier qui, malgré son intelligence et sa +prudence, se laisserait tromper et entraîner. + +--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que +des affaires sûres. + +--Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent les gros gains. + +--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai +laissé passer des centaines d'occasions qui nous auraient donné une +fortune considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront +maintenant, voilà tout. + +--Le temps est passé des belles occasions; tu le sais mieux que moi. + +--Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper court à ces observations, +cela n'engage à rien de prendre du temps. + +Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en +l'embrassant elle lui serra la main dans une étreinte où elle avait mis +toutes ses espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance. + +La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans +le nouveau, celui qui confine à Caudebec, là , où de vastes espaces +permettaient après la guerre, la libre construction d'un établissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isolé, d'accès commode, +avec des dégagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau +facile à atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le +dégraissage ainsi que le foulage des draps en pièces. Construite en +briques rouges et blanches, elle occupe entièrement un îlot de terrain +compris entre quatre rues se coupant à angle droit; sur trois de ces +rues se dressent ses hautes murailles percées de larges châssis vitrés, +et sur la quatrième s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés +de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir +une cour carrée au fond de laquelle le balancier de la machine lève et +abaisse ses deux bras. + +Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps +déjà , mais par les fenêtres tombaient des nappes de lumière qui +éclairaient la rue au loin; les métiers battaient, les broches +tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, +et dans le ruisseau coulait une petite rivière d'eaux laiteuses qui +fumaient. + +Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il aperçut le père Eck +travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penchés +sur leurs pupitres. + +--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au +père Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement. + +--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le père Eck, à leur poste. + +Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un prétexte à sa visite: + +--Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a dit que vous en étiez +satisfait. + +--Très satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre, +c'est son affaire. + +Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et Michel ne tarda pas à +arriver; en apercevant Adeline, il s'arrêta un court instant avec un +mouvement de surprise et d'hésitation. + +--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos métiers fixes, dit le père +Eck. + +Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'était +vraiment le désir de voir les métiers fixes qui était la cause de cette +visite: ce serait bien étrange après la demande adressée la veille à +madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, il ne pouvait qu'attendre. + +Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur les perfectionnements +qu'il avait apportés à ces métiers manquèrent-elles de clarté: son +esprit était ailleurs. + +Heureusement son oncle lui vint en aide: + +--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches +ces métiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre +cents broches. + +Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, Adeline ne l'était +pas moins en écoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre +ne pensait guère à ce qu'il entendait. + +--Il est vraiment très bien, se disait Adeline en examinant Michel; je +ne l'avais jamais vu si beau garçon. + +--Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, se disait Michel en +regardant le père de Berthe à la dérobée. + +Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le +père Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel. + +Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, Adeline et le père +Eck marchant côte à côte, tandis que Michel restait en arrière pour se +dérober: il était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux +était donc qu'il leur laissât la liberté du tête-à -tête. + +Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit une bande de drap +divisée en petits carrés de diverses couleurs. + +--Que _tites-fous_ de ça? demanda-t-il. + +Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants de nouveautés +essayent pour chercher le modèle qu'ils adopteront. + +--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer. + +Le père Eck donna un coup de coude à Adeline et, se haussant vers lui en +mettant une main devant sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers +auprès desquels ils passaient: + +--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_. + +Ils sortirent dans la cour. + +--_Fous afez_ à me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le père Eck. + +--Oui. + +--Les métiers, c'était un _brétexte_; je _fais fous_ conduire dans mon +_pureau_. + +Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, il ne l'était +jamais pour l'exécuter. + +--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitôt qu'ils furent +installés dans le bureau particulier du père Eck, et nous en sommes fort +honorés. + +--C'est moi, c'est nous qui serions honorés de nous allier à _fotre_ +famille, madame _Adeline_ a _tû fous tire_ que c'est le _put_ de mon +_ampition_. + +--J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique et conforme à +nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables à ce +mariage.... + +--Ah! mon cher monsieur _Ateline_! + +--Malheureusement nous sommes, à cause de ma mère, obligé à de grands +ménagements; vous savez quelle est la sévérité de ses principes +religieux. + +--Je sais par ma mère ce que _beut_ être cette sevérité; et je _fous +afoue_ que je ne lui ai _bas_ même _barlé_ de ce mariage, qui pour nous +n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la première fois que +l'un _te_ nous pense à épouser une chrétienne: il a fallu l'amour de +Michel pour me décider moi-même; vous savez le préjugé, la tradition, la +fierté! + +--Vous comprenez donc que nous hésitions avant d'en parler à ma mère; il +faut des précautions, des préparations, sans quoi nous nous heurterions +à un refus formel. + +--Je _gomprends_. + +--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille +n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours désiré ne pas la marier trop +jeune. + +--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mère s'est mariée à +quinze ans. + +--Enfin je vous demande du temps. + +--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai +_pien_ été _viancé_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous +sommes mariés j'aurais _pien_ attendu encore. + +Il dit cela avec son bon rire. + +A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du +bureau. + +--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'écria M. Eck, n'_endrez bas_, hein! + +Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vêtue de noir, +avec un châle sur les épaules, le front caché par un bandeau de velours +posé en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait +un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression affable: +c'était madame Eck. + +--J'ai cru que c'était un _gommis_! s'écria le père Eck, est se levant +vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret +et du respect. + +--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute. + +Et tout de suite s'adressant à Adeline: + +--J'ai appris que vous étiez dans la maison et je suis descendue pour +vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez +prononcées sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis +longtemps déjà , mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de +vous avoir dérangé, je vous laisse à vos affaires. + +--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille +courbée. + +--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'écria le père Eck quand la +porte fut refermée, ma mère vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui +ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ça _fa pien_, ça _fa pien_! + + + +DEUXIÈME PARTIE + + +I + +En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez son collègue le comte +de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui +s'était trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille francs, +Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité. + +En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette +rencontre, c'était chez Raphaëlle, la maîtresse de ce collègue. Mais ce +petit arrangement était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler de +Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait rien de la vie parisienne? +Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son +mari! Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en plus finir. +On ne peut pas demander à une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne +sont ni de son éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris +qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, et qu'il se trouvât +des amis--alors surtout que c'étaient des députés--pour accepter cette +invitation; la province a sur les maîtresses et sur les députés des +opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une +femme de député restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son +mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, +ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il caquette, ce ne peut être +qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une +bonne place de tribune. + +Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait qu'imiter +plusieurs de ses collègues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient +embarrassés à la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on +était là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on s'amusait plus +que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le +comte. C'était donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu à +l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte qui payait le loyer de +cette aimable maison où ils étaient si bien reçus, et qui payait aussi +cette bonne chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse, +il aurait fallu un excès de puritanisme pour s'en fâcher. + +A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis +longtemps déjà le comte de Cheylus n'était pas en état d'entretenir le +train de maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous les députés qui +connaissent à fond les dessous de la politique française et étrangère +n'ont pas pénétré aussi profondément les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec +soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agréable, une femme +qui, pour n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux +restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille célébrité, et +ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se +contentait pas des apparences? + +D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui était l'homme le +plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire à tous, +amis comme adversaires, et même à ses adversaires plus encore qu'à +ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, il avait administré les +départements par où il avait successivement passé avec de bonnes +paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignées de +main et des banquets à toute occasion. Et quand, après vingt années de +ce régime, la chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était +trouvé un de ces arrondissements où les maires, les conseillers +municipaux, les curés, les pompiers, les orphéonistes, les fanfaristes, +tous ceux enfin qui l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient +envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur +importait à lui et à eux la politique, il les avait convertis à son +système: «Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la +Chambre il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses bonnes +paroles; bien avec son parti, très bien avec ses ennemis, ce n'était pas +lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la +main toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la bouche, même avec +ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austérité ou de leur +mépris et qu'il finissait par adoucir. + +«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour venir dîner avec moi +lundi prochain.» + +Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on +arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs +vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur du barreau de +Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis +longtemps le comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait de +bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il +y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les dîners, on +la faisait pour la maîtresse. + +Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé la vérité, toute la +vérité à ces honnêtes convives. + +C'était vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la +connaissance de Raphaëlle, alors dans toute sa splendeur, et au +mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot +avec toute la bohème tapageuse de cette époque; pour lui il n'était pas +moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage +dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, le comte avait dissipé +toute sa fortune et il n'était plus qu'un simple député, sans aucune +influence même dans son parti, où personne ne le prenait au sérieux; +quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, au moins avait-elle +laissé dévorer par des spéculations aventureuses la plus grosse part de +ce que son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie lui avait fait +gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient +lourdement marqué leur passage: la maigriotte Parisienne s'était +alourdie et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa physionomie +gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'était +immobilisée, les teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, les +rouges, les bleus avaient tanné la peau. + +Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves des oreilles, et +la tradition les rend aveugles à la réalité: quand pendant dix ans on +a été la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'être pendant +vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ça finisse; il +faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre +sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en qui M. de Cheylus +n'avait vu que «la charmante Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait +encore dans «tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient son +nom dans les soirées théâtrales, on pouvait se montrer avec elle alors +surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un +député. Assurément, si elle lui revenait, ce n'était point par intérêt, +et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanité d'un vieux +beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, +sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voilà tout; et +vraiment il ne pouvait que lui être reconnaissant de cette preuve de +goût. + +--Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il n'était donc pas si +déplumé! + +Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil +de l'homme ruiné l'emportait sur la fatuité du triomphateur; de là sa +formule d'invitation à ses chers collègues--«avec moi». + +Elle était réellement une providence pour lui, cette bonne fille, et +près d'elle il retrouvait dans son désastre un peu des satisfactions de +son ancienne existence: un intérieur à la mode, une table bien servie et +une femme, une maîtresse aussi élégante que celles qu'il avait aimées +autrefois. + +Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la réputation +d'âpreté au gain s'était cependant établie sur tant de ruines, c'est +qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait +essayé d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un +écarté heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours +refusés. + +--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait même pas l'apparence +de l'intérêt: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais +rien qu'une fleur. + +Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois elle lui avait +demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une démarche, d'un +acte de complaisance et de bonne amitié. + +L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la +refuser à son influence: elle consistait à obtenir du préfet de police +l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le démontrer. + +Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait cette +autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez +pour vivre, et elle ne tenait pas à gagner de l'argent; à quoi bon le +superflu, quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses ambitions +d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'améliorer en +vieillissant. + +C'était pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte +Frédéric de Mussidan, dont la soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur +dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement, +il y avait aussi un intérêt personnel qui la faisait insister: si elle +obtenait cette autorisation, Faré, reconnaissant du service qu'elle +aurait rendu à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans sa +pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une création importante, +et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. +Quant à lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la +présidence de ce cercle qui serait administré avec la plus rigoureuse +délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons à +prendre. + +Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs qu'il eût fait la +démarche qui lui était demandée, il lui devait bien ça, à la bonne +fille; mais les vingt mille francs donnèrent à sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'était plus le +sceptique qui se moquait de lui-même et accompagnait des discours les +plus pathétiques d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond tout cela +m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre au sérieux plus que moi, +et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez.» + +Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, aussi entraînant +que lorsqu'il présenta la demande à son ami le préfet de police, «à son +cher préfet». + +--Un cercle dont vous seriez le président, mon cher député, +n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le +laissassent bien vite tourner au tripot? + +--Pas plus que les autres. + +--C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres. + +Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, malgré ses retours, +il n'avait rien pu obtenir. + +C'était alors que les sentiments de Raphaëlle s'étaient affirmés dans +toute leur beauté, et que son désintéressement avait éclaté--aux yeux +de M. de Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au moins à du +mécontentement; non seulement elle n'avait pas formulé le plus léger +reproche, non seulement elle n'avait pas montré de mécontentement, +mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait prié d'inviter +quelques-uns de ses amis à venir dîner le lundi chez elle. + +--Ici n'êtes-vous pas chez vous? + +C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle de se laisser +jamais emporter par la colère ou la fâcherie, ni de compromettre ses +intérêts. + +Or, il y avait intérêt pour elle--un intérêt capital--à obtenir cette +autorisation, et là où le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu +la simplicité de compter, échouait, d'autres réussiraient,--il lui +amènerait ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle choisirait +celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation +sans craindre de se la voir refuser. + +L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un +ancien lutteur appelé Barthelasse, elle avait fait la connaissance du +vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort +avaient fait échouer là comme croupier. Il était jeune, il était beau, +il était noble, elle l'avait aimé, et elle s'était laissé affoler par +l'envie de se faire épouser. + +Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son vrai nom on s'appelle +Françoise Hurpin, et qu'on a donné une notoriété vraiment trop tapageuse +à celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient +épousé vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un +vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour +amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur nom. + +Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de Mussidan, il +semblait qu'il dût se laisser épouser par une femme qui le tirerait +de la misère; mais quand elle avait adroitement abordé la question du +mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; puis, quand elle avait +précisé de façon à ce qu'il lui fût impossible de s'échapper, il avait +nettement répondu par la question de fortune. + +--Qu'apportait-elle en mariage? + +Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune ne suffirait pas à +la vie qu'il entendait mener. + +Elle s'était désespérée, et, comme il était bon prince, il l'avait +consolée. + +--Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette fortune; le moyen +était en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle +obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne +tarderaient pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse, +à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux +honnêtes fiancés qui ont travaillé pour leur dot. + + +II + +C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son cher collègue» +qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme +du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré, +Comment, dans ce jeune homme élégant et distingué, d'une politesse +exquise, de grandes manières, reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, alors même qu'on +l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: «Messieurs, faites +votre jeu; le jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaëlle. + +Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception du vicomte de +Mussidan et du père de la maîtresse de la maison, un ancien militaire +de belle prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues avec +lesquels on continuait les conversations commencées au Palais-Bourbon; +aussi était-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, à deux pas de la +Chambre, que demeurait Raphaëlle; en sortant après la séance, on était +tout de suite chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade sous +les arbres des Champs-Elysées, avant de rentrer chez soi, aidait la +digestion des bonnes choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on +avait bus. + +Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitalière, et même +on n'y mangeait que de très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet +de la Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux amis dans son +département, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps à son souvenir +par l'envoi d'une caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui pendant son passage à +travers la haute noce avait appris à apprécier la bonne chère, savait +quelle lassitude éprouvent ceux que les invitations accablent, en +s'asseyant tous les soirs devant le même dîner--celui qui sort des +quatre ou cinq grandes cuisines où un certain monde fait ses +commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou à la Belle +Jardinière--et ce n'était point ce menu banal qu'elle offrait à ses +convives. Pendant huit jours à l'avance, quand elle avait décidé de +donner un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui était une +femme de mérite, les mets qu'elle voulait servir à ses hôtes; et ceux-là +seuls qui étaient supérieurement réussis paraissaient sur sa table. + +Que demander encore? + +Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction à +son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait été répété: + +--Décidément on dîne bien chez les gueuses. + +Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fût un bon +provincial, c'était avec une pointe de vanité libertine qu'il lâchait +son mot; à Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches même +quand on était l'honneur du barreau de cette ville célèbre, et à Elbeuf +non plus, quand même on était la gloire de la fabrique elbeuvienne. + +Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. +Hurpin, le père de la maîtresse de maison, qui se carrait à table +avec une si belle prestance, était bien vulgaire, et que sa manie de +présenter son épaule gauche décorée du ruban rouge, quand on parlait +d'honneur, était insupportable; que ses observations, lorsqu'il en +lâchait, ce qui d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche +que pour manger, étaient stupides ou grossières, mais ces critiques ne +portaient pas. + +--Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très bien chez les gueuses; et +ce coquin de Cheylus est bien heureux! + +Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: +Charmant! Il était la joie et la jeunesse de ces dîners. Il en était le +champagne--le mot avait été dit par l'honneur du barreau de Carpentras, +qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un +inépuisable répertoire d'anecdotes curieuses et salées sur le monde du +second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous +les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous +révélait un Paris qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aïeux. Si +quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, +l'auteur dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en parait point +davantage, malgré les brillants succès que celui-ci avait obtenus en +ces dernières années; tout au contraire, il laissait entendre, mais à +demi-mot et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage pour sa +soeur, héritière d'une des belles fortunes du Midi. + +Évidemment, si ces convives avaient connu la bohème parisienne, ils +auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place à +la table de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, décoré +à l'ancienneté, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de +même ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discrétion pour ne point parler de sa fortune; +mais ils ne la connaissaient point, cette bohème, et s'en tenaient à +ce qu'ils voyaient, à ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt +à chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux sous les +apparences. + +--On dîne bien chez les gueuses. + +Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au delà : de quoi se +seraient-ils inquiétés? Si quelquefois on se demandait qu'elle était la +situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la +maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il +convient à des gens qui voient clair. + +--Pauvre comte de Cheylus! + +--Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge! + +Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher collègue» des +nouvelles du jeune vicomte. + +Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en +parlant de la faillite des frères Bouteillier, il était revenu vivement +avenue d'Antin, après avoir mis le député chez lui, et il avait trouvé +Raphaëlle l'attendant devant le feu. + +--Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en venant à lui. Est-ce +fini, au moins? + +--Non. + +--Parce que? + +--Ah! parce que! + +--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit? + +--Exactement. + +--Eh bien, alors? + +--Il s'est défendu. + +--L'imbécile! + +--C'était gros. + +--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de +suite lâché sur lui. + +--Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à être préparée. + +--C'est quand j'ai compris, à son air plus encore qu'à ses paroles, +combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idée m'en est +venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre côté et nous +trouvions la place prise. + +--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en était pas moins +délicate. + +--Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que lui as-tu dit? Que +t'a-t-il répondu? + +Il s'était approché du feu et il présentait un pied à la flamme. + +--Comme tu es mouillé! dit-elle. + +--Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai +accompagné comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les +peines du monde à l'empêcher de prendre une voiture. + +--Je vais te donner tes pantoufles. + +Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchée, cherchant. + +--Ne te trompe pas, dit-il. + +Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au théâtre pour +traduire la dignité outragée: + +--Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle. + +--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet déplumé. + +--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus +besoin de lui. + +Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, et l'ayant fait +asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser. + +--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite +chaise basse. + +--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, +et à ce propos, je lui ai dit les choses les plus éloquentes sur +l'infamie des commerçants qui font faillite tranquillement pour ne pas +payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brûlons la +cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché là -dessus. + +--Et notre homme? + +--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: il s'est mis à +m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y +avait pas de plus grande douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors +voyant ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,--le contraire de +ce que je disais. + +--Es-tu gentil? + +Elle lui baisa la main. + +--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel drame que celui +qui se joue dans le crâne d'un commerçant faisant ses additions! Quelle +situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et, +par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont menacés, alors même +qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scène sans que je te la file. +C'est à ce moment que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que +je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais +prêté un sou à personne, a passé sa vie à offrir tout ce qu'il possède à +tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre homme, +c'eût été trop. + +--Tu es adorable. + +--...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition une cinquantaine +de mille francs... et même plus s'il en avait besoin. + +--Et il a refusé? + +--Parfaitement. + +--Tu n'as pas insisté? + +--Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce refus était une offense à +ma sympathie, à mon amitié, enfin tout ce qu'on peut dire. + +--Il n'en a donc pas besoin? + +--Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal menée? il est gêné, très +gêné; s'il marche encore, il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis +que ses concurrents, les fabricants moins haut placés que lui, se +sont conformés aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur +demandait, il s'est entêté à fabriquer le genre de sa maison, et on n'en +veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer à +bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ça l'a +mené où il est arrivé. + +--Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre? + +--Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte pas un prêt qu'il n'a +pas demandé: il aurait fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des +_fafiots_. + +Elle réfléchit un moment: + +--Il faut recommencer. + +--Toi? + +--Non, toi. + +--J'en arrive. + +--Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement cette fois tu pourras +jouer du _fafiot_. Je vais te signer un chèque de cinquante mille +francs; tu iras le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, et +aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pensé à lui +toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu +lui as proposés, que c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui +te passera par la tête. + +--Il aura de la défiance. + +--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demandé; quand plus tard +il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne +pourra plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des +_fafiots_; tu l'auras; à toi d'en jouer de manière à réussir. Le moment +est décisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a pas moins de +l'influence à la Chambre et, ce qui vaut mieux, auprès des gens du +gouvernement. Ce n'est pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre +Cheylus. + +--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là ? + +--On se sert de qui on peut; j'avais celui-là , je l'ai pris. Nous avons +Adeline, ne le laissons pas nous échapper des mains. Où retrouver son +pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des amis à la Chambre; on le +croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilité à revendre +et à couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait +qu'il se trouve dans une position embarrassée, où nous pouvons l'aider. +Prenons-le de force. Fais-moi un reçu de cinquante mille francs, je +signe le chèque. + +Il ne se montra pas offusqué de cette demande de reçu, et tout de suite +il l'écrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il +n'eût pas à se déranger. + +--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te +réveiller à temps. + +En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, et, après s'être +habillé, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Crédit +lyonnais, où, depuis un certain temps déjà , ils attendaient l'occasion +d'être employés. + +Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute différente de +celle de la veille, disait qu'il avait réussi. + +Elle lui prit les deux mains follement: + +--Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; nous le tenons. + +Et elle l'entraîna. + + +III + +Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle n'en était pas moins +assez simple: Adeline, embarrassé dans ses affaires, aurait de la peine +à rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement +sa situation. + +Mais pour que cette exploitation fût possible, il fallait qu'elle fût +menée d'une main légère, sans quoi il regimberait, et, en voyant où +on voulait le conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu le +prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait réussi une fois, +échouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie +de vouloir encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, qui +lui avait forcé la main, elle n'eût assurément pas procédé de cette +façon; cela n'était pas dans sa manière; quand elle avait réussi une +affaire, ç'avait toujours été par la douceur, par l'enveloppement, en +prenant son temps, ses précautions et ses distances, et ceux dont elle +avait triomphé étaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai +qu'alors elle opérait elle-même; tandis que maintenant elle était bien +forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de +femme: on serait vraiment bien venu de proposer à cet honnête provincial +une association avec une ex-comédienne! Il fallait qu'elle se tînt dans +la coulisse et que Frédéric seul parût en scène. Heureusement, elle +pouvait lui faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était +intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, félin; il +irait. + +Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée de fonder un cercle +à Paris, ils n'avaient pas laissé passer un jour sans travailler à son +organisation. L'appartement même où ils l'installeraient était choisi +et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, comme +s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de +l'Opéra, en plein Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa +dernière chance; superbe avec ses vingt fenêtres de façade au premier +étage sur l'avenue; luxueux à éblouir un étranger, et en même temps +assez sévère pour disposer à la confiance le naïf qui monterait son +escalier sonore. Il importait de ne pas laisser échapper cette occasion +unique, car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à -dire à un +locataire qui ne marchande pas, le propriétaire se lasserait d'attendre +et de sacrifier à un avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien +essayé sur lui le système de la participation mis en oeuvre par eux +avec tous ceux qui devaient prendre part à leur affaire: tapissiers, +marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-à -dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux +bénéfices de la cagnotte; mais ce mirage irrésistible pour des +fournisseurs plus ou moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et assez défiant pour +n'avoir pas une foi aveugle dans la probité de ceux qui gardent les +clefs de cette cagnotte. + +Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une +heure. + +A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez lui un billet «du +charmant vicomte» le prévenant que, le lendemain, aurait lieu aux +Français une première représentation qui serait une des grandes +premières de la saison, celle d'une comédie de son beau-frère Faré, et +que, pour cette représentation, il était heureux de mettre un fauteuil +d'orchestre à sa disposition. + +«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la +peine à obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me +donner le plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la vérité +m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. Au premier mot +que j'ai adressé, à mon beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à +celui qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement par un refus, +mais quand j'ai prononcé votre nom, ce refus s'est changé en la plus +gracieuse des offres.--Dites bien à M. Adeline--ce sont les propres +paroles de mon beau-frère que je vous rapporte--que je considérerai +comme un honneur qu'il veuille bien assister à ma pièce; avec un public +composé d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et l'on oserait +aller jusqu'au bout de son originalité.» + +Adeline n'était point un habitué des premières, et s'il voyait une pièce +c'était ordinairement lorsque le chiffre de la centième lui permettait +de s'aventurer sans trop de risques, de même que, s'il allait au +Salon de peinture, c'était après que les médailles étaient données et +affichées; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette +forme, était vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir par les filles, +composaient mieux leur salle de première représentation, le niveau de +l'art ne tarderait pas à s'élever,--c'était une observation qu'il avait +présentée lui-même plus d'une fois à la commission du budget lors de +la discussion de la subvention des théâtres, et il lui plaisait de la +retrouver dans la lettre du «cher vicomte»,--qui, bien évidemment, +répétait les paroles mêmes de Paré. + +La salle était brillante, c'était bien une grande première, comme +l'avait annoncé Frédéric, qui, placé à côté d'Adeline, lui nomma le +Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez +provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric dévidait comme un +montreur de figures de cire, mais c'était la première fois qu'il voyait +la plupart de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait les +histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. Tous ces noms et toutes +ces histoires défilaient sur les lèvres de Frédéric, légèrement; pour +deux seulement il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au fond d'une +baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Américain, qui occupait +une avant-scène avec sa femme. + +Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, Adeline cependant la vit +assez pour remarquer la grâce et le charme de sa physionomie; il en fit +compliment à Frédéric, qui répondit aussitôt: + +--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se +laisser gagner par elle; ma soeur est réellement une charmeuse, et je +le sais mieux que personne, puisque l'expérience en a été faite à mes +dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers d'une tante que +nous avons dans le Midi, à Cordes, et qui devait nous laisser à chacun +quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour +lui déplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son côté +pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation +de toute sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci l'a +charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, +c'est que ni mon frère ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais +sentiment contre notre soeur, l'aimant après comme nous l'aimions +auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur +de ne jamais nous inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, construite par +notre aïeul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte +de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restée telle qu'elle +était du temps de notre aïeul; j'avoue que j'aurais aimé à passer un +mois de villégiature dans une maison du treizième siècle, meublée de +meubles de l'époque. + +Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet héritage perdu, mais +c'était la première fois qu'on lui en faisait l'histoire complète, et la +présence de l'héroïne la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et aussi bien +désintéressé: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent +eussent peu d'intérêt pour lui, et comme son frère était dans le même +cas, il y avait là sans doute une disposition héréditaire. + +L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais +celle-là ne touchait en rien Frédéric, et s'il la raconta, ce fut +évidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin. + +--Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle que ce colonel, +maintenant si connu, a fait pour la première fois parler de lui à Paris. +C'était il y a quelques années. + +Il se garda de préciser l'année--1867--ce qui eût un peu trop vieilli +Raphaëlle. + +--C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui était déjà une +comédienne de grand talent, donnait une soirée. Le colonel, qui arrivait +d'Amérique, fut conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur +dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, célèbre pour avoir +fait sauter les banques du Rhin. + +Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, qu'on en eût ou qu'on n'en +eût pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait +perdu trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait volé trois +cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'était aperçu de rien, +mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de +portées ou de séquences, c'est-à -dire de cartes préparées à l'avance +et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui déchira ses +vêtements, et on lui reprit l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale +épouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, car, en +femme d'expérience, elle sait que partout où il y a des joueurs il peut +se glisser des filous, si sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir +où ce scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, l'élite +du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire +du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au moins à ouvrir des +cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une sécurité +complète. Si j'étais député, ce serait une question qui m'occuperait. + +--Rétablir les jeux! c'est bien grave! + +--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entrée +des maisons de jeu ne soit pas libre, et là -dessus je suis d'accord avec +vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus +supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrît à ceux qui +en sont affligés d'honnêtes lieux de réunion où ils seraient assurés de +n'être pas volés. C'est une question de moralité, de salubrité publique. +Songez donc que dans les cercles autorisés ou tolérés la police n'a rien +à voir et ne pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles +ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés comme dans un bois, +sans que personne vienne à leur secours. Or, ces directeurs sont-ils +honnêtes? + +Le rideau en se levant coupa court à ce discours, qui ne recommença pas +ce soir-là , car Adeline s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, +et il se donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au succès du +beau-frère de son ami. Quand de longs applaudissements saluèrent le nom +de Faré, il se passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline que +sa sympathie et son amitié pour Frédéric de Mussidan s'en trouvèrent +augmentés. + +Deux jours après, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire +une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face à face avec +Frédéric, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et +tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allèrent flâner sur les +boulevards: le temps était doux, les passants se montraient assez rares, +on pouvait causer librement. + +Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point de départ pour ce +qu'il voulait dire: + +--N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de la transformation qui +s'opère à Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons déjà vu je ne +sais combien de magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez +qu'on n'est plus coudoyé et bousculé comme autrefois. Il y a là un +changement qui, me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement +comme vous. + +--Que voulez-vous que le gouvernement fasse à cela? + +--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris +perd de son élégance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est +plus l'auberge du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il n'y a +plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus +bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, pour la +prospérité du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes +de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les +pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications +ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez +point. Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à Paris son +animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du +monde les étrangers affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la +fête? c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous les objets +de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, +leurs vêtements. C'était du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient +pour ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours de Lyon que +nos couturières habillaient leurs femmes. Rentrés dans leurs pays, ils +y exhibaient fièrement leurs achats, et, pour les imiter, leurs +compatriotes demandaient à la France des produits français. D'où la +fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voilà +pourquoi il faut ramener les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, où chacun trouve +à s'amuser selon ses goûts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas +aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idées là -dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. Assurément mon nom, +ma famille, mes ancêtres, mon éducation, mes convictions, mes +principes devraient m'empêcher de travailler à la consolidation du +gouvernement,--mais l'intérêt de la France avant tout. + + +IV + +En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout de suite visité +quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient proposé des affaires; +mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, +surtout si l'on entend se réserver la liberté de choisir. Naguère, on +était venu le chercher, le prier; quand à son tour il s'était offert, on +l'avait écouté avec une certaine défiance. Que signifiait ce changement? +Il n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquée, +il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre. + +Cela était trop conforme à la logique des choses pour qu'Adeline s'en +étonnât; il n'avait jamais eu la naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait +qu'à se présenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et +pour que ceux qui étaient à table fussent heureux de lui faire sa part +au gâteau. Ce n'était pas à date fixe que devait se faire le mariage +de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins +n'avaient pas d'importance; le mot du père Eck, qu'il ne se rappelait +qu'en riant, était là pour le rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme +pendant quatre ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais bien +attendu encore.» + +Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient débarrassé des échéances +pressantes qui menaçaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il +avait le temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, et +même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeât. Alors il +rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de +cette espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent ne lui pesait +pas, tant il avait été galamment offert, mais cependant, par une +bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il +éprouverait du soulagement à ne plus le devoir. + +Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent point comme +il l'avait espéré: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au +contraire, et, après plusieurs réunions, qui se succédèrent de plus +en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la requête de quelques +créanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humiliés. + +Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, +connaissait la procédure des faillites: de combien serait le premier +dividende et quand le toucherait-on? + +Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, dans sa position, +était difficile, car, bien que le vicomte n'eût jamais fait la plus +légère allusion à son prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas +être considéré comme un placement à échéance plus ou moins longue dans +lequel le créancier aussi bien que le débiteur trouvent un égal intérêt; +c'était un service rendu, et rien que cela. + +Comme il se demandait par quel moyen il sortirait à bref délai de cet +embarras, il crut remarquer que le vicomte était moins à l'aise avec +lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement +n'était que trop facile à deviner: il s'étonnait de n'être pas encore +remboursé, et il s'en fâchait. + +Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a appris à ne pas +s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer avec les créanciers de façon +à les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, entré dans la vie +avec de la fortune, était arrivé à près de cinquante ans sans devoir un +sou à personne. Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant +pas un mot à dire, honteux de son silence même. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: «Ne +croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était ce bientôt qui +lui fermait les lèvres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le +tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner +quand il ne savait pas lui-même à quelle époque il serait en état de +payer ces cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un jour à +l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne pouvait pas encore le traduire +par une date précise. + +Il en était là quand un soir, en sortant de dîner chez Raphaëlle, le +vicomte lui prit le bras, et, comme le jour où il lui avait offert ces +cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet. + +--Ne vous détournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu +échapper à l'entretien dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir. + +--J'ai affaire par là . + +--Alors, marchons vite, dit Adeline. + +Puis, voulant donner une explication à ce mot qui était sorti de ses +lèvres sans qu'il eût le temps de le retenir: + +--Nous nous réchaufferons. + +Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, silencieux, dans +l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa déclaration, ou plutôt +d'un fils respectueux qui a une confession délicate à faire à son père. + +Enfin, il se décida: + +--Vous me voyez bien embarrassé, mon cher député. + +Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose: + +--Avec moi? + +--Précisément parce que c'est à vous que je m'adresse. Ah! si c'était un +autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié, +permettez-moi le mot, je suis tout confus. + +--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami. + +Cependant, malgré cet encouragement, il y eut encore un silence: + +--Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de +risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct +que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. En +un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu +me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais +besoin.... + +Il y eut une pause: + +--Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais +dans un délai que vous fixerez vous-même, si toutefois cela ne vous gêne +point. + +L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient cruels, et bien qu'il eût +souvent pensé au moment où cette question se poserait, il n'avait point +imaginé qu'il serait aussi pénible. + +--C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais dû, depuis longtemps, +vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont +présentées... j'ai compté sur des affaires qui ne se sont point +réalisées... sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin.... + +Le vicomte lui coupa la parole: + +--Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne de votre amitié si je +ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si +tant est que je puisse en avoir une. + +--Je vous en prie. + +--C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous savez combien je suis peu +homme d'argent, cela tient peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce +qui s'appelle une fortune assise; mon père en a dévoré trois ou quatre, +et moi-même j'ai fortement entamé celle qui m'est venue de ma mère. Je +comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez +souvent de me trouver à court; ce qui est mon cas présentement. Dans +ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se présente, en mettant quelques fonds dans une +affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idée m'est venue +de m'adresser à vous. + +--Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline décidé à se procurer ces +cinquante mille francs à quelque prix que ce fût. + +--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois +homme à user de pareils procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir qu'à une date +précise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est là tout ce +que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je +n'aurais demandé davantage. + +Adeline respira. + +--Je vais étudier mes échéances, demain je vous donnerai cette date, ou, +ce qui est mieux, je vous enverrai un billet. + +Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on +faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout à coup, +s'arrêtant et changeant de sujet: + +--Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-même +cette affaire? + +--Quelle affaire? + +--La mienne. + +--Je n'ai pas de fonds libres. + +--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire. + +--Je n'y suis pas du tout. + +--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité de fonder un +nouveau cercle, et je vous ai démontré de quelle utilité sera cette +fondation à tous les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il +arrive toujours pour les choses à point. Mais c'est une si grosse +affaire que la fondation d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas +l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne +veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que +je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance de +ce capital? + +--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien à ces choses. + +--Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 +francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle impérial +200,000 francs, la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, aux Ganaches +50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 +francs, à l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier établissement +ne reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit +pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable +sur lequel on puisse prêter aux joueurs; le succès est là . Un joueur +qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un +billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte à la caisse +du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou +la partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... follement. +J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais à ceux +qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, +les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai +adressé ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par +une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre à +Paris sa vie brillante, présentez la demande d'autorisation qui ne peut +pas être refusée à un homme tel que vous, soyez son président. + +--Moi! + +--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilité et la +haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... +(il hésita un moment cherchant son mot...) fières de votre initiative. +Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez +entreprendre, par le seul fait de votre présidence elles viennent à +vous, et vous n'avez pas à aller à elles. Dans la politique vous êtes un +centre; et on doit compter avec votre influence. + +--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider un cercle parisien, +moi, le plus provincial des provinciaux. + +--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la première +qualité qu'il faut pour présider un cercle à Paris. + +--Laquelle? + +--L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des cercles, c'est la crainte +d'être volé; quand on se met à une table de jeu pour son plaisir, on +n'aime pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller ses +voisins; avec un président comme vous à la tête d'un cercle, on aurait +toute sécurité, et par cela seul le succès de ce cercle serait assuré; +au jeu, on ne vole guère que là où l'on trouve des complices. + +--Si j'ai celle-là , il me manquerait toutes les autres; quand ce ne +serait que le temps. + +--Il est certain que cette présidence vous prendrait un certain temps, +mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous +demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des +avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: il y a des +présidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque +chose. + +Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline. + +--Adieu! dit celui-ci. + +Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager: + +--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous +assure, mérite d'être examinée sérieusement. + + +V + +Ils revinrent sur la place de la Madeleine. + +--Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que +tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle +donne des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer ceux +qui les procurent. Quand vous apportez à une société une concession +quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre +influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis +certain que l'autorisation qui donnerait naissance à notre cercle ne +serait pas comptée pour moins de soixante à soixante-quinze mille +francs; c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient changés: +vous ne seriez plus mon débiteur, c'est-à -dire que la société serait le +vôtre. + +La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait été longuement répétée +avec Raphaëlle, et il avait été convenu qu'en cet endroit il se ferait +un silence de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-même, +et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir +pas à payer à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne +suffirait pas, par cette raison qu'elle était à terme, tandis que +le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un résultat +immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un effet sûr. + +Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été réglées, et ce fut +seulement après un moment de silence que Frédéric reprit: + +--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos lèvres: vous ne +voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle. + +--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut +administrer que ce que l'on connaît, et je ne connais rien aux affaires +d'un cercle. + +--Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de vous donner cette +administration: vous êtes président de notre cercle, comme le comte de +Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le +duc de la Trémoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'êtes +que président, c'est-à -dire quelque chose comme un président de la +République ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, à qui +vous assurez la stabilité, vous régnez, mais vous ne gouvernez pas; à +côté de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion +financière du cercle s'exerce par une société en commandite représentée +par un gérant responsable. Vous et votre comité, composé de hautes +notabilités, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irréprochables. Les +questions financières ne vous regardent en rien et n'entraînent pour +vous aucune responsabilité--ce qui est le grand point; vous touchez, +vous ne payez pas. + +Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus rapportée à +l'improvisation de Frédéric que pour le précédent; il avait été répété +aussi, car il importait qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», +de façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. Si son +assimilation aux présidents des grands cercles devait agir sur lui,--et +ils n'en doutaient pas,--c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le +temps de réfléchir et de comprendre par conséquent qu'il n'y avait aucun +rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-mêmes, ne faisant +pas de bénéfices, n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on lui +proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses +gérants avec l'argent prélevé sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait +connu les cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'était un argument comme +ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour +que sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands noms qu'il se +répéterait. + +--Pour vous rassurer complètement, continua Frédéric, et pour que vous +dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en +avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-même, mais +aussi pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore une autre +raison... politique celle-là , et sur laquelle il est inutile d'insister. + +Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait point enlevé par cette +offre cependant si tentante, Frédéric lança son dernier argument, celui +qui devait briser les dernières résistances. + +--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui +ont été opposées à M. de Cheylus. + +--Ah! Cheylus s'est occupé de cette création? + +--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le +président, et il l'a demandée en effet; mais on la lui a refusée--vous +devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a +pas voulu le laisser créer un centre de réunion qui devait lui donner +une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons été +irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme des manières, +l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur +président que le comte. Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est +calmée, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise +aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas réussi. Toute chose a sa +contre-partie: l'amabilité du comte eût dégénéré en faiblesse, il +n'aurait rien su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de +respectabilité sévère qu'il gardera avec vous. + +Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce +dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se sépara de «son cher +député». + +--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas +dans le sac, j'y renonce; voilà un bonhomme qui certainement dormira +moins bien que moi. + +En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guère, tandis que +lui-même fut bercé par le bon et calme sommeil que donne le travail +accompli. + +De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un fait se dégageait +pour Adeline, si menaçant qu'il ne voyait que lui: l'échéance immédiate +de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonné, cette heure qui, +tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce n'était plus: «J'aurai à +payer» qu'il se disait, c'était: «J'ai à payer». + +Comment? + +Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des +commerçants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du +jour au lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui précisément +le rendait difficile à recommencer; les sources où il avait puisé +s'étaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en +compromettant plus encore son crédit déjà si ébranlé, et encore sans +être certain à l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui +fallait. + +Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de la fondation de +son cercle, il n'aurait pensé qu'aux moyens de trouver cette somme; il +fallait payer, et à n'importe quel prix il s'exécutait. + +Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que le mirage de cette +fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultés d'un +côté pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour en +gagner! + +Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement il s'acquittait, +non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par +an; mais encore il se trouvait en position de réaliser son plan, de +faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il eût à prendre la +peine d'aller les chercher. + +En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guère +quelle différence il y a entre le cercle qui s'administre lui-même et +celui dont la gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, et celui, au +contraire, qui n'a pas d'autre raison d'être que de gagner de l'argent +par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont +là des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se +valent ou à peu près. + +Là -dessus Adeline était gros public, comme il l'était d'ailleurs pour +bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaëlle avait deviné +juste en pensant qu'on pouvait effrontément lui citer quelques grands +noms qui l'éblouiraient. + +--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'être présidents, +pourquoi, lui, refuserait-il? + +Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, c'était celle de ses +membres et aussi celle de son président: puisque les admissions seraient +prononcées par lui et par le comité qu'il aurait composé, il n'avait +rien à craindre, il saurait leur garder le caractère de respectabilité +sévère dont parlait le vicomte: entre honnêtes gens il ne se passe rien +que d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son cercle--il +disait déjà _son_ cercle--devînt un tripot comme ceux dont il avait +vaguement entendu parler. + +Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accablé, lui +rebattant les oreilles jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à +son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une +importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors. + +Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit du rôle que Paris +jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de +s'associer à tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute +ce serait naïveté de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle pût +produire à elle seule ce résultat; mais si une hirondelle ne fait pas le +printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur. + +Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient appris à la +connaître pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entraîner +les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà +un but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être pas laissé +prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par +l'appât du traitement de 36,000, mais il devait être enlevé par +l'argument commercial. «Quand on est fier de la bêtise qu'on fait, +avait-elle dit à Frédéric, on la pousse jusqu'au bout, alors même qu'on +voit que c'est une bêtise.» + +Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et toutes les raisons +personnelles qui s'ajoutaient à ce sentiment, Adeline ne s'était point +décidé à accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à +les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, prendre avis de ceux +qui savaient ce que lui-même ignorait. + +De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne n'était plus +autorisé pour lui répondre que son collègue le comte de Cheylus, si bien +au courant de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce cercle lui +avait été proposée, il connaissait l'affaire et l'avait pesée avec ses +bons et ses mauvais côtés. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le +lendemain même. + +--Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporté la +proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et +que, quand l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé +l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite me l'a refusée. + +--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a données +pour expliquer son refus? + +--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, ce cercle +deviendrait en quelques mois un tripot; que j'étais trop faible, trop +indulgent, trop aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot tout +ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies +d'un refus. + +--Et ces raisons vraies? + +--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen +d'influence à un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se +faire accuser d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à des +amis. + +--Alors? + +--Si vous voulez me prendre dans votre comité, j'accepte. Que vous dire +de plus? + +Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans être +jaloux de Frédéric,--il n'avait jamais eu la naïveté d'être jaloux,--il +commençait à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans +la maison de Raphaëlle, et que le meilleur moyen de se débarrasser de +lui était de lui faire avoir un cercle où il passerait ses journées +et... ses nuits. + + +VI + +C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric d'avoir un président +en situation d'obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir +leur cercle, mais ce n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au préfet fût signée par vingt membres fondateurs, et il +était de leur intérêt de ne pas laisser le choix de ces membres à +Adeline, qui ne saurait où les chercher, et qui, les trouvât-il, les +choisirait mal. A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait +prendre, sans qu'il se doutât de rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait +qu'il prît. + +Raphaëlle voulait des noms chics. + +Frédéric voulait des noms sérieux. + +Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient point là -dessus; +en bons associés qu'ils étaient, ils se faisaient des concessions. + +--Mêlons les noms chics aux noms sérieux. + +Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'épluchant +sévèrement: on n'était jamais assez chic pour Frédéric, et pour +Raphaëlle on n'était jamais assez sérieux,--au moins en théorie, car +dans la pratique, c'est-à -dire au moment où s'agitait la question de +savoir s'ils pourraient avoir réellement ces noms sur leur liste, +ils étaient bien obligés d'abaisser leurs prétentions et de se faire +mutuellement des concessions. + +--Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur il peut +passer. + +--Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si nous sommes trop +difficiles, nous finirons par n'avoir personne. + +Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était une véritable +obsession, elle en rêvait, et plus d'une fois le matin elle avait +réveillé Frédéric pour l'entretenir des idées qui lui étaient venues +dans la nuit. + +--Tu ne dors pas, chéri? + +--Si, je dors. + +-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute donc. + +--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? + +--Nous n'avons pas de duc. + +--Pourquoi faire un duc? + +--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a +trente-six. + +--Les _Ganaches_ n'en ont pas. + +--La _Crémerie_ en a bien un. + +--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en même temps tâche de +trouver un lord, ça serait plus sérieux: on en a bien abusé, des ducs; +d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père. + +Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait +composé un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont +elle s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle ne lui +permettaient point de s'adresser à eux; elle eût été bien accueillie +vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les +folies les plus extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, avaient +été jusqu'au crime; mais ces temps étaient loin, et le souvenir qu'ils +en avaient conservé n'était ni doux ni attendri. + +En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini +par former une liste dont les noms de tête ne manquaient pas d'une +certaine apparence décorative. + +Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service +extraordinaire, ancien préfet, député, commandeur de Légion d'honneur, +grand-croix de cinq ou six ordres étrangers;--un général qu'à Nice et à +Cannes on avait surnommé le général Epaminondas, ce qui, dans le monde +des grecs, était caractéristique;--un commodore américain;--un musicien +et un statuaire affamés de notoriété, toujours en quête de relations, +comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes à l'un et +faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait en portefeuille +depuis vingt ans; un journaliste qui exerçait autant d'influence dans +la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par là devenait un +personnage utile, avec qui il était prudent de prendre les devants. + +Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient +des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, +c'était encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, +autrefois directeur de cercles à Biarritz, à Pau et en Provence, où il +avait gagné une fortune de deux à trois millions et chez qui Frédéric +avait été croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait +exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_, +c'est-à -dire le dîner de la table de l'hôte, et un jeton d'un louis +qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse +avait, pendant plusieurs années, promené cet ancien ambassadeur dans le +Midi, mais ces représentations en province ne l'avaient pas encore tout +à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, il ferait encore +assez bonne figure. + +Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à Adeline le soin de +trouver les autres comparses nécessaires à la représentation parmi les +gros commerçants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et +aussi parmi ses collègues. Plusieurs de ceux qui avaient honoré de leur +présence les dîners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour +être président au moment même où la faillite des frères Bouteillier +leur avait livré Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que +l'Elbeuvien, était à coup sûr le plus travailleur des députés, et il n'y +avait guère de projet de loi d'intérêt local qui ne fût rapporté +par lui: «L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. +Bunou-Bunou.» Il était si souvent imprimé dans les journaux, ce nom de +Bunou-Bunou, qu'il était connu de la France entière, et que par là aux +yeux de Raphaëlle il avait une certaine valeur, celle de la notoriété. +Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour beaucoup au rapport +fameux dans lequel il avait traité de la vaine pâture et de la +divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, +en fait de notoriété, ce qui compte, c'est la notoriété même, et, +la dût-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public +n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très connu; oubliée la vaine pâture. +D'ailleurs le meilleur et le plus honnête homme du monde, toujours à son +banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant sa tête blanche sur +son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait +ses écritures, mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre d'hôtel où, +comme il le disait lui-même, «le bois coûtait diantrement plus cher qu'à +Château-Chinon.» + +Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; ce fut ce que +Raphaëlle demanda, exigea même, tandis que Frédéric se montrait disposé +à laisser à la réflexion le temps d'agir. + +--C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, il ne le sera +plus demain; il pèse le pour et le contre comme un pharmacien pèse ses +drogues. + +--Avoue que la pilule est dure à avaler. + +--Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; +d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et c'est ton affaire. + +--Je suis à bout. + +--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire et tu ne vois plus +rien à faire? + +Il haussa les épaules. + +--Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a +encore à dire et à faire; écoute-la, et souviens-toi plus tard, quand +nous serons mariés, que tu as eu intérêt à la consulter, alors que tu +restais à bout dans une affaire d'où dépendait notre fortune, et qu'elle +est bonne à quelque chose. + +--Je t'écoute. + +--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme? + +--Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience. + +Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer qu'elle était +bonne à quelque chose, quand lui n'était bon à rien; trop souvent elle +avait insisté sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de ses +ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en réalité elle se +faisait plutôt prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce +avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant +plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les +tiennent. + +--C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous sommes adressés, dit-elle, +à son orgueil, à sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule +dans son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu as parlé. + +Il la regarda sans comprendre où elle voulait arriver. + +--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est à +ses yeux qu'il faut parler. + +--Les yeux? Quoi, les yeux? + +--Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras visiter le local en +détail. Ce n'est pas difficile, ça. + +--J'y suis; il sera ébloui. + +--Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon bourgeois se promenant +dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et +qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu +qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maître dans ce +palais? + +--Es-tu canaille! + +--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le +mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit être sensible +aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre fers en l'air comme +les salons, mais ça lui inspirera confiance: sérieuse, l'impression du +mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevée, +j'avoue comme toi que je suis à bout. + +Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution de ce programme; il en +intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commença par +là : il y aurait progression. + +Aux premiers mots, Adeline se défendit: + +--Il sera temps si je me décide, mais je vous avoue que je balance: je +vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon +bourgeois comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, je n'en ai +aucune des qualités, et j'y serais l'homme le plus emprunté du monde; je +compromettrais le succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, +ce qui est plus grave, de vous. + +Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une +réfutation en règle: + +--Nous reviendrons plus tard à la question de savoir si vous acceptez ou +si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livrée; nous ne +fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livrée +pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de +m'assister. + +Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils à son ami. Il se +laissa donc conduire chez le tailleur, où il choisit un drap solide, +un bon drap français, comme le demandait Frédéric, qui devait durer +longtemps. + +Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui +était travail de la laine, il avait des connaissances spéciales qu'il ne +pouvait pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là , il n'eut qu'à +admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et +qui étaient vraiment superbes, les portières magnifiques; il passa plus +de deux heures à se griser de l'enchantement de leurs couleurs. + +Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», comme disait Raphaëlle, +ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opéra. + +--Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric dans chaque place. + +Et partout il faisait la même réponse: + +--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris. + +--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque +chose. + +Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur où leurs +pas sonnaient comme sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par +lesquels il avait passé. + +Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur le palier et faisant +face à la porte d'entrée. + +--Nous mettrons là un buste de la République, dit-il, comme s'il se +parlait à lui-même. + +--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher président, car vous serez +maître chez vous; mais si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai +point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me +retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre où tout le +monde doit pouvoir se rencontrer. + +Adeline hésita un moment: + +--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il. + + +VII + +C'était la première fois qu'Adeline avait quelque chose à demander pour +lui-même. + +Comme tous les députés, il avait passé bien des heures de sa vie dans +les antichambres des ministres et usé de nombreuses paires de bottines +sur le carreau poussiéreux des corridors des bureaux à la Guerre, aux +Finances, à la Justice, à la Marine, au Commerce, à l'Agriculture, aux +Travaux publics, à l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux +Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la Préfecture de +police, aux ambassades, aux consulats, partout où il y a à solliciter et +à faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester, +mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou des communes de +sa circonscription, pour les affaires de ses électeurs, jamais dans le +sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, +il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons financières à +appuyer, pas de concessions à obtenir; quand on l'avait décoré, on était +venu à lui et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait. + +Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en +attendant, il fallait demander. + +De là son embarras. + +A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans un intérêt général, +supérieur à toutes considérations personnelles: mais enfin il n'en +devait pas moins résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa +liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la tête plus haut +s'il avait été dégagé de toute attache. + +Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de police, comme s'il +n'osait point sauter le pas. + +Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis qu'il était en +fonctions, avait cependant appris à écouter en se faisant une tête de +circonstance, laissa échapper un mouvement de surprise: + +--Vous, mon cher député! + +Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à l'avance par +Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son cher préfet». Il savait que sa +demande pouvait provoquer une certaine surprise, et même il en attendait +la manifestation: «Vous comprenez que le préfet ne sera pas sans +éprouver un certain étonnement en vous entendant lui demander une +autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu en +dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se mêlera probablement une +certaine contrariété: le nombre de ces autorisations n'est pas illimité; +il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruiné a encore +dans sa poche: quand il en dépense un, il compte ceux qui lui restent +et fait le calcul qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être +à sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent être une monnaie +commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre préfet +se serve de cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui l'ont +employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire d'un préfet aimable et +vert-galant qui avait payé les dépenses d'une liaison demi-mondaine avec +une de ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée l'avait tout +de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur +les produits de la cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté +d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé et ne restât pas +court. Si on avait accordé ces autorisations à des gens plus ou moins +véreux, comment en refuser une à un honnête homme, entouré de l'estime +publique, dont le nom seul était une garantie? + +Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline une assurance que, +sans eux, il n'eût certes pas eue: + +--Et pourquoi pas, mon cher préfet? + +C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être même trop fin, car +bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, +il allait au delà de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après +lui-même. + +Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement. + +--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous étonner de +ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idée où +j'étais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon père de famille. + +--C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A Paris, je n'ai pas ma +famille; je suis seul; les soirées sont longues. Et elles ne le sont +pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de +réunion, où nous aurions plaisir et intérêt même à nous retrouver dans +l'intimité, sans avoir à craindre une promiscuité gênante. + +--Et c'est un cercle s'administrant lui-même que vous voulez fonder? + +--Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière nous, une société +représentée par un gérant qui aura la responsabilité de la question +financière; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepté +les fonctions de président. + +Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation de surprise, +mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui. + +Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'à ce +jour? était-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? +ou bien encore était-il plus profondément provincial qu'on ne pouvait +décemment l'imaginer pour un collègue? + +Il fallait voir. + +--Et quel est ce gérant? + +--Un ancien notaire de province. + +--Il se nomme? + +--Maurin. + +C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il y a tant de gens +qui s'appellent Morin ou Maurin? + +--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant +au-devant d'une nouvelle question. + +--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepté, car ce +n'est pas à un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un +gérant... un mauvais gérant, peut entraîner loin et même très loin le +président et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi. + +Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni comme un avertissement +direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravité qui devait +donner à réfléchir. + +--Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit Adeline en pensant à son +ami le vicomte, qui serait le véritable gérant sous le nom de Maurin, +beaucoup plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine. + +Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le préfet +aurait gardé son observation pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas +venue à l'esprit, mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte avait des +raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait +de l'y laisser. + +--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le préfet. + +--Voici les noms de ceux qui ont signé la demande avec moi, répondit +Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche. + +Le préfet lut les noms: + +--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, général Castagnède... + +A ce nom, il fit une pause, car ce général était celui-là même qu'on +appelait le général Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait. + +Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence +besoigneuse ne lui était pas inconnue. + +Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le +statuaire, il lut couramment, de même pour les notables commerçants dont +Adeline avait obtenu lui-même les signatures. + +A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y +avait rien à dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux +qui n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait le général +de tricher, mais il n'avait jamais été chassé d'aucun cercle; l'ancien +ambassadeur vivait dans les tripots, cela était certain, mais en +vivait-il réellement comme on le racontait? Barthelasse et les +directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient bien gardés de +publier leurs mémoires avec pièces justificatives à l'appui; combien +d'autres aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés! + +--Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, que je ne vous +présente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance. + +--Évidemment. + +--Et je crois que plus d'une fois on a accordé des autorisations à des +gens qui ne présentaient pas les garanties que nous offrons. + +--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons été trompés. Nous ne +sommes pas infaillibles. Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a +présenté des listes de noms aussi honorables que ceux de la vôtre, avec +un gérant offrant toutes les garanties de moralité, de solvabilité, et +que cependant le cercle que nous avons autorisé s'est changé, au bout +de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la +cagnotte et _étouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce +pas plutôt celle des fondateurs qui se sont laissé tromper et par qui +nous avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut examiner et le +point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous +le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez. + +Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait duper par des +coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de +quoi lui ouvrir les yeux et lui donner à réfléchir. + +Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait +foi, c'était aussi en lui-même, en son honnêteté, en sa clairvoyance; il +ne serait pas un président qui laisserait aller les choses au hasard; +il lui donnerait son temps, à son cercle, il le surveillerait, il le +gouvernerait d'une main ferme. + +--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs +administrateurs ne les ont point administrés, c'est que leurs présidents +ne les ont point présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un président sérieux et que le tableau que vous venez de +m'esquisser ne se réalisera point pour nous. + +Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le préfet +voulut faire une dernière tentative; affectueusement il lui prit le bras +et le passant sous le sien: + +--Voyons, mon cher député, franchement est-ce que vous croyez que la +fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis +vous ne trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le centre de +réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas déjà assez de cercles? + +--Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion s'en présente, +laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le +développement de la vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la +fabrication va en province. + +Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, Adeline répéta ce thème +qui lui avait été soufflé, sans avoir conscience qu'il était un écho. + +--Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, quand Adeline fut +arrivé au bout de son morceau. + +Et il en resta là . A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il +avait pu pour éclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'était +ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de police, on n'est +pas professeur de morale. Et il n'était pas du tout dans son caractère +de mettre les points sur les i. + +--Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant l'entretien. + +Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux qui, après avoir +visité le local de l'avenue de l'Opéra et constaté qu'il n'avait pas +deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, +se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signé la +demande, se bornant à une seule question: celle de savoir si la +signature mise au bas de cette demande était bien la leur, puis il fit +son rapport, qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police +municipale, qui en fit un troisième corroborant le second. + +Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner ou à refuser +l'autorisation. + +Pouvait-il la refuser quand elle était demandée par un homme dans la +position d'Adeline? + +Il la donna. + +--Après tout, on verra bien. + +Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait +averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministère, +ce service rendu lui donnerait droit à son bon souvenir. + + +VIII + +L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons dès +le lendemain, malgré l'envie qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le +personnel était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il fallait +laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les +tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver +sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à ce +que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser aux joueurs qui +se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins +dangereuse à contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet +des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces +industriels est pincé au moment où il tâche d'en écouler quelques-unes, +il est aussi simplement que discrètement expulsé du cercle, sans +encourir les travaux forcés que la vignette des billets de banque promet +aux contrefacteurs. + +D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir pour la parfaite +organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient +tout autant et plus encore que ceux-là , peut-être concourir à sa +prospérité--c'étaient ceux de la publicité: un cercle de ce genre ne +pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait +longtemps que Raphaëlle avait engagé son orchestre. + +Il avait commencé: _pianissimo_, il était vaguement question d'un +nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient +existé jusqu'à ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort +inconnus en France, en même temps qu'une sécurité absolue contre les +tricheries; à l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas à +se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du +jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opéra, dans la +plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernières +années;--l'attention étant alors suffisamment éveillée, les trompettes +avaient enfin donné son nom: _maestoso ma non troppo_, c'était le «Grand +international»;--_largo_, il avait pour fondateurs l'élite du monde +de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de +l'armée (le général Épaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, +Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce +parisien, représentés par une kyrielle de noms sérieux bien faits pour +inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'était pas une spéculation louche +comme tant d'autres; _con calore_, c'était une affaire nationale, _con +fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di +marcia_, au relèvement de la fortune publique. + +Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la présence à Paris +n'était pas utile, puisque l'aménagement du cercle ne le regardait en +rien, avait été passer quelques jours à Elbeuf. + +Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait trouvé sa famille +dans la salle à manger, l'attendant devant le couvert mis. + +Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa respectueusement. + +--Comment vas-tu la Maman? + +--Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais à être inquiète de +toi? + +--Pourquoi donc? + +--Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus à la Chambre, et depuis +plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas même une interruption. + +--Tu sais bien que je n'interromps jamais. + +--Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le dit: ça fait plaisir aux +électeurs, qui voient que leur député est à son banc. + +--J'étais pris par le travail des commissions. + +En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation de son cercle +qu'Adeline avait été pris; mais il ne pouvait pas le dire à sa mère, +puisqu'il n'en avait pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le +faire, qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là qu'il lui +annoncerait cette grande nouvelle. + +Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite après le souper; car +en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre +comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui +ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires. + +Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire? + +Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; les paroles ne se +figeaient point sur ses lèvres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou +dans l'esprit elle s'en débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe +et Léonie se furent retirées, elle commença: + +--Mon fils, il se passe ici d'étranges choses. + +Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant qu'une difficulté +ou une querelle s'était élevée entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait +le plus au monde. + +--Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a +pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse +à toi-même, quoiqu'il m'en coûte d'_affaiter_ ton retour de querelles, +quand tu rentres chez toi pour te reposer. + +Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience de chercher où +tendait ce discours. + +--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement. + +--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne démarre pas d'ici. + +--Oh! Maman! interrompit madame Adeline. + +--Je suis _fiable_ peut-être; quand je dis quelque chose on peut me +croire: bien sûr que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je +ne prétends pas ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et +pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie? + +--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche à la +rencontrer. + +--Alors tu autorises ces visites? + +Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand. + +--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garçon; il me +semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage. + +--Et s'il lui plaît? + +--Dame! + +--Tu l'accepterais pour gendre? + +--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille? + +--C'est justement pour n'avoir pas à faire son malheur que j'ai demandé +à ta femme de fermer notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; +il a continué à venir et on a continué à lui faire bonne figure; je me +suis tenue à quatre pour ne pas le mettre moi-même à la porte; c'est un +scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour +Berthe; à la messe on me regarde. + +Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec +Berthe Adeline. Des discussions s'étaient engagées sur ce sujet. On +ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait si c'était +possible. Pour tâcher de deviner quelque chose, les dévotes de +Saint-Etienne dévisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces +regards elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle +était un objet de curiosité que parce qu'elle devinait les hésitations +de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage! + +--Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre franchement et décider +entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle. + +Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile de ne pas répondre à +une question posée en ces termes et avec cette solennité; cependant il +l'essaya. + +--Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve. + +--Alors tu les autorises? + +--Mais.... + +--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu à ce que je fasse +comprendre à ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter +ici? + +Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer. + +--C'est impossible, dit-il. + +Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, elle lui coupa la +parole. + +--Roule-moi dans ma chambre. + +--Mais, Maman. + +--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de +mes jambes, je serais déjà sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de +ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la +femme d'un juif. Je te le répète. Je sais bien que tu n'as pas besoin de +mon consentement pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que je te +dis: il n'aura jamais ma bénédiction. + +--Mais, Maman.... + +--Roule-moi dans ma chambre. + +Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, +tristement, il revint auprès de sa femme. + +--Tu vois, dit celle-ci. + +--Et justement au moment où j'apportais de bonnes nouvelles, où je +croyais qu'un pas décisif était fait pour assurer ce mariage. + +--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'appréhension que +d'espérance, comme ceux que le sort a frappés injustement et qui n'osent +plus croire à rien de bon. + +Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si +gracieusement obligé au moment de la crise provoquée par la faillite +Bouteillier, il avait été amené à s'occuper de la fondation d'un cercle, +dont le but était le relèvement de la fortune publique, il expliqua +la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation +matérielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accordé +l'autorisation qu'il demandait. + +--Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle. + +--Tout était subordonné à l'autorisation administrative, c'est +d'avant-hier que je l'ai. + +Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur +le visage de madame Adeline, tout au contraire. + +--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc +rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de +trente-six mille? + +--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Je ne sais pas. + +--Eh bien, alors? + +--Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends rien toi-même; comment +me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et +que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher. + +--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour +jouer comme un spéculateur paye un agent de change pour jouer à la +Bourse. + +--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source où on le prend me... +(elle allait dire: me dégoûte, elle se reprit:)... me répugne. + +--C'est celle où puisent tous les cercles; sois sûre qu'il n'y a que les +joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à trouver que ce tant +pour cent n'est pas assez élevé. + +--Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A vivre avec les gens, on +prend leurs défauts. + +--Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, +celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne +crois pas ce que tu dis. + +--Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce monde qui vit par le +jeu n'a pas bonne réputation. + +--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas président +à vie: le jour où je verrais la plus petite irrégularité compromettante, +si petite qu'elle fût, je me retirerais! + +--Et si tu ne la vois pas? + +--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour +rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen +de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons +mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas +l'occasion qui se présente, même si elle nous expose à un risque. Tu +conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous +nous en garerons bien. + +Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, et encore +vaguement, sans avoir rien de précis à opposer aux réponses de son mari. +Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son côté, se promettait +de les ouvrir aussi. + +Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain matin, un +meilleur accueil. + +--Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle quand il lui eut +expliqué la situation. + +--Au moins cela l'avance-t-il. + +--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant +que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; +plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de +qualités en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me +tourmentais, me désespérais, en me disant que peut-être il faudrait +renoncer à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas? + +--Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et la sienne. Mais voici +une idée qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fête pour +l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta +mère, et j'inviterai Michel. + +--Décidément, tu es le roi des pères! + +--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales à leurs filles, tu +vas me dire quelle robe je dois commander à madame Dupont. + +--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose +que je n'ai mise qu'une fois: elle me va très bien, elle suffira, +puisque Michel ne la connaît pas et... que ce sera pour lui que je +m'habillerai. + + +IX + +Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme de la fête que +le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait déjà en +abrégeant son nom, devait donner pour son ouverture. + +Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de +tapageur qui frappât l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est +difficile à trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, même absurdes, +ont été épuisées; il est terriblement blasé sur ce genre de fêtes, le +public parisien et surtout le public boulevardier. + +Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, mondain, léger +et piquant; Fastou avait suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses +dernières oeuvres; des pianistes avaient assiégé Frédéric, Raphaëlle, M. +de Cheylus et même Adeline; des guitaristes espagnols s'étaient offerts; +un Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs variés en faisant +craquer ses bottes s'était mis à la disposition de Frédéric, qui avait +refusé avec autant d'indignation que de mépris: son cercle servir à de +pareilles exhibitions! C'était quelque chose d'artistique, de distingué, +de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caractéristique qui +montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait. + +Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son beau-frère Faré +un petit acte inédit, dont la représentation eût été un «événement +parisien»; mais le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui était +plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), la soeur elle-même +n'avait pas voulu s'interposer entre son frère et son mari pour +amener celui-ci à donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, elle avait +résisté aux prières comme aux reproches et aux menaces: + +--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon +mari, jamais. + +--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se présente? + +--Non, quand elle se présente mal. + +--On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un honneur en entrant dans +notre famille. + +--Au moins ferait-il honneur à votre maison de jeu en lui donnant son +nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point. + +--Nous nous en passerons. + +Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme manqua de cette +attraction, il en eut d'autres: d'abord un dîner pour les invités +sérieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis +une soirée réunissant une élite de comédiens et de chanteurs comme +on n'en voit que dans les grandes représentations à bénéfices, et à +laquelle des femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité, +une innovation que l'influence du président ferait tolérer,--pour une +fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient été remplacées +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les +salons, la vraie fête commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouât +point ce jour-là , mais il avait dû céder aux réclamations de son comité: +tout le monde s'était mis contre lui, même les honnêtes commerçants ses +amis qui jusqu'à ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était +précisément ceux-là qui avaient montré le plus d'empressement à jouir +des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne +serait pas chez eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir s'il +ne triche pas. + +Le dîner était pour huit heures; dès sept heures et demie les invités +commençaient à monter le grand escalier, si bien rempli de plantes +vertes et de camélias que le buste de la République, placé dans sa +niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il était impossible de +distinguer si on avait devant les yeux une tête de saint ou d'empereur +romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, était un véritable +hall, se tenaient les valets de pied en grande livrée: souliers à +boucles d'argent, bas de soie, habit à la française fleur de pêcher, +galonné d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, à ce programme il ajoutait discrètement +une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'était une +attention délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec quelques +milliers de francs, on pouvait donner de la gaieté au dîner... et, plus +tard, de l'animation au jeu. + +Dans le salon, les membres du comité recevaient leurs hôtes, qu'ils +ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adossé à la cheminée, +souriant et accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, le +général Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennité, +avaient cru devoir sortir toutes leurs décorations: M. de Cheylus en +était si haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un +torticolis ou d'un lumbago. + +Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont écoeurants par leur +banalité, mais celui du _Grand I_ était exquis, ayant été préparé dans +les cuisines mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, en +effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de la cuisine du _Grand +I_ et qu'on sût dans Paris qu'elle était supérieure, de beaucoup +supérieure, à celle que pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. +Au premier abord, une spéculation consistant à donner pour deux francs +cinquante, avec le vin, un déjeuner qui en vaut cinq, et pour quatre +francs un dîner qui en vaut huit, peut paraître détestable; cependant +elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise par une +allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens +qui fréquentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se +disent que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, quatre +francs sur le dîner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille +quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est +vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-être pas très +délicat de faire ce bénéfice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la +cagnotte payera ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire +pour elle: c'est par le dîner que bien des joueurs sont attirés et +retenus; et c'est par le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée +des justes sévérités de la police. Si bien fondées que soient les +plaintes contre un cercle, l'administration y regarde à deux fois avant +de le fermer, quand son déjeuner est fréquenté par des gens ayant un nom +honorable: des commerçants, des artistes, des médecins, des avocats qui +levés avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne sont pas +des joueurs de profession; ceux-là font du cercle ce qu'il doit être, un +lieu de réunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte. + +La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de Raphaëlle, combinant +leurs effets, le dîner fut très gai, et l'on arriva à l'heure des toasts +sans avoir conscience du temps écoulé. + +Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la santé des +représentants de l'armée, de la diplomatie, de la politique, des +lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fière +satisfaction de voir réunis autour de lui dans un but patriotique. + +A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant +guère qu'en mangeant ce bon dîner, dans cette salle luxueuse, au +milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un but +patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du +cimier de chevreuil, et aussi celui du Château-yquem. + +Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, qu'il disait et ne +lisait pas, pour rien voir; il continuait et développait la pensée sur +laquelle il vivait depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands mots de +Paris-lumière, de ville de toutes les élégances et de tous les génies, +de relèvement de la fortune publique par le luxe, de travail français, +de production nationale. + +Si les convives à l'intelligence alerte avaient été un peu surpris +d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient à cette +table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relèvement de +la fortune publique. + +--En voilà une bonne! murmura l'un d'eux. + +Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; Bunou-Bunou venait de se +lever pour répondre au président, et aussitôt le silence avait succédé +aux applaudissements: c'était un régal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui +dépensait des trésors de lyrisme dans ses rapports pour ériger une +commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants +était affiché dans les bureaux des journaux. + +--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: +«J'ignore si je m'abuse», dit un journaliste parlementaire; qui tient +mes deux louis? + +Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, car le premier mot +qui sortit de la bouche inspirée du député fut précisément la fameuse +phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon: + +--Messieurs, j'ignore si je m'abuse.... + +Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui +avaient déjà entendu cette phrase célèbre, il y en eut plus d'un qui se +cacha la figure dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent +qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies choses, «on ferait bien +mieux d'en tailler une petite.» + +Heureusement les discours tournèrent court; il fallait enlever les +tables pour la soirée, et il n'y avait pas de temps à perdre. + +En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit dans son cabinet, où +il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs. + +Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,--ce qui avait donné à +Michel et à Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le +même compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et +ils n'avaient pas encore visité les salons du cercle. + +--Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit Adeline à Michel; en +attendant que la soirée commence, nous ferons un tour dans les salons; +il faut que je vous montre _mon_ cercle. + +C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait «mon cercle»: +n'était-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en +était-il pas le président, ne décidait-il pas des admissions, tout le +monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric se tenait si +discrètement à l'écart qu'il n'avait pas paru au dîner; il se montrerait +seulement à la soirée, comme bien d'autres. + +Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant le bras à sa femme, +Michel conduisant Berthe; à mesure qu'ils avançaient, l'impression +n'était pas la même chez la mère que chez la fille: madame Adeline se +montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe en était émerveillée; +quant à Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait +être toujours tourné vers elle, il la regardait venir dans les glaces, +et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait +plus à lui: à la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement +des yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette rose! + +Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et +ils se trouvèrent dans une grande pièce, plus longue que large et très +haute, puisque de deux étages on en avait fait un seul en supprimant le +plancher; le plafond était à caissons dorés et les murs étaient tendus +de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres. + +--Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline avec fierté. + +--On dirait une chapelle, répondit Berthe. + +En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frédéric vinrent +au-devant d'eux, et les présentations eurent lieu: + +--Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; si ces dames +veulent bien m'accepter à votre place, je vais les installer; je +resterai avec elles pour leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles +les connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la maison. + +Et ce fut réellement en maîtresses de la maison qu'il les traita: on +ne pouvait être plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame +Adeline, qui avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée. +C'était vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait dépeint. + +Les salons s'emplirent «_et la fête commença_». Comme le programme en +avait été très habilement composé, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations enthousiastes, +et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait à qui répondre, un +peu grisé de ce triomphe. + +Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se +manifestaient de sourdes protestations et des impatiences. + +--Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête? + +--On n'en taillera donc pas une petite? + +Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, parmi ces +mécontents se trouvaient quelques-uns de ceux à qui elle avait eu la +prévenance de faire remettre des jetons de nacre. + +Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant un peu en +longueur, se termina aussi: les invités peu à peu se retirèrent, au +moins ceux qui étaient venus avec leurs femmes. + +Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, +et, quoiqu'elle fût vaste, on s'y entassa si bien que ce fut à peine si +ceux qui s'étaient assis à la table purent remuer les coudes. + +--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus. + +Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, mais, ce qui valait +mieux, le bruit se répandait dans Paris, se colportait, se répétait +qu'il y avait une caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement. + +Le _Grand I_ était fondé. + + + + +TROISIÈME PARTIE + + +I + +Le _Grand I_ n'était ouvert que depuis quelques mois et déjà Adeline +se demandait comment, pendant tant d'années il avait pu vivre à Paris +ailleurs que dans un cercle. + +Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si mortellement +ennuyeuses, les soirées qu'il passait à tourner dans son petit +appartement de la rue Tronchet, ou à se promener mélancoliquement tout +seul autour de la Madeleine, allant du boulevard à la gare Saint-Lazare +et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que +de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans +le wagon qui l'emmènerait jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du +lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les +siens; il embrasserait sa fille à son réveil; quelle joie dans la +vieille maison de l'impasse du Glayeul! Là étaient la liberté, la +gaieté, le repos; Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, +et ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pensé +à se retirer de la politique pour vivre tranquille à Elbeuf, dans sa +famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, +taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupé, le +coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection et de tendresse, comme il +avait besoin de l'être. + +Mais du jour où le _Grand I_ avait été ouvert, cette existence monotone +du provincial perdu dans Paris avait changé: plus de soirées vides, plus +de dîners mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de déjeuners +hâtés au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un +chez lui, un nid chaud, capitonné, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, où +toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les sourires +les plus engageants accueillaient son entrée, où il était, pour tous +«Monsieur le président.» + +A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien à celle des restaurants +médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés avec la prudente économie +d'un provincial, il était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le +consultait, on le traitait avec une déférence dont les premiers jours il +avait été un peu gêné, mais à laquelle il n'avait pas tardé à si bien +s'habituer que ce n'était plus seulement pour les valets, empressés +à lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était «monsieur le +président», il l'était devenu pour lui-même, croyant à son titre, le +prenant au sérieux, s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le +fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours «Monsieur le +président» pour quelqu'un et conséquemment pour soi. + +Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanité, celles de la +camaraderie et de l'amitié l'avaient attaché à son cercle. En sortant de +la Chambre il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus sur le pont de la +Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel côté il +allait aller, à droite, à gauche, sans but, au hasard. + +Il était rare que maintenant il sortît seul de la Chambre, presque tous +les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, chargé d'un portefeuille bourré de +paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, qui, mis à la porte +par Raphaëlle le jour même où elle n'avait plus eu besoin de lui, était +heureux de trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait rien,--le +_suif_. + +D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, invités par +Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, quand ils étaient en disposition +de s'offrir un dîner meilleur et moins cher que dans n'importe quel +restaurant. + +--Je vais dîner avec vous. + +On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par +les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue +de l'Opéra, en causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de la +porte à deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu +qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand +escalier décoré de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses +invités devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou pour autre +raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait jamais: + +--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi. + +C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à lui les valets qui +dans le hall s'empressaient autour de ses invités; à lui ces vitraux +chauds aux yeux, ces tableaux signés de noms célèbres. + +A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur ces tapis doux aux +pieds, à s'engourdir dans des fauteuils savamment étudiés, à n'avoir +qu'un signe à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé +gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un +attrait si puissant sur certains habitués des cercles qu'ils se trouvent +mal à leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette +attraction avait été d'autant plus envahissante qu'il avait toujours +vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: point de tapis, point de +vitraux à Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas à demi-mot. + +Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce qu'il avait trouvé dans +son cercle, c'était la conversation facile et légère de _ses_ dîners +qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses drôleries ou ses +douleurs. Bien qu'habitué aux propos graves et lourds de la province, +qui partent de rien pour arriver à rien, il aimait cependant la +raillerie fine et le mot vif, et quand il avait à sa table--ce qui +d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit à la langue aiguisée ou +à la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point +que de bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un régal de les +écouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-là , tous venaient lui +donner leur représentation sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à +leur sourire, qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une +amabilité pleine de bonhomie. + +Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice en même temps que +d'une âme reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence +agréable sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait. + +Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur le plus +zélé en même temps que le plus discret, deux qualités qui ordinairement +s'excluent l'une l'autre. + +Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne quittât guère +le cercle, jamais Frédéric ne se mettait en avant: Maurin, qui avait +toujours le titre de gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce +qui importait à Adeline, c'était que lui, président, ne le fût point; +c'était que la gestion financière n'empiétât point sur la direction +morale, et, après dix mois d'exercice, il se sentait aussi maître de +cette direction qu'au jour où, pour la première fois, il avait pris la +présidence. + +Pour les admissions, lui et son comité étaient restés les maîtres +absolus, et jamais le gérant n'avait essayé de leur faire admettre des +membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, où le souci de +faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver +au _Grand I_, lui avait-on prédit charitablement en l'avertissant de se +bien tenir de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un Maurin, +non un vicomte de Mussidan! + +D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à son comité des +plaintes, ou simplement des réclamations, tant la machine administrative +fonctionnait avec régularité. + +C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait parlé dans leurs +entretiens du soir sur les boulevards, et que, grâce à la sévérité de sa +surveillance, ils avaient pu réaliser. + +--Où diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en +faisant son éloge aux membres du comité. + +A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient +Raphaëlle à Frédéric et aussi la part que celui-ci avait prise à son +expulsion, répondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à +faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui +démentait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire énigmatique +eût inquiété Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'était simplement la vengeance d'un... battu. + +Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait avec les autres +membres du comité de cette petite traîtrise. + +--Il n'en prend pas son parti, le comte. + +--Dame! il y a de quoi! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à la place de M. de +Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gré. +Peut-être trouverez-vous que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je +vous affirme que c'est profond. + +Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, +par excès de conscience plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce +qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien répondu aux +questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce +qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce jeune +homme» que ce que tout le monde savait. + +Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric qu'il eût cherché, au +delà de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en +avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le +_Grand I_ était le modèle des cercles? + +On sait que l'été fait le vide dans les cercles comme dans les théâtres: +avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, +à Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; plus tard on +chasse, on ne va pas à son cercle, et plus ce cercle est d'un rang +élevé, plus il est abandonné par ses membres. Cependant tous ces membres +ne restent pas sans venir à Paris pendant cinq ou six mois, et ceux +qui n'y sont pas ramenés pour une raison quelconque de sentiment ou +d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de +l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? au théâtre? ils sont fermés; +à son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on +donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joué; les doigts +vous démangent. Si alors on entend parler d'un cercle où la partie a +gardé un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisième +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous +présentent, et l'on s'assied à la table du baccara. + +C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles +chômaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_ +les membres les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, +d'ailleurs. + +--Vous voyez comme on vient à nous. + +Adeline était ébloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui +défilaient sur les lèvres de son gérant, et quand il allait à Elbeuf il +ne manquait pas de les répéter à sa femme. + +--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain +neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui +travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine et +le monde élégant. + +Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus +clair, c'est que son mari venait moins souvent à Elbeuf; c'est que, +quand il était chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible +qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa +cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la première fois depuis +quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule. + + +II + +Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle n'était pourtant pas +sans mélange. + +Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le +marquis de..., étaient venus perdre quelques milliers de francs chez +lui, il éprouvait un sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait servait de +trait d'union entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant, +c'était un sentiment de juste fierté qui le portait et auquel il pouvait +s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli. + +Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait près de cinquante +mille francs à la caisse de _son_ cercle, qui n'était pas _sa_ caisse, +par malheur, c'était un sentiment de honte qui l'anéantissait. + +Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer? + +C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassuré sa femme +lorsqu'elle avait manifesté la crainte qu'il ne devînt joueur. + +--Moi, joueur! + +Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, qu'il avait joué +dans sa jeunesse et que par expérience il connaissait les dangers du +jeu. + +Ce n'est pas quand on a été entraîné une première fois et qu'on a eu la +chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans +on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances +qu'on n'a plus à cinquante après avoir appris la vie. + +Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, +il y avait eu alors toutes sortes de raisons et même d'excuses à sa +faiblesse: sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant lui +avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait +et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coûtait rien, pas +même un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte était +légère pour la fortune de ses parents. + +Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute était simplement celle +d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire +grand mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; ç'avait été une +épreuve salutaire; s'il était entré dans la fournaise, il s'y était +bronzé, et si complètement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus +joué. Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût des cartes; +s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumière d'une +lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il était assez riche +pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât aucun plaisir, et il ne +l'était pas assez pour que celui perdu ne lui fût pas une cause de +regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer: + +--Que faites-vous là , jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? +Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas. + +Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres. + +Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; comme il les +trouvait misérables, ceux qui succombaient à la passion du jeu! + +Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, puisqu'ils +étaient des passionnés, c'est-à -dire des êtres inconscients et par là +des irresponsables; mais lui, quand pour la première fois il s'était +assis à la table de baccara de son cercle, il n'avait pas été poussé par +la main irrésistible de la passion. + +C'était même cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que +les cartes l'ennuyaient acquise dans sa première jeunesse, et confirmée +pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui +avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il avait discuté dans sa +conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les +propositions de Frédéric. + +Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de n'avoir rien à +craindre pour lui-même: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au +milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie +contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou +qu'on méprise ceux qui ont le malheur d'en être infectés. + +Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient ridicules ou +pitoyables: sur leurs visages convulsés, rouges ou pâles, selon le +tempérament, dans leurs mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de +joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou leur anéantissement, +il s'amusait à suivre les sensations par lesquelles ils passaient. + +Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du rivage, jouit de +l'horreur d'une tempête, il se disait qu'heureusement pour lui il était +à l'abri de ce danger. + +--Qu'irait-il faire dans cette galère? + +Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas du tout le fond de sa +nature, comme il était au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur +sensible à la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir +adresser des avertissements à quelques-uns de ceux qui, pour une raison +ou pour une autre, l'intéressaient plus particulièrement. + +Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant +le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, +il leur avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les yeux, les +grondant, les chapitrant. Quelquefois même, dans des cas graves, il +les avait fait comparaître dans son cabinet de président, et là , entre +quatre yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez trop gros +jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est +pas en rapport avec vos ressources.» + +Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaître que ses +discours les plus affectueux étaient aussi peu efficaces que les +semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet. + +Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin +il y avait renoncé, n'étant point homme à persister dans une tâche dont +il reconnaissait lui-même l'inutilité. + +--Ils sont trop bêtes! s'était-il dit. + +Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas à faire le +président: c'était lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, +et l'honneur du _Grand I_ était que le jeu y fût contenu dans des +limites raisonnables. + +Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré eux et contre +eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot. + +Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois même y passer +la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les +salons, rôdant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait +eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un +fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il +reprenait ses promenades en cherchant à savoir ce qui s'était passé +pendant qu'il sommeillait. + +Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il se tenait debout, les +mains dans ses poches à côté de la table de baccara, un joueur lui avait +dit: + +--Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc pas une? + +Et alors il avait répondu en haussant les épaules + +--Le baccara! mais c'est à peine si je sais les règles de ce jeu, si +simples cependant. + +--C'est si facile. + +--Plus facile qu'amusant: il y a des présidents dont c'est la force de +ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-là . + +Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives que son président +faisait pour détourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'était jamais +intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas du tout +pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien moins qu'à diminuer les +produits de la cagnotte: il importait de le ménager, et d'ailleurs les +probabilités n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. Qui a +jamais empêché un joueur de jouer? c'était ce qu'il avait pu répondre à +Raphaëlle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous être +utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le président du _Grand I_ +éloigne les joueurs au lieu de les attirer; ça vous pose bien.--Et s'il +les détourne?--Je te promets qu'il n'en détournera pas un seul, tandis +qu'il détournera peut-être quelqu'un que nous avons intérêt à éloigner +de chez nous.--Le préfet de police?--C'est toi qui l'as nommé; comment +veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de fermeture contre un cercle +où le jeu est combattu par son président?--Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais bien que nous +ne le tiendrons que quand il sera endetté à la caisse; jusque-là +j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous à sa +place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-être plus +que tu ne voudras.--Pousse-le. + +Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher aux cartes, +Frédéric, cédant comme toujours à l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé +ce mot: + +--Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son ton le plus doux et +avec ses manières les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus +d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que vous avez +dernièrement catéchisés--je vous demande la permission de ne pas le +nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu. + +--C'est parfaitement vrai. + +--Très bien; mais vous comprenez que cela enlève beaucoup d'autorité +à vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition +systématique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, +c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, ce n'est pas de la +sympathie. + +--J'ai joué autrefois. + +--Alors il est bien étonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; +qui a joué jouera.... + +--Jamais de la vie. + +--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; +je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait +en vous un ami au lieu de voir un adversaire. + +En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la réflexion le soin +d'achever ce qu'il avait commencé: il connaissait son Adeline et savait +avec quelle sûreté germait le grain qu'on semait en lui. + +Avec l'expérience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait +combien sont rares les guérisons radicales chez les joueurs, et combien, +au contraire, sont fréquentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui +étaient restés dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans +leur âge mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était seule +désormais! + + +III + +Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a joué jouera», comme de +tant d'autres qu'on répète sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont +monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, +mais à cette heure il en était jusqu'à un certain point frappé. + +Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, et comme les +proverbes vont rarement seuls, il lui en était venu un autre qui +s'imposait, dans les circonstances particulières où il se trouvait, +et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans feu»; pour que +l'expérience populaire se fût formulée en cette petite phrase: «qui a +joué jouera», il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance. + +Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme +qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il +suivait le jeu avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers jours +de l'ouverture de son cercle. + +S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient plus +ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se +passionnât pour ces luttes à coups de cartes, qui se passent en quelques +minutes, et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. Il en +avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi +les phases avec émotion--avec cette sympathie dont parlait Frédéric. + +C'était un symptôme, cela. + +En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait maintenant au jeu, +il allait prendre les cartes lui-même. + +Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, mais enfin il n'en +était pas moins vrai qu'il y avait là quelque chose de caractéristique, +ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir. + +Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques à la +caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, +il n'avait pas pu se défendre contre un certain sentiment d'envie et ne +pas se dire que c'était de l'argent facilement, agréablement gagné en +quelques heures. + +De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la +bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi. + +Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y +réussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme +la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens +qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et +ils perdent, voilà tout. Quand il était tout jeune, et qu'il jouait des +billes à pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, +lorsqu'il était entré à Bade dans la salle de la roulette, il avait mis +un louis sur le 24, qui était le chiffre de son âge, et le 24 était +sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé la +même expérience, et le 24 était sorti encore. Deux numéros pleins +sortant ainsi exprès pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela +n'était-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et il avait perdu +à la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les +soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette perte +n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme son gain, et elle ne +prouvait nullement qu'à un moment donné il n'avait pas eu la chance--une +chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a +égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions qu'il n'avait +pas songé à examiner, puisqu'il avait renoncé au jeu pendant de longues +années, mais qui maintenant lui revenaient. + +Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, +il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils +seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est +aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait cette +partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? En somme, il y a une justice +supérieure qui dirige les choses et les destinées en ce monde, et cette +justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme +Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fût malheureuse. + +Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à ce jour, ne +s'était pas présentée à son esprit. C'est que celui qui a de la fortune +ou qui gagne largement, sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins, +ne considère pas le jeu au même point de vue que celui qui est gêné et +qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du +jeu eussent été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait sa fortune +héréditaire qu'augmentaient tous les ans les bénéfices de sa maison de +commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que +sa maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient bien à +propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui. + +Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, +retentissait à son oreille la phrase qu'il était habitué à entendre: + +--Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous +feriez! + +Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses +gestes désordonnés, ses éclats de voix insultent au malheur des pontes, +et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à étudier longuement son +point pour torturer à l'avance ceux que dans quelques secondes il va +saigner à blanc. + +Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était flatté qu'on ne crût +pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes +qui viennent misérablement au cercle pour jouer la _matérielle_, +c'est-à -dire tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie +au jour le jour; recommençant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, +attelés à ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en +usant les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme ceux qui +le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier même, certainement +il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus +que ponte d'ailleurs. + +Quand Raphaëlle avait fondé _son_ cercle, car dans l'intimité elle +disait _son_ cercle, comme Frédéric et Adeline le disaient eux-mêmes, +elle aurait voulu être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de +manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement cela lui avait +été impossible, et elle avait dû accepter de ses amis ce qui lui +manquait, ou plutôt d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur +de cercle, Barthelasse en était réduit dans sa vieillesse, ce qui était +un grand chagrin pour lui--à faire valoir par les mains des autres la +fortune que quarante années de travail lui avaient acquise--c'était lui +qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, il aurait +voulu, lui, être le chef de partie du cercle, c'est-à -dire le caissier +prêteur auquel le joueur décavé fait des emprunts pour continuer de +jouer. Mais Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter cette +combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des +bénéfices qu'on peut faire dans un cercle. C'était elle qui voulait +être chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle à son +apport. Ils s'étaient fortement querellés sur ce point, ils s'étaient +non moins fortement injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et +s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce rôle de chef de +partie en prêtant non son argent, mais le leur à elle et à lui, et à eux +deux ils se partageraient les bénéfices. + +Pour surveiller cette opération des plus délicates, puisqu'il s'agit +d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et +instantanément, sans avoir le temps d'étudier la solvabilité et +l'honnêteté de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant +qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges +épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il là , on n'en savait trop rien; +il semblait être un surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais +qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de partie, Barthelasse +survenait, et, à distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il +disait lui-même le oui ou le non, que le chef de partie répétait. + +Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se +permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que +tout le monde répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» mais +sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline répondit à cette +invite par un sourire, il alla plus loin: + +--Mais un _présidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, +dit-il avec son accent provençal le plus pur, c'est un pâtissier qui +ne mange jamais de ses gâteaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous +le demande? Alors il s'en trouve qui disent: «C'est qu'ils sont +empoisonnés.» D'autres: «C'est qu'ils sont faits _malpropremint_.» + +Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une fois. Etait-il possible +qu'on crût dans le monde qu'à son cercle il se passait des choses +malpropres? Evidemment son abstention systématique pouvait être mal +interprétée. De même pouvaient être mal interprétés aussi ses discours +contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas +lui-même, et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à qui il +s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne +jouait pas loyalement? + +Mais alors? + +Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment où +il venait d'être fortement ébranlé par une partie qui s'était jouée sous +ses yeux: un commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses affaires +et plus près de la faillite que de la fortune, avait gagné deux cent +mille francs qui le sauvaient. Et en présence de cette veine heureuse +Adeline s'était tout naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être +pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, et il gagnait +ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette +nuit-là , elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami. + +Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalité dans +un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un +bonheur mérité? + +On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il était vraiment trop +timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin. + +Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne +vivaient que par le jeu et pour le jeu. + +Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois. + +Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques milliers de +francs; avec le calme et la raison qui étaient son caractère même, il +n'y avait pas à craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre +qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la vérité ce serait une +perte, mais enfin elle n'irait pas loin. + +Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, +comme il lui semblait juste que cela arrivât, son gain pouvait être +considérable. + +Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là : un homme comme lui ne s'emballe +pas; il se connaissait bien. + +Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et après ce serait fini: +on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie. + +Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas tout de suite à +exécution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, +se disant que ce serait pour ce soir-là , sans que ce fût jamais pour ce +soir-là . + +Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des +théâtres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle: + +--Qui prend la banque? + +Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, et, s'avançant +vers la table: + +--Moi, dit-il. + + +IV + +--Le président prend la banque! + +C'était le cri qui instantanément avait couru dans tout le cercle. + +Même dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et +d'écarté, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, même d'échecs, +avaient quitté leur partie pour voir cette curiosité: le président +taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient +dans le salon de lecture ou çà et là dans les coins sombres, avaient +suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara: + +--Auguste, six mille. + +A cette demande de son président, Auguste, le chef de partie, sans même +consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, +s'était empressé d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau +les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une +génuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait déposés sur la +table. + +C'était chose tellement extraordinaire, tellement stupéfiante de voir +«M. le président» tailler une banque, que Julien le croupier oubliait +de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table +chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, car ceux qui +occupaient déjà des sièges n'avaient eu garde de les abandonner. + +Dans cette salle ordinairement silencieuse où sous ce haut plafond +régnait toujours une sorte de recueillement comme dans une église ou un +tribunal, s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite. + +Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de banquier, un peu +surpris de se trouver si élevé au-dessus des pontes assis autour de la +table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient son esprit +et sa pensée. + +En attendant que le jeu commençât, un de ceux qui se tenaient à côté de +sa chaise se pencha sur son épaule, et d'une voix moqueuse: + +--Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera terrible: Frimaux +revient de l'Odéon. + +Un éclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arrêtèrent +sur un joueur assis à côté du croupier et qui n'était autre que Frimaux, +le plus grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait +représenter quelques pièces avec des fortunes diverses, des chutes +écrasantes ou de solides succès, selon les hasards de la collaboration, +Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premières un vendredi ou tout au +moins un 13. Au cercle, où régulièrement il passait quatre heures par +jour, du 1er janvier au 31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à +la sueur de son front, comme il le disait lui-même, c'est-à -dire les +quatre ou cinq louis nécessaires à sa vie--la matérielle--il ne jouait +que dans certaines circonstances particulières qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait été convaincu qu'il ne pouvait +gagner que s'il tournait le dos à l'avenue de l'Opéra: toutes les +fois qu'il lui faisait face, il tirait des _bûches_, c'était fatal; +maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi tous +les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs des Batignolles où +il demeurait pour s'en aller à l'Odéon, dont il faisait sept fois le +tour en monologuant comme un personnage de l'ancien répertoire: «J'aurai +la veine ce soir»; puis il revenait au _Grand I_, où pendant quatre +heures il restait inébranlable dans sa foi, malgré la déveine qui +souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus +sérieuses pour se l'expliquer sans jamais ébranler sa confiance en son +fétiche, aussi solide que les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le +reste parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de +Dieu comme du diable, et ne croyant même pas à sa paternité, bien que +madame Frimaux fût la plus honnête femme du monde. + +--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se +moquât de lui. + +--Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit. + +En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage ne prenait jamais de +voiture--le fiacre n'est pas mascotte--était crotté comme un chien. + +Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux qui se pressaient +autour de la table: + +--Messieurs, faites votre jeu.... + +Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux ramassés sur lui et +particulièrement ceux de Frédéric, placé en face de lui, derrière trois +rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de +dépasser. + +--Rien ne va plus? + +Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était maintenant assez +calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux +deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-à -dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), +ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans +empressement de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table. + +Il n'y eut qu'un cri: + +--Et il ne voulait pas jouer! + +Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, car sa joie +allait au delà du coup gagné, qui par lui-même ne donnait réellement +qu'un résultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve +était faite, et elle confirmait ses pressentiments basés sur les +espérances de sa jeunesse: quelle faute il eût commise de ne point +tenter l'aventure! + +Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les cartes pour le second +coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'était à +croire que le gain comme la perte lui étaient indifférents; les vieux +joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux étaient démontés par son +assurance: + +--Qui aurait cru cela de lui? + +Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait été admis +jusqu'à ce moment que, s'il ne jouait pas, c'était tout simplement +parce qu'il n'était pas en situation de supporter une perte de quelque +importance. + +Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite +et gagna au tableau de gauche; le troisième, le quatrième furent +pour lui, quand il arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice +d'environ une vingtaine de mille francs. + +Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion lui étreignit le +coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent dans le cou: sans doute ce +n'était point une fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'était +une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la +réduire à rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou non il +avait la chance,--ce qui était le grand point. + +Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il +semblait qu'elles ne pouvaient se détacher de ses doigts, comme s'il +espérait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir +ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, +n'osant pas les regarder. + +Il avait cinq. + +La situation était critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne +demandèrent de cartes ni l'un ni l'autre. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par +les discussions sur le tirage à cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? +Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui +était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, et il n'était pas +en état en ce moment de se rappeler la théorie et de la raisonner. + +Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la rapidité avec +laquelle les résolutions doivent se prendre: avait-il intérêt à s'en +tenir à cinq ou à se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait de neuf; mais +s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et +perdait. Un vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement la +question; mais il n'était pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, +et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la décider. + +Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans des conditions plus +caractéristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui +rendrait l'arrêt. + +Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite +avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs étaient à +lui. + +Décidément la preuve était faite, l'arrêt était rendu: il avait la +chance. + +Ce fut d'ailleurs le cri de tous. + +Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric ne fut pas le +dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les +autres. + +Quand Adeline lui répéta que c'était la première fois qu'il jouait, il +ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de +suite le parti qu'il en pouvait tirer: + +--La façon dont vous avez joué prouve une chose, qui est que vous avez +le génie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous +avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que +vous méprisiez bien la fortune pour ne pas jouer. + +Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas à répondre qu'aux +complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de +Cheylus en tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, +et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus. + +Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et ce soir-là moins +que jamais; cependant il ne put pas s'empêcher de lancer une légère +allusion à l'Odéon. + +--L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! alors, vous comprenez! + +Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. Les amis +d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'était pas quarante mille +francs qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent mille. + +De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante mille francs ou +ce qui lui en restait, c'est-à -dire trente-cinq mille francs, Adeline, +en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, où ils +seraient plus en sûreté qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien +de dire à sa femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât point, +il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de +faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fût tout +naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'était trouvée cette somme: +les débiteurs qui payent intégralement ce qu'ils doivent pour obtenir +leur réhabilitation sont rares, mais enfin on en trouve. + +Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait battus la veille +l'entourèrent: + +--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher président. + +--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez +enlevé hier si joliment. + +Il répondit en riant que cela était impossible, attendu que cet argent +roulait vers Elbeuf; puis sérieusement il expliqua qu'il n'était pas +joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille +à tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de ceux qui le +tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur être agréable, +pour le plaisir du cercle. + +--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous +rien? + +Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il +ne méprisait pas la fortune comme le croyait Frédéric,--loin de là . + +Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui +lui appartenait et lui était personnelle; elle l'abandonna au moins en +partie; c'est-à -dire qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs. + +Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à la caisse qu'il +payerait le lendemain. + +--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher président, dit +Frédéric, ce n'est pas pour vous que vous avez joué aujourd'hui, c'est +pour le cercle. C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si vous tenez à +rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: +mais, jusque-là , la caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera facile: vous +rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec. + +C'était ainsi qu'il avait été pris,--en se laissant incorporer dans la +troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court après son argent. + + +V + +Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment +son fétiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur +n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver à +lui-même à grand renfort de «si» qu'elle pouvait être évitée. + +Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait gagné, il avait bien +joué; au contraire, il avait mal joué quand il avait perdu. + +--Si.... + +Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de les réparer; +évidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle +est contrariée? et il avait contrarié la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'était-elle pas +toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est +pas la théorie qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce n'est +pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la décision, +c'est la pratique. + +Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre en prenant place +tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant +sagement quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne l'eût ni +appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé que deux banques, il n'en +avait pas moins gagné une maladie d'un genre spécial, que le contact +seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique à tant de +joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complète, puisse désormais +les en guérir--celle qui consiste à vouloir toujours et toujours être +banquier. + +A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se laissent éblouir, les +natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec +l'affolement de la mêlée, non celle où l'on fait le coup de fusil en +soldat, mais celle où l'on commande et où, sous le panache, on ressent +toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du +fauteuil où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et brave les +regards braqués sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le +dévorer: «dix manants contre un gentilhomme.» + +Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus +qu'il n'y avait sur sa tête le moindre panache; cependant, comme tant +d'autres qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir chaud, il +avait subi ces éblouissements et ces fascinations: banquier toujours, +ponte jamais. + +Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne lui avait pas été +fidèle constamment, et plus d'une fois elle avait passé du côté des +manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir cinquante mille +francs à son cercle. + +Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à point pour le +réconforter: + +--Vous vous rattraperez. + +Et quand il avait gagné se trouvaient là non moins à point quelques +besoigneux pour lui faire une saignée: + +--Mon cher président... + +La voix était si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas +refuser, bien qu'il eût vu plus d'une fois les quelques louis qu'il +venait de prêter changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis vert: +eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en +blâmer? + +Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à moitié endormi +descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches +s'enfonçaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le +secouait, le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où il avait si +tranquillement dormi autrefois, et où maintenant il n'avait à passer +avant la Chambre que quelques heures agitées. + +Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont +celles où la voix de la conscience prend le plus de force, il s'était +dit qu'il devait renoncer à son cercle et donner sa démission,--seul +moyen sûr de ne pas céder à la tentation. Mais il fallait commencer par +rembourser ce qu'il devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent. + +Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle +vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagné quarante mille +francs le jour où, pour la première fois, il avait taillé une banque +alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il +pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les +combinaisons du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que d'une +quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoyé trente-cinq mille +à Elbeuf qui, Dieu merci, étaient intacts. Pour quinze mille francs +aventurés, devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que fallait-il +pour qu'elles pussent se réaliser, au delà même de ce qu'il avait promis +à Berthe? Quelques minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne +se représenteraient pas pour lui! + +Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence étaient indispensables +à son cercle qu'il aimait. + +Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles dans les premiers +temps, elles l'étaient maintenant encore et même plus que jamais. Son +cercle, c'était lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons au +Grand International» ou simplement comme les boulevardiers. «Allons au +_Grand I_», ils disaient familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui +créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité. + +Déjà le _Grand I_ n'était plus ce qu'on l'avait vu à l'ouverture et des +changements s'étaient faits, inappréciables sans doute pour tout le +monde, mais qui n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif. + +A sa table d'hôte paraissaient maintenant des figures qui ne s'y +montraient pas autrefois et qui l'étonnaient; corrects, ils l'étaient +trop; décorés, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est +décent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux +faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la réalité. + +D'où venaient ces gens-là ? Quand il avait fait des recherches, il +avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent présentés par des parrains +suffisants, ou membres réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il +surveillait toujours avec la même sévérité les admissions des membres +permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours été sérieux. +Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les +cercles, un membre permanent pouvait amener un invité; et cette petite +porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus +fréquentée que la grand'porte, avait laissé passer plus d'un nouveau +venu qui l'inquiétait. + +Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne s'en serait pas +autrement tourmenté, des invités sans doute; mais au contraire ils +venaient régulièrement et ils amenaient avec eux des invités à l'air +généralement honnête et simple, des braves gens ceux-là à coup sûr, qui +ne faisaient pas long feu au cercle: ils dînaient une fois ou deux, +jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il +avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, mais inutilement: +malgré sa connaissance du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus +que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects +et si décorés n'étaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le +supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-à -dire des +racoleurs chargés d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au +_Grand I_ ces moeurs n'étaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait +pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans +les cercles; c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui avait +beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait jamais vu une vraie +volerie... + +Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles étaient +en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontées autrefois, +Frédéric s'était rejeté sur la province: + +A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on ne se connaît pas, +tout est possible; mais à Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, où +il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs! + +Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément le _Grand I_ ne fût +pas exclusivement composé, comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au +moins de membres ayant entre eux des relations d'intimité qui créent une +sorte de solidarité et de responsabilité collective. Il aurait voulu +qu'on n'y vînt que pour s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait à +craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passés dans son +cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +années à la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considérable +le jeu tient dans un certain monde où la gêne est la règle à peu près +commune, où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où l'on ne +compte que sur une bonne chance pour combler le déficit qui, de jour en +jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fût le lieu +de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en était un +lui-même, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les +occasions et les facilités qui l'avaient perdu. + +Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, les bénéfices de la +cagnotte en étaient un de contrariété: il eût voulu qu'elle donnât +moins, puisque les produits étaient en proportion du jeu: un louis pour +une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un +matin qu'il assistait à l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait +été stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: près de +dix mille francs. Dix mille francs de bénéfices pour une nuit de jeu! + +Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait franchement montré à +Frédéric, occupé à compter les jetons et les plaques: le cercle était +vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que +lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employés. + +--Dix mille francs! est-ce possible? + +Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, sans répondre, avec un +sourire énigmatique. + +A la fin, il s'était décidé: + +--Vous voyez, mon cher président. + +De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait baissé les yeux, +n'osant pas insister: n'était-ce pas avouer qu'il croyait possible le +_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et +de plaques par le croupier au détriment des joueurs; mais, pour que +ce bourrage puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner Frédéric d'une +pareille infamie. + +--Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant. + +--Puisqu'ils y sont! répondit Adeline. + +--Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que nous sommes d'accord. + +D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours comme au +commencement. + +Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commerçant de Bordeaux, +avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint à lui en +souriant, les mains tendues: + +--Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à dîner, ce soir, à votre +cercle, dit le commerçant. + +--Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour ce soir? + +--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir? + +C'était une invitation lithographiée avec élégance et sur beau bristol, +signée: «le président Adeline.» + +Seule l'adresse était manuscrite. + +J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel m'a remis cette lettre, +car je ne suis arrivé que d'hier dans la nuit. + +--A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper à des explications +plus qu'embarrassantes. + +Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: comment, les +garçons d'hôtel distribuaient des invitations signées de son nom: «le +président Adeline!» + +--Mais, mon cher président, répondit Frédéric en essayant de rire, ce +qui vous étonne se fait partout. + +--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle. + +--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que +nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, +il faut des joueurs. + +--Mon nom ne servira pas à les attirer. + + +VI + +L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude dans l'association +Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si +ce président s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas? + +L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi quand Frédéric +raconta l'algarade qui venait de lui être faite. + +--Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle. + +--Rien. + +Vous ne lui avez pas cassé les _rinss_? s'écria Barthelasse, dont le +premier mouvement était toujours de revenir à son ancien métier de +lutteur, malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir +et se calmer... à _Pariss_.... + +Raphaëlle haussa les épaules: + +--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin. + +--C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop la voix, je n'avais +qu'à faire ça:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-même, enfonça +son cou court dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en avant +dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans +l'arène;--et tout de suite c'était fini; on lui permet trop de faire +ce qui lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui donnons +trente-six mille francs? Est-ce pour nous embêter? Je vous le demande. +Hein! + +--C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua Frédéric impatienté. + +--Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai +peur. + +--Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle sèchement, nous avons +besoin de lui, il faut manoeuvrer en conséquence. + +--Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua Barthelasse, on +ne sera sûr de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour où il filera +la carte, il sera à nous. + +--Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons? + +--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandées, et je +puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouvés. + +Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux à ce sujet, +car du jour où Adeline avait accepté la présidence du cercle, ils +s'étaient demandé comment ils le garderaient à la tête de leur affaire. +Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils +pouvaient être tranquilles. Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et +il n'était pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout à coup, +au moins peu à peu, la situation changerait. + +--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot +de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux +préjugés dont sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont +affranchis. + +--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait répondu +Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son +président. + +Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait même pas qu'il en +pût être autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans +danger, en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité égale à +celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris à travailler. Alors +pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il +n'y a rien de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné par le +travail. + +Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond beaucoup plus +embarrassés de préjugés que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le +monde en fût arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne à ne voir que l'argent gagné sans se soucier de la +façon dont on le gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même de +son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre à +travailler pour jouer à coup sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait +procéder avec celui que d'un air de mépris ils appelaient «_Puchotier_» +depuis qu'Adeline, se défendant un jour de ses ignorances parisiennes, +s'était lui-même donné ce nom en disant qu'à Elbeuf les _Puchotiers_ +sont les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout progrès en ne +jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire écouter si +on lui parlait franchement? + +Il fallait vraiment être _Puchotier_ pour avoir la naïveté de croire +qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnête +cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq mille francs +d'éclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au +personnel, trente-six mille francs de traitement au président, trente +mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour +abonnements aux journaux, impressions, concerts, fêtes, c'est-à -dire +d'une dépense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant à ceux qui avaient +fondé l'affaire, gérant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de +comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins +influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer +leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchât, +et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec +tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il +serait souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, si on ne s'était +pas procuré des convives en lançant, partout où l'on a chance de +rencontrer un naïf, des invitations comme celle qui avait indigné +Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres réguliers du cercle, +gentlemen en apparence, besoigneux en réalité, répandus dans le monde ou +plutôt dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de +leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris +à la table d'hôte, seront une heure après dévorés à celle du baccara et +apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux que les seigneurs +des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons prêtés, +prenant des attitudes de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent, +à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte +donnerait-elle des bénéfices suffisants si dans le feu de la partie +les croupiers «aux doigts légers»--l'épithète est du plus grand des +grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire et +de nacre qui tombent là sans bruit? Et le change de la monnaie, que +donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en +plus légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; et tandis que le +valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas +quitté la table, celui-ci, par-dessus son épaule, lui passe deux plaques +au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle +prospère--sinon modèle. + +Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, il avait fallu +toute la dextérité de Frédéric et toute sa souplesse de caractère. + +Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que +celui des invitations devait être abandonné. + +Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était pas pour qu'on +attaquât jamais de front les difficultés. + +--Cède, dit-elle à Frédéric. + +--Comment, céder! s'écria Barthelasse. + +--Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront un éclat, peut-être +une rupture. + +--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! +Comptez-vous qu'il va vous tomber tout rôti sur votre table, hein? Je +vous le dis et je vous le répète, vous prenez trop de précautions avec +ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas +comment les 10,000 francs étaient venus dans la cagnotte. Je vous le +demande, hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien voir, qui +ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est député, il +est décoré, il est considéré, il faut bien qu'il ménage sa réputation... +pour lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. +Autrement! Il a bien avalé la cagnotte--il n'en reparle plus, de la +cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ça se passera tacitement; ça +lui est plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut le prendre +comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à continuer, puisque vous ne +voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus +facile. + +Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours +d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle qui l'emporta: on céderait. + +Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole de la +participation, fit ses excuses à son cher président. + +--Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je vous ai répondu hier. J'ai +eu tort. J'ai réfléchi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est +que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous n'êtes pas de +ces présidents-là , j'en conviens. Votre haute situation, votre +respectabilité, votre nom si honoré rendent légitimes toutes les +susceptibilités. + +Il était entré dans le cabinet de son président en tenant dans sa main +gauche un paquet de papier: + +--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la +cheminée, où brûlait un feu de bois. + +Adeline avait écouté le commencement de ce petit discours avec une +attitude raide, en homme fâché,--et il l'était en effet;--il fut +attendri. + +On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: tous les griefs +qu'il avait entassés contre le vicomte s'évanouirent. + +--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il +en tendant la main à Frédéric. + +--Et moi donc! s'écria celui-ci. + +Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, à laquelle se mêlait +un vague sentiment d'inquiétude: + +--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte. + +--Vous savez comme le premier mouvement court aux extrêmes. Il est +certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain +embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... +au moins je l'espère. + +--Que puis-je pour vous? + +--Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter quand quelque chose +se présente mal. Soyez sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y +soit porté remède. Comme vous, mon cher président, je mets au-dessus +de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, +puisque, pour ceux qui savent, je suis le gérant responsable. Mais, à +côté de l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la garde, il +y des intérêts respectables dont je me trouve chargé par ma gérance +effective. On me les a confiés, ces intérêts.--A l'argent que j'ai mis +dans cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,--et dont +je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de façon à ce +qu'il donne les produits légitimes qu'on est en droit d'attendre. + +--Mais que puis-je? + +--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes +qui ont eu confiance en moi? + +--Certes, non. + +--Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse +nous compromettre ou même nous inquiéter. + +--Que voulez-vous donc de moi? + +--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez +marcher la partie. + + +VII + +Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet état de +demi-somnolence du joueur qui a passé la nuit, le corps brisé de +fatigue, le sang enfiévré, l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux +contre les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups importants +qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté sa dette d'une dizaine de +mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hôtel. + +Il n'était guère en disposition de donner des audiences et d'écouter des +solliciteurs: il fallait qu'avant la séance de la Chambre, où devait +venir en discussion un projet de loi dont il était rapporteur, il se +rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât. + +--Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, répondit-il. + +Et il continua son chemin pour monter à son appartement. + +Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parlé assez +bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une +jeune femme de tournure élégante qui lui barra le passage. + +--Monsieur Adeline? + +--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je +suis très pressé; écrivez-moi. + +--Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie. + +L'accent était si ému, si tremblant, le regard était si troublé, si +désolé, qu'Adeline se laissa attendrir. + +La précédant, il l'introduisit dans le petit salon banal des +appartements meublés qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans +cette pièce froide, qui n'était plus habitée que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; alors, frottant une +allumette, il la mit sous le bois préparé dans la cheminée, puis, +attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait +dans une attitude embarrassée et confuse. + +--Madame, je vous écoute. + +Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir en aide: elle était +fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient +pas ne pas inspirer la sympathie. + +--Madame? demanda-t-il. + +--Madame Paul Combaz. + +--La femme du peintre? + +--Oui, monsieur. + +Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté. + +La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'intérêt: il oublia ses +fatigues et ses émotions de la nuit pour regarder cette jeune femme +qui se tenait devant lui dans une attitude désolée. Non seulement il +connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, +très apprécié dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme +lui-même, un des plus fidèles habitués du _Grand I_, depuis quelque +temps. + +--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si +douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... +qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus +d'un mois j'aie préparé cent fois par jour ce que je dois vous dire. + +Adeline fit un signe pour la rassurer. + +--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte. + +--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste. + +Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et ses yeux navrés +s'éclairèrent d'une flamme de tendresse et de fierté. + +--Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le plus loyal, le +caractère le plus droit: et ce n'est pas à vous que j'ai à dire qu'il +est un grand artiste, ses succès sont là pour l'affirmer; je serais la +plus heureuse et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait pas; et +c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je viens vous demander de +nous sauver, mes enfants et moi. + +--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens de jouer! s'écria-t-il +blessé de cet appel à son intervention, qui semblait le rendre +responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez +étrangement sur l'autorité d'un président de cercle. + +Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres tremblantes. + +--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas +pour moi que vous m'écoutez, et je le comprends, puisque vous ne me +connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, seront jetées dans +la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez +une fille que vous aimez, c'est au père que je m'adresse. + +--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille? + +--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais +que vous avez une fille, et c'est en pensant à elle que l'espérance +s'est présentée à moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par les +pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme une affolée que je +suis, à qui je pourrais demander protection, et l'idée m'est venue, +l'inspiration, que si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au +cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait lui en +fermer les portes. Mais ce président était-il homme à m'entendre? ou +bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-même de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais +interrogé, je savais quel homme politique vous êtes, la situation +que vous occupez, l'estime dont vous êtes entouré; c'était beaucoup; +pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique y avait-il un +homme de coeur capable de se laisser attendrir par le désespoir d'une +mère? J'ai une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit pour +qu'elle tâche d'apprendre quel homme était M. Constant Adeline. Sa +réponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand +j'ai su quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en vous m'est +venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette démarche. + +Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux +qui plusieurs fois s'étaient noyés de larmes, cet élan, et en même temps +cette discrétion dans les paroles, surtout cette évocation de Berthe lui +troublaient le coeur. + +--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le +faire. + +--Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous en vain, et de tout +coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai expliqué +notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois +moi-même, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle façon vous +pouvez agir sur mon mari. + +Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne +laissât monter personne. + +--Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai apporté une dot de +cent mille francs à mon mari, et un an après, à la mort de mon père, +deux cent mille francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient +cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit +hôtel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous +avions payé, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'héritage de mon +père. Ce n'était point là une prodigalité, car vous savez que le peintre +qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige sur le marchand de tableaux +et encore moins sur l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, +quelque chose comme un outillage. Nous étions très heureux, j'étais très +heureuse: aimée de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, +fière de le voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi pour +me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais +pas l'atelier, et en six années, les seules heures que je n'aie point +passées à ses côtés sont celles où je promenais mes filles au parc +Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant +atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les +premières années de notre mariage, il était tombé à quelques milliers de +francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. +Il avait fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première à le +demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante +au moins pour moi, et qui pouvait très bien se prolonger jusqu'à des +temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il +y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que +trop bien, M. Fastou... + +Adeline laissa échapper un mouvement. + +--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon +mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit +qu'il était trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il +fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller +les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, +les cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, pour lui, +c'était à son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze +bustes dont il vivait; et il termina en proposant à mon mari de le faire +recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; +mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux. + +--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu +Combaz à la table de baccara. + +--Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour 80,000 francs, +c'est-à -dire à peu près pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que +mon mari avait dans son atelier ont été emportés, et une partie de +l'ameublement, ce qui était de vente sûre et facile, a suivi les +tableaux. + +--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, s'écria +Adeline, elle n'achète pas des tableaux! + +--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais +comment vous l'appelez, celui qui prête aux joueurs: Auguste. + +--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste +n'était qu'un petit employé. + +--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas à +son profit qu'Auguste a prêté les sommes perdues par mon mari, c'est +au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le +même,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et +quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hôtel ne +tardera pas à être vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. Vous voyez +notre situation: en trois mois tout a été englouti; mon mari ne +travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fièvre le +dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le désespoir +de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Déjà il n'ose plus me +regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui +m'épouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de +m'adresser à vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, +il ne trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et il me +reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au +travail, quand ce ne serait qu'à des illustrations; vous l'aurez guéri; +vous nous aurez sauvés. + +Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même plus encore peut-être +qu'à madame Combaz, il murmura: + +--Guérit-on les joueurs? + +Croyant que c'était à elle que cette exclamation s'adressait, vivement +elle répondit: + +--Oui, on les guérit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons +fait notre voyage de noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, mon +mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai +accompagné, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles +de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me désolant, +me désespérant, interrogeant de temps en temps les garçons, pour savoir +où en était la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été +élevée honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière avec +eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. Et non seulement ils me +répondaient, mais encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais +là . Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu de lui qu'il +n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourné. + +--A Luchon? + +--Ni ailleurs. + +--Mais à Paris? + +--Après sept ans! Vous voyez que la guérison a duré longtemps et qu'elle +est possible. + +Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux lèvres. + +--Vous avez eu raison de vous adresser à moi, dit-il, je vous promets +que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai. + +--Surtout qu'il ne sache pas ma démarche. + +--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai. + + +VIII + +Guérit-on les joueurs? + +C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'était-il pas ridicule +de vouloir guérir les autres quand il ne pouvait pas se guérir lui-même? + +Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette pauvre petite femme +était trop touchante dans son désespoir pour qu'il refusât de lui venir +en aide. + +Que de ruines, que de désastres seraient évités si les joueurs ne +trouvaient pas ces facilités à emprunter, qui, s'offrant à eux, les +entraînent et les perdent? Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû +tirer de sa poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers billets +de mille francs qu'il avait risqués au baccara? «Auguste, six mille, +dix mille» cela n'était pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne série, et l'on était pris pour jamais;--mieux que +personne il le savait. + +Combaz travaillant toute la journée dans son atelier auprès de sa femme, +c'était le soir seulement qu'il venait au cercle, après avoir embrassé +ses trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits blancs. +Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans +la salle de baccara, il le prendrait à l'arrivée. + +En effet, le soir même, un peu après dix heures, Adeline, qui, depuis +quelques instants déjà , était à son poste, le vit entrer d'un air +en apparence indifférent, mais sous lequel se lisait facilement la +préoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme +qui suit sa pensée, insensible à tout ce qui vient du dehors. + +Il alla au-devant de lui: + +--Je désirerais vous dire un mot. + +--Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, sans attacher aucun sens à +ses paroles, bien évidemment. + +Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un +fauteuil au peintre, il s'assit vis-à -vis de lui, en le regardant. + +Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois l'esprit disposé à la +plaisanterie, il était trop resté en lui du rapin et du gamin de sa +jeunesse pour qu'il manifestât sa surprise autrement que par la blague: + +--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrément de +comparoir? dit-il. + +--Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, l'instruction +est faite, mais devant le juge, ou, si vous le préférez, devant le +président, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot. + +Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses +gardes parce qu'il sent qu'il peut être facilement attaqué. + +--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire. + +Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait en +réalité aucun sens. + +--Vous ne vous blesserez donc pas, commença Adeline, si je vous dis que +vous jouez trop gros jeu. + +Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête: + +--Permettez, monsieur! + +Adeline ne se laissa pas couper la parole: + +--C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je +n'ai même pas commencé ce que j'ai à vous dire. Je suis le président +de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, +alors surtout qu'elles sont dictées par votre intérêt... + +--Mais, monsieur... + +--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois +petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir +ici, et qui demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans pain. + +Combaz étendit la main pour protester; Adeline la lui prit et +chaleureusement il la lui serra: + +--Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué pour quatre-vingt +mille francs, vos tableaux vendus à Auguste, vos objets d'art, vos +tentures emportés. + +--Qui vous a dit? + +--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent +mille francs ici, sans m'inquiéter de savoir quelles étaient ses +ressources, si c'était sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il +jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense à votre +avenir gâché, c'est le père qui pense à vos petites filles, parce +qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. +Allez-vous les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez dans +le coeur et dans la tête des émotions plus hautes que celle que peut +donner le jeu? + +Combaz était dans une situation où la sympathie, même alors qu'elle +est accompagnée de reproches, touche les plus endurcis, et il n'était +nullement endurci. + +--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me +fait jouer? Passionné, oui, je l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout +jeune, j'ai passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les secousses +qu'il donne; mais ce temps est loin de moi. + +--Alors, pourquoi jouez-vous? + +Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle de silence, en +homme qui prend son parti: + +--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis à jouer +après être resté sept années sans toucher aux cartes: simplement par +calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon +travail était insuffisant à leur continuer, notre vie ordinaire, rien +de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai +voulu, quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma peinture ne +se vendait plus, que la transition d'une vie large à une vie étroite ne +fût pas trop dure, et j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il +l'a culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait comme moi! + +--Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline avec un accent d'une +violence qui surprit Combaz, et ont ruiné leur famille. Il manque deux, +trois, dix mille francs, pour se remettre en état, on les demande au +jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a. + +--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours. + +Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline. + +Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises séries; mais depuis +trois mois que vous jouez, vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez +point. Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille francs +derrière vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous +ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est rien: un homme se +tire toujours d'affaires. Mais les vôtres, votre femme, vos filles! Vous +ne vouliez pas que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand on +les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, et que, brisé ou +affolé, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc +que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, arrêtez-vous. +Vous serez gênés, cela est certain, mais la gêne n'est pas la honte, +n'est pas la misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront. + +Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, il était facile de +comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'était dit à lui-même bien +des fois; mais par cette répétition, ces paroles avaient pris une force +que la conscience seule ne leur donnait pas. + +Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu: + +--Vous venez pour jouer? + +--Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui m'a décidé une +dernière fois. + +--Combien croyez-vous qu'on prêtera? + +--Rien. + +--Alors? + +--J'ai pu me procurer trois mille francs. + +--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez +faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et +remettez cet argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, qui +pleure auprès de ses filles, en sachant que vous êtes ici; la joie que +vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir +demain, son souvenir vous retiendra. + +Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de père et de mari arracha +Combaz à ses hésitations. + +Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et la serra longuement. + +--Je rentre chez moi, dit-il. + +--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place +Malesherbes. + +--Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en riant. + +Adeline changea la conversation, car s'il était vrai qu'il ne se fiât +point à cette bonne résolution d'un joueur, il trouvait imprudent +de laisser voir ses doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils +s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois +il fût question de jeu. + +--Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant à la +place, bonsoir! + +--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui +serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux +aînées pour qu'elles vous embrassent. + +--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit +Adeline, et les embrassements de vos chères petites; il ne faut pas que +vous repassiez la porte du cercle. + +--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant. + +Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant allègrement, la +conscience satisfaite: il avait sauvé un brave garçon. Sans doute dans +ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais +enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son +devoir. + +En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait chez lui se +coucher où s'il irait faire un tour au cercle; sûr de ne pas se laisser +entraîner au jeu ce soir-là , alors qu'il était encore tout frémissant de +ses propres paroles, il se décida pour le cercle. + +Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononçait les +mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: «Le jeu est fait». +Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux +lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les +enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus +que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses +doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pâle glissaient +des filets de sueur. + +--Rien ne va plus? + +À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent ceux d'Adeline et vivement +il les détourna, puis il donna les cartes. + +Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demandé des cartes, +reçurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hésitation manifeste +se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une +inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? +Si furieux que fût Adeline, il était encore plus anxieux. Le joueur +l'emporta sur le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait +lui-même. Combaz ne tira point et gagna. + +--Je vous disais bien que j'allais avoir une série! s'écria Combaz en +venant vivement à Adeline, c'est cette certitude qui m'a empêché de +rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison. + +--Au moins allez-vous vous sauver maintenant. + +--Au plus vite. + +Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq +beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frédéric. + +--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prêté d'argent à M. +Combaz. + +--Et pourquoi donc, mon cher président? + +--Il est ruiné. + +--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche. + +--Je désire qu'il les garde. + +--Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons les joueurs? Vous +savez bien que ce ne sont pas là nos conventions; les recettes baissent; +intéressant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais +si nous éloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les +coquins ne viennent pas ici? + + +IX + +Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à venir dîner à son +cercle, dans un de ses voyages à Paris; mais les voyages du père Eck à +Paris étaient rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller sa +fabrique. + +Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé de venir à Paris deux +fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines +pour faire accepter par les acheteurs les échantillons de la saison +prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante négociants en draps +qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-à -dire la caisse dans laquelle +sont rangés ses échantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas à +supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer à l'avance, +pour la saison d'hiver et la saison d'été, cinq ou six cents +échantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque +fil, chaque nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication est +beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont +faites ou refusées; pour les recevoir, il n'est pas nécessaire que le +chef de la maison se dérange lui-même. + +Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; que serait-il venu +faire à Paris? Ce n'était pas à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à +Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir +comme le plus alerte de ses fils; c'était dans son bureau à consulter +ses livres; c'était surtout le jour des inventaires qu'il clôturait tout +seul quand il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta part, Samuel; la tienne, +David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; +maintenant, allez travailler.» + +Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait sa présence à +Paris, il s'était décidé à partir; par la même occasion il verrait +Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six +heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la Chambre. + +--Je _fiens tiner_ avec _fous_ à _fotre_ cercle. + +Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il traînait à bout de bras, +accompagnait Adeline; la présentation eut lieu en règle, et le père Eck +exprima toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un député +dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce +n'était pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que +de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués de lui, mais la +physionomie ouverte du père Eck et son air bonhomme effacèrent vite la +mauvaise impression que ce mot «journaux» avait commencé à produire.. + +Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnèrent l'avenue +de l'Opéra. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards +étonnés que le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements de +marbre aussi bien que sur la livrée fleur de pêcher des valets de pied, +il sourit intérieurement, comme si ce luxe lui était personnel et devait +éblouir le futur oncle de Berthe. + +--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le +hall. + +--Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, c'est très _peau_. + +Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené partout un regard +curieux, et tâté le tapis du pied, en homme qui connaît la qualité de la +laine, répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces +vastes pièces: + +--C'est très _peau_. + +En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le cabinet d'Adeline avec +Bunou-Bunou et quelques commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme +ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta à la porte +pour écouter le père Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une +discussion contre Bunou-Bunou. + +--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me semble reconnaître +l'accent de mon ancien département. + +--M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, dit Adeline; M. +Eck, de la maison Eck et Debs. + +Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât sur son accent: + +--Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, je suis Alsacien, +ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de +certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en +_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays. + +Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effaré: + +--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des +Normands l'a _peaucoup_ atténué, comme vous pouvez le _foir_, et je le +regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des +pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien? + +--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait jamais de rien ni +contre personne. + +À table, le père Eck répéta son même mot, en ne lui faisant subir qu'une +légère variante: + +--C'est très _pon_; vraiment, pour le prix, c'est très _pon_. + +Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de la cagnotte, à un certain +moment il ajouta: + +--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles +elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de +cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de +cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dressés, et de +tout ce luxe. + +Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se +jouaient en deux ou trois minutes, il commença à changer d'avis sur les +cercles. + +--C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques de nacre valent +5,000 francs et 10,000 francs? + +--Parfaitement. + +--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_ +en or sur le tapis vert, ils y regarderaient à deux fois, à dix fois; +ces plaques, ça glisse des doigts comme les haricots de ceux des +enfants. Et je vois des commerçants à cette table, des gens qui savent +ce que c'est que l'argent gagné. C'est une honte! + +Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements du père Eck, +voulut changer la conversation qui menaçait de prendre une mauvaise voie +et de conduire à un résultat complètement opposé à celui qu'il avait +espéré au commencement de cette visite. + +Mais on ne changeait pas le cours des idées du père Eck, pas plus qu'on +ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua: + +--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une +spéculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour +s'amuser entre honnêtes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, +comme ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais +instincts de la bête se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en! + +Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise +impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara où cette +indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore, +était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât pas le cercle +dans cet état violent, et, après lui avoir fait traverser les salons +des jeux de commerce où quelques membres jouaient tranquillement, +silencieusement, en automates, au whist et à l'écarté, il le conduisit +dans son cabinet, où Bunou-Bunou, bien chauffé et bien éclairé, +répondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues dans la journée. + +--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le père Eck, en +s'asseyant devant la cheminée. + +--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, +qu'un accident, et ce soir, particulièrement, la partie a pris un +développement insolite. + +Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus élevé leur cercle avait +été fondé; malheureusement il fut interrompu, dans sa démonstration que +le père Eck écoutait sans paraître bien touché, par M. de Cheylus, qui +entra en riant: + +--Il se joue en ce moment une comédie qui aurait bien amusé M. Eck s'il +en avait été témoin, dit-il. + +--Quelle comédie? + +--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; où les avait-il +eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les était +procurés, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer +une série, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. À la caisse, +brûlé. Auprès d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé, +archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même pas un louis. Ou bien +on ne lui répond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus +humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il +fallait voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les +humiliations, son impassibilité. Averti par Auguste, je suivais son +manège. C'est la comédie que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris +encore. Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais plaisant +qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voilà mon comte qui, par +l'escalier de service, se précipite à la cuisine. Il y est en ce moment. + +--Est-ce _bossible!_ s'écria le père Eck en levant les bras au ciel. + +--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans +celui de toute sa famille. Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas +ruiné, était si foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la peine +d'administrer sa fortune. À sa mort on a trouvé chez lui des tas de +titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs +coupons. Pourquoi se donner le mal de détacher ces coupons avec des +ciseaux quand on fait des différences de trente ou quarante mille francs +toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le +moment, le comte est aux prises avec le chef et tâche de l'amadouer. +Venez voir sa rentrée, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera +curieuse. + +Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y était pas, mais presque +aussitôt il arriva allègrement, gaiement, et il courut à la caisse: sur +la tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, de deux francs, +de cinquante centimes et même une poignée de gros sous. + +--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis. + +Et vivement il courut à la table où le croupier annonçait justement une +nouvelle taille: «Messieurs, faites votre jeu.» Sans hésitation, en +homme qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à gauche: il +était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise +doublée et gagna encore. Puis encore une troisième fois. + +Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, qui n'avait nulle +envie de passer la nuit à regarder jouer. Il en avait assez; il en avait +trop. Adeline le reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils +avaient à faire ensemble. + +Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la porte, l'attendant. + +Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue +de l'Opéra, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour +donner un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un brouhaha de +voix qui partait de l'escalier du cercle, et à travers les glaces de la +porte contre laquelle il était adossé ils virent un homme en veste et en +calotte blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait avec de grands +mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, défait, +exténué, qui voulait sortir. + +Que signifiait cela? + +Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen +d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et +d'ailleurs il ne voyait pas son président, à qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient +ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques. + +À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui était descendu par +l'escalier de service. + +--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant à lui vivement. + +--M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier cent francs au chef; il +a gagné cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il +ne lui reste pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut pas le +laisser partir. + +--Vous m'avez donné votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce +matin, hurlait Félicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas! + +Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, et, mettant cinq +louis dans la main du cuisinier: + +--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même quittez le cercle à +l'instant. + +Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent côte à côte +assez longtemps sans rien dire. À la fin, le père Eck prit le bras +d'Adeline: + +--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils +qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi, +laissez ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave +homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons +un peu réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en +étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la +fortune que la famille est _ponne_. + + +X + +Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous l'impression de ces +conseils, sans pouvoir la secouer: «Laissez ces gens-là à leurs +plaisirs.» Est-ce que c'était pour le sien qu'il restait avec eux? + +Mais dans la journée il lui vint un second avertissement qui le +bouleversa plus profondément encore. + +Comme il allait entrer dans la salle des séances, le préfet de +police--celui-là même qui lui avait accordé l'autorisation d'ouvrir le +_Grand I_,--l'arrêta au passage. + +--Eh bien, mon cher député, êtes-vous content de votre cercle? + +Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène du matin, +s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la +préfecture était bien rapidement renseignée. + +Mais le préfet se mit à rire: + +--Je ne peux pas partager votre colère contre votre cuisinier, et +même je trouve qu'il serait désirable que les joueurs eussent à payer +quelquefois leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. Ce +n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si +vous étiez content de votre cercle. + +--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous +les jours; nos fêtes sont très réussies; notre situation financière +est bonne; je n'ai que des remerciements à vous renouveler pour +l'autorisation que vous m'avez accordée avec tant de bonne grâce. + +Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et +sévèrement surveillés, qui n'était à peu de chose près que la répétition +de ce que Frédéric lui avait dit et répété plus de cinquante fois, sur +tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-à -dire que si +les tricheries sont jusqu'à un certain point possibles dans un cercle +fermé, où, par cela même que tous les membres ne font en quelque sorte +qu'une même famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas +de même dans les cercles ouverts, où, au contraire, la défiance et la +surveillance sont la règle ordinaire, comme si on était dans une réunion +de voleurs connus. + +Mais le préfet l'interrompit en riant: + +--Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne m'inspirent pas plus +une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout où +l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois, +comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de +rente, ou qu'on crève de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un +gérant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous répond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont +absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il +est vrai que lorsqu'on passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais un seul chez lui, +tandis qu'ils vont tous à côté, où il se passe des choses abominables, +et l'on est tout étonné, la première fois, de voir que le récit de ces +choses abominables est le même dans les deux bouches; ce qui se fait ici +se fait là , et ce qui se fait là se fait ici. C'est par ce simple rôle +de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais +jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de +s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je résiste tant +que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles. + +--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques années, +quand le jeu était peu connu? demanda Adeline persistant dans les idées +qu'il avait reçues. + +--Autant, oui, et même davantage; seulement les procédés se sont +perfectionnés, ils sont moins gros et par là plus difficiles à +découvrir; parce que de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a changé +de manière tout simplement, il en a adopté une nouvelle, moins +dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre réponse de tout +à l'heure; quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous ne me le +demandiez à moi-même, pourquoi vous ne seriez pas content de votre +cercle. + +--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie. + +--On triche chez vous. + +--C'est impossible. + +--Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai rien à ajouter. + +--Mais, qui triche? + +--Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, mais, comme il arrive +le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent +protéger le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien +pour le monsieur à qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent +pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi +ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez vous, afin d'éviter un +éclat: voilà pourquoi je vous avertis. + +Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline trouva de chaudes +paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait +prendre avec son gérant et son commissaire des jeux pour découvrir les +voleurs. + +Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta: + +--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec +vous-même. Vous avez confiance dans votre gérant, c'est parfait; mais +enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son +tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prévenir, il y est +encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de +recourir à ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous fiez qu'à +vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs. + +--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick. + +--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de +prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la façon dont +un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on +s'inspire mutuellement dans cette corporation. + +--Faut-il donc soupçonner tout le monde? + +--Hé, hé! + +--Mais alors ce serait à quitter la société. + +--Au moins une certaine société. + +Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline le retint: il était +épouvanté de la responsabilité qui lui tombait sur les épaules, et il +ne l'était pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. Comment +découvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait à peine les +anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il +termina en demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un: + +--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un. + +--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent +encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous +l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se +passeront avec une correction parfaite. + +Adeline se montra si désappointé que le préfet ne voulut pas le laisser +sur cette réponse décourageante. + +--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une +surveillance sans danger d'être reconnu, et aussi sans provoquer +l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure +et la tenue seraient déplacées dans votre cercle. Demain vous aurez ma +réponse. + +Cette nuit-là , Adeline la passa au cercle à surveiller les joueurs, +rôdant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien +d'irrégulier. À la vérité, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien pût éveiller les +soupçons dans sa manière de tailler, qui était la plus correcte au +contraire, la plus élégante qu'on eût encore vue au _Grand I_. C'était +presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'était presque +un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, +numéroté dans l'_Almanach de Gotha_, et apparenté à des Altesses: «J'ai +attrapé hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!» Ça +pose de se faire culotter par un prince. + +Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec une impatience nerveuse. + +--J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. Un ancien agent +politique versé dans la brigade des jeux. Il paraît qu'il a été +_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. En tout cas, il +connaît tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'exécute chez +vous est neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais de +vous dire qu'il est assez bien pour passer inaperçu dans votre cercle et +partout; en plus décoré, d'un ordre étranger, pour services politiques. +Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle heure? + +--Dix heures. + +Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa à la porte d'Adeline, +et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habillé comme tout le monde et avec aisance, les +mains gantées; la tête était énergique, le visage montrait des traits +détendus et fatigués comme ceux des comédiens qui ont exprimé toute la +gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'était +de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans +mouvements apparents, un rayon visuel plus considérable qu'il n'est +donné à une vue ordinaire. + +--Je viens de la part de M. le préfet de police. + +En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui. + +--Très bien, monsieur; vous voudrez bien me présenter comme... une +personne de votre connaissance. + +--Assurément; votre nom? + +--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble +ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou +ne lui met pas d'apostrophe. + +Dantin allait se retirer; Adeline le retint. + +--M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des +grecs. + +--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes +neuves dans les cercles, mais je connais à peu près toutes celles qui +ont servi; quant aux inédites, une certaine expérience me permet de les +deviner quelquefois! + +--M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même d'une façon +surprenante. + +--M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain doigté. Au reste, je +me mets à votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... +séance, je suis prêt. Vous avez des cartes. + +Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher. + +Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant le bureau +d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout en causant, parut les examiner +assez légèrement. + +--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je +l'espère. + +Il les étala sur le bureau et les remua à deux mains avec de grands +mouvements des épaules et des coudes; puis, les ayant rassemblées, il +les posa en tas devant Adeline. + +--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si +vous voulez bien me désigner le neuf que vous désirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont +des neuf. + +Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de +Dantin. + +--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre? + +--Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant bien de voir +comment Dantin opérait. + +Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni pour ceux de coeur et +de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ébahi. + +--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas +davantage entendu. + +--Pas du tout. + +--Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté du filage, +l'oreille perçoit ce qui échappe aux yeux; heureusement, j'ai travaillé +une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le +musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez +peut-être pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; +pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles étaient +mauvaises, je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à peine +perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu +de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la +_salade_; et je vous ai donné à couper; mais, au moyen de cette carte +légèrement bombée, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez +coupé. Et voilà . Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse. + + +XI + +À neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit +passer son nom au président, qui à ce moment causait avec son gérant. + +--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joué, +faites-le monter. + +Puis s'adressant à Frédéric: + +--Un ami de Nantes. + +Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté de cette façon, +devait passer inaperçu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosité: +ce n'était point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs +à qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur était que +ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement séduire par +les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois à ponter un +louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin +quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la même valeur +à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris. + +À cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux +bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou à l'écarté; mais le +baccara chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait passer +l'inspection des lieux avant celle des joueurs. + +Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial à la +perfection, c'est-à -dire avec une discrétion qui n'allait pas jusqu'aux +gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la première +fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de +lui avec curiosité, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend +un peu. + +Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne +pouvait se recommencer indéfiniment, et, d'autre part, deux amis qui se +retrouvent après une longue séparation ne peuvent pas se mettre à lire +les journaux en face l'un de l'autre. + +--Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fissions quelques +carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans +provoquer l'attention. + +Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il fut court. + +--Après tout! se dit-il. + +Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée des joueurs permît +de commencer la partie; alors ils passèrent dans la salle de baccara; +mais les joueurs assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie +autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas +tromper sur la qualité de ces joueurs, qui, pour lui, n'étaient que des +_allumeurs_ chargés de lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au banquier, c'était +non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec +quinze louis avancés par la caisse; si la partie avait marché pour de +bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure. + +Entre la première et la seconde banque, Frédéric s'approcha de l'ami du +président, et les présentations se firent. + +--M. d'Antin. + +--M. le vicomte de Mussidan. + +--Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui ne dédaignait pas +d'allumer lui-même la partie, même au détriment des amis de son +président. + +--Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec franchise et +simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes nous ne cultivons pas encore le +baccara. + +--Cependant... + +--Au moins dans ma société; c'est même la première fois que je vois +jouer ce jeu. + +--Il est bien facile. + +--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais +aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. +Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas? + +--C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le banquier. + +--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du +banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles. + +Frédéric s'éloigna en se disant que son président avait des amis +vraiment bien naïfs,--ce qui d'ailleurs ne l'étonna pas. + +--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, +quand Frédéric fut passé dans une autre salle, le vicomte de Mussidan +est le vrai gérant du cercle, et c'est un autre moi-même. + +--Pardon, je ne savais pas. + +Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant et le président ne +faisaient qu'un, il fallait être attentif à veiller sur sa langue. Il +avait reçu l'ordre de se mettre à la disposition de M. Constant Adeline, +député, président du _Grand I_, afin d'aider celui-ci à découvrir des +vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels étaient ces vols, +quels étaient les voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de +les trouver. Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait les +tricheries des grecs, il était disposé à voir des voleurs dans tous ceux +qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; +s'ils étaient moins soupçonneux, ils ne découvriraient rien. Tel qu'il +avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnête homme du +monde, un brave et digne président, comme après tout il peut en exister. +Mais si ce brave président ne faisait qu'un avec son gérant, et un +gérant vicomte, c'est-à -dire un déclassé, la situation se trouvait +autre qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de ne pas +s'aventurer avec lui. Un député est un personnage influent et c'est +niaiserie d'agir de façon à s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a +que sa place pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le cas +de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joué les Don Quichotte, +ce qui l'avait mené à être simple inspecteur de la brigade des jeux à +quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas. + +Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche +curiosité du provincial qui voit jouer le baccara pour la première fois; +de temps en temps il adressait à Adeline discrètement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un peu l'oreille; elles +étaient tellement naïves, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que +d'un provincial renforcé. + +Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il +n'en était pas moins attentif à ce qui se passait à la table, qu'il ne +quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux +valets de service. + +Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs étaient arrivés, et la +misérable petite banque de quinze louis du début était montée à cent, à +deux cents, à cinq cents louis. + +Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vît il ne +lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout éviter un éclat, qui, +colporté le lendemain dans le Paris des cercles et peut-être même dans +tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en même temps que la réputation +de son président. + +Cependant, bien que Dantin se fût conformé à cette instruction, plus +d'une fois il avait regardé Adeline pour appeler son attention sur la +table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui +ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que +par cela il est dans l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. +Alors Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire à un +aveugle volontaire ou non, et si vraiment le président et le gérant ne +faisaient qu'un. + +Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à Adeline qu'il +voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes. + +--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux. + +Dantin fit un signe affirmatif. + +Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline referma la porte +avec soin. + +--Qu'avez-vous vu? parlez bas. + +--J'ai vu que le croupier a _étouffé_ de quarante-cinq à cinquante +louis, rien que dans les trois dernières banques, répondit Dantin en +sifflant ses paroles du bout des lèvres. + +--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu. + +--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la +salle, comme vous serez prévenu, vous les verrez se répéter si c'est +toujours le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne pas les +recommencer. + +--Mais c'est Julien! + +Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait clairement +que Julien était la dernière personne qu'Adeline aurait crue capable +d'étouffer le plus petit louis. + +--Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua Dantin, et c'est +une sage précaution qui prouve que celui qui leur a imposé ce vêtement +connaît les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent +qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un +jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait +dû en même temps leur imposer une cravate serrée au cou. + +--Pourquoi donc? + +--Pour les empêcher de faire glisser des jetons dans leur chemise. +Rappelez-vous le col de Julien, il est très lâche, n'est-ce pas? et la +cravate est lâche aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui +respire difficilement, paraît-il, surtout au moment où il paye ou quand +il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'élargir, et +laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa +ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De même qu'il éprouve le besoin de respirer, il éprouve aussi celui +de se moucher: deux fois il a tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs +différents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, +où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replié et remis dans sa +poche; ci, deux louis. + +--Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le gérant, ni le +commissaire des jeux! + +C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer. + +--Je dois dire que tout cela était fait très proprement, avec adresse. +Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur? + +--Continuez. + +--Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, le change a été +fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, +quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son épaule, +il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une +qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis. + +--Mais alors Théodore serait son complice? + +--Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant passons à la dernière +opération. Vous avez dû remarquer un ponte à sa droite, un monsieur à +barbe rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, en commençant +par lui, il lui a payé sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il +est revenu au monsieur roux, et alors il lui a payé les dix louis que +celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon +compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu. + +Adeline était atterré: + +--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils +misérables! + +Dantin se dit que si ce président ne valait pas mieux que d'autres +qu'il avait connus, en tout cas c'était un habile comédien qui jouait +admirablement la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou ne +fût pas sincère, était-il prudent de paraître la prendre au sérieux. + +--Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi de vous dire que ce +qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis +pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, +seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnêtes gens +que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il +est mauvais de manier sans contrôle possible de grosses sommes qui +semblent, à un moment donné, n'appartenir à personne: pourquoi celui qui +les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela +que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes étonnantes, +que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant +pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de +vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait +pourquoi, si ce n'est peut-être pour les remercier de les avoir volés +proprement. Ils sont partis de bas, garçons de café pour la plupart, +valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un +jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu +faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; à +moins qu'ils ne soient joueurs eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous +voyez une charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval de +prix et chercher à accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne +demandez pas à qui; c'est à un croupier: les plus belles villas, +aux croupiers; les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq +ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent +mille francs. Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, ces +fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous +en dévorent une grosse part, car on n'opère pas ces voleries sans que +d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur +roux payé deux fois était un mangeur; et si j'allais dire à votre +croupier ce que j'ai vu, soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce +qu'il a gagné pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une bohème qui vit d'eux tranquillement, sans +danger, sans rien faire. Allez un jour dans le café où se réunissent les +croupiers à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, +vous verrez comme on les fait chanter. + +Adeline restait accablé. + +--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin. + +Dantin hésita un moment: + +--N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement. + +--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre +surveillance, je vous rejoindrai tout à l'heure. + + +XII + +Si Dantin avait hésité un moment pour répondre à la question d'Adeline, +c'est que le tout qu'il disait n'était pas le tout qu'il avait vu. + +En plus de l'_étouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la +cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de réflexion, il s'était +demandé s'il devait parler de ce _bourrage_. + +Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il ne sût rien de la +situation qui avait été faite au président du cercle dans lequel il +opérait, il devait croire que ce président comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'était, toujours comme chez les autres, +la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du +_bourrage_ de cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce +pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent volé»; cela n'est +agréable à dire à personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un +pauvre diable d'employé de la préfecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire à un ami du préfet «Vous n'êtes qu'un +_mangeur_.» + +C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président de cercle que son +croupier étouffait les jetons, mais enfin c'était possible: le croupier +pouvait opérer pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il +aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'était pas le +croupier qui en avait la clef, c'était le gérant, et s'il la _bourrait_, +ce ne pouvait être que par ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au +mot d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il fallait y regarder +à deux fois avant de dénoncer ce _bourrage_. + +De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë qui n'accusait +personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions. + +Que le président le poussât, en homme qui réellement veut tout savoir, +il répondrait aux questions nettement posées. + +Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, surtout à +propos de choses qu'on ne lui demandait pas. + +Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore on l'avait envoyé +reprendre sa surveillance; il se l'était tenu pour dit: on n'a pas été +fonctionnaire de la préfecture pendant de longues années sans apprendre +à retenir sa langue. + +Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance en +continuant à se donner l'air provincial. + +--Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, commencez-vous à connaître le +jeu? + +--Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne +pourrais jamais me décider. + +--Alors vous ne jouez pas? + +--Demain. + +--Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant. + +L'imbécile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps +qu'il avait passé dans le cabinet du président, le nombre des joueurs +avait augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, derrière +les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le +tapis vert était encombré de jetons rouges et blancs et de plaques de +nacre au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques louis +jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas eu la patience de les +changer. Comme les filouteries du croupier ne l'intéressaient plus +puisqu'il les connaissait, c'était aux joueurs et au banquier qu'il +donnait toute son attention. Mais à l'exception d'une pauvre petite +_poussette_, c'est-à -dire d'une plaque de vingt-cinq louis à cheval et +qu'un ponte avait adroitement poussée quand son tableau avait gagné, +il ne vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, +jouaient correctement. + +Mais il en est du policier comme du chasseur à l'affût, il n'a qu'à +attendre; il attendit donc. + +Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la +salle, vers lequel tous les yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe +s'avançait un grand jeune homme blond à lunettes, qui semblait marcher +assez gauchement, un peu à l'aventure, le prince de Heinick, à qui l'on +faisait une entrée, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. +Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou +en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez. + +Tout de suite le prince vint à la table, et, deux joueurs s'étant +écartés avec l'empressement de courtisans, il plaça sur le tapis une +plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il +perdit encore. + +--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai +aussi malheureux en banque. + +Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus +d'un joueur se promettait de profiter de cette déveine, quand il serait +en banque: il avait assez gagné, l'heure de la restitution allait +sonner. + +Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, le prince alla +s'asseoir dans un coin, et resta là d'un air indifférent et ennuyé +jusqu'au moment où la banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le premier croupier, +un Béarnais appelé Camy, qui avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à +Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour +les joueurs de qualité. + +Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait demandé des cartes +neuves; et le garçon d'appel avait apporté trois jeux au croupier. En +poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au +second rang derrière les pontes assis, et il n'était qu'à trois pas du +banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrième +rang, Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les cartes sur le +tapis, il les examina et constata que les bandes timbrées paraissaient +intactes. Le croupier déchira les enveloppes, battit les cartes et les +passa à un ponte qui les battit à son tour. + +--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un +aimable sourire; je suis féticheur. + +Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; Dantin pouvait être +tranquille de ce côté; il n'avait plus qu'à surveiller les mains de cet +aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portée +préparée à l'avance--un _cataplasme_, si cette portée était épaisse; un +_rigolo_, si elle était mince; mais tout se passa avec une régularité +parfaite, il n'y eut aucune applique. + +Les jetons, les plaques, les louis et même quelques billets de banque +s'étaient abattus sur le tapis. + +--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue. + +--Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil +exercé, avait fait son compte. + +--Rien ne va plus, dit le prince. + +--Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy. + +Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les +deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, +quand il montra son point, un murmure de surprise s'éleva: il s'était +tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de +gauche baccara. + +--Quelle veine! + +Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution +ne paraissait guère arrivée: aussi quand le prince fit sa question +ordinaire: «Combien, je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept +mille francs; les prudents se réservaient; il fallait voir. + +Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit +cette taille en tirant une bûche qui laissa le même, son point de trois. + +Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier annonça qu'il y +avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car +ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été le premier: le +prince tira à six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre +7. + +Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, c'était trop beau, +trop sûr pour lui; il y avait là quelque volerie, mais laquelle? Il n'y +voyait rien; il avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus +léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où l'anxiété arrêtait +les respirations. Devenait-il sourd? Il écouta s'il entendait le +battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit. + +La banque continua en suivant à peu près la même marche, sur quatre +coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le +prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se +trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre. + +Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de +nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec +son aimable sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait le +lendemain et leur offrirait leur revanche. + +C'en était assez pour ce soir-là ; le cercle se vida presque +complètement; bien certainement il ne se passerait plus rien de sérieux. + +Adeline emmena Dantin dans son cabinet. + +--Eh bien? demanda-t-il. + +--Le prince est un filou. + +--Vous avez vu? + +--Rien. + +--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un +homme dans sa situation et que nous a présenté un membre des grands +cercles? + +--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que +je ne dise rien, je me tais. + +--Mais qui vous fait croire...? + +Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince était un filou, +en insistant principalement sur la sûreté de son tirage: + +--Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il n'y a très +probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque +chose je le chercherai, j'espère même que je le trouverai, seulement +il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a +taillé. + +--Elles étaient neuves. + +Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et +comme ce soir-là il était impossible de retrouver avec certitude dans la +corbeille celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut convenu +que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, +qui aurait voulu ce soir même expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait bien attendre et +laisser le prince prendre encore une banque sans éveiller les soupçons +de personne, alors même que cette banque du lendemain devait être aussi +désastreuse que celle qui venait de finir. + +Elle le fut; les choses se passèrent exactement comme la veille: même +façon de jouer et de tirer, même gain, même impossibilité pour Dantin de +rien voir. + +Comme cela avait été convenu, aussitôt que la banque fut finie, il +se rendit dans le cabinet du président, où celui-ci arriva presque +aussitôt, accompagné de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner +plus de solennité à l'examen. Ils apportaient les cartes de la dernière +banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes +passèrent par ses doigts et sous ses yeux. + +--Je ne trouve rien, dit-il enfin. + +--Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté vous avez soupçonné le +prince, dit Adeline sévèrement; par bonheur, personne n'en saura rien. + +--Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin. + +--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement +et avec non moins de sévérité qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec +prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous? + +Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à l'idée que le prince de +Heinick pouvait être un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent +avec une pitié méprisante: + +--Ces policiers! + +Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin sur le prince qu'Adeline +avait entretenu son collègue, c'était aussi des accusations portées +contre Julien et Théodore; aussi, en voyant le découragement de l'agent, +tous deux se demandaient-ils si accusations et soupçons ne se valaient +pas. + +Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais +que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: «On n'accuse pas +sans preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas. + +--Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, au moins pour les +joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous +pouvez ne pas revenir demain. + +--Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport. + +Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint +vivement, en se frappant le front: + +--Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes! + +Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant s'il était pris +d'un accès de folie. + +--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces +cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui +voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe? + +--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard. + +--Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, heureusement, j'en +ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de +retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes. + +--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance. + + +XIII + +--Voilà un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit +Bunou-Bunou quand Dantin eut refermé la porte. + +--C'est le rôle d'un policier de voir partout des coquins. + +--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, +c'est vif. + +--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des +manoeuvres de Théodore et de Julien. + +--Je me le demande aussi. + +--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, les accusant! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions +d'agent de police on doit prendre bien souvent le rêve pour la réalité. + +--C'est ainsi que courent de par le monde tant de légendes sur les +tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connaît des +gens qui ont vu, et alors... + +--Et alors? + +--Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux et discrets: «Mon +cher député, on triche chez vous»; ah! ah! ah! + +--Ah! ah! ah! + +--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux! + +À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un +journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'était Frédéric +qui venait aux renseignements; en voyant ces allées et venues, ces +conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; que signifiait tout cela? +Mais en trouvant son président et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se +rassura; évidemment il ne se passait rien de grave; et après quelques +mots pour justifier tant bien que mal son entrée, il se retira se disant +qu'à coup sûr ils se moquaient du commerçant de Nantes. + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la démence +toute pure de prétendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur +des cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées du timbre +de l'État. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous +m'expliquer ce qu'il a voulu dire? + +--Je n'en sais vraiment rien. + +--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux. + +--Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller nous coucher. + +Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent +écoulées, Dantin arriva. + +--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix +haletante. + +--Si vous voulez. + +L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas long: + +--Le voilà , le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, regardez +vous-mêmes, là . + +Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui montra du doigt où il +fallait regarder. + +Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait +exprès pour lui, au lieu d'être unies, étaient tarotées en losanges +roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe était une +toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui +répondait au point même de la carte, sur le premier pour l'as, sur le +troisième pour le 3, sur le neuvième, sur le douzième (afin de laisser +un écart facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de sorte +qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la +regardait à découvert. + +--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque +je n'y étais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille +rougie, approchée des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est +du bel ouvrage, propre, original... et trouvé. + +--Mais ces cartes étaient dans des enveloppes scellées par la régie! dit +Bunou-Bunou. + +--Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes gommées de la +poste, on les ouvre sans les déchirer en les exposant à la vapeur de +l'eau bouillante; on retire alors les cartes une à une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on les replace une à +une; on gomme la bande; et le tour est joué: voilà des cartes neuves +qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de +fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très habiles opticiens que +messieurs les Allemands. + +--Mais il faut un complice, dit Adeline. + +--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garçon d'appel qui +apporte les jeux, et qui substitue à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont +été préparés. + +--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou. + +--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garçon; mais, en +attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes +on joue à jeu découvert, et vous montrer comment le prince opère. Tout à +l'heure, vous avez douté de moi, je m'en suis bien aperçu; laissez-moi +me réhabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru. + +Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui refuser ce qu'il +demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline +à sa droite et Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à une table +de baccara où il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main +gauche, de la droite il donna les cartes. + +--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous +dire vos points: à droite, il y a une figure et un 6, à gauche un as et +un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus sûrement que je sais que la carte que je vais retourner +est un 4. + +Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme les points qu'il +avait annoncés étaient bien ce qu'il avait dit. + +Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; la démonstration était +plus que faite. + +--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez +faire? + +La même réponse sortit instantanément de leurs deux bouches: + +--Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire. + +Cette réponse était trop conforme à la tradition pour que Dantin s'en +étonnât: pas de scandale, c'est la mot de tous les présidents de cercle +lorsqu'un scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout le monde, +on crie «au voleur»; dans un cercle où il n'y a qu'un monde choisi, +on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prévenir +personne, de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller voler chez +le voisin. + +Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son nom serait mêlé et qui +compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince +allât continuer son industrie dans les autres cercles de Paris. + +--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunité au +prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui écrire +une lettre banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; il faut +qu'il quitte Paris et la France. + +--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je +n'y vois pas d'inconvénient, au contraire. + +--Et le garçon de jeu? demanda Dantin. + +--Je vais le chasser. + +--Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit Bunou-Bunou, nous +ne pouvons pas lui livrer le complice. + +--Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité s'est établie? + +--Certainement. + +--Nous allons l'interroger. + +Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se présenta d'aller lui +chercher Léon. + +--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai +moi-même; j'obtiendrai peut-être des aveux plus vite, en même temps que +je le forcerai à ne pas ébruiter l'affaire. + +--Faites. + +Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant autour de lui. + +--Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en +désignant de la main Dantin, adossé à la cheminée. + +--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude. + +--Mais... Léon. + +--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre? + +--Chemin. + +--Tu es Normand? + +--C'est vrai. + +--D'où? + +--D'Arques. + +--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le métier? + +--Oui. + +--Tu es marié? + +Il fit un signe affirmatif. + +--Où est ta femme; que fait-elle? + +--Elle tient un café à Arques. + +--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq +pour Dieppe, et tu resteras auprès de ta femme, à tenir ton café avec +elle; si tu reviens à Paris, la police correctionnelle et après Poissy. +Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs ce que le prince de +Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes préparées, et +comment l'affaire s'est arrangée entre vous. + +--Des cartes préparées! + +Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux. + +--Les voici. + +Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale de l'interroger en +affirmant lui avait fait perdre la tête; la vue des cartes l'acheva. + +--Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, balbutia-t-il. + +--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux? + +--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grêlé, que j'ai connu au +café où je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses +cartes, des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, quoi. + +--Bien sûr. + +--Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais +jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira +que je suis un honnête homme: j'ai quatre enfants. + +--Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là , car il est fameux. + +Léon hésita un moment. + +--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement. + +--Mille francs. + +Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot à personne: +si tu causes, au lieu d'aller jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme +le poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne s'amuse pas. + +Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il avait reculé vers la +porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors. + +--Voilà ! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de +cartes à un autre et la tête tourne. + +Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils +procéderaient avec le prince, et il fut décidé qu'on attendrait son +arrivée le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle +du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du président. + +--Vous vous trouverez là , dit Adeline à Dantin, et vous préciserez la +tricherie, si le prince essaye de la contester. + +Dantin allait se retirer, Adeline le retint: + +--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous +nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue à +un certain moment nous avons douté de vous. Le préfet saura combien vous +nous avez été utile en cette misérable affaire. + +Quand Dantin arriva le soir à onze heures au _Grand I_, il remarqua +qu'on le regardait d'une façon bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En +effet, les conciliabules dans le bureau du président, la disparition +des cartes qui avaient servi à la banque du prince de Heinick, enfin +l'absence inexpliquée de Léon avaient fait travailler les langues: +ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui +adressa la parole, pas même Frédéric qui causait avec Barthelasse, car +Adeline vint au-devant de lui. + +--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y +trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout à l'heure. + +En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné du prince, qu'il +fit passer devant lui poliment. + +--Vous désirez me parler? demanda le prince avec une hauteur +dédaigneuse. + +--Oui, monsieur, nous avons à vous demander des explications sur votre +façon de jouer. + +--À moi! + +Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe. + +--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua +Adeline en désignant Dantin. + +Celui-ci s'avança: + +--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux. + +--Qu'est-ce à dire? + +--C'est-à -dire que vous trichez, prince. + +--Misérable! + +--Vous trichez avec ces cartes--il présenta les cartes--que vous remet +le garçon de jeu, à qui vous donnez mille francs. + +Le prince hésita un moment en jetant autour de lui des regards féroces; +puis tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes +flageolantes, comme s'il allait défaillir: + +--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment +d'égarement, je vous expliquerai. + +--Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous avez à prendre demain +matin le train de sept heures trente pour Cologne, et à ne jamais +revenir en France. + +--C'est impossible demain; la princesse... + +--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle. + +--Je partirai. + +Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de surveillance à la gare du +Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de +voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se +tenant en dehors des barrières au lieu de passer dedans et en détournant +la tête pour que le prince ne le reconnût pas. + +--Compiègne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la +tablette du guichet. + +Dantin lui prit le bras: + +--Compiègne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire? + +--Cologne. + + +XIV + +Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin +s'expliquer avec Frédéric et lui demander l'expulsion du croupier Julien +et du garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit +franchement, sévèrement. + +Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un agent au cercle! +qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le président? + +Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, +il fallait être renseigné. + +Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout de son réquisitoire +qu'il prit la parole--d'un air consterné, et aussi outragé. + +--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Théodore seront +chassés du cercle; ce sont des misérables qui méritent d'autant moins de +pitié que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce côté +je suis en faute; j'ai péché par trop de confiance précisément; je ne +les ai point surveillés avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort, +je le reconnais. + +Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; mais il la +releva et reprit sa fierté, son air Mussidan: + +--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, +plus que peiné, en un mot, profondément blessé, que tout ce qui vient +de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tête, en +me tenant à l'écart, comme si je n'avais pas la responsabilité de +l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande +les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette façon. + +Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline s'en fâchât; il +en attendait même l'explosion, et il n'eût pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse était-elle +prête: + +--J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le service qu'il m'a rendu, +qu'il nous a rendu, était assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter +les conditions qu'il mettait à son concours. + +Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: Frédéric ne se +fâcha point. Il avait mieux à faire, c'était d'amener Adeline à parler +longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait +été dans ses découvertes. + +Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter. + +Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait +à profiter des observations de cet agent, non pour le passé, mais +pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se +reproduire, non seulement avec les croupiers et les garçons de jeu, +mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de +celui-ci avait été si originale, si audacieuse qu'elle l'avait +trompé; malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et cette +veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la découvrir; mais +dorénavant des précautions seraient prises qui empêcheraient toute +fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, roses, chamois, ce qui +couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi +seraient brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une perte de +cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, +mais la sécurité absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, +cette leçon donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions +légales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une +fois de plus que, bien décidément, le _Grand I_ était un cercle modèle. + +Que le _Grand I_ dût devenir, dans un temps donné, plus cercle modèle +qu'il ne l'était déjà , cela ne pouvait pas changer les résolutions +d'Adeline. + +Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez vous», il avait vécu +sous le poids écrasant d'une obsession qui ne le lâchait ni jour ni +nuit: il se voyait devant le tribunal obligé de répondre comme +témoin aux questions du président, et d'écouter la tête basse ses +admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractère, +blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point? + +Et tout en entendant les questions sévères ou bienveillantes du +président, tout en voyant son sourire narquois ou dédaigneux, il se +répétait les paroles du père Eck: + +«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la +fortune que la famille est bonne.» + +Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le +marin au milieu de la tempête: s'il échappait au danger qui le menaçait, +il renoncerait à cette existence si peu faite pour lui, et, suivant +le conseil du père Eck, il laisserait ces gens à leurs plaisirs, qui +n'étaient pas du tout les siens. + +Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiété et +cette intensité de pensée: que lui avait-elle donné, cette existence +qu'il n'avait acceptée qu'en vue de résultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à tenir aussi +éloignés qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses intérêts +personnels lui avait apportées cette présidence qui devait lui créer +tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son intérêt +personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt général, il était bien +forcé de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait +concourir au développement de la vie brillante à Paris, avait tout +simplement concouru au développement du jeu: où étaient-ils, les +commerçants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis +qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruinés--lui +tout le premier. Car le plus clair de cette misérable aventure, c'était +sa dette à la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, à cette +heure, en formaient le chiffre. + +Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît son voeu, et +qu'en donnant sa démission il reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y +avait pas à hésiter, pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être +étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce +qu'il avait appris l'épouvantait. Eh quoi, c'étaient là les moeurs de ce +monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; +et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: «Allons chez Adeline»; +c'était chez Adeline que les croupiers _étouffaient_ les jetons; chez +Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles de travail +et de probité aboutissaient à ce résultat. + +Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il sortît de cet +enfer, qui ne dévorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui +le dévorait lui-même, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y +laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui +élèvent le coeur et l'esprit, ce n'est pas précisément celle du jeu; +depuis qu'il était à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passé devant les yeux et dans des conditions où la bête humaine se livre +le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler. + +À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il avait caressées pour +Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui +gagner? elle serait la première à ne pas le vouloir. + +Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier Julien et Théodore, +il n'hésita pas une minute, contrairement à ce qui arrivait toujours +lorsqu'il avait une résolution difficile à prendre, il quitta le _Grand +I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, il +fallait qu'il s'acquittât à la caisse,--ce qui n'était possible qu'en +redemandant à sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait +envoyés quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant avec +elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres. + +Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation! + +L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf comme à +l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa femme pour lui annoncer son +arrivée, et, quand il entra dans la salle à manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa +femme, Berthe et Léonie. + +--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas +donné, dit Berthe en l'embrassant. + +--Alors, la politique chauffe? dit la Maman. + +Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage de Berthe avec +Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un +jour à Elbeuf; c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait pu être +question d'intérêts de famille. Comme de leur côté, Adeline et madame +Adeline ne tenaient pas moins à ce que ces sujets ne fussent pas +abordés, et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à sa +grand'mère la plus légère occasion de manifester franchement ou par des +allusions son hostilité, c'étaient des conversations politiques sans fin +auxquelles tout le monde prenait part. + +Mais ce soir-là la politique elle-même languit et plus d'une fois +Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mère +la discussion commencée. + +--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours désireuse de ces +promenades avec son père. + +--Non, je repars demain matin pour Paris. + +Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère chez elle; puis, ayant +embrassé sa fille et Léonie, il passa dans le bureau avec sa femme: + +--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermée; comme tu es +préoccupé ce soir! + +--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, +à moi, une cruelle humiliation. + +Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux. + +Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste +maternel, elle se pencha à son oreille: + +--Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder. + +--Oui. + +--Mon pauvre Constant! + +--J'ai été entraîné, une fatalité. + +--Je pense bien. + +Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, bien que le plus dur +ne fût pas dit. + +--Combien? demanda-t-elle. + +--Il me faut vingt-cinq mille francs. + +Bien que dans leur situation la somme fût très grosse, elle avait craint +le malheur plus grand encore. + +--Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. Puis, voulant le +relever: + +--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons +pas eu cette année. + +--Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en toi, quelle indulgence! + +--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas +pleurer; est-ce qu'il doit être question d'indulgence entre nous? + +--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit. + +--Mon Dieu! + +En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, +la préoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter à +sa femme, avaient changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était +vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille mis de côté sur +son gain qu'il lui fallait. + +--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour? + +--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour. + +--Qui t'a dit?... s'écria-t-il. + +--Tu les avais gagnés au jeu. + +Il la regarda interdit. + +--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six +ans unis de coeur et de pensées sans se connaître et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien +vu d'où ils venaient. Et c'est là ce qui, depuis, a fait mon tourment; +puisque tu avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que +de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser +commencer. J'étais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs +provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, il n'y a qu'à les +prendre. + +Il la serra dans ses bras. + +--Nous aurions toujours été heureux que je ne te connaîtrais pas! +s'écria-t-il avec effusion. + +--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle. + +--Oui. + +--Eh bien, je trouve comme un soulagement à le savoir; j'ai l'esprit +ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ça bien +souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, +dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis que ces +trente-cinq mille francs maudits me sont arrivés; et puis si tu te +décides à payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, +n'est-ce pas, à les rattraper par le jeu? + +--Ce n'est pas seulement à les rattraper que je renonce, c'est aussi à +la présidence du cercle. + +--Ah! Constant! s'écria-t-elle. + +--Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas +me retirer sans la payer; aussitôt que j'aurai payé, je donnerai ma +démission. + +--Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est pas acheter notre +repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces +vingt-cinq mille francs. + +--Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; tout pouvait y +rester. + +--Même l'honneur. + +Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner sa démission. + + +XV + +Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, Barthelasse et +Raphaëlle tenaient conseil chez celle-ci. + +Depuis que le _Grand I_ était ouvert, jamais il ne s'était trouvé dans +des conditions aussi critiques; si l'avertissement du préfet: «On triche +chez vous», n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des plaintes +certaines, la surveillance de l'agent et les précautions prises pour +qu'elle pût s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers +de la situation. + +Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne pouvait avoir aucune +responsabilité pour ce qu'il s'y passait, était furieuse contre ses +associés, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, passant de l'un à +l'autre, quand elle ne les réunissait pas dans le même sac pour les +secouer en les cognant l'un contre l'autre. + +--Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que vous fichez dans le +cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait à +Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empêché un prêt douteux de +cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait à Frédéric--tu n'as +qu'à dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé la revue +de ton personnel, et que tu l'as trouvé correct. Et vous êtes du métier! + +Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; puis se tournant vers +Barthelasse: + +--Vous dites que vous êtes le malin des malins--imitant son accent--oui, +mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les +connaissez, et quand un particulier à lunettes opère sous vos yeux, tire +à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement vous trouvez ça tout +naturel. + +Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taillé en taureau, se +laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tête, et +par Raphaëlle plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût, +comme il disait d'elle. + +--Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il. + +--Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, vous avez remâché +toutes les vieilleries de votre honorable carrière, les télégraphistes +que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, +le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin +tout votre répertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas +bien difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à tricoter +donnant juste le point de la carte, et ça n'était pas bien difficile non +plus à découvrir, puisque ce policier l'a découverte. + +Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que +Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il se reprochait lui-même: «Comment +n'avait-il pas eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait +examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, +tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti. + +Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric. + +--Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: +négociant à Nantes! + +--J'ai eu des soupçons. + +--Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur +Nantes? il n'y a peut-être jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des +bêtises. + +--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent +que personne ne connaît. + +--Il vous aurait fallu un commissaire avec son écharpe; vous auriez +ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert. + +--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là qu'est la question +intéressante. + +--C'est clair, ce qu'il a vu. + +--Et la cagnotte? continua Barthelasse. + +--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? demanda Raphaëlle. + +--Rien. + +--Il n'y a pas fait d'allusion? + +--Aucune. + +--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, dit Raphaëlle. + +--Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et rien de celui-là ? +demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin! + +--Puisqu'il n'a rien dit. + +--C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, mais l'agent +savons-nous ce qu'il a dit au président? + +--Puisque le président n'a parlé de rien, répéta Raphaëlle avec colère. + +--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la +connaît pas? + +--S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, et pour exiger +leur renvoi immédiat? s'est-il gêné pour renvoyer lui-même Léon? + +--Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui fait? je vous le demande, +hein! s'écria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle +lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se +fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; +c'est son genre, à cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce +n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; +j'en ai connu plus d'un comme ça. + +--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaëlle, +agacée par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre président. + +--Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle +pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il +accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien. + +--Il accepte? + +--Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour le dire. + +--Oui, mais acceptera-t-il maintenant? + +--Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée. + +--Que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Qu'il ne nous quitte. + +--Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, nous le tenons! + +--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi? + +--Qu'a-t-il donc dit? + +--Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé pour lui; ce brave homme +n'était pas plus fait pour être président de cercle que moi je ne le +suis pour être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré là -dedans; +je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à s'en aller; et s'il n'est +pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages +qui dans sa position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en +espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; mais ce qui s'est +réalisé, ce sont des ennuis et des tourments qui l'épouvantent. Il a +peur d'être compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout à fait +affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et qui lui fera +commettre toutes les bêtises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce +moment il n'eût pas d'autre idée que de se procurer les soixante +mille francs qu'il nous doit, pour nous planter là . Alors que +deviendrons-nous? + +Les trois associés se regardèrent avec stupeur. + +--Personne mieux que moi ne sait combien il est embêtant, continua +Frédéric, combien on a de difficultés à manoeuvrer avec lui, combien il +est gênant; mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que si +nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un +paratonnerre; estimé de tout le monde et de tous les mondes, ami du +préfet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le +cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir +qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main heureuse; elle l'eût fabriqué +elle-même qu'elle ne l'eût pas mieux réussi. + +--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon à ce qu'il durât +plus longtemps. + +--Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera pour quelles +raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-être lui-même, +ses raisons. Alors nous voilà livrés aux _mangeurs_; si nous refusons +leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra +les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille +francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous étions +tranquilles et c'était crânement que je répondais que nous n'avions +besoin de personne: «Merci, nous avons notre président.» + +--Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six +mille francs, c'est bon à garder. + +--Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, vous verriez que je +n'exagère rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Après le premier +moment de surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince de Heinick +et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de Théodore, sévèrement, comme +un juge qui s'adresse à un coupable, je me suis vite remis et tout de +suite je lui ai longuement expliqué toutes les précautions que nous +prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de +pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il +m'écoutait; lui qui autrefois eût voulu explications sur explications, +il avait l'air de me dire: «Vous savez que tout cela m'est indifférent, +ce n'est pas pour moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner l'éveil. +Si son intention avait été de rester avec nous, il m'eût interrogé au +lieu de me fermer la bouche. + +--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Théodore? demanda +Barthelasse. + +--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser +qu'au premier mot je ne lui ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris +les devants. + +--Mes pressentiments sont les mêmes que ceux de Frédéric, dit Raphaëlle; +il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous? + +Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent comme pour chercher, +dans les yeux des uns des autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en +eux. + +--Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il +avait gagné, il ne demanderait qu'à continuer; mais toujours perdre, je +m'imagine que ça dégoûte. + +--Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il nous devait deux cent +mille francs, nous le tiendrions. + +--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frédéric. + +--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. +D'abord ça n'appauvrira pas la caisse, qui n'a été que trop soulagée par +cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens +comme le succès, c'est la leçon de la morale. + +Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de plaisanter, +cependant cette leçon de la morale invoquée par ce vieux crocodile de +Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire: + +--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des +exemples: il y a sept ans, à Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante +mille francs et je commençais à comprendre que j'aurais bien du mal à +les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passé +des séquences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagné près de +nonante mille francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne +s'était rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend à +demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, un +peu avant qu'il prenne la banque.... + +--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant? + +--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc disposé à la +prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: +«Mon _présidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les +banquiers»; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle +séquence que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou huit coups +sûrs: comme il est reconnu que notre _présidint_ est le plus honnête +homme du monde, personne n'ose le soupçonner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a pas parlé du +_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les séquences +qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez. + +Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son enfance faubourienne +qui lui était resté. + +--Savez-vous ce que produira votre discours au _présidint_, +répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance et ne voudra pas prendre +la banque; ou bien, s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, +bêtement, et battra les cartes, les fera couper; voilà votre belle +séquence brouillée, et... il perd. + +Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections. + +--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout +simplement la séquence dans la main en lui disant de jouer les cartes +dans l'ordre où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier à +qui l'on imposerait une séquence sans qu'il se doute de rien, quitte à +le prévenir délicatement une fois la chose faite, à seule fin de lui +inspirer de la reconnaissance. + +--Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le jeu n'avait ni la science +ni les roueries de Barthelasse. + +--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en +banque le baron ou Salzman et nous leur passons la séquence; ils ne la +brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou trois coups ils +l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le président prenne leur +suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent +de laisser, et, sans que personne puisse soupçonner un homme dans sa +position, il fait une rafle qui nous le livre. + +--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frédéric. Et +taillera-t-il? Là est la question. + + +XVI + +C'était avec des valeurs à escompter et des factures à recevoir que +madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux +trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille +dus à la caisse du cercle. + +En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à son banquier, et +s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'élevant à trois +mille et quelques cents francs, était due par un marchand de draperie de +la rue des Deux-Écus, un vieux, très vieux client de la maison, qui ne +faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que la +Banque de France. + +Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter pour être payé, +qu'il l'avait gardé pour le dernier; il la connaissait, la formule du +vieux drapier: «Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler notre petit +compte.» Et ce compte, on le réglait dans la salle à manger, en buvant +un verre de cassis, tandis que, par un châssis vitré, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient de chez le +fabricant, ou vendre le métrage d'un pantalon à un petit tailleur. Le +seul ennui de ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons où +se trouvaient un défaut, qui avaient été soigneusement conservés et qui +permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle +du petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme +autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier. + +Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir +tombait, mais la nuit n'était pas encore faite; dans la demi-obscurité +de la rue étroite, il lui semblait vaguement que les choses n'étaient +pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de +son vieux client. Où donc était l'étalage avec ses pièces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent que le magasin +était fermé, et que, sur les volets, quatre pains à cacheter fixaient +une bande de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la rue des +Deux-Écus est en grande partie occupée par des drapiers, il entra chez +un autre de ses clients qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une +attaque d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont +fait tout de suite apposer les scellés.» + +La déception était contrariante pour Adeline, car elle renversait tout +son plan: à cette heure de la soirée, les maisons où il aurait pu se +procurer la somme qui lui manquait étaient fermées, et par là il se +trouvait dans l'impossibilité d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette +et pour y signer sa démission sur son bureau qu'il ouvrirait une +dernière fois. + +Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel côté tourner. + +A la vérité il devait se dire que c'était là un retard insignifiant, et +qu'il serait encore parfaitement temps de démissionner le lendemain; +mais cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on est arrêté par +un incident qu'on n'a pas prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé +aussi sa phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les garder. + +Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas le portèrent +machinalement avenue de l'Opéra; et arrivé devant sa porte il monta: +après tout, autant dîner là qu'ailleurs. + +Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils échangèrent un +sourire de soulagement. Ce n'était pas une lettre, la lettre de +démission qu'ils attendaient presque, c'était lui; puisqu'il revenait, +rien n'était perdu. + +Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de +Théodore. + +--J'ai profité de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur à tout le +personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez. + +Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui importait ce qui se +passerait au _Grand I_ dans quelques jours? + +Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire part de cette +mauvaise réception à Barthelasse. + +--Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; il doit avoir sa +démission dans sa poche. + +--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse +pas en sortir: je vais préparer la séquence. + +--Taillera-t-il? + +--En le poussant. + +--Envoyez chercher le baron et Salzman. + +A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: justement c'était le +jour des invitations et elles avaient amené de nombreux convives. A côté +d'étrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitués, des +amis. Le menu était réussi; on racontait des histoires drôles; il se +laissa d'autant plus facilement aller que c'était la dernière fois qu'il +faisait fonction de président, et peu à peu il retrouva les agréables +sensations de ses premiers mois de présidence, quand il voyait tout +en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre +ailleurs que dans un cercle. + +Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint nerveux et +impatient. + +--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président? + +Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant +et avec sympathie, il s'exaspérait. C'était déjà bien assez pour lui +d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des +cartes, le murmure étouffé des joueurs, que dominait de temps en temps +l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne va plus?», sans qu'on vînt encore +le tenter et le pousser. + +Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, +et, à chaque mouvement qu'il faisait, il éprouvait un singulier +sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur +produite par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient pas pu +résister à la tentation de tâter la chance, car tout joueur sait que ce +n'est pas du tout la même chose d'opérer avec une petite mise qu'avec +une grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, on est à peu +près sûr de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne +toute liberté de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; c'est +une affaire de tactique. + +--Comment, mon président, vous n'en taillez pas une ce soir? + +Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le pousser. + +Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait nettement. + +Et cependant? + +S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours à ceux qui jouent +pour la première fois, n'est-ce pas vrai également pour ceux qui +jouent leur dernière partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède +continuellement qu'elle vous abandonne à la déveine. + +Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la +dernière. + +Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il les rejetait loin de +lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui +pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur dernière +partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera +bien décidément la dernière. + +Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'était la mort de son +client de la rue des Deux-Écus; pourquoi le père Huet était-il mort +juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de providentiel; une +impossibilité qui était un avertissement? On n'est pas joueur sans être +superstitieux, et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la +manie dont on est obsédé Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde +de croire que le père Huet était mort exprès pour le pousser au jeu, il +se disait en même temps que cette mort pouvait bien signifier quelque +chose. + +Pourquoi ne pas voir quoi? + +Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, c'était de tâter +la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas même avec +quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche. + +Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant +l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la +veine sans mettre la main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. +Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui +savent l'arrêter quand elle passe à leur portée. + +Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il errait par +les différentes pièces du cercle, s'arrêtant devant le billard pour +applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un +ami qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire un journal +du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgré son application, mais +quand cette idée de la mort du père Huet eut traversé son esprit, +il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant +lui,--celui de gauche. + +Le banquier donna les cartes et perdit à droite comme à gauche. + +Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain pour Adeline, +cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il +avait gagné 1,000 louis, car, s'il était insignifiant en soi, quelle +importance ne prenait-il pas comme indication de la veine. + +Il laissa ces cent francs et, gagna encore. + +Décidément, la mort du père Huet semblait bien être providentielle. + +Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa à droite, +où il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche +perdit, le tableau de droite gagna. + +Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui + +--Quelle veine, mon président! + +Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui. + +--N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric. + +--Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, je n'userais +pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque. + +Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront pas l'émotion +d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interrogé l'oracle, et +quatre fois l'oracle lui avait répondit par une affirmation contre +laquelle toute discussion était impossible. + +--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus +survenant. + +--Je vais inscrire le président, dit Barthelasse. + +Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre en banque, mais ces +excitations tombant sur lui de différents côtés firent pencher sa +résolution chancelante. + +Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme le retint: il fit une +nouvelle tournée dans les salons et de nouveau il tâcha de s'intéresser +aux carambolages, à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, +inconsciemment, il revint à la salle de baccara, où, pendant son +absence, quelques gros coups avaient imprimé à la partie une allure plus +animée. + +C'était un des habitués du cercle, un Américain appelé Salzman, qui +venait prendre la banque, et on avait apporté trois jeux de cartes que +Camy était en train de mêler. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût rien de précis à +reprocher à Salzman, on le tenait vaguement en défiance, et puis c'était +un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y +eut guère que les étrangers qui pontèrent. + +Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles +encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus +soupçonneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans +la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au +talon_, c'est-à -dire en prenant les cartes une à une devant lui, sous +les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le +_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit à +droite et gagna à gauche; alors il se leva: + +--Messieurs, il y a une suite. + +--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier. + +C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté de la table ayant +Frédéric à sa gauche et M. de Cheylus à sa droite. + +--C'est à vous, mon président, dit Frédéric. + +--Allez donc, dit M. de Cheylus. + +Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son collègue; il savait +par expérience l'intérêt que celui-ci avait à le voir gagner, d'ailleurs +ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle. + +Il s'assit au fauteuil. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline était +un beau banquier: les plaques, les billets de banque tombèrent sur le +tapis. + +--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone. + +Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la manière de tailler; +une à une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se +les donner à lui-même. + +Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, +comme il avait deux bûches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et +sur la gauche qui avait 4, 6 et 5. + +--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus. + +Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent de plus en +plus dru. + +--Combien y a-t-il? demanda Adeline. + +--Dix-sept mille francs. + +Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une bûche. + +Il y eût un mouvement d'hésitation chez les pontes; plus que jamais il +fallait se rattraper: le vent allait tourner. + +Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le +quatrième coup avec 9, le cinquième avec un nouvel abatage, le sixième, +au milieu de la stupéfaction générale et de la consternation d'un +certain nombre de pontes, encore avec un 8. + +Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où s'était entassé son gain +dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs. + + +XVII + +Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette partie l'ébranla. + +Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné de cette persistance +de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de réfléchir, il fallait se +rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment +sont donnés les coups qu'on reçoit, on tâche de les rendre; après, on +verra. + +Après on avait vu que cette veine était vraiment bien extraordinaire, et +telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, si solide qu'elle fût, qui pût +la mettre à l'abri du soupçon. + +Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affolés +par l'émotion de la lutte ou paralysés par l'angoisse, incapables +par conséquent de voir autre chose que ce qui leur est étroitement +personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces +acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent +la carte et notent tous les coups dans l'espérance de saisir une veine +qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à l'aurore; il +y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance +non en vue d'empêcher les tricheries, mais simplement en vue de prendre +une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent dénoncer; +enfin il y a encore le personnel du cercle, très expert aux choses de +jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres quand ce +qu'il a remarqué sort de l'ordinaire. + +Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant suite à celles de +Salzman, elles constituaient un ensemble révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. +5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. +2.--0. 8. 0. 7. 6. 9.... + +Cette série de chiffres qui se continuait était absolument +incompréhensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle +ressemblait terriblement à une séquence: ce n'était ni la _surprenante_, +ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre +fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de +celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par là +sont trop usées pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la préparation d'une main plus complaisante +que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, +peut-être, et qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle n'avait pas été +inspirée par l'idée d'empêcher les hésitations de tirage. + +Pour ceux qui admettaient la séquence, la question était de savoir si un +homme du caractère et de l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à +jouer avec des cartes séquencées. + +C'était là -dessus que la discussion s'était engagée quand, après le +premier moment de surprise, on avait commencé à discuter la victoire +du président du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait été +obtenue. + +Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui connaissaient Adeline +s'étaient récriés:--Allons donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à +quels signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes les fois qu'un +banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des +séquences.--Mais à ces objections, les répliques n'avaient pas manqué, +et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas restés court:--Ce n'est +généralement pas à vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y +est peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. La position +d'Adeline était-elle assez bonne pour qu'il n'eût pas besoin de gagner +quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être +président d'un cercle, avec un traitement payé par la cagnotte? + +D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient +pas Adeline et n'avaient pas dès lors de raisons pour le défendre. +Un président de cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence, +c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés vifs par ce +genre de vol contre lequel la défense est à peu près impossible qu'ils +voient des séquences partout et plus souvent encore que dans la réalité, +où cependant elles se rencontrent si fréquemment. Et puis ce président +n'était pas le premier venu; il avait un nom; il était député; on lisait +ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations devenaient plus +vraisemblables; c'était drôle; il y aurait du scandale. + +Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément couru le tout-Paris +des cercles et du boulevard: + +--Le président du _Grand I_ a passé une séquence à son cercle. + +--Est-ce qu'il n'est pas député? + +--Justement. + +--Ah! elle est bien bonne! + +--Si les présidents s'en mêlent! + +C'était cette double qualité de député et de président qui donnait du +piquant à la chose: pas intéressantes pour le boulevard, les histoires +de gens que personne ne connaît. Il arrive assez souvent qu'il se gagne +des sommes importantes, et d'une façon étonnante sans qu'on s'en occupe +en dehors des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est qu'alors +ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas +pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline +était quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et dès lors +«elle était bien bonne»; ceux-là mêmes qui auraient haussé les épaules, +si on leur avait parlé d'une séquence passée dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un étranger +du Pérou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que +le coupable était un député, un homme en vue, c'était un événement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: «C'est +bien possible!» et cette possibilité, ils la faisaient partager aux +autres en leur racontant cette histoire: «Un député, elle est bien +bonne.» + +A côté de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle était +drôle, il y avait tout une catégorie de gens qui s'en occupaient, parce +qu'elle les intéressait personnellement--celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protègent les cercles et +sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux +_rameneurs_, aux _dîneurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: «Ah! le député +Adeline en était là ; cela était bon à savoir; on pourrait en tirer parti +du député et en _manger_ quelques morceaux!» On pourrait le mettre en +avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les +villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; de même, +on pourrait aussi l'employer pour prévenir des arrêtés de fermeture que +prendraient ces préfets; au député influent, à l'ami des ministres, les +préfets n'oseraient rien refuser; et lui-même le député n'oserait rien +refuser à ceux qui le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est +surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres. + +Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui +l'avait soulevé, sans qu'il en entendît rien et se doutât même qu'on +pouvait s'occuper de lui autrement que pour le féliciter, et aussi pour +lui faire quelques emprunts, comme cela était arrivé la première fois +qu'il avait gagné une somme importante. + +De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la réalité avait même +été au delà de ce qu'il imaginait. + +Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle tout de suite pour +aller se coucher tranquillement à quoi bon se coucher? Il était bien +trop surexcité, trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, sans +être un passionné du jeu, il jouait néanmoins en passionné, le coeur +arrêté ou bondissant, les nerfs crispés, et il n'y avait aucun point de +ressemblance entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après une +nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la ruine et de la ruine à +la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs qui tout d'abord +l'avaient enveloppé, il avait repris sa promenade à travers le cercle, +en tâchant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne +l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient les désintéressés qui +tout d'abord s'étaient jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès +spontanément comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, +toujours à l'affût des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fût seul +pour l'aborder: + +--Mon cher président.... + +Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent là sans +autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou +d'un jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche +le prix du déjeuner ou du dîner, ils ne quittent pas le cercle. Tout +ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le +dévorent, mais sans jamais se permettre la prodigalité d'un extra, même +quand il ne coûte que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied +en marchant, de peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus +exigeants à se faire passer leur pardessus par les valets de pied: +«Valet de pied», ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, +et n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on les sert. + +--Mon cher président.... + +Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la +chanson qu'elle allait amener: «Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, +mon cher président.» Il était difficile de refuser ces pauvres diables +dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu +avait roulés dans ces bas-fonds. + +Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un certain point ne +l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait réellement +stupéfié. + +Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin à rentrer chez +lui, il avait trouvé, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi à +partir. + +Ils avaient endossé leurs pardessus en même temps, et, en même temps +aussi, ils avaient descendu l'escalier. + +--Vous rentrez chez vous, mon président? demanda Salzman. + +--Sans doute. + +--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'à la place de +l'Opéra. + +Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; après avoir joué, la +marche le calmait et rafraîchissait son sang; quelquefois même, pour +mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'était léger +d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui +l'eussent arrêté auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-là , il +avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses +poches. + +--Je vais prendre une voiture, répondit-il. + +--Alors, avant de nous séparer, je vous demande un moment d'entretien, +deux minutes. + +L'heure était étrangement choisie, alors surtout que quelques instants +auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodément pour tous +les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes. + +--Volontiers. + +Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en ce moment +complètement désert, tandis que sur la chaussée quelques coupés du +cercle attendaient la sortie des joueurs. + +--Vous conviendrez, mon cher président, dit Salzman, que celui qui vous +a donné cette banque a la main heureuse. + +--Cela, c'est vrai. + +--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue +de vous laisser ma suite n'a pas été moins heureuse que la main... pour +vous au moins. + +Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure qu'allait prendre cet +entretien bizarre, devint attentif à ce mot. + +--Mais si elle a été heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne +l'a guère été pour moi, car si j'avais taillé jusqu'au bout, les +quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la +mienne... et franchement, ils y arriveraient à propos. + +--Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, qui voulait prendre ses +précautions. + +--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, +et dans ma suite il y avait une jolie série. Cependant, rassurez-vous, +je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus +d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma discrétion; Je viens seulement +vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme prêt, +parce que j'en ai besoin, un extrême besoin. + +Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur +son compte, Adeline ne l'aimait point, cette façon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant à lui comme à un associé, acheva ce que les +préventions avaient commencé. + +--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous désirez, dit-il +sèchement, mais cela m'est tout à fait impossible. + +--Cependant.... + +--Tout à fait impossible. + +Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il ouvrit la portière. + +A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le +trottoir. + +--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portière. + +Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les yeux des joueurs qu'il +sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline. + + +XVIII + +Cette façon de demander en faisant valoir des droits au partage avait +exaspéré Adeline. Vraiment ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix +mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait +perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une +part dans sa perte? + +D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait répondu +comme il fallait à ce drôle. + +Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là et des autres ses +pareils, car s'il n'avait pas donné sa démission ce soir-là , après avoir +payé sa dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à maintenir +cette démission et à abandonner la _Grand I_ aussitôt qu'il pourrait le +faire décemment, sans paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait +vite oubliée; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter +son escalier, ni celui-là , ni aucun escalier de cercle: l'expérience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune carte. + +Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le +lendemain, à la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; +il y eut même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement s'il +était vrai, comme on le racontait, qu'il eût gagné cinq cent mille +francs. Adeline se récria. + +--On ne parle que de ça! + +Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en +effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se +taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à +l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait un gros gain, ses +amis l'en avaient plaisanté; maintenant, semblait-il, ce n'était plus de +la plaisanterie, c'était de l'étonnement. + +Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près de quatre-vingt-dix +mille francs? Était-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent +provoquer la surprise? + +Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction de voir +celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était rien passé entre eux dans la +nuit. + +--Je ne vous en veux pas, mon cher président, dit l'Américain, j'avoue +même qu'à votre place j'aurais probablement répondu comme vous; +seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite +du même genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas? + +Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était celui de la bonhomie +et de la drôlerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline +ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention +chez l'Américain de tourner en plaisanterie ce qui avait commencé par +être sérieux, et n'avait pas réussi sous cette forme. Mais trois jours +après se présenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'était +pas trompé. + +C'était le soir, la partie était assez animée, et Salzman venait de +prendre la banque; on avait apporté des cartes que Camy avait battues +pendant que Salzman répétait d'un voix indifférente: + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposés à +aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier. + +Au montent où le croupier présentait les cartes à un joueur pour les +faire couper, un autre joueur avança la main et les prit. + +--Permettez, dit-il. + +A ce moment même Adeline arrivait auprès de la table, et il vit le +joueur qui avait pris les cartes se préparer à les battre sérieusement. + +--Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant +d'hésitation, en homme qui se demande s'il va se fâcher de cette marque +de défiance, ou s'il va ne pas la relever. + +Bien que cette question eût été faite sur le ton de la provocation, ce +fut avec calme et sans élever la voix que le joueur répondit: + +--Rien autre chose que ce que je fais. + +Et avec le même calme, il continua à battre les cartes, qui claquaient +entre ses doigts. + +Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, comme s'il était +desséché dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, +paraissait plus grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un +regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et chétif; ne se +laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui répondit. + +--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman. + +--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit? + +--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement. + +--Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, je cède la place à +monsieur. + +D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément en accord avec +ses paroles, il se leva de son fauteuil. + +--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui +décidément ne perdait pas la tête. + +Tout à l'algarade qui venait de se produire et à laquelle il avait coupé +court par son intervention, Adeline ne pensa pas immédiatement à ce +dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina. + +«L'affaire n'aura pas de suite.» + +Que voulait dire cela?--Était-ce simplement le cri de triomphe d'un +grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tête? Ou bien +n'était-ce pas une allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonné sa banque? + +Cette supposition le jeta dans un trouble profond. + +Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation qui +s'adressait à lui. + +Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le frappa: «L'affaire +n'aura pas de suite!» On croyait donc que, comme il avait pris la suite +de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il +avait gagné ce soir-là ; c'est-à -dire que l'injure faite à Salzman en lui +battant les cartes rejaillissait sur lui. + +Il ne dormit pas cette nuit-là , et jusqu'au jour il tourna et retourna +cette idée dans sa tête affolée. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues +d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les +soupçons s'attaquer aux gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; +cependant jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour on pourrait le +soupçonner lui-même. + +Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et que l'âge n'eût +fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'était pas homme +cependant à répondre à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme l'avait +fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitôt que l'heure +fut arrivée où il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, +il partit pour l'avenue de l'Opéra. Mais justement il ne rencontra +personne pour lui répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène de +la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le personnel de service à +cette heure matinale ne savait rien: un garçon croyait que ce joueur +était un créole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été +présenté ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, +M. Barthelasse ou Camy le connaissaient. + +Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; +mais comme à l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il +était gérant en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric +l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait pris la +prudente habitude de ne rien voir, pas même ce qui lui crevait les yeux; +comme cela il ne risquait pas de se compromettre: «Je chercherai, je +réfléchirai, comptez sur moi», étaient les trois seules réponses qu'il +se permît, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en démordait +pas. C'était auprès de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, sans y rien +ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire +avec Adeline: «Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le président.» + +Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et +ne savait pas qui l'avait présenté. + +Alors Adeline se fâcha: + +--Comment! c'était ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, à quoi +servait le comité? A quoi servait le président? S'il ne servait à rien, +il n'avait qu'à se retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une +simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait pas de son +nom... plus longtemps. + +Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, commençait justement +à se rassurer et à croire que la séquence, ou plutôt le gain produit +par elle, leur avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement +laissé paraître sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait être pris, et bien +pris; voilà que précisément cette menace de démission éclatait quand il +s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question! + +Heureusement il n'était pas homme à se laisser démonter, et tout de +suite il se défendit: on le prenait à l'improviste, il n'avait pu +interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le +nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; ce n'était pas +dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irrégulier; il +était de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout. + +Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les +choses à l'extrême cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous +cette allusion «à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait +tout moyen de recherches. + +--Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom. + +Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, il ne poussa pas son +enquête plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon. + +Si les jours précédents, il avait été frappé de la façon dont on le +regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions où +il se trouvait et avec les inquiétudes qui l'angoissaient. + +Pourquoi cette curiosité? + +Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas même à ses meilleurs amis; +et par cela seul il se trouva singulièrement embarrassé, confus, comme +s'il se sentait coupable. + +Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il +entra tout de suite dans la salle des séances, bien que le président +ne fût pas encore monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait +Bunou-Bunou pour voisin. + +Comme tous les jours, celui-ci était penché sur son pupitre, écrivant, +car c'était son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture +de la séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte qu'il était +un sujet de récréation et de conversation pour le public des tribunes +qui occupait les longues minutes de l'attente à regarder dans le vaste +hémicycle désert où ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux +bonhomme à la tête blanche qui, collé sur son papier, écrivait, +écrivait, écrivait. + +--Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, après lui +avoir serré la main, s'assit auprès de lui. + +--Comment? quand nous devions nous voir? + +--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est +question. + +--Votre démission de membre du comité du _Grand I_, dit Adeline très +ému, et pourquoi? + +Bunou-Bunou se montra embarrassé. + +--Je vous en prie, insista Adeline. + +--Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; +alors vous comprenez. + +Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage +d'insister; si cruelle que pût être la vérité, il devait la demander. + +--Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, votre raison +vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi franchement, comme à +un... ami. + +--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, très graves. + +Adeline pâlit. + +--Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est d'usage de donner des +surnoms aux cercles: ainsi la _Crémerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_. +Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnés d'autres qui sont +des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a un qui s'appelle +l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Béotie_, et ces appellations +empruntées à la Grèce sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; +il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Épire_ ou, dans la langue du +boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si +je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma +réélection. Que ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus +bon à rien. + +Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'était +cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira. + +--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si complètement que moi +aussi je vais me retirer. + +--Vous feriez cela? + +--Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, nous donnerons nos +deux démissions en même temps. + +--Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites! + +Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux blancs serrer les +mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le +temps de s'adresser des questions sur cette scène pathétique; un flot de +députés envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours +battre aux champs. + + +XIX + +Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de concession que lui +avait fait Adeline en ne donnant pas immédiatement sa démission: ce +n'était pas parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait +cette démission, c'était parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom +de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'était pas possible, et +Frédéric commençait à bien le connaître. + +Le danger était donc menaçant. + +Comment l'empêcher d'éclater? + +La question était assez grave pour qu'il ne voulût pas prendre la +responsabilité de l'examiner et de la trancher tout seul; c'était entre +associés qu'elle devait se décider. + +Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline fût parti, il alla +prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, +on verrait plus tard. + +Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaëlle recevant +en ce moment même la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea +cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont +l'impatience et le mécontentement étaient visibles, allait le quitter +pour rompre ce tête-à -tête. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, +et Raphaëlle entra dans le petit salon où ils attendaient. + +--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de les voir. + +Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait. + +Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de l'associé qui rend +les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte à son avoir tout +ce qui va bien. + +--Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle en se tournant +vers Barthelasse. + +--Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa démission, puisqu'il a +attendu jusqu'à maintenant. + +--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le +voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouvé que ce n'est pas votre +séquence qui décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, sans +doute, balancée longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni +des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la surprise? + +--J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, ce qui, avec lui, était +possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on +est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était +pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'était pas mauvais qu'il se +sentît un peu compromis. + +--Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va. + +Barthelasse secoua la tête par un geste énergique. + +-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il +s'en _vatt_, s'écria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle +part, il serait resté avec nous. + +--Ça, c'est une idée. + +--Et une bonne, encore. + +--Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une discussion inutile. + +--Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, à la fin! + +--C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric étonné. + +--Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux qu'on ne +pouvait plus vivre avec lui. + +--Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit de savoir si nous +pourrons vivre sans lui. + +--Et comment? dit Barthelasse. + +--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; il n'y a pas qu'un +président au monde; j'y ai pensé. + +--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là , dit Barthelasse. + +--Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric. + +--A la Chambre. + +--Ce n'est pas M. de Cheylus? + +--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je +lui ai inventé une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire. + +--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous défendre. + +--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant +pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a +fait penser à M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +_Puchotier_ nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai fait venir. +J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze +mille francs au lieu des trente-six mille que nous coûte le _Puchotier_; +je lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus payer cette +somme qu'Adeline se retirait. + +--J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs que Cheylus à douze +mille, dit Barthelasse. + +--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agît de ce qui est +possible; Adeline est mort, vive Cheylus! + +--Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit Barthelasse. + +--Malheureusement, répondit Frédéric. + +--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda +Barthelasse. + +--Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle. + +--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas? + +--Assurément. + +--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il +restât notre président? + +--Parbleu. + +--Eh bien, laissez-moi faire. + +--Quoi? + +--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à craindre, n'est-ce +pas? Si je réussis, il reste. Si au contraire j'échoue, il ne s'en ira +pas deux fois. + +Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle était agacée de voir +Barthelasse qu'elle considérait comme un parfait imbécile, faire +l'important; et de plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas +dire par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas donner sa +démission. + +--Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au moment où il partait. + +--C'est bon, nous verrons. + +Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric en revenant au +cercle. + +--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire. + +Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher le nom qu'Adeline +lui avait demandé, mais ce fut inutilement; ce joueur était-il venu avec +une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être largement +distribuées un peu partout? avait-il été amené par quelqu'un qui s'était +dispensé de la formalité du registre? toujours est-il qu'on ne +trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frédéric se +contenta-t-il de répondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la +soirée. + +Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans son cabinet quand +Barthelasse frappa à la porte et entra: + +--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le président? + +Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis il se résigna, se +disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter que d'éconduire Barthelasse, +dont il connaissait la ténacité. + +--Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, me +permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporté est +fondé? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre +démission? + +--Oui, cela est vrai. + +Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez? + +--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir à un +honnête homme. + +Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant: + +--J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, et dans mes voyages j'ai +entendu un mot qui m'a frappé c'est que la conscience est une méchante +bête qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous pas mordu par +cette vilaine bête? je vous le demande. + +Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse à la porte, +mais il réfléchit qu'un entretien qui commençait de la sorte pouvait lui +apprendre des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il se retint, +décidé à écouter jusqu'au bout. + +--Voyez-vous, monsieur le président, continua Barthelasse, on a les plus +fausses idées sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une +affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux +qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas été adroit, +est-ce que j'aurais gagné les deux millions qui composent ma petite +fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma jeunesse? un +pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une +côte de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas +trouver mieux. J'allais beaucoup au café et dans les petits cercles, la +profession veut ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au +jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, +pour dire les choses. Alors je me suis demandé ce que c'était qu'un +voleur, et après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme qui +gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans étude, était un voleur +et qu'il méritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui +gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait +jamais être un voleur. + +Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de son président +l'effet qu'avait pu produire ce début. + +--Continuez, dit Adeline. + +Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là , avait cherché ses mots, +s'exprima plus librement et plus vite: + +--Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en +continuant mon métier de lutteur, tous les soirs je me faisais les +doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez +bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, +je m'essayais à filer la carte, et sans lumière encore, car ce qui est +difficile c'est d'opérer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit +pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne pouvais pas +me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans +je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a +récompensé ma persévérance: je ne m'entendais plus. C'était au moment de +la guerre de Crimée; j'avais amassé un peu d'argent je me suis embarqué +à Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. +Nous n'étions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. +On a joué pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans me +vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour +la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitôt je +me suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des officiers à bord +qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que +leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. +J'ai fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement de mon petit +avoir. + +--Où voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait à quatre pour +ne pas éclater. + +--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre +fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous +allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? autrement vous ne +seriez pas un bon père, et vous en êtes un. A ce moment une petite +fée se penche à votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec une +épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille +francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver +ta famille, ton honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que vous +feriez? + +Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec +son meilleur sourire: + +--Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous +piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqûre, désagréable, j'en +conviens, et laissez la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, +vous aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous +aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de +votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous? + +Adeline étouffait d'indignation: + +--Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? dit-il. + +--Une simple petite politesse, une prévenance, pour vous montrer ce +qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en +parler; vous verrez mieux que cela. + +--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan? + +--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui. + +--Ah! + +Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là , avait pris l'indignation +d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en +face de certaines choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant la +fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fâchait, le +président? + +--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est à lui que je répondrai. + +--Mais... + +--Envoyez-moi M. de Mussidan. + +Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était pas loin. + +--Eh bien? + +--Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et puis ça paraît se fâcher; +il est incompréhensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec +vous, il vous demande. + +Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulsé. + +--Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les poings levés, vous, vous +un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!... + +Frédéric resta un moment décontenancé, puis se remettant: + +--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs! + + + +QUATRIÈME PARTIE + + +I + +Voleur! + +C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant l'avenue de l'Opéra +pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son +chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le +reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se répétait: + +--Voleur! + +Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce +qu'il avait besoin d'être seul. Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on +ne lui parlât point. + +Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un voleur? L'allusion de ce +joueur à la «suite» le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait +pas immédiatement relevée, il avait passé condamnation, exactement comme +ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbé +le front. + +Comment prouver qu'au lieu d'être complice de ce vol il en était +lui-même victime? Où trouverait-il quelqu'un, même parmi ceux qui le +connaissaient, même parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, ou plutôt qui le +reconnaîtrait? Qui aurait le courage de continuer à rester son ami? + +Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, se laissant tomber +dans un fauteuil, il resta là anéanti; un flot de larmes jaillit de ses +yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant +de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il pleurait misérablement, +désespérément, abîmé dans sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, +son honneur, sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la vie, la +dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur! + +Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le +prit de se trouver si faible; ce n'était pas en s'abandonnant qu'il +rachèterait sa faute, si elle pouvait être rachetée. + +Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille francs; avant +tout, il devait les rendre à ceux qu'il avait dépouillés; après, il +verrait à se défendre contre ceux qui l'accuseraient. + +Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; où trouver, où +chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs? +Trente, quarante, cinquante personnes peut-être avaient joué contre lui +dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à l'exception de cinq ou +six qu'il avait remarquées, il ne savait pas le nom des autres, il ne +se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait même pas +regardés dans son agitation, et qu'il avait à peine vus à travers un +brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'étaient +fixés sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions +de physionomie quand il avait gagné de gros coups; mais tout cela se +brouillait dans sa mémoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à qui devait-il deux +louis? + +Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs. + +Entre quelles mains les payer? + +Si le _Grand I_ avait été le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait +pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joué que contre des +membres de ce cercle, c'est-à -dire contre des gens qu'il connaîtrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus défiler qui s'étaient montrés une +fois, deux fois, huit jours, et qui n'étaient jamais revenus! sans doute +ceux qu'il avait dépouillés étaient de ces passants. + +Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il leur avait pris. + +Comment? + +Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de +réponse. + +Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, des étrangers qui +avaient déjà quitté la France: où les chercher? en Russie, en Amérique? +l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, comment les +prévenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux +pour avertir les personnes qui avaient joué contre lui qu'elles +pouvaient se présenter rue Tronchet, où il rembourserait à vue ce +qu'elles avaient perdu; combien s'en présenterait-il, et ce ne serait +pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, combien de +millions ne lui demanderait-on pas! + +Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas +retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il +reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaîtrait les +noms de ses créanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il +leur devait. + +Cette idée le calma un peu; si son honneur était perdu, au moins sa +conscience serait déchargée du poids qui l'écrasait. + +Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du matin il examina +cette idée qui tout d'abord lui avait paru réalisable, il n'en vit +plus que l'absurdité. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette +restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte +l'étoufferait. + +Peut-être un caractère plus ferme et plus digne que lui accepterait +cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la +force de s'infliger cette humiliation. + +Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit et dans son coeur ne +le lâchait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et +après bien des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur de +l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre à ceux à +qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne +salirait plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être mieux, +mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour +et le contre de sa résolution; et telle était sa situation qu'il ne +pouvait prendre conseil de personne. + +En se levant il écrivit au président de la Chambre pour demander un +congé de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux +fut arrivée, il se rendit à l'Assistance publique, emportant ce que les +emprunteurs lui avaient laissé sur les quatre-vingt-sept mille francs, +c'est-à -dire près de quatre-vingt-cinq mille francs. + +Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu par le directeur, +mais avec la prudente réserve d'un fonctionnaire qui va avoir à défendre +son administration contre les sollicitations d'un député. + +--Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'où il tira +huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de +quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront être employés +en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire entend +n'être pas connue, elle désire seulement que l'insertion de ce versement +figure au _Journal officiel_. + +L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de la réserve à +l'épanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements à recevoir, +il se retira, pour aller prendre tout de suite le train à la gare +Saint-Lazare; ce serait seulement à Elbeuf, entouré des siens, qu'il +respirerait. + +Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent cette route, +il avait toujours quitté Paris avec allègement, comme si l'air qu'il +respirait après les fortifications était plus pur, plus léger et plus +sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait été aussi vif que +lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper +dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller +en augmentant comme d'ordinaire à mesure qu'il s'éloignait de Paris, +alla en diminuant; il n'avait pas laissé à Paris le souvenir de cette +terrible nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il pesait de +tout son poids sur sa conscience: + +--Voleur! + +Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée par une dépêche. +Quand il descendit de wagon, il aperçut Berthe, qui était venue +au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle +conduisait elle-même. + +--Te voilà ! + +--Maman a bien voulu me laisser venir. + +L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnée, jamais il +ne l'avait embrassée avec cet élan, avec cette émotion. + +--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise. + +--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade? + +--Je te trouve pâle. + +Il fallait expliquer cette pâleur. + +--Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine +avec vous; j'ai pris un congé. + +--Quel bonheur! + +Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. Ils montèrent en +voiture, et Berthe prit les guides. + +--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère qu'on me regardera un +peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule. + +En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de voir mademoiselle +Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette. + +Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville même, l'autre où +descendent les voyageurs qui viennent de Paris, à une assez grande +distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine +de Saint-Aubin à traverser, c'est-à -dire un bon bout de chemin où ils +pouvaient causer librement. + +--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline. + +--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler. + +--Qu'est-ce qu'il y a? + +Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux +qu'il venait de voir s'était rembruni et attristé. + +--J'ai peur, dit-elle. + +--Michel? + +--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre +que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman. + +--Que se passe-t-il? + +--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mère s'adoucissait +et qu'elle semblait disposée à consentir à notre mariage, m'a prévenu +hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, qu'il y avait +un revirement et que madame Eck paraissait fâchée contre lui et contre +moi. + +Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque chose à Elbeuf? En se +perdant, avait-il perdu sa fille avec lui? + +Berthe continuait: + +--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par là +changer ses dispositions à mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait +qui puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain. + +--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle +est fâchée. + +--Contre qui l'est-elle alors? + +--Contre moi. + +--Pourquoi le serait-elle contre toi. + +Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre à cette question; il +n'osait même pas l'examiner. + +--A cause de notre situation embarrassée. + +--J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, qui m'a dit que +les affaires seraient meilleures cette année qu'elles ne l'avaient été +l'année dernière. Madame Eck doit le savoir. + +--Peut-être ne le sait-elle pas. + +--Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura avertie. + +--Alors, que veux-tu que je te dise? + +--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe. + +Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même. + +--Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque chose qui aura été +rapporté à madame Eck. + +-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'étais morte ou +encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi. + +Ce qu'elle disait là , Adeline le savait comme elle; il fallait donc +renoncer à cette explication. + +Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se +montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminées qui +vomissaient des nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers la +forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches des arbres avant +d'avoir pu s'élever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et +ils allaient entrer dans la ville. + +--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras +seule jusqu'à la maison. + +--Et maman? + +--Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck. + +Berthe laissa échapper une exclamation de joie. + +--Ah! papa. + +--Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je ne veux pas y rester +moi-même; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec +M. Eck. + +--Que vas-tu lui dire. + +--C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop loyal pour ne pas +s'expliquer franchement. + +Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve; +Berthe arrêta son cheval. + +--Il me semblait que quand tu serais là j'aurais moins peur, dit-elle, +et voilà que mon angoisse n'a jamais été plus forte. + +Il descendit de voiture. + +--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera +possible. A tout à l'heure. + +Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans la vieille ville, il +suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve. + + +II + +Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline ne l'était pas +moins, car il ne prévoyait que trop sûrement ce qui se dirait dans cet +entretien: averti de ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne +voulait pas que son neveu épousât la fille d'un voleur. + +C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, sinon dans ces +termes au moins concluant à ce résultat: le mariage de Berthe manqué. + +Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation. + +Sa main tremblait quand il frappa à la porte du bureau du père Eck. + +--_Endrez._ + +Il entra: + +--Ah! monsieur _Ateline_! + +Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation. + +--J'allais justement faire demander à madame _Ateline_ quand vous deviez +venir à _Elpeuf_. + +--Vous avez à me parler? + +Le père Eck hésita un moment + +--_Voui_. + +L'heure avait sonné pour Adeline. + +--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le père Eck. +Depuis le jour où je vous ai _temandé_ la main de mademoiselle _Perthe_, +je n'ai cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, tantôt +directement, tantôt par des moyens détournés. Et c'était difficile, très +difficile, car c'est la première fois que dans notre famille l'un de +nous veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, les +préjugés, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait +la foi religieuse chez ma mère, vous le _safez_ très vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin, +tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui +_afiez_ inspirée m'était d'un puissant secours. Ah! s'il avait été +question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait fermé la +bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait été défendu de +l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous +étiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était mademoiselle +_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom +les principes de ma mère fléchissaient. Les choses en étaient là , et je +n'avais _blus_ qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement à +obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscrétion, un propos fâcheux est venu +tout rompre. + +Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et +ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le père Eck. + +--Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, que, lors de mon +voyage à Paris, je vous ai conseillé d'abandonner votre cercle, de +laisser ces gens-là à leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et +que j'ai insisté autant que les convenances le permettaient; vous vous +le rappelez, n'est-ce _bas_? + +--Parfaitement. + +--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement en mon nom +que je parlais. Depuis mon retour, ma mère a vu des amis de Paris qui +lui ont parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre +cercle. + +Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baissé les yeux et +les tenait attachés sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever +pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence. + +--On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, continua le père Eck; +beaucoup trop de choses. + +Il dit cela tristement, avec embarras. + +--Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce mariage, vous comprenez? + +Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le +serrait à la gorge et l'étouffait. + +--Je suis _tésespéré_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_, +mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous? + +--Rien, murmura Adeline accablé. + +--Comment répondre à ma mère et la combattre, quand... j'ai le chagrin +de le dire... je pense comme elle? C'était un grand effort que ma mère +faisait en donnant son consentement à ce mariage, mais elle s'y décidait +par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de +ses forces de se résigner à ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef.... + +Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise. + +--... Dont le chef joue; et tant que vous serez président de ce cercle, +vous jouerez, cela est fatal. + +--Président du cercle, murmura Adeline, c'est la présidence du cercle +que madame Eck me reproche? + +--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, hélas! + +--Mais je ne le suis plus. + +--_Fous_ n'êtes plus président du _Grand I_? + +--J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle... +ni dans aucun autre. + +--Jamais? + +--Je le jure. + +Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les deux mains tendues: + +--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement! + +Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. Adeline +renaissait; de l'abîme au fond duquel il se noyait, il remontait à la +lumière. + +--Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'écria +Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur! + +--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques +jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le +consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront mariés, +je vous le promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la vôtre cédera +bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les mêmes? Je dois vous +_tire_ que ma mère tient à ce consentement, et qu'elle retirerait le +sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilité: elle veut +l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne +respections pas sa volonté. Quant aux affaires, nous les arrangerons +ensemble. + +Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié cette terrible question +des affaires; ce mot le rejeta durement dans la réalité. + +--Je dois vous dire.... + +Mais le père Eck lui ferma la bouche: + +--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grèvent la +propriété du Thuit; des dettes personnelles, par exemple? + +--Non. + +--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas +donner de dot à mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_ +situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille +qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire; +c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours à Michel pour la +fabrique que nous allons établir, et qui remplacera la vieille +fabrique «en chambre» _Ateline_, par la fabrique «industrielle» Eck et +Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement Vincent, +qui en ont coûté quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos +métiers; nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; dans +six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de +tâtonnements, pas de coûteuses expériences. Nous ferons venir de Roubaix +les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont émigré d'_Elpeuf_ +à Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres +émigrés; cela sera _trôle_. + +Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence commerciale. + +--L'engouement du peigné commence à se calmer, on s'aperçoit que deux +toiles appliquées l'une contre l'autre sans que la laine soit mélangée +se coupent vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs vives +qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposées à l'air, et +_betit_ à _betit_ on revient au foulé; le _chour_ où l'évolution sera +complète, nous serons là monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme. +Ah! ah! + +Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, léger +comme s'il avait trente ans et commençait la vie avec l'élan de la +jeunesse: Ah! ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à +Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, il voyait les broches +de son nouvel établissement tourner et il entendait ses métiers battre. + +--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre +gendre visiter la clientèle parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous +livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire +qu'elle ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend de _fous_; +allez trouver _fotre_ mère. A bientôt, mon cher ami; mes amitiés à +mademoiselle _Perthe_. + +Quel revirement! Adeline était entré le désespoir au coeur et la honte +au front; il sortit relevé, rayonnant; sa vie finie recommençait avec sa +fille et par son gendre. + +S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt auprès de Berthe, +mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu courir son député? + +Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser +retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant à droite et à +gauche, sans se donner le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait +ses coups de chapeau. + +Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariée, +mariée à l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillité! +il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses oreilles: la +langue que le père Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt +ans; comme elle sonnait mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre +jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?» + +Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe était +restée dans la cour; quand elle aperçut son père, elle courut à lui. + +Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son père que c'était +une bonne nouvelle qu'il apportait. + +En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: le consentement +donné par madame Eck, la création de la fabrique nouvelle dans les +établissements Vincent. + +--Dans un mois tu peux être mariée, avant six mois la fabrique peut +marcher. + +Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue étreinte. + +--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mère. + +--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse. + +--Puisque madame Eck a donné le sien, il me semble impossible qu'elle le +refuse. + +Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima +cette espérance. + +--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il. + +--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est +convaincu que c'est dans leur intérêt qu'on agit et pour leur bien,--et +cette conviction est celle de ta mère. Au reste elle t'attend dans sa +chambre; va tout de suite lui parler. + +--Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a +annoncé que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire +du bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela. + +Elle l'attira et l'embrassa. + +--Quand on est jeune, on peut rester séparé de ceux qu'on aime, +dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper; +mais à mon âge, quand les heures sont comptées, celles de l'absence sont +bien longues. + +--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il. + +--Moi, mon garçon, et comment? + +Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la +parole: + +--Il ne devait jamais être question de ce mariage entre nous, dit-elle +vivement. + +--Il n'en a pas été question tant que les conditions ont été les mêmes, +mais aujourd'hui elles sont changées. + +Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient à ces conditions +le consentement donné par madame Eck et l'acquisition des établissements +Vincent. + +--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'écria la Maman, +voilà vraiment un beau sacrifice. + +--Elle peut être aussi attachée à sa religion que tu l'es à la tienne. + +--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle était attachée à sa +religion, comme tu dis, elle ne céderait pas plus que je peux céder +moi-même. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le +demander? + +--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre +chose, et c'est cela seul que tu dois considérer. + +--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main +de la mort suspendue sur sa tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, +cette main? Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que tu +voudras, je ne serai plus là ; veux-tu empoisonner mes derniers jours? + +--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos à tous: elle +aime Michel Debs.... + +--La malheureuse! + +--Le mariage qui se présente est plus beau que dans notre situation nous +ne pouvons l'espérer, voilà pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus +qui nous désespérerait tous. + +--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta +tête; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le +donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais! + + +III + +--Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt que son mari revint dans le +bureau où elle était seule avec Berthe. + +--Elle résiste. + +--Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille. + +--Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier mot? + +Certes non, elles ne l'avaient point pensé. + +--Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua Adeline, nous +reviendrons à la charge, moi de mon côté, toi du tien, Hortense, toi +aussi, Berthe; pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce +soir même et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas +nous refuser son concours. + +--En es-tu sûr? demanda madame Adeline. + +--C'est à essayer; en attendant je vais envoyer un mot à Michel pour +qu'il vienne dîner avec nous demain: ce sera son entrée officielle dans +la maison en qualité de fiancé, et je crois que cela produira un certain +effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empêche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a +d'autre résultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et +puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il +est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris +celui de la petite-fille. + +Berthe vint à son père et l'embrassa en restant penchée sur lui un peu +plus longtemps peut-être qu'il n'en fallait pour un simple baiser. + +--Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, employons-les bien; et, +pour commencer, soyez avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner par trop de +raideur. + +Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle était d'ordinaire, +quand le lendemain son fils lui annonça que Michel Debs dînerait le soir +avec eux. + +--Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier mouvement de +surprise et d'indignation. + +Mais aussitôt elle se calma: + +--Tu es le maître, dit-elle. + +--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas +désespérer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience. + +Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se demandait comment se +passerait ce dîner, et quel accueil la Maman ferait à Michel: il fallait +qu'elle sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le disait, et +qu'elle crût que par son opposition elle n'empêcherait pas le mariage de +sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaîtrait +elle-même l'inutilité. + +Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman n'accueillit pas +Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle +aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il +était un inconnu ou un indifférent qu'elle ne devait jamais revoir. +Quand, après le dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor, +chanta avec Berthe le duo de _Faust_: «Laisse-moi, laisse-moi contempler +ton visage,» elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de +mécontentement fut de dire à sa belle-fille: + +--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laissé chanter de +pareilles polissonneries avec un jeune homme. + +Madame Adeline voulut marcher dans le même sens que son mari: + +--Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle. + +La Maman resta interdite. + +Après que Michel fut parti et que la Maman fut rentrée dans sa chambre, +Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de +se passer: + +--Vous voyez! dit Adeline. + +--J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame Adeline. + +--Et moi donc! murmura Berthe. + +--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'à +continuer, demain, après-demain; ne pensons qu'à cela, ne nous occupons +que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; il faudra, ma +petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gré de son sacrifice qu'il +aura été plus douloureux pour elle. + +Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que +du mariage de sa fille. + +Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât sa correspondance à +Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des +journaux une grande enveloppe cachetée à la cire et portant la mention: +«Personnelle»; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il +ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attirés par une +annotation à l'encre rouge «Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette +page, et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce qu'il devait +lire: + +«On sait que le député Adeline était président d'un des cercles où, +depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner +sa démission. + +«Pourquoi? + +«Nous allons tâcher de le découvrir. + +«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs. + +«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent. + +«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête le renouvellement: nous +ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose.» + +Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «_Le François 1er_» avec +le mot célèbre bien en vedette: + +«Tout est perdu, fors l'honneur.» + +Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût pas hâte de voir le +second: + +«_Le Redresseur de torts_: + +«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait que le désarroi +règne dans l'_Épire_: on sait que cette province, où les affaires +marchaient très bien pour les Grecs, était administrée par le député +Adelinos, l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci vient de se +retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus +ses doigts légers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +être les résultats de cette colère désastreuse, qui menace de précipiter +chez Aidès tant de fortes âmes de héros criant la faim.» + +Le troisième journal avait pour titre: l'_Honnête homme_; c'était en +tête de la première page que se trouvait le trait à l'encre rouge: + +«Sous ce titre: + +UNE USINE A BACCARA + +Nous commencerons prochainement une curieuse étude du jeu à Paris, prise +dans le vif de la réalité, avec des portraits de personnages en vue que +tout le monde reconnaîtra. + +Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des +entreprises financières, comment ils fonctionnent et les résultats +qu'ils produisent sur la ruine publique. + +Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt de cette étude: + +1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie; + +2e chap.--Où l'on trouve un président en situation d'obtenir une +autorisation pour ouvrir un nouveau cercle; + +3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des +croupiers; les ressources de la cagnotte; + +4e chap.--Les séquences à l'usage de tout le monde; + +5e chap.--_Mangeurs et mangés_. + +Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre sur l'envoi de ces +journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_. + +C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme; +le voyant troublé par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et +si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle. + +Pouvait-il répondre franchement et confesser toute la vérité à sa femme? +La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se +tourmenterait de son impuissance. + +--Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous, +non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires. + +Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son +courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que +mal arrivé au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir +et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être plus sous le +regard de sa femme. + +Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant à gauche +au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue +Saint-Auct, qui par une rude montée tortueuse escalade la colline au +haut de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait lentement, les +reins courbés, la tête basse, comme dans cette même côte son père le lui +avait appris quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop vite +hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, il se retournait +et regardait en soufflant la ville à ses pieds. Puis il reprenait sa +montée, distrait de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à +rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le +poursuivaient de leurs cris: «Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur +Adeline», fiers de parler à leur député. + +Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point dominant du plateau, +et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se répétant tout +haut le mot que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas: + +--Que faire? + +Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur répondre? + +Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait en effet non de +savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dédaignant, mais +bien de trouver les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil +faire le mort, ceux qui avaient commencé cette campagne dans les +journaux ne s'en tiendraient pas là ; le sommaire de l'étude sur le jeu +le disait: «_Mangeurs et Mangés_»; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser? + +Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté Paris pour Elbeuf, +il allait trouver auprès des siens l'oubli et la tranquillité! + +Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette ville, qui s'étalait +sous lui, et où, jusqu'à ce jour, son nom n'avait été prononcé qu'avec +respect. Qu'il remontât cette côte dans quelques jours, et personne ne +se lèverait plus sur son passage; on détournerait la tête, et si les +gamins lui faisaient encore cortège, ce ne serait plus pour lui crier: +«Bonjour, monsieur Adeline.» + +Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le coeur serré, les nerfs +crispés, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait +jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme +il était fier de lui-même:--la ville avec sa confusion de maisons, de +fabriques et de cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses +machines qui montaient jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à +l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue courbe de la Seine, +avec son cadre vert formé par les masses sombres des forêts. + +Il resta là longtemps, regardant alternativement autour de lui et en +lui. Alors, peu à peu, tout son passé lui revint, d'autant plus amer à +cette heure d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le vivait. +En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir +d'année en année. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et +l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prête à se relever et à reprendre sa marche, il se voyait précipité, +sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait +l'écraser. + +Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder. + +Pour se défendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joué à son +insu avec des cartes préparées par des gens qui voulaient le perdre, et +les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le +saisirait au bond; les explications, qui les écouterait? + +S'il cédait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui +demanderaient, ne faudrait-il pas céder toujours, tant que ceux qui +voulaient l'exploiter lui verraient une ressource? + +Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte +de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'était qu'une +préparation, mais combien menaçante s'annonçait-elle! + +Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira en petits morceaux +qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et +les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque +lambeau était un journal complet qu'Elbeuf allait lire. + +Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu le demander; +quelqu'un qui n'était pas un acheteur et qui devait revenir. + +Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient affaire à lui; il +verrait bien; mais il n'était plus au temps où il pouvait se dire +tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir. + + +IV + +Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place +en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussée par un +homme de trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette +d'avocat bourrée de papiers: évidemment c'était l'ennemi. + +--M. Adeline. + +--C'est moi, monsieur. + +--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier? + +Disant cela, il tendit sa carte à Adeline: + +«LEPARGNEUX, + +»Directeur de l'_Honnête Homme_.» + +Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le dérangeât point, et, +passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnête Homme_ +dans le salon. + +--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il +venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le +directeur; nous n'avons pas encore une longue durée, et il a pu vous +échapper, malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise dans le +monde parisien. + +Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir +venir. + +--Mon journal, continua Lepargneux, a récemment annoncé la publication +d'une étude sur le jeu à Paris, intitulée: _Une Usine à Baccara_; la +voici: + +--J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant de prendre le +journal que Lepargneux lui tendait. + +--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci. + +Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant +des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni +adroit de chercher à se dérober. + +--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu déconcerté par le calme +d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnête Homme_, je ne suis +pas en même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce rédacteur en +chef et moi hostilité déclarée. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai +pas commandée cette étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par +cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits +de personnages en vue, que tout le monde reconnaîtrait, je me suis +inquiété; je me suis demandé quels étaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président de l'_Épire_.... + +Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion: + +--Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du _Grand I_. + +Puis, reprenant son récit: + +--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la +plus haute estime, non seulement pour le député dont je partage les +opinions, mais encore pour l'industriel et le commerçant, étant +commerçant moi-même: Lepargneux, éponges en gros, rue Sainte-Croix de la +Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de façon à être reconnu par tout le monde, +dans une étude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront +jetées au vent de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me suis +décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec vous. + +--Vous entendre avec moi? + +--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'étant +directeur de l'_Honnête Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec +personne pour empêcher la publication dans mon journal de ce qui me +déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, directeur, il y a un +rédacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre, +il n'y met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces antagonismes +dans les journaux que le public ne soupçonne pas. + +--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commençait à +perdre patience. + +--Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans mon journal, +j'empêcherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis +l'être qu'en mettant mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours. + +Rien n'était plus simple, plus honnête que le concours qu'il venait +demander à Adeline,--de commerçant à commerçant, car il était commerçant +avant tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste seulement +par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire +superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle +de l'_Honnête Homme_. Malheureusement, le rédacteur en chef à qui +il avait confié son journal était un coquin dont il ne pouvait se +débarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les +avait pas... en ce moment, et il venait les demander à Adeline, qui +était intéressé plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette +demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en échange, +c'est-à -dire une part de propriété dans l'_Honnête Homme_, qui était +en train de prendre une place considérable dans le journalisme +français--celle réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur la +reconnaissance publique. Il était évident qu'une campagne s'organisait +en ce moment dans certains journaux contre le président du _Grand I_; en +achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnête Homme_ avec l'argent +qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-à -dire +avec de l'argent trouvé, Adeline obtenait des avantages importants: +1° il faisait disparaître la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il pouvait imposer +silence à ses adversaires qui le redouteraient; 3° il employait son +journal non seulement dans cette circonstance particulière, mais encore +dans toutes celles où son ambition politique était en jeu; 4° enfin, il +participait à la grosse fortune que l'_Honnête Homme_ devait apporter à +ses propriétaires dans un délai très court. + +Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une +table et en tira différents papiers: + +--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui +fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pièces +authentiques qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire, +voyez, regardez. + +C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu jusque-là . Il se leva, +mais, au lieu de venir à la table sur laquelle Lepargneux étalait ses +pièces authentiques, il alla à la porte, et, la montrant par un geste +énergique: + +--Sortez! dit-il. + +Un moment surpris, Lepargneux se remit vite: + +--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut +publier dans cette étude doit vous déshonorer, vous perdre à la Chambre +et vous perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher le +mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en +vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez? + +--Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline d'une voix +sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit. + +--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. Si vous n'avez +pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements. + +--Sortez, sortez! + +--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille +francs vous gênent, nous dirons soixante mille. + +Adeline montra la porte. + +--Nous dirons cinquante mille. + +Adeline revint vers la cheminée où un cordon de sonnette pendait le long +de la glace. + +--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors? + +Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser. + +--Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les fourrant dans sa +serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage, +entrepris dans votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez que j'ai voulu +uniquement vous sauver. La publication de cette étude ne commencera pas +avant quelques jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix de +la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, j'en suis sûr, +écrivez-moi aux bureaux de l'_Honnête Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de +rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin. + +--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans +le bureau. + +--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts +dans son affaire. + +--Il tombait bien! + +--J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre dehors, dit Adeline +pour expliquer ses éclats de voix s'ils étaient venus jusque dans le +bureau. + +Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da +répondre autrement à cette menace! Mais quelle autre réponse possible +sans se déshonorer? car telle était la situation que, quoi qu'il fît, +c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au dénouement: par +lui-même s'il cédait, par ces misérables s'il résistait. Et quand +il céderait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs, +s'arrêteraient-ils là ? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os tant +qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne +pouvait faire que cette réponse, à chaque instant il se répétait la +conclusion de Lepargneux: «Vous n'avez donc pas compris que cette étude +doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à Elbeuf, tuer le député, +ruiner le commerçant, empêcher le mariage de votre fille?» + +Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Où trouver +assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman? + +Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus +qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur +de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture était +visiblement déguisée: + +«Monsieur, + +«Il se prépare contre vous une machination pour vous faire chanter en +vous menaçant de dévoiler certains procédés de jeu qui vous auraient +fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher ces machinations +s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me +répondre: poste restante A.G. 913.» + +Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha même pas à imaginer quel +pouvait être ce protecteur qui offrait «contre arrangement» d'arrêter +ces machinations. + +Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, un second numéro du +_François 1er_ qui annonçait que l'enquête qu'il avait commencée sur +certains joueurs touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le résultat... «étonnant». + +Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour +ou l'autre le scandale éclaterait sans qu'il eût pu rien faire pour le +prévenir. + +A la vérité, il y avait des heures où il se disait que ceux qui le +connaissaient n'ajouteraient pas foi à ces accusations, et qu'à la +Chambre pas plus qu'à Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire +qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas, +et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit, +quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, même de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnés, +ces 87,000 francs, cela était un fait certain, il les avait volés; +comment faire croire qu'il n'était pas d'accord avec ceux qui lui +avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins +invraisemblables pour ses amis, et pour les indifférents absurde. + +Cependant le temps de son congé touchait à sa fin, et il fallait qu'il +rentrât à Paris; mais Paris maintenant était-il plus dangereux pour +lui qu'Elbeuf où il avait cru trouver le repos et où il avait été si +rudement poursuivi? + +Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration +de son congé coïncidait une élection pour lui d'une grande importance: +celle du président du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le +portaient à cette présidence, son élection semblait assurée, il ne +pouvait pas se dispenser de faire acte de présence. + +Il partit donc en promettant à Berthe de revenir dans quelques jours +et de reprendre auprès de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas +encore abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées. + +Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la Chambre, il s'imaginait +que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient +lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il était habitué. Au +contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'éloignait de lui; +pour un peu on lui eût tourné le dos. + +Comme il allait entrer dans le bureau où devait se faire l'élection, on +lui remit une dépêche qu'il ouvrit: «Envoyons premier numéro de l'étude +à Elbeuf, particulièrement et personnellement à M. Eck; il est temps +encore.» + +L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent sur lui; il ne +s'était pas donné la sienne, croyant avoir l'unanimité. + +--J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce +qu'on raconte de l'_Épire_ vous fait le plus grand mal. + +Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la +tête perdue; il ne lui restait qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le +poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauvés. + +Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un +bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine +par accident. + +Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa +femme, sa fille se dressèrent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner +sans avoir assuré le mariage de sa fille? + + +V + +Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa femme. + +«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel à passer la +journée de demain avec nous.» + +Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une dépêche de ce genre +voulait dire qu'après la paye, la famille montait dans la vieille +calèche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à +la gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les siens; par +ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on +s'éveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse du Glayeul où, s'il +y avait eu des glaïeuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y +trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de +l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceâtre. + +Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: à sept heures, la +Maman, madame Adeline, Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et +quand il descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva la +charrette qui l'attendait: une heure après il arrivait au Thuit, et à +la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir +au-devant de lui. + +--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline. + +--Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer +ce retour sans que sa femme s'en étonnât. + +--Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter Michel pour demain! dit +Berthe en se serrant contre lui. + +--Tu es contente? + +--Oh! cher papa! + +--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse. + +--Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à placer son mot, elle a +sauté de joie quand ma tante a lu ta dépêche. + +--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria Berthe. + +Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle à +manger où le feu avait été allumé, bien qu'on fût déjà en avril, mais il +ne voulût pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter Paris; +au moins le dit-il. + +Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait jamais dans la +chambre de sa mère, car la Maman s'endormait aussitôt qu'elle se mettait +au lit, et il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement qu'il +allait lui dire un bonjour matinal. + +Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, et le lendemain matin, +quand tout le monde dormait encore dans le château, il frappa à la porte +de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. Justement parce +qu'elle s'endormait aussitôt qu'elle se couchait, la Maman se réveillait +tôt, et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil: + +--Entre, dit-elle. + +Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les +volets. + +--Que je te voie, dit-elle. + +Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du soleil levant +emplirent la chambre de leur claire lumière rosée. + +Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa mère. + +--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant. + +--Je vais comme toujours. + +Elle l'examina longuement. + +--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre ouverte; je ne +te vois pas bien. + +--Ne vas-tu pas avoir froid? + +--Il fait un temps superbe. + +--L'air est vif. + +--Va donc. + +Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder l'entretien +décisif qui devait assurer le mariage de Berthe. + +--Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes +traits sont contractés! Tu n'es pas bien, mon garçon. + +--Mais si. + +--Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit +de toi; quand tu étais petit et que tu devais être malade, je le voyais +avant tout le monde, avant ton père, avant le médecin; je leur disais: +«Constant va avoir quelque chose»; je ne me suis jamais trompée: les +mères ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les quinze jours que +tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarqué que tu étais +tantôt pâle, tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants où tu +étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce qu'on te disait. + +A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait dans son esprit, qui, +lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe. + +--Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté. + +--Par tes affaires? + +--Par l'état de ma santé et par le mariage de Berthe. + +--Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle d'un accent attendri, +à qui parleras-tu, si ce n'est à ta mère. + +--J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je +peux être mort. + +--Qu'est-ce que tu me dis-là ! Toi, mon Constant! + +--La vérité; et la pensée que je peux partir sans que la vie de Berthe +soit fixée, sans que son bonheur soit assuré m'est une angoisse.... + +--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton âge! + +--Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je? + +--Mais qu'est-ce que tu as? + +Il hésita un moment: + +--Un anévrisme. + +--Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, qui en avait un, est +mort à quatre-vingts ans passés. + +--Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, c'est que demain je +peux être mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en +étais pas sûr. + +-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant! + +L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur de sa pauvre vieille +mère lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlât ainsi; +cependant il faiblit et se penchant sur elle: + +--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je +me trouverais dans de meilleures conditions si je n'étais pas tourmenté +par cette pensée du mariage de Berthe qui m'enfièvre. + +--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait à +elle-même, tu serais dans de meilleures conditions? + +--Tu sais que pour cette maladie les émotions sont mauvaises, et que les +chagrins aggravent le mal. + +De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant à demi +vers une image de la Vierge fixée au mur contre lequel son lit était +appuyé, elle parut lui adresser une ardente prière; puis revenant vers +son fils: + +--Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage. + +Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose +que des mots entrecoupés. + +--Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-être +aussi donner son salut; mais ce n'est pas à moi que je dois penser, +c'est à toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne +te voie plus ces yeux inquiets. + +Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme il se montrait mal à +l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter. + +--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te +calmera: maintenant tu vas être tranquille. + +Comme sa mère le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se +calmer, le pouvait-il, quand à chaque pas, il se répétait qu'il fallait +qu'avant le soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre +cette idée de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et +le printemps qui dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin. + +Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait l'embrasser pour la +dernière fois, et aussi sa pauvre mère et sa chère femme; cette maison +qu'il s'était plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; ces +arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait améliorés et qu'il +aimait, c'était pour la dernière fois qu'il les voyait: tout, ces +quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, ces oiseaux qui +chantaient, cette odeur de sève parlaient de renouveau, de force, de +joie, de vie, et lui ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu +à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur. + +Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même quand Berthe vint le +rejoindre, toute fraîche, toute pimpante dans sa toilette printanière. + +--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, après l'avoir embrassé. + +--Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: ta grand'mère consent +à votre mariage. + +Elle se jeta dans ses bras: + +--Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce premier élan de joie; +qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré tout, doutais de toi! + +--C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais +le sacrifice qu'elle a fait à ton bonheur. + +Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant de Michel, qui +devait venir à pied par la Londe et le chemin de la forêt; et quand +l'heure fut arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent. + +Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de Berthe, rire comme +elle, lui répondre, mais il y avait des moments où, malgré ses efforts, +il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant même +plus. + +Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme ils approchaient d'un +carrefour où se croisaient plusieurs chemins, ils aperçurent Michel +assis sur un tronc d'arbre couché dans l'herbe. + +--C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui cria Berthe. + +--C'est justement parce que je me suis trop dépêché que j'attendais +qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, répondit Michel en venant +vivement au-devant d'eux. + +--Si vous aviez su?... dit Berthe. + +Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans +celle de Berthe. + +--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez +être mariés; mais, aujourd'hui même, vous l'êtes pour moi et par moi; +embrassez-vous, mes enfants. + +Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et il les fit marcher +devant lui en les regardant. + +Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour +elle au moins sa tâche était accomplie. + +Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs et la table en était +couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la +joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui à chaque instant restait immobile à regarder les minutes fuir sur le +cadran de la pendule; alors la Maman se disait: + +--Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher à la pensée de sa +maladie. + +Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de +jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel. + +Dans les sauts de la conversation, Michel demanda à Adeline ce que +c'était un journal appelé l'_Honnête Homme_. + +--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons reçu chacun un +exemplaire; il annonce une étude sur les cercles, avec des portraits +que chacun reconnaîtra; vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas? + +Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa femme posés sur lui, +il n'avait pas tout de suite trouvé une réponse. + +--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il +enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'intérêt. + +Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnête Homme_? il +n'en avait parlé que par hasard. + +Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les bâtiments de la ferme à +Michel, et, en causant d'un air indifférent, il demanda au fermier s'il +avait toujours à se plaindre des lapins: + +--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon +_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas. + +--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je +vais vous en tuer quelques-uns à coup de fusil. + +--Oh! papa, dit Berthe. + +--Pendant que vous vous promènerez; vous me prendrez au retour. + +Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et +Léonie restaient au château, il prit avec Berthe et Michel le chemin du +parc. + +Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza ou de _cossard_, +comme disait le fermier. + +--Je reste là , dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de +fusil. + +Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe: + +--Embrasse-moi donc, dit-il. + + + +Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient en termes émus et +respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'éminent député de la +Seine-Inférieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le +canon en sautant un fossé, et le coup qui l'avait frappé à bout portant +à la tête l'avait tué raide. + + +FIN + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 *** diff --git a/12174-h/12174-h.htm b/12174-h/12174-h.htm new file mode 100644 index 0000000..bf13429 --- /dev/null +++ b/12174-h/12174-h.htm @@ -0,0 +1,14606 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>Baccara</title> + <meta name="author" content="Hector Malot"> + +<style type=text/css> + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 20%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +span.pagenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} + +.figure {padding-right: 1em; padding-left: 1em; font-size: 0.8em; + padding-bottom: 1em; margin: 0px; padding-top: 1em; + text-align: center} +.figcenter {padding-right: 1em; padding-left: 1em; font-size: 0.8em; + padding-bottom: 1em; margin: 0px; padding-top: 1em; + text-align: center} +.figright {padding-right: 1em; padding-left: 1em; font-size: 0.8em; + padding-bottom: 1em; margin: 0px; padding-top: 1em; + text-align: center} +.figleft {padding-right: 1em; padding-left: 1em; font-size: 0.8em; + padding-bottom: 1em; margin: 0px; padding-top: 1em; + text-align: center} +.figure img {border-top-style: none; border-right-style: none; + border-left-style: none; border-bottom-style: none} +.figcenter img {border-top-style: none; border-right-style: none; + border-left-style: none; border-bottom-style: none} +.figright img {border-top-style: none; border-right-style: none; + border-left-style: none; border-bottom-style: none} +.figleft img {border-top-style: none; border-right-style: none; + border-left-style: none; border-bottom-style: none} +.figure p {margin: 0px; text-indent: 1em} +.figcenter p {margin: 0px; text-indent: 1em} +.figright p {margin: 0px; text-indent: 1em} +.figleft p {margin: 0px; text-indent: 1em} +.figcenter {margin: auto} +.figright {float: right} +.figleft {float: left} + +a:link {color: blue; text-decoration: none} +link {color: blue; text-decoration: none} +a:visited {color: blue; text-decoration: none} +a:hover {color: red} + + +</style> + +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 ***</div> + +<h1>BACCARA</h1> + +<h2>HECTOR MALOT</h2> + + +<h4>1886</h4> + +<br><br><br> + + + +<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3> + +<h4>I</h4> + +<p>Ouvrez les livres de géographie les plus complets, +étudiez les cartes, même celle de l'état-major, et +vous y chercherez en vain un petit affluent de la +Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse +ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et +l'eau de Robec pour Rouen.—Cette rivière est le +Puchot. Il est vrai que de sa source à son embouchure +elle n'a que quelques centaines de mètres, +mais si peu long que soit son cours, si peu considérable +que soit le débit de ses eaux, ils n'en ont pas +moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.</p> + +<p>Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives +que se sont entassées les diverses industries de la +fabrication du drap qui exigent l'emploi de l'eau, le +lavage des laines en suint, celui des laines teintes, +le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de +la vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles +manufactures l'abandonnent; encore n'est-il +pas rare d'entendre dire par les <i>Puchotiers</i> que la +petite rivière n'a pas été remplacée, et que si Elbeuf +n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce +qu'on a renoncé à se servir des eaux froides et limpides +du Puchot, douées de toutes sortes de vertus +spéciales qui lui appartenaient en propre. Mauvaises, +les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi +mauvaises que le sont les drogues chimiques qui +ont remplacé dans la teinture le noir qu'on obtenait +avec le brou des noix d'Orival.</p> + +<p>Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est +aux abords de ses rives basses et tortueuses, au +pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas du +château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct +qui descend de la forêt de la Londe, rue Meleuse, +rue Royale, que peu à peu se sont groupés les fabricants +de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles +étroites où les ruisseaux charrient des eaux rouges, +bleues, jaunes quelquefois épaisses comme une +bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre +à foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui +ont vécu jusqu'à nos jours.</p> + +<p>Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline +(Constant), O. *, médailles A. 1827 et 1834, O. +1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition universelle de +1855, hors concours 1867, médaille de progrès +Vienne, <i>nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots</i>», +occupe, impasse du Glayeul, une de ces +cours étroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement +à la révocation de l'Édit de Nantes, quand +les grands fabricants qui avaient alors accaparé l'industrie +du drap en introduisant les façons de Hollande +et d'Angleterre, forcés comme protestants de +quitter la France, laissèrent la place libre à leurs +ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de +cet esprit d'initiative et de prudence avisée qui est +le propre du caractère normand: mais, lié par +l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé, +comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais +s'établir maître à son tour, il serait resté ouvrier +toute sa vie. Libéré par le départ de ses +patrons, il avait commencé à fabriquer pour son +compte des draps façon de Hollande et d'Angleterre, +et il était devenu ainsi le fondateur de la maison +actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre +Adeline était venu après ceux-là ; un quatrième +après le troisième, et ainsi jusqu'à Constant Adeline, +que le nom estimé de ses pères, au moins autant +que le mérite personnel, avaient fait successivement +conseiller général, président du tribunal de commerce, +chevalier puis officier de la Légion d'honneur, +et enfin député.</p> + +<p>C'était petitement que le premier Adeline avait +commencé, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas +s'il réussira, et il avait fallu des succès répétés pendant +des séries d'années pour que ses successeurs +eussent la pensée d'agrandir l'établissement primitif; +peu à peu cependant ils avaient pris la place +de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant +en briques leurs bicoques de bois, montant étages +sur étages, mais sans vouloir abandonner l'impasse +du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. Il semblait +qu'il y eût dans cette obstination une religion de +famille, et que le nom d'Adeline formât avec celui +du Glayeul une sorte de raison sociale.</p> + +<p>Pour l'habitation personnelle, il en avait été +comme pour la fabrique: c'était impasse du Glayeul +que le premier Adeline avait demeuré, c'était impasse +du Glayeul que ses héritiers continuaient de +demeurer; l'appartement était bien noir cependant, +peu confortable, composé de grandes pièces mal +closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin ni du +bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs +idées bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent +amassé qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout +dans l'importance, dans la considération commerciale +qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, +pour eux tout était là , et ils n'épargnaient rien pour +obtenir ce résultat, surtout ils ne s'épargnaient pas +eux-mêmes: le mari travaillait dans la fabrique, la +femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du collège de Rouen, les filles du couvent des +Dames de la Visitation, c'était pour travailler,—ceux-ci +avec le père, celles-là avec la mère.</p> + +<p>Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de +cette petite existence, qui d'ailleurs était celle de +leurs concurrents les plus riches, mais à cette époque +le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce +qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le +château du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. +A la vérité, ce nom de «château» les avait un moment +arrêtés et failli empêcher leur acquisition; +mais de ce château dépendaient une ferme dont les +terres étaient en bon état, des bois qui rejoignaient +la forêt de la Londe; l'occasion se présentait avantageuse, +et les bois, la ferme et les terres avaient fait +passer le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés +de débaptiser et d'appeler «notre maison du +Thuit», se gardant soigneusement de tout ce qui +pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux +châtelains: petits bourgeois étaient leurs pères, +petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur +ostentation dans la modestie.</p> + +<p>Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement +amené avec elle de nouvelles habitudes. +Jusque-là toutes les distractions de la famille consistaient +en promenades aux environs le dimanche, +aux roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en +parties dans la forêt qui, quelquefois, en été, se prolongeaient +par le château de Robert-le-Diable jusqu'à +la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. +Mais on ne pouvait pas tous les samedis, +par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller +au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une voiture; +on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion +encore solide, si elle était ridicule; et, comme +les harnais vendus avec elle étaient plaqués en argent, +on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne restât +que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les +samedis, après la paye des ouvriers, la famille s'était +entassée dans le vieux carrosse chargé de provisions, +et par la côte de Bourgtheroulde, au trot pacifique +de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison +du Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les +enfants passant leur temps à se promener à travers +les bois, les parents parcourant les terres de la ferme, +discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter, +estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux +extraits dans la semaine écoulée.</p> + +<p>Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de +la fabrique elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées; +le bien-être, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-là +à peu près inconnus, avaient gagné petit à +petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner +le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement, +avec indifférence, lassitude ou dégoût. A quoi +bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, +ou les châteaux qu'ils se faisaient construire avec le +faste de parvenus?</p> + +<p>Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, +et chez eux les habitudes, les usages, les procédés +de la vieille maison étaient en 1830 ce qu'ils +avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en +1850. Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, +ils ne l'avaient point systématiquement repoussée +mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment +juste où ils auraient déchu en ne l'employant +pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations +coûteuses, s'étaient-ils contentés de louer à un +voisin la force motrice nécessaire à la marche de +leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, +les innovations, mauvaises pour eux. Ils +étaient les plus hauts représentants de la fabrique +en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient +toujours été. Les manufactures puissantes qui +s'étaient élevées autour d'eux ne les avaient point +tentés. Ils n'enviaient point ces casernes vitrées en +serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, vomissaient +des tourbillons de fumée. C'était le chiffre +d'affaires qui seul méritait considération, et le leur +était supérieur à ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient +donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle +où les nombreuses opérations de la fabrication du +drap, le dégraissage de la laine en suint, la teinture, +le séchage, le cardage, la filature, le bobinage, +l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le +foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent +au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez +l'ouvrier même, et où la fabrique ne sert qu'à visiter +les produits de ces diverses opérations et à +créer la nouveauté au moyen de l'agencement des +fils et du coloris.</p> + +<p>Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons +de gagne-petit eussent peut-être amoindri et déconsidéré +les Adeline, mais en Normandie on estime +avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. +Quand on disait: «Voyez les Adeline», ce +n'était pas avec pitié, c'était avec envie quelquefois +et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi +bien que les parvenus fils d'<i>épinceteuses</i> ou de <i>rentrayeuses</i> +qui, au lieu de continuer le commerce de +leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels +ou leurs châteaux.</p> + +<p>Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, +était le digne héritier de ces sages fabricants; d'aucun +de ses pères on n'avait pu dire aussi justement +que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on +l'avait répété à satiété, à propos de tout, dans toutes +les circonstances:—dès le collège où il s'était +montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé +de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, +heureux de trouver en lui un garçon élevé chrétiennement +et de complexion religieuse, ce qui était +rare dans la génération de 1830;—plus tard au +tribunal de Commerce, au conseil général et enfin à +la Chambre, où il était un excellent député, appliqué +au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir, +ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et +alors se faisant écouter de tous, votant selon sa conscience +tantôt pour, tantôt contre le ministère, sans +qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt particulier +pesât sur lui.</p> + +<p>A un certain moment cependant, ce modèle avait +inspiré des craintes à ses amis. Après avoir travaillé +quelques années dans la fabrique paternelle en sortant +du collège, il avait fait un voyage d'études en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait +dit, à Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait; +un acheteur en laines les avait rencontrés dans des +casinos, où Adeline jouait gros jeu.</p> + +<p>—Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si +sage! La «femme galante», on la lui pardonnait; il +faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?</p> + +<p>Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne +s'en rapportant à personne pour sauver son fils. +Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, soumis, +repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé +entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant +pas le jeu; mais humilié d'avoir perdu son argent, +il avait voulu le rattraper.</p> + +<p>On l'avait alors marié.</p> + +<p>Et depuis cette époque, il avait été, comme ses +amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris, +des fabricants, des juges au tribunal de Commerce, +des conseillers généraux, des jurés d'exposition et +et des députés.</p> + +<p>—Voyez Adeline!</p> + +<p>Que lui manquait-il pour être l'homme le plus +heureux du monde? N'avait-il pas tout,—l'estime, +la considération, les honneurs, la fortune?—et une +honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était +pas considérable.</p> + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune +des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences +et où l'on répète consciencieusement les +phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles +valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune +était monnaie courante de la conversation à +Elbeuf, on continuait à s'en servir.</p> + +<p>Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond +des choses, cette croyance à une fortune, solide et +inébranlable, commençait à être amoindrie.</p> + +<p>A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé +deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, +et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec +son frère, avait fondé à Paris une importante maison +de laines en gros, si importante qu'elle avait des +comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat +à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff. +Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, +c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune +gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait +misérable, il lui fallait celle que donne en quelques +coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être +l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait +laissé de grosses, de très grosses affaires engagées +qui s'étaient liquidées par la ruine complète—la +sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la +vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors +c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur +avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la +femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et +la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses +valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser +par son fils aîné la part qui lui revenait dans la +maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la +demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner +que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière, +autant par respect pour la volonté de sa mère que +pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer +au tableau des faillites.</p> + +<p>Un commerçant ne retire pas douze cent mille +francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, +cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette +saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de +sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques +bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à +travailler.</p> + +<p>Mais justement à cette époque avait commencé +une crise commerciale qui dure encore, et un changement +radical dans la mode qui, à la nouveauté +en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou +quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait +préférer le tissu fortement serré en chaîne et en +trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;—au +lieu des bonnes années attendues, les mauvaises +s'étaient enchaînées; au lieu de travailler pour +combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y +avait-on pas réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup +plus que pour les autres industries, les crises sont +une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, +noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvénient +pour le fabricant que la perte d'intérêt de l'argent +avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de +nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit. +Lorsque tout a été disposé par le fabricant pour +faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine +de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; +teinture de ces laines et de cette soie; filature selon +l'effet cherché; tissage d'après certaines combinaisons +déterminées pour le dessin, la force, la façon; apprêt +spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles +de la teinture, de la filature et du tissage—il faut +que cette étoffe soit vendue à son heure précise et +pour la saison en vue de laquelle elle a été créée, ou +la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment +la vendre quand, par suite d'une raison quelconque, +crise commerciale ou changement de mode, les +acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se présentent +pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et +tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas +la responsabilité des crises commerciales, il n'est +ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou +écarte les maladies, les fléaux et les guerres.</p> + +<p>Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper +de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse, +du matin au soir, mais, pour passer ses journées +au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. +Elbeuf n'est qu'à deux heures et demie de +Paris; tous les samedis, après la séance, il prenait le +train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui, +où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là , +le dîner retardé était un souper; et tout le monde, +même la vieille madame Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre +ans, infirme et paralysée des jambes, +qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie +Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de +sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à +table qu'après que le chef de la famille s'était assis +à sa place, vide pendant toute la semaine; les visages +étaient épanouis, et, malgré le retard qui avait dit +aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne mangeait.</p> + +<p>—Comment vas-tu, la Maman?</p> + +<p>—Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du +tapage à la Chambre cette semaine, tu as dû te brûler +<i>les sangs</i>, c'est vraiment trop <i>arkanser</i>.</p> + +<p>La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, +sans se donner la peine de les modifier en +rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette +que pour le langage et le parler: en été ses +robes étaient en indienne de Rouen, en hiver en +drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de +dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à +laquelle elle eût fait des concessions; et avec un +accent traînant elle lâchait les mots de patois normand +et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements +de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en +face, insinuaient adroitement que les <i>chaircuitiers</i> +s'appelaient maintenant des charcutiers, que les +<i>castoroles</i> sont devenues des casseroles, et que «ne +rien faire de bon» vaut mieux qu'<i>arkanser</i>, qu'on +doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand.</p> + +<p>Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait +<i>arkansé</i>, car la Maman, assise du matin au soir dans +son fauteuil roulant, lisait l'<i>Officiel</i> d'un bout à +l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail, +plus au courant de ce qui se passait à la Chambre +que bien des députés. Quand son fils avait parlé, +elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui +avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant que +tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un +seul point, elle le blâmait—c'était sur tout ce qui +touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc +jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât +point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si +pieux, quand il était petit!</p> + +<p>Respectueusement il se défendait, mais le plus +souvent il cherchait à changer la conversation en +faisant signe à sa femme ou à sa fille de venir à son +secours; il en avait assez de la politique, et ce +n'était point pour reprendre et continuer les discussions +de la semaine qu'il avait hâte d'arriver chez +lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans +cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait +été enfant, où il avait grandi, où son père était mort, +où il s'était marié, où sa fille était née, où il n'y +avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât +au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide +et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme +ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces +vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze +doré à sujets mythologiques, ces fleurs en papier +conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de +sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garçon qu'il occupait +dans une maison meublée de la rue Tronchet. +Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait +mieux à se mettre à table que les bouffées chaudes +qui le frappaient au visage quand il entrait dans les +restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme +d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau +s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien +restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien, +l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; +le commerçant remplaçait le député; il n'était plus +que mari et père de famille.</p> + +<p>Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui +déplaisait de retrouver à Elbeuf: c'était de paroles +affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin, +du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent, +pendant que la Maman continuait ses discussions, +ses approbations ou ses réprimandes, il +oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en +quelques mots distraits: «Oui, maman; non, +maman; tu as raison, certainement, sans aucun +doute.»</p> + +<p>C'était assez indifféremment qu'à son retour +d'Allemagne il s'était laissé marier par son père avec +une jeune fille née dans une condition inférieure à +la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis +vingt ans il vivait dans une étroite communion de +sentiment et de pensée avec sa femme, car il s'était +trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce +de sa jeunesse était une femme douée de qualités +réelles que chaque jour révélait: l'intelligence, la +fermeté de la raison, la droiture du caractère, la +bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable +depuis son entrée dans la vie politique—le +flair et le génie du commerce qui faisaient d'elle +une associée à laquelle il pouvait laisser la direction +de la maison aussi bien pour la fabrication que +pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des +affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait d'une +main aussi habile que ferme celles de la fabrique; +en vraie femme de commerce, comme il n'était pas +rare d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux +verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus +maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, +la comptabilité, la caisse et la paye +qu'elle faisait elle-même.</p> + +<p>Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était +cependant pas d'affaires qu'il avait hâte de s'entretenir +en arrivant chez lui—ces affaires, il les connaissait, +au moins en gros, par les lettres que sa +femme lui écrivait tous les soirs; c'était sa femme +même, c'était sa fille qui occupaient son coeur, et +tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou +moins d'à -propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une +à l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait +celle-là , et il n'était pas rare que tout à coup il s'interrompît +pour se pencher vers elle et l'embrasser +en la prenant dans ses bras:</p> + +<p>—Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du +retour du papa?</p> + +<p>Il la regardait, il la contemplait avec un bon +sourire, fier de sa beauté qui lui semblait incomparable; +où trouver une fille de dix-huit ans plus +charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux +qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraîcheur de +carnation, une profondeur, une tendresse dans le +regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractère!</p> + +<p>Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait +aussi des mots affectueux pour la petite Léonie, sa +nièce, âgée de douze ans, dont il était le tuteur et +qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible +de santé pour être envoyée à Rouen au couvent des +Dames de la Visitation où toutes les filles des Adeline +avaient été élevées.</p> + +<p>Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure +était avancée; alors il roulait lui-même sa mère +jusqu'à la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussée, +de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle +était paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe +et Léonie, qui montaient à leurs chambres, il passait +avec sa femme dans le bureau, et alors commençait +entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, +plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.</p> + +<p>Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, +les carrés d'échantillons, ils pouvaient +discuter sérieusement et se mettre d'accord sur ce +qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle +voulait faire; à son tour, il racontait ses démarches +à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait quels +commissionnaires, quels commerçants il avait vus, +et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu +se procurer chez les marchands de drap et chez les +tailleurs, ils les comparaient à ceux qui avaient été +essayés chez eux.</p> + +<p>Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté +ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée: +la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer +était décidée; mais des temps durs avaient +commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées +avec cette facilité: la consommation se ralentissant, +il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter +des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forcés de courir des aventures, avaient +consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites +avaient été le résultat de ce nouveau système; elles +s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment +où la maison Adeline, autrefois si solide, avait +eu de la peine à combiner ses échéances.</p> + + + + +<h4>III</h4> + + +<p>Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était +réunie dans le bureau dont on venait de fermer les +volets après le départ des ouvriers et des employés. +Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'<i>Officiel</i>, Berthe tournait les pages d'un livre à +images, devant un pupitre Léonie achevait ses devoirs, +et en face d'elle madame Adeline couvrait +de chiffres un cahier formé de lettres de faire part +qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et +économisaient une main de papier écolier. La cour +si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors, +on n'entendait que les rafales d'un grand vent +de novembre, et dans le bureau que le poêle qui +ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame +Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un +registre, puis le frôlement de sa main descendant le +long des colonnes de ses additions, recommençait. +C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une +main agitée.</p> + +<p>—Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma +bru? demanda la Maman.</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement</p> + +<p>—Qu'est-ce qui ne va pas!</p> + +<p>—Mais rien.</p> + +<p>Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de +cette réponse, car évidemment, puisqu'il n'y avait +pas d'erreur de caisse, quelque chose préoccupait sa +bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa +part de propriété dans la maison de commerce, elle +n'avait plus la même liberté de parole. Ce remboursement +ne s'était pas fait sans résistance, sinon +chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au +moins chez madame Adeline. Qu'une mère avec +deux enfants donnât la moitié de sa fortune à l'un +de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle +voulût la donner entière en dépouillant ainsi l'un +pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la bru s'était +expliquée là -dessus avec la belle-mère nettement. +De ce jour, les relations entre elles avaient changé +de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de +la maison de commerce, elle était une associée, et +on lui devait les comptes qu'on rend à un associé. +Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient +plus été communiqués, les comptes ne lui avaient +plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle +n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle +qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux; +d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que +cette liberté se montrait; sur la marche des affaires, +ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. +Quand elle insistait près de Constant, il répondait +invariablement que les choses allaient aussi bien +qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et même +la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et +alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait +si, en enlevant douze cent mille francs à +son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si +souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée +à voir autrefois venaient maintenant si rarement +à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur +sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été +un soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie +qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible. +Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique +n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus +d'ordre; la surveillance était de tous les instants du +haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que +pour les petites choses; et dans tous les services on +trouvait de ces économies ingénieuses que seules +les femmes savent appliquer sans rien désorganiser +et sans soulever des plaintes.</p> + +<p>Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se +contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son +journal: cependant, il était certain qu'il se passait +quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa +bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique +chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que +personne savait se posséder, et ne dire comme ne +laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.</p> + +<p>Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa +lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les +coups de plume qui rayaient le papier; à un certain +moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une +question:</p> + +<p>—Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?</p> + +<p>—MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs +payements.</p> + +<p>Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui +voudrait n'être pas interrompue; mais l'angoisse de +la Maman l'emporta.</p> + +<p>—Vous êtes engagée avec eux pour une grosse +somme?</p> + +<p>—Assez grosse.</p> + +<p>—Et elle vous manque pour votre échéance?</p> + +<p>—Constant doit m'apporter les fonds.</p> + +<p>Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha +de remarquer le ton de cette réponse: quand son +fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait +être tranquille. La suspension de payement des +frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer +l'état nerveux de madame Adeline; ils étaient parmi +les meilleurs clients de la maison, les plus anciens, +les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par +une diminution de vente importante. Sans doute +cela était fâcheux, mais non irrémédiable; elle +avait foi dans la maison de son fils au même point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que +la crise qu'on traversait ne dût bientôt prendre fin; +les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il +n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de +vivre jusque-là ; si après avoir sauvé l'honneur +des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur +maison assurée, elle serait contente et mourrait en +paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas +manqué une seule fois, excepté pendant ses couches, +la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa +piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations +de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue +prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires +de son fils lui semblaient en danger. Bien +qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût +pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses +lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait +l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la +verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux +temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement +pour son fils comme pour son pays natal.</p> + +<p>La plume de madame Adeline continuait à courir +sur son brouillon quand dans la cour on entendit +un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il +y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte +du bureau, où discrètement on frappa quelques +coups.</p> + +<p>—Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se +levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit +toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux.</p> + +<p>—Mais, sans doute, répondit madame Adeline, +bien qu'un peu surprise qu'à cette heure on frappât +â cette porte et non à celle de l'appartement.</p> + +<p>Les verrous furent promptement tirés et la porte +s'ouvrit.</p> + +<p>-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.</p> + +<p>C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, +le père Eck, comme on l'appelait à Elbeuf, accompagné +d'un de ses neveux.</p> + +<p>—<i>Ponchour, matemoiselle</i>, dit le père Eck avec +son plus pur accent alsacien et en entrant dans le +bureau, suivi de son neveu.</p> + +<p>L'oncle était un homme de soixante ans environ, +rond de corps et rond de manières, court de jambes +et court de bras, à la physionomie ouverte, gaie et +fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le +teint mat trahissaient tout de suite l'origine sémitique; +le neveu, au contraire, était un beau jeune +homme élancé, avec des yeux de velours, et des +dents blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre +des lèvres sanguines et une barbe noire frisée.</p> + +<p>—<i>Ponchour, mestames Ateline</i>, continua M. Eck, +<i>Ponchour, matemoiselle Perthe</i>.</p> + +<p>Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.</p> + +<p>-<i>Gomment</i>, continua-t-il, M. <i>Ateline</i> n'est <i>bas</i>-là , +je <i>groyais</i> qu'il <i>tevait refenir te ponne</i> heure; et, en +<i>foyant te</i> la lumière au <i>pureau</i>, j'ai <i>gru</i> que c'était lui +qui <i>trafaillait; foilà gomment</i> j'ai frappé à cette <i>borte</i>; +excusez-moi, <i>mestames</i>.</p> + +<p>Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car +le bureau était meublé avec une simplicité véritablement +antique: une table en bois noir, deux pupitres, +des rayons en sapin régnant tout autour de +la pièce pour les registres et la collection des échantillons +de toutes les étoffes fabriquées par la maison +depuis près de cent ans, quatre chaises en paille, et +c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi +à plus de trois cent millions d'affaires.</p> + +<p>C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis +jusque-là en Alsace, avaient quitté leur pays pour +venir créer à Elbeuf une grande manufacture de +«draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et couleurs», +comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, +sans le secours d'aucun intermédiaire, +toutes les opérations par lesquelles passe la laine +brute pour être transformée en drap prêt à être livré +à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en +relations avec Constant Adeline, que son caractère +autant que sa position mettaient au-dessus de l'envie +et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient +trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup +d'autres fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces +relations s'étaient continuées, s'étendant même aux +familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait +point vu madame Eck mère, une vieille femme de +quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion +juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; mais +mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant +Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les +enfants, les deux frères Eck et les trois frères Debs +avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.</p> + +<p>Les politesses échangées, le père Eck prit son air +bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame +Adeline faisait ses chiffres:</p> + +<p>—<i>Touchours à l'oufrage, matame Ateline</i>, dit-il, +je <i>foutrais bien afoir</i> une <i>embloyée gomme fous</i> et... +au même <i>brix</i>.</p> + +<p>Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il +était toujours le premier à sonner la fanfare pour +ses plaisanteries, sans s'inquiéter de savoir s'il n'était +pas quelquefois le seul à les trouver drôles.</p> + +<p>Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils +partaient, c'est-à -dire instantanément; il prit une +figure grave, presque désolée:</p> + +<p>—<i>A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles</i> +de MM. Bouteillier frères? demanda-t-il.</p> + +<p>—J'en ai reçu ce matin.</p> + +<p>—<i>Fous safez</i> qu'ils <i>susbendent</i> leurs <i>bayements</i>?</p> + +<p>—C'est ce qu'on m'écrit.</p> + +<p>—Est-ce que <i>fous</i> étiez engagés <i>afec</i> eux?</p> + +<p>—Malheureusement. Et vous?</p> + +<p>—Nous? Oh! non. Ils auraient <i>pien foulu</i>, mais +nous n'avons <i>bas foulu</i>, nous. <i>Tebuis</i> trois ans, ils +ne <i>m'insbiraient blus gonfiance</i>; c'était <i>tes chens</i> qui +menaient <i>drop</i> de <i>drain: abbardement</i> aux Champs-Élysées, +château aux <i>enfirons</i> de <i>Baris, filla</i> à Trouville, +<i>séchour</i> à Cannes pendant l'hiver, cela ne <i>bouvait bas turer</i>.</p> + +<p>Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez +gêné, et madame Adeline l'était aussi jusqu'à un +certain point, se demandant ce que pouvait signifier +cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:</p> + +<p>—Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux +procédés de teinture? demanda-t-elle en portant la +conversation sur un sujet de leur métier, qui pouvait +fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs +elle était bien aise de tirer au clair.</p> + +<p>—Oh! <i>drès satisvait</i>.</p> + +<p>—Et cela vous revient vraiment moins cher que, +chez MM. Blay?</p> + +<p>Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, +et ce fut seulement après quelques secondes +de réflexion qu'il se décida:</p> + +<p>—<i>Matame Ateline, matame Adeline</i>, je ne <i>beux bas +fous tire, l'infentaire</i> n'a <i>bas</i> été <i>vait</i>.</p> + +<p>Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite +qu'on aurait pu croire à sa sincérité, mais il la compromit +malheureusement en se hâtant de changer +de sujet.</p> + +<p>—Quand <i>fous foutrez fenir</i> à la maison, <i>chaurai</i> +le <i>blaisir</i> de <i>fous</i> montrer ça; mais ce que je <i>foutrais +pien fous</i> montrer, c'est nos nouveaux métiers-fixes +à <i>filer</i>; c'est <i>fraiment</i> une <i>pelle infention</i>; seulement +<i>tepuis</i> un an que nous les avons installés, tous les +fils cassaient, nous allions faire <i>bour</i> cinquante mille +<i>vrancs</i> de <i>véraille</i>, quand mon <i>betit</i> Michel a <i>drouvé</i> +un <i>bervectionnement</i> aussi simple que <i>barvait</i>; il faut +voir ça; je lui ai fait <i>brendre</i> un <i>prefet</i>. Il a vraiment +le <i>chénie</i> de la mécanique, ce garçon-là .</p> + +<p>—Est-ce que M. Michel va directement exploiter +son brevet?</p> + +<p>—Il le <i>fentra</i>; tous les Eck, tous les Debs restent +ensemble, <i>touchoure</i>.</p> + +<p>—Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit +Michel en riant et en répétant une plaisanterie qui +était spirituelle à Elbeuf.</p> + +<p>Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, +vint auprès de madame Adeline: </p> + +<p>—Est-ce que je <i>bourrais fous tire</i> un mot en <i>barticulier</i>?</p> + +<p>Passant la première, madame Adeline le conduisit +dans le salon.</p> + + +<h4>IV</h4> + + +<p>—Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?</p> + +<p>Ce fut la question que madame Adeline, troublée, +se posa, mais qu'elle eut la force, cependant, de +retenir pour elle.</p> + +<p>Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de +M. Eck, qu'elle savait droit en affaires, brave homme +et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait +été si souvent, en ces derniers temps, frappée de +coups qui s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient +précisément d'où on n'aurait pas dû les attendre, +qu'elle se tenait toujours et avec tous sur +ses gardes, inquiète et craintive.</p> + +<p>Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient +depuis longtemps des essais pour fabriquer la +nouveauté mécaniquement et en grand comme ils +fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette +visite étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui +savaient si bien s'outiller et qui réussissaient quand +tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer des +concurrents qui rendraient plus difficile encore la +marche de ses affaires!</p> + +<p>Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la +situation politique de son mari qu'il venait lui signaler +dans un sentiment de bienveillance amicale?</p> + +<p>De quelque côté que courût sa pensée, elle ne +voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l'heureux; +et ce qui augmentait son trouble, c'était de +voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette +physionomie ordinairement ouverte et gaie.</p> + +<p>Elle s'était assise en face de lui, le regardant, +l'examinant, et elle attendait qu'il commençât; ce +qu'il avait à dire était donc bien difficile?</p> + +<p>Enfin il se décida:</p> + +<p>—Quand nous nous sommes expatriés <i>pour fenir +à Elpeuf</i>, nous n'<i>afons pas drouvé</i> ici tout le monde +bien <i>tisposé</i> à nous recevoir. On <i>tisait</i>: «Qu'est-ce +qu'ils <i>fiennent</i> faire; nous n'<i>afons bas pesoin t'eux</i>? +M. <i>Ateline</i> n'a <i>bas</i> été parmi ceux-là , au <i>gontraire</i>, il +n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés +et aussi pour sa ville où nous apportions du <i>trafail</i>; +et cela, <i>matame</i>, nous a été au coeur; <i>tans</i> la position +où nous étions, quittant notre pays, recommençant +la vie à un âge où beaucoup ne <i>bensent blus</i> qu'au +repos, nous <i>afons</i> été heureux de <i>troufer</i> une main +loyalement <i>ouferte</i>.</p> + +<p>Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude +de madame Adeline se détendit.</p> + +<p>—Quand l'année <i>ternière</i>, continua M. Eck, nous +<i>afons</i> eu le chagrin de perdre mon <i>peau</i>-frère Debs, +nous <i>afons</i> encore retrouvé M. <i>Ateline. Fous safez</i> ce +qui s'est passé à ce moment et comment des gens se +sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles +convenables; on <i>tisait</i>: «Quel besoin d'honorer ce +<i>chuif</i> qui est <i>fenu</i> nous faire concurrence?» Toutes +sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés contre +le <i>chuif</i> autant que contre le fabricant, et ceux-là +mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont +mis en arrière. M. <i>Ateline</i> était alors à <i>Baris</i>, retenu +<i>bar</i> les travaux de la Chambre, et il <i>bouvait</i> très <i>pien</i> +y rester s'il avait <i>foulu</i>. Mais, <i>aferti</i> de ce qui se passait +ici,—peut-être même est-ce <i>bar fous, matame</i>?</p> + +<p>—Il est vrai que je lui ai écrit.</p> + +<p>M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua +respectueusement:</p> + +<p>—J'aime à <i>safoir</i>, comme je m'en <i>toutais</i>, que c'est +<i>fous</i>. Enfin, <i>aferti</i>, il a quitté <i>Baris</i> et sur cette +tombe, lui député, il n'a pas craint de <i>tire</i> ce qu'il +pensait d'un honnête homme qui avait apporté ici +une industrie faisant vivre <i>blus</i> de mille personnes, +dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela +il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans +notre coeur, le mien et celui de tous les membres de +notre famille.</p> + +<p>Il fit une pause, ému bien manifestement par ces +souvenirs; puis reprenant:</p> + +<p>—Ne <i>fous temantez</i> pas, <i>matame</i> pourquoi je rappelle +cela; <i>fous</i> allez le savoir; c'est pour <i>fous</i> le <i>tire</i> +que je <i>bous</i> ai demandé ce moment d'entretien <i>bartigulier</i>. +Après ces <i>exbligations, fous gomprenez</i> quelle +estime nous avons pour M. <i>Ateline</i> et <i>tans</i> quels +termes nous <i>barlons</i> de lui: ma mère, ma soeur, ma +femme, mes fils, mes <i>nefeux</i> et moi-même; il n'est +<i>bersonne</i> à <i>Elpeuf</i> pour qui nous avons autant d'estime +et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce +qui vous touche nous intéresse et <i>pien</i> souvent nous +nous sommes <i>réchouis</i> en apprenant une <i>ponne</i> affaire +pour <i>fous</i>, comme nous nous sommes affligés +en en apprenant une mauvaise:—ainsi celle de ces +Bouteillier.</p> + +<p>Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout +cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si +évidentes que son inquiétude devait se calmer +comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers +mots, qui semblaient une entrée en matière +pour une question d'argent, ses craintes la reprirent. +Ces protestations de sympathie et d'amitié qui +se manifestaient avec si peu d'à -propos n'allaient-elles +aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck, +qui n'était pas un méchant homme avait voulu +adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation +de voir partout le danger.</p> + +<p>—Certainement, continua M. Eck, il n'y a <i>bas pésoin</i> +d'être dans des conditions <i>bartigulières</i> pour +être charmé en voyant mademoiselle <i>Perthe</i>: c'est +une <i>pien cholie</i> personne... qui sera la fille de sa +mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît +pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit +par elle, mais combien <i>blus</i> fortement doit-il l'être +quand il partage les sentiments que je <i>fiens</i> de <i>fous</i> +exprimer. C'est <i>chustement</i> le cas de mon <i>betit</i> Michel; +je <i>tis betit</i> parce que je l'ai vu tout <i>betit</i>, mais +c'est en réalité un sage garçon plein de sens, un +travailleur, qui nous rend les <i>blus</i> grands services +dans notre fabrique, et qui est <i>pien</i> le caractère le +<i>blus</i> aimable, le <i>blus</i> facile, le <i>blus</i> affectueux, le <i>blus</i> +égal que je <i>gonaisse</i>. Enfin <i>pref</i> il aime <i>matemoiselle +Perthe</i>, et je vous <i>temande</i> pour lui la main de <i>fotre</i> +fille.</p> + +<p>Bien des fois et depuis longtemps déjà , madame +Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre +très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine +prospérité, descendant un peu quand cette prospérité +avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient +baissé, jamais elle n'avait eu l'idée de Michel Debs. +Un juif!</p> + +<p>Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, +en fut frappé.</p> + +<p>—<i>Je fois</i>, dit-il, que <i>fous</i> pensez à <i>matame Ateline</i> +mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa +religion. Nous aussi nous <i>afons</i> notre mère qui pour +notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +vôtre. C'est ce que j'ai <i>tit</i> à mon <i>betit</i> Michel quand +il m'a <i>barlé</i> de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la +grand'mère de <i>mademoiselle Perthe</i>, hein!»</p> + +<p>Justement après être revenue un peu de son +étourdissement, c'était à ces grand'mères qu'elle +pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.</p> + +<p>De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle +vivait cloîtrée comme une femme d'Orient, tout le +monde racontait des histoires que le mystère et l'inconnu +rendaient effrayantes.</p> + +<p>Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille +femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa +religion? De quel oeil regarderait-elle une chrétienne +à sa table, elle qui ne mangeait que de la +viande pure, c'est-à -dire saignée par un sacrificateur, +ouvrier alsacien versé dans les rites, qu'elle avait +fait venir exprès?</p> + +<p>Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter +les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline +n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des +bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et ne +pas en être frappée.</p> + +<p>Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on +s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour où +cette vieille femme s'était installée dans sa maison, +son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi +à la critique. C'était monnaie courante de la conversation +de raconter qu'elle se faisait apporter le +gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât;—qu'elle +ne mangeait pas des poissons sans écailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache +dans un pot lui appartenant;—qu'elle avait une +vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;—que +le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, +à l'huile ou à la graisse;—que, dans les repas où +il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage, +ni laitage, ni gâteaux;—qu'on préparait sa nourriture +le vendredi pour le samedi, et, comme ce +jour-là les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, +on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur +cette plaque on plaçait le vase contenant les mets +tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des +mains juives;—enfin, que ses cheveux coupés +étaient recouverts d'un bandeau de velours, et +qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser +pousser leurs cheveux.</p> + +<p>Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, +mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme +de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le +connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt +ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère +pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme +d'un juif! Si bien dégagée qu'elle fût de certains +préjugés, elle ne l'était point encore de celui-là . +Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son +monde n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas +à Elbeuf.</p> + +<p>Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, +il continuait:</p> + +<p>—<i>Pien</i> entendu, Michel n'a jamais entretenu +<i>matemoiselle Perthe</i> de son amour, c'est un honnête +homme, un <i>calant</i> homme, croyez-le, <i>matame Ateline</i>. +Je ne <i>tis</i> pas que ses yeux n'aient pas <i>barlé</i>, mais +ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle +cependant qu'elle est aimée, car les jeunes filles +sont bien fines pour <i>teviner</i> ces choses, mais elle ne +le sait pas par des <i>baroles</i> formelles. Michel a <i>foulu</i> +qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est +là ce qui m'amène chez vous. J'espérais trouver +M. <i>Ateline</i>; et Michel, qui ne manque pas les occasions +où il peut voir <i>matemoiselle Perthe</i>, a tenu à +m'accompagner, <i>pien</i> que cela ne soit peut-être pas +très convenable. Le hasard a <i>foulu</i> que M. <i>Ateline</i> +fût absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu <i>fous</i> +adresser ma demande: en ces circonstances une +mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez +à <i>M. Ateline</i> et, si <i>fous</i> le jugez <i>pon</i>, à <i>matemoiselle +Perthe</i>. Pour Michel, je <i>fous</i> prie d'insister sur son +amour; c'est sincèrement, c'est <i>tentrement</i> qu'il aime +et <i>bour</i> lui ce n'est pas un mariage de convenance, +c'est un mariage d'inclination. <i>Bour</i> moi, je vous +prie d'insister sur l'honneur que nous attachons à +unir notre famille à la vôtre. Je veux vous <i>barler</i> +franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas <i>d'ampition</i> +et ne recherche pas une alliance avec M. <i>Ateline</i> +parce qu'il est député et sera un jour ou l'autre +ministre; je suis <i>técoré</i> et n'ai rien à attendre du +gouvernement; quant à la situation de nos affaires, +elle est <i>ponne</i>; là où d'autres <i>berdent</i> de l'argent, +nous en gagnons; les inventaires vous le <i>brouferont</i>, +quand nous pourrons vous les communiquer, vous +verrez, vous verrez qu'elle est <i>ponne</i>.</p> + +<p>Il se frotta les mains:</p> + +<p>—Elle est <i>ponne</i>, elle est <i>ponne</i>; la maison Eck +et Debs est organisée pour bien marcher, elle +marchera et durera tant qu'il y aura un Eck, tant +qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois +pas que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que +nous cherchons uniquement dans ce mariage, c'est +l'honneur d'être de <i>fotre</i> famille: le père Eck ne <i>fiffra</i> +pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, et +alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: +<i>Eck et Debs-Ateline</i>? La <i>fieille</i> maison continuerait; +le <i>fieil</i> arbre repousserait avec des rameaux +nouveaux; les enfants de Michel seraient des <i>Ateline</i>.</p> + +<p>Sur ce mot, il se leva.</p> + +<p>—Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame +Adeline.</p> + +<p>—Non; je remets notre cause entre vos mains, +elle sera mieux <i>blaidée</i> que je ne la <i>blaiderais</i> moi-même.</p> + +<p>Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent +Léonie, la figure épanouie par un éclat de rire.</p> + +<p>—Je <i>fois</i> qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a +taillé une <i>ponne pafette</i>.</p> + +<p>—C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.</p> + +<p>—Il est <i>pien</i> heureux, Michel, de faire rire les +<i>cholies</i> filles; et qu'est-ce donc qu'il vous contait?</p> + +<p>—Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois +mettaient des gants; le savez-vous, monsieur Eck?</p> + +<p>—Ma foi, non, <i>matemoiselle</i>; de mon temps, les +sciences historiques n'étaient pas aussi avancées +que maintenant, et nous ne savions pas que les +Carthaginois se <i>cantaient</i>.</p> + +<p>—Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les +Romains.</p> + +<p>—Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas +compris.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant +avec un sourire d'excuse à madame Adeline, +mademoiselle Léonie faisait un devoir sur Annibal +qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu +l'égayer. Je crois que maintenant elle n'oubliera +plus Annibal.</p> + +<p>—M. Michel sait trouver un mot agréable pour +chacun, dit la maman.</p> + +<p>Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, +et à leur éclat il était évident que, pour Berthe aussi, +Michel avait trouvé quelque chose d'agréable,—mais +à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. +L'aimait-elle donc?</p> + +<h4>V</h4> + + +<p>L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit +pas son travail; elle n'avait plus la tête aux +chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marché.</p> + +<p>On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère +dans la salle à manger, et madame Adeline, qui, +pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins +la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt +pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint +dans la salle à manger attendre.</p> + +<p>—Comment va le cartel? demanda la Maman; +est-ce qu'il n'avance pas?</p> + +<p>—Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme +Saint-Étienne.</p> + +<p>—Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il +manqué le train?</p> + +<p>Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude +évidente, en regardant sa belle-fille, qui, +elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.</p> + +<p>Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit +des pas pressés dans la cour, Berthe courut +ouvrir la porte du vestibule.</p> + +<p>Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à +manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout +de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, puis, après +avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa +de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et +de son chapeau, que lui prit Léonie.</p> + +<p>Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des +vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles +bûches de charme avec une longue flamme blanche.</p> + +<p>—Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses +deux mains largement ouvertes devant la flamme.</p> + +<p>Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale +anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu'elles +n'osaient pas lui demander franchement; ce visage +épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun +tourment.</p> + +<p>Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant +sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et +en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit +à sa femme:</p> + +<p>—Serre donc cela, dit-il.</p> + +<p>La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; +madame Adeline ne dit rien, mais à l'empressement +avec lequel elle prit les billets et à la façon +dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on +pouvait deviner son émotion et son sentiment de +délivrance.</p> + +<p>Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle +à manger; on se mit à table.</p> + +<p>Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles +passèrent avant la politique, et la Maman fut la +première à mettre la conversation sur les frères +Bouteillier:</p> + +<p>—Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, +a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe?</p> + +<p>—L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas +une maison, répondit Adeline, c'est même quelquefois +le contraire qu'elles produisent.</p> + +<p>Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant +plus qu'ordinairement il était d'une extrême +bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises, +avec l'indulgence d'une douce philosophie, +en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se +fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui +qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.</p> + +<p>Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même +d'atténuer ce mot qui lui avait échappé: la catastrophe +qui frappait les Bouteillier n'était pas ce qu'on +avait dit tout d'abord: c'était une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilité +complète; il paraissait même certain que les payements +reprendraient bientôt et qu'on perdrait peu +de chose avec eux.</p> + +<p>Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva +ce que les cinq liasses de billets de banque avaient +commencé; la conversation, d'abord tendue et sur +laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on +ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son +cours habituel.</p> + +<p>—Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.</p> + +<p>—Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de +Michel Debs, répondit madame Adeline.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline +d'un ton indifférent en se versant à boire.</p> + +<p>Cette question fit relever la tête à la Maman, qui +maintenant qu'elle était débarrassée de l'angoisse +de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient +cette visite et ce tête-à -tête avec sa bru. Pourquoi +le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A +son âge, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de +la vieillesse?</p> + +<p>—Je te conterai cela après dîner, dit madame +Adeline.</p> + +<p>—Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma +chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.</p> + +<p>—Oh! Maman! s'écria Adeline.</p> + +<p>—Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, +dit madame Adeline sans s'émouvoir. Je demande +qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre après +le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.</p> + +<p>Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse +de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa +bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge +entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par +une diversion plus ou moins adroite; il recourut à +ce moyen:</p> + +<p>—Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à +toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me +promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi, +mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes +élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les +redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu +qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui +s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu +peux donc faire la tienne comme tu voudras.</p> + +<p>—Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, +une longue, une moyenne et une courte?</p> + +<p>—C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle +à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est +fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.</p> + +<p>Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était +acquitté de deux commissions dont elle l'avait +chargé: il avait acheté l'<i>Atlas</i> qu'elle désirait et commandé +une boîte de pastels telle que la voulait papa +Nourry.</p> + +<p>—Je pense qu'il en sera content et te mettra tout +de suite à dessiner ses oiseaux.</p> + +<p>—Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!</p> + +<p>Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; +le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et +fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la +présence de la Maman qui empêchait de parler de la +visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris +et ne voulait pas retarder le moment des explications.</p> + +<p>—Viens, dit-elle à sa cousine.</p> + +<p>Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline +poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont +madame Adeline fermait la porte.</p> + +<p>—Eh bien? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Eh bien... M. Eck est venu me demander la +main de Berthe pour son neveu Michel.</p> + +<p>—Le père Eck! s'écria Adeline.</p> + +<p>—Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses +mains que l'indignation rendait tremblantes.</p> + +<p>Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman +reprit:</p> + +<p>—Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un +Allemand!</p> + +<p>—Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus +Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et +qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.</p> + +<p>—Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt +à être Prussien, il ne le serait pas?</p> + +<p>—Enfin, il ne l'est pas.</p> + +<p>—Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas +juif!</p> + +<p>—Assurément non.</p> + +<p>—Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire +cette injure!</p> + +<p>—Je suis au moins aussi surpris que vous.</p> + +<p>—Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que +c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où +depuis quatre ans je reste inerte.</p> + +<p>—Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire +injure?</p> + +<p>—Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas +voulu; l'injure n'en existe pas moins.</p> + +<p>—Un homme dans la position de M. Eck ne nous +fait pas injure en nous demandant la main de notre +fille.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa +religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est +aussi?</p> + +<p>—Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que +c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est +plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il +n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il +occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la +haut commerce, l'industrie.</p> + +<p>Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la +violence passionnée que sa mère y mettait, il prit +un ton enjoué:</p> + +<p>—Si les choses marchent du même pas, il est facile +de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui +sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières +représentations: en tête des personnes citées, +ce sont des juifs que tu trouveras.</p> + +<p>Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.</p> + +<p>—Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, +je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je +n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis +plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et +jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! +Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces +avocats et ces journalistes habitués à discuter le +pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de +bonnes raisons pour une opinion que pour une +autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un +incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne +sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la +tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il +doit être écrasé.</p> + +<p>Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne +avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil, +quand elle ne voulait point appeler pour qu'on +le roulât; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse, +elle frappa le parquet avec une énergie qui +disait celle de sa volonté.</p> + +<p>—Il doit être écrasé.</p> + +<p>Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir +écraser un être vivant, le père Eck, sans doute, +ou son neveu, plutôt qu'une chose idéale—ce mal +qui l'enflammait.</p> + +<p>Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; +aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse, +tâchait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas +céder, de laisser tomber la conversation ou de la +détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui +ferait rien abandonner de ses idées; et d'autre part, +il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne +tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas une +discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, +c'était une affaire personnelle, qui pouvait +être la plus grave pour sa fille—celle de sa vie +même.</p> + +<p>—Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te +laisse pas emporter par ton premier mouvement; +avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons +dans quelles conditions elle se présente.</p> + +<p>—Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.</p> + +<p>Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:</p> + +<p>—Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton +entretien avec M. Eck.</p> + +<p>Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât +son récit autant qu'elle le pourrait: pendant +ce temps, sa mère se calmerait sans doute.</p> + +<p>Madame Adeline comprit ce que son mari voulait +et rapporta à peu près textuellement les paroles de +M. Eck.</p> + +<p>Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; +aux premiers mots elle lui coupa la parole:</p> + +<p>—Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils +sentirent la répulsion qu'ils inspiraient en venant +s'établir ici pour ruiner d'honnêtes gens par la concurrence.</p> + +<p>—Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, +ou nous ne saurons rien.</p> + +<p>Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite +la Maman interrompit encore:</p> + +<p>—Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de +leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de +ton discours; ah! si tu m'avais écouté!</p> + +<p>Quand madame Adeline appuya sur l'estime que +tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline, +la Maman secoua la tête en murmurant:</p> + +<p>—L'estime de ces gens-là ! voilà une belle affaire +vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu +le fais.</p> + +<p>Madame Adeline continua lentement et la Maman +fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru +répéta les paroles même qui avaient été la conclusion +du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise +raison sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux», elle +poussa un cri d'indignation:</p> + +<p>—Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent +s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont +bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison +qu'il leur faut.</p> + +<p>Après cette explosion, il y eut un moment de silence: +la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher +et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres +sans former des mots distincts. Tout à coup +elle prit la main de son fils violemment:</p> + +<p>—Constant, la vérité: on me la cache ici, ta +femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment +vont tes affaires? Tu es donc bien malade que +ces gens pensent pouvoir hériter de toi?</p> + +<p>Il hésita un moment en regardant sa femme:</p> + +<p>—Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre +conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge, +ne répondras-tu pas à ta mère?</p> + +<p>Il hésita encore.</p> + +<p>—C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, +tendrement.</p> + +<p>—Oui.</p> + + + + +<h4>VI</h4> + + +<p>La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, +avait tendu la main à son fils, et comme il était +venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la main qu'il +lui avait donnée entre les siennes.</p> + +<p>—Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre +garçon!</p> + +<p>—Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir +consulté sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai +que nous t'avons caché la vérité.</p> + +<p>—Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure +confidente que ta mère, un autre soutien?</p> + +<p>—Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as +besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposée +à te donner la fièvre. A quoi bon te tourmenter +pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de +peu de durée?</p> + +<p>—Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; +je n'avais pas mérité que tu me fisses injustement +ce chagrin; m'éloigner de toi, nous séparer, je ne +comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.</p> + +<p>Madame Adeline avait pour principe de ne jamais +intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais +c'était à condition que d'une façon directe ou indirecte +elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans +ces derniers mots elle vit une allusion à son influence +et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.</p> + +<p>—Permettez-moi, Maman, de vous faire observer +qu'il nous était bien difficile de nous plaindre de +nos embarras, sans paraître en faire remonter la +responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé +pour vous rembourser votre part, car c'est à +partir de ce moment même que notre gêne a commencé. +Nous avions compté sur de bonnes années; +nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque +perte ou à chaque inventaire vous dire: «Voilà la +situation!» Cela eût-il été discret et délicat? Nous +ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas +plus influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela +s'est fait tacitement, spontanément entre nous. D'ailleurs +je pensais comme lui que ce n'était vraiment +pas la peine de vous tourmenter pour des embarras +qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas +devoir durer.</p> + +<p>—Et quand vous avez vu qu'ils duraient?</p> + +<p>—Il était trop tard pour vous porter un si gros +coup.</p> + +<p>—Enfin, quels sont-ils?</p> + +<p>Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit +la parole:</p> + +<p>—Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante +mille francs que j'ai remis à Hortense en arrivant; +d'où crois-tu qu'ils viennent?</p> + +<p>—De chez un banquier?</p> + +<p>—De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop +fort. En réalité, de chez une simple connaissance ù +qui je n'aurais jamais pensé à m'adresser, qui est +venue à moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce prêt.</p> + +<p>Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il +voulut tout de suite la rassurer.</p> + +<p>—C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai +parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte +de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du +monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez +M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme +toujours s'y trouvait. On n'a guère parlé que de la +débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place égale à celle qu'ils occupaient +dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans +lequel elle me mettait, je n'ai pas caché qu'elle était +un coup sensible pour nous et qui se produisait +aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti, +M. de Mussidan m'a accompagné; nous avons causé +des Bouteillier, longuement causé: très galamment +il s'est mis à ma disposition, en me demandant +d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux +de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme +aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai +refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé +ses offres de services d'une façon si pressante +que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs; +il se serait fâché si j'avais persisté dans mon refus.</p> + +<p>—Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.</p> + +<p>—Qui serait étonnant de la part de tout autre, +mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je +vous le répète, le plus charmant homme que j'aie +rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir +dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a +témoigné autant de sympathie; s'il connaissait Berthe, +je croirais qu'il veut être mon gendre.</p> + +<p>—Peut-être veut-il être tout simplement celui de +la maison Adeline, dit la Maman.</p> + +<p>—Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose +à un jeune homme lancé comme lui et vivant +dans un monde où la gloire des maisons de commerce +n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses +sont ainsi: c'est lui qui m'a prêté ces cinquante +mille francs, et il nous rend un service dont nous +devons lui être reconnaissants.</p> + +<p>—En es-tu donc là , mon pauvre enfant, de ne pas +pouvoir trouver cinquante mille francs? s'écria la +Maman.</p> + +<p>—Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré +à celui qui m'épargne le souci de les chercher. Au +lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle +on sait que nous sommes pris, il est bon +qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis +avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs; +notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; +la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de +respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense?</p> + +<p>—Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les +Bouteillier reprennent leurs payements.</p> + +<p>—Mais enfin, demanda la Maman, comment cette +situation s'est-elle créée? comment en est-elle arrivée +là ?</p> + +<p>—Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant +la tête d'un geste découragé.</p> + +<p>—Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à +dire contre Hortense, elle administre aussi bien que +possible.</p> + +<p>—Si l'administration seule pouvait faire la fortune +d'une maison, la nôtre serait superbe; malheureusement +elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut +des circonstances, et la direction a été mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques années ont +été désastreuses.</p> + +<p>—La direction mauvaise! interrompit la Maman; +mais c'est toi le directeur.</p> + +<p>—Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me +suis endormi dans le succès, comme d'autres que +moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions bien, +nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien +faire; que nous aurions toujours l'exportation, et +que nous battrions l'importation parce que nous lui +étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure +que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et +l'importation nous bat, parce qu'en France on aime +le nouveau et l'original, et que les commissionnaires +comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix +qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la +valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans +notre supériorité, et au lieu de développer par la +science professionnelle le sens de la transformation +et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le +passé, sur le <i>foulé</i>, sans nous apercevoir que le <i>foulé</i> +ne pouvait pas être éternel, La mode n'en veut plus; +nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions +bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous +les vendons à perte? C'est là que ma direction a été +mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit +en artiste, non en commerçant.</p> + +<p>—Tu as été un Adeline, dit la Maman.</p> + +<p>—Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline +des temps passés, d'autres étaient des hommes de +leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester +tranquilles comme moi. On nous oppose souvent +Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout +pour son flair à imiter et à perfectionner les tissus, +à transformer son outillage pour lui faire produire +l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit +d'initiative qui lui ont fait produire l'article de +Lyon pour l'ameublement et la soierie légère, l'article +de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des +métiers mécaniques la dentelle et la robe en laine +et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace, +la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent +à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se +mettra à l'emballage qu'il tissera aussi bien que +les étoffes de prix. Le jour où la mode a décidé +que les vêtements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a +pris aux Anglais la draperie nouveauté pour +hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à meilleur +marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence +contre nous, aidé par les tailleurs qui +achètent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le +revendent comme anglais au prix qu'il veulent; +c'est vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic +de l'être en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai +pensé à me lancer dans cette voie.</p> + +<p>—Je te l'ai assez demandé! interrompit madame +Adeline.</p> + +<p>La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle +elle avait plus d'une fois reproché d'être une +mauvaise Elbeuvienne.</p> + +<p>—Il est certain que, pour la nouveauté, il était +possible de faire à Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de +développer le tissage mécanique; c'est même là , +sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien +de difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! +Où trouver les ouvriers en état de conduire ces métiers? +Comment les rompre, du jour au lendemain, +à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse +de leur toucher et de leur vue de manière à +passer brusquement de nos fils d'hier aux fils ténus +d'aujourd'hui? Le métier à la main bat vingt-cinq +coups à la minute, le métier mécanique en bat de +soixante à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité +de ces métiers, une légèreté de main et une +finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas présentement +et qui ne s'acquiert pas en un jour.</p> + +<p>—Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les +métiers mécaniques, affirma la Maman avec conviction: +du Roubaix, de l'anglais, peut-être, de +l'Elbeuf, non.</p> + +<p>Sans engager une discussion sur ce point avec sa +mère, ce qu'il savait inutile, il continua:</p> + +<p>—Une autre raison encore m'a retenu—la mise +de fonds dans l'outillage: pour une production de +trois millions par an, il faut cent vingt métiers +prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier +coûtant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble +de trois cent mille francs; avec l'immeuble, +la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je +laisse de côté la teinture et la filature qui doivent +s'exécuter au dehors avec avantage, mais j'ajoute +l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les apprêts, +qui ne coûte pas moins de deux cent mille +francs, et j'arrive ainsi à un chiffre de sept cent mille +francs; je ne les avais pas.</p> + +<p>Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à +ne pas l'appliquer directement à la Maman, et tout +de suite, pour ne pas laisser le temps à la réflexion +de se produire, il reprit:</p> + +<p>—Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un +ordre différent, n'a pas été moins forte pour moi, m'a +arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien, +que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est +qu'il s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui +n'est pas à la <i>sonnette</i>, comme on le dit si justement, +qui est chez lui, dans sa maison, à la ville ou à la +campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son métier par l'exemple. L'individualité +existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire, +dans l'usine l'individualité disparaît comme disparaît +la famille; l'ouvrier perd même son nom pour +devenir un numéro; il faut quitter le village pour la +ville où le mari est séparé de sa femme, où les enfants +le sont du père et de la mère; plus de table +commune autour de la soupe préparée par la mère, +on va forcément au cabaret pour manger, on y +retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer +la responsabilité de cette transformation sociale. +Je sais bien que, pour la terre comme pour +l'industrie, tout nous amène à créer une nouvelle +féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre +la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis +un Adeline et que deux cents années de vie commune +avec l'ouvrier m'ont imposé certains devoirs, j'ai reculé. +Sans doute d'autres feront—et prochainement—ce +que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai +pas de ceux-là , et cela suffit à ma conscience. Je n'ai +pas la prétention d'arrêter la marche de la fatalité. +Voilà pourquoi, revenant à notre point de départ, je +trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être +accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la +leur commence; ils sont dans le mouvement.</p> + +<p>—Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne +prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la +Maman; ne le peux-tu plus?</p> + +<p>—Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la +stricte vérité.</p> + +<p>—Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant +que la mode change et que notre nouveauté +reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être habillés +comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire +mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon, +ce qui est beau revient toujours.</p> + +<p>—Attendre! il y a longtemps que nous attendons; +il en est chez nous comme à Reims, où de +père en fils on s'est enrichi à fabriquer du mérinos, +et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors +qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend +qu'il reprenne, et on se ruine.</p> + +<p>—Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec +ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage; +Mieux vaut que la maison Adeline périsse que de +la voir passer entre les mains de ces juifs.</p> + +<p>—Et Berthe?</p> + +<p>—Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de +devenir la femme d'un juif!</p> + + + + +<h4>VII</h4> + + +<p>—Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant +dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux +vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la +femme d'un juif?</p> + +<p>—Veux-tu donc ce mariage?</p> + +<p>—Et toi ne le veux-tu point?</p> + +<p>—J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.</p> + +<p>—As-tu quelques griefs contre Michel Debs?</p> + +<p>—Aucun.</p> + +<p>—Ne le trouves-tu pas beau garçon?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>—Intelligent, sage, rangé, travailleur!</p> + +<p>—Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.</p> + +<p>—Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux +autres, à tout le monde, que des enfants Eck et Debs +il est celui qui semble tenir la tête dans cette belle +association de frères et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la +maison quand le père Eck se retirera.</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que +sa femme puisse être heureuse?</p> + +<p>—Je ne dis pas cela; et pourtant....</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Il est juif.</p> + +<p>—Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et +toi vous lui êtes opposées, cela suffit, restons-en là .</p> + +<p>—Tu le désires donc?</p> + +<p>—Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux +pas le repousser par cela seul que Michel est juif; +pour moi, un juif est un homme comme un autre, +bon ou mauvais selon son caractère particulier, +mais qui en sa qualité de juif est souvent plus intelligent, +plus soucieux de plaire, plus aimable dans la +vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux +donc partager ton préjugé.</p> + +<p>—Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, +ce préjugé.</p> + +<p>—C'est déjà quelque chose.</p> + +<p>—Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, +et si je le voyais pour la première fois, si l'on +m'énumérait les qualités que je lui reconnais volontiers, +si l'on me disait qu'il désire épouser ma +fille sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, +je serais toute disposée à le considérer comme un +gendre possible... et peut-être même désirable. Mais +il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, +je t'avoue que je n'ai vu qu'une chose, la vie +de Berthe dans la maison de cette vieille juive fanatique.</p> + +<p>—Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison +de madame Eck et sous la direction de celle-ci? Cela +n'est pas du tout obligé, il me semble. D'ailleurs la +vieille madame Eck mène une existence si retirée +qu'elle ne doit pas être une gêne pour les siens. Je +comprends que, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai, +cette existence est bizarre; mais tu sais comme moi +que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont +nos moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que +des chrétiens.</p> + +<p>—Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline +avec un certain effroi.</p> + +<p>—Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: +je ne lui suis pas hostile et trouve qu'il est faisable, +voilà la vérité vraie. Il y a quelqu'un qu'il touche +encore de plus près que nous; c'est Berthe; aussi, +avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je +trouve que Berthe doit être consultée. Pour Maman, +ce mariage serait l'abomination des abominations; +pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance a +pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant +le repousser par des raisons sérieuses et autrement +que d'instinct, sans trop savoir pourquoi. Pour +Berthe il peut être désirable. C'est à voir. Si +elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de +préjugé tout à fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne +m'étonnerait pas.</p> + +<p>Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; +elle fit asseoir son mari devant la cheminée, et s'assit +elle-même à côté de lui.</p> + +<p>—Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.</p> + +<p>—N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne +veux pas plus la marier malgré elle que je ne voudrais +qu'elle se mariât malgré moi.</p> + +<p>—Et ta mère?</p> + +<p>—A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel +il est inutile de nous occuper de Maman; au contraire, +si elle est disposée à accepter ce mariage, +nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... +et avec toi.</p> + +<p>—Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras +et ce que voudra Berthe: il est évident que la +répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande de +M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun +reproche ne peut être adressé à Michel et, s'il n'est +pas le gendre que j'aurais été chercher, il est cependant +un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges +Berthe et elle te répond—je le suppose—qu'elle +sera heureuse de devenir la femme de Michel. +J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu +en lui un futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui +d'un sentiment tendre. Mais du jour où tu lui parles +de ce mariage, ce sentiment peut naître et se développer +vite, car je conviens sans mauvaise grâce +que Michel est beau garçon, et qu'il sait mieux que +personne être aimable quand il veut plaire. Alors +qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mère que nous faisons; à son âge, avec +son despotisme d'idées, cela est bien grave, et la responsabilité +est lourde pour nous. Ou tu subis le refus +de ta mère, et alors nous faisons le malheur de +Berthe, si ce sentiment est né.</p> + +<p>—Je passerais outre, et j'ai la conviction que +Maman, qui, comme toi, a été surprise, finirait par +entendre raison.</p> + +<p>Madame Adeline leva la main par un geste de +doute: elle connaissait la Maman mieux que le fils +ne connaissait sa mère, et savait par expérience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison.</p> + +<p>—J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement +de ta mère, mais tout n'est pas fini, il y a un empêchement +à ce mariage qui vient de nous, de notre +situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever—c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck +que nous marions notre fille sans la doter! Et pouvons-nous +faire cet aveu, sans faire en même temps +celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur +mon préjugé et dire que c'est parce que Michel est +juif qu'il refusera une fille sans dot, alors surtout +qu'il doit s'attendre à une certaine fortune escomptée +vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, +et trouveras-tu beaucoup de commerçants +dans une situation égale à celle des Eck et Debs qui +épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous pouvons +donc en être pour la honte de notre confession, +et Berthe pour l'humiliation d'un mariage manqué. +Est-il sage de nous exposer à un pareil échec qui, se +réalisant, aurait des conséquences désastreuses, non +seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. +Réfléchis à cela.</p> + +<p>Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que +sa femme parlait et déduisait les raisons qui s'opposaient +à ce mariage, Adeline, qui tout d'abord l'avait +écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.</p> + +<p>—Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant +d'efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant +de fatigues, tant d'énergie, pour en arriver là ! +Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en +était temps encore!</p> + +<p>Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui +éclairait sa tête grisonnante. Quels changements s'étaient +faits en lui en ces derniers temps! Comme il +avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était +resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré +les rides s'étaient profondément incrustées; ses +yeux, autrefois doux et le plus souvent égayés par le +sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquiétude.</p> + +<p>—Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se +parlant plus encore qu'il ne parlait à sa femme, on +pouvait entrevoir quand cela finira et comment! J'ai +été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.</p> + +<p>Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui +mettent la main sur la tête de leur mari lorsqu'il va +se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; s'il se décourageait, +elle le réconfortait; de même que s'il +s'emballait, elle l'enrayait.</p> + +<p>—Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, +mais crois bien que j'ai compris toute la force +des raisons qui t'ont retenu. A trente ans, ayant sa +position à faire, on pouvait courir cette aventure, +mais à ton âge et dans ta situation il était sage et naturel +de ne pas oser la risquer. Ce n'est pas moi qui +jamais te reprocherai de t'être abstenu.</p> + +<p>—Tes reproches seraient moins durs que ceux que +je m'adresse moi-même, car tu n'as vu que les raisons +avouables qui m'ont retenu et tu ne sais pas, toi qui +cependant me connais si bien, celles que j'appelais +à mon aide quand je me sentais prêt à te céder. +Un jour, il y a trois ans, c'est-à -dire à un moment où +nous avions encore les moyens de transformer notre +fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin +de compte j'étais arrivé à la conclusion évidente, +claire comme le soleil, que c'était pour nous le salut. +J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris la plume, quand +une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à +Elbeuf, j'écrivis à Roubaix, pour demander des renseignements +sur le prix que nos concurrents payent +le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. +La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon +que nous payons 240 francs le wagon, coûte là -bas +120 francs; le gaz, grâce aux primes de consommation, +coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction +d'un bâtiment industriel revient à 22 francs +le mètre superficiel; tu vois, sans qu'il soit besoin +que je te le répète, tout ce que je me dis; et comme +je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification +pour rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les +choses continuèrent à aller pendant que je me répétais +glorieusement les raisons qui me paralysaient, +et elles finirent par nous amener au point où nous +sommes arrivés.</p> + +<p>Il se leva et se mit à marcher par la chambre à +grands pas avec agitation:</p> + +<p>—Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un +côté des choses, ils peuvent se décider et agir, ils ont +de l'initiative et de l'élan. Moi, je suis ce que l'on +peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre +bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle +à mon caractère, à mon éducation? Est-ce le milieu +dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma +vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions +entraînant avec elles des responsabilités? toujours +est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle, +j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaître +lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.</p> + +<p>—Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de +conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur +des hommes.</p> + +<p>—A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait +pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre +position? Celle que mes parents m'avaient faite, je +ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais +été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, +le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, +et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier +notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de +si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline +d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais +assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant!</p> + +<p>Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant +à sa femme et s'arrêtant devant elle:</p> + +<p>—Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se +présente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma +vie, me disant: «Il est bien difficile de l'accepter, +mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», +attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. +Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hésitations +malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe. +Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là , dans la tranquillité +du tête-à -tête je l'interrogerai.</p> + +<p>Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère +reprit le dessus:</p> + +<p>—Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce +mariage.</p> + + + + +<h4>VIII</h4> + + +<p>Dans une famille, la mère n'est pas toujours la +confidente de ses filles; c'est quelquefois le père +qu'elles choisissent; c'était le cas chez les Adeline, +où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, +avait plus de liberté et plus d'expansion avec son +père.</p> + +<p>Occupée, affairée, appartenant à tous; madame +Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les +longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand, +toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser +sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne +la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser +aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait +pas comme la petite le demandait, sinon en +paroles franches, au moins avec des regards attendris +et ces mouvements enveloppants où les enfants sont +si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement +donné, la mère reprenait la plume et se +remettait au travail; ses minutes étaient comptées.</p> + +<p>Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son +père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit +le mot qu'elle était habituée à entendre chez +sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas +à travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi +qu'il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en +laissait la liberté; et bien souvent même il commençait +sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant +à lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était +qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle était +devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! +Que de visites aux quinze ou vingt poupées +composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient +un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre +entre eux un seul de ses petits-fils ou une de +ses petites-filles. L'âge n'avait point affaibli cette +passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant +aussi sérieusement, aussi maternellement que +lorsqu'elle n'était qu'une gamine, ne se fâchant point +des moqueries de sa grand'mère et de sa mère, mais +sachant gré à son père de la prendre au sérieux et +de la défendre.</p> + +<p>—Ne la raille point, répétait-il, les petites filles +qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les +mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs +enfants; on est mère à tout âge.</p> + +<p>Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il +voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire +le «monsieur qui vient en visite», le «médecin», +et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris les +poches pleines de surprises pour les enfants de sa +fille.</p> + +<p>Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline +se chargeât de parler à Berthe de la demande +de Michel Debs; il avait assez souvent joué le rôle +du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant +entretenir la «maman» de projets de mariage à +propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle +sérieusement et faire pour de bon le «papa.»</p> + +<p>Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, +et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent +dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages, +avec des teintes roses et vertes du côté du levant +comme on en voit souvent, en novembre, après les +grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fût sur +son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il +fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière +et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de +Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit +pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il +fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter +aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut +fermé.</p> + +<p>—Bon voyage!</p> + +<p>—A ce soir!</p> + +<p>Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la +rue de l'Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde; +comme le temps était doux, les glaces n'avaient +point été fermées; en tournant au coin de la +rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs +qui venait en sens contraire.</p> + +<p>—Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? +dit-il.</p> + +<p>—Il faut le lui demander, répondit Berthe en +riant.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine.</p> + +<p>On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua +qu'il y avait dans le regard de Michel +comme dans le mouvement de sa tête et le geste de +son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait +en rien au salut de tout le monde; comment +n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?</p> + +<p>—Est-ce que Michel Debs savait que nous devions +aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils +furent passés.</p> + +<p>—Comment l'aurait-il su?</p> + +<p>—Tu aurais pu le lui dire hier au soir.</p> + +<p>Berthe ne répondit pas.</p> + +<p>Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien +sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait +pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne +s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté +qu'il lui fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur +qui allaient se décider, l'émotion lui serrait le +coeur; l'heure présente était si différente de celle +qu'autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses, +il avait espéré!</p> + +<p>Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, +absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à +parler.</p> + +<p>—Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu +n'es donc pas heureux d'aller au Thuit?</p> + +<p>C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon +pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins +pour la préparer à se prononcer sur sa demande +en connaissance de cause; il ne suffisait pas en +effet de lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison +Eck et Debs, désire t'épouser»; il fallait aussi qu'elle +sût à l'avance dans quelles conditions Michel se présentait +et l'intérêt matériel qu'il pouvait y avoir pour +elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même +chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la +fortune de ses parents, que de le refuser en sachant +cette fortune gravement compromise.</p> + +<p>—Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de +plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est là que +j'ai appris à marcher. C'est là que tu as fait tes premiers +pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas +un chemin ou un sentier qui n'ait son souvenir. Depuis +dix-huit ans je n'ai pas planté un arbre, je n'ai +pas fait une amélioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me +demande si je ne vais pas être obligé de le vendre.</p> + +<p>—Vendre le Thuit!</p> + +<p>—Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle +puisse être pour toi: nos affaires vont mal, très mal, +et si nous ne sommes pas ruinés, il faut avouer que +nous sommes gênés; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. +J'espère en sortir, mais il est possible aussi que le +contraire arrive. Quant au Thuit, hypothéqué déjà +lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a +été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation +qui a frappé la terre en Normandie, il nous +coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous rapporte; si la +situation s'aggrave, il n'est que trop certain que +nous ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je +n'ai plus le même plaisir qu'autrefois à aller dans +cette terre que j'aimais non seulement pour moi, +mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec +ton mari, tes enfants... et nous-mêmes devenus +vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée de m'en +séparer m'attriste?</p> + +<p>Berthe prit la main de son père et l'embrassant +tendrement:</p> + +<p>—Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.</p> + +<p>Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un +chemin coupant à travers des sillons de blé qui, nouvellement +ensemencés, commençaient à se couvrir +d'une tendre verdure; à une courte distance sur la +droite se détachait sur le fond sombre d'une futaie +la façade blanche et rouge d'une grande maison: +c'était le château du Thuit, qui, par la masse de sa +construction en pierre et en brique, par ses hauts +combles en ardoises, par ses cheminées élancées, +écrasait les bâtiments de la ferme groupés à l'entour +dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers +et de poiriers puissants comme des chênes.</p> + +<p>—C'était bien vraiment en bon père de famille +que je soignais tout cela! dit-il en promenant çà et +là un regard attristé.</p> + +<p>Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là . +On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine +nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants +étaient accourus pour recevoir leur maître.</p> + +<p>Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, +dont l'un avait quatre ans et l'autre cinq et qu'elle +aimait comme des poupées, les prit par la main.</p> + +<p>—Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, +je leur apporte des gâteaux.</p> + +<p>—Faut que je les <i>débraude</i>, dit la mère.</p> + +<p>—Je les <i>débrauderai</i> moi-même, répondit Berthe, +qui voulait bien parler normand avec les paysans.</p> + +<p>En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à +fond, les peigna, les attifa, et à table en plaça un à +sa droite et l'autre à sa gauche, de façon à les bien +surveiller—ce qui n'était pas inutile, car avec leur +gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point +encore adoucie, ils voulaient commencer par les +gâteaux.</p> + +<p>Adeline, assis vis-à -vis de sa fille, la regardait +s'occuper de ces deux gamins, et à voir les prévenances, +les attentions qu'elle avait pour eux en leur +disant de douces paroles à l'accent maternel, il s'attendrissait.</p> + +<p>—Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle +à se marier plus tard? Ne serait-elle pas +privée d'enfants, elle qui les aimait si tendrement?</p> + +<p>A un certain moment, il exprima tout haut cette +pensée, au moins en partie:</p> + +<p>—Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.</p> + +<p>Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le +déjeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la +futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris le bras de sa +fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées +des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils +allaient lentement côte à côte, lui ému par ce qu'il +avait à dire, elle troublée et angoissée par cette +émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux tourments +de leur situation.</p> + +<p>—Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une +bonne mère, te doutes-tu que ce n'était pas une +allusion à un fait en l'air?</p> + +<p>Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, +et cependant en rougissant.</p> + +<p>—As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier +soir? continua-t-il.</p> + +<p>Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, +puis vivement les baissant:</p> + +<p>—Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.</p> + +<p>—Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant +de cette réponse féminine.</p> + +<p>Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience +involontaire.</p> + +<p>—Eh bien, il est venu demander ta main pour +Michel Debs.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>—C'est là tout ce que tu dis?</p> + +<p>—Qu'est-ce que maman lui a répondu?</p> + +<p>—Qu'elle m'en parlerait.</p> + +<p>—Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?</p> + +<p>—Que je t'en parlerais; car avant nous et les +raisons de convenance, il y a toi et les raisons de +sentiment; pour que nous répondions, ta mère et +moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.</p> + +<p>Cependant, après un moment de silence, ce ne fut +pas une réponse qu'elle adressa à son père, ce fut +une nouvelle question.</p> + +<p>Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., +c'est-à -dire est-ce qu'il connaît la vérité sur la situation +de tes affaires?</p> + +<p>—Je l'ignore; cependant il est probable que s'il +ne sait pas toute la vérité, il la soupçonne en partie; +dans le monde des affaires, il n'est personne à +Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas +aujourd'hui ce qu'elle était il y a quelques années. +Mais quel rapport cela a-t-il avec la réponse que je +te demande?</p> + +<p>—Ah! papa!</p> + +<p>—C'est naïf, ce que je dis?</p> + +<p>Elle lui secoua le bras doucement, par un geste +de mutinerie caressante.</p> + +<p>—Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont +pas bien, demande néanmoins ma main, c'est... +qu'il m'aime.</p> + +<p>—Ah! j'y suis.</p> + +<p>—Dame!</p> + +<p>—Et cela te fait plaisir?</p> + +<p>—Tu demandes des choses...</p> + +<p>—Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?</p> + +<p>—Je ne soupçonnais pas... c'est-à -dire que je +voyais bien que M. Debs était très aimable avec moi; +partout où j'allais, je le rencontrais; toujours je +trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; +il avait en me parlant des intonations d'une douceur +qu'il n'avait pas avec les autres, ni avec Marie qui +est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une +situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec +Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n'avaient +jamais été plus loin.</p> + +<p>—Maintenant elles ont marché, et il dépend de +toi qu'elles en restent là s'il ne te plaît point.</p> + +<p>—Je ne dis pas cela.</p> + +<p>—Dis-tu qu'il te plaît?</p> + +<p>—Il est très bien.</p> + +<p>Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être +ne voulait-elle pas de ce mariage, et n'osait-elle +pas l'avouer; il fallait lui venir en aide:</p> + +<p>—Il est vrai qu'il est juif.</p> + +<p>Elle se mit à rire franchement:</p> + +<p>—Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il +soit juif?</p> + + + + +<h4>IX</h4> + + +<p>L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait +sortait si spontanément du coeur que la +preuve était faite: l'affaiblissement de préjugé dont +Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce +chez la grand'mère, résistant encore chez la mère, il +n'existait plus chez la fille; il avait si bien disparu +qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux que ça me +fasse qu'il soit juif?»</p> + +<p>—Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline +après un moment de réflexion, il n'en est pas de même +pour ta grand'mère.</p> + +<p>—Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda +Berthe d'une voix qui tremblait.</p> + +<p>—Peux-tu en douter?</p> + +<p>—Et maman?</p> + +<p>—Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, +mais elle n'y fera pas d'opposition si de ton côté tu +le désires?</p> + +<p>—Et toi, papa?</p> + +<p>Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui +remua le coeur du père.</p> + +<p>—Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.</p> + +<p>Elle se serra contre lui.</p> + +<p>—C'est justement pour cela qu'il faut que tu +t'expliques franchement. Tu dois comprendre que +ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je te +presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et +pour te forcer, sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. +Je sens très bien que c'est un sujet délicat +sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur +lequel un père, crois-le bien, voudrait n'avoir pas à +appuyer. Mais il le faut.</p> + +<p>—Je n'ai rien à te cacher.</p> + +<p>—J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: +depuis que tu as commencé à grandir, je t'ai mariée +déjà bien des fois, mais jamais sans que nous soyons +d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. +Est-ce donc impossible?</p> + +<p>—Oh! non.</p> + +<p>—Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton +père? Où en trouveras-tu un qui t'écoute avec plus +de sympathie?</p> + +<p>Ils marchèrent quelques instants silencieusement +et quittèrent la futaie pour entrer dans la forêt.</p> + +<p>—Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se +décidait point et voulant l'encourager.</p> + +<p>Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut +une nouvelle question:</p> + +<p>—Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne +peux-tu me dire ce que tu penses toi-même de +M. Debs?</p> + +<p>—Je n'en pense que du bien; c'est un honnête +garçon.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>—Travailleur.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>—Aimable, doux, sympathique à tous les points +de vue.</p> + +<p>—Alors il te plaît?</p> + +<p>—Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui +ne valaient certes pas celui-là .</p> + +<p>Elle regardait son père avec un visage rayonnant, +devinant ses paroles avant qu'il eût achevé de les +prononcer.</p> + +<p>—Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas +que le mari, il y a le mariage lui-même, dit-elle.</p> + +<p>—Et ce n'est pas du tout la même chose.</p> + +<p>—Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es +à M. Debs, le mari?</p> + +<p>—Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.</p> + +<p>—Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!</p> + +<p>Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait +l'impossible.</p> + +<p>Elle lui sourit tendrement:</p> + +<p>—Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta +fille?</p> + +<p>—Gamine!</p> + +<p>—Je t'en prie, réponds-moi franchement!</p> + +<p>—Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au +mariage qu'au mari.</p> + +<p>Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette +réponse; elle pâlit et resta un moment sans trouver +une parole.</p> + +<p>—Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle +enfin.</p> + +<p>—Il y a des raisons qui lui sont contraires.</p> + +<p>—Des raisons... graves?</p> + +<p>—Malheureusement.</p> + +<p>—Qui te sont personnelles?</p> + +<p>—Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.</p> + +<p>—Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec +feu, sans abjurer sa religion; la femme d'un juif ne +devient pas juive; un juif qui épouse une chrétienne +ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.</p> + +<p>—C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre +cela, et ce n'est pas chose facile; me le dire à moi, +c'est prêcher un converti; tu sais comme ta grand'mère +est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa +foi, et, d'autre part, elle est d'une époque où les +juifs étaient victimes de préjugés qui pour elle ont +conservé toute leur force.</p> + +<p>Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux +les obligea à se séparer; sur le sol plat et argileux, +l'eau de la nuit ne s'était point écoulée et elle +formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter.</p> + +<p>—Et quelles sont les raisons qui viennent de notre +situation? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant +si Michel Debs savait la vérité sur nos affaires. +S'il connaît la vérité et veut t'épouser, c'est, +comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour +toi, non pour ta dot; pour ta beauté, pour tes qualités, +parce que tu lui plais, enfin parce qu'il t'aime.</p> + +<p>—Cela est possible, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Assurément; mais le contraire aussi est possible; +c'est-à -dire que, tout en étant sensible à tes +qualités, Michel Debs peut l'être aussi à la fortune +qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un +mariage d'amour tel que nous le supposons dans le +premier cas, il s'agit alors simplement d'un mariage +de convenance: l'un des associés de la maison Eck et +Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la +fille de Constant Adeline et il la demande. Note bien, +mon enfant, que je ne dis pas que cela soit, mais +simplement que cela peut être. Alors que se passe-t-il +quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être +bonne, comme il le croyait, est médiocre ou même +mauvaise? Il ne la fait point, n'est-ce pas? et c'est +un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage +manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. +Pour toi ce serait humiliant; pour nous ce serait +désastreux. C'est quand le crédit d'une maison est +ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait +point être prudent que de nous exposer à donner un +aliment aux bavardages du monde. N'entends-tu pas +ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi +Michel Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?—Parce +qu'il n'a pas voulu d'une fille ruinée.» Parler +couramment de la ruine d'une maison dont les affaires +sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà +pourquoi, avant de répondre à M. Eck, j'ai voulu +t'interroger et te demander de me dire franchement +si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un +mari comme un autre, auquel tu n'as pas de raisons +particulières pour tenir, il est sage de répondre +par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec +ta grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers +du mariage manqué. Au contraire, si Michel te +plaît, si tu vois en lui le mari qui doit assurer le +bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il +faut aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle +puisse être pour toi comme pour nous, affronter le +mécontentement de ta grand'mère, et courir aussi +l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas +la dot sur laquelle il comptait... peut-être.</p> + +<p>—Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?</p> + +<p>—Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est +possible qu'il le soit; si tu as des raisons pour croire +qu'il ne l'est pas, dis-les; tu vois que, par la force +même des choses, nous voilà ramenés au point d'où +nous sommes partis et que tu es obligée de répondre +franchement, puisque ce sont tes sentiments qui +dicteront notre conduite.</p> + +<p>Et oui, sans doute, elle voyait que la force des +choses les avait ramenés au point d'où ils étaient +partis, mais la situation n'était plus du tout la +même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus +solennelle par les paroles de son père: si un sentiment +de retenue féminine et de pudeur filiale lui +avait fermé les lèvres, maintenant elle devait les +ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait +pour son père, elle le devait pour elle-même.</p> + +<p>—Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien +passé entre M. Debs et moi qui ressemble même de +très loin à ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas +sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant +notre voyage dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait +pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non +plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons +pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des +lettres par des soubrettes dont on paye le silence +avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans +les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de +mon côté pendant que du tien tu en faisais d'autres, +j'ai pensé à lui; tu ne sais peut-être pas qu'on se +marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand +jardin de la rue du Maulévrier, je parlais de mon +mari à mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe +frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le +sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me +donner à penser qu'il voudrait m'épouser un jour. +Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; +on est très hardi en imagination et aussi en conversation; +quand toutes vos amies ont des maris à revendre, +il faut bien en avoir un aussi, et on le prend +où l'on peut.</p> + +<p>—Il ne t'avait jamais rien dit?</p> + +<p>—Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une +gamine et que lui était déjà un jeune homme.</p> + +<p>—Et quand tu es rentrée du couvent?</p> + +<p>—Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que +je ne lui étais pas indifférente... et que je lui plaisais.</p> + +<p>Il voulut lui venir en aide:</p> + +<p>—Et tu en as été heureuse?</p> + +<p>—Dame!</p> + +<p>—L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?</p> + +<p>—Puisque c'était la continuation de ce que j'avais +si souvent combiné, je ne pouvais pas ne pas être +satisfaite.</p> + +<p>—Satisfaite seulement?</p> + +<p>—Heureuse, si tu veux.</p> + +<p>—Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?</p> + +<p>—Peux-tu croire!</p> + +<p>—Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien +qu'il pense que tu ne le refuseras point.</p> + +<p>—Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le +mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison +Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et +c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas +à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.</p> + +<p>Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance +sur laquelle il se jeta:</p> + +<p>—De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas +la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait +pas.</p> + +<p>Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa +grand'mère, sa mère, son oncle. Me laisserais-tu +épouser un jeune homme qui n'aurait rien... que +ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que +tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot?</p> + +<p>—Il le faut bien.</p> + +<p>—Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un +étranger pour moi!</p> + +<p>Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces +quelques mots, avec un accent qui remua Adeline.</p> + +<p>—Comme tu es émue!</p> + +<p>—C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans +un mariage manqué.</p> + +<p>Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et +le plus formel qu'elle pût faire.</p> + +<p>Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant +dans son bras, il l'embrassa tendrement.</p> + +<p>—Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma +chérie.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, +nous trouverons. Est-ce que tu peux être malheureuse +par nous, par moi?</p> + +<p>—Il faut répondre.</p> + +<p>—Certainement, certainement.</p> + +<p>—Que veux-tu répondre?</p> + +<p>Le Normand se retrouva:</p> + +<p>—Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au +père Eck que je ne peux pas te donner demain une +dot, peut-être arriverions-nous à une rupture; mais +ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un délai... quelconque: les affaires +n'iront pas toujours aussi mal; nous nous relèverons; +ta mère a des idées; il n'y a qu'à gagner du +temps.</p> + +<p>—Oh! je ne suis pas pressée de me marier.</p> + +<p>—C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous +gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange; +ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.</p> + + + + +<h4>X</h4> + + +<p>De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, +ils apercevaient de petites colonnes de fumée bleuâtre +qui montaient droit à travers les branches nues +des grands arbres.</p> + +<p>—Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où +en sont les bûcherons, et tout de suite nous rentrerons +à Elbeuf, de façon à ce que je puisse aller ce +soir même chez M. Eck.</p> + +<p>Sous bois on entendait des coups de hache et de +temps en temps des éclats de branches avec un bruit +sourd sur la terre qui tremblait,—celui d'un +grand arbre abattu.</p> + +<p>—Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant +dans la vente où les bûcherons travaillaient; malheureusement +les bois se vendent si mal maintenant!</p> + +<p>Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers +et ils revinrent rapidement au château, où tout de +suite les chevaux furent attelés. Il n'était pas trois +heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.</p> + +<p>Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan +qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le +reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit, +tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien +n'était désespéré, loin de là . Et il entassait preuves +sur preuves pour démontrer qu'avec du temps il +trouverait la dot qu'on offrirait au père Eck.</p> + +<p>—Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais +enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se +retirer. Tu verras, ma chérie, tu verras.</p> + +<p>Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas +seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui +devait s'améliorer; à Paris on lui avait proposé +d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, +et il avait toujours refusé, parce qu'il voulait se tenir +à l'écart de tout ce qui touchait à la spéculation; +il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +était passé; ces affaires étaient honorables, +c'était par excès de délicatesse, c'était aussi par +amour du repos et de l'indépendance qu'il n'avait +point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; +il ne penserait qu'à elle; le premier devoir du père +de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants, +et il n'est pas de devoir plus sacré que celui-là . A +plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours +par amour du repos et de l'indépendance il +s'en était retiré. Maintenant il se laisserait faire: +fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la +corbeille de mariage.</p> + +<p>Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, +son coeur serré se dilatait, l'espérance, la foi en +l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper; +ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, +était-elle désintéressée? Elle n'en savait rien, +n'ayant jamais eu à examiner ces questions. Mais le +coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, et +ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de +ses pensées qu'elle avait tenu à avoir à sa table +ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne +point penser à elle.</p> + +<p>Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut +surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que +pour dîner.</p> + +<p>—Déjà !</p> + +<p>Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience +de savoir ce qui s'était dit entre le père et la fille, +mais malgré l'envie qu'elle en avait, il lui était impossible +d'interroger son mari, la Maman étant là +dans son fauteuil.</p> + +<p>—Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; +il faut changer de chaussures, je vais monter +avec toi.</p> + +<p>Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle +ferma la porte:</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Elle l'aime.</p> + +<p>—Elle te l'a dit?</p> + +<p>—Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a +avoué dans un cri de douleur en voyant qu'elle +pouvait ne pas devenir sa femme.</p> + +<p>—Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.</p> + +<p>—Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, +c'est une jeune fille.</p> + +<p>Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et +lui.</p> + +<p>—Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.</p> + +<p>Il expliqua son plan.</p> + +<p>—Et après? quand nous aurons gagné du temps, +le mariage sera-t-il assuré?</p> + +<p>—Il sera facilité.</p> + +<p>—Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner +la vie qui a été la tienne jusqu'à ce jour: tu +n'es pas l'homme des affaires de spéculation; tu as +trop de droiture, trop de loyauté.</p> + +<p>—Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais +pas toutes les garanties?</p> + +<p>—Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas +plus forts que les honnêtes gens? serais-tu le premier +qui, malgré son intelligence et sa prudence, se +laisserait tromper et entraîner.</p> + +<p>—Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine +que je n'accepterai que des affaires sûres.</p> + +<p>—Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent +les gros gains.</p> + +<p>—Enfin, je te promets de ne rien entreprendre +sans te consulter; j'ai laissé passer des centaines +d'occasions qui nous auraient donné une fortune +considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront +maintenant, voilà tout.</p> + +<p>—Le temps est passé des belles occasions; tu le +sais mieux que moi.</p> + +<p>—Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper +court à ces observations, cela n'engage à rien de +prendre du temps.</p> + +<p>Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne +lui dit rien, mais en l'embrassant elle lui serra la +main dans une étreinte où elle avait mis toutes ses +espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.</p> + +<p>La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil +Elbeuf, mais dans le nouveau, celui qui confine à +Caudebec, là , où de vastes espaces permettaient +après la guerre, la libre construction d'un établissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: +isolé, d'accès commode, avec des dégagements, un +sol stable reposant sur une couche d'eau facile à atteindre +et assez abondante pour le lavage des laines +et le dégraissage ainsi que le foulage des draps en +pièces. Construite en briques rouges et blanches, +elle occupe entièrement un îlot de terrain compris +entre quatre rues se coupant à angle droit; sur +trois de ces rues se dressent ses hautes murailles +percées de larges châssis vitrés, et sur la quatrième +s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés +de l'appartement particulier de M. Eck, la +grande porte qui laisse voir une cour carrée au +fond de laquelle le balancier de la machine lève et +abaisse ses deux bras.</p> + +<p>Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit +noire depuis longtemps déjà , mais par les fenêtres +tombaient des nappes de lumière qui éclairaient la +rue au loin; les métiers battaient, les broches tournaient, +de la cour montait le ronflement des machines +en marche, et dans le ruisseau coulait une +petite rivière d'eaux laiteuses qui fumaient.</p> + +<p>Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il +aperçut le père Eck travaillant avec ses deux fils et +un de ses neveux autour de lui penchés sur leurs +pupitres.</p> + +<p>—Quelle force vraiment que l'association! dit-il +en serrant la main au père Eck et en saluant les +jeunes gens affectueusement.</p> + +<p>—Les autres sont <i>tans</i> la fabrique, dit le père +Eck, à leur poste.</p> + +<p>Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un +prétexte à sa visite:</p> + +<p>—Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a +dit que vous en étiez satisfait.</p> + +<p>—Très satisfait; je <i>fais</i> appeler Michel pour qu'il +<i>fous</i> les montre, c'est son affaire.</p> + +<p>Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et +Michel ne tarda pas à arriver; en apercevant Adeline, +il s'arrêta un court instant avec un mouvement de +surprise et d'hésitation.</p> + +<p>—C'est M. <i>Ateline</i> qui <i>fient foir</i> nos métiers fixes, +dit le père Eck.</p> + +<p>Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se +demandait si c'était vraiment le désir de voir les +métiers fixes qui était la cause de cette visite: ce +serait bien étrange après la demande adressée la +veille à madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, +il ne pouvait qu'attendre.</p> + +<p>Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur +les perfectionnements qu'il avait apportés à ces métiers +manquèrent-elles de clarté: son esprit était ailleurs.</p> + +<p>Heureusement son oncle lui vint en aide:</p> + +<p>—<i>Fous foyez</i>, mon cher monsieur <i>Ateline</i>, avec +<i>teux</i> cents broches ces métiers <i>broduisent</i> presque +autant que les <i>renfideurs</i> avec quatre cents broches.</p> + +<p>Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, +Adeline ne l'était pas moins en écoutant: l'un ne +savait pas bien ce qu'il disait, l'autre ne pensait +guère à ce qu'il entendait.</p> + +<p>—Il est vraiment très bien, se disait Adeline en +examinant Michel; je ne l'avais jamais vu si beau +garçon.</p> + +<p>—Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, +se disait Michel en regardant le père de Berthe à la +dérobée.</p> + +<p>Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, +tandis que le père Eck appuyait sur les +<i>berfectionnements</i> de son <i>betit</i> Michel.</p> + +<p>Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, +Adeline et le père Eck marchant côte à côte, tandis +que Michel restait en arrière pour se dérober: il +était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le +mieux était donc qu'il leur laissât la liberté du +tête-à -tête.</p> + +<p>Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit +une bande de drap divisée en petits carrés de diverses +couleurs.</p> + +<p>—Que <i>tites-fous</i> de ça? demanda-t-il.</p> + +<p>Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants +de nouveautés essayent pour chercher le +modèle qu'ils adopteront.</p> + +<p>—Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.</p> + +<p>Le père Eck donna un coup de coude à Adeline +et, se haussant vers lui en mettant une main devant +sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers +auprès desquels ils passaient:</p> + +<p>—<i>Fous</i> tuer, nous, oh non, au <i>gontraire</i>.</p> + +<p>Ils sortirent dans la cour.</p> + +<p>—<i>Fous afez</i> à me <i>barler</i>, n'est-ce <i>bas</i>? demanda le +père Eck.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Les métiers, c'était un <i>brétexte</i>; je <i>fais fous</i> +conduire dans mon <i>pureau</i>.</p> + +<p>Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, +il ne l'était jamais pour l'exécuter.</p> + +<p>—Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il +aussitôt qu'ils furent installés dans le bureau particulier +du père Eck, et nous en sommes fort +honorés.</p> + +<p>—C'est moi, c'est nous qui serions honorés de +nous allier à <i>fotre</i> famille, madame <i>Adeline</i> a <i>tû fous +tire</i> que c'est le <i>put</i> de mon <i>ampition</i>.</p> + +<p>—J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique +et conforme à nos sentiments, ceux de ma +femme et les miens, qui sont favorables à ce mariage....</p> + +<p>—Ah! mon cher monsieur <i>Ateline</i>!</p> + +<p>—Malheureusement nous sommes, à cause de +ma mère, obligé à de grands ménagements; vous +savez quelle est la sévérité de ses principes religieux.</p> + +<p>—Je sais par ma mère ce que <i>beut</i> être cette sevérité; +et je <i>fous afoue</i> que je ne lui ai <i>bas</i> même +<i>barlé</i> de ce mariage, qui pour nous n'est pas moins +difficile que pour vous, car c'est la première fois que +l'un <i>te</i> nous pense à épouser une chrétienne: il a +fallu l'amour de Michel pour me décider moi-même; +vous savez le préjugé, la tradition, la fierté!</p> + +<p>—Vous comprenez donc que nous hésitions avant +d'en parler à ma mère; il faut des précautions, des +préparations, sans quoi nous nous heurterions à un +refus formel.</p> + +<p>—Je <i>gomprends</i>.</p> + +<p>—Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent +mieux; ma fille n'a que dix-huit ans, et j'ai +toujours désiré ne pas la marier trop jeune.</p> + +<p>—Chez nous, <i>fous safez</i>, on se marie <i>cheune</i>; ma +mère s'est mariée à quinze ans.</p> + +<p>—Enfin je vous demande du temps.</p> + +<p>—Oh! <i>barfaitement</i>, nos <i>cheunes chens beuvent</i> +attendre; moi j'ai <i>pien</i> été <i>viancé</i> avec ma femme +pendant cinq ans, et quand nous nous sommes +mariés j'aurais <i>pien</i> attendu encore.</p> + +<p>Il dit cela avec son bon rire.</p> + +<p>A ce moment on entendit une main tourner le +bouton de la porte du bureau.</p> + +<p>—N'<i>endrez bas</i>, n'<i>endrez bras</i>! s'écria M. Eck, +n'<i>endrez bas</i>, hein!</p> + +<p>Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille +vêtue de noir, avec un châle sur les épaules, le front +caché par un bandeau de velours posé en avant de +son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait +un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression +affable: c'était madame Eck.</p> + +<p>—J'ai cru que c'était un <i>gommis</i>! s'écria le père +Eck, est se levant vivement, pour aller au-devant d'elle +avec toutes les marques du regret et du respect.</p> + +<p>—C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.</p> + +<p>Et tout de suite s'adressant à Adeline:</p> + +<p>—J'ai appris que vous étiez dans la maison et je +suis descendue pour vous exprimer toute ma reconnaissance +au sujet des paroles que vous avez prononcées +sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu +le faire depuis longtemps déjà , mais vous savez que +je ne sors pas. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, +je vous laisse à vos affaires.</p> + +<p>—Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant +sa petite taille courbée.</p> + +<p>—Ah! <i>Monsieur Ateline, Monsieur Ateline</i>, s'écria +le père Eck quand la porte fut refermée, ma mère +vient de faire pour <i>fous</i> ce que je ne lui ai <i>chamais +fu</i> faire <i>bour bersonne</i>; ça <i>fa pien</i>, ça <i>fa pien</i>!</p> + + +<br><br> + +<h3>DEUXIÈME PARTIE</h3> + +<br><br> + + +<h4>I</h4> + + +<p>En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez +son collègue le comte de Cheylus, ce vicomte de +Mussidan, ce charmant homme du monde qui s'était +trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille +francs, Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.</p> + +<p>En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il +avait fait cette rencontre, c'était chez Raphaëlle, la +maîtresse de ce collègue. Mais ce petit arrangement +était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler +de Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait +rien de la vie parisienne? Elle aurait pu se tourmenter, +se demander dans quel monde vivait son mari! +Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en +plus finir. On ne peut pas demander à une bonne +bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne sont ni de son +éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais +compris qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, +et qu'il se trouvât des amis—alors surtout +que c'étaient des députés—pour accepter cette invitation; +la province a sur les maîtresses et sur les députés +des opinions qu'il est bon de laisser intactes. +Que serait l'existence d'une femme de député restant +dans sa ville, si elle pouvait supposer que son mari +ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il +fait des farces, ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il +caquette, ce ne peut être qu'avec les amies arrivant +de son arrondissement pour lui demander une bonne +place de tribune.</p> + +<p>Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait +qu'imiter plusieurs de ses collègues qui, pas +plus que lui, ne se trouvaient embarrassés à la table +d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on était +là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on +s'amusait plus que dans beaucoup d'autres maisons. +En somme, qui les invitait? Le comte. C'était +donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu +à l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte +qui payait le loyer de cette aimable maison où ils +étaient si bien reçus, et qui payait aussi cette bonne +chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse, +il aurait fallu un excès de puritanisme pour +s'en fâcher.</p> + +<p>A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient +que depuis longtemps déjà le comte de +Cheylus n'était pas en état d'entretenir le train de +maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous +les députés qui connaissent à fond les dessous de la +politique française et étrangère n'ont pas pénétré +aussi profondément les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant +d'ailleurs avec soin, voyaient ce qu'on leur montrait +une maison agréable, une femme qui, pour +n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez +beaux restes et, ce qui valait mieux encore, une +vieille célébrité, et ils n'en demandaient pas davantage: +chez qui irait-on si l'on ne se contentait pas +des apparences?</p> + +<p>D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, +qui était l'homme le plus aimable du monde et n'avait +pas d'autre souci que de plaire à tous, amis +comme adversaires, et même à ses adversaires plus +encore qu'à ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, +il avait administré les départements par où il avait +successivement passé avec de bonnes paroles, des +sourires, des promesses, des compliments, des +poignées de main et des banquets à toute occasion. +Et quand, après vingt années de ce régime, la +chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était +trouvé un de ces arrondissements où les maires, +les conseillers municipaux, les curés, les pompiers, +les orphéonistes, les fanfaristes, tous ceux enfin qui +l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient +envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? +Que leur importait à lui et à eux la politique, +il les avait convertis à son système: «Il n'y a pas +d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la Chambre +il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses +bonnes paroles; bien avec son parti, très bien avec +ses ennemis, ce n'était pas lui qui faisait du boucan +ou qui se laissait emporter par la passion: la main +toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la +bouche, même avec ceux qui essayaient de le regarder +du haut de leur austérité ou de leur mépris et +qu'il finissait par adoucir.</p> + +<p>«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour +venir dîner avec moi lundi prochain.»</p> + +<p>Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait +pas dire chez moi, alors qu'on arrivait de province, +et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs +vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur +du barreau de Carpentras ou la gloire de la fabrique +elbeuvienne? On savait que depuis longtemps le +comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait +de bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les +payer. On se disait qu'il y a ruine et ruine. Et la +conclusion qu'on faisait pour les dîners, on la faisait +pour la maîtresse.</p> + +<p>Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé +la vérité, toute la vérité à ces honnêtes convives.</p> + +<p>C'était vingt ans auparavant que le comte de +Cheylus avait fait la connaissance de Raphaëlle, +alors dans toute sa splendeur, et au mieux avec le +duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +<i>Participation Poupardin, Allen et Cie</i>, le prince de +Kappel, en un mot avec toute la bohème tapageuse +de cette époque; pour lui il n'était pas moins brillant, +riche, bien en cour, en passe de devenir un +personnage dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, +le comte avait dissipé toute sa fortune et il n'était +plus qu'un simple député, sans aucune influence +même dans son parti, où personne ne le prenait au +sérieux; quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, +au moins avait-elle laissé dévorer par des spéculations +aventureuses la plus grosse part de ce que +son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie +lui avait fait gagner, et sur elle plus encore que sur +le comte ces vingt ans avaient lourdement marqué +leur passage: la maigriotte Parisienne s'était alourdie +et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa +physionomie gaie et expressive toujours ouverte, +toujours en mouvement, s'était immobilisée, les +teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, +les rouges, les bleus avaient tanné la peau.</p> + +<p>Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves +des oreilles, et la tradition les rend aveugles +à la réalité: quand pendant dix ans on a été la belle +madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances +pour l'être pendant vingt-cinq ou trente; il n'y a pas +de raisons pour que ça finisse; il faut des catastrophes +pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre +sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en +qui M. de Cheylus n'avait vu que «la charmante +Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait encore dans +«tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient +son nom dans les soirées théâtrales, on pouvait +se montrer avec elle alors surtout qu'on n'avait pas +d'autre fortune que la maigre allocation d'un député. +Assurément, si elle lui revenait, ce n'était +point par intérêt, et cette conviction ne pouvait que +chatouiller la vanité d'un vieux beau: une femme +comme elle acceptant un amant de soixante-huit +ans, sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en +hommes, voilà tout; et vraiment il ne pouvait que +lui être reconnaissant de cette preuve de goût.</p> + +<p>—Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il +n'était donc pas si déplumé!</p> + +<p>Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les +toits; mais l'orgueil de l'homme ruiné l'emportait +sur la fatuité du triomphateur; de là sa formule d'invitation +à ses chers collègues—«avec moi».</p> + +<p>Elle était réellement une providence pour lui, +cette bonne fille, et près d'elle il retrouvait dans son +désastre un peu des satisfactions de son ancienne +existence: un intérieur à la mode, une table bien +servie et une femme, une maîtresse aussi élégante +que celles qu'il avait aimées autrefois.</p> + +<p>Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme +dont la réputation d'âpreté au gain s'était cependant +établie sur tant de ruines, c'est qu'elle ne voulait +rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait essayé +d'employer en cadeaux les quelques louis que +les chances d'un écarté heureux avaient mis dans sa +poche, et elle les avait toujours refusés.</p> + +<p>—Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait +même pas l'apparence de l'intérêt: une fleur quand +vous voudrez, tant que vous voudrez, mais rien +qu'une fleur.</p> + +<p>Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois +elle lui avait demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il +que d'une démarche, d'un acte de complaisance +et de bonne amitié.</p> + +<p>L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne +pouvait pas la refuser à son influence: elle consistait +à obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir +un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.</p> + +<p>Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait +cette autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu +merci, il lui restait assez pour vivre, et elle ne tenait +pas à gagner de l'argent; à quoi bon le superflu, +quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses +ambitions d'autrefois, car c'est le propre des bonnes +natures de s'améliorer en vieillissant.</p> + +<p>C'était pour un jeune homme, un fils de grande +famille, le vicomte Frédéric de Mussidan, dont la +soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur dramatique. +Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement, +il y avait aussi un intérêt personnel qui +la faisait insister: si elle obtenait cette autorisation, +Faré, reconnaissant du service qu'elle aurait rendu +à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans +sa pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une +création importante, et aurait ainsi la joie de voir ses +anciennes amies crever d'envie. Quant à lui, comte +de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la présidence +de ce cercle qui serait administré avec la plus +rigoureuse délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine +de mille francs bons à prendre.</p> + +<p>Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs +qu'il eût fait la démarche qui lui était demandée, il +lui devait bien ça, à la bonne fille; mais les vingt +mille francs donnèrent à sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient +ce n'était plus le sceptique qui se moquait de lui-même +et accompagnait des discours les plus pathétiques +d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond +tout cela m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre +au sérieux plus que moi, et que vous n'en ferez que +ce que vous voudrez.»</p> + +<p>Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, +aussi entraînant que lorsqu'il présenta la demande +à son ami le préfet de police, «à son cher +préfet».</p> + +<p>—Un cercle dont vous seriez le président, mon +cher député, n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance +et votre indulgence le laissassent bien vite +tourner au tripot?</p> + +<p>—Pas plus que les autres.</p> + +<p>—C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.</p> + +<p>Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, +malgré ses retours, il n'avait rien pu obtenir.</p> + +<p>C'était alors que les sentiments de Raphaëlle +s'étaient affirmés dans toute leur beauté, et que son +désintéressement avait éclaté—aux yeux de M. de +Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au +moins à du mécontentement; non seulement elle +n'avait pas formulé le plus léger reproche, non seulement +elle n'avait pas montré de mécontentement, +mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait +prié d'inviter quelques-uns de ses amis à venir dîner +le lundi chez elle.</p> + +<p>—Ici n'êtes-vous pas chez vous?</p> + +<p>C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle +de se laisser jamais emporter par la colère +ou la fâcherie, ni de compromettre ses intérêts.</p> + +<p>Or, il y avait intérêt pour elle—un intérêt capital—à +obtenir cette autorisation, et là où le comte de +Cheylus, sur qui elle avait eu la simplicité de compter, +échouait, d'autres réussiraient,—il lui amènerait +ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle +choisirait celui qui serait en situation d'enlever de +haute main cette autorisation sans craindre de se la +voir refuser.</p> + +<p>L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle +qu'elle dirigeait avec un ancien lutteur appelé Barthelasse, +elle avait fait la connaissance du vicomte +de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice +du sort avaient fait échouer là comme croupier. Il +était jeune, il était beau, il était noble, elle l'avait +aimé, et elle s'était laissé affoler par l'envie de se +faire épouser.</p> + +<p>Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son +vrai nom on s'appelle Françoise Hurpin, et qu'on a +donné une notoriété vraiment trop tapageuse à +celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies +enrichies avaient épousé vieilles des jeunes gens, +mais aucune n'avait pu se payer un vicomte. Elle +avait eu des princes, des ducs, un fils de roi +pour amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur +nom.</p> + +<p>Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de +Mussidan, il semblait qu'il dût se laisser épouser +par une femme qui le tirerait de la misère; mais +quand elle avait adroitement abordé la question du +mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; +puis, quand elle avait précisé de façon à ce qu'il lui +fût impossible de s'échapper, il avait nettement répondu +par la question de fortune.</p> + +<p>—Qu'apportait-elle en mariage?</p> + +<p>Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune +ne suffirait pas à la vie qu'il entendait mener.</p> + +<p>Elle s'était désespérée, et, comme il était bon +prince, il l'avait consolée.</p> + +<p>—Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette +fortune; le moyen était en somme, assez facile: elle +avait des relations; qu'elle obtint pour lui l'autorisation +d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne tarderaient +pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse, +à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient +comme deux honnêtes fiancés qui ont travaillé +pour leur dot.</p> + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son +cher collègue» qu'Adeline avait fait la connaissance +du vicomte de Mussidan, l'homme du monde le +plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré, +Comment, dans ce jeune homme élégant et +distingué, d'une politesse exquise, de grandes manières, +reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, +alors même qu'on l'aurait entendu prononcer les +mots sacramentels: «Messieurs, faites votre jeu; le +jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaëlle.</p> + +<p>Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception +du vicomte de Mussidan et du père de la maîtresse +de la maison, un ancien militaire de belle +prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues +avec lesquels on continuait les conversations +commencées au Palais-Bourbon; aussi était-il rare +que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, +à deux pas de la Chambre, que demeurait Raphaëlle; +en sortant après la séance, on était tout de suite +chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade +sous les arbres des Champs-Elysées, avant de +rentrer chez soi, aidait la digestion des bonnes +choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on +avait bus.</p> + +<p>Car on mangeait de bonnes choses dans cette +maison hospitalière, et même on n'y mangeait que de +très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet de la +Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux +amis dans son département, et ceux-ci se rappelaient +de temps en temps à son souvenir par l'envoi d'une +caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui +pendant son passage à travers la haute noce avait +appris à apprécier la bonne chère, savait quelle lassitude +éprouvent ceux que les invitations accablent, +en s'asseyant tous les soirs devant le même dîner—celui +qui sort des quatre ou cinq grandes cuisines +où un certain monde fait ses commandes, +comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou +à la Belle Jardinière—et ce n'était point ce menu +banal qu'elle offrait à ses convives. Pendant huit +jours à l'avance, quand elle avait décidé de donner +un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, +qui était une femme de mérite, les mets qu'elle +voulait servir à ses hôtes; et ceux-là seuls qui +étaient supérieurement réussis paraissaient sur +sa table.</p> + +<p>Que demander encore?</p> + +<p>Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait +sa satisfaction à son compagnon de route, par +un mot qui bien souvent avait été répété:</p> + +<p>—Décidément on dîne bien chez les gueuses.</p> + +<p>Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait +ainsi fût un bon provincial, c'était avec une +pointe de vanité libertine qu'il lâchait son mot; à +Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches +même quand on était l'honneur du barreau de cette +ville célèbre, et à Elbeuf non plus, quand même on +était la gloire de la fabrique elbeuvienne.</p> + +<p>Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique +insinuait que M. Hurpin, le père de la maîtresse de +maison, qui se carrait à table avec une si belle prestance, +était bien vulgaire, et que sa manie de présenter +son épaule gauche décorée du ruban rouge, +quand on parlait d'honneur, était insupportable; +que ses observations, lorsqu'il en lâchait, ce qui +d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche +que pour manger, étaient stupides ou grossières, +mais ces critiques ne portaient pas.</p> + +<p>—Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très +bien chez les gueuses; et ce coquin de Cheylus est +bien heureux!</p> + +<p>Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un +mot sur son compte: Charmant! Il était la joie et la +jeunesse de ces dîners. Il en était le champagne—le +mot avait été dit par l'honneur du barreau de +Carpentras, qui se connaissait en esprit. Si le comte +de Cheylus avait un inépuisable répertoire d'anecdotes +curieuses et salées sur le monde du second +Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait +tous les jours sur le monde actuel; il savait +tout, il disait tout, et vous révélait un Paris +qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa +fortune ni de ses aïeux. Si quelquefois le hasard de +la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, l'auteur +dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en +parait point davantage, malgré les brillants succès +que celui-ci avait obtenus en ces dernières années; +tout au contraire, il laissait entendre, mais à demi-mot +et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage +pour sa soeur, héritière d'une des belles +fortunes du Midi.</p> + +<p>Évidemment, si ces convives avaient connu la +bohème parisienne, ils auraient su que ce vieux +militaire, qui tenait si bellement sa place à la table +de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, +décoré à l'ancienneté, et non officier, comme +ils l'avaient entendu dire; de même ils auraient su +que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discrétion pour ne point parler +de sa fortune; mais ils ne la connaissaient point, +cette bohème, et s'en tenaient à ce qu'ils voyaient, à +ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt à +chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux +sous les apparences.</p> + +<p>—On dîne bien chez les gueuses.</p> + +<p>Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au +delà : de quoi se seraient-ils inquiétés? Si quelquefois +on se demandait qu'elle était la situation vraie +du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan +dans la maison, on traitait la question en riant +comme en un pareil sujet il convient à des gens qui +voient clair.</p> + +<p>—Pauvre comte de Cheylus!</p> + +<p>—Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!</p> + +<p>Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher +collègue» des nouvelles du jeune vicomte.</p> + +<p>Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline +rue Tronchet, en parlant de la faillite des frères +Bouteillier, il était revenu vivement avenue d'Antin, +après avoir mis le député chez lui, et il avait +trouvé Raphaëlle l'attendant devant le feu.</p> + +<p>—Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en +venant à lui. Est-ce fini, au moins?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Ah! parce que!</p> + +<p>—Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?</p> + +<p>—Exactement.</p> + +<p>—Eh bien, alors?</p> + +<p>—Il s'est défendu.</p> + +<p>—L'imbécile!</p> + +<p>—C'était gros.</p> + +<p>—Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela +que je t'ai tout de suite lâché sur lui.</p> + +<p>—Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à +être préparée.</p> + +<p>—C'est quand j'ai compris, à son air plus encore +qu'à ses paroles, combien cette faillite l'atteignait +gravement, que l'idée m'en est venue. Si nous attendions, +il pouvait se tourner d'un autre côté et nous +trouvions la place prise.</p> + +<p>—Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en +était pas moins délicate.</p> + +<p>—Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que +lui as-tu dit? Que t'a-t-il répondu?</p> + +<p>Il s'était approché du feu et il présentait un pied +à la flamme.</p> + +<p>—Comme tu es mouillé! dit-elle.</p> + +<p>—Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, +et pourtant je l'ai accompagné comme si j'avais conduit +un aveugle; j'ai eu toutes les peines du monde +à l'empêcher de prendre une voiture.</p> + +<p>—Je vais te donner tes pantoufles.</p> + +<p>Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps +penchée, cherchant.</p> + +<p>—Ne te trompe pas, dit-il.</p> + +<p>Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on +prend au théâtre pour traduire la dignité outragée:</p> + +<p>—Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.</p> + +<p>—Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet +déplumé.</p> + +<p>—Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps +quand nous n'aurons plus besoin de lui.</p> + +<p>Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, +et l'ayant fait asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.</p> + +<p>—Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre +lui sur une petite chaise basse.</p> + +<p>—En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation +sur les faillites, et à ce propos, je lui ai dit les choses +les plus éloquentes sur l'infamie des commerçants +qui font faillite tranquillement pour ne pas payer +leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous +nous brûlons la cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché +là -dessus.</p> + +<p>—Et notre homme?</p> + +<p>—Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: +il s'est mis à m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite +tranquillement, qu'il n'y avait pas de plus grande +douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors voyant +ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,—le +contraire de ce que je disais.</p> + +<p>—Es-tu gentil?</p> + +<p>Elle lui baisa la main.</p> + +<p>—J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel +drame que celui qui se joue dans le crâne d'un commerçant +faisant ses additions! Quelle situation! J'avais +mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et, +par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont +menacés, alors même qu'ils sont les plus solides. Tu +vois la scène sans que je te la file. C'est à ce moment +que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que +je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, +sans avoir jamais prêté un sou à personne, a passé +sa vie à offrir tout ce qu'il possède à tout le monde. +Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre +homme, c'eût été trop.</p> + +<p>—Tu es adorable.</p> + +<p>—...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition +une cinquantaine de mille francs... et même plus +s'il en avait besoin.</p> + +<p>—Et il a refusé?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Tu n'as pas insisté?</p> + +<p>—Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce +refus était une offense à ma sympathie, à mon amitié, +enfin tout ce qu'on peut dire.</p> + +<p>—Il n'en a donc pas besoin?</p> + +<p>—Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal +menée? il est gêné, très gêné; s'il marche encore, +il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis que ses concurrents, +les fabricants moins haut placés que lui, se +sont conformés aux exigences du commerce et ont +produit ce qu'on leur demandait, il s'est entêté à +fabriquer le genre de sa maison, et on n'en veut +plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut +continuer à bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est +sublime, seulement ça l'a mené où il est arrivé.</p> + +<p>—Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?</p> + +<p>—Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte +pas un prêt qu'il n'a pas demandé: il aurait +fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des +<i>fafiots</i>.</p> + +<p>Elle réfléchit un moment:</p> + +<p>—Il faut recommencer.</p> + +<p>—Toi?</p> + +<p>—Non, toi.</p> + +<p>—J'en arrive.</p> + +<p>—Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement +cette fois tu pourras jouer du <i>fafiot</i>. Je vais te +signer un chèque de cinquante mille francs; tu iras +le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, +et aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que +tu as pensé à lui toute la nuit et que tu lui apportes +les cinquante mille francs que tu lui as proposés, que +c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui te passera +par la tête.</p> + +<p>—Il aura de la défiance.</p> + +<p>—De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien +demandé; quand plus tard il verra qu'on lui demande +quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne pourra +plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique +des <i>fafiots</i>; tu l'auras; à toi d'en jouer de +manière à réussir. Le moment est décisif, profitons-en. +Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a +pas moins de l'influence à la Chambre et, ce qui vaut +mieux, auprès des gens du gouvernement. Ce n'est +pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre +Cheylus.</p> + +<p>—Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là ?</p> + +<p>—On se sert de qui on peut; j'avais celui-là , je +l'ai pris. Nous avons Adeline, ne le laissons pas nous +échapper des mains. Où retrouver son pareil? Il +n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des +amis à la Chambre; on le croit riche; tout le monde +l'estime; il a de l'honorabilité à revendre et à couvrir +dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard +fait qu'il se trouve dans une position embarrassée, +où nous pouvons l'aider. Prenons-le de force. Fais-moi +un reçu de cinquante mille francs, je signe le +chèque.</p> + +<p>Il ne se montra pas offusqué de cette demande de +reçu, et tout de suite il l'écrivit sur une petite table +volante qu'elle lui apporta pour qu'il n'eût pas à se +déranger.</p> + +<p>—Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, +je me charge de te réveiller à temps.</p> + +<p>En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, +et, après s'être habillé, il partit pour aller toucher +les 50,000 francs au Crédit lyonnais, où, depuis +un certain temps déjà , ils attendaient l'occasion +d'être employés.</p> + +<p>Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie +toute différente de celle de la veille, disait qu'il avait +réussi.</p> + +<p>Elle lui prit les deux mains follement:</p> + +<p>—Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; +nous le tenons.</p> + +<p>Et elle l'entraîna.</p> + + + + +<h4>III</h4> + + +<p>Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle +n'en était pas moins assez simple: Adeline, embarrassé +dans ses affaires, aurait de la peine à rendre +les cinquante mille francs, et alors on exploitait +adroitement sa situation.</p> + +<p>Mais pour que cette exploitation fût possible, il +fallait qu'elle fût menée d'une main légère, sans +quoi il regimberait, et, en voyant où on voulait le +conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu +le prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui +avait réussi une fois, échouerait infailliblement si +on l'employait de nouveau: ce serait folie de vouloir +encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, +qui lui avait forcé la main, elle n'eût assurément +pas procédé de cette façon; cela n'était pas dans sa +manière; quand elle avait réussi une affaire, ç'avait +toujours été par la douceur, par l'enveloppement, +en prenant son temps, ses précautions et ses distances, +et ceux dont elle avait triomphé étaient plus +forts que ce bon bourgeois. Il est vrai qu'alors elle +opérait elle-même; tandis que maintenant elle était +bien forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, +n'avaient point une main de femme: on serait vraiment +bien venu de proposer à cet honnête provincial +une association avec une ex-comédienne! Il fallait +qu'elle se tînt dans la coulisse et que Frédéric +seul parût en scène. Heureusement, elle pouvait lui +faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était +intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, +félin; il irait.</p> + +<p>Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée +de fonder un cercle à Paris, ils n'avaient pas laissé +passer un jour sans travailler à son organisation. +L'appartement même où ils l'installeraient était choisi +et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, +comme s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un +magasin quelconque: avenue de l'Opéra, en plein +Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour +venir y tenter sa dernière chance; superbe avec ses +vingt fenêtres de façade au premier étage sur l'avenue; +luxueux à éblouir un étranger, et en même +temps assez sévère pour disposer à la confiance le +naïf qui monterait son escalier sonore. Il importait +de ne pas laisser échapper cette occasion unique, +car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à -dire +à un locataire qui ne marchande pas, le propriétaire +se lasserait d'attendre et de sacrifier à un +avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien +essayé sur lui le système de la participation mis en +oeuvre par eux avec tous ceux qui devaient prendre +part à leur affaire: tapissiers, marchands de tableaux, +cuisiniers, marchands de vins; c'est-à -dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur +les vertigineux bénéfices de la cagnotte; mais ce +mirage irrésistible pour des fournisseurs plus ou +moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et +assez défiant pour n'avoir pas une foi aveugle dans +la probité de ceux qui gardent les clefs de cette cagnotte.</p> + +<p>Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne +pas perdre une heure.</p> + +<p>A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez +lui un billet «du charmant vicomte» le prévenant +que, le lendemain, aurait lieu aux Français une première +représentation qui serait une des grandes +premières de la saison, celle d'une comédie de son +beau-frère Faré, et que, pour cette représentation, +il était heureux de mettre un fauteuil d'orchestre à +sa disposition.</p> + +<p>«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, +que j'ai eu de la peine à obtenir ce billet, si +courus qu'ils soient. J'aurais voulu me donner le +plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la +vérité m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. +Au premier mot que j'ai adressé, à mon +beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à celui +qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement +par un refus, mais quand j'ai prononcé votre nom, +ce refus s'est changé en la plus gracieuse des offres.—Dites +bien à M. Adeline—ce sont les propres +paroles de mon beau-frère que je vous rapporte—que +je considérerai comme un honneur qu'il veuille +bien assister à ma pièce; avec un public composé +d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et +l'on oserait aller jusqu'au bout de son originalité.»</p> + +<p>Adeline n'était point un habitué des premières, et +s'il voyait une pièce c'était ordinairement lorsque le +chiffre de la centième lui permettait de s'aventurer +sans trop de risques, de même que, s'il allait au +Salon de peinture, c'était après que les médailles +étaient données et affichées; mais comment refuser +cette invitation qui, faite dans cette forme, était +vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir +par les filles, composaient mieux leur salle de première +représentation, le niveau de l'art ne tarderait +pas à s'élever,—c'était une observation qu'il avait +présentée lui-même plus d'une fois à la commission +du budget lors de la discussion de la subvention des +théâtres, et il lui plaisait de la retrouver dans la +lettre du «cher vicomte»,—qui, bien évidemment, +répétait les paroles mêmes de Paré.</p> + +<p>La salle était brillante, c'était bien une grande +première, comme l'avait annoncé Frédéric, qui, placé +à côté d'Adeline, lui nomma le Tout-Paris qu'ils +avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez +provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric +dévidait comme un montreur de figures de +cire, mais c'était la première fois qu'il voyait la plupart +de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait +les histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. +Tous ces noms et toutes ces histoires défilaient sur +les lèvres de Frédéric, légèrement; pour deux seulement +il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au +fond d'une baignoire, et le colonel Chamberlain, le +riche Américain, qui occupait une avant-scène avec +sa femme.</p> + +<p>Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, +Adeline cependant la vit assez pour remarquer la +grâce et le charme de sa physionomie; il en fit compliment +à Frédéric, qui répondit aussitôt:</p> + +<p>—Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne +peut la voir sans se laisser gagner par elle; ma soeur +est réellement une charmeuse, et je le sais mieux +que personne, puisque l'expérience en a été faite à +mes dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers +d'une tante que nous avons dans le Midi, à +Cordes, et qui devait nous laisser à chacun quelque +chose comme deux millions; sans que nous ayons +rien fait pour lui déplaire et sans que notre petite +soeur ait rien fait de son côté pour nous nuire, ma +tante a, par contrat de mariage, fait donation de toute +sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci +l'a charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce +qui l'est bien plus encore, c'est que ni mon frère ni +moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais sentiment +contre notre soeur, l'aimant après comme +nous l'aimions auparavant. Il est vrai que dans notre +famille nous avons le malheur de ne jamais nous +inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, +construite par notre aïeul Guillaume de Puylaurens, +qui fut ministre du dernier comte de Toulouse; +laquelle maison, par un miracle, est restée telle +qu'elle était du temps de notre aïeul; j'avoue que +j'aurais aimé à passer un mois de villégiature dans +une maison du treizième siècle, meublée de meubles +de l'époque.</p> + +<p>Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet +héritage perdu, mais c'était la première fois qu'on lui +en faisait l'histoire complète, et la présence de l'héroïne +la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et +aussi bien désintéressé: il fallait, comme il le disait, +que les choses d'argent eussent peu d'intérêt pour +lui, et comme son frère était dans le même cas, il y +avait là sans doute une disposition héréditaire.</p> + +<p>L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte +suivant, mais celle-là ne touchait en rien Frédéric, +et s'il la raconta, ce fut évidemment pour le +plaisir de conter et pour amuser son voisin.</p> + +<p>—Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle +que ce colonel, maintenant si connu, a fait +pour la première fois parler de lui à Paris. C'était il +y a quelques années.</p> + +<p>Il se garda de préciser l'année—1867—ce qui +eût un peu trop vieilli Raphaëlle.</p> + +<p>—C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui +était déjà une comédienne de grand talent, donnait +une soirée. Le colonel, qui arrivait d'Amérique, fut +conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur +dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, +célèbre pour avoir fait sauter les banques du Rhin.</p> + +<p>Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, +qu'on en eût ou qu'on n'en eût pas envie. On joua +donc, et en quelques minutes le colonel avait perdu +trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait +volé trois cent mille francs. Naturellement le colonel +ne s'était aperçu de rien, mais un curieux avait vu +le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de portées +ou de séquences, c'est-à -dire de cartes préparées à +l'avance et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, +on lui déchira ses vêtements, et on lui reprit +l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale épouvantable. +Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, +car, en femme d'expérience, elle sait que partout où +il y a des joueurs il peut se glisser des filous, si +sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir où ce +scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, +l'élite du monde parisien, la fine fleur du panier, +et cependant... l'histoire du colonel. Je n'en +sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au +moins à ouvrir des cercles dans lesquels les joueurs +puissent jouer avec une sécurité complète. Si j'étais +député, ce serait une question qui m'occuperait.</p> + +<p>—Rétablir les jeux! c'est bien grave!</p> + +<p>—C'est plus grave encore de les interdire. Je +comprends que l'entrée des maisons de jeu ne soit +pas libre, et là -dessus je suis d'accord avec vous. +Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut +pas plus supprimer que les autres passions, je voudrais +qu'on offrît à ceux qui en sont affligés d'honnêtes +lieux de réunion où ils seraient assurés de +n'être pas volés. C'est une question de moralité, de +salubrité publique. Songez donc que dans les cercles +autorisés ou tolérés la police n'a rien à voir et ne +pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces +cercles ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés +comme dans un bois, sans que personne vienne à +leur secours. Or, ces directeurs sont-ils honnêtes?</p> + +<p>Le rideau en se levant coupa court à ce discours, +qui ne recommença pas ce soir-là , car Adeline +s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, et il se +donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au +succès du beau-frère de son ami. Quand de longs +applaudissements saluèrent le nom de Faré, il se +passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline +que sa sympathie et son amitié pour Frédéric de +Mussidan s'en trouvèrent augmentés.</p> + +<p>Deux jours après, comme Adeline sortait de chez +lui un soir pour faire une courte promenade avant +de se coucher, il se trouva face à face avec Frédéric, +qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant +aussi, et tous deux bras dessus bras dessous, ils +s'en allèrent flâner sur les boulevards: le temps était +doux, les passants se montraient assez rares, on +pouvait causer librement.</p> + +<p>Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point +de départ pour ce qu'il voulait dire:</p> + +<p>—N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de +la transformation qui s'opère à Paris? Il n'est pas dix +heures, et nous avons déjà vu je ne sais combien de +magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, +mais vous voyez qu'on n'est plus coudoyé et bousculé +comme autrefois. Il y a là un changement qui, +me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement +comme vous.</p> + +<p>—Que voulez-vous que le gouvernement fasse à +cela?</p> + +<p>—Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, +n'est-ce pas, que Paris perd de son élégance, de son +mouvement, de son bruit, et qu'il n'est plus l'auberge +du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il +n'y a plus personne pour donner le ton, et dans +notre monde de plus en plus bourgeois, il n'y a plus +que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, +pour la prospérité du pays et pour la fortune publique, +car c'est une des causes de la crise commerciale +dont tout le monde souffre, les riches comme +les pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, +les explications ne vous manquent point, +n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez point. +Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à +Paris son animation d'autrefois. Que se passait-il +quand des quatre parties du monde les étrangers +affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la fête? +c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous +les objets de luxe dont ils avaient besoin chez eux: +leurs meubles, leurs bijoux, leurs vêtements. C'était +du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient pour +ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours +de Lyon que nos couturières habillaient leurs femmes. +Rentrés dans leurs pays, ils y exhibaient fièrement +leurs achats, et, pour les imiter, leurs compatriotes +demandaient à la France des produits +français. D'où la fortune d'Elbeuf, de Lyon et des +autres villes de fabrique. Voilà pourquoi il faut ramener +les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, +où chacun trouve à s'amuser selon ses goûts plus +que partout ailleurs,—afin de ne pas aller ailleurs. +Pour moi, j'ai des idées là -dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. +Assurément mon nom, ma famille, mes ancêtres, +mon éducation, mes convictions, mes principes +devraient m'empêcher de travailler à la consolidation +du gouvernement,—mais l'intérêt de la France +avant tout.</p> + + + + +<h4>IV</h4> + + +<p>En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout +de suite visité quelques-uns de ceux qui autrefois lui +avaient proposé des affaires; mais ce n'est pas du +jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, surtout +si l'on entend se réserver la liberté de choisir. +Naguère, on était venu le chercher, le prier; quand +à son tour il s'était offert, on l'avait écouté avec une +certaine défiance. Que signifiait ce changement? Il +n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? +L'occasion manquée, il fallait laisser au temps d'en +amener de nouvelles et les attendre.</p> + +<p>Cela était trop conforme à la logique des choses +pour qu'Adeline s'en étonnât; il n'avait jamais eu la +naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait qu'à se présenter +pour que toutes les portes s'ouvrissent devant +lui et pour que ceux qui étaient à table fussent +heureux de lui faire sa part au gâteau. Ce n'était pas +à date fixe que devait se faire le mariage de Berthe, +et quelques mois, quelques semaines de plus ou de +moins n'avaient pas d'importance; le mot du père +Eck, qu'il ne se rappelait qu'en riant, était là pour le +rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme pendant +quatre ans, et quand nous nous sommes mariés +j'aurais bien attendu encore.»</p> + +<p>Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient +débarrassé des échéances pressantes qui menaçaient +sa maison; avant qu'il en revint d'autres il avait le +temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, +et même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier +s'arrangeât. Alors il rembourserait ces cinquante +mille francs, car le payement d'une dette de cette +espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent +ne lui pesait pas, tant il avait été galamment offert, +mais cependant, par une bizarrerie d'impression +qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il éprouverait +du soulagement à ne plus le devoir.</p> + +<p>Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent +point comme il l'avait espéré: l'affaire +Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au contraire, et, +après plusieurs réunions, qui se succédèrent de +plus en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la +requête de quelques créanciers que le luxe des Bouteillier +avait trop longtemps humiliés.</p> + +<p>Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux +que personne, connaissait la procédure des faillites: +de combien serait le premier dividende et quand le +toucherait-on?</p> + +<p>Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, +dans sa position, était difficile, car, bien que le vicomte +n'eût jamais fait la plus légère allusion à son +prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas être +considéré comme un placement à échéance plus ou +moins longue dans lequel le créancier aussi bien +que le débiteur trouvent un égal intérêt; c'était un +service rendu, et rien que cela.</p> + +<p>Comme il se demandait par quel moyen il sortirait +à bref délai de cet embarras, il crut remarquer +que le vicomte était moins à l'aise avec lui, moins +libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce +changement n'était que trop facile à deviner: il +s'étonnait de n'être pas encore remboursé, et il s'en +fâchait.</p> + +<p>Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a +appris à ne pas s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer +avec les créanciers de façon à les payer, quand +l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, +entré dans la vie avec de la fortune, était arrivé à +près de cinquante ans sans devoir un sou à personne. +Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance +tenir, ne trouvant pas un mot à dire, honteux +de son silence même. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer +franchement: «Ne croyez pas que je vous +oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était +ce bientôt qui lui fermait les lèvres. Il n'avait +jamais pris un engagement sans le tenir, comme il +n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse +pouvait-il donner quand il ne savait pas lui-même +à quelle époque il serait en état de payer ces +cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un +jour à l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne +pouvait pas encore le traduire par une date précise.</p> + +<p>Il en était là quand un soir, en sortant de dîner +chez Raphaëlle, le vicomte lui prit le bras, et, comme +le jour où il lui avait offert ces cinquante mille francs, +il voulut le reconduire rue Tronchet.</p> + +<p>—Ne vous détournez pas de votre chemin, dit +Adeline qui aurait voulu échapper à l'entretien +dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.</p> + +<p>—J'ai affaire par là .</p> + +<p>—Alors, marchons vite, dit Adeline.</p> + +<p>Puis, voulant donner une explication à ce mot qui +était sorti de ses lèvres sans qu'il eût le temps de le +retenir:</p> + +<p>—Nous nous réchaufferons.</p> + +<p>Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, +silencieux, dans l'attitude d'un amoureux qui n'ose +pas risquer sa déclaration, ou plutôt d'un fils respectueux +qui a une confession délicate à faire à son +père.</p> + +<p>Enfin, il se décida:</p> + +<p>—Vous me voyez bien embarrassé, mon cher +député.</p> + +<p>Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:</p> + +<p>—Avec moi?</p> + +<p>—Précisément parce que c'est à vous que je +m'adresse. Ah! si c'était un autre! Mais avec vous, +pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié, +permettez-moi le mot, je suis tout confus.</p> + +<p>—Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher +ami.</p> + +<p>Cependant, malgré cet encouragement, il y eut +encore un silence:</p> + +<p>—Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui +souffre, honteuse de risquer une chose qui n'est pas +correcte, et rien n'est moins correct que de rappeler +un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. +En un mot, il s'agit des cinquante mille francs que +vous avez bien voulu me faire l'honneur d'accepter +il y a quelque temps et dont j'aurais besoin....</p> + +<p>Il y eut une pause:</p> + +<p>—Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, +pas demain, mais dans un délai que vous fixerez +vous-même, si toutefois cela ne vous gêne point.</p> + +<p>L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient +cruels, et bien qu'il eût souvent pensé au moment +où cette question se poserait, il n'avait point imaginé +qu'il serait aussi pénible.</p> + +<p>—C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais +dû, depuis longtemps, vous rendre cet argent, mais +certaines circonstances se sont présentées... j'ai +compté sur des affaires qui ne se sont point réalisées... +sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....</p> + +<p>Le vicomte lui coupa la parole:</p> + +<p>—Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne +de votre amitié si je ne vous disais pas comment ce +besoin se produit,—c'est mon excuse, si tant est +que je puisse en avoir une.</p> + +<p>—Je vous en prie.</p> + +<p>—C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous +savez combien je suis peu homme d'argent, cela tient +peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce qui s'appelle +une fortune assise; mon père en a dévoré trois +ou quatre, et moi-même j'ai fortement entamé celle +qui m'est venue de ma mère. Je comptais sur celle +de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il +m'arrive assez souvent de me trouver à court; ce qui +est mon cas présentement. Dans ces conditions, je +serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se présente, en mettant +quelques fonds dans une affaire excellente, de le tripler, +de le quadrupler, l'idée m'est venue de m'adresser +à vous.</p> + +<p>—Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline +décidé à se procurer ces cinquante mille francs à +quelque prix que ce fût.</p> + +<p>—Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? +Croyez-vous que je sois homme à user de pareils +procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir +qu'à une date précise, celle que vous prendrez, j'aurai +mes fonds. C'est là tout ce que je vous demande. +Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je n'aurais +demandé davantage.</p> + +<p>Adeline respira.</p> + +<p>—Je vais étudier mes échéances, demain je vous +donnerai cette date, ou, ce qui est mieux, je vous +enverrai un billet.</p> + +<p>Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que +dans son monde on faisait des billets? un simple +mot, cela suffisait; puis, tout à coup, s'arrêtant et +changeant de sujet:</p> + +<p>—Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous +pas vous-même cette affaire?</p> + +<p>—Quelle affaire?</p> + +<p>—La mienne.</p> + +<p>—Je n'ai pas de fonds libres.</p> + +<p>—Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de +fonds, au contraire.</p> + +<p>—Je n'y suis pas du tout.</p> + +<p>—Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité +de fonder un nouveau cercle, et je vous ai démontré +de quelle utilité sera cette fondation à tous +les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, +l'ont eue, comme il arrive toujours pour les choses +à point. Mais c'est une si grosse affaire que la fondation +d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas l'entreprendre +tout seul. D'abord, il faut une autorisation, +et je ne veux rien demander au gouvernement. +Ensuite, il faut un gros capital que je n'ai pas. Vous +imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance +de ce capital?</p> + +<p>—Pas du tout; vous savez que je ne connais rien +à ces choses.</p> + +<p>—Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que +le Jockey a 130,000 francs de loyer, le Cercle agricole +90,000 francs, le Cercle impérial 200,000 francs, +la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, +aux Ganaches 50,000 francs; au Jockey, la perte sur +la table se chiffre par 40,000 francs, à l'Union par +15,000 francs. Les frais de premier établissement ne +reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette +somme ne suffit pas en caisse, car il faut que cette +caisse ait un capital respectable sur lequel on puisse +prêter aux joueurs; le succès est là . Un joueur qui a +500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne +tire pas un billet de mille francs de sa poche pour +jouer; il emprunte à la caisse du Cercle; il ne faut +donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou la +partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... +follement. J'avoue sans honte que je n'ai pas ce +million. Alors j'apportais à ceux qui veulent faire l'affaire +et qui ne l'ont pas non plus, ce million, les +fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je +vous ai adressé ma demande. Mais maintenant je +la retire, et je la remplace par une autre: prenez la +direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour +sa part rendre à Paris sa vie brillante, présentez la +demande d'autorisation qui ne peut pas être refusée +à un homme tel que vous, soyez son président.</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu +par son honorabilité et la haute position qu'il occupe +dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq +cents personnes... (il hésita un moment cherchant +son mot...) fières de votre initiative. Vous parliez +l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez entreprendre, +par le seul fait de votre présidence elles +viennent à vous, et vous n'avez pas à aller à elles. +Dans la politique vous êtes un centre; et on doit +compter avec votre influence.</p> + +<p>—Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider +un cercle parisien, moi, le plus provincial des provinciaux.</p> + +<p>—C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant +la première qualité qu'il faut pour présider +un cercle à Paris.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des +cercles, c'est la crainte d'être volé; quand on se +met à une table de jeu pour son plaisir, on n'aime +pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller +ses voisins; avec un président comme vous à la tête +d'un cercle, on aurait toute sécurité, et par cela seul +le succès de ce cercle serait assuré; au jeu, on ne +vole guère que là où l'on trouve des complices.</p> + +<p>—Si j'ai celle-là , il me manquerait toutes les +autres; quand ce ne serait que le temps.</p> + +<p>—Il est certain que cette présidence vous prendrait +un certain temps, mais pas autant que vous +pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous demandait +quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir +des avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: +il y a des présidents qui touchent trois mille +francs par mois, c'est quelque chose.</p> + +<p>Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.</p> + +<p>—Adieu! dit celui-ci.</p> + +<p>Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:</p> + +<p>—Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la +proposition, je vous assure, mérite d'être examinée +sérieusement.</p> + + + + + +<h4>V</h4> + + +<p>Ils revinrent sur la place de la Madeleine.</p> + +<p>—Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, +reprit le vicomte, que tout avantage se paye. Un +cercle est une affaire comme une autre; elle donne +des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer +ceux qui les procurent. Quand vous apportez +à une société une concession quelconque que vous +avez obtenue par votre intelligence ou votre influence, +cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et +je suis certain que l'autorisation qui donnerait naissance +à notre cercle ne serait pas comptée pour +moins de soixante à soixante-quinze mille francs; +c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient +changés: vous ne seriez plus mon débiteur, +c'est-à -dire que la société serait le vôtre.</p> + +<p>La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait +été longuement répétée avec Raphaëlle, et il avait +été convenu qu'en cet endroit il se ferait un silence +de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la +connaissait lui-même, et savaient quel soulagement +serait pour lui la perspective de n'avoir pas à payer +à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois +mille francs ne suffirait pas, par cette raison qu'elle +était à terme, tandis que le non-payement des +cinquante mille francs, qui donnait un résultat +immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un +effet sûr.</p> + +<p>Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été +réglées, et ce fut seulement après un moment de silence +que Frédéric reprit:</p> + +<p>—Je vais au-devant d'une objection que je vois +sur vos lèvres: vous ne voulez pas, vous ne pouvez +pas administrer un cercle.</p> + +<p>—Et cela pour beaucoup de raisons dont une +seule suffit: on ne peut administrer que ce que l'on +connaît, et je ne connais rien aux affaires d'un cercle.</p> + +<p>—Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de +vous donner cette administration: vous êtes président +de notre cercle, comme le comte de Mortemart +l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du +Jockey, le duc de la Trémoille, du cercle de la rue +Royale, mais vous n'êtes que président, c'est-à -dire +quelque chose comme un président de la République +ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, +à qui vous assurez la stabilité, vous régnez, mais +vous ne gouvernez pas; à côté de vous, sous vous, +il y a des ministres; autrement dit la gestion financière +du cercle s'exerce par une société en commandite +représentée par un gérant responsable. Vous et +votre comité, composé de hautes notabilités, vous +avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions—ce qui est une garantie absolue de +choix irréprochables. Les questions financières ne +vous regardent en rien et n'entraînent pour vous +aucune responsabilité—ce qui est le grand point; +vous touchez, vous ne payez pas.</p> + +<p>Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus +rapportée à l'improvisation de Frédéric que pour le +précédent; il avait été répété aussi, car il importait +qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», de +façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. +Si son assimilation aux présidents des grands +cercles devait agir sur lui,—et ils n'en doutaient +pas,—c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le +temps de réfléchir et de comprendre par conséquent +qu'il n'y avait aucun rapport entre ces grands cercles +s'administrant eux-mêmes, ne faisant pas de bénéfices, +n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on +lui proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en +enrichissant ses gérants avec l'argent prélevé sur les +joueurs. Pour quelqu'un qui aurait connu les +cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; +c'était un argument comme ceux qu'emploient les +avocats, au hasard. Il y avait des chances pour que +sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands +noms qu'il se répéterait.</p> + +<p>—Pour vous rassurer complètement, continua +Frédéric, et pour que vous dormiez sur vos deux +oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne +veuille pas le mettre en avant dans les affaires, non +seulement par respect pour moi-même, mais aussi +pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore +une autre raison... politique celle-là , et sur laquelle +il est inutile d'insister.</p> + +<p>Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait +point enlevé par cette offre cependant si tentante, +Frédéric lança son dernier argument, celui qui devait +briser les dernières résistances.</p> + +<p>—Il est bien certain que vous ne rencontrerez +pas les objections qui ont été opposées à M. de +Cheylus.</p> + +<p>—Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?</p> + +<p>—Il devait demander l'autorisation de notre +cercle dont il serait le président, et il l'a demandée +en effet; mais on la lui a refusée—vous devinez +pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; +on n'a pas voulu le laisser créer un centre de +réunion qui devait lui donner une influence dangereuse. +Tout d'abord, j'avoue que nous avons été +irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme +des manières, l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions +pas souhaiter un meilleur président que le comte. +Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est calmée, +et j'avoue—mais tout bas entre nous—que je suis +bien aise aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas +réussi. Toute chose a sa contre-partie: l'amabilité +du comte eût dégénéré en faiblesse, il n'aurait rien +su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de +respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.</p> + +<p>Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte +d'Adeline. Sur ce dernier mot, et sans rien ajouter, +le vicomte se sépara de «son cher député».</p> + +<p>—Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si +l'affaire n'est pas dans le sac, j'y renonce; voilà un +bonhomme qui certainement dormira moins bien +que moi.</p> + +<p>En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit +guère, tandis que lui-même fut bercé par le bon et +calme sommeil que donne le travail accompli.</p> + +<p>De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un +fait se dégageait pour Adeline, si menaçant qu'il ne +voyait que lui: l'échéance immédiate de ces cinquante +mille francs. Elle avait enfin sonné, cette +heure qui, tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce +n'était plus: «J'aurai à payer» qu'il se disait, c'était: +«J'ai à payer».</p> + +<p>Comment?</p> + +<p>Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli +le tour de force des commerçants aux abois, de +trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du jour au +lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui +précisément le rendait difficile à recommencer; les +sources où il avait puisé s'étaient taries; il ne pourrait +leur demander quelque chose qu'en compromettant +plus encore son crédit déjà si ébranlé, et +encore sans être certain à l'avance d'obtenir les cinquante +mille francs qu'il lui fallait.</p> + +<p>Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de +la fondation de son cercle, il n'aurait pensé qu'aux +moyens de trouver cette somme; il fallait payer, et +à n'importe quel prix il s'exécutait.</p> + +<p>Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que +le mirage de cette fondation produirait une diversion +favorable; tant de difficultés d'un côté pour se +procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour +en gagner!</p> + +<p>Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement +il s'acquittait, non seulement il gagnait un +traitement de trente-six mille francs par an; mais +encore il se trouvait en position de réaliser son plan, +de faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il +eût à prendre la peine d'aller les chercher.</p> + +<p>En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, +on ne sait guère quelle différence il y a entre le +cercle qui s'administre lui-même et celui dont la +gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, +et celui, au contraire, qui n'a pas d'autre raison +d'être que de gagner de l'argent par la cagnotte; +entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le +gros public ce sont là des nuances; rien de plus: +un cercle est un cercle pour lui, tous se valent ou à +peu près.</p> + +<p>Là -dessus Adeline était gros public, comme il +l'était d'ailleurs pour bien d'autres points de la vie +parisienne, et Raphaëlle avait deviné juste en pensant +qu'on pouvait effrontément lui citer quelques +grands noms qui l'éblouiraient.</p> + +<p>—Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient +d'être présidents, pourquoi, lui, refuserait-il?</p> + +<p>Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, +c'était celle de ses membres et aussi celle de son +président: puisque les admissions seraient prononcées +par lui et par le comité qu'il aurait composé, il +n'avait rien à craindre, il saurait leur garder le caractère +de respectabilité sévère dont parlait le vicomte: +entre honnêtes gens il ne se passe rien que +d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son +cercle—il disait déjà <i>son</i> cercle—devînt un tripot +comme ceux dont il avait vaguement entendu parler.</p> + +<p>Les arguments dont le vicomte l'avait en ces +derniers temps accablé, lui rebattant les oreilles +jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à son esprit, +prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, +une importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.</p> + +<p>Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit +du rôle que Paris jouait dans la crise commerciale, +et comme il serait patriotique de s'associer à tout ce +qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute ce +serait naïveté de s'imaginer que la fondation de <i>son</i> +cercle pût produire à elle seule ce résultat; mais si +une hirondelle ne fait pas le printemps, au moins +l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.</p> + +<p>Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient +appris à la connaître pratiquement, et elle savait +que le meilleur moyen d'entraîner les gens dans une +faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà un +but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être +pas laissé prendre par le non-payement des +50,000 francs qu'il devait et par l'appât du traitement +de 36,000, mais il devait être enlevé par l'argument +commercial. «Quand on est fier de la bêtise +qu'on fait, avait-elle dit à Frédéric, on la pousse +jusqu'au bout, alors même qu'on voit que c'est une +bêtise.»</p> + +<p>Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et +toutes les raisons personnelles qui s'ajoutaient à ce +sentiment, Adeline ne s'était point décidé à accepter +les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à +les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, +prendre avis de ceux qui savaient ce que lui-même +ignorait.</p> + +<p>De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne +n'était plus autorisé pour lui répondre que +son collègue le comte de Cheylus, si bien au courant +de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce +cercle lui avait été proposée, il connaissait l'affaire +et l'avait pesée avec ses bons et ses mauvais côtés. +Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le lendemain +même.</p> + +<p>—Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand +il lui eut rapporté la proposition du vicomte. J'avoue +que je n'ai pas eu vos scrupules, et que, quand +l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé +l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite +me l'a refusée.</p> + +<p>—Est-il indiscret de vous demander les raisons +qu'il vous a données pour expliquer son refus?</p> + +<p>—Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, +ce cercle deviendrait en quelques mois un +tripot; que j'étais trop faible, trop indulgent, trop +aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot +tout ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas +donner les raisons vraies d'un refus.</p> + +<p>—Et ces raisons vraies?</p> + +<p>—Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas +donner un moyen d'influence à un adversaire; et, +d'autre part, on ne voulait pas se faire accuser +d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à +des amis.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>—Si vous voulez me prendre dans votre comité, +j'accepte. Que vous dire de plus?</p> + +<p>Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, +c'est que, sans être jaloux de Frédéric,—il n'avait +jamais eu la naïveté d'être jaloux,—il commençait +à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de +place dans la maison de Raphaëlle, et que le meilleur +moyen de se débarrasser de lui était de lui faire +avoir un cercle où il passerait ses journées et... ses +nuits.</p> + + +<h4>VI</h4> + + +<p>C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric +d'avoir un président en situation d'obtenir du préfet +de police l'autorisation d'ouvrir leur cercle, mais ce +n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au préfet fût signée par vingt membres +fondateurs, et il était de leur intérêt de ne pas laisser +le choix de ces membres à Adeline, qui ne saurait où +les chercher, et qui, les trouvât-il, les choisirait mal. +A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, +on lui ferait prendre, sans qu'il se doutât de +rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait qu'il prît.</p> + +<p>Raphaëlle voulait des noms chics.</p> + +<p>Frédéric voulait des noms sérieux.</p> + +<p>Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient +point là -dessus; en bons associés qu'ils étaient, +ils se faisaient des concessions.</p> + +<p>—Mêlons les noms chics aux noms sérieux.</p> + +<p>Et constamment ils faisaient cette salade, mais en +l'épluchant sévèrement: on n'était jamais assez chic +pour Frédéric, et pour Raphaëlle on n'était jamais +assez sérieux,—au moins en théorie, car dans la +pratique, c'est-à -dire au moment où s'agitait la question +de savoir s'ils pourraient avoir réellement ces +noms sur leur liste, ils étaient bien obligés d'abaisser +leurs prétentions et de se faire mutuellement des +concessions.</p> + +<p>—Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur +il peut passer.</p> + +<p>—Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si +nous sommes trop difficiles, nous finirons par n'avoir +personne.</p> + +<p>Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était +une véritable obsession, elle en rêvait, et plus d'une +fois le matin elle avait réveillé Frédéric pour l'entretenir +des idées qui lui étaient venues dans la nuit.</p> + +<p>—Tu ne dors pas, chéri?</p> + +<p>—Si, je dors.</p> + +<p>-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute +donc.</p> + +<p>—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?</p> + +<p>—Nous n'avons pas de duc.</p> + +<p>—Pourquoi faire un duc?</p> + +<p>—Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; +le <i>Jockey</i> en a trente-six.</p> + +<p>—Les <i>Ganaches</i> n'en ont pas.</p> + +<p>—La <i>Crémerie</i> en a bien un.</p> + +<p>—Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en +même temps tâche de trouver un lord, ça serait plus +sérieux: on en a bien abusé, des ducs; d'ailleurs si +tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.</p> + +<p>Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien +monde, elle se serait composé un petit Gotha; malheureusement, +ses relations avec ceux dont elle +s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle +ne lui permettaient point de s'adresser à eux; elle eût +été bien accueillie vraiment! et cependant il y en +avait qui pour elle avaient fait les folies les plus +extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, +avaient été jusqu'au crime; mais ces temps étaient +loin, et le souvenir qu'ils en avaient conservé n'était +ni doux ni attendri.</p> + +<p>En ne se montrant pas trop difficiles dans leur +choix, ils avaient fini par former une liste dont les +noms de tête ne manquaient pas d'une certaine apparence +décorative.</p> + +<p>Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller +d'Etat en service extraordinaire, ancien préfet, député, +commandeur de Légion d'honneur, grand-croix +de cinq ou six ordres étrangers;—un général qu'à +Nice et à Cannes on avait surnommé le général +Epaminondas, ce qui, dans le monde des grecs, était +caractéristique;—un commodore américain;—un +musicien et un statuaire affamés de notoriété, toujours +en quête de relations, comme si chaque relation +nouvelle allait donner des commandes à l'un et +faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait +en portefeuille depuis vingt ans; un journaliste qui +exerçait autant d'influence dans la presse que dans le +gouvernement, disait-il, et par là devenait un personnage +utile, avec qui il était prudent de prendre +les devants.</p> + +<p>Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, +sur lesquels ils avaient des raisons personnelles +de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, c'était +encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi +Barthelasse, autrefois directeur de cercles à Biarritz, +à Pau et en Provence, où il avait gagné une fortune +de deux à trois millions et chez qui Frédéric avait été +croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on +pourrait exhiber tous les soirs dans les salons du +cercle, moyennant le <i>suif</i>, c'est-à -dire le dîner de la +table de l'hôte, et un jeton d'un louis qu'il perdrait +d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse +avait, pendant plusieurs années, promené cet +ancien ambassadeur dans le Midi, mais ces représentations +en province ne l'avaient pas encore tout +à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, +il ferait encore assez bonne figure.</p> + +<p>Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à +Adeline le soin de trouver les autres comparses +nécessaires à la représentation parmi les gros commerçants +parisiens avec lesquels il faisait des +affaires et aussi parmi ses collègues. Plusieurs de +ceux qui avaient honoré de leur présence les dîners +de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils +caressaient pour être président au moment même où +la faillite des frères Bouteillier leur avait livré Adeline. +Ce Nivernais, plus provincial encore que l'Elbeuvien, +était à coup sûr le plus travailleur des députés, +et il n'y avait guère de projet de loi d'intérêt +local qui ne fût rapporté par lui: «L'ordre du jour +appelle la discussion du rapport de M. Bunou-Bunou.» +Il était si souvent imprimé dans les journaux, +ce nom de Bunou-Bunou, qu'il était connu +de la France entière, et que par là aux yeux de Raphaëlle +il avait une certaine valeur, celle de la notoriété. +Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour +beaucoup au rapport fameux dans lequel il avait +traité de la vaine pâture et de la divagation des animaux +domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais +cela importait peu; car, en fait de notoriété, ce qui +compte, c'est la notoriété même, et, la dût-on au ridicule, +ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom +que le public n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très +connu; oubliée la vaine pâture. D'ailleurs le meilleur +et le plus honnête homme du monde, toujours +à son banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant +sa tête blanche sur son pupitre, ne s'interrompant +que pour voter. Au cercle il continuerait ses écritures, +mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre +d'hôtel où, comme il le disait lui-même, «le bois +coûtait diantrement plus cher qu'à Château-Chinon.»</p> + +<p>Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; +ce fut ce que Raphaëlle demanda, exigea même, +tandis que Frédéric se montrait disposé à laisser à +la réflexion le temps d'agir.</p> + +<p>—C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, +il ne le sera plus demain; il pèse le pour +et le contre comme un pharmacien pèse ses drogues.</p> + +<p>—Avoue que la pilule est dure à avaler.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous +qui l'avalons; d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et +c'est ton affaire.</p> + +<p>—Je suis à bout.</p> + +<p>—Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire +et tu ne vois plus rien à faire?</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>—Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle +te montre qu'il y a encore à dire et à faire; écoute-la, +et souviens-toi plus tard, quand nous serons mariés, +que tu as eu intérêt à la consulter, alors que +tu restais à bout dans une affaire d'où dépendait +notre fortune, et qu'elle est bonne à quelque chose.</p> + +<p>—Je t'écoute.</p> + +<p>—Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre +homme?</p> + +<p>—Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.</p> + +<p>Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer +qu'elle était bonne à quelque chose, quand +lui n'était bon à rien; trop souvent elle avait insisté +sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de +ses ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis +qu'en réalité elle se faisait plutôt prendre en grippe: +elle n'avait jamais eu la main douce avec ses +amants, et ne savait pas que les hommes se laissent +d'autant plus facilement conduire qu'ils ne sentent +pas les ficelles qui les tiennent.</p> + +<p>—C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous +sommes adressés, dit-elle, à son orgueil, à sa gloriole, +et tout ce que tu lui as dit, il le roule dans +son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu +as parlé.</p> + +<p>Il la regarda sans comprendre où elle voulait +arriver.</p> + +<p>—Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il +faut le prendre, c'est à ses yeux qu'il faut parler.</p> + +<p>—Les yeux? Quoi, les yeux?</p> + +<p>—Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras +visiter le local en détail. Ce n'est pas difficile, ça.</p> + +<p>—J'y suis; il sera ébloui.</p> + +<p>—Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon +bourgeois se promenant dans ces salons qui vont lui +jeter toute leur poudre d'or aux yeux et qui va se +mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? +crois-tu qu'il ne va pas se sentir fier en se +disant qu'il sera le maître dans ce palais?</p> + +<p>—Es-tu canaille!</p> + +<p>—En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui +feras montrer le mobilier, surtout les tapis et les +tentures; il doit être sensible aux couleurs, ce fabricant +de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre +fers en l'air comme les salons, mais ça lui inspirera +confiance: sérieuse, l'impression du mobilier; tu le +conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire +est enlevée, j'avoue comme toi que je suis à bout.</p> + +<p>Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution +de ce programme; il en intervertit l'ordre +au lieu de finir par le tailleur, il commença par là : +il y aurait progression.</p> + +<p>Aux premiers mots, Adeline se défendit:</p> + +<p>—Il sera temps si je me décide, mais je vous +avoue que je balance: je vous assure que je ne suis +pas du tout celui qu'il vous faut; un bon bourgeois +comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, +je n'en ai aucune des qualités, et j'y serais l'homme +le plus emprunté du monde; je compromettrais le +succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... +et, ce qui est plus grave, de vous.</p> + +<p>Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer +pourtant dans une réfutation en règle:</p> + +<p>—Nous reviendrons plus tard à la question de +savoir si vous acceptez ou si vous n'acceptez point, +dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre +livrée; nous ne fondons pas une oeuvre d'un jour, et +nous ne prenons pas cette livrée pour qu'elle dure +un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap +que je demande de m'assister.</p> + +<p>Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses +conseils à son ami. Il se laissa donc conduire chez +le tailleur, où il choisit un drap solide, un bon drap +français, comme le demandait Frédéric, qui devait +durer longtemps.</p> + +<p>Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier +Lobel; dans tout ce qui était travail de la laine, il +avait des connaissances spéciales qu'il ne pouvait +pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là , il +n'eut qu'à admirer les tapis de Smyrne, de Perse et +de l'Inde qu'on lui montra et qui étaient vraiment +superbes, les portières magnifiques; il passa plus +de deux heures à se griser de l'enchantement de +leurs couleurs.</p> + +<p>Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», +comme disait Raphaëlle, ce fut en visitant les salons +de l'avenue de l'Opéra.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric +dans chaque place.</p> + +<p>Et partout il faisait la même réponse:</p> + +<p>—C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment +digne de Paris.</p> + +<p>—Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien +nous donner quelque chose.</p> + +<p>Comme ils redescendaient l'escalier tout en +marbres de couleur où leurs pas sonnaient comme +sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des +sentiments par lesquels il avait passé.</p> + +<p>Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur +le palier et faisant face à la porte d'entrée.</p> + +<p>—Nous mettrons là un buste de la République, +dit-il, comme s'il se parlait à lui-même.</p> + +<p>—Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher +président, car vous serez maître chez vous; mais +si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai point +ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles +qui me retiendraient, j'estime qu'un cercle +est un terrain neutre où tout le monde doit pouvoir +se rencontrer.</p> + +<p>Adeline hésita un moment:</p> + +<p>—Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.</p> + + +<h4>VII</h4> + + +<p>C'était la première fois qu'Adeline avait quelque +chose à demander pour lui-même.</p> + +<p>Comme tous les députés, il avait passé bien des +heures de sa vie dans les antichambres des ministres +et usé de nombreuses paires de bottines sur le carreau +poussiéreux des corridors des bureaux à la +Guerre, aux Finances, à la Justice, à la Marine, au +Commerce, à l'Agriculture, aux Travaux publics, à +l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux +Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la +Préfecture de police, aux ambassades, aux consulats, +partout où il y a à solliciter et à faire sortir des +cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester, +mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou +des communes de sa circonscription, pour les +affaires de ses électeurs, jamais dans le sien et pour +les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour +lui, il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons +financières à appuyer, pas de concessions à +obtenir; quand on l'avait décoré, on était venu à lui +et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.</p> + +<p>Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement +chez soi en attendant, il fallait demander.</p> + +<p>De là son embarras.</p> + +<p>A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans +un intérêt général, supérieur à toutes considérations +personnelles: mais enfin il n'en devait pas moins +résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa +liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la +tête plus haut s'il avait été dégagé de toute attache.</p> + +<p>Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de +police, comme s'il n'osait point sauter le pas.</p> + +<p>Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis +qu'il était en fonctions, avait cependant appris +à écouter en se faisant une tête de circonstance, +laissa échapper un mouvement de surprise:</p> + +<p>—Vous, mon cher député!</p> + +<p>Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à +l'avance par Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son +cher préfet». Il savait que sa demande pouvait provoquer +une certaine surprise, et même il en attendait +la manifestation: «Vous comprenez que le préfet +ne sera pas sans éprouver un certain étonnement +en vous entendant lui demander une autorisation +pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu +en dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se +mêlera probablement une certaine contrariété: le +nombre de ces autorisations n'est pas illimité; il en +est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme +ruiné a encore dans sa poche: quand il en dépense +un, il compte ceux qui lui restent et fait le calcul +qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être à +sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent +être une monnaie commode pour payer certains +services. Je ne dis pas que votre préfet se serve de +cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui +l'ont employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire +d'un préfet aimable et vert-galant qui avait payé les +dépenses d'une liaison demi-mondaine avec une de +ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée +l'avait tout de suite vendue cent vingt mille francs, +en plus d'un tant pour cent sur les produits de la +cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté +d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé +et ne restât pas court. Si on avait accordé ces +autorisations à des gens plus ou moins véreux, +comment en refuser une à un honnête homme, entouré +de l'estime publique, dont le nom seul était +une garantie?</p> + +<p>Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline +une assurance que, sans eux, il n'eût certes +pas eue:</p> + +<p>—Et pourquoi pas, mon cher préfet?</p> + +<p>C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être +même trop fin, car bien souvent, dans son besoin de +tout comprendre et de tout deviner, il allait au delà +de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après lui-même.</p> + +<p>Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.</p> + +<p>—Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison +de vous étonner de ma surprise, qui n'a pas d'autre +cause, croyez-le bien, que l'idée où j'étais que vous +viviez en dehors des cercles,—en bon père de +famille.</p> + +<p>—C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A +Paris, je n'ai pas ma famille; je suis seul; les soirées +sont longues. Et elles ne le sont pas seulement pour +moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux +d'avoir un centre de réunion, où nous aurions plaisir +et intérêt même à nous retrouver dans l'intimité, +sans avoir à craindre une promiscuité gênante.</p> + +<p>—Et c'est un cercle s'administrant lui-même que +vous voulez fonder?</p> + +<p>—Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière +nous, une société représentée par un gérant qui +aura la responsabilité de la question financière; +sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas +accepté les fonctions de président.</p> + +<p>Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation +de surprise, mais il regarda Adeline en +homme qui se demande si on se moque de lui.</p> + +<p>Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait +cru jusqu'à ce jour? était-il au contraire un roublard +qui s'enveloppait de bonhomie? ou bien encore était-il +plus profondément provincial qu'on ne pouvait +décemment l'imaginer pour un collègue?</p> + +<p>Il fallait voir.</p> + +<p>—Et quel est ce gérant?</p> + +<p>—Un ancien notaire de province.</p> + +<p>—Il se nomme?</p> + +<p>—Maurin.</p> + +<p>C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il +y a tant de gens qui s'appellent Morin ou Maurin?</p> + +<p>—J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, +dit Adeline, allant au-devant d'une nouvelle question.</p> + +<p>—Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez +pas accepté, car ce n'est pas à un homme comme +vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un gérant... +un mauvais gérant, peut entraîner loin et même +très loin le président et les administrateurs d'un +cercle; vous savez cela comme moi.</p> + +<p>Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni +comme un avertissement direct; mais, cependant, il +y avait dans l'accent une gravité qui devait donner à +réfléchir.</p> + +<p>—Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit +Adeline en pensant à son ami le vicomte, qui serait +le véritable gérant sous le nom de Maurin, beaucoup +plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.</p> + +<p>Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de +Mussidan, le préfet aurait gardé son observation +pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas venue à l'esprit, +mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte +avait des raisons respectables pour vouloir rester +dans la coulisse, il convenait de l'y laisser.</p> + +<p>—Et quels sont avec vous les membres fondateurs? +demanda le préfet.</p> + +<p>—Voici les noms de ceux qui ont signé la demande +avec moi, répondit Adeline en tirant une feuille de +papier de sa poche.</p> + +<p>Le préfet lut les noms:</p> + +<p>—Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, +général Castagnède...</p> + +<p>A ce nom, il fit une pause, car ce général était +celui-là même qu'on appelait le général Epaminondas +dans le Midi, et il le connaissait.</p> + +<p>Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, +dont l'existence besoigneuse ne lui était pas +inconnue.</p> + +<p>Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de +musique, Fastou, le statuaire, il lut couramment, de +même pour les notables commerçants dont Adeline +avait obtenu lui-même les signatures.</p> + +<p>A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien +ambassadeur, il n'y avait rien à dire sur ces +noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux qui +n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait +le général de tricher, mais il n'avait jamais été +chassé d'aucun cercle; l'ancien ambassadeur vivait +dans les tripots, cela était certain, mais en vivait-il +réellement comme on le racontait? Barthelasse et +les directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient +bien gardés de publier leurs mémoires avec +pièces justificatives à l'appui; combien d'autres +aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!</p> + +<p>—Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, +que je ne vous présente que des noms en qui on doit +avoir pleine confiance.</p> + +<p>—Évidemment.</p> + +<p>—Et je crois que plus d'une fois on a accordé des +autorisations à des gens qui ne présentaient pas les +garanties que nous offrons.</p> + +<p>—Malheureusement; mais c'est qu'alors nous +avons été trompés. Nous ne sommes pas infaillibles. +Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a présenté +des listes de noms aussi honorables que ceux de la +vôtre, avec un gérant offrant toutes les garanties de +moralité, de solvabilité, et que cependant le cercle +que nous avons autorisé s'est changé, au bout de +quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec +<i>bourrage</i> de la cagnotte et <i>étouffage</i> des jetons. Mais +est-ce notre faute? N'est-ce pas plutôt celle des fondateurs +qui se sont laissé tromper et par qui nous +avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut +examiner et le point sur lequel j'appelle toute votre +attention, en insistant, si vous le permettez, sur l'estime +que vous m'inspirez.</p> + +<p>Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait +duper par des coquins assez adroits pour se +cacher, il y avait dans cette tirade de quoi lui ouvrir +les yeux et lui donner à réfléchir.</p> + +<p>Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte +qu'Adeline avait foi, c'était aussi en lui-même, +en son honnêteté, en sa clairvoyance; il ne serait +pas un président qui laisserait aller les choses au +hasard; il lui donnerait son temps, à son cercle, +il le surveillerait, il le gouvernerait d'une main +ferme.</p> + +<p>—Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, +c'est que leurs administrateurs ne les ont point administrés, +c'est que leurs présidents ne les ont point +présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un président sérieux et que le tableau +que vous venez de m'esquisser ne se réalisera point +pour nous.</p> + +<p>Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas +entendre? Le préfet voulut faire une dernière tentative; +affectueusement il lui prit le bras et le passant +sous le sien:</p> + +<p>—Voyons, mon cher député, franchement est-ce +que vous croyez que la fondation d'un nouveau cercle +est bien urgente, et que vous et vos amis vous ne +trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le +centre de réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il +pas déjà assez de cercles?</p> + +<p>—Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion +s'en présente, laissez-moi vous dire que le gouvernement +ne favorise pas assez le développement de la +vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la +fabrication va en province.</p> + +<p>Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, +Adeline répéta ce thème qui lui avait été soufflé, sans +avoir conscience qu'il était un écho.</p> + +<p>—Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, +quand Adeline fut arrivé au bout de son morceau.</p> + +<p>Et il en resta là . A quoi bon aller plus loin? il +avait dit ce qu'il avait pu pour éclairer cet aveugle +inconscient ou conscient, il n'était ni prudent ni politique +d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de +police, on n'est pas professeur de morale. Et il n'était +pas du tout dans son caractère de mettre les points +sur les i.</p> + +<p>—Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant +l'entretien.</p> + +<p>Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux +qui, après avoir visité le local de l'avenue de l'Opéra +et constaté qu'il n'avait pas deux escaliers, ce qui +est le grand point dans ce genre de recherches, se +rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient +signé la demande, se bornant à une seule question: +celle de savoir si la signature mise au bas de cette +demande était bien la leur, puis il fit son rapport, +qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au +chef de la police municipale, qui en fit un troisième +corroborant le second.</p> + +<p>Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner +ou à refuser l'autorisation.</p> + +<p>Pouvait-il la refuser quand elle était demandée +par un homme dans la position d'Adeline?</p> + +<p>Il la donna.</p> + +<p>—Après tout, on verra bien.</p> + +<p>Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline +sombrait, il l'avait averti; si, au lieu de faire naufrage, +il arrivait un jour au ministère, ce service +rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.</p> + + + + +<h4>VIII</h4> + + +<p>L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas +ouvrir ses salons dès le lendemain, malgré l'envie +qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le personnel +était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il +fallait laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis +et de poser les tentures, aux sommeliers de meubler +la cave, au tabletier de bien graver sur les jetons et +les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à +ce que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser +aux joueurs qui se servent de cette monnaie, plus +facile, plus productive et moins dangereuse à contrefaire +que les billets de banque. Il y a en effet des +plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un +de ces industriels est pincé au moment où il tâche +d'en écouler quelques-unes, il est aussi simplement +que discrètement expulsé du cercle, sans encourir +les travaux forcés que la vignette des billets de +banque promet aux contrefacteurs.</p> + +<p>D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir +pour la parfaite organisation du cercle, il y en avait +d'un autre genre qui devaient tout autant et plus +encore que ceux-là , peut-être concourir à sa prospérité—c'étaient +ceux de la publicité: un cercle de ce +genre ne pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour +ni trompette, et il y avait longtemps que Raphaëlle +avait engagé son orchestre.</p> + +<p>Il avait commencé: <i>pianissimo</i>, il était vaguement +question d'un nouveau cercle;—<i>piano</i>, il ne ressemblerait +en rien à ceux qui avaient existé jusqu'à +ce jour;—<i>adagio</i>, on y trouverait un luxe et un +confort inconnus en France, en même temps qu'une +sécurité absolue contre les tricheries; à l'avance les +joueurs seraient certains de n'avoir pas à se surveiller +les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir +du jeu;—<i>andante</i>, ses salons seraient avenue de +l'Opéra, dans la plus belle maison que Paris ait vu +construire en ces dernières années;—l'attention +étant alors suffisamment éveillée, les trompettes +avaient enfin donné son nom: <i>maestoso ma non +troppo</i>, c'était le «Grand international»;—<i>largo</i>, il +avait pour fondateurs l'élite du monde de la diplomatie +(l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), +de l'armée (le général Épaminondas), de la +politique (le comte de Cheylus, Adeline, Bunou-Bunou), +de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du +commerce parisien, représentés par une kyrielle +de noms sérieux bien faits pour inspirer confiance;—<i>fortissimo</i>, +ce n'était pas une spéculation louche +comme tant d'autres; <i>con calore</i>, c'était une affaire +nationale, <i>con fuoco</i>, qui dans l'esprit de ses fondateurs +devait concourir, <i>tempo di marcia</i>, au relèvement +de la fortune publique.</p> + +<p>Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, +dont la présence à Paris n'était pas utile, puisque +l'aménagement du cercle ne le regardait en rien, +avait été passer quelques jours à Elbeuf.</p> + +<p>Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait +trouvé sa famille dans la salle à manger, l'attendant +devant le couvert mis.</p> + +<p>Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa +respectueusement.</p> + +<p>—Comment vas-tu la Maman?</p> + +<p>—Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais +à être inquiète de toi?</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus +à la Chambre, et depuis plusieurs jours tu n'as pas +dit un mot, pas même une interruption.</p> + +<p>—Tu sais bien que je n'interromps jamais.</p> + +<p>—Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le +dit: ça fait plaisir aux électeurs, qui voient que leur +député est à son banc.</p> + +<p>—J'étais pris par le travail des commissions.</p> + +<p>En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation +de son cercle qu'Adeline avait été pris; mais il ne +pouvait pas le dire à sa mère, puisqu'il n'en avait +pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le faire, +qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là +qu'il lui annoncerait cette grande nouvelle.</p> + +<p>Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite +après le souper; car en quittant la table, la Maman, +au lieu de se retirer dans sa chambre comme tous les +soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,—ce +qui ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.</p> + +<p>Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?</p> + +<p>Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; +les paroles ne se figeaient point sur ses lèvres, et ce +qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit elle s'en +débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe et +Léonie se furent retirées, elle commença:</p> + +<p>—Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.</p> + +<p>Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant +qu'une difficulté ou une querelle s'était élevée +entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait le plus au +monde.</p> + +<p>—Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, +mais comme elle n'a pas tenu compte de mes +observations, il faut bien que je te les fasse à toi-même, +quoiqu'il m'en coûte d'<i>affaiter</i> ton retour de +querelles, quand tu rentres chez toi pour te reposer.</p> + +<p>Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience +de chercher où tendait ce discours.</p> + +<p>—Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.</p> + +<p>—Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne +démarre pas d'ici.</p> + +<p>—Oh! Maman! interrompit madame Adeline.</p> + +<p>—Je suis <i>fiable</i> peut-être; quand je dis quelque +chose on peut me croire: bien sûr que ce <i>clampin</i> +ne reste pas ici du matin au soir, je ne prétends pas +ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir +et pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?</p> + +<p>—Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel +qu'il cherche à la rencontrer.</p> + +<p>—Alors tu autorises ces visites?</p> + +<p>Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.</p> + +<p>—Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse +mieux ce garçon; il me semble que c'est toujours +ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.</p> + +<p>—Et s'il lui plaît?</p> + +<p>—Dame!</p> + +<p>—Tu l'accepterais pour gendre?</p> + +<p>—Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?</p> + +<p>—C'est justement pour n'avoir pas à faire son +malheur que j'ai demandé à ta femme de fermer +notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; il a +continué à venir et on a continué à lui faire bonne +figure; je me suis tenue à quatre pour ne pas le +mettre moi-même à la porte; c'est un scandale, une +abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous +pour Berthe; à la messe on me regarde.</p> + +<p>Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage +de Michel Debs avec Berthe Adeline. Des discussions +s'étaient engagées sur ce sujet. On ne parlait que de +cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait +si c'était possible. Pour tâcher de deviner +quelque chose, les dévotes de Saint-Etienne dévisageaient +la vieille madame Adeline, et devant ces regards +elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant +parce qu'elle était un objet de curiosité que parce +qu'elle devinait les hésitations de celles qui l'examinaient: +comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage!</p> + +<p>—Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre +franchement et décider entre ta femme et moi: autorises-tu +ces visites? Parle.</p> + +<p>Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile +de ne pas répondre à une question posée en ces +termes et avec cette solennité; cependant il l'essaya.</p> + +<p>—Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.</p> + +<p>—Alors tu les autorises?</p> + +<p>—Mais....</p> + +<p>—Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu +à ce que je fasse comprendre à ce jeune +homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter +ici?</p> + +<p>Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.</p> + +<p>—C'est impossible, dit-il.</p> + +<p>Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, +elle lui coupa la parole.</p> + +<p>—Roule-moi dans ma chambre.</p> + +<p>—Mais, Maman.</p> + +<p>—Je te demande de me rouler dans ma chambre. +Si je pouvais me servir de mes jambes, je serais déjà +sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de ce mariage: +mieux vaut que Berthe ne se marie jamais +que de devenir la femme d'un juif. Je te le répète. +Je sais bien que tu n'as pas besoin de mon consentement +pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que +je te dis: il n'aura jamais ma bénédiction.</p> + +<p>—Mais, Maman....</p> + +<p>—Roule-moi dans ma chambre.</p> + +<p>Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, +et, tristement, il revint auprès de sa femme.</p> + +<p>—Tu vois, dit celle-ci.</p> + +<p>—Et justement au moment où j'apportais de +bonnes nouvelles, où je croyais qu'un pas décisif +était fait pour assurer ce mariage.</p> + +<p>—Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec +plus d'appréhension que d'espérance, comme ceux +que le sort a frappés injustement et qui n'osent plus +croire à rien de bon.</p> + +<p>Il raconta comment par son ami le vicomte de +Mussidan, qui l'avait si gracieusement obligé au +moment de la crise provoquée par la faillite Bouteillier, +il avait été amené à s'occuper de la fondation +d'un cercle, dont le but était le relèvement de la +fortune publique, il expliqua la situation qu'on lui +faisait, situation honorifique et situation matérielle; +enfin, il dit avec quel empressement on lui avait +accordé l'autorisation qu'il demandait.</p> + +<p>—Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Tout était subordonné à l'autorisation administrative, +c'est d'avant-hier que je l'ai.</p> + +<p>Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle +qui se peignait sur le visage de madame Adeline, +tout au contraire.</p> + +<p>—Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre +position ce n'est donc rien qu'un gain de soixante-quinze +mille francs et un traitement de trente-six +mille?</p> + +<p>—C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.</p> + +<p>—De quoi?</p> + +<p>—Je ne sais pas.</p> + +<p>—Eh bien, alors?</p> + +<p>—Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends +rien toi-même; comment me rassurerais-tu? Ce que +je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et que c'est +sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.</p> + +<p>—Comme tous les cercles: un joueur joue chez +nous, il nous paye pour jouer comme un spéculateur +paye un agent de change pour jouer à la Bourse.</p> + +<p>—Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La +source où on le prend me... (elle allait dire: me dégoûte, +elle se reprit:)... me répugne.</p> + +<p>—C'est celle où puisent tous les cercles; sois +sûre qu'il n'y a que les joueurs qui trouvent immoral +de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à +trouver que ce tant pour cent n'est pas assez élevé.</p> + +<p>—Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A +vivre avec les gens, on prend leurs défauts.</p> + +<p>—Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand +je n'ai qu'un souci, celui de vous gagner de l'argent, +j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne crois pas ce +que tu dis.</p> + +<p>—Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce +monde qui vit par le jeu n'a pas bonne réputation.</p> + +<p>—Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? +Je ne suis pas président à vie: le jour où je verrais +la plus petite irrégularité compromettante, si petite +qu'elle fût, je me retirerais!</p> + +<p>—Et si tu ne la vois pas?</p> + +<p>—As-tu le moyen de me donner cinquante mille +francs demain pour rembourser le vicomte? Non, +n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen de me +faire gagner trente-six mille francs par an, que nous +pouvons mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! +alors, ne repoussons pas l'occasion qui se présente, +même si elle nous expose à un risque. Tu conviendras, +au moins, que ce risque est bien petit. A nous +deux, nous nous en garerons bien.</p> + +<p>Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, +et encore vaguement, sans avoir rien de précis +à opposer aux réponses de son mari. Elle ne pouvait +que subir le fait accompli,—au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de +son côté, se promettait de les ouvrir aussi.</p> + +<p>Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain +matin, un meilleur accueil.</p> + +<p>—Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle +quand il lui eut expliqué la situation.</p> + +<p>—Au moins cela l'avance-t-il.</p> + +<p>—Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux +bien te dire maintenant que, depuis notre promenade +dans les bois du Thuit, je ne vis pas; plus je +trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais +de qualités en lui, plus il me plaisait, plus +je... l'aimais, plus je me tourmentais, me désespérais, +en me disant que peut-être il faudrait renoncer +à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et +la sienne. Mais voici une idée qui me vient et qui +va te consoler. Nous donnons une fête pour l'ouverture +de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras +avec ta mère, et j'inviterai Michel.</p> + +<p>—Décidément, tu es le roi des pères!</p> + +<p>—Comme les rois doivent offrir des toilettes +royales à leurs filles, tu vas me dire quelle robe je +dois commander à madame Dupont.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai +ma robe de tulle rose que je n'ai mise qu'une fois: +elle me va très bien, elle suffira, puisque Michel ne +la connaît pas et... que ce sera pour lui que je m'habillerai.</p> + +<h4>IX</h4> + + +<p>Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme +de la fête que le <i>Grand International</i>, ou le +<i>Grand I</i>, comme on disait déjà en abrégeant son +nom, devait donner pour son ouverture.</p> + +<p>Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de +brillant, surtout de tapageur qui frappât l'attention. +Et en un pareil sujet le neuf est difficile à trouver. +On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, +même absurdes, ont été épuisées; il est terriblement +blasé sur ce genre de fêtes, le public parisien +et surtout le public boulevardier.</p> + +<p>Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, +mondain, léger et piquant; Fastou avait +suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses dernières +oeuvres; des pianistes avaient assiégé +Frédéric, Raphaëlle, M. de Cheylus et même Adeline; +des guitaristes espagnols s'étaient offerts; un +Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs +variés en faisant craquer ses bottes s'était mis à la +disposition de Frédéric, qui avait refusé avec autant +d'indignation que de mépris: son cercle servir +à de pareilles exhibitions! C'était quelque chose +d'artistique, de distingué, de noble qu'il lui fallait, +en un mot, un programme caractéristique qui +montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.</p> + +<p>Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son +beau-frère Faré un petit acte inédit, dont la représentation +eût été un «événement parisien»; mais +le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui +était plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), +la soeur elle-même n'avait pas voulu s'interposer +entre son frère et son mari pour amener celui-ci à +donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, +elle avait résisté aux prières comme aux +reproches et aux menaces:</p> + +<p>—De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme +autrefois; le nom de mon mari, jamais.</p> + +<p>—Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une +occasion se présente?</p> + +<p>—Non, quand elle se présente mal.</p> + +<p>—On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un +honneur en entrant dans notre famille.</p> + +<p>—Au moins ferait-il honneur à votre maison de +jeu en lui donnant son nom, et c'est pour cela que +je ne le lui demanderai point.</p> + +<p>—Nous nous en passerons.</p> + +<p>Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme +manqua de cette attraction, il en eut d'autres: +d'abord un dîner pour les invités sérieux, ceux qui +devaient largement le payer en services rendus; +puis une soirée réunissant une élite de comédiens et +de chanteurs comme on n'en voit que dans les +grandes représentations à bénéfices, et à laquelle des +femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité, +une innovation que l'influence du président ferait +tolérer,—pour une fois; enfin un souper. +Quand les nappes blanches auraient été remplacées +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des +joueurs dans les salons, la vraie fête commencerait. +Adeline aurait voulu qu'on ne jouât point ce jour-là , +mais il avait dû céder aux réclamations de son comité: +tout le monde s'était mis contre lui, même +les honnêtes commerçants ses amis qui jusqu'à ce +jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était +précisément ceux-là qui avaient montré le plus +d'empressement à jouir des plaisirs qu'ils pouvaient +enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne serait pas chez +eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir +s'il ne triche pas.</p> + +<p>Le dîner était pour huit heures; dès sept heures +et demie les invités commençaient à monter le +grand escalier, si bien rempli de plantes vertes et +de camélias que le buste de la République, placé +dans sa niche, disparaissait sous le feuillage et +qu'il était impossible de distinguer si on avait devant +les yeux une tête de saint ou d'empereur romain. +Dans le vestibule, qui, par les dimensions, +était un véritable hall, se tenaient les valets de pied +en grande livrée: souliers à boucles d'argent, bas de +soie, habit à la française fleur de pêcher, galonné +d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, à ce programme +il ajoutait discrètement une petite enveloppe contenant +quelques jetons de nacre: c'était une attention +délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec +quelques milliers de francs, on pouvait donner de la +gaieté au dîner... et, plus tard, de l'animation au +jeu.</p> + +<p>Dans le salon, les membres du comité recevaient +leurs hôtes, qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart; +Adeline, adossé à la cheminée, souriant et +accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, +le général Epaminondas et l'ancien ambassadeur +qui, pour cette solennité, avaient cru devoir sortir +toutes leurs décorations: M. de Cheylus en était si +haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait +d'un torticolis ou d'un lumbago.</p> + +<p>Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont +écoeurants par leur banalité, mais celui du <i>Grand I</i> +était exquis, ayant été préparé dans les cuisines +mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, +en effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de +la cuisine du <i>Grand I</i> et qu'on sût dans Paris qu'elle +était supérieure, de beaucoup supérieure, à celle que +pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. Au +premier abord, une spéculation consistant à donner +pour deux francs cinquante, avec le vin, un déjeuner +qui en vaut cinq, et pour quatre francs un dîner qui +en vaut huit, peut paraître détestable; cependant +elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise +par une allocation de vingt ou trente mille francs +au cuisinier. Parmi les gens qui fréquentent les +cercles, il en est qui savent compter, et qui se disent +que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, +quatre francs sur le dîner, donnent deux +cents francs par mois, soit deux mille quatre cents +francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il +est vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est +peut-être pas très délicat de faire ce bénéfice; mais +sans doute ils n'y pensent pas: la cagnotte payera +ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est +une bonne affaire pour elle: c'est par le dîner que +bien des joueurs sont attirés et retenus; et c'est par +le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée +des justes sévérités de la police. Si bien fondées +que soient les plaintes contre un cercle, l'administration +y regarde à deux fois avant de le fermer, +quand son déjeuner est fréquenté par des gens +ayant un nom honorable: des commerçants, des +artistes, des médecins, des avocats qui levés +avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne +sont pas des joueurs de profession; ceux-là font du +cercle ce qu'il doit être, un lieu de réunion; et ce +paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.</p> + +<p>La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de +Raphaëlle, combinant leurs effets, le dîner fut très +gai, et l'on arriva à l'heure des toasts sans avoir +conscience du temps écoulé.</p> + +<p>Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la +santé des représentants de l'armée, de la diplomatie, +de la politique, des lettres, des arts, du commerce +et de l'industrie qu'il avait la fière satisfaction +de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.</p> + +<p>A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les +oreilles, ne se doutant guère qu'en mangeant ce bon +dîner, dans cette salle luxueuse, au milieu de ces +belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un +but patriotique et accomplissait un devoir: vraiment +doux, le devoir du cimier de chevreuil, et +aussi celui du Château-yquem.</p> + +<p>Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, +qu'il disait et ne lisait pas, pour rien voir; il continuait +et développait la pensée sur laquelle il vivait +depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands +mots de Paris-lumière, de ville de toutes les élégances +et de tous les génies, de relèvement de la +fortune publique par le luxe, de travail français, de +production nationale.</p> + +<p>Si les convives à l'intelligence alerte avaient été +un peu surpris d'entendre parler du devoir patriotique +qu'ils accomplissaient à cette table, ils ne le +furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler +au relèvement de la fortune publique.</p> + +<p>—En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.</p> + +<p>Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; +Bunou-Bunou venait de se lever pour répondre au +président, et aussitôt le silence avait succédé aux +applaudissements: c'était un régal qu'un toast de +Bunou-Bunou, qui dépensait des trésors de lyrisme +dans ses rapports pour ériger une commune en chef-lieu +de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants +était affiché dans les bureaux des journaux.</p> + +<p>—Je parie deux louis que nous allons entendre la +fameuse phrase: «J'ignore si je m'abuse», dit un +journaliste parlementaire; qui tient mes deux louis?</p> + +<p>Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, +car le premier mot qui sortit de la bouche inspirée +du député fut précisément la fameuse phrase +qui planait sous la coupole du palais Bourbon:</p> + +<p>—Messieurs, j'ignore si je m'abuse....</p> + +<p>Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et +parmi ceux qui avaient déjà entendu cette phrase +célèbre, il y en eut plus d'un qui se cacha la figure +dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent +qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies +choses, «on ferait bien mieux d'en tailler une +petite.»</p> + +<p>Heureusement les discours tournèrent court; il +fallait enlever les tables pour la soirée, et il n'y avait +pas de temps à perdre.</p> + +<p>En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit +dans son cabinet, où il trouva sa femme et Berthe +qui venaient d'arriver avec Michel Debs.</p> + +<p>Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,—ce +qui avait donné à Michel et à Berthe la joie de se +trouver pendant trois heures dans le même compartiment +en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,—et +ils n'avaient pas encore visité les salons du +cercle.</p> + +<p>—Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit +Adeline à Michel; en attendant que la soirée commence, +nous ferons un tour dans les salons; il faut +que je vous montre <i>mon</i> cercle.</p> + +<p>C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait +«mon cercle»: n'était-ce pas lui qui avait obtenu +l'autorisation de l'ouvrir, n'en était-il pas le président, +ne décidait-il pas des admissions, tout le +monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric +se tenait si discrètement à l'écart qu'il n'avait +pas paru au dîner; il se montrerait seulement à la +soirée, comme bien d'autres.</p> + +<p>Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant +le bras à sa femme, Michel conduisant Berthe; à +mesure qu'ils avançaient, l'impression n'était pas la +même chez la mère que chez la fille: madame Adeline +se montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe +en était émerveillée; quant à Michel, il n'avait +d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait être toujours +tourné vers elle, il la regardait venir dans les +glaces, et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur +son bras, il la sentait plus à lui: à la douceur du +contact de la main s'ajoutait le ravissement des +yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette +rose!</p> + +<p>Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline +ouvrit la porte, et ils se trouvèrent dans une grande +pièce, plus longue que large et très haute, puisque +de deux étages on en avait fait un seul en supprimant +le plancher; le plafond était à caissons dorés +et les murs étaient tendus de belles tapisseries tombant +sur des boiseries sombres.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline +avec fierté.</p> + +<p>—On dirait une chapelle, répondit Berthe.</p> + +<p>En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et +Frédéric vinrent au-devant d'eux, et les présentations +eurent lieu:</p> + +<p>—Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; +si ces dames veulent bien m'accepter à votre +place, je vais les installer; je resterai avec elles pour +leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles les +connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la +maison.</p> + +<p>Et ce fut réellement en maîtresses de la maison +qu'il les traita: on ne pouvait être plus respectueux, +plus aimable, plus Mussidan; madame Adeline, qui +avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée. +C'était vraiment l'homme que si souvent son mari +lui avait dépeint.</p> + +<p>Les salons s'emplirent «<i>et la fête commença</i>». +Comme le programme en avait été très habilement +composé, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations +enthousiastes, et les compliments accablaient +Adeline, qui ne savait à qui répondre, un peu grisé +de ce triomphe.</p> + +<p>Cependant tout le monde n'applaudissait point, et +dans les coins se manifestaient de sourdes protestations +et des impatiences.</p> + +<p>—Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?</p> + +<p>—On n'en taillera donc pas une petite?</p> + +<p>Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, +parmi ces mécontents se trouvaient quelques-uns +de ceux à qui elle avait eu la prévenance de faire +remettre des jetons de nacre.</p> + +<p>Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant +un peu en longueur, se termina aussi: les +invités peu à peu se retirèrent, au moins ceux qui +étaient venus avec leurs femmes.</p> + +<p>Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit +la salle de baccara, et, quoiqu'elle fût vaste, on +s'y entassa si bien que ce fut à peine si ceux qui +s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien +ne va plus.</p> + +<p>Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, +mais, ce qui valait mieux, le bruit se répandait dans +Paris, se colportait, se répétait qu'il y avait une +caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement.</p> + +<p>Le <i>Grand I</i> était fondé.</p> + + +<br><br> +<h3>TROISIÈME PARTIE</h3> +<br><br> + + +<h4>I</h4> + + +<p>Le <i>Grand I</i> n'était ouvert que depuis quelques +mois et déjà Adeline se demandait comment, pendant +tant d'années il avait pu vivre à Paris ailleurs +que dans un cercle.</p> + +<p>Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si +mortellement ennuyeuses, les soirées qu'il passait à +tourner dans son petit appartement de la rue Tronchet, +ou à se promener mélancoliquement tout seul +autour de la Madeleine, allant du boulevard à la +gare Saint-Lazare et de la gare au boulevard en +gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que de fois, en +entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen +et de s'asseoir dans le wagon qui l'emmènerait +jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du lendemain, +eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, +parmi les siens; il embrasserait sa fille à son réveil; +quelle joie dans la vieille maison de l'impasse du +Glayeul! Là étaient la liberté, la gaieté, le repos; +Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, et +ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, +il avait pensé à se retirer de la politique pour vivre +tranquille à Elbeuf, dans sa famille, avec ses amis, +pendant la semaine surveillant sa fabrique, taillant +ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit +occupé, le coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection +et de tendresse, comme il avait besoin de +l'être.</p> + +<p>Mais du jour où le <i>Grand I</i> avait été ouvert, cette +existence monotone du provincial perdu dans Paris +avait changé: plus de soirées vides, plus de dîners +mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de +déjeuners hâtés au hasard des courses et des rendez-vous +d'affaires; il avait un chez lui, un nid chaud, +capitonné, luxueux, joyeux,—<i>son</i> cercle, où toutes +les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les +sourires les plus engageants accueillaient son entrée, +où il était, pour tous «Monsieur le président.»</p> + +<p>A <i>sa</i> table, qui ne ressemblait en rien à celle des +restaurants médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés +avec la prudente économie d'un provincial, il +était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le +consultait, on le traitait avec une déférence dont les +premiers jours il avait été un peu gêné, mais à laquelle +il n'avait pas tardé à si bien s'habituer que ce +n'était plus seulement pour les valets, empressés à +lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était +«monsieur le président», il l'était devenu pour lui-même, +croyant à son titre, le prenant au sérieux, +s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le +fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours +«Monsieur le président» pour quelqu'un et +conséquemment pour soi.</p> + +<p>Mais bien plus encore que les satisfactions de la +vanité, celles de la camaraderie et de l'amitié l'avaient +attaché à son cercle. En sortant de la Chambre +il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus +sur le pont de la Concorde pour regarder l'eau couler +en se demandant de quel côté il allait aller, à droite, +à gauche, sans but, au hasard.</p> + +<p>Il était rare que maintenant il sortît seul de la +Chambre, presque tous les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, +chargé d'un portefeuille bourré de +paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, +qui, mis à la porte par Raphaëlle le jour même où +elle n'avait plus eu besoin de lui, était heureux de +trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait +rien,—le <i>suif</i>.</p> + +<p>D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, +invités par Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, +quand ils étaient en disposition de s'offrir un +dîner meilleur et moins cher que dans n'importe +quel restaurant.</p> + +<p>—Je vais dîner avec vous.</p> + +<p>On partait en troupe, et par les Tuileries quand il +faisait beau, par les arcades de la rue de Rivoli +quand il pleuvait, on gagnait l'avenue de l'Opéra, en +causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de +la porte à deux battants, le valet de service dans le +vestibule avait vu qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir +en saluant bas, et par le grand escalier décoré de +fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses invités +devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou +pour autre raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait +jamais:</p> + +<p>—Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.</p> + +<p>C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à +lui les valets qui dans le hall s'empressaient autour +de ses invités; à lui ces vitraux chauds aux yeux, ces +tableaux signés de noms célèbres.</p> + +<p>A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur +ces tapis doux aux pieds, à s'engourdir dans des +fauteuils savamment étudiés, à n'avoir qu'un signe +à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé +gagner par le besoin de la vie facile et confortable +qui exerce un attrait si puissant sur certains habitués +des cercles qu'ils se trouvent mal à leur aise partout +ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette attraction +avait été d'autant plus envahissante qu'il avait +toujours vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: +point de tapis, point de vitraux à Elbeuf, et des domestiques +qui ne comprenaient pas à demi-mot.</p> + +<p>Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce +qu'il avait trouvé dans son cercle, c'était la conversation +facile et légère de <i>ses</i> dîners qui, en une heure, +lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses +drôleries ou ses douleurs. Bien qu'habitué aux propos +graves et lourds de la province, qui partent de +rien pour arriver à rien, il aimait cependant la raillerie +fine et le mot vif, et quand il avait à sa table—ce +qui d'ailleurs, arrivait souvent—des gens d'esprit +à la langue aiguisée ou à la dent dure, aussi +capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point que de +bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un +régal de les écouter. Un jour celui-ci, le lendemain +celui-là , tous venaient lui donner leur représentation +sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à leur sourire, +qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec +une amabilité pleine de bonhomie.</p> + +<p>Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice +en même temps que d'une âme reconnaissante, +il ne pouvait pas jouir de cette existence agréable +sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.</p> + +<p>Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur +le plus zélé en même temps que le plus +discret, deux qualités qui ordinairement s'excluent +l'une l'autre.</p> + +<p>Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne +quittât guère le cercle, jamais Frédéric ne se mettait +en avant: Maurin, qui avait toujours le titre de +gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce qui importait +à Adeline, c'était que lui, président, ne le +fût point; c'était que la gestion financière n'empiétât +point sur la direction morale, et, après dix mois +d'exercice, il se sentait aussi maître de cette direction +qu'au jour où, pour la première fois, il avait +pris la présidence.</p> + +<p>Pour les admissions, lui et son comité étaient +restés les maîtres absolus, et jamais le gérant n'avait +essayé de leur faire admettre des membres douteux, +comme il arrive dans tant de cercles, où le +souci de faire marcher la partie passe avant tout; et, +comme il devait arriver au <i>Grand I</i>, lui avait-on prédit +charitablement en l'avertissant de se bien tenir +de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un +Maurin, non un vicomte de Mussidan!</p> + +<p>D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à +son comité des plaintes, ou simplement des réclamations, +tant la machine administrative fonctionnait +avec régularité.</p> + +<p>C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait +parlé dans leurs entretiens du soir sur les boulevards, +et que, grâce à la sévérité de sa surveillance, +ils avaient pu réaliser.</p> + +<p>—Où diable a-t-il appris l'administration? demandait +parfois Adeline en faisant son éloge aux +membres du comité.</p> + +<p>A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens +qui attachaient Raphaëlle à Frédéric et aussi la part +que celui-ci avait prise à son expulsion, répondait +qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à +faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire +railleur qui démentait ses paroles. Venant de +tout autre, ce sourire énigmatique eût inquiété +Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'était simplement la vengeance d'un... +battu.</p> + +<p>Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait +avec les autres membres du comité de cette petite +traîtrise.</p> + +<p>—Il n'en prend pas son parti, le comte.</p> + +<p>—Dame! il y a de quoi!</p> + +<p>—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à +la place de M. de Cheylus, au lieu d'en vouloir au +vicomte, je lui en saurais gré. Peut-être trouverez-vous +que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je +vous affirme que c'est profond.</p> + +<p>Cependant, devant la persistance du sourire de +M. de Cheylus, Adeline, par excès de conscience +plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce qu'il +cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait +rien répondu aux questions les plus pressantes; il +n'avait rien voulu dire de plus que ce qu'il avait +dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce +jeune homme» que ce que tout le monde savait.</p> + +<p>Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric +qu'il eût cherché, au delà de ces sourires et de ces +propos vagues, mais comment pouvait-il en avoir +quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la +preuve que le <i>Grand I</i> était le modèle des cercles?</p> + +<p>On sait que l'été fait le vide dans les cercles +comme dans les théâtres: avec la chaleur, la vie +mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, à +Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; +plus tard on chasse, on ne va pas à son cercle, +et plus ce cercle est d'un rang élevé, plus il est +abandonné par ses membres. Cependant tous ces +membres ne restent pas sans venir à Paris pendant +cinq ou six mois, et ceux qui n'y sont pas ramenés +pour une raison quelconque de sentiment ou d'affaires, +le traversent en se rendant du nord dans le +midi, ou de l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? +au théâtre? ils sont fermés; à son cercle! la partie y +est morte faute de combattants. Ne pourrait-on donc +pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas +joué; les doigts vous démangent. Si alors on entend +parler d'un cercle où la partie a gardé un peu d'entrain, +on y court; qu'il soit de second ou de troisième +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en +passant? deux parrains vous présentent, et l'on +s'assied à la table du baccara.</p> + +<p>C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors +que les autres cercles chômaient, Adeline avait eu +la satisfaction de voir venir au <i>Grand I</i> les membres +les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus +qu'il ne fallait, d'ailleurs.</p> + +<p>—Vous voyez comme on vient à nous.</p> + +<p>Adeline était ébloui par les noms des ducs, des +princes, des marquis qui défilaient sur les lèvres de +son gérant, et quand il allait à Elbeuf il ne manquait +pas de les répéter à sa femme.</p> + +<p>—Tu vois comme on vient chez nous: nous +sommes un centre, un terrain neutre, celui de la +fusion, le trait d'union entre la France qui travaille +et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine +et le monde élégant.</p> + +<p>Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce +qu'elle voyait de plus clair, c'est que son mari venait +moins souvent à Elbeuf; c'est que, quand il était +chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible qu'autrefois +aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, +boudant sa cuisine, blaguant son vieux mobilier +qui, pour la première fois depuis quarante ans, +lui semblait aussi peu confortable que ridicule.</p> + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle +n'était pourtant pas sans mélange.</p> + +<p>Quand il se disait que Son Altesse le prince de... +le duc de..., le marquis de..., étaient venus perdre +quelques milliers de francs chez lui, il éprouvait un +sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait +servait de trait d'union entre la bourgeoisie +républicaine et le monde élégant, c'était un sentiment +de juste fierté qui le portait et auquel il +pouvait s'abandonner franchement, avec la conscience +du devoir accompli.</p> + +<p>Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait +près de cinquante mille francs à la caisse de <i>son</i> +cercle, qui n'était pas <i>sa</i> caisse, par malheur, c'était +un sentiment de honte qui l'anéantissait.</p> + +<p>Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?</p> + +<p>C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait +rassuré sa femme lorsqu'elle avait manifesté la +crainte qu'il ne devînt joueur.</p> + +<p>—Moi, joueur!</p> + +<p>Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, +qu'il avait joué dans sa jeunesse et que par expérience +il connaissait les dangers du jeu.</p> + +<p>Ce n'est pas quand on a été entraîné une première +fois et qu'on a eu la chance de se sauver, qu'on se +laisse prendre une seconde. A vingt ans on a une +faiblesse et une ignorance, des emportements et des +vaillances qu'on n'a plus à cinquante après avoir +appris la vie.</p> + +<p>Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en +voyageant en Allemagne, il y avait eu alors toutes +sortes de raisons et même d'excuses à sa faiblesse: +sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant +lui avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; +l'argent qu'il risquait et qu'il n'avait point eu la +peine de gagner ne lui coûtait rien, pas même un +regret bien profond s'il le perdait, puisque cette +perte était légère pour la fortune de ses parents.</p> + +<p>Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute +était simplement celle d'un jeune homme riche, d'un +fils de famille qui s'amuse, sans faire grand +mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; +ç'avait été une épreuve salutaire; s'il était entré +dans la fournaise, il s'y était bronzé, et si complètement +que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus joué. +Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût +des cartes; s'asseoir pendant des heures devant un +tapis vert, sous la lumière d'une lampe, rester immobile, +ne pas parler, l'ennuyait; il était assez +riche pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât +aucun plaisir, et il ne l'était pas assez pour que +celui perdu ne lui fût pas une cause de regret et de +remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait +jouer:</p> + +<p>—Que faites-vous là , jeunes fous? Voulez-vous +bien vous sauver? Amusez-vous tant que vous voudrez, +ne jouez pas.</p> + +<p>Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait +aux autres.</p> + +<p>Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; +comme il les trouvait misérables, ceux qui +succombaient à la passion du jeu!</p> + +<p>Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, +puisqu'ils étaient des passionnés, c'est-à -dire +des êtres inconscients et par là des irresponsables; +mais lui, quand pour la première fois il +s'était assis à la table de baccara de son cercle, il +n'avait pas été poussé par la main irrésistible de la +passion.</p> + +<p>C'était même cette absence de passion pour le jeu, +cette certitude que les cartes l'ennuyaient acquise +dans sa première jeunesse, et confirmée pendant plus +de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui +lui avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il +avait discuté dans sa conscience la question de savoir +s'il accepterait ou s'il refuserait les propositions +de Frédéric.</p> + +<p>Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de +n'avoir rien à craindre pour lui-même: on ne devient +pas joueur parce qu'on vit au milieu des joueurs et +qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie contagieuse +qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on +plaint ou qu'on méprise ceux qui ont le malheur +d'en être infectés.</p> + +<p>Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient +ridicules ou pitoyables: sur leurs visages convulsés, +rouges ou pâles, selon le tempérament, dans leurs +mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de +joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou +leur anéantissement, il s'amusait à suivre les sensations +par lesquelles ils passaient.</p> + +<p>Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du +rivage, jouit de l'horreur d'une tempête, il se disait +qu'heureusement pour lui il était à l'abri de ce +danger.</p> + +<p>—Qu'irait-il faire dans cette galère?</p> + +<p>Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas +du tout le fond de sa nature, comme il était au contraire +bonhomme, et compatissait d'un coeur sensible +à la douleur et au malheur, plus d'une fois il +avait cru devoir adresser des avertissements à quelques-uns +de ceux qui, pour une raison ou pour une +autre, l'intéressaient plus particulièrement.</p> + +<p>Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, +en leur prenant le bras et en le passant sous +le sien comme on fait avec un camarade, il leur +avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les +yeux, les grondant, les chapitrant. Quelquefois même, +dans des cas graves, il les avait fait comparaître +dans son cabinet de président, et là , entre quatre +yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez +trop gros jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de +vous le dire, un jeu qui n'est pas en rapport avec +vos ressources.»</p> + +<p>Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour +reconnaître que ses discours les plus affectueux +étaient aussi peu efficaces que les semonces les plus +vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet.</p> + +<p>Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il +est vrai, mais enfin il y avait renoncé, n'étant point +homme à persister dans une tâche dont il reconnaissait +lui-même l'inutilité.</p> + +<p>—Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.</p> + +<p>Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait +pas à faire le président: c'était lui qui avait la +charge de l'honneur de son cercle, et l'honneur du +<i>Grand I</i> était que le jeu y fût contenu dans des limites +raisonnables.</p> + +<p>Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré +eux et contre eux: son cercle ne deviendrait pas +un tripot.</p> + +<p>Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois +même y passer la plus grande partie de la +nuit: continuellement il circulait dans les salons, +rôdant autour des tables, regardant le jeu comme +s'il avait eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait +endormi dans un fauteuil, surpris par la fatigue; +mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il reprenait ses +promenades en cherchant à savoir ce qui s'était +passé pendant qu'il sommeillait.</p> + +<p>Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il +se tenait debout, les mains dans ses poches à côté +de la table de baccara, un joueur lui avait dit:</p> + +<p>—Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc +pas une?</p> + +<p>Et alors il avait répondu en haussant les épaules</p> + +<p>—Le baccara! mais c'est à peine si je sais les +règles de ce jeu, si simples cependant.</p> + +<p>—C'est si facile.</p> + +<p>—Plus facile qu'amusant: il y a des présidents +dont c'est la force de ne pas toucher une carte... et je +suis de ceux-là .</p> + +<p>Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives +que son président faisait pour détourner du jeu +quelques jeunes joueurs, n'était jamais intervenu +entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas +du tout pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien +moins qu'à diminuer les produits de la cagnotte: il +importait de le ménager, et d'ailleurs les probabilités +n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. +Qui a jamais empêché un joueur de jouer? c'était +ce qu'il avait pu répondre à Raphaëlle furieuse +contre Adeline.—Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela +peut nous être utile; il est bon qu'on sache dans +Paris que le président du <i>Grand I</i> éloigne les joueurs +au lieu de les attirer; ça vous pose bien.—Et s'il +les détourne?—Je te promets qu'il n'en détournera +pas un seul, tandis qu'il détournera peut-être quelqu'un +que nous avons intérêt à éloigner de chez nous.—Le +préfet de police?—C'est toi qui l'as nommé; +comment veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de +fermeture contre un cercle où le jeu est combattu +par son président?—Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais +bien que nous ne le tiendrons que quand il sera +endetté à la caisse; jusque-là j'ai peur qu'il ne nous +manque dans la main; qui mettrions-nous à sa +place?—Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... +peut-être plus que tu ne voudras.—Pousse-le.</p> + +<p>Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher +aux cartes, Frédéric, cédant comme toujours à +l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé ce mot:</p> + +<p>—Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son +ton le plus doux et avec ses manières les plus insinuantes, +que l'homme qui a le plus d'influence sur +un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que +vous avez dernièrement catéchisés—je vous demande +la permission de ne pas le nommer—c'est +que vous n'entendez rien au jeu.</p> + +<p>—C'est parfaitement vrai.</p> + +<p>—Très bien; mais vous comprenez que cela enlève +beaucoup d'autorité à vos paroles; on ne voit dans +votre intervention qu'une opposition systématique; +ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez +parti, c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, +ce n'est pas de la sympathie.</p> + +<p>—J'ai joué autrefois.</p> + +<p>—Alors il est bien étonnant que vous ne vous +soyez pas remis au jeu; qui a joué jouera....</p> + +<p>—Jamais de la vie.</p> + +<p>—... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. +Enfin je n'insiste pas; je dis seulement que vos paroles +auraient plus d'influence si on voyait en vous +un ami au lieu de voir un adversaire.</p> + +<p>En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la +réflexion le soin d'achever ce qu'il avait commencé: +il connaissait son Adeline et savait avec quelle +sûreté germait le grain qu'on semait en lui.</p> + +<p>Avec l'expérience qu'il avait du monde et des +choses du jeu, il savait combien sont rares les guérisons +radicales chez les joueurs, et combien, au contraire, +sont fréquentes les rechutes: que d'anciens +joueurs qui étaient restés dix ans, vingt ans +sans jouer, retournaient au jeu dans leur âge mur, +alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était +seule désormais!</p> + + + + +<h4>III</h4> + + +<p>Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a +joué jouera», comme de tant d'autres qu'on répète +sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont monnaie +courante, par habitude, sans y attacher la +moindre importance, mais à cette heure il en était +jusqu'à un certain point frappé.</p> + +<p>Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, +et comme les proverbes vont rarement +seuls, il lui en était venu un autre qui s'imposait, +dans les circonstances particulières où il se trouvait, +et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans +feu»; pour que l'expérience populaire se fût formulée +en cette petite phrase: «qui a joué jouera», +il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.</p> + +<p>Il avait fait son examen de conscience bravement, +loyalement, en homme qui veut lire en soi, et il +avait vu que, depuis quelque temps, il suivait le jeu +avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers +jours de l'ouverture de son cercle.</p> + +<p>S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient +plus ridicules: il les comprenait, et admettait +maintenant qu'on se passionnât pour ces luttes à +coups de cartes, qui se passent en quelques minutes, +et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. +Il en avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, +et il en avait suivi les phases avec émotion—avec +cette sympathie dont parlait Frédéric.</p> + +<p>C'était un symptôme, cela.</p> + +<p>En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait +maintenant au jeu, il allait prendre les cartes lui-même.</p> + +<p>Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, +mais enfin il n'en était pas moins vrai qu'il y avait +là quelque chose de caractéristique, ce serait mensonge +et hypocrisie de ne pas en convenir.</p> + +<p>Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons +et leurs plaques à la caisse contre cent ou cent cinquante +mille francs de billets de banque, il n'avait +pas pu se défendre contre un certain sentiment +d'envie et ne pas se dire que c'était de l'argent facilement, +agréablement gagné en quelques heures.</p> + +<p>De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, +elle serait la bienvenue, il n'y avait pas loin, et +ce petit pas il l'avait franchi.</p> + +<p>Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent +particulier pour y réussir, un long apprentissage, au +moins dans le baccara, le gain comme la perte sont +affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des +gens qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui +ne l'ont pas, et ils perdent, voilà tout. Quand il était +tout jeune, et qu'il jouait des billes à pair ou non +avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en +Allemagne, lorsqu'il était entré à Bade dans la salle +de la roulette, il avait mis un louis sur le 24, qui +était le chiffre de son âge, et le 24 était sorti. A +Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé +la même expérience, et le 24 était sorti +encore. Deux numéros pleins sortant ainsi exprès +pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela n'était-il +pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et +il avait perdu à la roulette et au trente et quarante +plus, beaucoup plus que les soixante-douze +louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette +perte n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme +son gain, et elle ne prouvait nullement qu'à un moment +donné il n'avait pas eu la chance—une chance +providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on +l'a égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions +qu'il n'avait pas songé à examiner, puisqu'il +avait renoncé au jeu pendant de longues années, +mais qui maintenant lui revenaient.</p> + +<p>Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques +coups de cartes, il gagnait deux cent mille francs: +quelle joie pour Berthe, car ils seraient pour elle; et +s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est aux +jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait +cette partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? +En somme, il y a une justice supérieure qui dirige les +choses et les destinées en ce monde, et cette justice +ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille +comme Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, +fût malheureuse.</p> + +<p>Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à +ce jour, ne s'était pas présentée à son esprit. +C'est que celui qui a de la fortune ou qui gagne largement, +sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins, +ne considère pas le jeu au même point de vue +que celui qui est gêné et qui, quoi qu'il fasse, se retrouve +toujours devant un trou. Les gains du jeu eussent +été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait +sa fortune héréditaire qu'augmentaient tous les ans +les bénéfices de sa maison de commerce, tandis que +maintenant que cette fortune avait disparu et que sa +maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient +bien à propos pour combler le trou qu'il +voyait sans cesse devant lui.</p> + +<p>Et de temps en temps, pendant que ce travail se +faisait en lui, retentissait à son oreille la phrase qu'il +était habitué à entendre:</p> + +<p>—Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!—Quel +beau banquier vous feriez!</p> + +<p>Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa +physionomie riante, ses gestes désordonnés, ses +éclats de voix insultent au malheur des pontes, et +qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à +étudier longuement son point pour torturer à l'avance +ceux que dans quelques secondes il va saigner +à blanc.</p> + +<p>Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était +flatté qu'on ne crût pas, que, s'il jouait, il serait un +de ces pauvres diables de pontes qui viennent misérablement +au cercle pour jouer la <i>matérielle</i>, c'est-à -dire +tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut +pour la vie au jour le jour; recommençant le lendemain +ce qu'ils ont fait la veille, attelés à ce labeur +aussi dur que n'importe quel travail et qui, en usant +les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme +ceux qui le continuent longtemps.—Banquier +et beau banquier même, certainement il le serait... +s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus que +ponte d'ailleurs.</p> + +<p>Quand Raphaëlle avait fondé <i>son</i> cercle, car dans +l'intimité elle disait <i>son</i> cercle, comme Frédéric et +Adeline le disaient eux-mêmes, elle aurait voulu +être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de +manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement +cela lui avait été impossible, et elle avait dû +accepter de ses amis ce qui lui manquait, ou plutôt +d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; +que comme directeur de cercle, Barthelasse en +était réduit dans sa vieillesse, ce qui était un +grand chagrin pour lui—à faire valoir par les +mains des autres la fortune que quarante années de +travail lui avaient acquise—c'était lui qui disait +travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, +il aurait voulu, lui, être le chef de partie du cercle, +c'est-à -dire le caissier prêteur auquel le joueur décavé +fait des emprunts pour continuer de jouer. Mais +Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter +cette combinaison, qui met dans la poche du chef de +partie, le plus net des bénéfices qu'on peut faire dans +un cercle. C'était elle qui voulait être chef de partie, +et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle +à son apport. Ils s'étaient fortement querellés +sur ce point, ils s'étaient non moins fortement +injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et s'associer; +un homme leur appartenant remplirait ce rôle +de chef de partie en prêtant non son argent, mais le +leur à elle et à lui, et à eux deux ils se partageraient +les bénéfices.</p> + +<p>Pour surveiller cette opération des plus délicates, +puisqu'il s'agit d'accorder ou de refuser de grosses +sommes par oui ou par non, et instantanément, sans +avoir le temps d'étudier la solvabilité et l'honnêteté de +l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle +tant qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait +rouler ses larges épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il +là , on n'en savait trop rien; il semblait être un +surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais +qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de +partie, Barthelasse survenait, et, à distance, sans en +avoir l'air, d'un signe convenu, il disait lui-même le +oui ou le non, que le chef de partie répétait.</p> + +<p>Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline—car, +en public, il ne se permettait pas de lui adresser +la parole—il lui avait dit le mot que tout le monde +répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» +mais sans jamais insister; un jour, cependant, +qu'Adeline répondit à cette invite par un sourire, +il alla plus loin:</p> + +<p>—Mais un <i>présidint</i> qui ne touche jamais aux +cartes dans son cercle, dit-il avec son accent provençal +le plus pur, c'est un pâtissier qui ne mange jamais +de ses gâteaux.—Et pourquoi? se dit-on.—Je +vous le demande? Alors il s'en trouve qui disent: +«C'est qu'ils sont empoisonnés.» D'autres: «C'est +qu'ils sont faits <i>malpropremint</i>.»</p> + +<p>Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une +fois. Etait-il possible qu'on crût dans le monde qu'à +son cercle il se passait des choses malpropres? Evidemment +son abstention systématique pouvait +être mal interprétée. De même pouvaient être +mal interprétés aussi ses discours contre le jeu; +ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas lui-même, +et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à +qui il s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans +<i>son</i> cercle on ne jouait pas loyalement?</p> + +<p>Mais alors?</p> + +<p>Justement cette intervention de Barthelasse avait eu +lieu au moment où il venait d'être fortement ébranlé +par une partie qui s'était jouée sous ses yeux: un +commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses +affaires et plus près de la faillite que de la fortune, avait +gagné deux cent mille francs qui le sauvaient. Et en +présence de cette veine heureuse Adeline s'était tout +naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être +pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, +et il gagnait ces deux cent mille francs. Puisque la +fortune avait eu des yeux cette nuit-là , elle aurait +aussi bien pu en avoir pour lui que pour son +ami.</p> + +<p>Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main +de la fatalité dans un injuste malheur, ne peut-on +pas voir celle de la Providence dans un bonheur +mérité?</p> + +<p>On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il +était vraiment trop timide en ne tentant pas la +chance, il n'y avait pas loin.</p> + +<p>Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en +voyait tant, qui ne vivaient que par le jeu et pour le +jeu.</p> + +<p>Il s'agissait simplement de tenter la chance une +fois.</p> + +<p>Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques +milliers de francs; avec le calme et la raison +qui étaient son caractère même, il n'y avait pas à +craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre +qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la +vérité ce serait une perte, mais enfin elle n'irait pas +loin.</p> + +<p>Tandis que, si la chance le favorisait comme cela +pouvait arriver, comme il lui semblait juste que cela +arrivât, son gain pouvait être considérable.</p> + +<p>Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là : un homme +comme lui ne s'emballe pas; il se connaissait bien.</p> + +<p>Il jouerait donc,—une fois, rien qu'une fois, et +après ce serait fini: on n'est pas joueur parce qu'on +prend un billet de loterie.</p> + +<p>Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas +tout de suite à exécution, et il passa bien des heures autour +de la table de baccara, se disant que ce serait +pour ce soir-là , sans que ce fût jamais pour ce soir-là .</p> + +<p>Enfin, un soir que la partie languissait en attendant +la sortie des théâtres et que le croupier venait de prononcer +la phrase sacramentelle:</p> + +<p>—Qui prend la banque?</p> + +<p>Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, +et, s'avançant vers la table:</p> + +<p>—Moi, dit-il.</p> + + + + +<h4>IV</h4> + + +<p>—Le président prend la banque!</p> + +<p>C'était le cri qui instantanément avait couru dans +tout le cercle.</p> + +<p>Même dans les salons des jeux de commerce, les +joueurs de whist et d'écarté, les joueurs de billard +aussi, de tric-trac, même d'échecs, avaient quitté +leur partie pour voir cette curiosité: le président +taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux +qui sommeillaient dans le salon de lecture ou çà et +là dans les coins sombres, avaient suivi le courant +qui se dirigeait vers la salle de baccara:</p> + +<p>—Auguste, six mille.</p> + +<p>A cette demande de son président, Auguste, le +chef de partie, sans même consulter Barthelasse du +regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, s'était empressé +d'apporter en jetons et en plaques sur un +plateau les six mille francs, et respectueusement, +religieusement, avec une génuflexion de sacristain +devant l'autel, il les avait déposés sur la table.</p> + +<p>C'était chose tellement extraordinaire, tellement +stupéfiante de voir «M. le président» tailler une +banque, que Julien le croupier oubliait de presser la +marche de la partie. Il attendait qu'autour de la +table chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, +car ceux qui occupaient déjà des sièges n'avaient +eu garde de les abandonner.</p> + +<p>Dans cette salle ordinairement silencieuse où +sous ce haut plafond régnait toujours une sorte de +recueillement comme dans une église ou un tribunal, +s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.</p> + +<p>Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de +banquier, un peu surpris de se trouver si élevé au-dessus +des pontes assis autour de la table; son coeur +battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient +son esprit et sa pensée.</p> + +<p>En attendant que le jeu commençât, un de ceux +qui se tenaient à côté de sa chaise se pencha sur son +épaule, et d'une voix moqueuse:</p> + +<p>—Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera +terrible: Frimaux revient de l'Odéon.</p> + +<p>Un éclat de rire courut autour de la table et tous +les yeux s'arrêtèrent sur un joueur assis à côté du +croupier et qui n'était autre que Frimaux, le plus +grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait +représenter quelques pièces avec des fortunes +diverses, des chutes écrasantes ou de solides succès, +selon les hasards de la collaboration, Frimaux n'avait +qu'un souci: donner ses premières un vendredi +ou tout au moins un 13. Au cercle, où régulièrement +il passait quatre heures par jour, du 1er janvier au +31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à la +sueur de son front, comme il le disait lui-même, +c'est-à -dire les quatre ou cinq louis nécessaires à sa +vie—la matérielle—il ne jouait que dans certaines +circonstances particulières qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait été convaincu +qu'il ne pouvait gagner que s'il tournait le dos à +l'avenue de l'Opéra: toutes les fois qu'il lui faisait +face, il tirait des <i>bûches</i>, c'était fatal; maintenant il +ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi +tous les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs +des Batignolles où il demeurait pour s'en aller +à l'Odéon, dont il faisait sept fois le tour en monologuant +comme un personnage de l'ancien répertoire: +«J'aurai la veine ce soir»; puis il revenait au +<i>Grand I</i>, où pendant quatre heures il restait inébranlable +dans sa foi, malgré la déveine qui souvent +s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les +plus sérieuses pour se l'expliquer sans jamais +ébranler sa confiance en son fétiche, aussi solide que +les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le reste +parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se +moquant de Dieu comme du diable, et ne croyant +même pas à sa paternité, bien que madame Frimaux +fût la plus honnête femme du monde.</p> + +<p>—Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il +n'aimait pas qu'on se moquât de lui.</p> + +<p>—Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.</p> + +<p>En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage +ne prenait jamais de voiture—le fiacre n'est pas +mascotte—était crotté comme un chien.</p> + +<p>Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux +qui se pressaient autour de la table:</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu....</p> + +<p>Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux +ramassés sur lui et particulièrement ceux de Frédéric, +placé en face de lui, derrière trois rangs de +joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait +de dépasser.</p> + +<p>—Rien ne va plus?</p> + +<p>Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était +maintenant assez calme: ce fut bellement, en beau +banquier, qu'il donna les cartes aux deux tableaux +et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-à -dire une figure et un neuf (le plus haut +point pour gagner), ce fut aussi en beau banquier, +sans faire languir la galerie et sans empressement +de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.</p> + +<p>Il n'y eut qu'un cri:</p> + +<p>—Et il ne voulait pas jouer!</p> + +<p>Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, +car sa joie allait au delà du coup gagné, qui +par lui-même ne donnait réellement qu'un résultat +peu important: il avait la chance; maintenant la +preuve était faite, et elle confirmait ses pressentiments +basés sur les espérances de sa jeunesse: quelle +faute il eût commise de ne point tenter l'aventure!</p> + +<p>Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les +cartes pour le second coup; jamais on n'avait vu un +banquier aussi tranquille; c'était à croire que le +gain comme la perte lui étaient indifférents; les +vieux joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux +étaient démontés par son assurance:</p> + +<p>—Qui aurait cru cela de lui?</p> + +<p>Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, +il avait été admis jusqu'à ce moment que, s'il +ne jouait pas, c'était tout simplement parce qu'il +n'était pas en situation de supporter une perte de +quelque importance.</p> + +<p>Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit +au tableau de droite et gagna au tableau de gauche; +le troisième, le quatrième furent pour lui, quand il +arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice d'environ +une vingtaine de mille francs.</p> + +<p>Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion +lui étreignit le coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent +dans le cou: sans doute ce n'était point une +fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait +point, mais c'était une somme, et le dernier coup +qui lui restait pouvait la doubler ou la réduire à +rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou +non il avait la chance,—ce qui était le grand point.</p> + +<p>Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il +donna les cartes; il semblait qu'elles ne pouvaient +se détacher de ses doigts, comme s'il espérait, en les +gardant dans ses mains, leur donner le temps de +devenir ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, +il releva les siennes, n'osant pas les regarder.</p> + +<p>Il avait cinq.</p> + +<p>La situation était critique; qu'allaient faire ses +adversaires? Ils ne demandèrent de cartes ni l'un ni +l'autre.</p> + +<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les +oreilles rebattues par les discussions sur le tirage à +cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? Mais de tout +ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui +était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, +et il n'était pas en état en ce moment de se rappeler +la théorie et de la raisonner.</p> + +<p>Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la +rapidité avec laquelle les résolutions doivent se +prendre: avait-il intérêt à s'en tenir à cinq ou à se +donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait +de neuf; mais s'il se donnait un cinq, un six, +un sept, il avait dix, onze ou douze et perdait. Un +vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement +la question; mais il n'était pas un vieux +joueur, il s'en fallait de tout, et il n'avait qu'une ou +deux secondes pour la décider.</p> + +<p>Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans +des conditions plus caractéristiques: il devait donc +prendre une carte, ce serait elle qui rendrait l'arrêt.</p> + +<p>Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le +tableau de droite avait cinq, celui de gauche sept; +les quarante mille francs étaient à lui.</p> + +<p>Décidément la preuve était faite, l'arrêt était +rendu: il avait la chance.</p> + +<p>Ce fut d'ailleurs le cri de tous.</p> + +<p>Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric +ne fut pas le dernier, et il sut le faire plus intelligemment +(pour lui) que les autres.</p> + +<p>Quand Adeline lui répéta que c'était la première +fois qu'il jouait, il ne fut pas assez sot pour douter +de cette affirmation, voyant tout de suite le parti +qu'il en pouvait tirer:</p> + +<p>—La façon dont vous avez joué prouve une chose, +qui est que vous avez le génie du jeu; et votre gain +en prouve une autre, qui est que vous avez la +chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut +vraiment que vous méprisiez bien la fortune pour ne +pas jouer.</p> + +<p>Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut +pas à répondre qu'aux complimenteurs; les emprunteurs +s'abattirent aussi sur lui, M. de Cheylus en +tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six +autres, et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq +louis qu'il avait perdus.</p> + +<p>Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et +ce soir-là moins que jamais; cependant il ne put pas +s'empêcher de lancer une légère allusion à l'Odéon.</p> + +<p>—L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! +alors, vous comprenez!</p> + +<p>Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. +Les amis d'Adeline ne parlaient que +de sa chance; ce n'était pas quarante mille francs +qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent +mille.</p> + +<p>De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante +mille francs ou ce qui lui en restait, c'est-à -dire +trente-cinq mille francs, Adeline, en homme +sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, +où ils seraient plus en sûreté qu'entre ses +mains. Seulement, il se garda bien de dire à sa +femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât +point, il lui inventa une histoire vraisemblable: ils +avaient subi assez de faillites en ces derniers temps +et d'assez grosses pour qu'il fût tout naturel d'admettre +que dans l'une d'elles s'était trouvée cette +somme: les débiteurs qui payent intégralement ce +qu'ils doivent pour obtenir leur réhabilitation sont +rares, mais enfin on en trouve.</p> + +<p>Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait +battus la veille l'entourèrent:</p> + +<p>—Vous allez nous donner notre revanche, mon +cher président.</p> + +<p>—Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent +que vous nous avez enlevé hier si joliment.</p> + +<p>Il répondit en riant que cela était impossible, attendu +que cet argent roulait vers Elbeuf; puis sérieusement +il expliqua qu'il n'était pas joueur et ne +voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille à +tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de +ceux qui le tourmentaient, non pour lui, mais pour +eux, pour leur être agréable, pour le plaisir du +cercle.</p> + +<p>—Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? +ne nous devez-vous rien?</p> + +<p>Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne +pas en profiter? Il ne méprisait pas la fortune comme +le croyait Frédéric,—loin de là .</p> + +<p>Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa +chance, celle qui lui appartenait et lui était personnelle; +elle l'abandonna au moins en partie; c'est-à -dire +qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs.</p> + +<p>Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à +la caisse qu'il payerait le lendemain.</p> + +<p>—La caisse n'acceptera pas votre argent, mon +cher président, dit Frédéric, ce n'est pas pour vous +que vous avez joué aujourd'hui, c'est pour le cercle. +C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si +vous tenez à rembourser ces six mille francs, nous +ne pourrons pas les refuser: mais, jusque-là , la +caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera +facile: vous rattraperez vos six mille francs, et bien +d'autres avec.</p> + +<p>C'était ainsi qu'il avait été pris,—en se laissant +incorporer dans la troupe des joueurs la plus nombreuse, +celle qui court après son argent.</p> + + + + +<h4>V</h4> + + +<p>Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons +pour expliquer comment son fétiche, infaillible hier, +ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur n'en trouve +pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se +prouver à lui-même à grand renfort de «si» qu'elle +pouvait être évitée.</p> + +<p>Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait +gagné, il avait bien joué; au contraire, il avait mal +joué quand il avait perdu.</p> + +<p>—Si....</p> + +<p>Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de +les réparer; évidemment il avait la chance; seulement, +que peut la chance si elle est contrariée? et +il avait contrarié la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance +n'était-elle pas toute naturelle chez quelqu'un qui +jouait pour la seconde fois? Ce n'est pas la théorie +qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce +n'est pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid +et la décision, c'est la pratique.</p> + +<p>Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre +en prenant place tout simplement devant l'un ou +l'autre des deux tableaux, et en pontant sagement +quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne +l'eût ni appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé +que deux banques, il n'en avait pas moins gagné +une maladie d'un genre spécial, que le contact seul +du cuir sur lequel s'assied le banquier communique +à tant de joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine +complète, puisse désormais les en guérir—celle +qui consiste à vouloir toujours et toujours être banquier.</p> + +<p>A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se +laissent éblouir, les natures les plus calmes se +laissent fasciner. C'est la bataille avec l'affolement +de la mêlée, non celle où l'on fait le coup +de fusil en soldat, mais celle où l'on commande et +où, sous le panache, on ressent toutes les angoisses +orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du fauteuil +où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et +brave les regards braqués sur lui de trente ou quarante +joueurs qui veulent le dévorer: «dix manants +contre un gentilhomme.»</p> + +<p>Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin +dans Adeline, pas plus qu'il n'y avait sur sa tête le +moindre panache; cependant, comme tant d'autres +qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir +chaud, il avait subi ces éblouissements et ces fascinations: +banquier toujours, ponte jamais.</p> + +<p>Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne +lui avait pas été fidèle constamment, et plus d'une +fois elle avait passé du côté des manants, si bien +que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir +cinquante mille francs à son cercle.</p> + +<p>Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à +point pour le réconforter:</p> + +<p>—Vous vous rattraperez.</p> + +<p>Et quand il avait gagné se trouvaient là non +moins à point quelques besoigneux pour lui faire +une saignée:</p> + +<p>—Mon cher président...</p> + +<p>La voix était si dolente, l'histoire si touchante +qu'il ne pouvait pas refuser, bien qu'il eût vu plus +d'une fois les quelques louis qu'il venait de prêter +changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis +vert: eux aussi, les emprunteurs, croyaient au +rattrapage; comment les en blâmer?</p> + +<p>Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à +moitié endormi descendre le noble escalier de son +cercle, dont les marches s'enfonçaient sous ses +pieds; dans la rue, le frisson du matin le secouait, +le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où +il avait si tranquillement dormi autrefois, et où +maintenant il n'avait à passer avant la Chambre que +quelques heures agitées.</p> + +<p>Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour +beaucoup d'hommes sont celles où la voix de la +conscience prend le plus de force, il s'était dit qu'il +devait renoncer à son cercle et donner sa démission,—seul +moyen sûr de ne pas céder à la tentation. +Mais il fallait commencer par rembourser ce qu'il +devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.</p> + +<p>Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque +temps prouvait-elle vraiment qu'il avait perdu +sa chance? S'il avait gagné quarante mille francs le +jour où, pour la première fois, il avait taillé une +banque alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi +n'en gagnerait-il pas cinquante mille, cent mille, +maintenant qu'il connaissait toutes les combinaisons +du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que +d'une quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait +envoyé trente-cinq mille à Elbeuf qui, Dieu merci, +étaient intacts. Pour quinze mille francs aventurés, +devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que +fallait-il pour qu'elles pussent se réaliser, au delà +même de ce qu'il avait promis à Berthe? Quelques +minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne +se représenteraient pas pour lui!</p> + +<p>Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence +étaient indispensables à son cercle qu'il aimait.</p> + +<p>Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles +dans les premiers temps, elles l'étaient maintenant +encore et même plus que jamais. Son cercle, c'était +lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons +au Grand International» ou simplement comme les +boulevardiers. «Allons au <i>Grand I</i>», ils disaient +familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui +créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.</p> + +<p>Déjà le <i>Grand I</i> n'était plus ce qu'on l'avait vu à +l'ouverture et des changements s'étaient faits, inappréciables +sans doute pour tout le monde, mais qui +n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.</p> + +<p>A sa table d'hôte paraissaient maintenant des +figures qui ne s'y montraient pas autrefois et qui +l'étonnaient; corrects, ils l'étaient trop; décorés, +ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est décent +d'en porter; avec cela des noms et des titres plus +longs, mieux faits, plus retentissants qu'il ne s'en +trouve dans la réalité.</p> + +<p>D'où venaient ces gens-là ? Quand il avait fait des +recherches, il avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent +présentés par des parrains suffisants, ou membres +réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il +surveillait toujours avec la même sévérité les admissions +des membres permanents, et sous sa direction +les votes avaient toujours été sérieux. Mais un article +des statuts disait que, comme cela se fait dans +tous les cercles, un membre permanent pouvait +amener un invité; et cette petite porte entr'ouverte, +qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus fréquentée +que la grand'porte, avait laissé passer plus +d'un nouveau venu qui l'inquiétait.</p> + +<p>Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne +s'en serait pas autrement tourmenté, des invités +sans doute; mais au contraire ils venaient régulièrement +et ils amenaient avec eux des invités à l'air +généralement honnête et simple, des braves gens +ceux-là à coup sûr, qui ne faisaient pas long feu au +cercle: ils dînaient une fois ou deux, jouaient le +soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. +Il avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, +mais inutilement: malgré sa connaissance +du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus que +lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens +si corrects et si décorés n'étaient pas des <i>rameneurs</i> +comme on aurait pu le supposer dans un autre +cercle que le <i>Grand I</i>, c'est-à -dire des racoleurs chargés +d'amener des <i>pigeons</i> que le baccara planterait. +Au <i>Grand I</i> ces moeurs n'étaient pas en usage, et +d'ailleurs il ne fallait pas croire tout ce qu'on racontait +des voleries qui se passaient dans les cercles; +c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui +avait beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait +jamais vu une vraie volerie...</p> + +<p>Et comme alors Adeline lui avait fait observer +que ces paroles étaient en contradiction avec les +histoires qu'il lui avait racontées autrefois, Frédéric +s'était rejeté sur la province:</p> + +<p>A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on +ne se connaît pas, tout est possible; mais à Paris! +dans un cercle comme le <i>Grand I</i>, où il n'y a que des +amis, avec des parrains comme les leurs!</p> + +<p>Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément +le <i>Grand I</i> ne fût pas exclusivement composé, +comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au moins de +membres ayant entre eux des relations d'intimité +qui créent une sorte de solidarité et de responsabilité +collective. Il aurait voulu qu'on n'y vînt que pour +s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque +jour lui donnait à craindre qu'on n'y vint que pour y +jouer. Quelques mois passés dans son cercle lui en +avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +années à la Chambre; Il voyait maintenant +quelle place considérable le jeu tient dans un certain +monde où la gêne est la règle à peu près commune, +où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où +l'on ne compte que sur une bonne chance pour +combler le déficit qui, de jour en jour, s'est agrandi, +et il ne voulait pas que le <i>Grand I</i> fût le lieu de +rendez-vous de ces besoigneux; justement parce +qu'il en était un lui-même, il ne voulait pas que les +autres trouvassent chez lui les occasions et les facilités +qui l'avaient perdu.</p> + +<p>Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, +les bénéfices de la cagnotte en étaient un de contrariété: +il eût voulu qu'elle donnât moins, puisque +les produits étaient en proportion du jeu: un louis +pour une banque de vingt-cinq louis, trois louis +pour une banque de cent. Un matin qu'il assistait à +l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait été +stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: +près de dix mille francs. Dix mille francs de +bénéfices pour une nuit de jeu!</p> + +<p>Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait +franchement montré à Frédéric, occupé à compter +les jetons et les plaques: le cercle était vide, il ne +restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, +que lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le +caissier, et quelques employés.</p> + +<p>—Dix mille francs! est-ce possible?</p> + +<p>Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, +sans répondre, avec un sourire énigmatique.</p> + +<p>A la fin, il s'était décidé:</p> + +<p>—Vous voyez, mon cher président.</p> + +<p>De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait +baissé les yeux, n'osant pas insister: n'était-ce pas +avouer qu'il croyait possible le <i>bourrage</i> de la cagnotte, +ce fameux <i>bourrage</i> dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction +de jetons et de plaques par le croupier au +détriment des joueurs; mais, pour que ce bourrage +puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner +Frédéric d'une pareille infamie.</p> + +<p>—Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.</p> + +<p>—Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.</p> + +<p>—Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que +nous sommes d'accord.</p> + +<p>D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours +comme au commencement.</p> + +<p>Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un +commerçant de Bordeaux, avec qui il avait eu autrefois +des relations: celui-ci vint à lui en souriant, +les mains tendues:</p> + +<p>—Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à +dîner, ce soir, à votre cercle, dit le commerçant.</p> + +<p>—Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour +ce soir?</p> + +<p>—Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?</p> + +<p>C'était une invitation lithographiée avec élégance +et sur beau bristol, signée: «le président Adeline.»</p> + +<p>Seule l'adresse était manuscrite.</p> + +<p>J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel +m'a remis cette lettre, car je ne suis arrivé que +d'hier dans la nuit.</p> + +<p>—A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper +à des explications plus qu'embarrassantes.</p> + +<p>Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: +comment, les garçons d'hôtel distribuaient des +invitations signées de son nom: «le président Adeline!»</p> + +<p>—Mais, mon cher président, répondit Frédéric +en essayant de rire, ce qui vous étonne se fait partout.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans +mon cercle.</p> + +<p>—Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec +quoi voulez-vous que nous payions nos frais si la +partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, il faut +des joueurs.</p> + +<p>—Mon nom ne servira pas à les attirer.</p> + + + +<h4>VI</h4> + + +<p>L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude +dans l'association Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse +et Cie; qu'allait devenir l'affaire si ce président s'avisait +de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas?</p> + +<p>L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi +quand Frédéric raconta l'algarade qui venait de +lui être faite.</p> + +<p>—Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>Vous ne lui avez pas cassé les <i>rinss</i>? s'écria +Barthelasse, dont le premier mouvement était toujours +de revenir à son ancien métier de lutteur, +malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se +contenir et se calmer... à <i>Pariss</i>....</p> + +<p>Raphaëlle haussa les épaules:</p> + +<p>—On ne casse pas les reins aux gens dont on a +besoin.</p> + +<p>—C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop +la voix, je n'avais qu'à faire ça:—il plia les jarrets, +se ramassa sur lui-même, enfonça son cou court +dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en +avant dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque +de son adversaire dans l'arène;—et tout de +suite c'était fini; on lui permet trop de faire ce qui +lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui +donnons trente-six mille francs? Est-ce pour nous +embêter? Je vous le demande. Hein!</p> + +<p>—C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua +Frédéric impatienté.</p> + +<p>—Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si +vous croyez que j'en ai peur.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle +sèchement, nous avons besoin de lui, il faut manoeuvrer +en conséquence.</p> + +<p>—Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua +Barthelasse, on ne sera sûr de lui que quand on +l'aura <i>affranchi</i>; le jour où il filera la carte, il sera à +nous.</p> + +<p>—Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?</p> + +<p>—Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les +ont demandées, et je puis dire sans me vanter qu'ils +s'en sont bien trouvés.</p> + +<p>Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu +entre eux à ce sujet, car du jour où Adeline avait +accepté la présidence du cercle, ils s'étaient demandé +comment ils le garderaient à la tête de leur +affaire. Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous +de la vie des cercles, ils pouvaient être tranquilles. +Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et il n'était +pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon +tout à coup, au moins peu à peu, la situation changerait.</p> + +<p>—Nous l'<i>affranchirons</i>, avait dit Barthelasse, se +servant de ce mot de l'argot de la philosophie qui +vient sans doute d'une allusion aux préjugés dont +sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont +affranchis.</p> + +<p>—Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? +avait répondu Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, +connaissait la nature de son président.</p> + +<p>Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait +même pas qu'il en pût être autrement. De quoi +s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans danger, +en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité +égale à celle de l'acrobate sur la corde raide, qui +a appris à travailler. Alors pourquoi refuserait-il? +Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il n'y a rien +de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné +par le travail.</p> + +<p>Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond +beaucoup plus embarrassés de préjugés que Barthelasse, +ne croyaient pas que tout le monde en fût +arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne à ne voir que l'argent +gagné sans se soucier de la façon dont on le +gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même +de son indignation, si on lui proposait tout simplement +de lui apprendre à travailler pour jouer à coup +sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait procéder avec +celui que d'un air de mépris ils appelaient «<i>Puchotier</i>» +depuis qu'Adeline, se défendant un jour de +ses ignorances parisiennes, s'était lui-même donné +ce nom en disant qu'à Elbeuf les <i>Puchotiers</i> sont +les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout +progrès en ne jurant que par leur vieux Puchot. +Quelle chance de se faire écouter si on lui parlait +franchement?</p> + +<p>Il fallait vraiment être <i>Puchotier</i> pour avoir la +naïveté de croire qu'avec des cotisations de cent +francs et les produits d'une honnête cagnotte on +pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq +mille francs d'éclairage et de chauffage, soixante +mille francs de gages au personnel, trente-six mille +francs de traitement au président, trente mille +francs pour perte sur la table et tous les autres +frais pour abonnements aux journaux, impressions, +concerts, fêtes, c'est-à -dire d'une dépense annuelle +de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant +à ceux qui avaient fondé l'affaire, gérant, tapissiers, +marchands de vin, fournisseurs de comestibles, +croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus +ou moins influents ou, comme on dit dans ce +monde, <i>mangeurs</i>, qui se font payer leur protection +en un tant pour cent, il fallait que la partie +marchât, et non simplement, tranquillement, mais +follement au contraire, avec tous les avantages +qu'une administration habile peut en tirer.—Il serait +souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, +si on ne s'était pas procuré des convives en lançant, +partout où l'on a chance de rencontrer un naïf, des +invitations comme celle qui avait indigné Adeline. +Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de <i>rameneurs</i> qui, membres +réguliers du cercle, gentlemen en apparence, besoigneux +en réalité, répandus dans le monde ou plutôt +dans un certain monde, ont pour mission de racoler +au hasard de leurs connaissances ou d'une heureuse +rencontre ceux qui, bien nourris à la table d'hôte, +seront une heure après dévorés à celle du baccara +et apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux +que les seigneurs des choeurs qui font la tapisserie, +et jouent avec des jetons prêtés, prenant des attitudes +de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent, +à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette +cagnotte donnerait-elle des bénéfices suffisants si +dans le feu de la partie les croupiers «aux doigts +légers»—l'épithète est du plus grand des grecs—ne +<i>bourraient</i> pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire +et de nacre qui tombent là sans bruit? Et le +change de la monnaie, que donnerait-il si le croupier +ne le faisait pas avec des doigts de plus en plus +légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; +et tandis que le valet de pied apporte ces vingt-cinq +louis au croupier, qui n'a pas quitté la table, celui-ci, +par-dessus son épaule, lui passe deux plaques au +lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui +font un cercle prospère—sinon modèle.</p> + +<p>Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, +il avait fallu toute la dextérité de Frédéric et +toute sa souplesse de caractère.</p> + +<p>Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement +compromis et que celui des invitations devait +être abandonné.</p> + +<p>Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était +pas pour qu'on attaquât jamais de front les difficultés.</p> + +<p>—Cède, dit-elle à Frédéric.</p> + +<p>—Comment, céder! s'écria Barthelasse.</p> + +<p>—Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront +un éclat, peut-être une rupture.</p> + +<p>—Et comment comptez-vous rabattre le gibier? +dites un peu, mon bon! Comptez-vous qu'il va vous +tomber tout rôti sur votre table, hein? Je vous le dis +et je vous le répète, vous prenez trop de précautions +avec ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous +qu'il ne savait pas comment les 10,000 francs +étaient venus dans la cagnotte. Je vous le demande, +hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien +voir, qui ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le +comprends, il est député, il est décoré, il est considéré, +il faut bien qu'il ménage sa réputation... pour +lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant +que nous. Autrement! Il a bien avalé la cagnotte—il +n'en reparle plus, de la cagnotte,—il avalera bien +les invitations. Ça se passera tacitement; ça lui est +plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut +le prendre comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à +continuer, puisque vous ne voulez pas qu'on l'affranchisse, +ce qui pour nous serait bien plus facile.</p> + +<p>Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce +fut comme toujours d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle +qui l'emporta: on céderait.</p> + +<p>Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole +de la participation, fit ses excuses à son cher +président.</p> + +<p>—Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je +vous ai répondu hier. J'ai eu tort. J'ai réfléchi, je le +reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est que la chose +dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous +n'êtes pas de ces présidents-là , j'en conviens. Votre +haute situation, votre respectabilité, votre nom si +honoré rendent légitimes toutes les susceptibilités.</p> + +<p>Il était entré dans le cabinet de son président en +tenant dans sa main gauche un paquet de papier:</p> + +<p>—Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. +Il les jeta dans la cheminée, où brûlait un feu de +bois.</p> + +<p>Adeline avait écouté le commencement de ce petit +discours avec une attitude raide, en homme fâché,—et +il l'était en effet;—il fut attendri.</p> + +<p>On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: +tous les griefs qu'il avait entassés contre +le vicomte s'évanouirent.</p> + +<p>—Vous savez bien que je ne veux que l'honneur +de notre cercle, dit-il en tendant la main à Frédéric.</p> + +<p>—Et moi donc! s'écria celui-ci.</p> + +<p>Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, +à laquelle se mêlait un vague sentiment d'inquiétude:</p> + +<p>—Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.</p> + +<p>—Vous savez comme le premier mouvement court +aux extrêmes. Il est certain, cependant, que nous +allons nous trouver dans un certain embarras, mais +enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en +sortir... au moins je l'espère.</p> + +<p>—Que puis-je pour vous?</p> + +<p>—Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter +quand quelque chose se présente mal. Soyez +sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y soit +porté remède. Comme vous, mon cher président, je +mets au-dessus de tout honneur de notre cercle, et, +si j'osais le dire: avant vous, puisque, pour ceux qui +savent, je suis le gérant responsable. Mais, à côté de +l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la +garde, il y des intérêts respectables dont je me +trouve chargé par ma gérance effective. On me les a +confiés, ces intérêts.—A l'argent que j'ai mis dans +cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,—et +dont je suis responsable. Eh bien, laissez-moi +l'administrer de façon à ce qu'il donne les produits +légitimes qu'on est en droit d'attendre.</p> + +<p>—Mais que puis-je?</p> + +<p>—Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez +pas celle des personnes qui ont eu confiance en +moi?</p> + +<p>—Certes, non.</p> + +<p>—Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma +direction qui puisse nous compromettre ou même +nous inquiéter.</p> + +<p>—Que voulez-vous donc de moi?</p> + +<p>—Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? +que vous laissiez marcher la partie.</p> + + + + + +<h4>VII</h4> + + +<p>Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans +cet état de demi-somnolence du joueur qui a passé +la nuit, le corps brisé de fatigue, le sang enfiévré, +l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux contre +les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups +importants qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté +sa dette d'une dizaine de mille francs, on lui +dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hôtel.</p> + +<p>Il n'était guère en disposition de donner des audiences +et d'écouter des solliciteurs: il fallait qu'avant +la séance de la Chambre, où devait venir en discussion +un projet de loi dont il était rapporteur, il se +rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.</p> + +<p>—Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, +répondit-il.</p> + +<p>Et il continua son chemin pour monter à son appartement.</p> + +<p>Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, +il n'avait pas parlé assez bas, la porte du salon s'ouvrit +vivement, et il se trouva en face d'une jeune +femme de tournure élégante qui lui barra le passage.</p> + +<p>—Monsieur Adeline?</p> + +<p>—C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous +recevoir en ce moment, je suis très pressé; écrivez-moi.</p> + +<p>—Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous +en supplie.</p> + +<p>L'accent était si ému, si tremblant, le regard était +si troublé, si désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.</p> + +<p>La précédant, il l'introduisit dans le petit salon +banal des appartements meublés qui se trouvait +avant sa chambre? En entrant dans cette pièce froide, +qui n'était plus habitée que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; +alors, frottant une allumette, il la mit sous le bois +préparé dans la cheminée, puis, attirant un fauteuil, +il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait dans +une attitude embarrassée et confuse.</p> + +<p>—Madame, je vous écoute.</p> + +<p>Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir +en aide: elle était fort jolie et la tristesse, l'angoisse +de sa physionomie ne pouvaient pas ne pas inspirer +la sympathie.</p> + +<p>—Madame? demanda-t-il.</p> + +<p>—Madame Paul Combaz.</p> + +<p>—La femme du peintre?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.</p> + +<p>La sympathie un peu vague d'Adeline devint de +l'intérêt: il oublia ses fatigues et ses émotions de la +nuit pour regarder cette jeune femme qui se tenait +devant lui dans une attitude désolée. Non seulement +il connaissait le nom de Paul Combaz comme celui +d'un peintre de talent, très apprécié dans le monde +parisien, mais encore il connaissait l'homme lui-même, +un des plus fidèles habitués du <i>Grand I</i>, depuis +quelque temps.</p> + +<p>—Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; +c'est une situation si douloureuse que celle d'une +femme qui vient se plaindre de son mari... qu'elle +aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien +que depuis plus d'un mois j'aie préparé cent fois par +jour ce que je dois vous dire.</p> + +<p>Adeline fit un signe pour la rassurer.</p> + +<p>—Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en +le regardant avec crainte.</p> + +<p>—J'ai autant de sympathie pour l'homme que +d'estime pour l'artiste.</p> + +<p>Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et +ses yeux navrés s'éclairèrent d'une flamme de tendresse +et de fierté. </p> + +<p>—Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le +plus loyal, le caractère le plus droit: et ce n'est pas à +vous que j'ai à dire qu'il est un grand artiste, ses +succès sont là pour l'affirmer; je serais la plus heureuse +et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait +pas; et c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je +viens vous demander de nous sauver, mes enfants et +moi.</p> + +<p>—Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens +de jouer! s'écria-t-il blessé de cet appel à son intervention, +qui semblait le rendre responsable des +pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez +étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.</p> + +<p>Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres +tremblantes.</p> + +<p>—Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez +pas. Si ce n'est pas pour moi que vous m'écoutez, et +je le comprends, puisque vous ne me connaissez pas, +que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, +seront jetées dans la rue, mourant de faim, de froid, +si vous n'intervenez pas. Vous avez une fille que +vous aimez, c'est au père que je m'adresse.</p> + +<p>—Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?</p> + +<p>—Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle +Adeline, mais je sais que vous avez une fille, et c'est +en pensant à elle que l'espérance s'est présentée à +moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par +les pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme +une affolée que je suis, à qui je pourrais demander +protection, et l'idée m'est venue, l'inspiration, que +si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au +cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait +lui en fermer les portes. Mais ce président était-il +homme à m'entendre? ou bien me repousserait-il +parce qu'il profitait lui-même de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon +mari que j'avais interrogé, je savais quel homme politique +vous êtes, la situation que vous occupez, l'estime +dont vous êtes entouré; c'était beaucoup; +pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique +y avait-il un homme de coeur capable de se +laisser attendrir par le désespoir d'une mère? J'ai +une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit +pour qu'elle tâche d'apprendre quel homme était +M. Constant Adeline. Sa réponse, vous la connaissez +sans que je vous la dise. C'est alors, quand j'ai su +quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en +vous m'est venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre +cette démarche.</p> + +<p>Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, +ces beaux yeux qui plusieurs fois s'étaient +noyés de larmes, cet élan, et en même temps cette +discrétion dans les paroles, surtout cette évocation +de Berthe lui troublaient le coeur.</p> + +<p>—Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, +je vous promets de le faire.</p> + +<p>—Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous +en vain, et de tout coeur je vous remercie de vos +paroles: quand je vous aurai expliqué notre situation, +vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le +vois moi-même, comment vous pouvez nous sauver, +et de quelle façon vous pouvez agir sur mon mari.</p> + +<p>Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il +recommanda qu'on ne laissât monter personne.</p> + +<p>—Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai +apporté une dot de cent mille francs à mon mari, et +un an après, à la mort de mon père, deux cent mille +francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui +lui rapportaient cinquante ou soixante mille francs. +Nous vivions largement dans un petit hôtel de la +rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et +que nous avions payé, ainsi que son ameublement, +avec ma dot et l'héritage de mon père. Ce n'était +point là une prodigalité, car vous savez que le +peintre qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige +sur le marchand de tableaux et encore moins sur +l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, quelque +chose comme un outillage. Nous étions très +heureux, j'étais très heureuse: aimée de mon mari, +l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, fière de le +voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi +pour me demander mon sentiment d'un geste ou +d'un coup d'oeil je ne quittais pas l'atelier, et en +six années, les seules heures que je n'aie point +passées à ses côtés sont celles où je promenais mes +filles au parc Monceau. La crise que traverse la peinture +nous avait cependant atteints, et des soixante +mille francs que gagnait mon mari pendant les premières +années de notre mariage, il était tombé à +quelques milliers de francs seulement, les marchands +n'achetant plus, comme vous le savez. Il avait +fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première +à le demander, et j'avais pu organiser une nouvelle +existence... suffisante au moins pour moi, et qui +pouvait très bien se prolonger jusqu'à des temps +meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois +mois, il y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, +je ne sais la date que trop bien, M. Fastou...</p> + +<p>Adeline laissa échapper un mouvement.</p> + +<p>—... Le statuaire, celui qui fait partie de votre +cercle, vint voir mon mari. Naturellement, on parla +du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit qu'il était +trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient +plus, il fallait vendre aux amateurs; mais que, pour +les trouver, on devait aller les chercher; que, pour +les rencontrer dans des conditions favorables, les +cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, +pour lui, c'était à son cercle qu'il avait obtenu la +commande des douze ou quinze bustes dont il vivait; +et il termina en proposant à mon mari de le +faire recevoir membre du <i>Grand I</i>. Je suppliai si +bien mon mari qu'il refusa; mais il accompagna +M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux.</p> + +<p>—Et alors? demanda Adeline anxieusement, car +bien souvent il avait vu Combaz à la table de baccara.</p> + +<p>—Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour +80,000 francs, c'est-à -dire à peu près pour sa valeur +actuelle; tous les tableaux que mon mari avait dans +son atelier ont été emportés, et une partie de l'ameublement, +ce qui était de vente sûre et facile, a suivi +les tableaux.</p> + +<p>—Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, +s'écria Adeline, elle n'achète pas des tableaux!</p> + +<p>—La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de +partie, je ne sais comment vous l'appelez, celui qui +prête aux joueurs: Auguste.</p> + +<p>—C'est impossible, interrompit Adeline qui +croyait savoir qu'Auguste n'était qu'un petit employé.</p> + +<p>—Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout +cas, si ce n'est pas à son profit qu'Auguste a prêté +les sommes perdues par mon mari, c'est au profit de +ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le +même,—c'est la ruine; encore quelques meubles, +quelques tentures et quelques tapis vendus, et il ne +nous restera rien, car l'hôtel ne tardera pas à être +vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. +Vous voyez notre situation: en trois mois +tout a été englouti; mon mari ne travaille plus, il +est le plus malheureux homme du monde, la fièvre +le dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur +que le désespoir de nous avoir perdus ne le pousse +au suicide. Déjà il n'ose plus me regarder et, quand +il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui m'épouvantent. +Vous comprenez maintenant comment +j'ai eu le courage de m'adresser à vous. Que mon +mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, il ne +trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et +il me reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il +se remettra au travail, quand ce ne serait qu'à des +illustrations; vous l'aurez guéri; vous nous aurez +sauvés.</p> + +<p>Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même +plus encore peut-être qu'à madame Combaz, il murmura:</p> + +<p>—Guérit-on les joueurs?</p> + +<p>Croyant que c'était à elle que cette exclamation +s'adressait, vivement elle répondit:</p> + +<p>—Oui, on les guérit, et mon mari en est un +exemple vivant: nous avons fait notre voyage de +noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, +mon mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses +nuits au Casino; je l'ai accompagné, et comme on +ne laisse pas les femmes entrer dans les salles de +jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, +me désolant, me désespérant, interrogeant de temps +en temps les garçons, pour savoir où en était la partie, +et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été élevée +honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière +avec eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. +Et non seulement ils me répondaient, mais +encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais +là . Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu +de lui qu'il n'irait pas au jeu, et depuis il n'y +est jamais retourné.</p> + +<p>—A Luchon?</p> + +<p>—Ni ailleurs.</p> + +<p>—Mais à Paris?</p> + +<p>—Après sept ans! Vous voyez que la guérison a +duré longtemps et qu'elle est possible.</p> + +<p>Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux +lèvres.</p> + +<p>—Vous avez eu raison de vous adresser à moi, +dit-il, je vous promets que tout ce que je pourrai +pour sauver votre mari, je le ferai.</p> + +<p>—Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.</p> + +<p>—Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui +parlerai.</p> + + + + + +<h4>VIII</h4> + + +<p>Guérit-on les joueurs?</p> + +<p>C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet +n'était-il pas ridicule de vouloir guérir les autres +quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?</p> + +<p>Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette +pauvre petite femme était trop touchante dans son +désespoir pour qu'il refusât de lui venir en aide.</p> + +<p>Que de ruines, que de désastres seraient évités si +les joueurs ne trouvaient pas ces facilités à emprunter, +qui, s'offrant à eux, les entraînent et les perdent? +Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû tirer de sa +poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers +billets de mille francs qu'il avait risqués au baccara? +«Auguste, six mille, dix mille» cela n'était +pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne série, et l'on était pris +pour jamais;—mieux que personne il le savait.</p> + +<p>Combaz travaillant toute la journée dans son atelier +auprès de sa femme, c'était le soir seulement +qu'il venait au cercle, après avoir embrassé ses +trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits +blancs. Adeline avait donc la certitude de ne pas le +manquer: en se tenant dans la salle de baccara, il le +prendrait à l'arrivée.</p> + +<p>En effet, le soir même, un peu après dix heures, +Adeline, qui, depuis quelques instants déjà , était à +son poste, le vit entrer d'un air en apparence indifférent, +mais sous lequel se lisait facilement la préoccupation; +ses yeux vagues avaient le regard en dedans +de l'homme qui suit sa pensée, insensible à tout ce +qui vient du dehors.</p> + +<p>Il alla au-devant de lui:</p> + +<p>—Je désirerais vous dire un mot.</p> + +<p>—Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, +sans attacher aucun sens à ses paroles, bien évidemment.</p> + +<p>Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte +et, poussant un fauteuil au peintre, il s'assit vis-à -vis +de lui, en le regardant.</p> + +<p>Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois +l'esprit disposé à la plaisanterie, il était trop resté +en lui du rapin et du gamin de sa jeunesse pour +qu'il manifestât sa surprise autrement que par la +blague:</p> + +<p>—C'est devant monsieur le juge d'instruction, +que j'ai l'agrément de comparoir? dit-il.</p> + +<p>—Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, +l'instruction est faite, mais devant le juge, ou, +si vous le préférez, devant le président, ou, ce qui +est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le +mot.</p> + +<p>Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme +qui se tient sur ses gardes parce qu'il sent qu'il peut +être facilement attaqué.</p> + +<p>—Je vous remercie, cher monsieur, de ce que +vous voulez bien me dire.</p> + +<p>Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait +en réalité aucun sens.</p> + +<p>—Vous ne vous blesserez donc pas, commença +Adeline, si je vous dis que vous jouez trop gros jeu.</p> + +<p>Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:</p> + +<p>—Permettez, monsieur!</p> + +<p>Adeline ne se laissa pas couper la parole:</p> + +<p>—C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car +je n'ai pas fini, je n'ai même pas commencé ce que +j'ai à vous dire. Je suis le président de ce cercle, c'est +en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser +mes observations, alors surtout qu'elles sont dictées +par votre intérêt...</p> + +<p>—Mais, monsieur...</p> + +<p>—Par celui de votre jeune femme si charmante, +par celui de vos trois petites filles que vous venez +d'embrasser dans leur lit pour accourir ici, et qui +demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans +pain.</p> + +<p>Combaz étendit la main pour protester; Adeline +la lui prit et chaleureusement il la lui serra:</p> + +<p>—Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué +pour quatre-vingt mille francs, vos tableaux +vendus à Auguste, vos objets d'art, vos tentures emportés.</p> + +<p>—Qui vous a dit?</p> + +<p>—Etait-il possible que je visse un artiste perdre +plus de deux cent mille francs ici, sans m'inquiéter +de savoir quelles étaient ses ressources, si c'était sa +fortune ou le pain de ses enfants qu'il jouait; c'est +le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui +pense à votre avenir gâché, c'est le père qui pense à +vos petites filles, parce qu'il aime la sienne et que, +par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. Allez-vous +les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez +dans le coeur et dans la tête des émotions plus hautes +que celle que peut donner le jeu?</p> + +<p>Combaz était dans une situation où la sympathie, +même alors qu'elle est accompagnée de reproches, +touche les plus endurcis, et il n'était nullement endurci.</p> + +<p>—Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que +c'est la passion qui me fait jouer? Passionné, oui, je +l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout jeune, j'ai +passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les +secousses qu'il donne; mais ce temps est loin de +moi.</p> + +<p>—Alors, pourquoi jouez-vous?</p> + +<p>Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle +de silence, en homme qui prend son parti:</p> + +<p>—Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je +me suis remis à jouer après être resté sept années +sans toucher aux cartes: simplement par calcul, sans +aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce +que mon travail était insuffisant à leur continuer, +notre vie ordinaire, rien de plus. Je gagnais soixante +mille francs environ bon an mal an. J'ai voulu, +quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma +peinture ne se vendait plus, que la transition d'une +vie large à une vie étroite ne fût pas trop dure, et +j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il l'a +culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait +comme moi!</p> + +<p>—Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline +avec un accent d'une violence qui surprit Combaz, +et ont ruiné leur famille. Il manque deux, trois, dix +mille francs, pour se remettre en état, on les demande +au jeu; et le jeu vous en prend dix mille, +cent mille, tout ce qu'on a.</p> + +<p>—A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas +toujours.</p> + +<p>Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas +ne pas toucher Adeline.</p> + +<p>Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises +séries; mais depuis trois mois que vous jouez, +vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez point. +Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille +francs derrière vous, pourriez-vous continuer et +attendre la veine; mais vous ne les avez pas. Ne risquez +pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est +rien: un homme se tire toujours d'affaires. Mais les +vôtres, votre femme, vos filles! Vous ne vouliez pas +que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand +on les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, +et que, brisé ou affolé, vous serez incapable de vous +remettre au travail, pensez donc que par votre fait +elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, +arrêtez-vous. Vous serez gênés, cela est certain, +mais la gêne n'est pas la honte, n'est pas la +misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.</p> + +<p>Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, +il était facile de comprendre que ce qu'Adeline disait, +il se l'était dit à lui-même bien des fois; mais +par cette répétition, ces paroles avaient pris une +force que la conscience seule ne leur donnait pas.</p> + +<p>Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait +obtenu:</p> + +<p>—Vous venez pour jouer?</p> + +<p>—Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui +m'a décidé une dernière fois.</p> + +<p>—Combien croyez-vous qu'on prêtera?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>—J'ai pu me procurer trois mille francs.</p> + +<p>—Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille +francs vous pouvez faire vivre votre famille pendant +plusieurs mois; rentrez chez vous et remettez cet +argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, +qui pleure auprès de ses filles, en sachant que +vous êtes ici; la joie que vous lui donnerez ce soir +sera si grande, que si vous vouliez revenir demain, +son souvenir vous retiendra.</p> + +<p>Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de +père et de mari arracha Combaz à ses hésitations.</p> + +<p>Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et +la serra longuement.</p> + +<p>—Je rentre chez moi, dit-il.</p> + +<p>—Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement +affaire place Malesherbes.</p> + +<p>—Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en +riant.</p> + +<p>Adeline changea la conversation, car s'il était vrai +qu'il ne se fiât point à cette bonne résolution d'un +joueur, il trouvait imprudent de laisser voir ses +doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils s'entretinrent +de choses et d'autres amicalement, sans +qu'une seule fois il fût question de jeu.</p> + +<p>—Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline +en arrivant à la place, bonsoir!</p> + +<p>—Je vous porterai les remerciements de ma +femme, dit Combaz en lui serrant les deux mains +avec effusion, et je vous conduirai mes deux aînées +pour qu'elles vous embrassent.</p> + +<p>—J'irai chercher chez vous les remerciements +de madame Combaz, dit Adeline, et les embrassements +de vos chères petites; il ne faut pas que vous +repassiez la porte du cercle.</p> + +<p>—N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.</p> + +<p>Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant +allègrement, la conscience satisfaite: il avait sauvé +un brave garçon. Sans doute dans ce sauvetage, il y +avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et +la sienne, mais enfin la satisfaction du devoir accompli +le portait: il avait fait son devoir.</p> + +<p>En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait +chez lui se coucher où s'il irait faire un tour +au cercle; sûr de ne pas se laisser entraîner au jeu +ce soir-là , alors qu'il était encore tout frémissant de +ses propres paroles, il se décida pour le cercle.</p> + +<p>Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier +prononçait les mots qui, si souvent, retentissent dans +une nuit: «Le jeu est fait». Machinalement il regarda +qui taillait: un cri de surprise lui monta +aux lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de +la table et regarda les enjeux: environ une vingtaine +de mille francs et Combaz n'avait plus que +quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa +taille, que ses doigts serraient nerveusement, tandis +que sur son visage pâle glissaient des filets de +sueur.</p> + +<p>—Rien ne va plus?</p> + +<p>À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent +ceux d'Adeline et vivement il les détourna, puis il +donna les cartes.</p> + +<p>Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant +demandé des cartes, reçurent l'un un dix, l'autre +une figure; alors une hésitation manifeste se traduisit +sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher +une inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il +ou ne devait-il pas tirer? Si furieux que fût Adeline, +il était encore plus anxieux. Le joueur l'emporta sur +le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait lui-même. +Combaz ne tira point et gagna.</p> + +<p>—Je vous disais bien que j'allais avoir une série! +s'écria Combaz en venant vivement à Adeline, c'est +cette certitude qui m'a empêché de rentrer, j'ai pris +une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.</p> + +<p>—Au moins allez-vous vous sauver maintenant.</p> + +<p>—Au plus vite.</p> + +<p>Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses +plaques contre vingt-cinq beaux billets de mille +francs, Adeline s'approcha de Frédéric.</p> + +<p>—Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus +prêté d'argent à M. Combaz.</p> + +<p>—Et pourquoi donc, mon cher président?</p> + +<p>—Il est ruiné.</p> + +<p>—Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il +les empoche.</p> + +<p>—Je désire qu'il les garde.</p> + +<p>—Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons +les joueurs? Vous savez bien que ce ne sont pas +là nos conventions; les recettes baissent; intéressant, +le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, +mais si nous éloignons les sympathiques, qui nous +fera vivre puisque les coquins ne viennent pas ici?</p> + + +<h4>IX</h4> + + +<p>Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à +venir dîner à son cercle, dans un de ses voyages à +Paris; mais les voyages du père Eck à Paris étaient +rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller +sa fabrique.</p> + +<p>Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé +de venir à Paris deux fois par an et d'y passer chaque +fois quinze jours ou trois semaines pour faire accepter +par les acheteurs les échantillons de la saison +prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante +négociants en draps qui sont ses clients sa <i>marmotte</i>, +c'est-à -dire la caisse dans laquelle sont rangés ses +échantillons,—le fabricant de draps lisses n'a pas à +supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer +à l'avance, pour la saison d'hiver et la saison +d'été, cinq ou six cents échantillons dont il lui faudra +discuter, avec les acheteurs, chaque fil, chaque +nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication +est beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un +mot, ses commandes sont faites ou refusées; pour +les recevoir, il n'est pas nécessaire que le chef de la +maison se dérange lui-même.</p> + +<p>Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; +que serait-il venu faire à Paris? Ce n'était pas +à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à Elbeuf, dans +sa fabrique dont il montait les escaliers du matin +au soir comme le plus alerte de ses fils; c'était dans +son bureau à consulter ses livres; c'était surtout le +jour des inventaires qu'il clôturait tout seul quand +il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta +part, Samuel; la tienne, David, la tienne, Nathaniel, +la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; maintenant, +allez travailler.»</p> + +<p>Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait +sa présence à Paris, il s'était décidé à partir; +par la même occasion il verrait Adeline, et ce +fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers +six heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la +Chambre.</p> + +<p>—Je <i>fiens tiner</i> avec <i>fous</i> à <i>fotre</i> cercle.</p> + +<p>Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il +traînait à bout de bras, accompagnait Adeline; la +présentation eut lieu en règle, et le père Eck exprima +toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un +député dont il avait lu si souvent le nom dans les +journaux. Ordinairement ce n'était pas un bon +moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou +que de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués +de lui, mais la physionomie ouverte du père +Eck et son air bonhomme effacèrent vite la mauvaise +impression que ce mot «journaux» avait commencé +à produire..</p> + +<p>Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils +gagnèrent l'avenue de l'Opéra. Quand, en montant +le grand escalier, Adeline vit les regards étonnés que +le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements +de marbre aussi bien que sur la livrée fleur +de pêcher des valets de pied, il sourit intérieurement, +comme si ce luxe lui était personnel et devait +éblouir le futur oncle de Berthe.</p> + +<p>—Voulez-vous que je vous montre nos salons? +dit-il en entrant dans le hall.</p> + +<p>—Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, +c'est très <i>peau</i>.</p> + +<p>Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené +partout un regard curieux, et tâté le tapis du +pied, en homme qui connaît la qualité de la laine, +répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste +silence de ces vastes pièces:</p> + +<p>—C'est très <i>peau</i>.</p> + +<p>En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le +cabinet d'Adeline avec Bunou-Bunou et quelques +commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme +ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta +à la porte pour écouter le père Eck qui lui tournait +le dos, et soutenait une discussion contre +Bunou-Bunou.</p> + +<p>—Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me +semble reconnaître l'accent de mon ancien département.</p> + +<p>—M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, +dit Adeline; M. Eck, de la maison Eck et +Debs.</p> + +<p>Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât +sur son accent:</p> + +<p>—Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, +je suis Alsacien, ou si je ne le suis <i>blus</i> ce n'est +<i>bas</i> ma faute, c'est celle de certaines <i>bersonnes</i>; je +suis fier de mon accent et je voudrais en <i>afoir</i> davantage +pour hisser haut le drapeau de mon pays.</p> + +<p>Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un +peu effaré:</p> + +<p>—Malheureusement l'habitude de <i>fifre</i> toujours +maintenant avec des Normands l'a <i>peaucoup</i> atténué, +comme vous pouvez le <i>foir</i>, et je le regrette: l'accent, +mais c'est le fumet du <i>pon</i> vin; voudriez-vous +des pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?</p> + +<p>—Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait +jamais de rien ni contre personne.</p> + +<p>À table, le père Eck répéta son même mot, en ne +lui faisant subir qu'une légère variante:</p> + +<p>—C'est très <i>pon</i>; vraiment, pour le prix, c'est +très <i>pon</i>.</p> + +<p>Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de +la cagnotte, à un certain moment il ajouta:</p> + +<p>—C'est vraiment une <i>pelle</i> chose que l'association! +Quels miracles elle produit! Je n'aurais +jamais cru que, moyennant une cotisation de cent +francs par an, on pouvait <i>chouir</i> de ces <i>peaux</i> salons +et de cette <i>ponne</i> table, avec des domestiques aussi +<i>pien</i> dressés, et de tout ce luxe.</p> + +<p>Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara +les sommes qui se jouaient en deux ou trois minutes, +il commença à changer d'avis sur les cercles. </p> + +<p>—C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques +de nacre valent 5,000 francs et 10,000 francs?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient +10,000 <i>vrancs</i> en or sur le tapis vert, ils y regarderaient +à deux fois, à dix fois; ces plaques, ça +glisse des doigts comme les haricots de ceux des enfants. +Et je vois des commerçants à cette table, des +gens qui savent ce que c'est que l'argent gagné. +C'est une honte!</p> + +<p>Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements +du père Eck, voulut changer la conversation +qui menaçait de prendre une mauvaise voie et de +conduire à un résultat complètement opposé à celui +qu'il avait espéré au commencement de cette visite.</p> + +<p>Mais on ne changeait pas le cours des idées du +père Eck, pas plus qu'on ne le faisait taire quand il +voulait parler; il continua:</p> + +<p>—Je <i>tis</i> que le jeu ainsi compris est une honte; +c'est une spéculation, non une distraction; ils jouent +<i>bour</i> gagner, non pour s'amuser entre honnêtes +gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, comme +ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous +les mauvais instincts de la bête se marquent sur +leurs visages. Allons-nous-en!</p> + +<p>Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur +cette mauvaise impression; s'il fut bien aise de +quitter la salle de baccara où cette indignation d'un +<i>Puchotier</i>, beaucoup plus <i>Puchotier</i> que lui encore, +était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât +pas le cercle dans cet état violent, et, après lui avoir +fait traverser les salons des jeux de commerce où +quelques membres jouaient tranquillement, silencieusement, +en automates, au whist et à l'écarté, il +le conduisit dans son cabinet, où Bunou-Bunou, +bien chauffé et bien éclairé, répondait scrupuleusement, +comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues +dans la journée.</p> + +<p>—Et c'est <i>bour</i> cela qu'on fonde des cercles? dit +le père Eck, en s'asseyant devant la cheminée.</p> + +<p>—Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu +n'est qu'un accessoire, qu'un accident, et ce soir, +particulièrement, la partie a pris un développement +insolite.</p> + +<p>Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus +élevé leur cercle avait été fondé; malheureusement +il fut interrompu, dans sa démonstration que le +père Eck écoutait sans paraître bien touché, par +M. de Cheylus, qui entra en riant:</p> + +<p>—Il se joue en ce moment une comédie qui aurait +bien amusé M. Eck s'il en avait été témoin, dit-il.</p> + +<p>—Quelle comédie?</p> + +<p>—Le comte de Sermizelles vient de perdre +12,000 fr.; où les avait-il eus? me direz-vous. Je +n'en sais rien, mais enfin il se les était procurés, +puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va +rencontrer une série, il cherche cinq louis seulement +pour l'entamer. À la caisse, brûlé. Auprès +d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé, +archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même +pas un louis. Ou bien on ne lui répond pas, ou bien +on ne le fait qu'avec les refus les plus humiliants. Il +ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il fallait +voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant +les humiliations, son impassibilité. Averti par +Auguste, je suivais son manège. C'est la comédie +que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris encore. +Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais +plaisant qui lui dit que le chef a de l'argent. Et +voilà mon comte qui, par l'escalier de service, se +précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.</p> + +<p>—Est-ce <i>bossible!</i> s'écria le père Eck en levant les +bras au ciel.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est +dans son sang comme dans celui de toute sa famille. +Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas ruiné, était si +foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la +peine d'administrer sa fortune. À sa mort on a +trouvé chez lui des tas de titres d'obligations de +chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs coupons. +Pourquoi se donner le mal de détacher ces +coupons avec des ciseaux quand on fait des différences +de trente ou quarante mille francs toutes les +nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, +pour le moment, le comte est aux prises avec le chef +et tâche de l'amadouer. Venez voir sa rentrée, qu'il +ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera curieuse.</p> + +<p>Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y +était pas, mais presque aussitôt il arriva allègrement, +gaiement, et il courut à la caisse: sur la +tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, +de deux francs, de cinquante centimes et même une +poignée de gros sous.</p> + +<p>—Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton +de cinq louis.</p> + +<p>Et vivement il courut à la table où le croupier +annonçait justement une nouvelle taille: «Messieurs, +faites votre jeu.» Sans hésitation, en homme +qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à +gauche: il était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, +il gagna. Il laissa sa mise doublée et gagna encore. +Puis encore une troisième fois.</p> + +<p>Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, +qui n'avait nulle envie de passer la nuit à regarder +jouer. Il en avait assez; il en avait trop. Adeline le +reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour +une course qu'ils avaient à faire ensemble.</p> + +<p>Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la +porte, l'attendant.</p> + +<p>Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils +descendirent l'avenue de l'Opéra, et, en passant +devant son cercle, Adeline voulut entrer pour donner +un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un +brouhaha de voix qui partait de l'escalier du cercle, +et à travers les glaces de la porte contre laquelle il +était adossé ils virent un homme en veste et en calotte +blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait +avec de grands mouvements de bras, barrant le +passage au comte de Sermizelles, défait, exténué, +qui voulait sortir.</p> + +<p>Que signifiait cela?</p> + +<p>Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait +pas plus moyen d'entrer que de sortir, le cuisinier +obstruait solidement le passage et d'ailleurs il ne +voyait pas son président, à qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion +de gens qui criaient ou qui riaient, des membres +du cercle, des croupiers, des domestiques.</p> + +<p>À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui +était descendu par l'escalier de service.</p> + +<p>—Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en +allant à lui vivement.</p> + +<p>—M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier +cent francs au chef; il a gagné cent vingt-cinq mille +francs avec; mais il a tout perdu et il ne lui reste +pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut +pas le laisser partir.</p> + +<p>—Vous m'avez donné votre parole d'honneur de +me rendre mon argent ce matin, hurlait Félicien, et +vous voulez filer. Vous ne passerez pas!</p> + +<p>Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, +et, mettant cinq louis dans la main du cuisinier:</p> + +<p>—Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même +quittez le cercle à l'instant.</p> + +<p>Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent +côte à côte assez longtemps sans rien dire. +À la fin, le père Eck prit le bras d'Adeline:</p> + +<p>—Mon cher monsieur <i>Ateline</i>, je sais qu'on +n'aime pas les conseils qu'on ne demande pas, <i>bourtant</i> +je vous en donnerai un: croyez-moi, laissez +ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est <i>bas</i> la +place d'un brave homme comme vous. Vous serez +mieux dans <i>fotre</i> famille. Si nous avons un peu +réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: +c'est en étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est +<i>bas</i> seulement pour la fortune que la famille est +<i>ponne</i>.</p> + + + + +<h4>X</h4> + + +<p>Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous +l'impression de ces conseils, sans pouvoir la secouer: +«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs.» Est-ce +que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?</p> + +<p>Mais dans la journée il lui vint un second avertissement +qui le bouleversa plus profondément encore.</p> + +<p>Comme il allait entrer dans la salle des séances, le +préfet de police—celui-là même qui lui avait accordé +l'autorisation d'ouvrir le <i>Grand I</i>,—l'arrêta +au passage.</p> + +<p>—Eh bien, mon cher député, êtes-vous content +de votre cercle?</p> + +<p>Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène +du matin, s'empressa de la raconter et de l'expliquer, +tout en se disant que la préfecture était bien rapidement +renseignée.</p> + +<p>Mais le préfet se mit à rire:</p> + +<p>—Je ne peux pas partager votre colère contre +votre cuisinier, et même je trouve qu'il serait désirable +que les joueurs eussent à payer quelquefois +leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. +Ce n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je +vous demandais si vous étiez content de votre cercle.</p> + +<p>—Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de +nos membres augmente tous les jours; nos fêtes sont +très réussies; notre situation financière est bonne; +je n'ai que des remerciements à vous renouveler +pour l'autorisation que vous m'avez accordée avec +tant de bonne grâce.</p> + +<p>Puis tout de suite il entama une apologie des cercles +bien tenus et sévèrement surveillés, qui n'était +à peu de chose près que la répétition de ce que Frédéric +lui avait dit et répété plus de cinquante fois, +sur tous les tons et avec toutes sortes de variantes, +c'est-à -dire que si les tricheries sont jusqu'à un certain +point possibles dans un cercle fermé, où, par +cela même que tous les membres ne font en quelque +sorte qu'une même famille, personne ne surveille +son voisin, il n'en est pas de même dans les cercles +ouverts, où, au contraire, la défiance et la surveillance +sont la règle ordinaire, comme si on était +dans une réunion de voleurs connus.</p> + +<p>Mais le préfet l'interrompit en riant:</p> + +<p>—Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne +m'inspirent pas plus une confiance absolue que les +cercles ouverts, attendu que partout où l'on joue on +peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois, +comme dans le <i>claquedents</i> souvent, qu'on ait cent +mille francs de rente, ou qu'on crève de faim. Je sais +bien que lorsqu'on interroge un gérant de cercle ouvert +sur les tricheries, il vous répond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, +qu'elles sont absolument impossibles; s'il s'en +commet, c'est chez son voisin. Il est vrai que lorsqu'on +passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais +un seul chez lui, tandis qu'ils vont tous à côté, où il +se passe des choses abominables, et l'on est tout +étonné, la première fois, de voir que le récit de ces +choses abominables est le même dans les deux bouches; +ce qui se fait ici se fait là , et ce qui se fait là +se fait ici. C'est par ce simple rôle de confident, aux +oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais +jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui +enseigne l'art de s'approprier le bien d'autrui; et +c'est pour cela que je résiste tant que je peux aux +demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles.</p> + +<p>—Croyez-vous qu'on vole maintenant autant +qu'il y a quelques années, quand le jeu était peu +connu? demanda Adeline persistant dans les idées +qu'il avait reçues.</p> + +<p>—Autant, oui, et même davantage; seulement +les procédés se sont perfectionnés, ils sont moins +gros et par là plus difficiles à découvrir; parce que +de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur +a changé de manière tout simplement, il en a +adopté une nouvelle, moins dangereuse... pour lui: +c'est ce qui explique votre réponse de tout à l'heure; +quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous +ne me le demandiez à moi-même, pourquoi vous ne +seriez pas content de votre cercle.</p> + +<p>—Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.</p> + +<p>—On triche chez vous.</p> + +<p>—C'est impossible.</p> + +<p>—Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai +rien à ajouter.</p> + +<p>—Mais, qui triche?</p> + +<p>—Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, +mais, comme il arrive le plus souvent, les preuves +manquent; tandis que mes agents peuvent protéger +le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent +rien pour le monsieur à qui l'on vole cent +mille francs, puisqu'ils n'entrent pas dans vos cercles. +Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il +est vrai qu'on triche aussi ailleurs; mais ce qui +se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez +vous, afin d'éviter un éclat: voilà pourquoi je vous +avertis.</p> + +<p>Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline +trouva de chaudes paroles de remerciement, puis il +expliqua les mesures qu'il allait prendre avec son +gérant et son commissaire des jeux pour découvrir +les voleurs.</p> + +<p>Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:</p> + +<p>—Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; +prenez-les avec vous-même. Vous avez confiance +dans votre gérant, c'est parfait; mais enfin il +n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est +dans son tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans +vous prévenir, il y est encore bien plus gravement; +et c'est toujours un mauvais moyen de recourir à +ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous +fiez qu'à vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller +vos gros joueurs.</p> + +<p>—Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.</p> + +<p>—Surveillez le prince de Heinick comme les autres: +il n'y a pas de prince devant le tapis vert, il n'y +a que des joueurs, et la façon dont un joueur surveille +un autre joueur vous montre quelle confiance +on s'inspire mutuellement dans cette corporation.</p> + +<p>—Faut-il donc soupçonner tout le monde?</p> + +<p>—Hé, hé!</p> + +<p>—Mais alors ce serait à quitter la société.</p> + +<p>—Au moins une certaine société.</p> + +<p>Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline +le retint: il était épouvanté de la responsabilité +qui lui tombait sur les épaules, et il ne l'était +pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. +Comment découvrir les nouvelles tricheries, quand +il connaissait à peine les anciennes? Il lui faudrait +quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il termina en +demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:</p> + +<p>—Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; +donnez m'en un.</p> + +<p>—Si les inspecteurs connaissent les grecs, les +grecs connaissent encore mieux les inspecteurs; +que je vous en donne un, et que vous l'introduisiez +dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se +passeront avec une correction parfaite.</p> + +<p>Adeline se montra si désappointé que le préfet ne +voulut pas le laisser sur cette réponse décourageante.</p> + +<p>—Je vais m'informer si on peut vous donner +quelqu'un qui exerce une surveillance sans danger +d'être reconnu, et aussi sans provoquer l'attention: +mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un +dont la tournure et la tenue seraient déplacées +dans votre cercle. Demain vous aurez ma réponse.</p> + +<p>Cette nuit-là , Adeline la passa au cercle à surveiller +les joueurs, rôdant autour des tables, cherchant, +examinant, mais ne voyant rien d'irrégulier. +À la vérité, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien +pût éveiller les soupçons dans sa manière de tailler, +qui était la plus correcte au contraire, la plus élégante +qu'on eût encore vue au <i>Grand I</i>. C'était presque +du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, +c'était presque un honneur de se faire gagner son +argent par un si noble banquier, numéroté dans +l'<i>Almanach de Gotha</i>, et apparenté à des Altesses: +«J'ai attrapé hier avec le prince Heinick une culotte +qui peut compter!» Ça pose de se faire culotter +par un prince.</p> + +<p>Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec +une impatience nerveuse.</p> + +<p>—J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. +Un ancien agent politique versé dans la brigade +des jeux. Il paraît qu'il a été <i>affranchi</i> par les +grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. +En tout cas, il connaît tous les tours de ces +messieurs, et si celui qui s'exécute chez vous est +neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais +de vous dire qu'il est assez bien pour passer +inaperçu dans votre cercle et partout; en plus décoré, +d'un ordre étranger, pour services politiques. Il sera +demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle +heure?</p> + +<p>—Dix heures.</p> + +<p>Comme dix heures sonnaient le lendemain, on +frappa à la porte d'Adeline, et dans son petit salon +entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habillé comme tout le +monde et avec aisance, les mains gantées; la tête +était énergique, le visage montrait des traits détendus +et fatigués comme ceux des comédiens qui +ont exprimé toute la gamme des passions, mais ce +qui frappait plus encore chez lui, c'était de beaux +yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, +sans mouvements apparents, un rayon visuel +plus considérable qu'il n'est donné à une vue +ordinaire.</p> + +<p>—Je viens de la part de M. le préfet de police.</p> + +<p>En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait +de lui.</p> + +<p>—Très bien, monsieur; vous voudrez bien me +présenter comme... une personne de votre connaissance.</p> + +<p>—Assurément; votre nom?</p> + +<p>—Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est +un nom commode, noble ou bourgeois, selon les +dispositions de celui qui l'entend et lui met ou ne +lui met pas d'apostrophe.</p> + +<p>Dantin allait se retirer; Adeline le retint.</p> + +<p>—M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes +les tricheries des grecs.</p> + +<p>—Toutes, non; car on en invente tous les jours, +qu'on apporte toutes neuves dans les cercles, mais +je connais à peu près toutes celles qui ont servi; +quant aux inédites, une certaine expérience me +permet de les deviner quelquefois!</p> + +<p>—M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même +d'une façon surprenante.</p> + +<p>—M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain +doigté. Au reste, je me mets à votre disposition, +et si vous voulez que je vous donne une... +séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.</p> + +<p>Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer +chercher.</p> + +<p>Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant +le bureau d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout +en causant, parut les examiner assez légèrement.</p> + +<p>—Elles sont bien minces, mais enfin elles seront +suffisantes, je l'espère.</p> + +<p>Il les étala sur le bureau et les remua à deux +mains avec de grands mouvements des épaules et +des coudes; puis, les ayant rassemblées, il les posa +en tas devant Adeline.</p> + +<p>—Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous +voudrez. Maintenant si vous voulez bien me désigner +le neuf que vous désirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni +celle de dessous ne sont des neuf.</p> + +<p>Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta +pas des yeux les doigts de Dantin.</p> + +<p>—Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un +autre?</p> + +<p>—Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant +bien de voir comment Dantin opérait.</p> + +<p>Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni +pour ceux de coeur et de carreau qu'il lui servit +ensuite, et il resta ébahi.</p> + +<p>—Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et +vous ne m'avez pas davantage entendu.</p> + +<p>—Pas du tout.</p> + +<p>—Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté +du filage, l'oreille perçoit ce qui échappe aux +yeux; heureusement, j'ai travaillé une heure ce +matin, car, pour filer il faut faire ses gammes +comme le musicien; si je restais un jour sans travailler, +vous ne m'entendriez peut-être pas, mais +moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez +ces cartes; pendant que j'occupais votre attention +en vous disant qu'elles étaient mauvaises, +je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à +peine perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour +mes doigts. Puis, au lieu de battre les cartes +comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle +la <i>salade</i>; et je vous ai donné à couper; mais, au +moyen de cette carte légèrement bombée, j'ai fait +un petit <i>pont</i>, dans lequel vous avez coupé. Et +voilà . Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse.</p> + + +<h4>XI</h4> + + +<p>À neuf heures, Dantin arriva au <i>Grand I</i>, et par +un valet de pied fit passer son nom au président, qui +à ce moment causait avec son gérant.</p> + +<p>—Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise +assez bien joué, faites-le monter.</p> + +<p>Puis s'adressant à Frédéric:</p> + +<p>—Un ami de Nantes.</p> + +<p>Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté +de cette façon, devait passer inaperçu, ou tout +au moins ne provoquer aucune curiosité: ce n'était +point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou +d'ailleurs à qui Adeline faisait les honneurs de son +cercle: le malheur était que ces provinciaux, peu +intelligents, se laissaient rarement séduire par les +charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois +à ponter un louis au tableau de droite ou de +gauche, ils allaient rarement plus loin quand ils +l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la +même valeur à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.</p> + +<p>À cette heure, il n'y avait presque personne au +cercle: quelques vieux bien sages qui jouaient tranquillement +au whist ou à l'écarté; mais le baccara +chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait +passer l'inspection des lieux avant celle des +joueurs.</p> + +<p>Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial +à la perfection, c'est-à -dire avec une discrétion +qui n'allait pas jusqu'aux gros effets du paysan, +mais en homme de sa tenue qui, pour la première +fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement +regarde autour de lui avec curiosité, parce +que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend un +peu.</p> + +<p>Cependant, il fallait passer le temps, la promenade +dans les salons ne pouvait se recommencer indéfiniment, +et, d'autre part, deux amis qui se retrouvent +après une longue séparation ne peuvent pas se +mettre à lire les journaux en face l'un de l'autre.</p> + +<p>—Verriez-vous un inconvénient à ce que nous +fissions quelques carambolages? demanda Dantin; +il importe de gagner l'heure sans provoquer l'attention.</p> + +<p>Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il +fut court.</p> + +<p>—Après tout! se dit-il.</p> + +<p>Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée +des joueurs permît de commencer la partie; alors ils +passèrent dans la salle de baccara; mais les joueurs +assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie +autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne +se laissa-t-il pas tromper sur la qualité de ces joueurs, +qui, pour lui, n'étaient que des <i>allumeurs</i> chargés de +lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au +banquier, c'était non moins certainement un autre +allumeur qui avait pris la banque avec quinze louis +avancés par la caisse; si la partie avait marché pour +de bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.</p> + +<p>Entre la première et la seconde banque, Frédéric +s'approcha de l'ami du président, et les présentations +se firent.</p> + +<p>—M. d'Antin.</p> + +<p>—M. le vicomte de Mussidan.</p> + +<p>—Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui +ne dédaignait pas d'allumer lui-même la partie, +même au détriment des amis de son président.</p> + +<p>—Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec +franchise et simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes +nous ne cultivons pas encore le baccara.</p> + +<p>—Cependant...</p> + +<p>—Au moins dans ma société; c'est même la première +fois que je vois jouer ce jeu.</p> + +<p>—Il est bien facile.</p> + +<p>—Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai +pas demain, mais aujourd'hui je regarde; il y +a des choses que je ne comprends pas. Ainsi, pourquoi +le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?</p> + +<p>—C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le +banquier.</p> + +<p>—Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui +est assis en face du banquier; je croyais qu'il n'y en +avait pas dans les cercles.</p> + +<p>Frédéric s'éloigna en se disant que son président +avait des amis vraiment bien naïfs,—ce qui d'ailleurs +ne l'étonna pas.</p> + +<p>—Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, +dit Adeline, quand Frédéric fut passé dans +une autre salle, le vicomte de Mussidan est le vrai +gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.</p> + +<p>—Pardon, je ne savais pas.</p> + +<p>Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant +et le président ne faisaient qu'un, il fallait être attentif +à veiller sur sa langue. Il avait reçu l'ordre de +se mettre à la disposition de M. Constant Adeline, +député, président du <i>Grand I</i>, afin d'aider celui-ci à +découvrir des vols, qui se commettaient dans son +cercle. Mais quels étaient ces vols, quels étaient les +voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de les trouver. +Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait +les tricheries des grecs, il était disposé à +voir des voleurs dans tous ceux qui vivent du jeu: +joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et +qui fait leur force; s'ils étaient moins soupçonneux, +ils ne découvriraient rien. Tel qu'il avait vu Adeline +la veille, il le jugeait le plus honnête homme du +monde, un brave et digne président, comme après +tout il peut en exister. Mais si ce brave président ne +faisait qu'un avec son gérant, et un gérant vicomte, +c'est-à -dire un déclassé, la situation se trouvait autre +qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de +ne pas s'aventurer avec lui. Un député est un personnage +influent et c'est niaiserie d'agir de façon à s'en +faire un ennemi, surtout quand on n'a que sa place +pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le +cas de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers +joué les Don Quichotte, ce qui l'avait mené à être +simple inspecteur de la brigade des jeux à quarante-cinq +ans; il ne voulait pas descendre plus bas.</p> + +<p>Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait +avec la franche curiosité du provincial qui voit jouer +le baccara pour la première fois; de temps en temps +il adressait à Adeline discrètement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un +peu l'oreille; elles étaient tellement naïves, ces +questions, qu'elles ne pouvaient venir que d'un provincial +renforcé.</p> + +<p>Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline +de temps en temps, il n'en était pas moins attentif +à ce qui se passait à la table, qu'il ne quittait +pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du +croupier aux valets de service.</p> + +<p>Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs +étaient arrivés, et la misérable petite banque de +quinze louis du début était montée à cent, à deux +cents, à cinq cents louis.</p> + +<p>Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi +qu'il vît il ne lui dirait rien, car Adeline voulait +avant tout éviter un éclat, qui, colporté le lendemain +dans le Paris des cercles et peut-être même dans tout +Paris, compromettrait le <i>Grand I</i> en même temps +que la réputation de son président.</p> + +<p>Cependant, bien que Dantin se fût conformé à +cette instruction, plus d'une fois il avait regardé +Adeline pour appeler son attention sur la table de +jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non +en homme qui ne veut pas, mais parce qu'il ne voit +pas ce qu'on lui montre, et que par cela il est dans +l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. Alors +Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire +à un aveugle volontaire ou non, et si vraiment +le président et le gérant ne faisaient qu'un.</p> + +<p>Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à +Adeline qu'il voudrait bien l'entretenir pendant deux +ou trois minutes.</p> + +<p>—Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline +anxieux.</p> + +<p>Dantin fit un signe affirmatif.</p> + +<p>Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline +referma la porte avec soin.</p> + +<p>—Qu'avez-vous vu? parlez bas.</p> + +<p>—J'ai vu que le croupier a <i>étouffé</i> de quarante-cinq +à cinquante louis, rien que dans les trois dernières +banques, répondit Dantin en sifflant ses paroles +du bout des lèvres.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je +n'ai rien vu.</p> + +<p>—Je vais vous reconstituer les tours, et quand +nous rentrerons dans la salle, comme vous serez +prévenu, vous les verrez se répéter si c'est toujours +le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne +pas les recommencer.</p> + +<p>—Mais c'est Julien!</p> + +<p>Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait +clairement que Julien était la dernière personne +qu'Adeline aurait crue capable d'étouffer le +plus petit louis.</p> + +<p>—Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua +Dantin, et c'est une sage précaution qui prouve +que celui qui leur a imposé ce vêtement connaît les +habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec +l'argent qui leur passe par les mains, il leur est +facile de laisser tomber un jeton dans la poche de +leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait dû +en même temps leur imposer une cravate serrée au +cou.</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Pour les empêcher de faire glisser des jetons +dans leur chemise. Rappelez-vous le col de Julien, il +est très lâche, n'est-ce pas? et la cravate est lâche +aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui respire +difficilement, paraît-il, surtout au moment où il +paye ou quand il rend de la monnaie, passe sa main +dans son col pour l'élargir, et laisse alors glisser +dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa ceinture. +Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De même qu'il éprouve le besoin de respirer, +il éprouve aussi celui de se moucher: deux fois il a +tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs différents, +et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main +gauche, où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a +replié et remis dans sa poche; ci, deux louis.</p> + +<p>—Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le +gérant, ni le commissaire des jeux!</p> + +<p>C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.</p> + +<p>—Je dois dire que tout cela était fait très proprement, +avec adresse. Voyez-vous les tours d'un bon +prestidigitateur?</p> + +<p>—Continuez.</p> + +<p>—Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, +le change a été fait loyalement, on lui a rendu +la somme qu'il donnait; mais la seconde, quand il a +tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son +épaule, il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement +la monnaie d'une qu'on lui a rendue, ci, +vingt-cinq louis.</p> + +<p>—Mais alors Théodore serait son complice?</p> + +<p>—Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant +passons à la dernière opération. Vous avez dû remarquer +un ponte à sa droite, un monsieur à barbe +rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, +en commençant par lui, il lui a payé sa mise de +cinq louis, puis, en finissant, il est revenu au monsieur +roux, et alors il lui a payé les dix louis que +celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. +Vous voyez que mon compte est exact; au moins le +compte de ce que j'ai vu.</p> + +<p>Adeline était atterré:</p> + +<p>—Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon +cercle, chez moi, de pareils misérables!</p> + +<p>Dantin se dit que si ce président ne valait pas +mieux que d'autres qu'il avait connus, en tout cas +c'était un habile comédien qui jouait admirablement +la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou +ne fût pas sincère, était-il prudent de paraître la +prendre au sérieux.</p> + +<p>—Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi +de vous dire que ce qui arrive chez vous se passe +dans bien d'autres cercles. Je ne dis pas qu'il n'y ait +pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, seulement, +comme dans notre profession ce n'est pas +les honnêtes gens que nous voyons, j'en connais plus +d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il est mauvais de +manier sans contrôle possible de grosses sommes +qui semblent, à un moment donné, n'appartenir à +personne: pourquoi celui qui les distribue n'en garderait-il +pas une part pour lui? C'est comme cela que +tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes +étonnantes, que ne justifient ni leurs appointements +plus que modestes, ni le tant pour cent +qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires +de vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers +leur donnent, on ne sait pourquoi, si ce n'est +peut-être pour les remercier de les avoir volés proprement. +Ils sont partis de bas, garçons de café +pour la plupart, valets de pied; ils ont vu le jeu et +l'ont appris avec ses adresses, un jour qu'un croupier +manque, ils le remplacent et font comme ils +ont vu faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois +ans, ils sont riches; à moins qu'ils ne soient joueurs +eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous voyez une +charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval +de prix et chercher à accrocher toutes les voitures +qu'elle rencontre, ne demandez pas à qui; c'est à +un croupier: les plus belles villas, aux croupiers; +les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la +vaisselle, il y a cinq ans et qui ont aujourd'hui des +galeries de tableaux de cinq ou six cent mille francs. +Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, +ces fortunes, alors surtout qu'on a autour de +soi des <i>mangeurs</i> qui vous en dévorent une grosse +part, car on n'opère pas ces voleries sans que d'habiles +gens vous voient, et il faut partager avec eux; +le monsieur roux payé deux fois était un mangeur; +et si j'allais dire à votre croupier ce que j'ai vu, +soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce qu'il a gagné +pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une bohème qui vit +d'eux tranquillement, sans danger, sans rien faire. +Allez un jour dans le café où se réunissent les croupiers +à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se +plaindre, vous verrez comme on les fait chanter.</p> + +<p>Adeline restait accablé.</p> + +<p>—Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il +enfin.</p> + +<p>Dantin hésita un moment:</p> + +<p>—N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.</p> + +<p>—Eh bien, retournez dans le salon du baccara et +reprenez votre surveillance, je vous rejoindrai tout à +l'heure.</p> + + + + +<h4>XII</h4> + + +<p>Si Dantin avait hésité un moment pour répondre +à la question d'Adeline, c'est que le tout qu'il disait +n'était pas le tout qu'il avait vu.</p> + +<p>En plus de l'<i>étouffage</i> des jetons, il y avait eu le +<i>bourrage</i> de la cagnotte, et, pendant ses quelques secondes +de réflexion, il s'était demandé s'il devait +parler de ce <i>bourrage</i>.</p> + +<p>Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il +ne sût rien de la situation qui avait été faite au président +du cercle dans lequel il opérait, il devait +croire que ce président comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'était, toujours +comme chez les autres, la cagnotte qui le payait; +comment dans ces conditions parler du <i>bourrage</i> de +cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce +pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent +volé»; cela n'est agréable à dire à personne; +et, d'autre part, quand on n'est qu'un pauvre diable +d'employé de la préfecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire à un ami du préfet +«Vous n'êtes qu'un <i>mangeur</i>.»</p> + +<p>C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président +de cercle que son croupier étouffait les jetons, mais +enfin c'était possible: le croupier pouvait opérer +pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il +aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce +n'était pas le croupier qui en avait la clef, c'était le +gérant, et s'il la <i>bourrait</i>, ce ne pouvait être que par +ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au mot +d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il +fallait y regarder à deux fois avant de dénoncer ce +<i>bourrage</i>.</p> + +<p>De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë +qui n'accusait personne, mais qui laissait la +porte ouverte aux questions.</p> + +<p>Que le président le poussât, en homme qui réellement +veut tout savoir, il répondrait aux questions +nettement posées.</p> + +<p>Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, +surtout à propos de choses qu'on ne lui demandait +pas.</p> + +<p>Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore +on l'avait envoyé reprendre sa surveillance; il +se l'était tenu pour dit: on n'a pas été fonctionnaire +de la préfecture pendant de longues années sans apprendre +à retenir sa langue.</p> + +<p>Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance +en continuant à se donner l'air provincial.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, +commencez-vous à connaître le jeu?</p> + +<p>—Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre +des cartes; je ne pourrais jamais me décider.</p> + +<p>—Alors vous ne jouez pas?</p> + +<p>—Demain.</p> + +<p>—Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.</p> + +<p>L'imbécile continua de regarder le jeu; mais +comme, pendant le temps qu'il avait passé dans le +cabinet du président, le nombre des joueurs avait +augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, +derrière les joueurs qui se penchaient sur la table +pour surveiller leur mise: le tapis vert était encombré +de jetons rouges et blancs et de plaques de nacre +au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques +louis jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas +eu la patience de les changer. Comme les filouteries +du croupier ne l'intéressaient plus puisqu'il les connaissait, +c'était aux joueurs et au banquier qu'il donnait +toute son attention. Mais à l'exception d'une +pauvre petite <i>poussette</i>, c'est-à -dire d'une plaque de +vingt-cinq louis à cheval et qu'un ponte avait adroitement +poussée quand son tableau avait gagné, il ne +vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en +banquier, jouaient correctement.</p> + +<p>Mais il en est du policier comme du chasseur à +l'affût, il n'a qu'à attendre; il attendit donc.</p> + +<p>Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un +groupe entrer dans la salle, vers lequel tous les +yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe s'avançait +un grand jeune homme blond à lunettes, qui +semblait marcher assez gauchement, un peu à l'aventure, +le prince de Heinick, à qui l'on faisait une +entrée, comme il arrive souvent pour les gros +joueurs. Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua +qu'il regardait en-dessus ou en dessous de ses lunettes +qu'il portait assez bas sur le nez.</p> + +<p>Tout de suite le prince vint à la table, et, deux +joueurs s'étant écartés avec l'empressement de courtisans, +il plaça sur le tapis une plaque de vingt-cinq +louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il perdit +encore.</p> + +<p>—C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons +si je serai aussi malheureux en banque.</p> + +<p>Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre +que plus d'un joueur se promettait de profiter +de cette déveine, quand il serait en banque: il avait +assez gagné, l'heure de la restitution allait sonner.</p> + +<p>Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, +le prince alla s'asseoir dans un coin, et resta là d'un +air indifférent et ennuyé jusqu'au moment où la +banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le +premier croupier, un Béarnais appelé Camy, qui +avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à Luchon, et +qui ne travaillait que pour les banques importantes +ou pour les joueurs de qualité.</p> + +<p>Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait +demandé des cartes neuves; et le garçon d'appel +avait apporté trois jeux au croupier. En poussant, +en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver +au second rang derrière les pontes assis, et il +n'était qu'à trois pas du banquier, dans les meilleures +conditions pour le bien voir; au quatrième rang, +Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les +cartes sur le tapis, il les examina et constata que les +bandes timbrées paraissaient intactes. Le croupier +déchira les enveloppes, battit les cartes et les passa à +un ponte qui les battit à son tour.</p> + +<p>—Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, +dit le prince avec un aimable sourire; je suis féticheur.</p> + +<p>Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; +Dantin pouvait être tranquille de ce côté; il n'avait +plus qu'à surveiller les mains de cet aimable banquier +pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main +gauche une portée préparée à l'avance—un <i>cataplasme</i>, +si cette portée était épaisse; un <i>rigolo</i>, si +elle était mince; mais tout se passa avec une +régularité parfaite, il n'y eut aucune applique.</p> + +<p>Les jetons, les plaques, les louis et même quelques +billets de banque s'étaient abattus sur le tapis.</p> + +<p>—Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant +ainsi mauvaise vue.</p> + +<p>—Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, +qui, d'un coup d'oeil exercé, avait fait son compte.</p> + +<p>—Rien ne va plus, dit le prince.</p> + +<p>—Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.</p> + +<p>Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les +quitter des yeux; les deux tableaux prirent des +cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, quand il +montra son point, un murmure de surprise s'éleva: +il s'était tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite +avait 3, le tableau de gauche baccara.</p> + +<p>—Quelle veine!</p> + +<p>Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de +la restitution ne paraissait guère arrivée: aussi +quand le prince fit sa question ordinaire: «Combien, +je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept +mille francs; les prudents se réservaient; il fallait +voir.</p> + +<p>Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car +le banquier perdit cette taille en tirant une bûche +qui laissa le même, son point de trois.</p> + +<p>Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier +annonça qu'il y avait vingt mille francs, mais cette +fois ils eurent tort encore, car ce fut le banquier qui +gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été +le premier: le prince tira à six et amena un 2; ses +adversaires avaient l'un 6, l'autre 7.</p> + +<p>Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, +c'était trop beau, trop sûr pour lui; il y avait là +quelque volerie, mais laquelle? Il n'y voyait rien; il +avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus +léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où +l'anxiété arrêtait les respirations. Devenait-il sourd? +Il écouta s'il entendait le battement de sa montre +dans la poche de son gilet, et il l'entendit.</p> + +<p>La banque continua en suivant à peu près la +même marche, sur quatre coups le banquier en +gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on +apporta devant le prince la corbeille dans laquelle il +devait emporter son gain, elle se trouva presque +remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.</p> + +<p>Pendant que le prince changeait toute cette mitraille +d'ivoire et de nacre contre de vrais billets de +banque, il voulut bien, toujours avec son aimable +sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait +le lendemain et leur offrirait leur revanche.</p> + +<p>C'en était assez pour ce soir-là ; le cercle se vida +presque complètement; bien certainement il ne se +passerait plus rien de sérieux.</p> + +<p>Adeline emmena Dantin dans son cabinet.</p> + +<p>—Eh bien? demanda-t-il.</p> + +<p>—Le prince est un filou.</p> + +<p>—Vous avez vu?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Alors, comment pouvez-vous porter une pareille +accusation contre un homme dans sa situation +et que nous a présenté un membre des grands cercles?</p> + +<p>—Vous me demandez mon impression, je vous la +donne; si vous voulez que je ne dise rien, je me +tais.</p> + +<p>—Mais qui vous fait croire...?</p> + +<p>Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le +prince était un filou, en insistant principalement sur +la sûreté de son tirage:</p> + +<p>—Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il +n'y a très probablement pas de filage, mais il y a +quelque chose, et ce quelque chose je le chercherai, +j'espère même que je le trouverai, seulement il faudrait +avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le +prince a taillé.</p> + +<p>—Elles étaient neuves.</p> + +<p>Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner +ces cartes, et comme ce soir-là il était impossible +de retrouver avec certitude dans la corbeille +celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut +convenu que cet examen serait remis au lendemain. +Ce retard contraria Adeline, qui aurait voulu ce +soir même expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait +bien attendre et laisser le prince prendre encore une +banque sans éveiller les soupçons de personne, alors +même que cette banque du lendemain devait être +aussi désastreuse que celle qui venait de finir.</p> + +<p>Elle le fut; les choses se passèrent exactement +comme la veille: même façon de jouer et de tirer, +même gain, même impossibilité pour Dantin de +rien voir.</p> + +<p>Comme cela avait été convenu, aussitôt que la +banque fut finie, il se rendit dans le cabinet du président, +où celui-ci arriva presque aussitôt, accompagné +de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de +donner plus de solennité à l'examen. Ils apportaient +les cartes de la dernière banque. Vivement Dantin +les prit, les palpa, les examina; toutes passèrent +par ses doigts et sous ses yeux.</p> + +<p>—Je ne trouve rien, dit-il enfin.</p> + +<p>—Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté +vous avez soupçonné le prince, dit Adeline sévèrement; +par bonheur, personne n'en saura rien.</p> + +<p>—Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.</p> + +<p>—Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou +sentencieusement et avec non moins de sévérité +qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec prudence, +dans quelle situation nous mettiez-vous?</p> + +<p>Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à +l'idée que le prince de Heinick pouvait être un filou, +et, comme Adeline, il regardait l'agent avec une +pitié méprisante:</p> + +<p>—Ces policiers!</p> + +<p>Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin +sur le prince qu'Adeline avait entretenu son collègue, +c'était aussi des accusations portées contre Julien +et Théodore; aussi, en voyant le découragement +de l'agent, tous deux se demandaient-ils si accusations +et soupçons ne se valaient pas.</p> + +<p>Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se +passait en eux, mais que dire? le mot de Bunou-Bunou +lui fermait la bouche: «On n'accuse pas sans +preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.</p> + +<p>—Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, +au moins pour les joueurs, dit Adeline, je +pense qu'il est inutile de la continuer; vous pouvez +ne pas revenir demain.</p> + +<p>—Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon +rapport.</p> + +<p>Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, +il revint vivement, en se frappant le front:</p> + +<p>—Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!</p> + +<p>Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant +s'il était pris d'un accès de folie.</p> + +<p>—Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. +Il y a sur ces cartes des signes que nous ne +voyons pas avec nos yeux, mais que lui voit avec +ses lunettes. Avez-vous une loupe?</p> + +<p>—Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, +d'un air goguenard.</p> + +<p>—Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, +heureusement, j'en ai une chez moi, je vais la chercher; +dans vingt minutes, je serai de retour; je vous +en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.</p> + +<p>—Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline +avec condescendance.</p> + + +<h4>XIII</h4> + + +<p>—Voilà un particulier qui a failli nous mettre +dans de beaux draps, dit Bunou-Bunou quand Dantin +eut refermé la porte.</p> + +<p>—C'est le rôle d'un policier de voir partout des +coquins.</p> + +<p>—Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au +prince de Heinick, c'est vif.</p> + +<p>—Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il +dit avoir vu des manoeuvres de Théodore et de +Julien.</p> + +<p>—Je me le demande aussi.</p> + +<p>—Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, +les accusant!</p> + +<p>—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que +dans ces fonctions d'agent de police on doit prendre +bien souvent le rêve pour la réalité.</p> + +<p>—C'est ainsi que courent de par le monde tant +de légendes sur les tricheries dans les cercles: personne +n'a vu voler, mais on connaît des gens qui ont +vu, et alors...</p> + +<p>—Et alors?</p> + +<p>—Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux +et discrets: «Mon cher député, on triche chez +vous»; ah! ah! ah!</p> + +<p>—Ah! ah! ah!</p> + +<p>—Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade +des jeux!</p> + +<p>À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut +que le temps de jeter un journal sur les cartes qui +couvraient son bureau; c'était Frédéric qui venait +aux renseignements; en voyant ces allées et venues, +ces conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; +que signifiait tout cela? Mais en trouvant son président +et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se rassura; +évidemment il ne se passait rien de grave; et après +quelques mots pour justifier tant bien que mal son +entrée, il se retira se disant qu'à coup sûr ils se moquaient +du commerçant de Nantes.</p> + +<p>—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que +c'est de la démence toute pure de prétendre qu'il +peut se trouver des signes quelconques sur des +cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées +du timbre de l'État. Vous qui connaissez le jeu +mieux que moi, voulez-vous m'expliquer ce qu'il a +voulu dire?</p> + +<p>—Je n'en sais vraiment rien.</p> + +<p>—Et c'est le meilleur agent de la brigade des +jeux.</p> + +<p>—Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller +nous coucher.</p> + +<p>Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les +vingt minutes fussent écoulées, Dantin arriva.</p> + +<p>—Voulez-vous me permettre de fermer la porte, +dit-il d'une voix haletante.</p> + +<p>—Si vous voulez.</p> + +<p>L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas +long:</p> + +<p>—Le voilà , le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, +regardez vous-mêmes, là .</p> + +<p>Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui +montra du doigt où il fallait regarder.</p> + +<p>Les cartes avec lesquelles on jouait au <i>Grand I</i> +et qu'on fabriquait exprès pour lui, au lieu d'être +unies, étaient tarotées en losanges roses et blancs, et +la marque qui se voyait avec la loupe était une toute +petite tache imperceptible, faite sur un des losanges +qui répondait au point même de la carte, sur le premier +pour l'as, sur le troisième pour le 3, sur le +neuvième, sur le douzième (afin de laisser un écart +facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de +sorte qu'en voyant cette petite marque on savait la +carte comme si on la regardait à découvert.</p> + +<p>—Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je +n'en sais rien puisque je n'y étais pas, mais je jurerais +que c'est avec une pointe d'aiguille rougie, approchée +des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, +c'est du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.</p> + +<p>—Mais ces cartes étaient dans des enveloppes +scellées par la régie! dit Bunou-Bunou.</p> + +<p>—Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes +gommées de la poste, on les ouvre sans les +déchirer en les exposant à la vapeur de l'eau bouillante; +on retire alors les cartes une à une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on +les replace une à une; on gomme la bande; et le +tour est joué: voilà des cartes neuves qui doivent +inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe +ou de fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très +habiles opticiens que messieurs les Allemands.</p> + +<p>—Mais il faut un complice, dit Adeline.</p> + +<p>—Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le +garçon d'appel qui apporte les jeux, et qui substitue +à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont été préparés.</p> + +<p>—Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.</p> + +<p>—Vous allez le voir quand vous interrogerez ce +garçon; mais, en attendant, laissez-moi, je vous en +prie, vous prouver qu'avec ces cartes on joue à jeu +découvert, et vous montrer comment le prince opère. +Tout à l'heure, vous avez douté de moi, je m'en +suis bien aperçu; laissez-moi me réhabiliter et vous +convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru.</p> + +<p>Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui +refuser ce qu'il demandait: il prit place au milieu +du bureau en faisant asseoir Adeline à sa droite et +Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à +une table de baccara où il serait banquier; puis, +tenant sa loupe de sa main gauche, de la droite il +donna les cartes.</p> + +<p>—Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos +cartes je vais vous dire vos points: à droite, il y a +une figure et un 6, à gauche un as et un 7; moi j'ai +une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus sûrement que je sais que la carte que +je vais retourner est un 4.</p> + +<p>Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme +les points qu'il avait annoncés étaient bien ce qu'il +avait dit.</p> + +<p>Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; +la démonstration était plus que faite.</p> + +<p>—Me permettrez-vous de vous demander, dit +Dantin, ce que vous voulez faire?</p> + +<p>La même réponse sortit instantanément de leurs +deux bouches:</p> + +<p>—Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.</p> + +<p>Cette réponse était trop conforme à la tradition +pour que Dantin s'en étonnât: pas de scandale, c'est +la mot de tous les présidents de cercle lorsqu'un +scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout +le monde, on crie «au voleur»; dans un cercle où +il n'y a qu'un monde choisi, on ne crie rien du tout; +on expulse poliment le voleur sans prévenir personne, +de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller +voler chez le voisin.</p> + +<p>Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son +nom serait mêlé et qui compromettrait le <i>Grand I</i>, il +ne voulait pas cependant que le prince allât continuer +son industrie dans les autres cercles de Paris.</p> + +<p>—Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons +pas l'impunité au prince de Heinick, et que +nous ne nous contenterons pas de lui écrire une lettre +banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; +il faut qu'il quitte Paris et la France.</p> + +<p>—Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, +dit Bunou-Bunou, je n'y vois pas d'inconvénient, au +contraire.</p> + +<p>—Et le garçon de jeu? demanda Dantin.</p> + +<p>—Je vais le chasser.</p> + +<p>—Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit +Bunou-Bunou, nous ne pouvons pas lui livrer le +complice.</p> + +<p>—Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité +s'est établie?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>—Nous allons l'interroger.</p> + +<p>Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se +présenta d'aller lui chercher Léon.</p> + +<p>—Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je +l'interrogerai moi-même; j'obtiendrai peut-être des +aveux plus vite, en même temps que je le forcerai à +ne pas ébruiter l'affaire.</p> + +<p>—Faites.</p> + +<p>Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant +autour de lui.</p> + +<p>—Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, +dit Adeline en désignant de la main Dantin, +adossé à la cheminée.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton +rude.</p> + +<p>—Mais... Léon.</p> + +<p>—Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?</p> + +<p>—Chemin.</p> + +<p>—Tu es Normand?</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—D'où?</p> + +<p>—D'Arques.</p> + +<p>—C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le +métier?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Tu es marié?</p> + +<p>Il fit un signe affirmatif.</p> + +<p>—Où est ta femme; que fait-elle?</p> + +<p>—Elle tient un café à Arques.</p> + +<p>—Eh bien, tu prendras ce matin le train de six +heures quarante-cinq pour Dieppe, et tu resteras auprès +de ta femme, à tenir ton café avec elle; si tu +reviens à Paris, la police correctionnelle et après +Poissy. Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs +ce que le prince de Heinick te donne pour que +tu lui apportes des cartes préparées, et comment +l'affaire s'est arrangée entre vous.</p> + +<p>—Des cartes préparées!</p> + +<p>Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois +jeux.</p> + +<p>—Les voici.</p> + +<p>Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale +de l'interroger en affirmant lui avait fait perdre +la tête; la vue des cartes l'acheva.</p> + +<p>—Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, +balbutia-t-il.</p> + +<p>—Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?</p> + +<p>—Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, +grêlé, que j'ai connu au café où je vais; il m'a dit +que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses cartes, +des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, +quoi.</p> + +<p>—Bien sûr.</p> + +<p>—Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur +bande, je n'aurais jamais consenti. On peut prendre +des renseignements, tout le monde dira que je suis +un honnête homme: j'ai quatre enfants.</p> + +<p>—Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là , car il +est fameux.</p> + +<p>Léon hésita un moment.</p> + +<p>—Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.</p> + +<p>—Mille francs.</p> + +<p>Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer +sans dire mot à personne: si tu causes, au lieu d'aller +jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme le +poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne +s'amuse pas.</p> + +<p>Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il +avait reculé vers la porte, il l'entr'ouvrit et se faufila +dehors.</p> + +<p>—Voilà ! dit Dantin, mille francs, offerts pour +substituer un jeu de cartes à un autre et la tête +tourne.</p> + +<p>Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir +comment ils procéderaient avec le prince, et il +fut décidé qu'on attendrait son arrivée le lendemain, +et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle du +baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du +président.</p> + +<p>—Vous vous trouverez là , dit Adeline à Dantin, +et vous préciserez la tricherie, si le prince essaye de +la contester.</p> + +<p>Dantin allait se retirer, Adeline le retint:</p> + +<p>—Nous vous devons des remerciements, dit-il, +pour le service que vous nous avez rendu; nous vous +devons aussi des excuses, car, je l'avoue à un certain +moment nous avons douté de vous. Le préfet +saura combien vous nous avez été utile en cette misérable +affaire.</p> + +<p>Quand Dantin arriva le soir à onze heures au +<i>Grand I</i>, il remarqua qu'on le regardait d'une façon +bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En effet, les +conciliabules dans le bureau du président, la disparition +des cartes qui avaient servi à la banque du +prince de Heinick, enfin l'absence inexpliquée de +Léon avaient fait travailler les langues: ce n'est pas +dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant +personne ne lui adressa la parole, pas même +Frédéric qui causait avec Barthelasse, car Adeline +vint au-devant de lui.</p> + +<p>—Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit +celui-ci, vous y trouverez M. Bunou-Bunou; je vous +rejoins tout à l'heure.</p> + +<p>En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné +du prince, qu'il fit passer devant lui poliment.</p> + +<p>—Vous désirez me parler? demanda le prince +avec une hauteur dédaigneuse.</p> + +<p>—Oui, monsieur, nous avons à vous demander +des explications sur votre façon de jouer.</p> + +<p>—À moi!</p> + +<p>Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.</p> + +<p>—Et nous vous prions de nous les donner devant +monsieur, continua Adeline en désignant Dantin.</p> + +<p>Celui-ci s'avança:</p> + +<p>—Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire?</p> + +<p>—C'est-à -dire que vous trichez, prince.</p> + +<p>—Misérable!</p> + +<p>—Vous trichez avec ces cartes—il présenta les +cartes—que vous remet le garçon de jeu, à qui vous +donnez mille francs.</p> + +<p>Le prince hésita un moment en jetant autour de +lui des regards féroces; puis tout à coup, laissant +tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes flageolantes, +comme s'il allait défaillir:</p> + +<p>—Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur +de mon nom... un moment d'égarement, je vous +expliquerai.</p> + +<p>—Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous +avez à prendre demain matin le train de sept heures +trente pour Cologne, et à ne jamais revenir en +France.</p> + +<p>—C'est impossible demain; la princesse...</p> + +<p>—La princesse vous rejoindra.—Cologne, ou la +police correctionnelle.</p> + +<p>—Je partirai.</p> + +<p>Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de +surveillance à la gare du Nord, vit le prince en costume +de voyage et sans lunettes descendre de voiture +et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, +mais en se tenant en dehors des barrières au lieu de +passer dedans et en détournant la tête pour que le +prince ne le reconnût pas.</p> + +<p>—Compiègne, demanda le prince en posant un +billet de banque sur la tablette du guichet.</p> + +<p>Dantin lui prit le bras:</p> + +<p>—Compiègne est en France; c'est Cologne que +vous voulez dire?</p> + +<p>—Cologne.</p> + + + + +<h4>XIV</h4> + + +<p>Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, +Adeline put enfin s'expliquer avec Frédéric et +lui demander l'expulsion du croupier Julien et du +garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,—ce +qu'il fit franchement, sévèrement.</p> + +<p>Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un +agent au cercle! qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que +savait le président?</p> + +<p>Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; +avant de se lancer, il fallait être renseigné.</p> + +<p>Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout +de son réquisitoire qu'il prit la parole—d'un air +consterné, et aussi outragé.</p> + +<p>—D'abord je dois vous dire qu'avant une heure +Julien et Théodore seront chassés du cercle; ce sont +des misérables qui méritent d'autant moins de pitié +que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue +que de ce côté je suis en faute; j'ai péché par trop +de confiance précisément; je ne les ai point surveillés +avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort, +je le reconnais.</p> + +<p>Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; +mais il la releva et reprit sa fierté, son air +Mussidan:</p> + +<p>—Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je +suis... plus que surpris, plus que peiné, en un mot, +profondément blessé, que tout ce qui vient de se +passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma +tête, en me tenant à l'écart, comme si je n'avais +pas la responsabilité de l'administration de ce cercle; +vous comprendrez donc que je vous demande les raisons +pour lesquelles vous avez agi de cette façon.</p> + +<p>Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline +s'en fâchât; il en attendait même l'explosion, +et il n'eût pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse +était-elle prête:</p> + +<p>—J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le +service qu'il m'a rendu, qu'il nous a rendu, était +assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter les +conditions qu'il mettait à son concours.</p> + +<p>Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: +Frédéric ne se fâcha point. Il avait mieux à faire, +c'était d'amener Adeline à parler longuement de cet +agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait +été dans ses découvertes.</p> + +<p>Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.</p> + +<p>Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait +savoir; il cherchait à profiter des observations de cet +agent, non pour le passé, mais pour l'avenir: il ne +fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se reproduire, +non seulement avec les croupiers et les garçons +de jeu, mais encore avec les grecs comme le +prince de Heinick; la tricherie de celui-ci avait été +si originale, si audacieuse qu'elle l'avait trompé; +malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et +cette veine invraisemblable provoquaient, il n'avait +pu la découvrir; mais dorénavant des précautions +seraient prises qui empêcheraient toute fraude; on +ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, +roses, chamois, ce qui couperait radicalement le +filage; tous les soirs, les cartes ayant servi seraient +brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une +perte de cinq ou six mille francs par an que produisait +la revente de ces cartes, mais la sécurité absolue +ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, cette leçon +donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions +légales, vendent leurs cartes, serait productive: +elle prouverait une fois de plus que, bien décidément, +le <i>Grand I</i> était un cercle modèle.</p> + +<p>Que le <i>Grand I</i> dût devenir, dans un temps donné, +plus cercle modèle qu'il ne l'était déjà , cela ne pouvait +pas changer les résolutions d'Adeline.</p> + +<p>Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez +vous», il avait vécu sous le poids écrasant d'une obsession +qui ne le lâchait ni jour ni nuit: il se voyait +devant le tribunal obligé de répondre comme témoin +aux questions du président, et d'écouter la tête basse +ses admonestations; que de demandes mortifiantes +pour son caractère, blessantes pour son honneur ne +lui adresserait-on point?</p> + +<p>Et tout en entendant les questions sévères ou +bienveillantes du président, tout en voyant son sourire +narquois ou dédaigneux, il se répétait les paroles +du père Eck:</p> + +<p>«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas +seulement pour la fortune que la famille est bonne.»</p> + +<p>Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait +fait un voeu comme le marin au milieu de la tempête: +s'il échappait au danger qui le menaçait, il renoncerait +à cette existence si peu faite pour lui, et, +suivant le conseil du père Eck, il laisserait ces gens +à leurs plaisirs, qui n'étaient pas du tout les siens.</p> + +<p>Jamais il n'avait fait son examen de conscience +avec cette anxiété et cette intensité de pensée: que +lui avait-elle donné, cette existence qu'il n'avait acceptée +qu'en vue de résultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à +tenir aussi éloignés qu'au premier jour? Quelles +affaires bonnes pour ses intérêts personnels lui avait +apportées cette présidence qui devait lui créer tant +de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son +intérêt personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt +général, il était bien forcé de s'avouer aussi que +cette fondation de son cercle, qui devait concourir +au développement de la vie brillante à Paris, avait +tout simplement concouru au développement du +jeu: où étaient-ils, les commerçants que le cercle +avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis qu'il ne +voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou +ruinés—lui tout le premier. Car le plus clair de +cette misérable aventure, c'était sa dette à la caisse +du cercle, les soixante mille francs qui, à cette heure, +en formaient le chiffre.</p> + +<p>Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît +son voeu, et qu'en donnant sa démission il +reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y avait pas à hésiter, +pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être +étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques +jours, ce qu'il avait appris l'épouvantait. Eh +quoi, c'étaient là les moeurs de ce monde, le vol, +partout le vol, en haut comme en bas, pas une main +nette; et toutes ces hontes, il les couvrait de son +nom: «Allons chez Adeline»; c'était chez Adeline +que les croupiers <i>étouffaient</i> les jetons; chez Adeline +que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles +de travail et de probité aboutissaient à ce résultat.</p> + +<p>Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il +sortît de cet enfer, qui ne dévorait pas seulement sa +fortune et son honneur, mais qui le dévorait lui-même, +du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour +n'y laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il +est des passions qui élèvent le coeur et l'esprit, ce +n'est pas précisément celle du jeu; depuis qu'il était +à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passé devant les yeux et dans des conditions où la +bête humaine se livre le plus franchement; il ne +voulait pas leur ressembler.</p> + +<p>À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il +avait caressées pour Berthe, mais pouvait-il payer +de son honneur la dot qu'il avait cru lui gagner? +elle serait la première à ne pas le vouloir.</p> + +<p>Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier +Julien et Théodore, il n'hésita pas une minute, contrairement +à ce qui arrivait toujours lorsqu'il avait +une résolution difficile à prendre, il quitta le <i>Grand I</i> +et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, +il fallait qu'il s'acquittât à la caisse,—ce +qui n'était possible qu'en redemandant à sa femme +les trente-cinq mille francs qu'il lui avait envoyés +quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant +avec elle une combinaison pour se procurer +les vingt-cinq mille autres.</p> + +<p>Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui +quelle humiliation!</p> + +<p>L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf +comme à l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa +femme pour lui annoncer son arrivée, et, quand il +entra dans la salle à manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman +dans son fauteuil, sa femme, Berthe et Léonie.</p> + +<p>—Comme tu es gentil de nous rendre le samedi +que tu ne nous avais pas donné, dit Berthe en l'embrassant.</p> + +<p>—Alors, la politique chauffe? dit la Maman.</p> + +<p>Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage +de Berthe avec Michel, elle ne parlait plus que +de politique quand il venait passer un jour à Elbeuf; +c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait +pu être question d'intérêts de famille. Comme de leur +côté, Adeline et madame Adeline ne tenaient pas +moins à ce que ces sujets ne fussent pas abordés, +et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à +sa grand'mère la plus légère occasion de manifester +franchement ou par des allusions son hostilité, c'étaient +des conversations politiques sans fin auxquelles +tout le monde prenait part.</p> + +<p>Mais ce soir-là la politique elle-même languit et +plus d'une fois Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien +sans continuer avec sa mère la discussion +commencée.</p> + +<p>—Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe +toujours désireuse de ces promenades avec son père.</p> + +<p>—Non, je repars demain matin pour Paris.</p> + +<p>Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère +chez elle; puis, ayant embrassé sa fille et Léonie, il +passa dans le bureau avec sa femme:</p> + +<p>—Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut +refermée; comme tu es préoccupé ce soir!</p> + +<p>—Une chose grave, qui va te causer un grand +chagrin... et qui me cause, à moi, une cruelle humiliation.</p> + +<p>Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.</p> + +<p>Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour +du cou par un geste maternel, elle se pencha à son +oreille:</p> + +<p>—Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Mon pauvre Constant!</p> + +<p>—J'ai été entraîné, une fatalité.</p> + +<p>—Je pense bien.</p> + +<p>Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, +bien que le plus dur ne fût pas dit.</p> + +<p>—Combien? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Il me faut vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>Bien que dans leur situation la somme fût très +grosse, elle avait craint le malheur plus grand encore.</p> + +<p>—Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. +Puis, voulant le relever:</p> + +<p>—C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, +nous n'en avons pas eu cette année.</p> + +<p>—Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en +toi, quelle indulgence!</p> + +<p>—Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de +sourire pour ne pas pleurer; est-ce qu'il doit être +question d'indulgence entre nous?</p> + +<p>—Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.</p> + +<p>—Mon Dieu!</p> + +<p>En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, +l'embarras, la préoccupation d'amoindrir la +force du coup qu'il allait porter à sa femme, avaient +changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était +vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille +mis de côté sur son gain qu'il lui fallait.</p> + +<p>—Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite +Beaujour?</p> + +<p>—Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.</p> + +<p>—Qui t'a dit?... s'écria-t-il.</p> + +<p>—Tu les avais gagnés au jeu.</p> + +<p>Il la regarda interdit.</p> + +<p>—Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on +peut vivre pendant vingt-six ans unis de coeur et de +pensées sans se connaître et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq +mille francs, j'ai bien vu d'où ils venaient. Et c'est +là ce qui, depuis, a fait mon tourment; puisque tu +avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; +que de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais +pour te laisser commencer. J'étais si bien certaine +que ces trente-cinq mille francs provenaient du jeu, +et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, +il n'y a qu'à les prendre.</p> + +<p>Il la serra dans ses bras.</p> + +<p>—Nous aurions toujours été heureux que je ne te +connaîtrais pas! s'écria-t-il avec effusion.</p> + +<p>—C'est donc soixante mille francs que tu dois? +interrompit-elle.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Eh bien, je trouve comme un soulagement à le +savoir; j'ai l'esprit ainsi fait d'aller toujours au pire; +J'ai craint plus que ça bien souvent; j'ai vu tout +perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, dans +la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis +que ces trente-cinq mille francs maudits me sont +arrivés; et puis si tu te décides à payer ces soixante +mille francs, c'est que tu renonces, n'est-ce pas, à +les rattraper par le jeu?</p> + +<p>—Ce n'est pas seulement à les rattraper que je +renonce, c'est aussi à la présidence du cercle.</p> + +<p>—Ah! Constant! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, +je ne peux pas me retirer sans la payer; aussitôt que +j'aurai payé, je donnerai ma démission.</p> + +<p>—Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est +pas acheter notre repos trop cher. +Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait +faire ces vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>—Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; +tout pouvait y rester.</p> + +<p>—Même l'honneur.</p> + +<p>Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner +sa démission.</p> + + + + +<h4>XV</h4> + + +<p>Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, +Barthelasse et Raphaëlle tenaient conseil chez +celle-ci.</p> + +<p>Depuis que le <i>Grand I</i> était ouvert, jamais il ne +s'était trouvé dans des conditions aussi critiques; si +l'avertissement du préfet: «On triche chez vous», +n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des +plaintes certaines, la surveillance de l'agent et les +précautions prises pour qu'elle pût s'exercer en +cachette faisaient toucher du doigt les dangers de la +situation.</p> + +<p>Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne +pouvait avoir aucune responsabilité pour ce qu'il s'y +passait, était furieuse contre ses associés, qu'elle +accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, +passant de l'un à l'autre, quand elle ne les réunissait +pas dans le même sac pour les secouer en les +cognant l'un contre l'autre.</p> + +<p>—Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que +vous fichez dans le cercle, je vous le demande; il +semble que pour vous—cela s'adressait à Barthelasse—tout +soit dit quand vous avez empêché un +prêt douteux de cinq cents louis, et que pour toi—ceci +s'adressait à Frédéric—tu n'as qu'à dormir +tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé +la revue de ton personnel, et que tu l'as trouvé +correct. Et vous êtes du métier!</p> + +<p>Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; +puis se tournant vers Barthelasse:</p> + +<p>—Vous dites que vous êtes le malin des malins—imitant +son accent—oui, mon bon, vous le dites; +tous les tours qui ont pu se faire, vous les connaissez, +et quand un particulier à lunettes opère sous vos +yeux, tire à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement +vous trouvez ça tout naturel.</p> + +<p>Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, +taillé en taureau, se laissait facilement intimider +par les femmes qui lui tenaient tête, et par Raphaëlle +plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût, +comme il disait d'elle.</p> + +<p>—Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.</p> + +<p>—Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, +vous avez remâché toutes les vieilleries de votre +honorable carrière, les télégraphistes que vous +n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en +avait pas, le filage que vous n'avez pas entendu, +puisqu'il ne filait pas, enfin tout votre répertoire, au +lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas bien +difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à +tricoter donnant juste le point de la carte, et ça +n'était pas bien difficile non plus à découvrir, +puisque ce policier l'a découverte.</p> + +<p>Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, +c'est que ce que Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il +se reprochait lui-même: «Comment n'avait-il pas +eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait +examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, +et comme Dantin, tout d'abord, il n'avait rien vu; +au toucher, il n'avait rien senti.</p> + +<p>Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.</p> + +<p>—Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas +ce qu'il est: négociant à Nantes!</p> + +<p>—J'ai eu des soupçons.</p> + +<p>—Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais +donc pas l'interroger sur Nantes? il n'y a peut-être +jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des +bêtises.</p> + +<p>—Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de +tomber sur un agent que personne ne connaît.</p> + +<p>—Il vous aurait fallu un commissaire avec son +écharpe; vous auriez ouvert l'oeil; tandis que c'est +l'agent qui l'a ouvert.</p> + +<p>—Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là +qu'est la question intéressante.</p> + +<p>—C'est clair, ce qu'il a vu.</p> + +<p>—Et la cagnotte? continua Barthelasse.</p> + +<p>—Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? +demanda Raphaëlle.</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Il n'y a pas fait d'allusion?</p> + +<p>—Aucune.</p> + +<p>—Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, +dit Raphaëlle.</p> + +<p>—Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et +rien de celui-là ? demanda Barthelasse; il a de bons +yeux, le coquin!</p> + +<p>—Puisqu'il n'a rien dit.</p> + +<p>—C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, +mais l'agent savons-nous ce qu'il a dit au président?</p> + +<p>—Puisque le président n'a parlé de rien, répéta +Raphaëlle avec colère.</p> + +<p>—Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela +prouve-t-il qu'on ne la connaît pas?</p> + +<p>—S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, +et pour exiger leur renvoi immédiat? s'est-il +gêné pour renvoyer lui-même Léon?</p> + +<p>—Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui +fait? je vous le demande, hein! s'écria Barthelasse; +tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle lui rapporte? +trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il +va se fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, +l'agent n'a rien vu; c'est son genre, à cet homme, +d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce n'est pas +d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le +seul; j'en ai connu plus d'un comme ça.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, +interrompit Raphaëlle, agacée par les histoires de +Barthelasse, il s'agit de notre président.</p> + +<p>—Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par +l'agent, et s'il ne parle pas de la cagnotte, c'est qu'il +ne lui convient pas d'en parler, il accepte tacitement; +il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait +rien.</p> + +<p>—Il accepte?</p> + +<p>—Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour +le dire.</p> + +<p>—Oui, mais acceptera-t-il maintenant?</p> + +<p>—Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.</p> + +<p>—Que j'ai peur.</p> + +<p>—De quoi?</p> + +<p>—Qu'il ne nous quitte.</p> + +<p>—Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, +nous le tenons!</p> + +<p>—Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, +par quoi?</p> + +<p>—Qu'a-t-il donc dit?</p> + +<p>—Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé +pour lui; ce brave homme n'était pas plus fait pour +être président de cercle que moi je ne le suis pour +être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré +là -dedans; je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à +s'en aller; et s'il n'est pas encore parti, c'est parce +que nous lui faisions certains avantages qui dans sa +position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en +espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; +mais ce qui s'est réalisé, ce sont des ennuis et des +tourments qui l'épouvantent. Il a peur d'être compromis, +et ce qui vient de se passer l'a tout à fait +affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et +qui lui fera commettre toutes les bêtises. Je ne +serais pas du tout surpris qu'en ce moment il n'eût +pas d'autre idée que de se procurer les soixante mille +francs qu'il nous doit, pour nous planter là . Alors +que deviendrons-nous?</p> + +<p>Les trois associés se regardèrent avec stupeur.</p> + +<p>—Personne mieux que moi ne sait combien il est +embêtant, continua Frédéric, combien on a de difficultés +à manoeuvrer avec lui, combien il est gênant; +mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que +si nous le perdons nous ne retrouverons jamais son +pareil: c'est un paratonnerre; estimé de tout le monde +et de tous les mondes, ami du préfet, tant qu'il nous +couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le cercle, +ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut +convenir qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main +heureuse; elle l'eût fabriqué elle-même qu'elle ne +l'eût pas mieux réussi.</p> + +<p>—En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon +à ce qu'il durât plus longtemps.</p> + +<p>—Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera +pour quelles raisons il se retire, sans compter +qu'il les dira peut-être lui-même, ses raisons. Alors +nous voilà livrés aux <i>mangeurs</i>; si nous refusons leurs +services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons +il faudra les payer, et d'un prix combien plus +cher que les trente-six mille francs que nous donnions +au <i>Puchotier!</i> Avec lui nous étions tranquilles +et c'était crânement que je répondais que nous n'avions +besoin de personne: «Merci, nous avons notre +président.»</p> + +<p>—Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit +Barthelasse; trente-six mille francs, c'est bon à +garder.</p> + +<p>—Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, +vous verriez que je n'exagère rien et vous seriez +aussi inquiet que moi. Après le premier moment de +surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince +de Heinick et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de +Théodore, sévèrement, comme un juge qui s'adresse +à un coupable, je me suis vite remis et tout de suite +je lui ai longuement expliqué toutes les précautions +que nous prendrions, tous les sacrifices que nous +nous imposerions pour que de pareilles choses ne +puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il m'écoutait; +lui qui autrefois eût voulu explications sur +explications, il avait l'air de me dire: «Vous savez +que tout cela m'est indifférent, ce n'est pas pour +moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner +l'éveil. Si son intention avait été de rester avec nous, +il m'eût interrogé au lieu de me fermer la bouche.</p> + +<p>—Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien +et de Théodore? demanda Barthelasse.</p> + +<p>—Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs +vous devez bien penser qu'au premier mot je ne lui +ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris les devants.</p> + +<p>—Mes pressentiments sont les mêmes que ceux +de Frédéric, dit Raphaëlle; il doit vouloir se retirer. +Que deviendrons-nous?</p> + +<p>Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent +comme pour chercher, dans les yeux des uns des +autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en eux.</p> + +<p>—Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet +homme a trop perdu; s'il avait gagné, il ne demanderait +qu'à continuer; mais toujours perdre, je m'imagine +que ça dégoûte.</p> + +<p>—Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il +nous devait deux cent mille francs, nous le tiendrions.</p> + +<p>—S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, +dit Frédéric.</p> + +<p>—Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, +continua Barthelasse. D'abord ça n'appauvrira pas +la caisse, qui n'a été que trop soulagée par cette +canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache +les gens comme le succès, c'est la leçon de la morale.</p> + +<p>Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de +plaisanter, cependant cette leçon de la morale invoquée +par ce vieux crocodile de Barthelasse, comme +ils l'appelaient entre eux, les fit rire:</p> + +<p>—Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que +je dis, j'ai des exemples: il y a sept ans, à Luchon, +M. Jules Ramot me devait cinquante mille francs et +je commençais à comprendre que j'aurais bien du +mal à les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai +fait? je lui ai passé des séquences sans rien lui dire, +avec lesquelles il a gagné près de nonante mille +francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; +et pourtant il ne s'était rien dit entre nous, mais +entre galantes gens on s'entend à demi-mot. Ainsi de +notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, +un peu avant qu'il prenne la banque....</p> + +<p>—Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?</p> + +<p>—Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est +donc disposé à la prendre. Alors je m'approche, et +je lui dis sans avoir l'air de rien: «Mon <i>présidint</i>, +vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, +il fait gagner les banquiers»; et mon Camy, +qui n'a pas son pareil, lui passe une belle séquence +que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou +huit coups sûrs: comme il est reconnu que notre +<i>présidint</i> est le plus honnête homme du monde, personne +n'ose le soupçonner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a +pas parlé du <i>bourrage</i> de la cagnotte, il acceptera encore +bien mieux les séquences qui lui profiteront +personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez.</p> + +<p>Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son +enfance faubourienne qui lui était resté.</p> + +<p>—Savez-vous ce que produira votre discours au +<i>présidint</i>, répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance +et ne voudra pas prendre la banque; ou bien, +s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, bêtement, +et battra les cartes, les fera couper; voilà +votre belle séquence brouillée, et... il perd.</p> + +<p>Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.</p> + +<p>—Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode +de lui mettre tout simplement la séquence dans la +main en lui disant de jouer les cartes dans l'ordre +où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier +à qui l'on imposerait une séquence sans qu'il +se doute de rien, quitte à le prévenir délicatement +une fois la chose faite, à seule fin de lui inspirer de +la reconnaissance.</p> + +<p>—Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le +jeu n'avait ni la science ni les roueries de Barthelasse.</p> + +<p>—Tout simplement en lui faisant prendre une +suite: nous mettons en banque le baron ou Salzman +et nous leur passons la séquence; ils ne la brouilleront +pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou +trois coups ils l'abandonneront, et nous manoeuvrerons +pour que le président prenne leur suite. C'est +lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman +viennent de laisser, et, sans que personne puisse +soupçonner un homme dans sa position, il fait une +rafle qui nous le livre.</p> + +<p>—Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, +dit Frédéric. Et taillera-t-il? Là est la question.</p> + + + + +<h4>XVI</h4> + + +<p>C'était avec des valeurs à escompter et des factures +à recevoir que madame Adeline avait fait les +vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux trente-cinq +mille provenant du jeu, devaient payer les soixante +mille dus à la caisse du cercle.</p> + +<p>En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à +son banquier, et s'occupa ensuite de toucher les +factures dont l'une, s'élevant à trois mille et quelques +cents francs, était due par un marchand de +draperie de la rue des Deux-Écus, un vieux, très +vieux client de la maison, qui ne faisait pas un +gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que +la Banque de France.</p> + +<p>Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter +pour être payé, qu'il l'avait gardé pour le +dernier; il la connaissait, la formule du vieux drapier: +«Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler +notre petit compte.» Et ce compte, on le réglait +dans la salle à manger, en buvant un verre de cassis, +tandis que, par un châssis vitré, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient +de chez le fabricant, ou vendre le métrage +d'un pantalon à un petit tailleur. Le seul ennui de +ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons +où se trouvaient un défaut, qui avaient été +soigneusement conservés et qui permettaient une +autre phrase non moins traditionnelle que celle du +petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille +plus comme autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait +sans trop se faire prier.</p> + +<p>Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, +le soir tombait, mais la nuit n'était pas +encore faite; dans la demi-obscurité de la rue +étroite, il lui semblait vaguement que les choses +n'étaient pas comme il les voyait depuis vingt-cinq +ans aux abords du magasin de son vieux client. Où +donc était l'étalage avec ses pièces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent +que le magasin était fermé, et que, sur les +volets, quatre pains à cacheter fixaient une bande +de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la +rue des Deux-Écus est en grande partie occupée par +des drapiers, il entra chez un autre de ses clients +qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une attaque +d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, +ont fait tout de suite apposer les scellés.»</p> + +<p>La déception était contrariante pour Adeline, car +elle renversait tout son plan: à cette heure de la +soirée, les maisons où il aurait pu se procurer la +somme qui lui manquait étaient fermées, et par là +il se trouvait dans l'impossibilité d'aller au <i>Grand I</i> +pour payer sa dette et pour y signer sa démission +sur son bureau qu'il ouvrirait une dernière fois.</p> + +<p>Il resta un moment dans la rue, ne sachant de +quel côté tourner.</p> + +<p>A la vérité il devait se dire que c'était là un retard +insignifiant, et qu'il serait encore parfaitement +temps de démissionner le lendemain; mais +cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on +est arrêté par un incident qu'on n'a pas +prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé aussi sa +phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les +garder.</p> + +<p>Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas +le portèrent machinalement avenue de l'Opéra; et +arrivé devant sa porte il monta: après tout, autant +dîner là qu'ailleurs.</p> + +<p>Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils +échangèrent un sourire de soulagement. Ce n'était +pas une lettre, la lettre de démission qu'ils attendaient +presque, c'était lui; puisqu'il revenait, rien +n'était perdu.</p> + +<p>Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion +de Julien et de Théodore.</p> + +<p>—J'ai profité de l'occasion pour inspirer une +sainte frayeur à tout le personnel: Je vous promets +que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.</p> + +<p>Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui +importait ce qui se passerait au <i>Grand I</i> dans quelques +jours?</p> + +<p>Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire +part de cette mauvaise réception à Barthelasse.</p> + +<p>—Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; +il doit avoir sa démission dans sa poche.</p> + +<p>—Il faut l'appuyer si bien avec des billets de +banque qu'elle ne puisse pas en sortir: je vais préparer +la séquence.</p> + +<p>—Taillera-t-il?</p> + +<p>—En le poussant.</p> + +<p>—Envoyez chercher le baron et Salzman.</p> + +<p>A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: +justement c'était le jour des invitations et elles +avaient amené de nombreux convives. A côté d'étrangers +qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des +habitués, des amis. Le menu était réussi; on racontait +des histoires drôles; il se laissa d'autant plus facilement +aller que c'était la dernière fois qu'il faisait +fonction de président, et peu à peu il retrouva les +agréables sensations de ses premiers mois de présidence, +quand il voyait tout en beau et se demandait +comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre ailleurs +que dans un cercle.</p> + +<p>Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint +nerveux et impatient.</p> + +<p>—Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?</p> + +<p>Chaque fois qu'on lui adressait cette question, +d'un ton engageant et avec sympathie, il s'exaspérait. +C'était déjà bien assez pour lui d'entendre la musique +du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des cartes, +le murmure étouffé des joueurs, que dominait de +temps en temps l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne +va plus?», sans qu'on vînt encore le tenter et le +pousser.</p> + +<p>Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., +dans ses poches, et, à chaque mouvement qu'il faisait, +il éprouvait un singulier sentiment qu'il ne +s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur produite +par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient +pas pu résister à la tentation de tâter la chance, car +tout joueur sait que ce n'est pas du tout la même +chose d'opérer avec une petite mise qu'avec une +grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, +on est à peu près sûr de la perdre; au contraire, +avec une grosse qui vous donne toute liberté +de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; +c'est une affaire de tactique.</p> + +<p>—Comment, mon président, vous n'en taillez pas +une ce soir?</p> + +<p>Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le +pousser.</p> + +<p>Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait +nettement.</p> + +<p>Et cependant?</p> + +<p>S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours +à ceux qui jouent pour la première fois, n'est-ce pas +vrai également pour ceux qui jouent leur dernière +partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède continuellement +qu'elle vous abandonne à la déveine.</p> + +<p>Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement +la dernière.</p> + +<p>Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il +les rejetait loin de lui, en se disant que ce sont les +sophismes ordinaires aux joueurs, qui pendant +trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur +dernière partie qu'ils recommenceront le lendemain... +mais qui, cette fois, sera bien décidément la +dernière.</p> + +<p>Pourtant, il y avait un point qui le troublait: +c'était la mort de son client de la rue des Deux-Écus; +pourquoi le père Huet était-il mort juste au moment +de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de +providentiel; une impossibilité qui était un avertissement? +On n'est pas joueur sans être superstitieux, +et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles +ne contrarient pas la manie dont on est obsédé +Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde de croire +que le père Huet était mort exprès pour le pousser +au jeu, il se disait en même temps que cette mort +pouvait bien signifier quelque chose.</p> + +<p>Pourquoi ne pas voir quoi?</p> + +<p>Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, +c'était de tâter la chance, non avec ces cinquante-six +mille francs, non pas même avec quelques-uns des +billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de +poche.</p> + +<p>Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout +en respectant l'argent que sa femme lui avait remis, +il ne laissait point passer la veine sans mettre la +main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. Ce +n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, +que ceux qui savent l'arrêter quand elle passe à +leur portée.</p> + +<p>Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il +errait par les différentes pièces du cercle, s'arrêtant +devant le billard pour applaudir quelques carambolages, +dans un autre salon pour conseiller un ami +qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire +un journal du soir dont il ne suivait pas deux lignes, +malgré son application, mais quand cette idée de la +mort du père Huet eut traversé son esprit, il rentra +dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se +trouva devant lui,—celui de gauche.</p> + +<p>Le banquier donna les cartes et perdit à droite +comme à gauche.</p> + +<p>Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain +pour Adeline, cependant il en fut aussi heureux que +si, au lieu de 100 francs, il avait gagné 1,000 louis, +car, s'il était insignifiant en soi, quelle importance +ne prenait-il pas comme indication de la veine.</p> + +<p>Il laissa ces cent francs et, gagna encore.</p> + +<p>Décidément, la mort du père Huet semblait bien +être providentielle.</p> + +<p>Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de +gauche il passa à droite, où il ponta les 300 francs +qu'il venait de gagner: le tableau de gauche perdit, +le tableau de droite gagna.</p> + +<p>Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui</p> + +<p>—Quelle veine, mon président!</p> + +<p>Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore +pour lui.</p> + +<p>—N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.</p> + +<p>—Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, +je n'userais pas ma veine dans ces niaiseries, +je la garderais pour ma banque.</p> + +<p>Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront +pas l'émotion d'Adeline: quatre fois coup sur +coup il avait interrogé l'oracle, et quatre fois l'oracle +lui avait répondit par une affirmation contre laquelle +toute discussion était impossible.</p> + +<p>—Je pense que vous allez prendre la banque, dit +M. de Cheylus survenant.</p> + +<p>—Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.</p> + +<p>Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre +en banque, mais ces excitations tombant sur lui de +différents côtés firent pencher sa résolution chancelante.</p> + +<p>Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme +le retint: il fit une nouvelle tournée dans les salons +et de nouveau il tâcha de s'intéresser aux carambolages, +à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, inconsciemment, +il revint à la salle de baccara, où, +pendant son absence, quelques gros coups avaient +imprimé à la partie une allure plus animée.</p> + +<p>C'était un des habitués du cercle, un Américain +appelé Salzman, qui venait prendre la banque, et on +avait apporté trois jeux de cartes que Camy était en +train de mêler.</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu.</p> + +<p>Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût +rien de précis à reprocher à Salzman, on le tenait +vaguement en défiance, et puis c'était un vilain banquier; +ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il +n'y eut guère que les étrangers qui pontèrent.</p> + +<p>Il gagna: aussi pour son second coup les mises +furent-elles plus faibles encore, et cependant il semblait +vouloir rassurer les joueurs les plus soupçonneux: +au lieu de tailler en prenant un paquet de +cartes dans la main gauche pour les distribuer de la +main droite, il <i>taillait au talon</i>, c'est-à -dire en prenant +les cartes une à une devant lui, sous les yeux +de tous, ce qui rend absolument impossible le <i>filage</i>, +le <i>miroir</i>, et autres tours de prestidigitation: cette +fois il perdit à droite et gagna à gauche; alors il se +leva:</p> + +<p>—Messieurs, il y a une suite.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.</p> + +<p>C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté +de la table ayant Frédéric à sa gauche et M. de +Cheylus à sa droite.</p> + +<p>—C'est à vous, mon président, dit Frédéric.</p> + +<p>—Allez donc, dit M. de Cheylus.</p> + +<p>Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son +collègue; il savait par expérience l'intérêt que celui-ci +avait à le voir gagner, d'ailleurs ce ne fut pas tant +cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.</p> + +<p>Il s'assit au fauteuil.</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu.</p> + +<p>Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de +Salzman: Adeline était un beau banquier: les plaques, +les billets de banque tombèrent sur le tapis.</p> + +<p>—Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa +voix monotone.</p> + +<p>Adeline continuant Salzman le continua aussi dans +la manière de tailler; une à une il prit les cartes au +talon pour les donner aux tableaux et se les donner +à lui-même.</p> + +<p>Le tableau de gauche prit une carte et le banquier +s'en donna une, un 9, comme il avait deux bûches il +gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et sur la gauche +qui avait 4, 6 et 5.</p> + +<p>—Continuation de la veine, murmura M. de +Cheylus.</p> + +<p>Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent +de plus en plus dru.</p> + +<p>—Combien y a-t-il? demanda Adeline.</p> + +<p>—Dix-sept mille francs.</p> + +<p>Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et +une bûche.</p> + +<p>Il y eût un mouvement d'hésitation chez les +pontes; plus que jamais il fallait se rattraper: le +vent allait tourner.</p> + +<p>Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier +gagna avec 8, le quatrième coup avec 9, le cinquième +avec un nouvel abatage, le sixième, au milieu +de la stupéfaction générale et de la consternation +d'un certain nombre de pontes, encore avec un 8.</p> + +<p>Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où +s'était entassé son gain dont on fit le compte, on +trouva 87,000 francs.</p> + + + + +<h4>XVII</h4> + + +<p>Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette +partie l'ébranla.</p> + +<p>Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné +de cette persistance de la veine, mais on n'avait pas +eu le temps de réfléchir, il fallait se rattraper: ce +n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine +comment sont donnés les coups qu'on reçoit, on +tâche de les rendre; après, on verra.</p> + +<p>Après on avait vu que cette veine était vraiment +bien extraordinaire, et telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, +si solide qu'elle fût, qui pût la mettre à +l'abri du soupçon.</p> + +<p>Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des +joueurs affolés par l'émotion de la lutte ou paralysés +par l'angoisse, incapables par conséquent de voir +autre chose que ce qui leur est étroitement personnel: +le point de leur tableau et celui du banquier; +en plus de ces acteurs il y a les spectateurs, les curieux; +il y a ceux qui piquent la carte et notent tous +les coups dans l'espérance de saisir une veine qu'ils +poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à +l'aurore; il y a aussi les grecs de profession qui +exercent une terrible surveillance non en vue d'empêcher +les tricheries, mais simplement en vue de +prendre une part dans celles qu'ils surprennent, et +qu'ils peuvent dénoncer; enfin il y a encore le personnel +du cercle, très expert aux choses de jeu, qui +ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres +quand ce qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.</p> + +<p>Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant +suite à celles de Salzman, elles constituaient un ensemble +révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. 5. 0.—0. 8. 0. 7. +6. 9.—3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.—0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. 2.—0. +8. 0. 7. 6. 9....</p> + +<p>Cette série de chiffres qui se continuait était absolument +incompréhensible pour un profane, mais, +pour un <i>affranchi</i>, elle ressemblait terriblement à +une séquence: ce n'était ni la <i>surprenante</i>, ni la <i>foudroyante</i>, +ni l'<i>invincible</i>, ni la <i>douceur</i>, ni les <i>quatre +fers en l'air</i>, ni la <i>Toulousaine</i>, ni la <i>Marseillaise</i>, ni +aucune de celles qui sont classiques dans le monde +de la grecquerie et qui par là sont trop usées pour +qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la préparation d'une +main plus complaisante que ne l'est ordinairement +la main de la Fortune, un peu lourde, peut-être, et +qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle +n'avait pas été inspirée par l'idée d'empêcher les +hésitations de tirage.</p> + +<p>Pour ceux qui admettaient la séquence, la question +était de savoir si un homme du caractère et de +l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à jouer +avec des cartes séquencées.</p> + +<p>C'était là -dessus que la discussion s'était engagée +quand, après le premier moment de surprise, on +avait commencé à discuter la victoire du président +du <i>Grand I</i> et les moyens par lesquels elle avait été +obtenue.</p> + +<p>Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui +connaissaient Adeline s'étaient récriés:—Allons +donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à quels +signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes +les fois qu'un banquier gagne plus que les pontes ne +voudraient, il passe donc des séquences.—Mais à +ces objections, les répliques n'avaient pas manqué, +et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas +restés court:—Ce n'est généralement pas à vingt +ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y est +peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. +La position d'Adeline était-elle assez bonne +pour qu'il n'eût pas besoin de gagner quatre-vingt +mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être +président d'un cercle, avec un traitement payé par +la cagnotte?</p> + +<p>D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie +ne connaissaient pas Adeline et n'avaient pas dès +lors de raisons pour le défendre. Un président de +cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence, +c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés +vifs par ce genre de vol contre lequel la +défense est à peu près impossible qu'ils voient des +séquences partout et plus souvent encore que dans +la réalité, où cependant elles se rencontrent si fréquemment. +Et puis ce président n'était pas le premier +venu; il avait un nom; il était député; on lisait +ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations +devenaient plus vraisemblables; c'était drôle; +il y aurait du scandale.</p> + +<p>Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément +couru le tout-Paris des cercles et du boulevard:</p> + +<p>—Le président du <i>Grand I</i> a passé une séquence +à son cercle.</p> + +<p>—Est-ce qu'il n'est pas député?</p> + +<p>—Justement.</p> + +<p>—Ah! elle est bien bonne!</p> + +<p>—Si les présidents s'en mêlent!</p> + +<p>C'était cette double qualité de député et de président +qui donnait du piquant à la chose: pas intéressantes +pour le boulevard, les histoires de gens +que personne ne connaît. Il arrive assez souvent +qu'il se gagne des sommes importantes, et d'une +façon étonnante sans qu'on s'en occupe en dehors +des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est +qu'alors ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le +boulevard, n'existent pas pour lui, ils ne sont nulle +part, comme disent les Anglais; Adeline était quelque +part, au palais Bourbon, dans les journaux, et +dès lors «elle était bien bonne»; ceux-là mêmes +qui auraient haussé les épaules, si on leur avait +parlé d'une séquence passée dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, +par un étranger du Pérou ou des Indes, devenaient +attentifs quand on ajoutait que le coupable +était un député, un homme en vue, c'était un événement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, +ils se disaient: «C'est bien possible!» et cette +possibilité, ils la faisaient partager aux autres en +leur racontant cette histoire: «Un député, elle est +bien bonne.»</p> + +<p>A côté de ceux qui parlaient de cette histoire +parce qu'elle était drôle, il y avait tout une catégorie +de gens qui s'en occupaient, parce qu'elle les intéressait +personnellement—celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros <i>mangeurs</i>, qui protègent les +cercles et sont pour eux ce que les souteneurs +sont pour les filles, jusqu'aux <i>rameneurs</i>, aux <i>dîneurs</i>, +aux <i>allumeurs-tapissiers</i>: «Ah! le député Adeline +en était là ; cela était bon à savoir; on pourrait en +tirer parti du député et en <i>manger</i> quelques morceaux!» +On pourrait le mettre en avant pour arracher +des autorisations d'ouverture de cercles dans +les villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; +de même, on pourrait aussi l'employer +pour prévenir des arrêtés de fermeture que prendraient +ces préfets; au député influent, à l'ami des +ministres, les préfets n'oseraient rien refuser; et +lui-même le député n'oserait rien refuser à ceux qui +le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est surtout +dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.</p> + +<p>Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus +de celui qui l'avait soulevé, sans qu'il en entendît +rien et se doutât même qu'on pouvait s'occuper +de lui autrement que pour le féliciter, et +aussi pour lui faire quelques emprunts, comme cela +était arrivé la première fois qu'il avait gagné une +somme importante.</p> + +<p>De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la +réalité avait même été au delà de ce qu'il imaginait.</p> + +<p>Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle +tout de suite pour aller se coucher tranquillement +à quoi bon se coucher? Il était bien trop surexcité, +trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, +sans être un passionné du jeu, il jouait néanmoins +en passionné, le coeur arrêté ou bondissant, les nerfs +crispés, et il n'y avait aucun point de ressemblance +entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après +une nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la +ruine et de la ruine à la fortune, reprennent au +matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs +qui tout d'abord l'avaient enveloppé, il +avait repris sa promenade à travers le cercle, en tâchant +de calmer son irritation et de se retrouver. +Mais on ne l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient +les désintéressés qui tout d'abord s'étaient +jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès +spontanément comme les mouches vont au rayon +de soleil; d'autres, toujours à l'affût des bonnes +occasions, avaient attendu qu'il fût seul pour l'aborder:</p> + +<p>—Mon cher président....</p> + +<p>Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants +qui vivent là sans autres ressources que celle +d'un adroit emprunt de temps en temps ou d'un +jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils +aient en poche le prix du déjeuner ou du dîner, ils +ne quittent pas le cercle. Tout ce que l'on peut consommer +pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le dévorent, +mais sans jamais se permettre la prodigalité +d'un extra, même quand il ne coûte que quelques +sous. A peine osent-ils plier le pied en marchant, de +peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas +moins les plus exigeants à se faire passer leur pardessus +par les valets de pied: «Valet de pied», ils +sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, et +n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on +les sert.</p> + +<p>—Mon cher président....</p> + +<p>Adeline connaissait trop bien cette ritournelle +pour ne pas deviner la chanson qu'elle allait amener: +«Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, mon cher +président.» Il était difficile de refuser ces pauvres +diables dont plusieurs portaient des noms autrefois +honorables et que le jeu avait roulés dans ces bas-fonds.</p> + +<p>Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un +certain point ne l'avaient pas surpris, il y en avait +une qui l'avait réellement stupéfié.</p> + +<p>Comme, vers trois heures du matin, il se disposait +enfin à rentrer chez lui, il avait trouvé, dans +le hall Salzman, qui se disposait aussi à partir.</p> + +<p>Ils avaient endossé leurs pardessus en même +temps, et, en même temps aussi, ils avaient descendu +l'escalier.</p> + +<p>—Vous rentrez chez vous, mon président? +demanda Salzman.</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble +jusqu'à la place de l'Opéra.</p> + +<p>Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; +après avoir joué, la marche le calmait et rafraîchissait +son sang; quelquefois même, pour mieux se remettre, +il prenait le chemin le plus long; mais +c'était léger d'argent qu'il faisait cette promenade +nocturne et les voleurs qui l'eussent arrêté auraient +perdu leur temps; tandis que ce matin-là , il avait +plus de quatre vingt mille francs en billets de banque +dans ses poches.</p> + +<p>—Je vais prendre une voiture, répondit-il.</p> + +<p>—Alors, avant de nous séparer, je vous demande +un moment d'entretien, deux minutes.</p> + +<p>L'heure était étrangement choisie, alors surtout +que quelques instants auparavant cet entretien +pouvait avoir lieu plus commodément pour tous les +deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux +minutes.</p> + +<p>—Volontiers.</p> + +<p>Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en +ce moment complètement désert, tandis que sur la +chaussée quelques coupés du cercle attendaient la +sortie des joueurs.</p> + +<p>—Vous conviendrez, mon cher président, dit +Salzman, que celui qui vous a donné cette banque a +la main heureuse.</p> + +<p>—Cela, c'est vrai.</p> + +<p>—Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration +que j'ai eue de vous laisser ma suite n'a pas +été moins heureuse que la main... pour vous au +moins.</p> + +<p>Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure +qu'allait prendre cet entretien bizarre, devint attentif +à ce mot.</p> + +<p>—Mais si elle a été heureuse pour vous, continua +Salzman, elle ne l'a guère été pour moi, car si +j'avais taillé jusqu'au bout, les quatre-vingt-dix +mille francs qui sont dans votre poche seraient +dans la mienne... et franchement, ils y arriveraient +à propos.</p> + +<p>—Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, +qui voulait prendre ses précautions.</p> + +<p>—Sans doute, mais on ne peut tailler que ce +qu'il y a dans les cartes, et dans ma suite il y avait +une jolie série. Cependant, rassurez-vous, je ne +viens pas vous proposer de partager, bien que j'en +connaisse plus d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma +discrétion; Je viens seulement vous demander +cinq cents louis, non comme partage, mais comme +prêt, parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.</p> + +<p>Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans +rien savoir de mauvais sur son compte, Adeline ne +l'aimait point, cette façon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant à lui comme à un +associé, acheva ce que les préventions avaient +commencé.</p> + +<p>—Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que +vous désirez, dit-il sèchement, mais cela m'est tout +à fait impossible.</p> + +<p>—Cependant....</p> + +<p>—Tout à fait impossible.</p> + +<p>Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il +ouvrit la portière.</p> + +<p>A ce moment, plusieurs joueurs descendant du +cercle arrivaient sur le trottoir.</p> + +<p>—Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la +portière.</p> + +<p>Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les +yeux des joueurs qu'il sentait sur lui, il n'avait pu +ni rien ajouter, ni retenir Adeline.</p> + + + + +<h4>XVIII</h4> + + +<p>Cette façon de demander en faisant valoir des +droits au partage avait exaspéré Adeline. Vraiment +ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix mille +francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui +Adeline avait perdu au lieu de gagner, Salzman serait +venu lui proposer de prendre une part dans sa +perte?</p> + +<p>D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois +il avait répondu comme il fallait à ce drôle.</p> + +<p>Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là +et des autres ses pareils, car s'il n'avait pas +donné sa démission ce soir-là , après avoir payé sa +dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à +maintenir cette démission et à abandonner la <i>Grand I</i> +aussitôt qu'il pourrait le faire décemment, sans +paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de +cette nuit serait vite oubliée; alors il sortirait du +<i>Grand I</i> pour ne jamais remonter son escalier, ni +celui-là , ni aucun escalier de cercle: l'expérience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune +carte.</p> + +<p>Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait +vite cette partie: le lendemain, à la Chambre, on ne +lui parla que de sa veine extraordinaire; il y eut +même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement +s'il était vrai, comme on le racontait, qu'il +eût gagné cinq cent mille francs. Adeline se récria.</p> + +<p>—On ne parle que de ça!</p> + +<p>Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit +qu'on s'occupait en effet de lui beaucoup plus qu'il +n'aurait voulu: on chuchotait; on se taisait quand +il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à +l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait +un gros gain, ses amis l'en avaient plaisanté; maintenant, +semblait-il, ce n'était plus de la plaisanterie, +c'était de l'étonnement.</p> + +<p>Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près +de quatre-vingt-dix mille francs? Était-ce un de ces +gains extraordinaires qui peuvent provoquer la surprise?</p> + +<p>Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction +de voir celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était +rien passé entre eux dans la nuit.</p> + +<p>—Je ne vous en veux pas, mon cher président, +dit l'Américain, j'avoue même qu'à votre place j'aurais +probablement répondu comme vous; seulement, +il est bien entendu que si je vous repasse jamais une +suite du même genre, nous ferons nos conditions +avant, n'est-ce pas?</p> + +<p>Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était +celui de la bonhomie et de la drôlerie, leur enlevait +toute signification douteuse; Adeline ne chercha +donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: +l'intention chez l'Américain de tourner en plaisanterie +ce qui avait commencé par être sérieux, et n'avait +pas réussi sous cette forme. Mais trois jours après +se présenta un incident qui lui fit se demander s'il +ne s'était pas trompé.</p> + +<p>C'était le soir, la partie était assez animée, et +Salzman venait de prendre la banque; on avait apporté +des cartes que Camy avait battues pendant que +Salzman répétait d'un voix indifférente:</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu.</p> + +<p>Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant +pas disposés à aventurer de grosses sommes avec ce +nouveau banquier.</p> + +<p>Au montent où le croupier présentait les cartes à +un joueur pour les faire couper, un autre joueur +avança la main et les prit.</p> + +<p>—Permettez, dit-il.</p> + +<p>A ce moment même Adeline arrivait auprès de la +table, et il vit le joueur qui avait pris les cartes se +préparer à les battre sérieusement.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait +eu un court instant d'hésitation, en homme qui se +demande s'il va se fâcher de cette marque de défiance, +ou s'il va ne pas la relever.</p> + +<p>Bien que cette question eût été faite sur le ton de +la provocation, ce fut avec calme et sans élever la +voix que le joueur répondit:</p> + +<p>—Rien autre chose que ce que je fais.</p> + +<p>Et avec le même calme, il continua à battre les +cartes, qui claquaient entre ses doigts.</p> + +<p>Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, +comme s'il était desséché dans l'alcool, qui, du +haut de son fauteuil de banquier, paraissait plus +grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un +regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et +chétif; ne se laissa pas intimider, il soutint ce regard +et lui répondit.</p> + +<p>—Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda +Salzman.</p> + +<p>—Est-ce chercher une querelle que d'user de son +droit?</p> + +<p>—Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant +vivement.</p> + +<p>—Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, +je cède la place à monsieur.</p> + +<p>D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément +en accord avec ses paroles, il se leva de son +fauteuil.</p> + +<p>—Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le +joueur, qui décidément ne perdait pas la tête.</p> + +<p>Tout à l'algarade qui venait de se produire et à +laquelle il avait coupé court par son intervention, +Adeline ne pensa pas immédiatement à ce dernier +mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et +l'examina.</p> + +<p>«L'affaire n'aura pas de suite.»</p> + +<p>Que voulait dire cela?—Était-ce simplement le +cri de triomphe d'un grincheux, constatant qu'on +n'osait pas lui tenir tête? Ou bien n'était-ce pas une +allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonné sa banque?</p> + +<p>Cette supposition le jeta dans un trouble profond.</p> + +<p>Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation +qui s'adressait à lui.</p> + +<p>Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le +frappa: «L'affaire n'aura pas de suite!» On croyait +donc que, comme il avait pris la suite de Salzman, +il allait la prendre encore, et de nouveau gagner +comme il avait gagné ce soir-là ; c'est-à -dire que +l'injure faite à Salzman en lui battant les cartes rejaillissait +sur lui.</p> + +<p>Il ne dormit pas cette nuit-là , et jusqu'au jour il +tourna et retourna cette idée dans sa tête affolée.</p> + +<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les +oreilles rebattues d'histoires de tricheries, et vingt +fois, cent fois il avait vu les soupçons s'attaquer aux +gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; cependant +jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour +on pourrait le soupçonner lui-même.</p> + +<p>Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et +que l'âge n'eût fait que confirmer ses dispositions +naturelles, il n'était pas homme cependant à répondre +à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme +l'avait fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, +et aussitôt que l'heure fut arrivée où il avait +chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne +connaissait point, il partit pour l'avenue de l'Opéra. +Mais justement il ne rencontra personne pour lui +répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène +de la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le +personnel de service à cette heure matinale ne savait +rien: un garçon croyait que ce joueur était un créole, +mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été présenté +ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de +Mussidan, M. Maurin, M. Barthelasse ou Camy le +connaissaient.</p> + +<p>Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier +qui arriva fut Maurin; mais comme à l'ordinaire il +ne savait rien, car dans ce cercle dont il était gérant +en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric +l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait +pris la prudente habitude de ne rien voir, pas même +ce qui lui crevait les yeux; comme cela il ne risquait +pas de se compromettre: «Je chercherai, je réfléchirai, +comptez sur moi», étaient les trois seules +réponses qu'il se permît, lorsqu'on lui demandait +quelque chose, et il n'en démordait pas. C'était auprès +de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, +sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut +ainsi qu'il se tira d'affaire avec Adeline: «Je chercherai, +comptez sur moi, monsieur le président.»</p> + +<p>Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le +nom de ce joueur, et ne savait pas qui l'avait présenté.</p> + +<p>Alors Adeline se fâcha:</p> + +<p>—Comment! c'était ainsi qu'on entrait au <i>Grand I</i>. +Alors, à quoi servait le comité? A quoi servait le +président? S'il ne servait à rien, il n'avait qu'à se +retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une +simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait +pas de son nom... plus longtemps.</p> + +<p>Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, +commençait justement à se rassurer et à croire que +la séquence, ou plutôt le gain produit par elle, leur +avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement +laissé paraître sa joie, le <i>Puchotier</i>, qu'il devait être +pris, et bien pris; voilà que précisément cette menace +de démission éclatait quand il s'imaginait qu'il +n'en serait plus jamais question!</p> + +<p>Heureusement il n'était pas homme à se laisser +démonter, et tout de suite il se défendit: on le prenait +à l'improviste, il n'avait pu interroger personne, +ni faire aucune recherche; mais il promettait le nom +de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; +ce n'était pas dans un cercle comme le <i>Grand I</i> qu'il +se passait rien d'irrégulier; il était de son honneur +d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout.</p> + +<p>Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline +ne poussa pas les choses à l'extrême cependant, car +il voulait voir ce qu'il y avait sous cette allusion +«à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait +tout moyen de recherches.</p> + +<p>—Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me +faut ce nom.</p> + +<p>Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, +il ne poussa pas son enquête plus loin pour le moment, +et se rendit au Palais-Bourbon.</p> + +<p>Si les jours précédents, il avait été frappé de la +façon dont on le regardait, il le fut bien plus vivement +encore dans les dispositions où il se trouvait +et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.</p> + +<p>Pourquoi cette curiosité?</p> + +<p>Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas +même à ses meilleurs amis; et par cela seul il se +trouva singulièrement embarrassé, confus, comme +s'il se sentait coupable.</p> + +<p>Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment +de soulagement, il entra tout de suite dans la salle +des séances, bien que le président ne fût pas encore +monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait +Bunou-Bunou pour voisin. </p> + +<p>Comme tous les jours, celui-ci était penché sur +son pupitre, écrivant, car c'était son habitude d'arriver +une heure au moins avant l'ouverture de la +séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte +qu'il était un sujet de récréation et de conversation +pour le public des tribunes qui occupait les longues +minutes de l'attente à regarder dans le vaste hémicycle +désert où ne circulaient que de rares huissiers, +ce vieux bonhomme à la tête blanche qui, collé sur +son papier, écrivait, écrivait, écrivait.</p> + +<p>—Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, +quand Adeline, après lui avoir serré la main, s'assit +auprès de lui.</p> + +<p>—Comment? quand nous devions nous voir?</p> + +<p>—C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez +voir de quoi il est question.</p> + +<p>—Votre démission de membre du comité du +<i>Grand I</i>, dit Adeline très ému, et pourquoi?</p> + +<p>Bunou-Bunou se montra embarrassé.</p> + +<p>—Je vous en prie, insista Adeline.</p> + +<p>—Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher +de bonne heure; alors vous comprenez.</p> + +<p>Adeline avait peur de comprendre, cependant il +eut le courage d'insister; si cruelle que pût être la +vérité, il devait la demander.</p> + +<p>—Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, +votre raison vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi +franchement, comme à un... ami.</p> + +<p>—Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, +très graves.</p> + +<p>Adeline pâlit.</p> + +<p>—Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est +d'usage de donner des surnoms aux cercles: ainsi +la <i>Crémerie</i>, les <i>Mirlitons</i>, le <i>Grand I</i>. Mais ces surnoms +sont quelquefois accompagnés d'autres qui +sont des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a +un qui s'appelle l'<i>Attique</i>, un autre qu'on appelle la +<i>Béotie</i>, et ces appellations empruntées à la Grèce sont +significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; il parait +que le <i>Grand I</i> s'appelle l'<i>Épire</i> ou, dans la langue +du boulevard, <i>Le Pire</i>. Alors j'aime mieux me retirer. +Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble +qu'en restant je compromettrais ma réélection. Que +ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus +bon à rien.</p> + +<p>Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, +elle l'était cependant moins qu'Adeline n'avait +craint; il respira.</p> + +<p>—Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si +complètement que moi aussi je vais me retirer.</p> + +<p>—Vous feriez cela?</p> + +<p>—Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, +nous donnerons nos deux démissions en même +temps.</p> + +<p>—Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel +plaisir vous me faites!</p> + +<p>Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux +blancs serrer les mains de son voisin dans un +transport d'effusion; mais on n'eut pas le temps de +s'adresser des questions sur cette scène pathétique; +un flot de députés envahissait la salle, et, au dehors, +on entendait les tambours battre aux champs.</p> + + +<h4>XIX</h4> + + +<p>Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de +concession que lui avait fait Adeline en ne donnant +pas immédiatement sa démission: ce n'était pas +parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait +cette démission, c'était parce qu'il voulait +obtenir auparavant le nom de ce joueur. Pour qui +le connaissait, le doute n'était pas possible, et Frédéric +commençait à bien le connaître.</p> + +<p>Le danger était donc menaçant.</p> + +<p>Comment l'empêcher d'éclater?</p> + +<p>La question était assez grave pour qu'il ne voulût +pas prendre la responsabilité de l'examiner et de la +trancher tout seul; c'était entre associés qu'elle +devait se décider.</p> + +<p>Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline +fût parti, il alla prendre Barthelasse chez lui et +le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, on verrait +plus tard.</p> + +<p>Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, +Raphaëlle recevant en ce moment même la visite +de M. de Cheylus. Elle se prolongea cette visite, et +plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont +l'impatience et le mécontentement étaient visibles, +allait le quitter pour rompre ce tête-à -tête. +A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, et Raphaëlle +entra dans le petit salon où ils attendaient.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de +les voir.</p> + +<p>Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce +qui les amenait.</p> + +<p>Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de +l'associé qui rend les autres responsables de tout ce +qui va mal, et porte à son avoir tout ce qui va bien.</p> + +<p>—Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle +en se tournant vers Barthelasse.</p> + +<p>—Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa +démission, puisqu'il a attendu jusqu'à maintenant.</p> + +<p>—Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a +pas retenu, vous le voyez; et pour moi, il n'est pas +du tout prouvé que ce n'est pas votre séquence qui +décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, +sans doute, balancée longtemps encore. Pourquoi +aussi lui avez-vous fourni des coups si gros, des +huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la +surprise?</p> + +<p>—J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, +ce qui, avec lui, était possible, puisqu'il taillait sans +savoir qu'il devait gagner: quand on est d'accord +avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était +pas le <i>cass</i>, et puis il me semblait qu'il n'était +pas mauvais qu'il se sentît un peu compromis.</p> + +<p>—Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis +qu'il s'en va.</p> + +<p>Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.</p> + +<p>-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti +assez compromis qu'il s'en <i>vatt</i>, s'écria-t-il; s'il avait +vu qu'il ne pouvait aller nulle part, il serait resté +avec nous.</p> + +<p>—Ça, c'est une idée.</p> + +<p>—Et une bonne, encore.</p> + +<p>—Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une +discussion inutile.</p> + +<p>—Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, +à la fin!</p> + +<p>—C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric +étonné.</p> + +<p>—Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux +qu'on ne pouvait plus vivre avec lui.</p> + +<p>—Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit +de savoir si nous pourrons vivre sans lui.</p> + +<p>—Et comment? dit Barthelasse.</p> + +<p>—Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; +il n'y a pas qu'un président au monde; j'y +ai pensé.</p> + +<p>—Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là , +dit Barthelasse.</p> + +<p>—Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.</p> + +<p>—A la Chambre.</p> + +<p>—Ce n'est pas M. de Cheylus?</p> + +<p>—Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je +l'ai fait venir; je lui ai inventé une belle histoire, et +il accepte si Adeline se retire.</p> + +<p>—On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra +pas nous défendre.</p> + +<p>—Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre +souvent plus complaisant pour ses adversaires que +pour ses amis. C'est la raison qui m'a fait penser à +M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +<i>Puchotier</i> nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai +fait venir. J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, +qu'il se contentera de douze mille francs au lieu +des trente-six mille que nous coûte le <i>Puchotier</i>; je +lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus +payer cette somme qu'Adeline se retirait.</p> + +<p>—J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs +que Cheylus à douze mille, dit Barthelasse.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il +s'agît de ce qui est possible; Adeline est mort, vive +Cheylus!</p> + +<p>—Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit +Barthelasse.</p> + +<p>—Malheureusement, répondit Frédéric.</p> + +<p>—Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre +encore? demanda Barthelasse.</p> + +<p>—Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.</p> + +<p>—Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il +est perdu, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Assurément.</p> + +<p>—Et cela vous tourmente; vous seriez tous les +deux bien aises qu'il restât notre président?</p> + +<p>—Parbleu.</p> + +<p>—Eh bien, laissez-moi faire.</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à +craindre, n'est-ce pas? Si je réussis, il reste. Si au +contraire j'échoue, il ne s'en ira pas deux fois.</p> + +<p>Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle +était agacée de voir Barthelasse qu'elle considérait +comme un parfait imbécile, faire l'important; et de +plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas dire +par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas +donner sa démission.</p> + +<p>—Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au +moment où il partait.</p> + +<p>—C'est bon, nous verrons.</p> + +<p>Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric +en revenant au cercle.</p> + +<p>—Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.</p> + +<p>Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher +le nom qu'Adeline lui avait demandé, mais ce +fut inutilement; ce joueur était-il venu avec une +lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être +largement distribuées un peu partout? avait-il été +amené par quelqu'un qui s'était dispensé de la formalité +du registre? toujours est-il qu'on ne trouva +rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, +Frédéric se contenta-t-il de répondre simplement +qu'il comptait avoir ce nom dans la soirée.</p> + +<p>Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans +son cabinet quand Barthelasse frappa à la porte et +entra:</p> + +<p>—Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le +président?</p> + +<p>Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis +il se résigna, se disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter +que d'éconduire Barthelasse, dont il connaissait +la ténacité.</p> + +<p>—Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, +me permettrez-vous de vous demander si un +bruit qu'on m'a rapporté est fondé? Est-il vrai que +vous seriez dans l'intention de donner votre démission?</p> + +<p>—Oui, cela est vrai.</p> + +<p>Et pourquoi, je vous le demande... si vous le +permettez?</p> + +<p>—Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent +pas convenir à un honnête homme.</p> + +<p>Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le +plus insinuant:</p> + +<p>—J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, +et dans mes voyages j'ai entendu un mot qui m'a +frappé c'est que la conscience est une méchante bête +qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous +pas mordu par cette vilaine bête? je vous le demande.</p> + +<p>Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre +Barthelasse à la porte, mais il réfléchit qu'un entretien +qui commençait de la sorte pouvait lui apprendre +des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il +se retint, décidé à écouter jusqu'au bout.</p> + +<p>—Voyez-vous, monsieur le président, continua +Barthelasse, on a les plus fausses idées sur le jeu. +Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une affaire +d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, +ceux qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, +si je n'avais pas été adroit, est-ce que j'aurais gagné +les deux millions qui composent ma petite fortune, +je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma +jeunesse? un pauvre diable de lutteur sans autre +avenir que de me faire casser une côte de temps en +temps ou les <i>reinss</i> un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si +je ne pourrais pas trouver mieux. J'allais beaucoup +au café et dans les petits cercles, la profession veut +ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants +au jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient +filer la carte, pour dire les choses. Alors je +me suis demandé ce que c'était qu'un voleur, et +après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme +qui gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans +étude, était un voleur et qu'il méritait ce nom justement; +mais que celui, au contraire, qui gagnait +cet argent par son adresse, son industrie et son art, +ne pouvait jamais être un voleur.</p> + +<p>Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de +son président l'effet qu'avait pu produire ce début.</p> + +<p>—Continuez, dit Adeline.</p> + +<p>Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là , +avait cherché ses mots, s'exprima plus librement et +plus vite:</p> + +<p>—Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au +travail. Tout en continuant mon métier de lutteur, +tous les soirs je me faisais les doigts sur une meule +d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez bien, les +doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite +chambre, je m'essayais à filer la carte, et sans lumière +encore, car ce qui est difficile c'est d'opérer +sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit pas +filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne +pouvais pas me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. +Pendant deux ans je n'ai pas dormi +quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a récompensé +ma persévérance: je ne m'entendais plus. +C'était au moment de la guerre de Crimée; j'avais +amassé un peu d'argent je me suis embarqué à +Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui +portait des officiers. Nous n'étions pas en mer depuis +douze heures qu'on s'ennuyait ferme. On a joué +pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans +me vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient +la bourse garnie pour la campagne. A Constantinople, +je gagnais dix mille francs. Aussitôt je me +suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des +officiers à bord qui rentraient en convalescence, et +s'ils avaient moins d'argent que leurs camarades, ils +en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. J'ai +fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement +de mon petit avoir.</p> + +<p>—Où voulez-vous en venir? murmura Adeline +qui se tenait à quatre pour ne pas éclater.</p> + +<p>—A ceci: je suppose que vous jouez cent mille +francs, toute votre fortune, vous en perdrez nonante +mille; il vous en reste dix mille, vous allez les jouer +c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? +autrement vous ne seriez pas un bon père, et vous +en êtes un. A ce moment une petite fée se penche à +votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec +une épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas +gagner ces dix mille francs et les nonante mille que +tu as perdus, et ainsi tu vas sauver ta famille, ton +honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que +vous feriez?</p> + +<p>Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui +ferma la bouche avec son meilleur sourire:</p> + +<p>—Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu +de mal; vous vous piqueriez; eh bien, souffrez cette +petite piqûre, désagréable, j'en conviens, et laissez +la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, vous +aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, +dans un an, vous aurez votre petit million, avec lequel +vous assurerez le bonheur de votre fille qui est +une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?</p> + +<p>Adeline étouffait d'indignation:</p> + +<p>—Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? +dit-il.</p> + +<p>—Une simple petite politesse, une prévenance, +pour vous montrer ce qu'on peut faire dans ce genre, +mais ce n'est vraiment pas la peine d'en parler; vous +verrez mieux que cela.</p> + +<p>—Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?</p> + +<p>—Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là , avait +pris l'indignation d'Adeline pour l'embarras d'un +homme qui n'aime pas qu'on lui parle en face de certaines +choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant +la fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce +qu'il se fâchait, le président?</p> + +<p>—Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est +à lui que je répondrai.</p> + +<p>—Mais...</p> + +<p>—Envoyez-moi M. de Mussidan.</p> + +<p>Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était +pas loin.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et +puis ça paraît se fâcher; il est incompréhensible, cet +homme; au reste, il va s'expliquer avec vous, il vous +demande.</p> + +<p>Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le +visage convulsé.</p> + +<p>—Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les +poings levés, vous, vous un Mussidan, vous avez +fait de moi un voleur!...</p> + +<p>Frédéric resta un moment décontenancé, puis se +remettant:</p> + +<p>—Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y +a des voleurs!</p> + +<br><br> + +<h3>QUATRIÈME PARTIE</h3> + +<br><br> + + + + + +<h4>I</h4> + + +<p>Voleur!</p> + +<p>C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant +l'avenue de l'Opéra pour rentrer rue Tronchet; il +rasait les maisons et marchait vite, son chapeau bas +sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne +le reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se +répétait:</p> + +<p>—Voleur!</p> + +<p>Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. +Pour se cacher. Parce qu'il avait besoin d'être seul. +Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on ne lui parlât +point.</p> + +<p>Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un +voleur? L'allusion de ce joueur à la «suite» le +prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait pas +immédiatement relevée, il avait passé condamnation, +exactement comme ce Salzman qui sous le coup de +cette injure avait si piteusement courbé le front.</p> + +<p>Comment prouver qu'au lieu d'être complice de +ce vol il en était lui-même victime? Où trouverait-il +quelqu'un, même parmi ceux qui le connaissaient, +même parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, +ou plutôt qui le reconnaîtrait? Qui aurait le +courage de continuer à rester son ami?</p> + +<p>Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, +se laissant tomber dans un fauteuil, il resta là +anéanti; un flot de larmes jaillit de ses yeux; comme +un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant +de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il +pleurait misérablement, désespérément, abîmé dans +sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, son honneur, +sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la +vie, la dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un +voleur!</p> + +<p>Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura +pas; la honte le prit de se trouver si faible; ce n'était +pas en s'abandonnant qu'il rachèterait sa faute, si +elle pouvait être rachetée.</p> + +<p>Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille +francs; avant tout, il devait les rendre à ceux qu'il +avait dépouillés; après, il verrait à se défendre +contre ceux qui l'accuseraient.</p> + +<p>Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; +où trouver, où chercher ceux qui avaient perdu ces +quatre-vingt-sept mille francs? Trente, quarante, +cinquante personnes peut-être avaient joué contre +lui dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à +l'exception de cinq ou six qu'il avait remarquées, il +ne savait pas le nom des autres, il ne se rappelait +pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait +même pas regardés dans son agitation, et qu'il avait +à peine vus à travers un brouillard; il retrouvait +bien quelques figures; des yeux qui s'étaient fixés +sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des +convulsions de physionomie quand il avait gagné de +gros coups; mais tout cela se brouillait dans sa mémoire? +Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à +qui devait-il deux louis?</p> + +<p>Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept +mille francs.</p> + +<p>Entre quelles mains les payer?</p> + +<p>Si le <i>Grand I</i> avait été le cercle qu'il avait cru +fonder, il ne serait pas impossible de retrouver ces +mains: il n'aurait joué que contre des membres de +ce cercle, c'est-à -dire contre des gens qu'il connaîtrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus défiler +qui s'étaient montrés une fois, deux fois, huit jours, +et qui n'étaient jamais revenus! sans doute ceux +qu'il avait dépouillés étaient de ces passants.</p> + +<p>Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il +leur avait pris.</p> + +<p>Comment?</p> + +<p>Il eut beau tourner et retourner cette question, il +ne lui trouva pas de réponse.</p> + +<p>Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, +des étrangers qui avaient déjà quitté la +France: où les chercher? en Russie, en Amérique? +l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, +comment les prévenir? Il ne pouvait pas cependant +publier un avis dans les journaux pour avertir les +personnes qui avaient joué contre lui qu'elles pouvaient +se présenter rue Tronchet, où il rembourserait +à vue ce qu'elles avaient perdu; combien s'en +présenterait-il, et ce ne serait pas les moins exigeantes, +qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, +combien de millions ne lui demanderait-on +pas!</p> + +<p>Cependant il voulut tenter quelque chose, et +comme il ne pouvait pas retourner au <i>Grand I</i>, le +lendemain il irait chez Camy, et avec lui il reconstituerait +autant que possible sa partie; quand il connaîtrait +les noms de ses créanciers, il les chercherait +et leur rendrait ce qu'il leur devait.</p> + +<p>Cette idée le calma un peu; si son honneur était +perdu, au moins sa conscience serait déchargée du +poids qui l'écrasait.</p> + +<p>Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du +matin il examina cette idée qui tout d'abord lui avait +paru réalisable, il n'en vit plus que l'absurdité. +Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette restitution? +La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier +mot la honte l'étoufferait.</p> + +<p>Peut-être un caractère plus ferme et plus digne +que lui accepterait cette expiation, mais il s'en sentait +incapable: jamais il n'aurait la force de s'infliger +cette humiliation.</p> + +<p>Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit +et dans son coeur ne le lâchait plus, il chercha +quelque autre moyen de la satisfaire, et après bien +des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur +de l'Assistance publique; sans doute ce ne +serait pas le rendre à ceux à qui il appartenait, mais +au moins les pauvres en profiteraient et il ne salirait +plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être +mieux, mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait +pas sagement peser le pour et le contre de sa +résolution; et telle était sa situation qu'il ne pouvait +prendre conseil de personne.</p> + +<p>En se levant il écrivit au président de la Chambre +pour demander un congé de quinze jours, puis, +quand l'heure de l'ouverture des bureaux fut arrivée, +il se rendit à l'Assistance publique, emportant +ce que les emprunteurs lui avaient laissé sur les +quatre-vingt-sept mille francs, c'est-à -dire près de +quatre-vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu +par le directeur, mais avec la prudente réserve d'un +fonctionnaire qui va avoir à défendre son administration +contre les sollicitations d'un député.</p> + +<p>—Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette +d'où il tira huit paquets de dix mille francs, +de vous verser une somme de quatre-vingt-quatre +mille sept cents francs, qui devront être employés +en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire +entend n'être pas connue, elle désire +seulement que l'insertion de ce versement figure au +<i>Journal officiel</i>.</p> + +<p>L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de +la réserve à l'épanouissement; mais Adeline n'avait +pas de remerciements à recevoir, il se retira, pour +aller prendre tout de suite le train à la gare Saint-Lazare; +ce serait seulement à Elbeuf, entouré des +siens, qu'il respirerait.</p> + +<p>Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent +cette route, il avait toujours quitté Paris avec allègement, +comme si l'air qu'il respirait après les fortifications +était plus pur, plus léger et plus sain, +mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait +été aussi vif que lorsque par la glace de son wagon +il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper dans les brumes +du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu +d'aller en augmentant comme d'ordinaire à mesure +qu'il s'éloignait de Paris, alla en diminuant; il n'avait +pas laissé à Paris le souvenir de cette terrible +nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il +pesait de tout son poids sur sa conscience:</p> + +<p>—Voleur!</p> + +<p>Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée +par une dépêche. Quand il descendit de wagon, il +aperçut Berthe, qui était venue au-devant de lui +toute seule dans la charrette anglaise qu'elle conduisait +elle-même.</p> + +<p>—Te voilà !</p> + +<p>—Maman a bien voulu me laisser venir.</p> + +<p>L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et +passionnée, jamais il ne l'avait embrassée avec cet +élan, avec cette émotion.</p> + +<p>—Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.</p> + +<p>—Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je +donc l'air malade?</p> + +<p>—Je te trouve pâle.</p> + +<p>Il fallait expliquer cette pâleur.</p> + +<p>—Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais +passer une quinzaine avec vous; j'ai pris un congé.</p> + +<p>—Quel bonheur!</p> + +<p>Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. +Ils montèrent en voiture, et Berthe prit les guides.</p> + +<p>—Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère +qu'on me regardera un peu moins au retour, puisque +je ne serai pas seule.</p> + +<p>En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de +voir mademoiselle Adeline traverser la ville toute +seule dans sa charrette.</p> + +<p>Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville +même, l'autre où descendent les voyageurs qui viennent +de Paris, à une assez grande distance, au milieu +d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine de +Saint-Aubin à traverser, c'est-à -dire un bon bout de +chemin où ils pouvaient causer librement.</p> + +<p>—Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant +de moi, dit Adeline.</p> + +<p>—Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a?</p> + +<p>Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage +souriant et heureux qu'il venait de voir s'était rembruni +et attristé.</p> + +<p>—J'ai peur, dit-elle.</p> + +<p>—Michel?</p> + +<p>—Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus +aimable, plus tendre que jamais; c'est M. Eck, c'est +madame Eck, la grand'maman.</p> + +<p>—Que se passe-t-il?</p> + +<p>—Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa +grand'mère s'adoucissait et qu'elle semblait disposée +à consentir à notre mariage, m'a prévenu hier en +deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, +qu'il y avait un revirement et que madame Eck paraissait +fâchée contre lui et contre moi.</p> + +<p>Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque +chose à Elbeuf? En se perdant, avait-il perdu sa fille +avec lui?</p> + +<p>Berthe continuait:</p> + +<p>—Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser +madame Eck et par là changer ses dispositions à +mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait qui +puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain.</p> + +<p>—Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son +petit-fils qu'elle est fâchée.</p> + +<p>—Contre qui l'est-elle alors?</p> + +<p>—Contre moi. </p> + +<p>—Pourquoi le serait-elle contre toi.</p> + +<p>Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre +à cette question; il n'osait même pas l'examiner.</p> + +<p>—A cause de notre situation embarrassée.</p> + +<p>—J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, +qui m'a dit que les affaires seraient meilleures cette +année qu'elles ne l'avaient été l'année dernière. Madame +Eck doit le savoir.</p> + +<p>—Peut-être ne le sait-elle pas.</p> + +<p>—Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura +avertie.</p> + +<p>—Alors, que veux-tu que je te dise?</p> + +<p>—Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se +passe.</p> + +<p>Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même.</p> + +<p>—Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque +chose qui aura été rapporté à madame Eck.</p> + +<p>-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis +comme si j'étais morte ou encore au maillot; je +n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.</p> + +<p>Ce qu'elle disait là , Adeline le savait comme elle; +il fallait donc renoncer à cette explication.</p> + +<p>Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur +l'autre rive, se montrait Elbeuf avec sa confusion de +maisons et de hautes cheminées qui vomissaient des +nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers +la forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches +des arbres avant d'avoir pu s'élever au-dessus +de la colline; encore quelques minutes et ils allaient +entrer dans la ville.</p> + +<p>—Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, +et tu continueras seule jusqu'à la maison.</p> + +<p>—Et maman?</p> + +<p>—Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck.</p> + +<p>Berthe laissa échapper une exclamation de joie.</p> + +<p>—Ah! papa.</p> + +<p>—Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je +ne veux pas y rester moi-même; le mieux est donc +d'avoir tout de suite une explication avec M. Eck.</p> + +<p>—Que vas-tu lui dire.</p> + +<p>—C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop +loyal pour ne pas s'expliquer franchement.</p> + +<p>Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer +dans la ville neuve; Berthe arrêta son cheval.</p> + +<p>—Il me semblait que quand tu serais là j'aurais +moins peur, dit-elle, et voilà que mon angoisse n'a +jamais été plus forte.</p> + +<p>Il descendit de voiture.</p> + +<p>—Sois certaine que je la ferai durer le moins +longtemps qu'il me sera possible. A tout à l'heure.</p> + +<p>Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans +la vieille ville, il suivait droit son chemin pour gagner +la ville neuve.</p> + + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline +ne l'était pas moins, car il ne prévoyait que trop sûrement +ce qui se dirait dans cet entretien: averti de +ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne voulait +pas que son neveu épousât la fille d'un voleur.</p> + +<p>C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, +sinon dans ces termes au moins concluant à ce résultat: +le mariage de Berthe manqué.</p> + +<p>Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation.</p> + +<p>Sa main tremblait quand il frappa à la porte du +bureau du père Eck.</p> + +<p>—<i>Endrez.</i></p> + +<p>Il entra:</p> + +<p>—Ah! monsieur <i>Ateline</i>!</p> + +<p>Il y avait plus de surprise que de contentement +dans cette exclamation.</p> + +<p>—J'allais justement faire demander à madame +<i>Ateline</i> quand vous deviez venir à <i>Elpeuf</i>.</p> + +<p>—Vous avez à me parler?</p> + +<p>Le père Eck hésita un moment</p> + +<p>—<i>Voui</i>.</p> + +<p>L'heure avait sonné pour Adeline.</p> + +<p>—C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, +dit le père Eck. Depuis le jour où je vous ai +<i>temandé</i> la main de mademoiselle <i>Perthe</i>, je n'ai +cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, +tantôt directement, tantôt par des moyens +détournés. Et c'était difficile, très difficile, car c'est +la première fois que dans notre famille l'un de nous +veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, +les préjugés, si vous voulez, enfin, ce +qui est plus respectable, il y avait la foi religieuse +chez ma mère, vous le <i>safez</i> très vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi +ardente. Enfin, tous les jours j'agissais, et je <i>tois</i> +dire que l'estime que vous lui <i>afiez</i> inspirée m'était +d'un puissant secours. Ah! s'il avait été question +d'un autre que de M. <i>Ateline</i>, elle m'aurait +fermé la bouche au premier mot et de telle sorte +qu'il m'aurait été défendu de l'<i>oufrir</i>. Mais sans vous +montrer, sans agir, par cela seul que vous étiez <i>fous</i>, +<i>fous</i> agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était +mademoiselle <i>Ateline</i>, la fille de Constant <i>Ateline</i>; et +en faveur de votre nom les principes de ma mère +fléchissaient. Les choses en étaient là , et je n'avais +<i>blus</i> qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement +à obtenir de <i>fous</i>, lorsqu'une indiscrétion, +un propos fâcheux est venu tout rompre.</p> + +<p>Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui +monter au visage et ce ne fut plus que dans une +sorte de brouillard qu'il vit le père Eck.</p> + +<p>—Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, +que, lors de mon voyage à Paris, je vous ai conseillé +d'abandonner votre cercle, de laisser ces gens-là à +leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et que j'ai +insisté autant que les convenances le permettaient; +vous vous le rappelez, n'est-ce <i>bas</i>?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Eh <i>pien</i>, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement +en mon nom que je parlais. Depuis mon retour, +ma mère a vu des amis de Paris qui lui ont +parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez +dans votre cercle.</p> + +<p>Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait +baissé les yeux et les tenait attachés sur une feuille +du parquet, n'osa pas les relever pour regarder ce +qu'il y avait sous ce silence.</p> + +<p>—On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, +continua le père Eck; beaucoup trop de choses.</p> + +<p>Il dit cela tristement, avec embarras.</p> + +<p>—Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce +mariage, vous comprenez?</p> + +<p>Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? +la honte le serrait à la gorge et l'étouffait.</p> + +<p>—Je suis <i>tésespéré</i> de vous parler ainsi, mon cher +monsieur <i>Ateline</i>, mais que voulez-vous, je vous le +demande, hein, que voulez-vous?</p> + +<p>—Rien, murmura Adeline accablé.</p> + +<p>—Comment répondre à ma mère et la combattre, +quand... j'ai le chagrin de le dire... je pense comme +elle? C'était un grand effort que ma mère faisait en +donnant son consentement à ce mariage, mais elle +s'y décidait par estime pour <i>fous, monsieur Ateline</i> +tandis qu'il est au-dessus de ses forces de se résigner +à ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef....</p> + +<p>Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa +chaise.</p> + +<p>—... Dont le chef joue; et tant que vous serez +président de ce cercle, vous jouerez, cela est fatal.</p> + +<p>—Président du cercle, murmura Adeline, c'est +la présidence du cercle que madame Eck me reproche?</p> + +<p>—Et que <i>foulez-vous</i> que ce soit? C'est assez, hélas!</p> + +<p>—Mais je ne le suis plus.</p> + +<p>—<i>Fous</i> n'êtes plus président du <i>Grand I</i>?</p> + +<p>—J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai +jamais dans ce cercle... ni dans aucun autre.</p> + +<p>—Jamais?</p> + +<p>—Je le jure.</p> + +<p>Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les +deux mains tendues:</p> + +<p>—Votre main, que je la serre, mon cher ami. +Ah! quel soulagement!</p> + +<p>Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. +Adeline renaissait; de l'abîme au fond duquel +il se noyait, il remontait à la lumière.</p> + +<p>—Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai +une carte, s'écria Adeline, et que le jeu me fait horreur, +vous entendez, horreur!</p> + +<p>—Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments +d'il y a quelques jours seront ceux de <i>temain</i>: le mariage +est fait. Obtenez le consentement de la Maman, +et <i>tans</i> un mois nos enfants seront mariés, je vous le +promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la +vôtre cédera bien aussi: les conditions ne sont-elles +<i>bas</i> les mêmes? Je dois vous <i>tire</i> que ma mère tient +à ce consentement, et qu'elle retirerait le sien si +madame <i>Ateline</i> persistait dans son hostilité: elle +veut l'union des familles, et cela est trop <i>chuste</i> pour +que nous ne respections pas sa volonté. Quant aux +affaires, nous les arrangerons ensemble.</p> + +<p>Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié +cette terrible question des affaires; ce mot le rejeta +durement dans la réalité.</p> + +<p>—Je dois vous dire....</p> + +<p>Mais le père Eck lui ferma la bouche:</p> + +<p>—Un seul mot: Avez-<i>fous</i> d'autres dettes que +celles qui grèvent la propriété du Thuit; des dettes +personnelles, par exemple?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Eh <i>pien</i>, les affaires s'arrangeront. Je sais que +vous ne pouvez pas donner de dot à mademoiselle +<i>Perthe</i> en ce moment. Je connais <i>fotre</i> situation. +Nous nous en passerons. Mademoiselle <i>Perthe</i> est +une fille qui vaut encore six cent mille francs, en +mettant les choses au pire; c'est assez, si vous +voulez bien donner votre concours à Michel pour la +fabrique que nous allons établir, et qui remplacera +la vieille fabrique «en chambre» <i>Ateline</i>, par la +fabrique «industrielle» Eck et Debs-<i>Ateline</i>. Dans +six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement +Vincent, qui en ont coûté quatre cent +mille il y a six ans; nous y installons nos métiers; +nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; +dans six mois, je <i>fous</i> le <i>tis</i>, nous filons et nous +battons; pas de tâtonnements, pas de coûteuses +expériences. Nous ferons venir de Roubaix les ouvriers +qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont +émigré d'<i>Elpeuf</i> à Roubaix, pour que nous fassions +revenir quelques-uns de ces pauvres émigrés; cela +sera <i>trôle</i>.</p> + +<p>Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence +commerciale.</p> + +<p>—L'engouement du peigné commence à se calmer, +on s'aperçoit que deux toiles appliquées l'une contre +l'autre sans que la laine soit mélangée se coupent +vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs +vives qui plaisent chez le tailleur virent et passent +exposées à l'air, et <i>betit</i> à <i>betit</i> on revient au foulé; +le <i>chour</i> où l'évolution sera complète, nous serons +là monsieur <i>Ateline</i>, et nous livrerons conforme. +Ah! ah!</p> + +<p>Il parlait en marchant de long en large dans son +bureau, alerte, léger comme s'il avait trente ans et +commençait la vie avec l'élan de la jeunesse: Ah! +ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à +Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, +il voyait les broches de son nouvel établissement +tourner et il entendait ses métiers battre.</p> + +<p>—Il faudra reprendre la <i>marmotte</i>, monsieur <i>Ateline</i>, +et avec votre gendre visiter la clientèle parisienne: +Eck et Debs-<i>Ateline</i>; nous livrons conforme; +la vieille maison <i>Ateline</i> revit, et il faut croire qu'elle +ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend +de <i>fous</i>; allez trouver <i>fotre</i> mère. A bientôt, mon +cher ami; mes amitiés à mademoiselle <i>Perthe</i>.</p> + +<p>Quel revirement! Adeline était entré le désespoir +au coeur et la honte au front; il sortit relevé, rayonnant; +sa vie finie recommençait avec sa fille et par +son gendre.</p> + +<p>S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt +auprès de Berthe, mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu +courir son député?</p> + +<p>Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour +ne pas se laisser retenir par les gens qui voulaient +l'aborder, saluant à droite et à gauche, sans se donner +le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait +ses coups de chapeau.</p> + +<p>Certes, oui, il reprendrait la <i>marmotte</i> et avec joie. +Berthe mariée, mariée à l'homme qu'elle aimait, +quel apaisement, quelle tranquillité! il la verrait heureuse; +les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses +oreilles: la langue que le père Eck venait de lui parler +l'avait rajeuni de vingt ans; comme elle sonnait +mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre jeu; +le jeu est fait, rien ne va plus?»</p> + +<p>Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant +elle, Berthe était restée dans la cour; quand elle +aperçut son père, elle courut à lui.</p> + +<p>Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de +son père que c'était une bonne nouvelle qu'il apportait.</p> + +<p>En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: +le consentement donné par madame Eck, la création +de la fabrique nouvelle dans les établissements Vincent.</p> + +<p>—Dans un mois tu peux être mariée, avant six +mois la fabrique peut marcher.</p> + +<p>Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue +étreinte.</p> + +<p>—Mais il nous faut maintenant le consentement +de ta grand'mère.</p> + +<p>—Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.</p> + +<p>—Puisque madame Eck a donné le sien, il me +semble impossible qu'elle le refuse.</p> + +<p>Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline +quand il lui exprima cette espérance.</p> + +<p>—Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, +dit-il.</p> + +<p>—On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux +gens, quand on est convaincu que c'est dans leur +intérêt qu'on agit et pour leur bien,—et cette conviction +est celle de ta mère. Au reste elle t'attend +dans sa chambre; va tout de suite lui parler.</p> + +<p>—Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le +voyant entrer. Berthe m'a annoncé que tu venais +passer quinze jours avec nous, cela va nous faire du +bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela.</p> + +<p>Elle l'attira et l'embrassa.</p> + +<p>—Quand on est jeune, on peut rester séparé de +ceux qu'on aime, dit-elle, qu'importe? on a devant +soi de beaux jours pour se rattraper; mais à mon âge, +quand les heures sont comptées, celles de l'absence +sont bien longues.</p> + +<p>—Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, +dit-il.</p> + +<p>—Moi, mon garçon, et comment?</p> + +<p>Il expliqua comment: aux premiers mots, la +Maman voulut lui couper la parole:</p> + +<p>—Il ne devait jamais être question de ce mariage +entre nous, dit-elle vivement.</p> + +<p>—Il n'en a pas été question tant que les conditions +ont été les mêmes, mais aujourd'hui elles sont +changées.</p> + +<p>Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient +à ces conditions le consentement donné par +madame Eck et l'acquisition des établissements +Vincent.</p> + +<p>—Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, +s'écria la Maman, voilà vraiment un beau sacrifice.</p> + +<p>—Elle peut être aussi attachée à sa religion que +tu l'es à la tienne.</p> + +<p>—Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle +était attachée à sa religion, comme tu dis, elle ne +céderait pas plus que je peux céder moi-même. Il ne +manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me +le demander?</p> + +<p>—Je te demande de faire le bonheur de Berthe et +le mien, rien autre chose, et c'est cela seul que tu +dois considérer.</p> + +<p>—Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce +quand on sent la main de la mort suspendue sur sa +tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, cette main? +Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que +tu voudras, je ne serai plus là ; veux-tu empoisonner +mes derniers jours?</p> + +<p>—Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer +notre repos à tous: elle aime Michel Debs....</p> + +<p>—La malheureuse!</p> + +<p>—Le mariage qui se présente est plus beau que +dans notre situation nous ne pouvons l'espérer, +voilà pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister +dans ton refus qui nous désespérerait tous.</p> + +<p>—Constant, je donnerais ma vie pour toi avec +joie, je le jure sur ta tête; mais c'est mon salut que +tu me demandes; je ne peux pas te le donner; ne +me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, +jamais!</p> + +<h4>III</h4> + + +<p>—Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt +que son mari revint dans le bureau où elle était +seule avec Berthe.</p> + +<p>—Elle résiste.</p> + +<p>—Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille.</p> + +<p>—Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier +mot?</p> + +<p>Certes non, elles ne l'avaient point pensé.</p> + +<p>—Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua +Adeline, nous reviendrons à la charge, moi de +mon côté, toi du tien, Hortense, toi aussi, Berthe; +pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce +soir même et lui demander de nous aider; il me +semble qu'il ne peut pas nous refuser son concours.</p> + +<p>—En es-tu sûr? demanda madame Adeline.</p> + +<p>—C'est à essayer; en attendant je vais envoyer +un mot à Michel pour qu'il vienne dîner avec +nous demain: ce sera son entrée officielle dans +la maison en qualité de fiancé, et je crois que +cela produira un certain effet sur Maman; si elle +a la preuve que son opposition n'empêche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans +son refus, qui n'a d'autre résultat que de nous rendre +tous malheureux, elle et nous; et puis, il est bon +qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; +il est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman +comme il a pris celui de la petite-fille.</p> + +<p>Berthe vint à son père et l'embrassa en restant +penchée sur lui un peu plus longtemps peut-être +qu'il n'en fallait pour un simple baiser.</p> + +<p>—Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, +employons-les bien; et, pour commencer, soyez +avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner +par trop de raideur.</p> + +<p>Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce +qu'elle était d'ordinaire, quand le lendemain son fils +lui annonça que Michel Debs dînerait le soir avec +eux.</p> + +<p>—Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier +mouvement de surprise et d'indignation.</p> + +<p>Mais aussitôt elle se calma:</p> + +<p>—Tu es le maître, dit-elle.</p> + +<p>—Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir +faire; moi, pour ne pas désespérer ma fille; toi... +pour ne pas blesser ta conscience.</p> + +<p>Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se +demandait comment se passerait ce dîner, et quel +accueil la Maman ferait à Michel: il fallait qu'elle +sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le +disait, et qu'elle crût que par son opposition elle +n'empêcherait pas le mariage de sa petite-fille; ces +deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle +reconnaîtrait elle-même l'inutilité.</p> + +<p>Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman +n'accueillit pas Michel en ami et encore moins en +petit-fils, au moins ne lui fit-elle aucune algarade; +quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, +comme s'il était un inconnu ou un indifférent +qu'elle ne devait jamais revoir. Quand, après le +dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor, +chanta avec Berthe le duo de <i>Faust</i>: «Laisse-moi, +laisse-moi contempler ton visage,» elle ne quitta +pas le salon, et sa seule manifestation de mécontentement +fut de dire à sa belle-fille:</p> + +<p>—Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais +laissé chanter de pareilles polissonneries avec un +jeune homme.</p> + +<p>Madame Adeline voulut marcher dans le même +sens que son mari:</p> + +<p>—Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle.</p> + +<p>La Maman resta interdite.</p> + +<p>Après que Michel fut parti et que la Maman fut +rentrée dans sa chambre, Adeline, madame Adeline +et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de se +passer:</p> + +<p>—Vous voyez! dit Adeline.</p> + +<p>—J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame +Adeline.</p> + +<p>—Et moi donc! murmura Berthe.</p> + +<p>—Le premier pas est fait, dit Adeline comme +conclusion, il n'y a qu'à continuer, demain, après-demain; +ne pensons qu'à cela, ne nous occupons que +de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; +il faudra, ma petite Berthe, lui savoir d'autant plus +grand gré de son sacrifice qu'il aura été plus douloureux +pour elle.</p> + +<p>Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, +ne s'occuper que du mariage de sa fille.</p> + +<p>Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât +sa correspondance à Elbeuf; quand on la lui +remit, il trouva au milieu des lettres et des journaux +une grande enveloppe cachetée à la cire et +portant la mention: «Personnelle»; son contenu +paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il ouvrit tout +d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux +furent attirés par une annotation à l'encre rouge +«Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette page, +et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce +qu'il devait lire:</p> + +<p>«On sait que le député Adeline était président +d'un des cercles où, depuis quelques mois, se joue +la plus grosse partie; il vient de donner sa démission.</p> + +<p>«Pourquoi?</p> + +<p>«Nous allons tâcher de le découvrir.</p> + +<p>«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs.</p> + +<p>«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.</p> + +<p>«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête +le renouvellement: nous ne manquerons pas au +devoir que notre titre nous impose.»</p> + +<p>Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «<i>Le +François 1er</i>» avec le mot célèbre bien en vedette:</p> + +<p>«Tout est perdu, fors l'honneur.»</p> + +<p>Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût +pas hâte de voir le second:</p> + +<p>«<i>Le Redresseur de torts</i>:</p> + +<p>«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait +que le désarroi règne dans l'<i>Épire</i>: on sait que +cette province, où les affaires marchaient très bien +pour les Grecs, était administrée par le député Adelinos, +l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci +vient de se retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique +noire; et l'on ne voit plus ses doigts légers +courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +être les résultats de cette colère désastreuse, qui +menace de précipiter chez Aidès tant de fortes âmes +de héros criant la faim.»</p> + +<p>Le troisième journal avait pour titre: l'<i>Honnête +homme</i>; c'était en tête de la première page que se +trouvait le trait à l'encre rouge:</p> + +<p>«Sous ce titre:</p> + +<p>UNE USINE A BACCARA</p> + +<p>Nous commencerons prochainement une curieuse +étude du jeu à Paris, prise dans le vif de +la réalité, avec des portraits de personnages en +vue que tout le monde reconnaîtra.</p> + +<p>Elle montrera comment se montent les cercles +qui ne sont que des entreprises financières, +comment ils fonctionnent et les résultats qu'ils +produisent sur la ruine publique.</p> + +<p>Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt +de cette étude:</p> + +<p>1er chap.—Association du demi-monde et de +la gentilhommerie;</p> + +<p>2e chap.—Où l'on trouve un président en +situation d'obtenir une autorisation pour ouvrir +un nouveau cercle;</p> + +<p>3e chap.—Les jeux et les joueurs: tricheries +des grecs et des croupiers; les ressources de la +cagnotte;</p> + +<p>4e chap.—Les séquences à l'usage de tout le +monde;</p> + +<p>5e chap.—<i>Mangeurs et mangés</i>.</p> + +<p>Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre +sur l'envoi de ces journaux: on voulait l'intimider, +le faire chanter, le <i>manger</i>.</p> + +<p>C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en +face de sa femme; le voyant troublé par cette lecture, +elle lui demanda ce qu'il avait et si ces journaux +lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.</p> + +<p>Pouvait-il répondre franchement et confesser toute +la vérité à sa femme? La honte lui ferma la bouche. +Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se tourmenterait +de son impuissance.</p> + +<p>—Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, +dit-il; mais pour nous, non. Les journaux, Dieu +merci, ne s'occupent pas de mes affaires.</p> + +<p>Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua +la lecture de son courrier, mais sans savoir ce +qu'il lisait; quand il fut tant bien que mal arrivé au +bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir +et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être +plus sous le regard de sa femme.</p> + +<p>Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne +et, tournant à gauche au lieu de la continuer tout +droit, il avait pris la vieille rue Saint-Auct, qui par +une rude montée tortueuse escalade la colline au haut +de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait +lentement, les reins courbés, la tête basse, comme +dans cette même côte son père le lui avait appris +quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop +vite hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, +il se retournait et regardait en soufflant la ville +à ses pieds. Puis il reprenait sa montée, distrait +de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à rendre +aux femmes assises devant leurs portes et aux +gamins qui le poursuivaient de leurs cris: «Bonjour +monsieur Adeline; bonjour monsieur Adeline», fiers +de parler à leur député.</p> + +<p>Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point +dominant du plateau, et, n'ayant plus personne +autour de lui, il s'assit, se répétant tout haut le mot +que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas:</p> + +<p>—Que faire?</p> + +<p>Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur +répondre?</p> + +<p>Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait +en effet non de savoir s'il pouvait laisser passer +ces attaques en les dédaignant, mais bien de trouver +les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil +faire le mort, ceux qui avaient commencé cette +campagne dans les journaux ne s'en tiendraient pas +là ; le sommaire de l'étude sur le jeu le disait: +«<i>Mangeurs et Mangés</i>»; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser?</p> + +<p>Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté +Paris pour Elbeuf, il allait trouver auprès des siens +l'oubli et la tranquillité!</p> + +<p>Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette +ville, qui s'étalait sous lui, et où, jusqu'à ce jour, +son nom n'avait été prononcé qu'avec respect. Qu'il +remontât cette côte dans quelques jours, et personne +ne se lèverait plus sur son passage; on détournerait +la tête, et si les gamins lui faisaient encore cortège, +ce ne serait plus pour lui crier: «Bonjour, monsieur +Adeline.»</p> + +<p>Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le +coeur serré, les nerfs crispés, l'esprit chancelant, +qui il regardait ce panorama qu'il n'avait jamais vu +qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays +natal, comme il était fier de lui-même:—la ville +avec sa confusion de maisons, de fabriques et de +cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, +le ronflement de ses machines qui montaient +jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à +l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue +courbe de la Seine, avec son cadre vert formé par +les masses sombres des forêts.</p> + +<p>Il resta là longtemps, regardant alternativement +autour de lui et en lui. Alors, peu à peu, tout son +passé lui revint, d'autant plus amer à cette heure +d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le +vivait. En suivant des yeux l'agrandissement de sa +ville, il se revit grandir d'année en année. Elle aussi, +elle avait subi comme lui une crise et l'on avait pu +croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prête à se relever et à reprendre sa marche, il +se voyait précipité, sans lutte, sans secours possible, +dans une catastrophe qui devait l'écraser.</p> + +<p>Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder.</p> + +<p>Pour se défendre, il fallait commencer par avouer +qu'il avait joué à son insu avec des cartes préparées +par des gens qui voulaient le perdre, et les explications +ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le +monde le saisirait au bond; les explications, qui les +écouterait?</p> + +<p>S'il cédait, si une fois il accordait aux <i>mangeurs</i> ce +qu'ils lui demanderaient, ne faudrait-il pas céder +toujours, tant que ceux qui voulaient l'exploiter lui +verraient une ressource?</p> + +<p>Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se +rendit mieux compte de l'enveloppement qui se faisait +autour de lui: ce n'était qu'une préparation, +mais combien menaçante s'annonçait-elle!</p> + +<p>Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira +en petits morceaux qu'il jeta au vent; mais +une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et les emporta +vers la ville; alors un frisson le secoua comme +si chaque lambeau était un journal complet qu'Elbeuf +allait lire.</p> + +<p>Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu +le demander; quelqu'un qui n'était pas un acheteur +et qui devait revenir.</p> + +<p>Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient +affaire à lui; il verrait bien; mais il n'était plus au +temps où il pouvait se dire tranquillement qu'il verrait +bien; il avait peur de voir.</p> + + + + + +<h4>IV</h4> + + +<p>Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline +avait repris sa place en face de sa femme, quand la +porte du bureau s'ouvrit, poussée par un homme de +trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une +serviette d'avocat bourrée de papiers: évidemment +c'était l'ennemi.</p> + +<p>—M. Adeline.</p> + +<p>—C'est moi, monsieur.</p> + +<p>—Pourrais-je vous entretenir quelques instants... +en particulier?</p> + +<p>Disant cela, il tendit sa carte à Adeline:</p> + +<p>«LEPARGNEUX,</p> + +<p>»Directeur de l'<i>Honnête Homme</i>.»</p> + +<p>Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le +dérangeât point, et, passant le premier, il introduisit +le directeur de l'<i>Honnête Homme</i> dans le salon.</p> + +<p>—Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa +serviette qu'il venait d'ouvrir, si vous connaissez le +journal dont je suis le directeur; nous n'avons pas +encore une longue durée, et il a pu vous échapper, +malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise +dans le monde parisien.</p> + +<p>Il importait pour Adeline de ne pas se laisser +emporter et de voir venir.</p> + +<p>—Mon journal, continua Lepargneux, a récemment +annoncé la publication d'une étude sur le jeu à +Paris, intitulée: <i>Une Usine à Baccara</i>; la voici:</p> + +<p>—J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant +de prendre le journal que Lepargneux lui tendait.</p> + +<p>—Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.</p> + +<p>Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait +pas aller au-devant des questions de ce singulier +personnage, il ne trouvait ni digne ni adroit de +chercher à se dérober.</p> + +<p>—Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu +déconcerté par le calme d'Adeline, que si je suis le +directeur de l'<i>Honnête Homme</i>, je ne suis pas en +même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce +rédacteur en chef et moi hostilité déclarée. Cela vous +fait comprendre que je ne l'ai pas commandée cette +étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par cette +annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des +portraits de personnages en vue, que tout le monde +reconnaîtrait, je me suis inquiété; je me suis demandé +quels étaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président +de l'<i>Épire</i>....</p> + +<p>Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques +de la confusion:</p> + +<p>—Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du +<i>Grand I</i>.</p> + +<p>Puis, reprenant son récit:</p> + +<p>—Je dois encore ajouter, si vous le permettez, +que j'ai pour vous la plus haute estime, non seulement +pour le député dont je partage les opinions, +mais encore pour l'industriel et le commerçant, +étant commerçant moi-même: Lepargneux, éponges +en gros, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Dans ces +conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de façon à être reconnu +par tout le monde, dans une étude sur le jeu... ou +bien des choses scandaleuses seront jetées au vent +de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me +suis décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec +vous.</p> + +<p>—Vous entendre avec moi?</p> + +<p>—Je comprends votre surprise. Vous vous dites, +n'est-ce pas, qu'étant directeur de l'<i>Honnête Homme</i> +je n'ai besoin de m'entendre avec personne pour empêcher +la publication dans mon journal de ce qui +me déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, +directeur, il y a un rédacteur en chef qui fait le +journal, et, comme nous sommes en guerre, il n'y +met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces +antagonismes dans les journaux que le public ne +soupçonne pas.</p> + +<p>—En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda +Adeline, qui commençait à perdre patience.</p> + +<p>—Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans +mon journal, j'empêcherais la publication de tout ce +qui vous touche. Mais je ne puis l'être qu'en mettant +mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours.</p> + +<p>Rien n'était plus simple, plus honnête que le +concours qu'il venait demander à Adeline,—de commerçant +à commerçant, car il était commerçant avant +tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste +seulement par occasion, parce qu'il avait eu +la chance de rencontrer une affaire superbe qui devait +lui donner une belle fortune en peu de temps: +celle de l'<i>Honnête Homme</i>. Malheureusement, le rédacteur +en chef à qui il avait confié son journal +était un coquin dont il ne pouvait se débarrasser +qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il +ne les avait pas... en ce moment, et il venait les demander +à Adeline, qui était intéressé plus que personne +au renvoi de ce coquin. Mais cette demande, +il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en +échange, c'est-à -dire une part de propriété dans +l'<i>Honnête Homme</i>, qui était en train de prendre une +place considérable dans le journalisme français—celle +réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur +la reconnaissance publique. Il était évident qu'une +campagne s'organisait en ce moment dans certains +journaux contre le président du <i>Grand I</i>; en achetant +un certain nombre d'actions de l'<i>Honnête Homme</i> avec +l'argent qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui +reprochait, c'est-à -dire avec de l'argent trouvé, Adeline +obtenait des avantages importants: 1° il faisait +disparaître la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il +pouvait imposer silence à ses adversaires qui le redouteraient; +3° il employait son journal non seulement +dans cette circonstance particulière, mais +encore dans toutes celles où son ambition politique +était en jeu; 4° enfin, il participait à la grosse fortune +que l'<i>Honnête Homme</i> devait apporter à ses +propriétaires dans un délai très court.</p> + +<p>Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux +posa sa serviette sur une table et en tira différents +papiers:</p> + +<p>—Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du +ton d'un camelot qui fait son boniment; ce que j'avance, +je le prouve: voici des pièces authentiques +qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire, +voyez, regardez.</p> + +<p>C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu +jusque-là . Il se leva, mais, au lieu de venir à la table +sur laquelle Lepargneux étalait ses pièces authentiques, +il alla à la porte, et, la montrant par un geste +énergique:</p> + +<p>—Sortez! dit-il.</p> + +<p>Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:</p> + +<p>—Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le +portrait qu'on veut publier dans cette étude doit +vous déshonorer, vous perdre à la Chambre et vous +perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, +empêcher le mariage de votre fille, que je ne savais +pas, mais que j'ai appris en vous attendant; je vous +offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez?</p> + +<p>—Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline +d'une voix sourde, car il ne fallait pas que sa +femme l'entendit.</p> + +<p>—Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. +Si vous n'avez pas les fonds en ce moment, +nous prendrons des arrangements.</p> + +<p>—Sortez, sortez!</p> + +<p>—Je peux faire un effort pour vous, et si les +quatre-vingt-sept mille francs vous gênent, nous dirons +soixante mille.</p> + +<p>Adeline montra la porte.</p> + +<p>—Nous dirons cinquante mille.</p> + +<p>Adeline revint vers la cheminée où un cordon de +sonnette pendait le long de la glace.</p> + +<p>—Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?</p> + +<p>Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se +presser.</p> + +<p>—Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les +fourrant dans sa serviette, que ce serait ainsi que +vous me remercieriez de mon voyage, entrepris dans +votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez +que j'ai voulu uniquement vous sauver. La publication +de cette étude ne commencera pas avant quelques +jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix +de la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, +j'en suis sûr, écrivez-moi aux bureaux de l'<i>Honnête +Homme</i>; Dieu merci, je n'ai pas de rancune. +Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.</p> + +<p>—Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline +quand son mari entra dans le bureau.</p> + +<p>—Un directeur de journal qui voulait me demander +de prendre des parts dans son affaire.</p> + +<p>—Il tombait bien!</p> + +<p>—J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre +dehors, dit Adeline pour expliquer ses éclats de voix +s'ils étaient venus jusque dans le bureau.</p> + +<p>Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il +n'aurait pas da répondre autrement à cette menace! +Mais quelle autre réponse possible sans se déshonorer? +car telle était la situation que, quoi qu'il fît, +c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au +dénouement: par lui-même s'il cédait, par ces misérables +s'il résistait. Et quand il céderait, quand il donnerait +ces quatre-vingt-sept mille francs, s'arrêteraient-ils +là ? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os +tant qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien +qu'il se dit qu'il ne pouvait faire que cette réponse, à +chaque instant il se répétait la conclusion de Lepargneux: +«Vous n'avez donc pas compris que cette +étude doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à +Elbeuf, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher +le mariage de votre fille?»</p> + +<p>Le mariage de sa fille, comment s'en occuper +maintenant? Où trouver assez de calme pour agir +continuellement sur l'esprit de la Maman?</p> + +<p>Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce +qu'il ne faisait plus qu'en tremblant et autant que +possible en cachette de sa femme, de peur de se trahir +devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture +était visiblement déguisée:</p> + +<p>«Monsieur,</p> + +<p>«Il se prépare contre vous une machination pour +vous faire chanter en vous menaçant de dévoiler +certains procédés de jeu qui vous auraient fait +gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher +ces machinations s'il vous convient d'entrer +en arrangement avec moi. Vous pouvez me répondre: +poste restante A.G. 913.»</p> + +<p>Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha +même pas à imaginer quel pouvait être ce protecteur +qui offrait «contre arrangement» d'arrêter ces +machinations.</p> + +<p>Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, +un second numéro du <i>François 1er</i> qui annonçait que +l'enquête qu'il avait commencée sur certains joueurs +touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le résultat... «étonnant».</p> + +<p>Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour +de lui; un jour ou l'autre le scandale éclaterait +sans qu'il eût pu rien faire pour le prévenir.</p> + +<p>A la vérité, il y avait des heures où il se disait que +ceux qui le connaissaient n'ajouteraient pas foi à +ces accusations, et qu'à la Chambre pas plus qu'à +Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire qu'il +avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le +connaissait pas, et d'ailleurs il y avait le gain des +87,000 francs qui, quoi qu'il fit, quoi qu'il dit, laisserait +toujours dans les esprits, même de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il +les avait gagnés, ces 87,000 francs, cela était un fait +certain, il les avait volés; comment faire croire qu'il +n'était pas d'accord avec ceux qui lui avaient fourni +les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient +pas moins invraisemblables pour ses amis, et +pour les indifférents absurde.</p> + +<p>Cependant le temps de son congé touchait à sa +fin, et il fallait qu'il rentrât à Paris; mais Paris maintenant +était-il plus dangereux pour lui qu'Elbeuf où +il avait cru trouver le repos et où il avait été si rudement +poursuivi?</p> + +<p>Il pouvait d'autant moins prolonger son absence +qu'avec l'expiration de son congé coïncidait une +élection pour lui d'une grande importance: celle du +président du groupe de l'<i>Industrie nationale</i>; ses +amis le portaient à cette présidence, son élection +semblait assurée, il ne pouvait pas se dispenser de +faire acte de présence.</p> + +<p>Il partit donc en promettant à Berthe de revenir +dans quelques jours et de reprendre auprès de la +Maman ses instances qui, pour n'avoir pas encore +abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées.</p> + +<p>Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la +Chambre, il s'imaginait que ses amis, qu'il n'avait +pas vus depuis quinze jours, allaient lui faire un +accueil affectueux,—celui auquel il était habitué. +Au contraire, cet accueil fut manifestement glacial; +on s'éloignait de lui; pour un peu on lui eût +tourné le dos.</p> + +<p>Comme il allait entrer dans le bureau où devait se +faire l'élection, on lui remit une dépêche qu'il ouvrit: +«Envoyons premier numéro de l'étude à +Elbeuf, particulièrement et personnellement à +M. Eck; il est temps encore.»</p> + +<p>L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent +sur lui; il ne s'était pas donné la sienne, +croyant avoir l'unanimité.</p> + +<p>—J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais +que voulez-vous, ce qu'on raconte de l'<i>Épire</i> vous +fait le plus grand mal.</p> + +<p>Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit +du Palais-Bourbon la tête perdue; il ne lui restait +qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le poursuivrait +plus; l'honneur et les siens seraient sauvés.</p> + +<p>Traversant le pont, il descendit sur le quai pour +prendre un bateau-omnibus; en route il lui serait +facile de tomber dans la Seine par accident.</p> + +<p>Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il +devait s'embarquer, sa femme, sa fille se dressèrent +devant ses yeux; pouvait-il les abandonner sans +avoir assuré le mariage de sa fille?</p> + + + + +<h4>V</h4> + + +<p>Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa +femme.</p> + +<p>«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite +Michel à passer la journée de demain avec nous.»</p> + +<p>Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une +dépêche de ce genre voulait dire qu'après la paye, +la famille montait dans la vieille calèche et s'en allait +au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à la +gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les +siens; par ce moyen, la Maman ne se couchait pas +trop tard, et le lendemain on s'éveillait au chant des +oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse +du Glayeul où, s'il y avait eu des glaïeuls autrefois, +ainsi que le nom l'indiquait, on n'y trouvait plus +depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que +celles de l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur +douceâtre.</p> + +<p>Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: +à sept heures, la Maman, madame Adeline, +Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et quand il +descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva +la charrette qui l'attendait: une heure après il +arrivait au Thuit, et à la lueur d'une lanterne il +voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir au-devant +de lui.</p> + +<p>—Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.</p> + +<p>—Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, +dit-il pour expliquer ce retour sans que sa femme +s'en étonnât.</p> + +<p>—Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter +Michel pour demain! dit Berthe en se serrant contre +lui.</p> + +<p>—Tu es contente?</p> + +<p>—Oh! cher papa!</p> + +<p>—Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.</p> + +<p>—Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à +placer son mot, elle a sauté de joie quand ma tante a +lu ta dépêche.</p> + +<p>—Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria +Berthe.</p> + +<p>Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper +froid dans la salle à manger où le feu avait été allumé, +bien qu'on fût déjà en avril, mais il ne voulût +pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter +Paris; au moins le dit-il.</p> + +<p>Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait +jamais dans la chambre de sa mère, car la Maman +s'endormait aussitôt qu'elle se mettait au lit, et +il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement +qu'il allait lui dire un bonjour matinal.</p> + +<p>Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, +et le lendemain matin, quand tout le monde dormait +encore dans le château, il frappa à la porte +de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. +Justement parce qu'elle s'endormait aussitôt +qu'elle se couchait, la Maman se réveillait tôt, +et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil:</p> + +<p>—Entre, dit-elle.</p> + +<p>Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui +demanda d'ouvrir les volets.</p> + +<p>—Que je te voie, dit-elle.</p> + +<p>Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du +soleil levant emplirent la chambre de leur claire lumière +rosée.</p> + +<p>Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa +mère.</p> + +<p>—Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.</p> + +<p>—Je vais comme toujours.</p> + +<p>Elle l'examina longuement.</p> + +<p>—Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre +ouverte; je ne te vois pas bien.</p> + +<p>—Ne vas-tu pas avoir froid?</p> + +<p>—Il fait un temps superbe.</p> + +<p>—L'air est vif.</p> + +<p>—Va donc.</p> + +<p>Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder +l'entretien décisif qui devait assurer le mariage +de Berthe.</p> + +<p>—Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de +nouveau; comme tes traits sont contractés! Tu n'es +pas bien, mon garçon.</p> + +<p>—Mais si.</p> + +<p>—Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons +yeux quand il s'agit de toi; quand tu étais petit et +que tu devais être malade, je le voyais avant tout le +monde, avant ton père, avant le médecin; je leur +disais: «Constant va avoir quelque chose»; je ne +me suis jamais trompée: les mères ont des yeux +pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les +quinze jours que tu viens de passer avec nous, j'ai +bien des fois remarqué que tu étais tantôt pâle, +tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants +où tu étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce +qu'on te disait.</p> + +<p>A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait +dans son esprit, qui, lui semblait-il, devait assurer +le mariage de Berthe.</p> + +<p>—Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté.</p> + +<p>—Par tes affaires?</p> + +<p>—Par l'état de ma santé et par le mariage de +Berthe.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle +d'un accent attendri, à qui parleras-tu, si ce +n'est à ta mère.</p> + +<p>—J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, +dans une heure, je peux être mort.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu me dis-là ! Toi, mon Constant!</p> + +<p>—La vérité; et la pensée que je peux partir sans +que la vie de Berthe soit fixée, sans que son bonheur +soit assuré m'est une angoisse....</p> + +<p>—Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A +ton âge!</p> + +<p>—Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je?</p> + +<p>—Mais qu'est-ce que tu as?</p> + +<p>Il hésita un moment:</p> + +<p>—Un anévrisme.</p> + +<p>—Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, +qui en avait un, est mort à quatre-vingts ans passés.</p> + +<p>—Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, +c'est que demain je peux être mort; tu penses bien +que je ne te le dirais pas si je n'en étais pas sûr.</p> + +<p>-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, +mon fils, mon cher enfant!</p> + +<p>L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur +de sa pauvre vieille mère lui brisait le coeur, mais ne +fallait-il pas qu'il parlât ainsi; cependant il faiblit et +se penchant sur elle:</p> + +<p>—Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais +plus tranquille, je me trouverais dans de meilleures +conditions si je n'étais pas tourmenté par cette pensée +du mariage de Berthe qui m'enfièvre.</p> + +<p>—Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle +comme si elle se parlait à elle-même, tu serais dans +de meilleures conditions?</p> + +<p>—Tu sais que pour cette maladie les émotions +sont mauvaises, et que les chagrins aggravent le +mal.</p> + +<p>De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se +tournant à demi vers une image de la Vierge fixée +au mur contre lequel son lit était appuyé, elle parut +lui adresser une ardente prière; puis revenant vers +son fils:</p> + +<p>—Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais +ce mariage.</p> + +<p>Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans +trouver autre chose que des mots entrecoupés.</p> + +<p>—Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, +elle doit peut-être aussi donner son salut; mais +ce n'est pas à moi que je dois penser, c'est à toi; tu +seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je +ne te voie plus ces yeux inquiets.</p> + +<p>Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme +il se montrait mal à l'aise, elle n'insista pas, pour +ne pas le tourmenter.</p> + +<p>—Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te +fera du bien et te calmera: maintenant tu vas être +tranquille.</p> + +<p>Comme sa mère le lui disait, il se promena dans +le jardin; mais se calmer, le pouvait-il, quand à +chaque pas, il se répétait qu'il fallait qu'avant le +soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, +tout protestait contre cette idée de mort: le bonheur +de sa fille qu'il ne verrait pas; et le printemps qui +dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin.</p> + +<p>Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait +l'embrasser pour la dernière fois, et aussi sa pauvre +mère et sa chère femme; cette maison qu'il s'était +plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; +ces arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait +améliorés et qu'il aimait, c'était pour la dernière fois +qu'il les voyait: tout, ces quenouilles blanches de +fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, +ces oiseaux qui chantaient, cette odeur de sève parlaient +de renouveau, de force, de joie, de vie, et lui +ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu +à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur.</p> + +<p>Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même +quand Berthe vint le rejoindre, toute fraîche, toute +pimpante dans sa toilette printanière.</p> + +<p>—Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, +après l'avoir embrassé.</p> + +<p>—Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: +ta grand'mère consent à votre mariage.</p> + +<p>Elle se jeta dans ses bras:</p> + +<p>—Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce +premier élan de joie; qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré +tout, doutais de toi!</p> + +<p>—C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas +douter; n'oublie jamais le sacrifice qu'elle a fait à +ton bonheur.</p> + +<p>Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant +de Michel, qui devait venir à pied par la +Londe et le chemin de la forêt; et quand l'heure fut +arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent.</p> + +<p>Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de +Berthe, rire comme elle, lui répondre, mais il y avait +des moments où, malgré ses efforts, il restait silencieux +et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant +même plus.</p> + +<p>Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme +ils approchaient d'un carrefour où se croisaient plusieurs +chemins, ils aperçurent Michel assis sur un +tronc d'arbre couché dans l'herbe.</p> + +<p>—C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui +cria Berthe.</p> + +<p>—C'est justement parce que je me suis trop dépêché +que j'attendais qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, +répondit Michel en venant vivement +au-devant d'eux.</p> + +<p>—Si vous aviez su?... dit Berthe.</p> + +<p>Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant +la main la mit dans celle de Berthe.</p> + +<p>—La Maman donne son consentement, dit-il; dans +un mois, vous pouvez être mariés; mais, aujourd'hui +même, vous l'êtes pour moi et par moi; embrassez-vous, +mes enfants.</p> + +<p>Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et +il les fit marcher devant lui en les regardant.</p> + +<p>Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait +plus courageux; pour elle au moins sa tâche était +accomplie.</p> + +<p>Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs +et la table en était couverte, mais ces fleurs, pas plus +que les sourires de sa fille, la joie de Michel, le bonheur +de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui à chaque instant restait immobile à regarder les +minutes fuir sur le cadran de la pendule; alors la +Maman se disait:</p> + +<p>—Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher +à la pensée de sa maladie.</p> + +<p>Et pour essayer de le distraire, elle racontait des +histoires de jeunesse, de mariage; elle se faisait +aimable avec Michel.</p> + +<p>Dans les sauts de la conversation, Michel demanda +à Adeline ce que c'était un journal appelé l'<i>Honnête +Homme</i>.</p> + +<p>—Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons +reçu chacun un exemplaire; il annonce une étude +sur les cercles, avec des portraits que chacun reconnaîtra; +vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa +femme posés sur lui, il n'avait pas tout de suite +trouvé une réponse.</p> + +<p>—Je pense que c'est un journal de scandale et de +chantage, dit-il enfin, et je ne crois pas que ses portraits +aient de l'intérêt.</p> + +<p>Michel n'insista pas: au fait, que lui importait +l'<i>Honnête Homme</i>? il n'en avait parlé que par hasard.</p> + +<p>Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les +bâtiments de la ferme à Michel, et, en causant d'un +air indifférent, il demanda au fermier s'il avait toujours +à se plaindre des lapins:</p> + +<p>—Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, +ils me mangent tout mon <i>cossard</i>; si on ne les panneaute +pas, ils n'en laisseront pas.</p> + +<p>—Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; +aujourd'hui je vais vous en tuer quelques-uns +à coup de fusil.</p> + +<p>—Oh! papa, dit Berthe.</p> + +<p>—Pendant que vous vous promènerez; vous me +prendrez au retour.</p> + +<p>Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, +madame Adeline et Léonie restaient au château, +il prit avec Berthe et Michel le chemin du parc.</p> + +<p>Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza +ou de <i>cossard</i>, comme disait le fermier.</p> + +<p>—Je reste là , dit-il, promenez-vous et n'ayez pas +peur des coups de fusil.</p> + +<p>Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe:</p> + +<p>—Embrasse-moi donc, dit-il.</p> + +<br> + +<p>Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient +en termes émus et respectueux la mort de M. Constant +Adeline, l'éminent député de la Seine-Inférieure, +le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de +prendre son fusil par le canon en sautant un fossé, +et le coup qui l'avait frappé à bout portant à la tête +l'avait tué raide.</p> + +<br><br> +<h4>FIN</h4> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Baccara + +Author: Hector Malot + +Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + + + + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + + +BACCARA + +HECTOR MALOT + + +1886 + + + +BACCARA + + + +PREMIÈRE PARTIE + + +I + +Ouvrez les livres de géographie les plus complets, étudiez les cartes, +même celle de l'état-major, et vous y chercherez en vain un petit +affluent de la Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse +ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour +Rouen.--Cette rivière est le Puchot. Il est vrai que de sa source à son +embouchure elle n'a que quelques centaines de mètres, mais si peu long +que soit son cours, si peu considérable que soit le débit de ses eaux, +ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf. + +Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives que se sont +entassées les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent +l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines +teintes, le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de la +vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles manufactures +l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les +_Puchotiers_ que la petite rivière n'a pas été remplacée, et que si +Elbeuf n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce qu'on a +renoncé à se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douées de +toutes sortes de vertus spéciales qui lui appartenaient en propre. +Mauvaises, les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi mauvaises +que le sont les drogues chimiques qui ont remplacé dans la teinture le +noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival. + +Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives +basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas +du château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de +la forêt de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu à peu se sont +groupés les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles étroites où les +ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois épaisses +comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre à foulon, +que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vécu jusqu'à nos jours. + +Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline (Constant), O. *, +médailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition +universelle de 1855, hors concours 1867, médaille de progrès Vienne, +_nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots_», occupe, impasse du +Glayeul, une de ces cours étroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement à la révocation +de l'Édit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors +accaparé l'industrie du drap en introduisant les façons de Hollande et +d'Angleterre, forcés comme protestants de quitter la France, laissèrent +la place libre à leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de cet esprit +d'initiative et de prudence avisée qui est le propre du caractère +normand: mais, lié par l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé, +comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'établir maître à +son tour, il serait resté ouvrier toute sa vie. Libéré par le départ de +ses patrons, il avait commencé à fabriquer pour son compte des draps +façon de Hollande et d'Angleterre, et il était devenu ainsi le fondateur +de la maison actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre Adeline +était venu après ceux-là; un quatrième après le troisième, et ainsi +jusqu'à Constant Adeline, que le nom estimé de ses pères, au moins +autant que le mérite personnel, avaient fait successivement conseiller +général, président du tribunal de commerce, chevalier puis officier de +la Légion d'honneur, et enfin député. + +C'était petitement que le premier Adeline avait commencé, en ouvrier qui +n'a rien et qui ne sait pas s'il réussira, et il avait fallu des succès +répétés pendant des séries d'années pour que ses successeurs eussent +la pensée d'agrandir l'établissement primitif; peu à peu cependant ils +avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant +en briques leurs bicoques de bois, montant étages sur étages, mais sans +vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. +Il semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille, +et que le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison +sociale. + +Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique: +c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré, +c'était impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer; +l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de +grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin +ni du bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées +bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient +leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération +commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout +était là, et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout +ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la +fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du collège de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, +c'était pour travailler,--ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère. + +Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite +existence, qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus +riches, mais à cette époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en +vente ce qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le château du +Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château» +les avait un moment arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de +ce château dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état, +des bois qui rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait +avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer +le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et +d'appeler «notre maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout +ce qui pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains: +petits bourgeois étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient +rester, mettant leur ostentation dans la modestie. + +Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec +elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la +famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux +roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui, +quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable +jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais +on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau +temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une +voiture; on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore +solide, si elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle +étaient plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne +restât que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis, +après la paye des ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux +carrosse chargé de provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot +pacifique de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du +Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur +temps à se promener à travers les bois, les parents parcourant les +terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter, +estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans +la semaine écoulée. + +Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne +s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la +vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit +à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce +paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude +ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux +qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus? + +Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les +habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830 +ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850. +Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point +systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment, +au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore, +au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils +contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche +de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les +innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts +représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils +avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées +autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces +casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, +vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui +seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs +rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, +celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le +dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, +la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en +pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent +au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la +fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et +à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris. + +Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent +peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on +estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on +disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec +envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les +parvenus fils d'_épinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de +continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans +leurs hôtels ou leurs châteaux. + +Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier +de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi +justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait +répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès +le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, +estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver +en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce +qui était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de +Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un +excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues +de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se +faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt +contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt +particulier pesât sur lui. + +A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes +à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique +paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf, +qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait +rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu. + +--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante», +on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les +casinos? + +Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à +personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, +et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé +entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais +humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. + +On l'avait alors marié. + +Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en +plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal +de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des +députés. + +--Voyez Adeline! + +Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde? +N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la +fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas +considérable. + + +II + +C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là +où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement +les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y +avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la +conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir. + +Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette +croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être +amoindrie. + +A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, +l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de +s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de +laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente +au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à +Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était +un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit +à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en +quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être +l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de +grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par +la ruine complète--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la +vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite. +Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter +ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et +la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières, +s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui +revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande +de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette +part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté +de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au +tableau des faillites. + +Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans +embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer +cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison; +s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce +trou; il n'avait qu'à travailler. + +Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui +dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté +en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une +supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne +et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;--au lieu des bonnes +années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de +travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi. +Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les +crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en +magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt +de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut +pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le +fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de +telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces +laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après +certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon; +apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la +teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette étoffe soit +vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a +été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la +vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou +changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se +présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis +pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des +crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui +qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres. + +Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique +comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses +journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf +n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la +séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez +lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner +retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame +Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des +jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille +de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle, +ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à +sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis, +et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait +plus qu'on ne mangeait. + +--Comment vas-tu, la Maman? + +--Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre +cette semaine, tu as dû te brûler _les sangs_, c'est vraiment trop +_arkanser_. + +La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la +peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la +toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en +indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir +garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle +elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait +les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses +petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient +adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des +charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que +«ne rien faire de bon» vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire +pour ceux qui n'entendent pas le normand. + +Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait _arkansé_, car la +Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait +l'_Officiel_ d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun +détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des +députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses +contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant +que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le +blâmait--c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne +mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle +aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit! + +Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à +changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de +venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était +point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il +avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens +dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant, +où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa +fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui +parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante +qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires +d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets +mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis +la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée +de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre +à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il +entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois +se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se +refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus +que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le +commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de +famille. + +Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de +retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres +qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que +bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses +approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le +faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as +raison, certainement, sans aucun doute.» + +C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était +laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition +inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans +il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa +femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la +grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que +chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la +droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était +inappréciable depuis son entrée dans la vie politique--le flair et +le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il +pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication +que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la +France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles +de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare +d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais +comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la +comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même. + +Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires +qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, +il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui +écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui +occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus +ou moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre. +S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était +pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et +l'embrasser en la prenant dans ses bras: + +--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa? + +Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa +beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit +ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne +voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur, +une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractère! + +Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots +affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il +était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être +envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les +filles des Adeline avaient été élevées. + +Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée; +alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait +au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était +paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient +à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors +commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus +d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit. + +Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés +d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre +d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; +à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur +maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait +vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se +procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les +comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux. + +Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, +leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, +celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient +commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: +la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour +la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter +jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce +nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était +arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de +la peine à combiner ses échéances. + + +III + +Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau +dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et +des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un +pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline +couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui, +cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de +papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse; +au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, +et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la +plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le +frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, +recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée. + +--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman. + +--Non. + +La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement + +--Qu'est-ce qui ne va pas! + +--Mais rien. + +Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car +évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose +préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part +de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même +liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance, +sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame +Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune +à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la +donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était +pas juste. Et la bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère +nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de +caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce, +elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un +associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été +communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu +demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais +le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains +sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des +affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand +elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les +choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et +même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec +inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent +mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de +faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois +venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu +rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un +soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela +ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la +fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre; +la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi +bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les +services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes +savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes. + +Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce +rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain +qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru +aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme +d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme +ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien. + +Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne +pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à +un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question: + +--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite? + +--MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements. + +Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas +interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta. + +--Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme? + +--Assez grosse. + +--Et elle vous manque pour votre échéance? + +--Constant doit m'apporter les fonds. + +Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de +cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, +on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères +Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame +Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus +anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une +diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non +irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on +traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait +vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de +vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait +voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et +mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une +seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à +Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de +plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier +avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui +semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant +et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à +l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne +quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui +qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays +natal. + +La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand +dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait +qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau, +où discrètement on frappa quelques coups. + +--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec +l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre +un travail ennuyeux. + +--Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise +qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de +l'appartement. + +Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit. + +-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie. + +C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on +l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux. + +--_Ponchour, matemoiselle_, dit le père Eck avec son plus pur accent +alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu. + +L'oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de +manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte, +gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat +trahissaient tout de suite l'origine sémitique; le neveu, au contraire, +était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents +blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et +une barbe noire frisée. + +--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle +Perthe_. + +Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence. + +-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-là, je _groyais_ +qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumière au +_pureau_, j'ai _gru_ que c'était lui qui _trafaillait; foilà gomment_ +j'ai frappé à cette _borte_; excusez-moi, _mestames_. + +Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était +meublé avec une simplicité véritablement antique: une table en bois +noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce +pour les registres et la collection des échantillons de toutes les +étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises +en paille, et c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi à +plus de trois cent millions d'affaires. + +C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en +Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande +manufacture de «draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et +couleurs», comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, sans +le secours d'aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles +passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré +à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec +Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient +au-dessus de l'envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient +trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup d'autres +fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces relations s'étaient continuées, +s'étendant même aux familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait +point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi +fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; +mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des +visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck +et les trois frères Debs avaient plus d'une fois dansé avec Berthe. + +Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et, +regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres: + +--_Touchours à l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien +afoir_ une _embloyée gomme fous_ et... au même _brix_. + +Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il était toujours le +premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquiéter de +savoir s'il n'était pas quelquefois le seul à les trouver drôles. + +Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-à-dire +instantanément; il prit une figure grave, presque désolée: + +--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier +frères? demanda-t-il. + +--J'en ai reçu ce matin. + +--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_? + +--C'est ce qu'on m'écrit. + +--Est-ce que _fous_ étiez engagés _afec_ eux? + +--Malheureusement. Et vous? + +--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas +foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_; +c'était _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux +Champs-Élysées, château aux _enfirons_ de _Baris, filla_ à Trouville, +_séchour_ à Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_. + +Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez gêné, et madame +Adeline l'était aussi jusqu'à un certain point, se demandant ce que +pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide: + +--Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture? +demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier, +qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs elle était +bien aise de tirer au clair. + +--Oh! _drès satisvait_. + +--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay? + +Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut +seulement après quelques secondes de réflexion qu'il se décida: + +--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire, +l'infentaire_ n'a _bas_ été _vait_. + +Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire +à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de +changer de sujet. + +--Quand _fous foutrez fenir_ à la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de +_fous_ montrer ça; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est +nos nouveaux métiers-fixes à _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle +infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installés, tous +les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_ +de _véraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouvé_ un _bervectionnement_ +aussi simple que _barvait_; il faut voir ça; je lui ai fait _brendre_ un +_prefet_. Il a vraiment le _chénie_ de la mécanique, ce garçon-là. + +--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet? + +--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, +_touchoure_. + +--Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en +répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf. + +Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame +Adeline: + +--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_? + +Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon. + + +IV + +--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on? + +Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu'elle +eut la force, cependant, de retenir pour elle. + +Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu'elle savait +droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, +elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui +s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient précisément d'où on +n'aurait pas dû les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous +sur ses gardes, inquiète et craintive. + +Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps +des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme +ils fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette visite +étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s'outiller et +qui réussissaient quand tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer +des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses +affaires! + +Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de +son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance +amicale? + +De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans +admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'était +de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie +ordinairement ouverte et gaie. + +Elle s'était assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et +elle attendait qu'il commençât; ce qu'il avait à dire était donc bien +difficile? + +Enfin il se décida: + +--Quand nous nous sommes expatriés _pour fenir à Elpeuf_, nous n'_afons +pas drouvé_ ici tout le monde bien _tisposé_ à nous recevoir. On +_tisait_: «Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin +t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ été parmi ceux-là, au _gontraire_, il +n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa +ville où nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a été +au coeur; _tans_ la position où nous étions, quittant notre pays, +recommençant la vie à un âge où beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos, +nous _afons_ été heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_. + +Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame +Adeline se détendit. + +--Quand l'année _ternière_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin +de perdre mon _peau_-frère Debs, nous _afons_ encore retrouvé M. +_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens +se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on +_tisait_: «Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire +concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés +contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui +auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. _Ateline_ +était alors à _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il +_bouvait_ très _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce +qui se passait ici,--peut-être même est-ce _bar fous, matame_? + +--Il est vrai que je lui ai écrit. + +M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement: + +--J'aime à _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin, +_aferti_, il a quitté _Baris_ et sur cette tombe, lui député, il n'a pas +craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté +ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une +ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui +retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les +membres de notre famille. + +Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis +reprenant: + +--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_ +allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demandé +ce moment d'entretien _bartigulier_. Après ces _exbligations, fous +gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels +termes nous _barlons_ de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes +_nefeux_ et moi-même; il n'est _bersonne_ à _Elpeuf_ pour qui nous avons +autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous +touche nous intéresse et _pien_ souvent nous nous sommes _réchouis_ +en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes +affligés en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier. + +Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec +une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se +calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots, +qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses +craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui +se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles aboutir à une +conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait +voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de +voir partout le danger. + +--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pésoin_ d'être dans des +conditions _bartigulières_ pour être charmé en voyant mademoiselle +_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa +mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille, +ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien _blus_ fortement +doit-il l'être quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_ +exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis +betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en réalité un sage +garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands +services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractère le _blus_ +aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ égal que +je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous +_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille. + +Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié +sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires +étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité +avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle +n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif! + +Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé. + +--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez à _matame Ateline_ mère, qui est +une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_ +notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +vôtre. C'est ce que j'ai _tit_ à mon _betit_ Michel quand il m'a _barlé_ +de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de _mademoiselle +Perthe_, hein!» + +Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces +grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel. + +De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme +une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère +et l'inconnu rendaient effrayantes. + +Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise +aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil +regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que +de la viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier +alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès? + +Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages +qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir +quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et +ne pas en être frappée. + +Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des +usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée +dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi +à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter +qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur +le saignât;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui +appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour +le maigre;--que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à +l'huile ou à la graisse;--que, dans les repas où il était servi de la +viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;--qu'on +préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là +les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de +fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant +les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains +juives;--enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau +de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas +laisser pousser leurs cheveux. + +Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le +vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu +encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis +vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour +vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée +qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de +celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde +n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf. + +Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait: + +--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de +son amour, c'est un honnête homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame +Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barlé_, mais ses +lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle +est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces +choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a +_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui +m'amène chez vous. J'espérais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne +manque pas les occasions où il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu à +m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-être pas très convenable. +Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fût absent et j'en suis heureux, +puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une +mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez à _M. Ateline_ et, si +_fous_ le jugez _pon_, à _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_ +prie d'insister sur son amour; c'est sincèrement, c'est _tentrement_ +qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un +mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur +que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous +_barler_ franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne +recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est député +et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _técoré_ et n'ai rien à +attendre du gouvernement; quant à la situation de nos affaires, elle +est _ponne_; là où d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons; +les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les +communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_. + +Il se frotta les mains: + +--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est +organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura +un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas +que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement +dans ce mariage, c'est l'honneur d'être de _fotre_ famille: le père +Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, +et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et +Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient +des _Ateline_. + +Sur ce mot, il se leva. + +--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline. + +--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidée_ +que je ne la _blaiderais_ moi-même. + +Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure +épanouie par un éclat de rire. + +--Je _fois_ qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a taillé une _ponne +pafette_. + +--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie. + +--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et +qu'est-ce donc qu'il vous contait? + +--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le +savez-vous, monsieur Eck? + +--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques +n'étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que +les Carthaginois se _cantaient_. + +--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains. + +--Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas compris. + +--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire +d'excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur +Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'égayer. Je crois que +maintenant elle n'oubliera plus Annibal. + +--M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman. + +Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il +était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque +chose d'agréable,--mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. +L'aimait-elle donc? + + +V + +L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; +elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait +marché. + +On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger, +et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas +moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir +quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger +attendre. + +--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas? + +--Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne. + +--Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train? + +Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente, +en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience +extraordinaire. + +Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés +dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule. + +Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa +main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, +puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa +de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit +Léonie. + +Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer +ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme +blanche. + +--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement +ouvertes devant la flamme. + +Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de +lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; +ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment. + +Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il +fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de +banque qu'il tendit à sa femme: + +--Serre donc cela, dit-il. + +La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit +rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la +façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner +son émotion et son sentiment de délivrance. + +Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à +table. + +Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la +politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les +frères Bouteillier: + +--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en +arriver à cette catastrophe? + +--L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit +Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent. + +Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement +il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les +mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, +ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose, +convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain. + +Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce +mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier +n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait +même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait +peu de chose avec eux. + +Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq +liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord +tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne +voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel. + +--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline. + +--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit +madame Adeline. + +--Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton +indifférent en se versant à boire. + +Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle +était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait +ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi +le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif +n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse? + +--Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline. + +--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman +avec une dignité blessée. + +--Oh! Maman! s'écria Adeline. + +--Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline +sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre +chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite. + +Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît +des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait +pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une +diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen: + +--Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me +l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias +mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes +élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront +longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et +j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux +donc faire la tienne comme tu voudras. + +--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une +moyenne et une courte? + +--C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que +j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi. + +Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux +commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'_Atlas_ qu'elle +désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa +Nourry. + +--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner +ses oiseaux. + +--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil! + +Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine +servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. +Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la +visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne +voulait pas retarder le moment des explications. + +--Viens, dit-elle à sa cousine. + +Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil +de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte. + +--Eh bien? demanda-t-elle. + +--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son +neveu Michel. + +--Le père Eck! s'écria Adeline. + +--Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que +l'indignation rendait tremblantes. + +Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit: + +--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand! + +--Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, +puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie +de sa fortune. + +--Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne +le serait pas? + +--Enfin, il ne l'est pas. + +--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif! + +--Assurément non. + +--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure! + +--Je suis au moins aussi surpris que vous. + +--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui +me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte. + +--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure? + +--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en +existe pas moins. + +--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous +demandant la main de notre fille. + +--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est +juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi? + +--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un +autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut +de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe +aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie. + +Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée +que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué: + +--Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant +peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu +des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des +juifs que tu trouveras. + +Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra. + +--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus +d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la +fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta +mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, +la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes +habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant +de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce +qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu +ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a +pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé. + +Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle +faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point +appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore +vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de +sa volonté. + +--Il doit être écrasé. + +Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être +vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose +idéale--ce mal qui l'enflammait. + +Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi, +lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours, +lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de +la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien +abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des +engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas +une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une +affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille--celle +de sa vie même. + +--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter +par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck +injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente. + +--Toujours les conditions, les circonstances atténuantes. + +Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme: + +--Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck. + +Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit +autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans +doute. + +Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près +textuellement les paroles de M. Eck. + +Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers +mots elle lui coupa la parole: + +--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la +répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner +d'honnêtes gens par la concurrence. + +--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons +rien. + +Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit +encore: + +--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! +tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté! + +Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les +Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant: + +--L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas +de quoi se rengorger comme tu le fais. + +Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se +contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été +la conclusion du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise raison +sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des +rameaux nouveaux», elle poussa un cri d'indignation: + +--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre +maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, +c'est la maison qu'il leur faut. + +Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait +les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant +ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main +de son fils violemment: + +--Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même. +Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien +malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi? + +Il hésita un moment en regardant sa femme: + +--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton +coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère? + +Il hésita encore. + +--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement. + +--Oui. + + +VI + +La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à +son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la +main qu'il lui avait donnée entre les siennes. + +--Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon! + +--Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme +d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité. + +--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère, +un autre soutien? + +--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de +repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te +tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de +durée? + +--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas +mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous +séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir. + +Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son +mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe +ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers +mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser +passer sans répondre. + +--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien +difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire +remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour +vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que +notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en +avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire +vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat? +Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus +influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement, +spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était +vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi +comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer. + +--Et quand vous avez vu qu'ils duraient? + +--Il était trop tard pour vous porter un si gros coup. + +--Enfin, quels sont-ils? + +Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole: + +--Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai +remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent? + +--De chez un banquier? + +--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité, +de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à +m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce prêt. + +Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite +la rassurer. + +--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre +chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un +homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus, +et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère +parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce. +Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché +qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi +mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a +accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très +galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui +comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que +peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai +refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres +de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses +cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon +refus. + +--Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman. + +--Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup +moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que +j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire +qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie; +s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre. + +--Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit +la Maman. + +--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme +lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de +commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: +c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un +service dont nous devons lui être reconnaissants. + +--En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver +cinquante mille francs? s'écria la Maman. + +--Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne +le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier, +dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie +pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante +mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; +la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous +retourner: n'est-ce pas, Hortense? + +--Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent +leurs payements. + +--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle +créée? comment en est-elle arrivée là? + +--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste +découragé. + +--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense, +elle administre aussi bien que possible. + +--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la +nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la +direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses. + +--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le +directeur. + +--Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le +succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions +bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que +nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation +parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure +que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation +nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que +les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix +qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous +nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer +par la science professionnelle le sens de la transformation et de la +mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le _foulé_, sans +nous apercevoir que le _foulé_ ne pouvait pas être éternel, La mode n'en +veut plus; nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on +ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte? C'est là que +ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit +en artiste, non en commerçant. + +--Tu as été un Adeline, dit la Maman. + +--Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés, +d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de +rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et +c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à +perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire +produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui +ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie +légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers +mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, +la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de +l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à +l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où +la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la +draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à +meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre +nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que +l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est +vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de +Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie. + +--Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline. + +La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus +d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne. + +--Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à +Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique; +c'est même là, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de +difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers +en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au +lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur +toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils +d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat +vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante +à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une +légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas +présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour. + +--Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques, +affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être, +de l'Elbeuf, non. + +Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait +inutile, il continua: + +--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage: +pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers +prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille +cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec +l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la +teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage, +mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les +apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive +ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas. + +Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer +directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à +la réflexion de se produire, il reprit: + +--Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a +pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre +travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il +s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la _sonnette_, +comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à +la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec +elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité +disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour +devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari +est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère; +plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va +forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai +pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation +sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout +nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas +voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un +Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont +imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront--et +prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas +de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention +d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre +point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être +accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence; +ils sont dans le mouvement. + +--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux +plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus? + +--Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité. + +--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change +et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être +habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre +quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient +toujours. + +--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous +comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du +mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se +vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine. + +--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, +avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline +périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs. + +--Et Berthe? + +--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un +juif! + + +VII + +--Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre, +dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de +devenir la femme d'un juif? + +--Veux-tu donc ce mariage? + +--Et toi ne le veux-tu point? + +--J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue. + +--As-tu quelques griefs contre Michel Debs? + +--Aucun. + +--Ne le trouves-tu pas beau garçon? + +--Certainement. + +--Intelligent, sage, rangé, travailleur! + +--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui. + +--Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le +monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête +dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck +se retirera. + +--C'est vrai. + +--Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être +heureuse? + +--Je ne dis pas cela; et pourtant.... + +--Quoi? + +--Il est juif. + +--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes +opposées, cela suffit, restons-en là. + +--Tu le désires donc? + +--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par +cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un +autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier, mais qui en sa +qualité de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, +plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton +préjugé. + +--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, ce préjugé. + +--C'est déjà quelque chose. + +--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, et si je le voyais +pour la première fois, si l'on m'énumérait les qualités que je lui +reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il désire épouser ma fille +sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, je serais toute disposée +à le considérer comme un gendre possible... et peut-être même désirable. +Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, je t'avoue que je +n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille +juive fanatique. + +--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous +la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout obligé, il me semble. +D'ailleurs la vieille madame Eck mène une existence si retirée qu'elle +ne doit pas être une gêne pour les siens. Je comprends que, si tout ce +qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais +comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos +moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chrétiens. + +--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi. + +--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas +hostile et trouve qu'il est faisable, voilà la vérité vraie. Il y a +quelqu'un qu'il touche encore de plus près que nous; c'est Berthe; +aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que +Berthe doit être consultée. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination +des abominations; pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance +a pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant le +repousser par des raisons sérieuses et autrement que d'instinct, sans +trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut être désirable. C'est à voir. +Si elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de préjugé tout à +fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne m'étonnerait pas. + +Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; elle fit asseoir son +mari devant la cheminée, et s'assit elle-même à côté de lui. + +--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle. + +--N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne veux pas plus la marier +malgré elle que je ne voudrais qu'elle se mariât malgré moi. + +--Et ta mère? + +--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de +nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposée à accepter ce +mariage, nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... et avec +toi. + +--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: +il est évident que la répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande +de M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun reproche ne peut +être adressé à Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais été +chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges Berthe et elle +te répond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de +Michel. J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu en lui un +futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. +Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et +se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est +beau garçon, et qu'il sait mieux que personne être aimable quand il veut +plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mère que nous faisons; à son âge, avec son despotisme d'idées, +cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu +subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe, +si ce sentiment est né. + +--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a +été surprise, finirait par entendre raison. + +Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la +Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison. + +--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais +tout n'est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de +nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre +fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même +temps celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et +dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille +sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre à une certaine fortune +escomptée vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, et +trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle +des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous +pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour +l'humiliation d'un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un +pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses, +non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à +cela. + +Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et +déduisait les raisons qui s'opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout +d'abord l'avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbé manifestement dans une méditation douloureuse. + +--Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de +luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'énergie, pour +en arriver là! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en était +temps encore! + +Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête +grisonnante. Quels changements s'étaient faits en lui en ces derniers +temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était +resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré les rides s'étaient +profondément incrustées; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent +égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquiétude. + +--Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore +qu'il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et +comment! J'ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter. + +Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête +de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; +s'il se décourageait, elle le réconfortait; de même que s'il +s'emballait, elle l'enrayait. + +--Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien +que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente +ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à +ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la +risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'être abstenu. + +--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-même, +car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais +pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais à mon +aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans, +c'est-à-dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer +notre fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin de compte +j'étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que +c'était pour nous le salut. J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris +la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à Elbeuf, j'écrivis +à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos +concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. +La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 +francs le wagon, coûte là-bas 120 francs; le gaz, grâce aux primes de +consommation, coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction +d'un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel; tu +vois, sans qu'il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis; +et comme je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification pour +rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les choses continuèrent +à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me +paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes +arrivés. + +Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec +agitation: + +--Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un côté des choses, ils +peuvent se décider et agir, ils ont de l'initiative et de l'élan. Moi, +je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre +malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce +le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie, +tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec +elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face +d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait +disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler. + +--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle +tendrement; tu es le meilleur des hommes. + +--A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que +je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents +m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu +aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le +meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai +le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. +J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline +d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris +pour faire mon choix. Et maintenant! + +Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et +s'arrêtant devant elle: + +--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai +point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile +de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», +attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi, +j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai +point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la +tranquillité du tête-à-tête je l'interrogerai. + +Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le +dessus: + +--Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage. + + +VIII + +Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses +filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas +chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait +plus de liberté et plus d'expansion avec son père. + +Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu +perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants. +Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa +maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle +ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme +la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des +regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si +habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la +mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient +comptées. + +Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle, +sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre +chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui, +lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait +que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il +commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui +plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme, +lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de +visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui +toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux +un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait +point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi +sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une +gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa +mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la +défendre. + +--Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus +tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus +tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge. + +Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien +encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en +visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris +les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille. + +Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât +de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent +joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir +la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour +remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.» + +Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit +heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel +était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du +levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies +d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout +de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de +derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie. +Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on +devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait +ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé. + +--Bon voyage! + +--A ce soir! + +Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice +pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les +glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du +Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire. + +--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il. + +--Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant. + +--Ce n'est pas la peine. + +On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait +dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste +de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au +salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors? + +--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce +matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés. + +--Comment l'aurait-il su? + +--Tu aurais pu le lui dire hier au soir. + +Berthe ne répondit pas. + +Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, +Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le +continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui +fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se +décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était +si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries +ambitieuses, il avait espéré! + +Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses +pensées, Berthe le provoqua à parler. + +--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux +d'aller au Thuit? + +C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout +de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa +demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de +lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire +t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles +conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y +avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de +refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents, +que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise. + +--Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que +d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu +as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un +sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas planté +un arbre, je n'ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne +vais pas être obligé de le vendre. + +--Vendre le Thuit! + +--Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle puisse être pour +toi: nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés, +il faut avouer que nous sommes gênés; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espère en +sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au +Thuit, hypothéqué déjà lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a +été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé +la terre en Normandie, il nous coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous +rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous +ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n'ai plus le même plaisir +qu'autrefois à aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour +moi, mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes +enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée +de m'en séparer m'attriste? + +Berthe prit la main de son père et l'embrassant tendrement: + +--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi. + +Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un chemin coupant à +travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à +se couvrir d'une tendre verdure; à une courte distance sur la droite se +détachait sur le fond sombre d'une futaie la façade blanche et rouge +d'une grande maison: c'était le château du Thuit, qui, par la masse +de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en +ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme +groupés à l'entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et +de poiriers puissants comme des chênes. + +--C'était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout +cela! dit-il en promenant çà et là un regard attristé. + +Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là. On avait vu la +voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses +deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître. + +Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait +quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupées, les prit +par la main. + +--Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des +gâteaux. + +--Faut que je les _débraude_, dit la mère. + +--Je les _débrauderai_ moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien +parler normand avec les paysans. + +En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna, +les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l'autre à sa gauche, +de façon à les bien surveiller--ce qui n'était pas inutile, car avec +leur gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point encore adoucie, +ils voulaient commencer par les gâteaux. + +Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux +gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu'elle avait pour +eux en leur disant de douces paroles à l'accent maternel, il +s'attendrissait. + +--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier +plus tard? Ne serait-elle pas privée d'enfants, elle qui les aimait si +tendrement? + +A un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en +partie: + +--Quelle bonne mère tu ferais! dit-il. + +Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent +seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris +le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées +des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement +côte à côte, lui ému par ce qu'il avait à dire, elle troublée et +angoissée par cette émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux +tourments de leur situation. + +--Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une bonne mère, te +doutes-tu que ce n'était pas une allusion à un fait en l'air? + +Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en +rougissant. + +--As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il. + +Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les +baissant: + +--Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle. + +--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette réponse +féminine. + +Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire. + +--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs. + +--Ah! + +--C'est là tout ce que tu dis? + +--Qu'est-ce que maman lui a répondu? + +--Qu'elle m'en parlerait. + +--Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman? + +--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il +y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous répondions, ta mère +et moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même. + +Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu'elle +adressa à son père, ce fut une nouvelle question. + +Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-à-dire est-ce qu'il +connaît la vérité sur la situation de tes affaires? + +--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la +vérité, il la soupçonne en partie; dans le monde des affaires, il n'est +personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui +ce qu'elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il +avec la réponse que je te demande? + +--Ah! papa! + +--C'est naïf, ce que je dis? + +Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante. + +--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande +néanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime. + +--Ah! j'y suis. + +--Dame! + +--Et cela te fait plaisir? + +--Tu demandes des choses... + +--Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât? + +--Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je voyais bien que M. Debs +était très aimable avec moi; partout où j'allais, je le rencontrais; +toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; il avait +en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les +autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans +une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec +Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais été plus loin. + +--Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu'elles en restent +là s'il ne te plaît point. + +--Je ne dis pas cela. + +--Dis-tu qu'il te plaît? + +--Il est très bien. + +Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être ne voulait-elle +pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en +aide: + +--Il est vrai qu'il est juif. + +Elle se mit à rire franchement: + +--Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif? + + +IX + +L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si +spontanément du coeur que la preuve était faite: l'affaiblissement de +préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce chez la +grand'mère, résistant encore chez la mère, il n'existait plus chez la +fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux +que ça me fasse qu'il soit juif?» + +--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline après un moment +de réflexion, il n'en est pas de même pour ta grand'mère. + +--Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix +qui tremblait. + +--Peux-tu en douter? + +--Et maman? + +--Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n'y fera pas +d'opposition si de ton côté tu le désires? + +--Et toi, papa? + +Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui remua le coeur du père. + +--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux. + +Elle se serra contre lui. + +--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. +Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je +te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, +sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c'est +un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père, +crois-le bien, voudrait n'avoir pas à appuyer. Mais il le faut. + +--Je n'ai rien à te cacher. + +--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as +commencé à grandir, je t'ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans +que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. Est-ce donc +impossible? + +--Oh! non. + +--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton père? Où en +trouveras-tu un qui t'écoute avec plus de sympathie? + +Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie +pour entrer dans la forêt. + +--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se décidait point et voulant +l'encourager. + +Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle +question: + +--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que +tu penses toi-même de M. Debs? + +--Je n'en pense que du bien; c'est un honnête garçon. + +--N'est-ce pas? + +--Travailleur. + +--N'est-ce pas? + +--Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue. + +--Alors il te plaît? + +--Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas +celui-là. + +Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles +avant qu'il eût achevé de les prononcer. + +--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le +mariage lui-même, dit-elle. + +--Et ce n'est pas du tout la même chose. + +--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es à M. Debs, le mari? + +--Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre. + +--Oh! je t'en prie, papa, cher petit père! + +Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l'impossible. + +Elle lui sourit tendrement: + +--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille? + +--Gamine! + +--Je t'en prie, réponds-moi franchement! + +--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari. + +Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette réponse; elle pâlit +et resta un moment sans trouver une parole. + +--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin. + +--Il y a des raisons qui lui sont contraires. + +--Des raisons... graves? + +--Malheureusement. + +--Qui te sont personnelles? + +--Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation. + +--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa +religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui épouse +une chrétienne ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi. + +--C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est +pas chose facile; me le dire à moi, c'est prêcher un converti; tu sais +comme ta grand'mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et, +d'autre part, elle est d'une époque où les juifs étaient victimes de +préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force. + +Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se +séparer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'était point +écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter. + +--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? +demanda-t-elle. + +--Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant si Michel Debs +savait la vérité sur nos affaires. S'il connaît la vérité et veut +t'épouser, c'est, comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour toi, non pour ta +dot; pour ta beauté, pour tes qualités, parce que tu lui plais, enfin +parce qu'il t'aime. + +--Cela est possible, n'est-ce pas? + +--Assurément; mais le contraire aussi est possible; c'est-à-dire que, +tout en étant sensible à tes qualités, Michel Debs peut l'être aussi à +la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage +d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors +simplement d'un mariage de convenance: l'un des associés de la maison +Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la fille de +Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis +pas que cela soit, mais simplement que cela peut être. Alors que se +passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être bonne, +comme il le croyait, est médiocre ou même mauvaise? Il ne la fait point, +n'est-ce pas? et c'est un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage +manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait +humiliant; pour nous ce serait désastreux. C'est quand le crédit d'une +maison est ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point être +prudent que de nous exposer à donner un aliment aux bavardages du monde. +N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi Michel +Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu +d'une fille ruinée.» Parler couramment de la ruine d'une maison dont les +affaires sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà pourquoi, avant +de répondre à M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me +dire franchement si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un +autre, auquel tu n'as pas de raisons particulières pour tenir, il est +sage de répondre par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec ta +grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers du mariage manqué. +Au contraire, si Michel te plaît, si tu vois en lui le mari qui doit +assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il faut +aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle puisse être pour toi +comme pour nous, affronter le mécontentement de ta grand'mère, et courir +aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur +laquelle il comptait... peut-être. + +--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent? + +--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le +soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu +vois que, par la force même des choses, nous voilà ramenés au point d'où +nous sommes partis et que tu es obligée de répondre franchement, puisque +ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite. + +Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait +ramenés au point d'où ils étaient partis, mais la situation n'était +plus du tout la même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus +solennelle par les paroles de son père: si un sentiment de retenue +féminine et de pudeur filiale lui avait fermé les lèvres, maintenant +elle devait les ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait +pour son père, elle le devait pour elle-même. + +--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et +moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres; +il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage +dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est +jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas +de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes +dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, +dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant +que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais +peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du +Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux +noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de +la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser +un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est +très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos +amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le +prend où l'on peut. + +--Il ne t'avait jamais rien dit? + +--Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était +déjà un jeune homme. + +--Et quand tu es rentrée du couvent? + +--Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais +pas indifférente... et que je lui plaisais. + +Il voulut lui venir en aide: + +--Et tu en as été heureuse? + +--Dame! + +--L'as-tu ou ne l'as-tu pas été? + +--Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné, +je ne pouvais pas ne pas être satisfaite. + +--Satisfaite seulement? + +--Heureuse, si tu veux. + +--Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais? + +--Peux-tu croire! + +--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne +le refuseras point. + +--Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en +lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne +serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas +à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres. + +Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se +jeta: + +--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle +il doit compter, il ne se retirerait pas. + +Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère, +son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien... +que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que +tu ne peux pas me donner de dot? + +--Il le faut bien. + +--Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi! + +Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un +accent qui remua Adeline. + +--Comme tu es émue! + +--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué. + +Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel +qu'elle pût faire. + +Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il +l'embrassa tendrement. + +--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie. + +--Comment? + +--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. +Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi? + +--Il faut répondre. + +--Certainement, certainement. + +--Que veux-tu répondre? + +Le Normand se retrouva: + +--Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je +ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à +une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours +aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à +gagner du temps. + +--Oh! je ne suis pas pressée de me marier. + +--C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le +temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets. + + +X + +De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient +de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les +branches nues des grands arbres. + +--Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les +bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que +je puisse aller ce soir même chez M. Eck. + +Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps +des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui +tremblait,--celui d'un grand arbre abattu. + +--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les +bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal +maintenant! + +Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent +rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il +n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit. + +Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le +matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en +allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien +n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves sur preuves pour +démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père +Eck. + +--Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera +suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu +verras. + +Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la +situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui +avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé, +parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la +spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de +délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il +n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne +penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est +d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus +sacré que celui-là. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du +repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se +laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la +corbeille de mariage. + +Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se +dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait +pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle +désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces +questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, +et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle +avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle +pouvait ne point penser à elle. + +Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour +si prompt, ne les attendant que pour dîner. + +--Déjà! + +Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'était dit +entre le père et la fille, mais malgré l'envie qu'elle en avait, il +lui était impossible d'interroger son mari, la Maman étant là dans son +fauteuil. + +--Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; il faut changer de +chaussures, je vais monter avec toi. + +Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte: + +--Eh bien? + +--Elle l'aime. + +--Elle te l'a dit? + +--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoué dans un cri de +douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme. + +--Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur. + +--Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune +fille. + +Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et lui. + +--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée. + +Il expliqua son plan. + +--Et après? quand nous aurons gagné du temps, le mariage sera-t-il +assuré? + +--Il sera facilité. + +--Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner la vie qui a +été la tienne jusqu'à ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de +spéculation; tu as trop de droiture, trop de loyauté. + +--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les +garanties? + +--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les +honnêtes gens? serais-tu le premier qui, malgré son intelligence et sa +prudence, se laisserait tromper et entraîner. + +--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que +des affaires sûres. + +--Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent les gros gains. + +--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai +laissé passer des centaines d'occasions qui nous auraient donné une +fortune considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront +maintenant, voilà tout. + +--Le temps est passé des belles occasions; tu le sais mieux que moi. + +--Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper court à ces observations, +cela n'engage à rien de prendre du temps. + +Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en +l'embrassant elle lui serra la main dans une étreinte où elle avait mis +toutes ses espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance. + +La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans +le nouveau, celui qui confine à Caudebec, là, où de vastes espaces +permettaient après la guerre, la libre construction d'un établissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isolé, d'accès commode, +avec des dégagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau +facile à atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le +dégraissage ainsi que le foulage des draps en pièces. Construite en +briques rouges et blanches, elle occupe entièrement un îlot de terrain +compris entre quatre rues se coupant à angle droit; sur trois de ces +rues se dressent ses hautes murailles percées de larges châssis vitrés, +et sur la quatrième s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés +de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir +une cour carrée au fond de laquelle le balancier de la machine lève et +abaisse ses deux bras. + +Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps +déjà, mais par les fenêtres tombaient des nappes de lumière qui +éclairaient la rue au loin; les métiers battaient, les broches +tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, +et dans le ruisseau coulait une petite rivière d'eaux laiteuses qui +fumaient. + +Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il aperçut le père Eck +travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penchés +sur leurs pupitres. + +--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au +père Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement. + +--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le père Eck, à leur poste. + +Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un prétexte à sa visite: + +--Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a dit que vous en étiez +satisfait. + +--Très satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre, +c'est son affaire. + +Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et Michel ne tarda pas à +arriver; en apercevant Adeline, il s'arrêta un court instant avec un +mouvement de surprise et d'hésitation. + +--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos métiers fixes, dit le père +Eck. + +Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'était +vraiment le désir de voir les métiers fixes qui était la cause de cette +visite: ce serait bien étrange après la demande adressée la veille à +madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, il ne pouvait qu'attendre. + +Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur les perfectionnements +qu'il avait apportés à ces métiers manquèrent-elles de clarté: son +esprit était ailleurs. + +Heureusement son oncle lui vint en aide: + +--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches +ces métiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre +cents broches. + +Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, Adeline ne l'était +pas moins en écoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre +ne pensait guère à ce qu'il entendait. + +--Il est vraiment très bien, se disait Adeline en examinant Michel; je +ne l'avais jamais vu si beau garçon. + +--Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, se disait Michel en +regardant le père de Berthe à la dérobée. + +Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le +père Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel. + +Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, Adeline et le père +Eck marchant côte à côte, tandis que Michel restait en arrière pour se +dérober: il était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux +était donc qu'il leur laissât la liberté du tête-à-tête. + +Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit une bande de drap +divisée en petits carrés de diverses couleurs. + +--Que _tites-fous_ de ça? demanda-t-il. + +Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants de nouveautés +essayent pour chercher le modèle qu'ils adopteront. + +--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer. + +Le père Eck donna un coup de coude à Adeline et, se haussant vers lui en +mettant une main devant sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers +auprès desquels ils passaient: + +--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_. + +Ils sortirent dans la cour. + +--_Fous afez_ à me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le père Eck. + +--Oui. + +--Les métiers, c'était un _brétexte_; je _fais fous_ conduire dans mon +_pureau_. + +Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, il ne l'était +jamais pour l'exécuter. + +--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitôt qu'ils furent +installés dans le bureau particulier du père Eck, et nous en sommes fort +honorés. + +--C'est moi, c'est nous qui serions honorés de nous allier à _fotre_ +famille, madame _Adeline_ a _tû fous tire_ que c'est le _put_ de mon +_ampition_. + +--J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique et conforme à +nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables à ce +mariage.... + +--Ah! mon cher monsieur _Ateline_! + +--Malheureusement nous sommes, à cause de ma mère, obligé à de grands +ménagements; vous savez quelle est la sévérité de ses principes +religieux. + +--Je sais par ma mère ce que _beut_ être cette sevérité; et je _fous +afoue_ que je ne lui ai _bas_ même _barlé_ de ce mariage, qui pour nous +n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la première fois que +l'un _te_ nous pense à épouser une chrétienne: il a fallu l'amour de +Michel pour me décider moi-même; vous savez le préjugé, la tradition, la +fierté! + +--Vous comprenez donc que nous hésitions avant d'en parler à ma mère; il +faut des précautions, des préparations, sans quoi nous nous heurterions +à un refus formel. + +--Je _gomprends_. + +--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille +n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours désiré ne pas la marier trop +jeune. + +--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mère s'est mariée à +quinze ans. + +--Enfin je vous demande du temps. + +--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai +_pien_ été _viancé_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous +sommes mariés j'aurais _pien_ attendu encore. + +Il dit cela avec son bon rire. + +A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du +bureau. + +--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'écria M. Eck, n'_endrez bas_, hein! + +Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vêtue de noir, +avec un châle sur les épaules, le front caché par un bandeau de velours +posé en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait +un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression affable: +c'était madame Eck. + +--J'ai cru que c'était un _gommis_! s'écria le père Eck, est se levant +vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret +et du respect. + +--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute. + +Et tout de suite s'adressant à Adeline: + +--J'ai appris que vous étiez dans la maison et je suis descendue pour +vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez +prononcées sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis +longtemps déjà, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de +vous avoir dérangé, je vous laisse à vos affaires. + +--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille +courbée. + +--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'écria le père Eck quand la +porte fut refermée, ma mère vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui +ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ça _fa pien_, ça _fa pien_! + + + +DEUXIÈME PARTIE + + +I + +En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez son collègue le comte +de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui +s'était trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille francs, +Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité. + +En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette +rencontre, c'était chez Raphaëlle, la maîtresse de ce collègue. Mais ce +petit arrangement était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler de +Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait rien de la vie parisienne? +Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son +mari! Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en plus finir. +On ne peut pas demander à une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne +sont ni de son éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris +qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, et qu'il se trouvât +des amis--alors surtout que c'étaient des députés--pour accepter cette +invitation; la province a sur les maîtresses et sur les députés des +opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une +femme de député restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son +mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, +ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il caquette, ce ne peut être +qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une +bonne place de tribune. + +Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait qu'imiter +plusieurs de ses collègues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient +embarrassés à la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on +était là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on s'amusait plus +que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le +comte. C'était donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu à +l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte qui payait le loyer de +cette aimable maison où ils étaient si bien reçus, et qui payait aussi +cette bonne chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse, +il aurait fallu un excès de puritanisme pour s'en fâcher. + +A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis +longtemps déjà le comte de Cheylus n'était pas en état d'entretenir le +train de maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous les députés qui +connaissent à fond les dessous de la politique française et étrangère +n'ont pas pénétré aussi profondément les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec +soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agréable, une femme +qui, pour n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux +restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille célébrité, et +ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se +contentait pas des apparences? + +D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui était l'homme le +plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire à tous, +amis comme adversaires, et même à ses adversaires plus encore qu'à +ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, il avait administré les +départements par où il avait successivement passé avec de bonnes +paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignées de +main et des banquets à toute occasion. Et quand, après vingt années de +ce régime, la chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était +trouvé un de ces arrondissements où les maires, les conseillers +municipaux, les curés, les pompiers, les orphéonistes, les fanfaristes, +tous ceux enfin qui l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient +envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur +importait à lui et à eux la politique, il les avait convertis à son +système: «Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la +Chambre il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses bonnes +paroles; bien avec son parti, très bien avec ses ennemis, ce n'était pas +lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la +main toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la bouche, même avec +ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austérité ou de leur +mépris et qu'il finissait par adoucir. + +«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour venir dîner avec moi +lundi prochain.» + +Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on +arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs +vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur du barreau de +Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis +longtemps le comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait de +bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il +y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les dîners, on +la faisait pour la maîtresse. + +Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé la vérité, toute la +vérité à ces honnêtes convives. + +C'était vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la +connaissance de Raphaëlle, alors dans toute sa splendeur, et au +mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot +avec toute la bohème tapageuse de cette époque; pour lui il n'était pas +moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage +dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, le comte avait dissipé +toute sa fortune et il n'était plus qu'un simple député, sans aucune +influence même dans son parti, où personne ne le prenait au sérieux; +quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, au moins avait-elle +laissé dévorer par des spéculations aventureuses la plus grosse part de +ce que son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie lui avait fait +gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient +lourdement marqué leur passage: la maigriotte Parisienne s'était +alourdie et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa physionomie +gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'était +immobilisée, les teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, les +rouges, les bleus avaient tanné la peau. + +Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves des oreilles, et +la tradition les rend aveugles à la réalité: quand pendant dix ans on +a été la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'être pendant +vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ça finisse; il +faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre +sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en qui M. de Cheylus +n'avait vu que «la charmante Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait +encore dans «tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient son +nom dans les soirées théâtrales, on pouvait se montrer avec elle alors +surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un +député. Assurément, si elle lui revenait, ce n'était point par intérêt, +et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanité d'un vieux +beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, +sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voilà tout; et +vraiment il ne pouvait que lui être reconnaissant de cette preuve de +goût. + +--Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il n'était donc pas si +déplumé! + +Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil +de l'homme ruiné l'emportait sur la fatuité du triomphateur; de là sa +formule d'invitation à ses chers collègues--«avec moi». + +Elle était réellement une providence pour lui, cette bonne fille, et +près d'elle il retrouvait dans son désastre un peu des satisfactions de +son ancienne existence: un intérieur à la mode, une table bien servie et +une femme, une maîtresse aussi élégante que celles qu'il avait aimées +autrefois. + +Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la réputation +d'âpreté au gain s'était cependant établie sur tant de ruines, c'est +qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait +essayé d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un +écarté heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours +refusés. + +--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait même pas l'apparence +de l'intérêt: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais +rien qu'une fleur. + +Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois elle lui avait +demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une démarche, d'un +acte de complaisance et de bonne amitié. + +L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la +refuser à son influence: elle consistait à obtenir du préfet de police +l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le démontrer. + +Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait cette +autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez +pour vivre, et elle ne tenait pas à gagner de l'argent; à quoi bon le +superflu, quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses ambitions +d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'améliorer en +vieillissant. + +C'était pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte +Frédéric de Mussidan, dont la soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur +dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement, +il y avait aussi un intérêt personnel qui la faisait insister: si elle +obtenait cette autorisation, Faré, reconnaissant du service qu'elle +aurait rendu à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans sa +pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une création importante, +et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. +Quant à lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la +présidence de ce cercle qui serait administré avec la plus rigoureuse +délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons à +prendre. + +Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs qu'il eût fait la +démarche qui lui était demandée, il lui devait bien ça, à la bonne +fille; mais les vingt mille francs donnèrent à sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'était plus le +sceptique qui se moquait de lui-même et accompagnait des discours les +plus pathétiques d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond tout cela +m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre au sérieux plus que moi, +et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez.» + +Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, aussi entraînant +que lorsqu'il présenta la demande à son ami le préfet de police, «à son +cher préfet». + +--Un cercle dont vous seriez le président, mon cher député, +n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le +laissassent bien vite tourner au tripot? + +--Pas plus que les autres. + +--C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres. + +Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, malgré ses retours, +il n'avait rien pu obtenir. + +C'était alors que les sentiments de Raphaëlle s'étaient affirmés dans +toute leur beauté, et que son désintéressement avait éclaté--aux yeux +de M. de Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au moins à du +mécontentement; non seulement elle n'avait pas formulé le plus léger +reproche, non seulement elle n'avait pas montré de mécontentement, +mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait prié d'inviter +quelques-uns de ses amis à venir dîner le lundi chez elle. + +--Ici n'êtes-vous pas chez vous? + +C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle de se laisser +jamais emporter par la colère ou la fâcherie, ni de compromettre ses +intérêts. + +Or, il y avait intérêt pour elle--un intérêt capital--à obtenir cette +autorisation, et là où le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu +la simplicité de compter, échouait, d'autres réussiraient,--il lui +amènerait ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle choisirait +celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation +sans craindre de se la voir refuser. + +L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un +ancien lutteur appelé Barthelasse, elle avait fait la connaissance du +vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort +avaient fait échouer là comme croupier. Il était jeune, il était beau, +il était noble, elle l'avait aimé, et elle s'était laissé affoler par +l'envie de se faire épouser. + +Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son vrai nom on s'appelle +Françoise Hurpin, et qu'on a donné une notoriété vraiment trop tapageuse +à celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient +épousé vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un +vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour +amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur nom. + +Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de Mussidan, il +semblait qu'il dût se laisser épouser par une femme qui le tirerait +de la misère; mais quand elle avait adroitement abordé la question du +mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; puis, quand elle avait +précisé de façon à ce qu'il lui fût impossible de s'échapper, il avait +nettement répondu par la question de fortune. + +--Qu'apportait-elle en mariage? + +Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune ne suffirait pas à +la vie qu'il entendait mener. + +Elle s'était désespérée, et, comme il était bon prince, il l'avait +consolée. + +--Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette fortune; le moyen +était en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle +obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne +tarderaient pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse, +à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux +honnêtes fiancés qui ont travaillé pour leur dot. + + +II + +C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son cher collègue» +qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme +du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré, +Comment, dans ce jeune homme élégant et distingué, d'une politesse +exquise, de grandes manières, reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, alors même qu'on +l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: «Messieurs, faites +votre jeu; le jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaëlle. + +Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception du vicomte de +Mussidan et du père de la maîtresse de la maison, un ancien militaire +de belle prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues avec +lesquels on continuait les conversations commencées au Palais-Bourbon; +aussi était-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, à deux pas de la +Chambre, que demeurait Raphaëlle; en sortant après la séance, on était +tout de suite chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade sous +les arbres des Champs-Elysées, avant de rentrer chez soi, aidait la +digestion des bonnes choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on +avait bus. + +Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitalière, et même +on n'y mangeait que de très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet +de la Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux amis dans son +département, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps à son souvenir +par l'envoi d'une caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui pendant son passage à +travers la haute noce avait appris à apprécier la bonne chère, savait +quelle lassitude éprouvent ceux que les invitations accablent, en +s'asseyant tous les soirs devant le même dîner--celui qui sort des +quatre ou cinq grandes cuisines où un certain monde fait ses +commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou à la Belle +Jardinière--et ce n'était point ce menu banal qu'elle offrait à ses +convives. Pendant huit jours à l'avance, quand elle avait décidé de +donner un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui était une +femme de mérite, les mets qu'elle voulait servir à ses hôtes; et ceux-là +seuls qui étaient supérieurement réussis paraissaient sur sa table. + +Que demander encore? + +Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction à +son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait été répété: + +--Décidément on dîne bien chez les gueuses. + +Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fût un bon +provincial, c'était avec une pointe de vanité libertine qu'il lâchait +son mot; à Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches même +quand on était l'honneur du barreau de cette ville célèbre, et à Elbeuf +non plus, quand même on était la gloire de la fabrique elbeuvienne. + +Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. +Hurpin, le père de la maîtresse de maison, qui se carrait à table +avec une si belle prestance, était bien vulgaire, et que sa manie de +présenter son épaule gauche décorée du ruban rouge, quand on parlait +d'honneur, était insupportable; que ses observations, lorsqu'il en +lâchait, ce qui d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche +que pour manger, étaient stupides ou grossières, mais ces critiques ne +portaient pas. + +--Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très bien chez les gueuses; et +ce coquin de Cheylus est bien heureux! + +Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: +Charmant! Il était la joie et la jeunesse de ces dîners. Il en était le +champagne--le mot avait été dit par l'honneur du barreau de Carpentras, +qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un +inépuisable répertoire d'anecdotes curieuses et salées sur le monde du +second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous +les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous +révélait un Paris qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aïeux. Si +quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, +l'auteur dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en parait point +davantage, malgré les brillants succès que celui-ci avait obtenus en +ces dernières années; tout au contraire, il laissait entendre, mais à +demi-mot et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage pour sa +soeur, héritière d'une des belles fortunes du Midi. + +Évidemment, si ces convives avaient connu la bohème parisienne, ils +auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place à +la table de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, décoré +à l'ancienneté, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de +même ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discrétion pour ne point parler de sa fortune; +mais ils ne la connaissaient point, cette bohème, et s'en tenaient à +ce qu'ils voyaient, à ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt +à chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux sous les +apparences. + +--On dîne bien chez les gueuses. + +Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au delà: de quoi se +seraient-ils inquiétés? Si quelquefois on se demandait qu'elle était la +situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la +maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il +convient à des gens qui voient clair. + +--Pauvre comte de Cheylus! + +--Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge! + +Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher collègue» des +nouvelles du jeune vicomte. + +Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en +parlant de la faillite des frères Bouteillier, il était revenu vivement +avenue d'Antin, après avoir mis le député chez lui, et il avait trouvé +Raphaëlle l'attendant devant le feu. + +--Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en venant à lui. Est-ce +fini, au moins? + +--Non. + +--Parce que? + +--Ah! parce que! + +--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit? + +--Exactement. + +--Eh bien, alors? + +--Il s'est défendu. + +--L'imbécile! + +--C'était gros. + +--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de +suite lâché sur lui. + +--Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à être préparée. + +--C'est quand j'ai compris, à son air plus encore qu'à ses paroles, +combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idée m'en est +venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre côté et nous +trouvions la place prise. + +--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en était pas moins +délicate. + +--Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que lui as-tu dit? Que +t'a-t-il répondu? + +Il s'était approché du feu et il présentait un pied à la flamme. + +--Comme tu es mouillé! dit-elle. + +--Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai +accompagné comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les +peines du monde à l'empêcher de prendre une voiture. + +--Je vais te donner tes pantoufles. + +Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchée, cherchant. + +--Ne te trompe pas, dit-il. + +Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au théâtre pour +traduire la dignité outragée: + +--Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle. + +--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet déplumé. + +--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus +besoin de lui. + +Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, et l'ayant fait +asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser. + +--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite +chaise basse. + +--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, +et à ce propos, je lui ai dit les choses les plus éloquentes sur +l'infamie des commerçants qui font faillite tranquillement pour ne pas +payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brûlons la +cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché là-dessus. + +--Et notre homme? + +--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: il s'est mis à +m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y +avait pas de plus grande douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors +voyant ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,--le contraire de +ce que je disais. + +--Es-tu gentil? + +Elle lui baisa la main. + +--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel drame que celui +qui se joue dans le crâne d'un commerçant faisant ses additions! Quelle +situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et, +par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont menacés, alors même +qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scène sans que je te la file. +C'est à ce moment que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que +je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais +prêté un sou à personne, a passé sa vie à offrir tout ce qu'il possède à +tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre homme, +c'eût été trop. + +--Tu es adorable. + +--...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition une cinquantaine +de mille francs... et même plus s'il en avait besoin. + +--Et il a refusé? + +--Parfaitement. + +--Tu n'as pas insisté? + +--Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce refus était une offense à +ma sympathie, à mon amitié, enfin tout ce qu'on peut dire. + +--Il n'en a donc pas besoin? + +--Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal menée? il est gêné, très +gêné; s'il marche encore, il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis +que ses concurrents, les fabricants moins haut placés que lui, se +sont conformés aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur +demandait, il s'est entêté à fabriquer le genre de sa maison, et on n'en +veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer à +bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ça l'a +mené où il est arrivé. + +--Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre? + +--Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte pas un prêt qu'il n'a +pas demandé: il aurait fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des +_fafiots_. + +Elle réfléchit un moment: + +--Il faut recommencer. + +--Toi? + +--Non, toi. + +--J'en arrive. + +--Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement cette fois tu pourras +jouer du _fafiot_. Je vais te signer un chèque de cinquante mille +francs; tu iras le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, et +aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pensé à lui +toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu +lui as proposés, que c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui +te passera par la tête. + +--Il aura de la défiance. + +--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demandé; quand plus tard +il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne +pourra plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des +_fafiots_; tu l'auras; à toi d'en jouer de manière à réussir. Le moment +est décisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a pas moins de +l'influence à la Chambre et, ce qui vaut mieux, auprès des gens du +gouvernement. Ce n'est pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre +Cheylus. + +--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là? + +--On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je l'ai pris. Nous avons +Adeline, ne le laissons pas nous échapper des mains. Où retrouver son +pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des amis à la Chambre; on le +croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilité à revendre +et à couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait +qu'il se trouve dans une position embarrassée, où nous pouvons l'aider. +Prenons-le de force. Fais-moi un reçu de cinquante mille francs, je +signe le chèque. + +Il ne se montra pas offusqué de cette demande de reçu, et tout de suite +il l'écrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il +n'eût pas à se déranger. + +--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te +réveiller à temps. + +En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, et, après s'être +habillé, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Crédit +lyonnais, où, depuis un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion +d'être employés. + +Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute différente de +celle de la veille, disait qu'il avait réussi. + +Elle lui prit les deux mains follement: + +--Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; nous le tenons. + +Et elle l'entraîna. + + +III + +Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle n'en était pas moins +assez simple: Adeline, embarrassé dans ses affaires, aurait de la peine +à rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement +sa situation. + +Mais pour que cette exploitation fût possible, il fallait qu'elle fût +menée d'une main légère, sans quoi il regimberait, et, en voyant où +on voulait le conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu le +prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait réussi une fois, +échouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie +de vouloir encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, qui +lui avait forcé la main, elle n'eût assurément pas procédé de cette +façon; cela n'était pas dans sa manière; quand elle avait réussi une +affaire, ç'avait toujours été par la douceur, par l'enveloppement, en +prenant son temps, ses précautions et ses distances, et ceux dont elle +avait triomphé étaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai +qu'alors elle opérait elle-même; tandis que maintenant elle était bien +forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de +femme: on serait vraiment bien venu de proposer à cet honnête provincial +une association avec une ex-comédienne! Il fallait qu'elle se tînt dans +la coulisse et que Frédéric seul parût en scène. Heureusement, elle +pouvait lui faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était +intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, félin; il +irait. + +Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée de fonder un cercle +à Paris, ils n'avaient pas laissé passer un jour sans travailler à son +organisation. L'appartement même où ils l'installeraient était choisi +et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, comme +s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de +l'Opéra, en plein Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa +dernière chance; superbe avec ses vingt fenêtres de façade au premier +étage sur l'avenue; luxueux à éblouir un étranger, et en même temps +assez sévère pour disposer à la confiance le naïf qui monterait son +escalier sonore. Il importait de ne pas laisser échapper cette occasion +unique, car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire à un +locataire qui ne marchande pas, le propriétaire se lasserait d'attendre +et de sacrifier à un avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien +essayé sur lui le système de la participation mis en oeuvre par eux +avec tous ceux qui devaient prendre part à leur affaire: tapissiers, +marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux +bénéfices de la cagnotte; mais ce mirage irrésistible pour des +fournisseurs plus ou moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et assez défiant pour +n'avoir pas une foi aveugle dans la probité de ceux qui gardent les +clefs de cette cagnotte. + +Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une +heure. + +A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez lui un billet «du +charmant vicomte» le prévenant que, le lendemain, aurait lieu aux +Français une première représentation qui serait une des grandes +premières de la saison, celle d'une comédie de son beau-frère Faré, et +que, pour cette représentation, il était heureux de mettre un fauteuil +d'orchestre à sa disposition. + +«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la +peine à obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me +donner le plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la vérité +m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. Au premier mot +que j'ai adressé, à mon beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à +celui qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement par un refus, +mais quand j'ai prononcé votre nom, ce refus s'est changé en la plus +gracieuse des offres.--Dites bien à M. Adeline--ce sont les propres +paroles de mon beau-frère que je vous rapporte--que je considérerai +comme un honneur qu'il veuille bien assister à ma pièce; avec un public +composé d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et l'on oserait +aller jusqu'au bout de son originalité.» + +Adeline n'était point un habitué des premières, et s'il voyait une pièce +c'était ordinairement lorsque le chiffre de la centième lui permettait +de s'aventurer sans trop de risques, de même que, s'il allait au +Salon de peinture, c'était après que les médailles étaient données et +affichées; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette +forme, était vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir par les filles, +composaient mieux leur salle de première représentation, le niveau de +l'art ne tarderait pas à s'élever,--c'était une observation qu'il avait +présentée lui-même plus d'une fois à la commission du budget lors de +la discussion de la subvention des théâtres, et il lui plaisait de la +retrouver dans la lettre du «cher vicomte»,--qui, bien évidemment, +répétait les paroles mêmes de Paré. + +La salle était brillante, c'était bien une grande première, comme +l'avait annoncé Frédéric, qui, placé à côté d'Adeline, lui nomma le +Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez +provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric dévidait comme un +montreur de figures de cire, mais c'était la première fois qu'il voyait +la plupart de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait les +histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. Tous ces noms et toutes +ces histoires défilaient sur les lèvres de Frédéric, légèrement; pour +deux seulement il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au fond d'une +baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Américain, qui occupait +une avant-scène avec sa femme. + +Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, Adeline cependant la vit +assez pour remarquer la grâce et le charme de sa physionomie; il en fit +compliment à Frédéric, qui répondit aussitôt: + +--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se +laisser gagner par elle; ma soeur est réellement une charmeuse, et je +le sais mieux que personne, puisque l'expérience en a été faite à mes +dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers d'une tante que +nous avons dans le Midi, à Cordes, et qui devait nous laisser à chacun +quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour +lui déplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son côté +pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation +de toute sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci l'a +charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, +c'est que ni mon frère ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais +sentiment contre notre soeur, l'aimant après comme nous l'aimions +auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur +de ne jamais nous inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, construite par +notre aïeul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte +de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restée telle qu'elle +était du temps de notre aïeul; j'avoue que j'aurais aimé à passer un +mois de villégiature dans une maison du treizième siècle, meublée de +meubles de l'époque. + +Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet héritage perdu, mais +c'était la première fois qu'on lui en faisait l'histoire complète, et la +présence de l'héroïne la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et aussi bien +désintéressé: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent +eussent peu d'intérêt pour lui, et comme son frère était dans le même +cas, il y avait là sans doute une disposition héréditaire. + +L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais +celle-là ne touchait en rien Frédéric, et s'il la raconta, ce fut +évidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin. + +--Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle que ce colonel, +maintenant si connu, a fait pour la première fois parler de lui à Paris. +C'était il y a quelques années. + +Il se garda de préciser l'année--1867--ce qui eût un peu trop vieilli +Raphaëlle. + +--C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui était déjà une +comédienne de grand talent, donnait une soirée. Le colonel, qui arrivait +d'Amérique, fut conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur +dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, célèbre pour avoir +fait sauter les banques du Rhin. + +Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, qu'on en eût ou qu'on n'en +eût pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait +perdu trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait volé trois +cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'était aperçu de rien, +mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de +portées ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à l'avance +et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui déchira ses +vêtements, et on lui reprit l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale +épouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, car, en +femme d'expérience, elle sait que partout où il y a des joueurs il peut +se glisser des filous, si sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir +où ce scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, l'élite +du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire +du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au moins à ouvrir des +cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une sécurité +complète. Si j'étais député, ce serait une question qui m'occuperait. + +--Rétablir les jeux! c'est bien grave! + +--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entrée +des maisons de jeu ne soit pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec +vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus +supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrît à ceux qui +en sont affligés d'honnêtes lieux de réunion où ils seraient assurés de +n'être pas volés. C'est une question de moralité, de salubrité publique. +Songez donc que dans les cercles autorisés ou tolérés la police n'a rien +à voir et ne pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles +ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés comme dans un bois, +sans que personne vienne à leur secours. Or, ces directeurs sont-ils +honnêtes? + +Le rideau en se levant coupa court à ce discours, qui ne recommença pas +ce soir-là, car Adeline s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, +et il se donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au succès du +beau-frère de son ami. Quand de longs applaudissements saluèrent le nom +de Faré, il se passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline que +sa sympathie et son amitié pour Frédéric de Mussidan s'en trouvèrent +augmentés. + +Deux jours après, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire +une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face à face avec +Frédéric, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et +tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allèrent flâner sur les +boulevards: le temps était doux, les passants se montraient assez rares, +on pouvait causer librement. + +Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point de départ pour ce +qu'il voulait dire: + +--N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de la transformation qui +s'opère à Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons déjà vu je ne +sais combien de magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez +qu'on n'est plus coudoyé et bousculé comme autrefois. Il y a là un +changement qui, me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement +comme vous. + +--Que voulez-vous que le gouvernement fasse à cela? + +--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris +perd de son élégance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est +plus l'auberge du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il n'y a +plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus +bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, pour la +prospérité du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes +de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les +pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications +ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez +point. Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à Paris son +animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du +monde les étrangers affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la +fête? c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous les objets +de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, +leurs vêtements. C'était du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient +pour ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours de Lyon que +nos couturières habillaient leurs femmes. Rentrés dans leurs pays, ils +y exhibaient fièrement leurs achats, et, pour les imiter, leurs +compatriotes demandaient à la France des produits français. D'où la +fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voilà +pourquoi il faut ramener les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, où chacun trouve +à s'amuser selon ses goûts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas +aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. Assurément mon nom, +ma famille, mes ancêtres, mon éducation, mes convictions, mes +principes devraient m'empêcher de travailler à la consolidation du +gouvernement,--mais l'intérêt de la France avant tout. + + +IV + +En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout de suite visité +quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient proposé des affaires; +mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, +surtout si l'on entend se réserver la liberté de choisir. Naguère, on +était venu le chercher, le prier; quand à son tour il s'était offert, on +l'avait écouté avec une certaine défiance. Que signifiait ce changement? +Il n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquée, +il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre. + +Cela était trop conforme à la logique des choses pour qu'Adeline s'en +étonnât; il n'avait jamais eu la naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait +qu'à se présenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et +pour que ceux qui étaient à table fussent heureux de lui faire sa part +au gâteau. Ce n'était pas à date fixe que devait se faire le mariage +de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins +n'avaient pas d'importance; le mot du père Eck, qu'il ne se rappelait +qu'en riant, était là pour le rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme +pendant quatre ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais bien +attendu encore.» + +Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient débarrassé des échéances +pressantes qui menaçaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il +avait le temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, et +même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeât. Alors il +rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de +cette espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent ne lui pesait +pas, tant il avait été galamment offert, mais cependant, par une +bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il +éprouverait du soulagement à ne plus le devoir. + +Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent point comme +il l'avait espéré: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au +contraire, et, après plusieurs réunions, qui se succédèrent de plus +en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la requête de quelques +créanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humiliés. + +Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, +connaissait la procédure des faillites: de combien serait le premier +dividende et quand le toucherait-on? + +Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, dans sa position, +était difficile, car, bien que le vicomte n'eût jamais fait la plus +légère allusion à son prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas +être considéré comme un placement à échéance plus ou moins longue dans +lequel le créancier aussi bien que le débiteur trouvent un égal intérêt; +c'était un service rendu, et rien que cela. + +Comme il se demandait par quel moyen il sortirait à bref délai de cet +embarras, il crut remarquer que le vicomte était moins à l'aise avec +lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement +n'était que trop facile à deviner: il s'étonnait de n'être pas encore +remboursé, et il s'en fâchait. + +Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a appris à ne pas +s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer avec les créanciers de façon +à les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, entré dans la vie +avec de la fortune, était arrivé à près de cinquante ans sans devoir un +sou à personne. Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant +pas un mot à dire, honteux de son silence même. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: «Ne +croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était ce bientôt qui +lui fermait les lèvres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le +tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner +quand il ne savait pas lui-même à quelle époque il serait en état de +payer ces cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un jour à +l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne pouvait pas encore le traduire +par une date précise. + +Il en était là quand un soir, en sortant de dîner chez Raphaëlle, le +vicomte lui prit le bras, et, comme le jour où il lui avait offert ces +cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet. + +--Ne vous détournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu +échapper à l'entretien dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir. + +--J'ai affaire par là. + +--Alors, marchons vite, dit Adeline. + +Puis, voulant donner une explication à ce mot qui était sorti de ses +lèvres sans qu'il eût le temps de le retenir: + +--Nous nous réchaufferons. + +Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, silencieux, dans +l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa déclaration, ou plutôt +d'un fils respectueux qui a une confession délicate à faire à son père. + +Enfin, il se décida: + +--Vous me voyez bien embarrassé, mon cher député. + +Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose: + +--Avec moi? + +--Précisément parce que c'est à vous que je m'adresse. Ah! si c'était un +autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié, +permettez-moi le mot, je suis tout confus. + +--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami. + +Cependant, malgré cet encouragement, il y eut encore un silence: + +--Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de +risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct +que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. En +un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu +me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais +besoin.... + +Il y eut une pause: + +--Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais +dans un délai que vous fixerez vous-même, si toutefois cela ne vous gêne +point. + +L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient cruels, et bien qu'il eût +souvent pensé au moment où cette question se poserait, il n'avait point +imaginé qu'il serait aussi pénible. + +--C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais dû, depuis longtemps, +vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont +présentées... j'ai compté sur des affaires qui ne se sont point +réalisées... sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin.... + +Le vicomte lui coupa la parole: + +--Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne de votre amitié si je +ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si +tant est que je puisse en avoir une. + +--Je vous en prie. + +--C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous savez combien je suis peu +homme d'argent, cela tient peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce +qui s'appelle une fortune assise; mon père en a dévoré trois ou quatre, +et moi-même j'ai fortement entamé celle qui m'est venue de ma mère. Je +comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez +souvent de me trouver à court; ce qui est mon cas présentement. Dans +ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se présente, en mettant quelques fonds dans une +affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idée m'est venue +de m'adresser à vous. + +--Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline décidé à se procurer ces +cinquante mille francs à quelque prix que ce fût. + +--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois +homme à user de pareils procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir qu'à une date +précise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est là tout ce +que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je +n'aurais demandé davantage. + +Adeline respira. + +--Je vais étudier mes échéances, demain je vous donnerai cette date, ou, +ce qui est mieux, je vous enverrai un billet. + +Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on +faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout à coup, +s'arrêtant et changeant de sujet: + +--Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-même +cette affaire? + +--Quelle affaire? + +--La mienne. + +--Je n'ai pas de fonds libres. + +--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire. + +--Je n'y suis pas du tout. + +--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité de fonder un +nouveau cercle, et je vous ai démontré de quelle utilité sera cette +fondation à tous les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il +arrive toujours pour les choses à point. Mais c'est une si grosse +affaire que la fondation d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas +l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne +veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que +je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance de +ce capital? + +--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien à ces choses. + +--Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 +francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle impérial +200,000 francs, la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, aux Ganaches +50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 +francs, à l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier établissement +ne reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit +pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable +sur lequel on puisse prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur +qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un +billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte à la caisse +du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou +la partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... follement. +J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais à ceux +qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, +les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai +adressé ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par +une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre à +Paris sa vie brillante, présentez la demande d'autorisation qui ne peut +pas être refusée à un homme tel que vous, soyez son président. + +--Moi! + +--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilité et la +haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... +(il hésita un moment cherchant son mot...) fières de votre initiative. +Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez +entreprendre, par le seul fait de votre présidence elles viennent à +vous, et vous n'avez pas à aller à elles. Dans la politique vous êtes un +centre; et on doit compter avec votre influence. + +--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider un cercle parisien, +moi, le plus provincial des provinciaux. + +--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la première +qualité qu'il faut pour présider un cercle à Paris. + +--Laquelle? + +--L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des cercles, c'est la crainte +d'être volé; quand on se met à une table de jeu pour son plaisir, on +n'aime pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller ses +voisins; avec un président comme vous à la tête d'un cercle, on aurait +toute sécurité, et par cela seul le succès de ce cercle serait assuré; +au jeu, on ne vole guère que là où l'on trouve des complices. + +--Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne +serait que le temps. + +--Il est certain que cette présidence vous prendrait un certain temps, +mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous +demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des +avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: il y a des +présidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque +chose. + +Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline. + +--Adieu! dit celui-ci. + +Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager: + +--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous +assure, mérite d'être examinée sérieusement. + + +V + +Ils revinrent sur la place de la Madeleine. + +--Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que +tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle +donne des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer ceux +qui les procurent. Quand vous apportez à une société une concession +quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre +influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis +certain que l'autorisation qui donnerait naissance à notre cercle ne +serait pas comptée pour moins de soixante à soixante-quinze mille +francs; c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient changés: +vous ne seriez plus mon débiteur, c'est-à-dire que la société serait le +vôtre. + +La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait été longuement répétée +avec Raphaëlle, et il avait été convenu qu'en cet endroit il se ferait +un silence de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-même, +et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir +pas à payer à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne +suffirait pas, par cette raison qu'elle était à terme, tandis que +le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un résultat +immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un effet sûr. + +Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été réglées, et ce fut +seulement après un moment de silence que Frédéric reprit: + +--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos lèvres: vous ne +voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle. + +--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut +administrer que ce que l'on connaît, et je ne connais rien aux affaires +d'un cercle. + +--Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de vous donner cette +administration: vous êtes président de notre cercle, comme le comte de +Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le +duc de la Trémoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'êtes +que président, c'est-à-dire quelque chose comme un président de la +République ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, à qui +vous assurez la stabilité, vous régnez, mais vous ne gouvernez pas; à +côté de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion +financière du cercle s'exerce par une société en commandite représentée +par un gérant responsable. Vous et votre comité, composé de hautes +notabilités, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irréprochables. Les +questions financières ne vous regardent en rien et n'entraînent pour +vous aucune responsabilité--ce qui est le grand point; vous touchez, +vous ne payez pas. + +Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus rapportée à +l'improvisation de Frédéric que pour le précédent; il avait été répété +aussi, car il importait qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», +de façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. Si son +assimilation aux présidents des grands cercles devait agir sur lui,--et +ils n'en doutaient pas,--c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le +temps de réfléchir et de comprendre par conséquent qu'il n'y avait aucun +rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-mêmes, ne faisant +pas de bénéfices, n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on lui +proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses +gérants avec l'argent prélevé sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait +connu les cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'était un argument comme +ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour +que sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands noms qu'il se +répéterait. + +--Pour vous rassurer complètement, continua Frédéric, et pour que vous +dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en +avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-même, mais +aussi pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore une autre +raison... politique celle-là, et sur laquelle il est inutile d'insister. + +Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait point enlevé par cette +offre cependant si tentante, Frédéric lança son dernier argument, celui +qui devait briser les dernières résistances. + +--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui +ont été opposées à M. de Cheylus. + +--Ah! Cheylus s'est occupé de cette création? + +--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le +président, et il l'a demandée en effet; mais on la lui a refusée--vous +devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a +pas voulu le laisser créer un centre de réunion qui devait lui donner +une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons été +irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme des manières, +l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur +président que le comte. Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est +calmée, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise +aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas réussi. Toute chose a sa +contre-partie: l'amabilité du comte eût dégénéré en faiblesse, il +n'aurait rien su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de +respectabilité sévère qu'il gardera avec vous. + +Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce +dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se sépara de «son cher +député». + +--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas +dans le sac, j'y renonce; voilà un bonhomme qui certainement dormira +moins bien que moi. + +En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guère, tandis que +lui-même fut bercé par le bon et calme sommeil que donne le travail +accompli. + +De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un fait se dégageait +pour Adeline, si menaçant qu'il ne voyait que lui: l'échéance immédiate +de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonné, cette heure qui, +tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce n'était plus: «J'aurai à +payer» qu'il se disait, c'était: «J'ai à payer». + +Comment? + +Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des +commerçants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du +jour au lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui précisément +le rendait difficile à recommencer; les sources où il avait puisé +s'étaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en +compromettant plus encore son crédit déjà si ébranlé, et encore sans +être certain à l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui +fallait. + +Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de la fondation de +son cercle, il n'aurait pensé qu'aux moyens de trouver cette somme; il +fallait payer, et à n'importe quel prix il s'exécutait. + +Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que le mirage de cette +fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultés d'un +côté pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour en +gagner! + +Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement il s'acquittait, +non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par +an; mais encore il se trouvait en position de réaliser son plan, de +faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il eût à prendre la +peine d'aller les chercher. + +En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guère +quelle différence il y a entre le cercle qui s'administre lui-même et +celui dont la gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, et celui, au +contraire, qui n'a pas d'autre raison d'être que de gagner de l'argent +par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont +là des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se +valent ou à peu près. + +Là-dessus Adeline était gros public, comme il l'était d'ailleurs pour +bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaëlle avait deviné +juste en pensant qu'on pouvait effrontément lui citer quelques grands +noms qui l'éblouiraient. + +--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'être présidents, +pourquoi, lui, refuserait-il? + +Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, c'était celle de ses +membres et aussi celle de son président: puisque les admissions seraient +prononcées par lui et par le comité qu'il aurait composé, il n'avait +rien à craindre, il saurait leur garder le caractère de respectabilité +sévère dont parlait le vicomte: entre honnêtes gens il ne se passe rien +que d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son cercle--il +disait déjà _son_ cercle--devînt un tripot comme ceux dont il avait +vaguement entendu parler. + +Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accablé, lui +rebattant les oreilles jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à +son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une +importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors. + +Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit du rôle que Paris +jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de +s'associer à tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute +ce serait naïveté de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle pût +produire à elle seule ce résultat; mais si une hirondelle ne fait pas le +printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur. + +Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient appris à la +connaître pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entraîner +les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà +un but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être pas laissé +prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par +l'appât du traitement de 36,000, mais il devait être enlevé par +l'argument commercial. «Quand on est fier de la bêtise qu'on fait, +avait-elle dit à Frédéric, on la pousse jusqu'au bout, alors même qu'on +voit que c'est une bêtise.» + +Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et toutes les raisons +personnelles qui s'ajoutaient à ce sentiment, Adeline ne s'était point +décidé à accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à +les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, prendre avis de ceux +qui savaient ce que lui-même ignorait. + +De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne n'était plus +autorisé pour lui répondre que son collègue le comte de Cheylus, si bien +au courant de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce cercle lui +avait été proposée, il connaissait l'affaire et l'avait pesée avec ses +bons et ses mauvais côtés. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le +lendemain même. + +--Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporté la +proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et +que, quand l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé +l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite me l'a refusée. + +--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a données +pour expliquer son refus? + +--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, ce cercle +deviendrait en quelques mois un tripot; que j'étais trop faible, trop +indulgent, trop aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot tout +ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies +d'un refus. + +--Et ces raisons vraies? + +--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen +d'influence à un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se +faire accuser d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à des +amis. + +--Alors? + +--Si vous voulez me prendre dans votre comité, j'accepte. Que vous dire +de plus? + +Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans être +jaloux de Frédéric,--il n'avait jamais eu la naïveté d'être jaloux,--il +commençait à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans +la maison de Raphaëlle, et que le meilleur moyen de se débarrasser de +lui était de lui faire avoir un cercle où il passerait ses journées +et... ses nuits. + + +VI + +C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric d'avoir un président +en situation d'obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir +leur cercle, mais ce n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au préfet fût signée par vingt membres fondateurs, et il +était de leur intérêt de ne pas laisser le choix de ces membres à +Adeline, qui ne saurait où les chercher, et qui, les trouvât-il, les +choisirait mal. A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait +prendre, sans qu'il se doutât de rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait +qu'il prît. + +Raphaëlle voulait des noms chics. + +Frédéric voulait des noms sérieux. + +Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient point là-dessus; +en bons associés qu'ils étaient, ils se faisaient des concessions. + +--Mêlons les noms chics aux noms sérieux. + +Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'épluchant +sévèrement: on n'était jamais assez chic pour Frédéric, et pour +Raphaëlle on n'était jamais assez sérieux,--au moins en théorie, car +dans la pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question de +savoir s'ils pourraient avoir réellement ces noms sur leur liste, +ils étaient bien obligés d'abaisser leurs prétentions et de se faire +mutuellement des concessions. + +--Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur il peut +passer. + +--Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si nous sommes trop +difficiles, nous finirons par n'avoir personne. + +Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était une véritable +obsession, elle en rêvait, et plus d'une fois le matin elle avait +réveillé Frédéric pour l'entretenir des idées qui lui étaient venues +dans la nuit. + +--Tu ne dors pas, chéri? + +--Si, je dors. + +-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute donc. + +--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? + +--Nous n'avons pas de duc. + +--Pourquoi faire un duc? + +--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a +trente-six. + +--Les _Ganaches_ n'en ont pas. + +--La _Crémerie_ en a bien un. + +--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en même temps tâche de +trouver un lord, ça serait plus sérieux: on en a bien abusé, des ducs; +d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père. + +Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait +composé un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont +elle s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle ne lui +permettaient point de s'adresser à eux; elle eût été bien accueillie +vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les +folies les plus extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, avaient +été jusqu'au crime; mais ces temps étaient loin, et le souvenir qu'ils +en avaient conservé n'était ni doux ni attendri. + +En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini +par former une liste dont les noms de tête ne manquaient pas d'une +certaine apparence décorative. + +Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service +extraordinaire, ancien préfet, député, commandeur de Légion d'honneur, +grand-croix de cinq ou six ordres étrangers;--un général qu'à Nice et à +Cannes on avait surnommé le général Epaminondas, ce qui, dans le monde +des grecs, était caractéristique;--un commodore américain;--un musicien +et un statuaire affamés de notoriété, toujours en quête de relations, +comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes à l'un et +faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait en portefeuille +depuis vingt ans; un journaliste qui exerçait autant d'influence dans +la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par là devenait un +personnage utile, avec qui il était prudent de prendre les devants. + +Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient +des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, +c'était encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, +autrefois directeur de cercles à Biarritz, à Pau et en Provence, où il +avait gagné une fortune de deux à trois millions et chez qui Frédéric +avait été croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait +exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_, +c'est-à-dire le dîner de la table de l'hôte, et un jeton d'un louis +qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse +avait, pendant plusieurs années, promené cet ancien ambassadeur dans le +Midi, mais ces représentations en province ne l'avaient pas encore tout +à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, il ferait encore +assez bonne figure. + +Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à Adeline le soin de +trouver les autres comparses nécessaires à la représentation parmi les +gros commerçants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et +aussi parmi ses collègues. Plusieurs de ceux qui avaient honoré de leur +présence les dîners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour +être président au moment même où la faillite des frères Bouteillier +leur avait livré Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que +l'Elbeuvien, était à coup sûr le plus travailleur des députés, et il n'y +avait guère de projet de loi d'intérêt local qui ne fût rapporté +par lui: «L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. +Bunou-Bunou.» Il était si souvent imprimé dans les journaux, ce nom de +Bunou-Bunou, qu'il était connu de la France entière, et que par là aux +yeux de Raphaëlle il avait une certaine valeur, celle de la notoriété. +Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour beaucoup au rapport +fameux dans lequel il avait traité de la vaine pâture et de la +divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, +en fait de notoriété, ce qui compte, c'est la notoriété même, et, +la dût-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public +n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très connu; oubliée la vaine pâture. +D'ailleurs le meilleur et le plus honnête homme du monde, toujours à son +banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant sa tête blanche sur +son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait +ses écritures, mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre d'hôtel où, +comme il le disait lui-même, «le bois coûtait diantrement plus cher qu'à +Château-Chinon.» + +Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; ce fut ce que +Raphaëlle demanda, exigea même, tandis que Frédéric se montrait disposé +à laisser à la réflexion le temps d'agir. + +--C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, il ne le sera +plus demain; il pèse le pour et le contre comme un pharmacien pèse ses +drogues. + +--Avoue que la pilule est dure à avaler. + +--Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; +d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et c'est ton affaire. + +--Je suis à bout. + +--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire et tu ne vois plus +rien à faire? + +Il haussa les épaules. + +--Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a +encore à dire et à faire; écoute-la, et souviens-toi plus tard, quand +nous serons mariés, que tu as eu intérêt à la consulter, alors que tu +restais à bout dans une affaire d'où dépendait notre fortune, et qu'elle +est bonne à quelque chose. + +--Je t'écoute. + +--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme? + +--Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience. + +Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer qu'elle était +bonne à quelque chose, quand lui n'était bon à rien; trop souvent elle +avait insisté sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de ses +ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en réalité elle se +faisait plutôt prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce +avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant +plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les +tiennent. + +--C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous sommes adressés, dit-elle, +à son orgueil, à sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule +dans son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu as parlé. + +Il la regarda sans comprendre où elle voulait arriver. + +--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est à +ses yeux qu'il faut parler. + +--Les yeux? Quoi, les yeux? + +--Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras visiter le local en +détail. Ce n'est pas difficile, ça. + +--J'y suis; il sera ébloui. + +--Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon bourgeois se promenant +dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et +qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu +qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maître dans ce +palais? + +--Es-tu canaille! + +--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le +mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit être sensible +aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre fers en l'air comme +les salons, mais ça lui inspirera confiance: sérieuse, l'impression du +mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevée, +j'avoue comme toi que je suis à bout. + +Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution de ce programme; il en +intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commença par +là: il y aurait progression. + +Aux premiers mots, Adeline se défendit: + +--Il sera temps si je me décide, mais je vous avoue que je balance: je +vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon +bourgeois comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, je n'en ai +aucune des qualités, et j'y serais l'homme le plus emprunté du monde; je +compromettrais le succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, +ce qui est plus grave, de vous. + +Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une +réfutation en règle: + +--Nous reviendrons plus tard à la question de savoir si vous acceptez ou +si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livrée; nous ne +fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livrée +pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de +m'assister. + +Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils à son ami. Il se +laissa donc conduire chez le tailleur, où il choisit un drap solide, +un bon drap français, comme le demandait Frédéric, qui devait durer +longtemps. + +Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui +était travail de la laine, il avait des connaissances spéciales qu'il ne +pouvait pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il n'eut qu'à +admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et +qui étaient vraiment superbes, les portières magnifiques; il passa plus +de deux heures à se griser de l'enchantement de leurs couleurs. + +Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», comme disait Raphaëlle, +ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opéra. + +--Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric dans chaque place. + +Et partout il faisait la même réponse: + +--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris. + +--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque +chose. + +Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur où leurs +pas sonnaient comme sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par +lesquels il avait passé. + +Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur le palier et faisant +face à la porte d'entrée. + +--Nous mettrons là un buste de la République, dit-il, comme s'il se +parlait à lui-même. + +--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher président, car vous serez +maître chez vous; mais si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai +point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me +retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre où tout le +monde doit pouvoir se rencontrer. + +Adeline hésita un moment: + +--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il. + + +VII + +C'était la première fois qu'Adeline avait quelque chose à demander pour +lui-même. + +Comme tous les députés, il avait passé bien des heures de sa vie dans +les antichambres des ministres et usé de nombreuses paires de bottines +sur le carreau poussiéreux des corridors des bureaux à la Guerre, aux +Finances, à la Justice, à la Marine, au Commerce, à l'Agriculture, aux +Travaux publics, à l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux +Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la Préfecture de +police, aux ambassades, aux consulats, partout où il y a à solliciter et +à faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester, +mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou des communes de +sa circonscription, pour les affaires de ses électeurs, jamais dans le +sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, +il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons financières à +appuyer, pas de concessions à obtenir; quand on l'avait décoré, on était +venu à lui et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait. + +Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en +attendant, il fallait demander. + +De là son embarras. + +A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans un intérêt général, +supérieur à toutes considérations personnelles: mais enfin il n'en +devait pas moins résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa +liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la tête plus haut +s'il avait été dégagé de toute attache. + +Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de police, comme s'il +n'osait point sauter le pas. + +Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis qu'il était en +fonctions, avait cependant appris à écouter en se faisant une tête de +circonstance, laissa échapper un mouvement de surprise: + +--Vous, mon cher député! + +Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à l'avance par +Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son cher préfet». Il savait que sa +demande pouvait provoquer une certaine surprise, et même il en attendait +la manifestation: «Vous comprenez que le préfet ne sera pas sans +éprouver un certain étonnement en vous entendant lui demander une +autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu en +dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se mêlera probablement une +certaine contrariété: le nombre de ces autorisations n'est pas illimité; +il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruiné a encore +dans sa poche: quand il en dépense un, il compte ceux qui lui restent +et fait le calcul qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être +à sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent être une monnaie +commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre préfet +se serve de cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui l'ont +employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire d'un préfet aimable et +vert-galant qui avait payé les dépenses d'une liaison demi-mondaine avec +une de ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée l'avait tout +de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur +les produits de la cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté +d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé et ne restât pas +court. Si on avait accordé ces autorisations à des gens plus ou moins +véreux, comment en refuser une à un honnête homme, entouré de l'estime +publique, dont le nom seul était une garantie? + +Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline une assurance que, +sans eux, il n'eût certes pas eue: + +--Et pourquoi pas, mon cher préfet? + +C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être même trop fin, car +bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, +il allait au delà de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après +lui-même. + +Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement. + +--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous étonner de +ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idée où +j'étais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon père de famille. + +--C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A Paris, je n'ai pas ma +famille; je suis seul; les soirées sont longues. Et elles ne le sont +pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de +réunion, où nous aurions plaisir et intérêt même à nous retrouver dans +l'intimité, sans avoir à craindre une promiscuité gênante. + +--Et c'est un cercle s'administrant lui-même que vous voulez fonder? + +--Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière nous, une société +représentée par un gérant qui aura la responsabilité de la question +financière; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepté +les fonctions de président. + +Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation de surprise, +mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui. + +Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'à ce +jour? était-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? +ou bien encore était-il plus profondément provincial qu'on ne pouvait +décemment l'imaginer pour un collègue? + +Il fallait voir. + +--Et quel est ce gérant? + +--Un ancien notaire de province. + +--Il se nomme? + +--Maurin. + +C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il y a tant de gens +qui s'appellent Morin ou Maurin? + +--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant +au-devant d'une nouvelle question. + +--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepté, car ce +n'est pas à un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un +gérant... un mauvais gérant, peut entraîner loin et même très loin le +président et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi. + +Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni comme un avertissement +direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravité qui devait +donner à réfléchir. + +--Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit Adeline en pensant à son +ami le vicomte, qui serait le véritable gérant sous le nom de Maurin, +beaucoup plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine. + +Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le préfet +aurait gardé son observation pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas +venue à l'esprit, mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte avait des +raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait +de l'y laisser. + +--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le préfet. + +--Voici les noms de ceux qui ont signé la demande avec moi, répondit +Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche. + +Le préfet lut les noms: + +--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, général Castagnède... + +A ce nom, il fit une pause, car ce général était celui-là même qu'on +appelait le général Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait. + +Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence +besoigneuse ne lui était pas inconnue. + +Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le +statuaire, il lut couramment, de même pour les notables commerçants dont +Adeline avait obtenu lui-même les signatures. + +A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y +avait rien à dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux +qui n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait le général +de tricher, mais il n'avait jamais été chassé d'aucun cercle; l'ancien +ambassadeur vivait dans les tripots, cela était certain, mais en +vivait-il réellement comme on le racontait? Barthelasse et les +directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient bien gardés de +publier leurs mémoires avec pièces justificatives à l'appui; combien +d'autres aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés! + +--Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, que je ne vous +présente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance. + +--Évidemment. + +--Et je crois que plus d'une fois on a accordé des autorisations à des +gens qui ne présentaient pas les garanties que nous offrons. + +--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons été trompés. Nous ne +sommes pas infaillibles. Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a +présenté des listes de noms aussi honorables que ceux de la vôtre, avec +un gérant offrant toutes les garanties de moralité, de solvabilité, et +que cependant le cercle que nous avons autorisé s'est changé, au bout +de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la +cagnotte et _étouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce +pas plutôt celle des fondateurs qui se sont laissé tromper et par qui +nous avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut examiner et le +point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous +le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez. + +Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait duper par des +coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de +quoi lui ouvrir les yeux et lui donner à réfléchir. + +Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait +foi, c'était aussi en lui-même, en son honnêteté, en sa clairvoyance; il +ne serait pas un président qui laisserait aller les choses au hasard; +il lui donnerait son temps, à son cercle, il le surveillerait, il le +gouvernerait d'une main ferme. + +--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs +administrateurs ne les ont point administrés, c'est que leurs présidents +ne les ont point présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un président sérieux et que le tableau que vous venez de +m'esquisser ne se réalisera point pour nous. + +Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le préfet +voulut faire une dernière tentative; affectueusement il lui prit le bras +et le passant sous le sien: + +--Voyons, mon cher député, franchement est-ce que vous croyez que la +fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis +vous ne trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le centre de +réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas déjà assez de cercles? + +--Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion s'en présente, +laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le +développement de la vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la +fabrication va en province. + +Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, Adeline répéta ce thème +qui lui avait été soufflé, sans avoir conscience qu'il était un écho. + +--Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, quand Adeline fut +arrivé au bout de son morceau. + +Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il +avait pu pour éclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'était +ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de police, on n'est +pas professeur de morale. Et il n'était pas du tout dans son caractère +de mettre les points sur les i. + +--Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant l'entretien. + +Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux qui, après avoir +visité le local de l'avenue de l'Opéra et constaté qu'il n'avait pas +deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, +se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signé la +demande, se bornant à une seule question: celle de savoir si la +signature mise au bas de cette demande était bien la leur, puis il fit +son rapport, qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police +municipale, qui en fit un troisième corroborant le second. + +Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner ou à refuser +l'autorisation. + +Pouvait-il la refuser quand elle était demandée par un homme dans la +position d'Adeline? + +Il la donna. + +--Après tout, on verra bien. + +Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait +averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministère, +ce service rendu lui donnerait droit à son bon souvenir. + + +VIII + +L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons dès +le lendemain, malgré l'envie qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le +personnel était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il fallait +laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les +tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver +sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à ce +que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser aux joueurs qui +se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins +dangereuse à contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet +des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces +industriels est pincé au moment où il tâche d'en écouler quelques-unes, +il est aussi simplement que discrètement expulsé du cercle, sans +encourir les travaux forcés que la vignette des billets de banque promet +aux contrefacteurs. + +D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir pour la parfaite +organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient +tout autant et plus encore que ceux-là, peut-être concourir à sa +prospérité--c'étaient ceux de la publicité: un cercle de ce genre ne +pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait +longtemps que Raphaëlle avait engagé son orchestre. + +Il avait commencé: _pianissimo_, il était vaguement question d'un +nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient +existé jusqu'à ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort +inconnus en France, en même temps qu'une sécurité absolue contre les +tricheries; à l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas à +se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du +jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opéra, dans la +plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernières +années;--l'attention étant alors suffisamment éveillée, les trompettes +avaient enfin donné son nom: _maestoso ma non troppo_, c'était le «Grand +international»;--_largo_, il avait pour fondateurs l'élite du monde +de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de +l'armée (le général Épaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, +Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce +parisien, représentés par une kyrielle de noms sérieux bien faits pour +inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'était pas une spéculation louche +comme tant d'autres; _con calore_, c'était une affaire nationale, _con +fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di +marcia_, au relèvement de la fortune publique. + +Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la présence à Paris +n'était pas utile, puisque l'aménagement du cercle ne le regardait en +rien, avait été passer quelques jours à Elbeuf. + +Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait trouvé sa famille +dans la salle à manger, l'attendant devant le couvert mis. + +Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa respectueusement. + +--Comment vas-tu la Maman? + +--Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais à être inquiète de +toi? + +--Pourquoi donc? + +--Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus à la Chambre, et depuis +plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas même une interruption. + +--Tu sais bien que je n'interromps jamais. + +--Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le dit: ça fait plaisir aux +électeurs, qui voient que leur député est à son banc. + +--J'étais pris par le travail des commissions. + +En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation de son cercle +qu'Adeline avait été pris; mais il ne pouvait pas le dire à sa mère, +puisqu'il n'en avait pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le +faire, qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là qu'il lui +annoncerait cette grande nouvelle. + +Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite après le souper; car +en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre +comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui +ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires. + +Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire? + +Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; les paroles ne se +figeaient point sur ses lèvres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou +dans l'esprit elle s'en débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe +et Léonie se furent retirées, elle commença: + +--Mon fils, il se passe ici d'étranges choses. + +Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant qu'une difficulté +ou une querelle s'était élevée entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait +le plus au monde. + +--Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a +pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse +à toi-même, quoiqu'il m'en coûte d'_affaiter_ ton retour de querelles, +quand tu rentres chez toi pour te reposer. + +Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience de chercher où +tendait ce discours. + +--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement. + +--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne démarre pas d'ici. + +--Oh! Maman! interrompit madame Adeline. + +--Je suis _fiable_ peut-être; quand je dis quelque chose on peut me +croire: bien sûr que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je +ne prétends pas ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et +pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie? + +--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche à la +rencontrer. + +--Alors tu autorises ces visites? + +Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand. + +--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garçon; il me +semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage. + +--Et s'il lui plaît? + +--Dame! + +--Tu l'accepterais pour gendre? + +--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille? + +--C'est justement pour n'avoir pas à faire son malheur que j'ai demandé +à ta femme de fermer notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; +il a continué à venir et on a continué à lui faire bonne figure; je me +suis tenue à quatre pour ne pas le mettre moi-même à la porte; c'est un +scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour +Berthe; à la messe on me regarde. + +Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec +Berthe Adeline. Des discussions s'étaient engagées sur ce sujet. On +ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait si c'était +possible. Pour tâcher de deviner quelque chose, les dévotes de +Saint-Etienne dévisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces +regards elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle +était un objet de curiosité que parce qu'elle devinait les hésitations +de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage! + +--Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre franchement et décider +entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle. + +Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile de ne pas répondre à +une question posée en ces termes et avec cette solennité; cependant il +l'essaya. + +--Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve. + +--Alors tu les autorises? + +--Mais.... + +--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu à ce que je fasse +comprendre à ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter +ici? + +Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer. + +--C'est impossible, dit-il. + +Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, elle lui coupa la +parole. + +--Roule-moi dans ma chambre. + +--Mais, Maman. + +--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de +mes jambes, je serais déjà sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de +ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la +femme d'un juif. Je te le répète. Je sais bien que tu n'as pas besoin de +mon consentement pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que je te +dis: il n'aura jamais ma bénédiction. + +--Mais, Maman.... + +--Roule-moi dans ma chambre. + +Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, +tristement, il revint auprès de sa femme. + +--Tu vois, dit celle-ci. + +--Et justement au moment où j'apportais de bonnes nouvelles, où je +croyais qu'un pas décisif était fait pour assurer ce mariage. + +--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'appréhension que +d'espérance, comme ceux que le sort a frappés injustement et qui n'osent +plus croire à rien de bon. + +Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si +gracieusement obligé au moment de la crise provoquée par la faillite +Bouteillier, il avait été amené à s'occuper de la fondation d'un cercle, +dont le but était le relèvement de la fortune publique, il expliqua +la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation +matérielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accordé +l'autorisation qu'il demandait. + +--Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle. + +--Tout était subordonné à l'autorisation administrative, c'est +d'avant-hier que je l'ai. + +Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur +le visage de madame Adeline, tout au contraire. + +--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc +rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de +trente-six mille? + +--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Je ne sais pas. + +--Eh bien, alors? + +--Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends rien toi-même; comment +me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et +que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher. + +--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour +jouer comme un spéculateur paye un agent de change pour jouer à la +Bourse. + +--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source où on le prend me... +(elle allait dire: me dégoûte, elle se reprit:)... me répugne. + +--C'est celle où puisent tous les cercles; sois sûre qu'il n'y a que les +joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à trouver que ce tant +pour cent n'est pas assez élevé. + +--Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A vivre avec les gens, on +prend leurs défauts. + +--Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, +celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne +crois pas ce que tu dis. + +--Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce monde qui vit par le +jeu n'a pas bonne réputation. + +--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas président +à vie: le jour où je verrais la plus petite irrégularité compromettante, +si petite qu'elle fût, je me retirerais! + +--Et si tu ne la vois pas? + +--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour +rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen +de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons +mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas +l'occasion qui se présente, même si elle nous expose à un risque. Tu +conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous +nous en garerons bien. + +Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, et encore +vaguement, sans avoir rien de précis à opposer aux réponses de son mari. +Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son côté, se promettait +de les ouvrir aussi. + +Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain matin, un +meilleur accueil. + +--Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle quand il lui eut +expliqué la situation. + +--Au moins cela l'avance-t-il. + +--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant +que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; +plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de +qualités en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me +tourmentais, me désespérais, en me disant que peut-être il faudrait +renoncer à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas? + +--Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et la sienne. Mais voici +une idée qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fête pour +l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta +mère, et j'inviterai Michel. + +--Décidément, tu es le roi des pères! + +--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales à leurs filles, tu +vas me dire quelle robe je dois commander à madame Dupont. + +--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose +que je n'ai mise qu'une fois: elle me va très bien, elle suffira, +puisque Michel ne la connaît pas et... que ce sera pour lui que je +m'habillerai. + + +IX + +Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme de la fête que +le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait déjà en +abrégeant son nom, devait donner pour son ouverture. + +Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de +tapageur qui frappât l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est +difficile à trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, même absurdes, +ont été épuisées; il est terriblement blasé sur ce genre de fêtes, le +public parisien et surtout le public boulevardier. + +Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, mondain, léger +et piquant; Fastou avait suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses +dernières oeuvres; des pianistes avaient assiégé Frédéric, Raphaëlle, M. +de Cheylus et même Adeline; des guitaristes espagnols s'étaient offerts; +un Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs variés en faisant +craquer ses bottes s'était mis à la disposition de Frédéric, qui avait +refusé avec autant d'indignation que de mépris: son cercle servir à de +pareilles exhibitions! C'était quelque chose d'artistique, de distingué, +de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caractéristique qui +montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait. + +Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son beau-frère Faré +un petit acte inédit, dont la représentation eût été un «événement +parisien»; mais le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui était +plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), la soeur elle-même +n'avait pas voulu s'interposer entre son frère et son mari pour +amener celui-ci à donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, elle avait +résisté aux prières comme aux reproches et aux menaces: + +--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon +mari, jamais. + +--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se présente? + +--Non, quand elle se présente mal. + +--On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un honneur en entrant dans +notre famille. + +--Au moins ferait-il honneur à votre maison de jeu en lui donnant son +nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point. + +--Nous nous en passerons. + +Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme manqua de cette +attraction, il en eut d'autres: d'abord un dîner pour les invités +sérieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis +une soirée réunissant une élite de comédiens et de chanteurs comme +on n'en voit que dans les grandes représentations à bénéfices, et à +laquelle des femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité, +une innovation que l'influence du président ferait tolérer,--pour une +fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient été remplacées +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les +salons, la vraie fête commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouât +point ce jour-là, mais il avait dû céder aux réclamations de son comité: +tout le monde s'était mis contre lui, même les honnêtes commerçants ses +amis qui jusqu'à ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était +précisément ceux-là qui avaient montré le plus d'empressement à jouir +des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne +serait pas chez eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir s'il +ne triche pas. + +Le dîner était pour huit heures; dès sept heures et demie les invités +commençaient à monter le grand escalier, si bien rempli de plantes +vertes et de camélias que le buste de la République, placé dans sa +niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il était impossible de +distinguer si on avait devant les yeux une tête de saint ou d'empereur +romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, était un véritable +hall, se tenaient les valets de pied en grande livrée: souliers à +boucles d'argent, bas de soie, habit à la française fleur de pêcher, +galonné d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, à ce programme il ajoutait discrètement +une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'était une +attention délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec quelques +milliers de francs, on pouvait donner de la gaieté au dîner... et, plus +tard, de l'animation au jeu. + +Dans le salon, les membres du comité recevaient leurs hôtes, qu'ils +ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adossé à la cheminée, +souriant et accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, le +général Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennité, +avaient cru devoir sortir toutes leurs décorations: M. de Cheylus en +était si haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un +torticolis ou d'un lumbago. + +Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont écoeurants par leur +banalité, mais celui du _Grand I_ était exquis, ayant été préparé dans +les cuisines mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, en +effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de la cuisine du _Grand +I_ et qu'on sût dans Paris qu'elle était supérieure, de beaucoup +supérieure, à celle que pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. +Au premier abord, une spéculation consistant à donner pour deux francs +cinquante, avec le vin, un déjeuner qui en vaut cinq, et pour quatre +francs un dîner qui en vaut huit, peut paraître détestable; cependant +elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise par une +allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens +qui fréquentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se +disent que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, quatre +francs sur le dîner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille +quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est +vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-être pas très +délicat de faire ce bénéfice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la +cagnotte payera ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire +pour elle: c'est par le dîner que bien des joueurs sont attirés et +retenus; et c'est par le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée +des justes sévérités de la police. Si bien fondées que soient les +plaintes contre un cercle, l'administration y regarde à deux fois avant +de le fermer, quand son déjeuner est fréquenté par des gens ayant un nom +honorable: des commerçants, des artistes, des médecins, des avocats qui +levés avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne sont pas +des joueurs de profession; ceux-là font du cercle ce qu'il doit être, un +lieu de réunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte. + +La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de Raphaëlle, combinant +leurs effets, le dîner fut très gai, et l'on arriva à l'heure des toasts +sans avoir conscience du temps écoulé. + +Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la santé des +représentants de l'armée, de la diplomatie, de la politique, des +lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fière +satisfaction de voir réunis autour de lui dans un but patriotique. + +A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant +guère qu'en mangeant ce bon dîner, dans cette salle luxueuse, au +milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un but +patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du +cimier de chevreuil, et aussi celui du Château-yquem. + +Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, qu'il disait et ne +lisait pas, pour rien voir; il continuait et développait la pensée sur +laquelle il vivait depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands mots de +Paris-lumière, de ville de toutes les élégances et de tous les génies, +de relèvement de la fortune publique par le luxe, de travail français, +de production nationale. + +Si les convives à l'intelligence alerte avaient été un peu surpris +d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient à cette +table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relèvement de +la fortune publique. + +--En voilà une bonne! murmura l'un d'eux. + +Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; Bunou-Bunou venait de se +lever pour répondre au président, et aussitôt le silence avait succédé +aux applaudissements: c'était un régal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui +dépensait des trésors de lyrisme dans ses rapports pour ériger une +commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants +était affiché dans les bureaux des journaux. + +--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: +«J'ignore si je m'abuse», dit un journaliste parlementaire; qui tient +mes deux louis? + +Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, car le premier mot +qui sortit de la bouche inspirée du député fut précisément la fameuse +phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon: + +--Messieurs, j'ignore si je m'abuse.... + +Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui +avaient déjà entendu cette phrase célèbre, il y en eut plus d'un qui se +cacha la figure dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent +qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies choses, «on ferait bien +mieux d'en tailler une petite.» + +Heureusement les discours tournèrent court; il fallait enlever les +tables pour la soirée, et il n'y avait pas de temps à perdre. + +En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit dans son cabinet, où +il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs. + +Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,--ce qui avait donné à +Michel et à Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le +même compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et +ils n'avaient pas encore visité les salons du cercle. + +--Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit Adeline à Michel; en +attendant que la soirée commence, nous ferons un tour dans les salons; +il faut que je vous montre _mon_ cercle. + +C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait «mon cercle»: +n'était-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en +était-il pas le président, ne décidait-il pas des admissions, tout le +monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric se tenait si +discrètement à l'écart qu'il n'avait pas paru au dîner; il se montrerait +seulement à la soirée, comme bien d'autres. + +Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant le bras à sa femme, +Michel conduisant Berthe; à mesure qu'ils avançaient, l'impression +n'était pas la même chez la mère que chez la fille: madame Adeline se +montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe en était émerveillée; +quant à Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait +être toujours tourné vers elle, il la regardait venir dans les glaces, +et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait +plus à lui: à la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement +des yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette rose! + +Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et +ils se trouvèrent dans une grande pièce, plus longue que large et très +haute, puisque de deux étages on en avait fait un seul en supprimant le +plancher; le plafond était à caissons dorés et les murs étaient tendus +de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres. + +--Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline avec fierté. + +--On dirait une chapelle, répondit Berthe. + +En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frédéric vinrent +au-devant d'eux, et les présentations eurent lieu: + +--Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; si ces dames +veulent bien m'accepter à votre place, je vais les installer; je +resterai avec elles pour leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles +les connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la maison. + +Et ce fut réellement en maîtresses de la maison qu'il les traita: on +ne pouvait être plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame +Adeline, qui avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée. +C'était vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait dépeint. + +Les salons s'emplirent «_et la fête commença_». Comme le programme en +avait été très habilement composé, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations enthousiastes, +et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait à qui répondre, un +peu grisé de ce triomphe. + +Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se +manifestaient de sourdes protestations et des impatiences. + +--Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête? + +--On n'en taillera donc pas une petite? + +Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, parmi ces +mécontents se trouvaient quelques-uns de ceux à qui elle avait eu la +prévenance de faire remettre des jetons de nacre. + +Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant un peu en +longueur, se termina aussi: les invités peu à peu se retirèrent, au +moins ceux qui étaient venus avec leurs femmes. + +Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, +et, quoiqu'elle fût vaste, on s'y entassa si bien que ce fut à peine si +ceux qui s'étaient assis à la table purent remuer les coudes. + +--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus. + +Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, mais, ce qui valait +mieux, le bruit se répandait dans Paris, se colportait, se répétait +qu'il y avait une caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement. + +Le _Grand I_ était fondé. + + + + +TROISIÈME PARTIE + + +I + +Le _Grand I_ n'était ouvert que depuis quelques mois et déjà Adeline +se demandait comment, pendant tant d'années il avait pu vivre à Paris +ailleurs que dans un cercle. + +Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si mortellement +ennuyeuses, les soirées qu'il passait à tourner dans son petit +appartement de la rue Tronchet, ou à se promener mélancoliquement tout +seul autour de la Madeleine, allant du boulevard à la gare Saint-Lazare +et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que +de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans +le wagon qui l'emmènerait jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du +lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les +siens; il embrasserait sa fille à son réveil; quelle joie dans la +vieille maison de l'impasse du Glayeul! Là étaient la liberté, la +gaieté, le repos; Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, +et ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pensé +à se retirer de la politique pour vivre tranquille à Elbeuf, dans sa +famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, +taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupé, le +coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection et de tendresse, comme il +avait besoin de l'être. + +Mais du jour où le _Grand I_ avait été ouvert, cette existence monotone +du provincial perdu dans Paris avait changé: plus de soirées vides, plus +de dîners mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de déjeuners +hâtés au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un +chez lui, un nid chaud, capitonné, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, où +toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les sourires +les plus engageants accueillaient son entrée, où il était, pour tous +«Monsieur le président.» + +A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien à celle des restaurants +médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés avec la prudente économie +d'un provincial, il était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le +consultait, on le traitait avec une déférence dont les premiers jours il +avait été un peu gêné, mais à laquelle il n'avait pas tardé à si bien +s'habituer que ce n'était plus seulement pour les valets, empressés +à lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était «monsieur le +président», il l'était devenu pour lui-même, croyant à son titre, le +prenant au sérieux, s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le +fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours «Monsieur le +président» pour quelqu'un et conséquemment pour soi. + +Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanité, celles de la +camaraderie et de l'amitié l'avaient attaché à son cercle. En sortant de +la Chambre il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus sur le pont de la +Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel côté il +allait aller, à droite, à gauche, sans but, au hasard. + +Il était rare que maintenant il sortît seul de la Chambre, presque tous +les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, chargé d'un portefeuille bourré de +paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, qui, mis à la porte +par Raphaëlle le jour même où elle n'avait plus eu besoin de lui, était +heureux de trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait rien,--le +_suif_. + +D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, invités par +Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, quand ils étaient en disposition +de s'offrir un dîner meilleur et moins cher que dans n'importe quel +restaurant. + +--Je vais dîner avec vous. + +On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par +les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue +de l'Opéra, en causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de la +porte à deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu +qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand +escalier décoré de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses +invités devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou pour autre +raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait jamais: + +--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi. + +C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à lui les valets qui +dans le hall s'empressaient autour de ses invités; à lui ces vitraux +chauds aux yeux, ces tableaux signés de noms célèbres. + +A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur ces tapis doux aux +pieds, à s'engourdir dans des fauteuils savamment étudiés, à n'avoir +qu'un signe à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé +gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un +attrait si puissant sur certains habitués des cercles qu'ils se trouvent +mal à leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette +attraction avait été d'autant plus envahissante qu'il avait toujours +vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: point de tapis, point de +vitraux à Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas à demi-mot. + +Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce qu'il avait trouvé dans +son cercle, c'était la conversation facile et légère de _ses_ dîners +qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses drôleries ou ses +douleurs. Bien qu'habitué aux propos graves et lourds de la province, +qui partent de rien pour arriver à rien, il aimait cependant la +raillerie fine et le mot vif, et quand il avait à sa table--ce qui +d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit à la langue aiguisée ou +à la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point +que de bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un régal de les +écouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-là, tous venaient lui +donner leur représentation sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à +leur sourire, qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une +amabilité pleine de bonhomie. + +Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice en même temps que +d'une âme reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence +agréable sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait. + +Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur le plus +zélé en même temps que le plus discret, deux qualités qui ordinairement +s'excluent l'une l'autre. + +Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne quittât guère +le cercle, jamais Frédéric ne se mettait en avant: Maurin, qui avait +toujours le titre de gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce +qui importait à Adeline, c'était que lui, président, ne le fût point; +c'était que la gestion financière n'empiétât point sur la direction +morale, et, après dix mois d'exercice, il se sentait aussi maître de +cette direction qu'au jour où, pour la première fois, il avait pris la +présidence. + +Pour les admissions, lui et son comité étaient restés les maîtres +absolus, et jamais le gérant n'avait essayé de leur faire admettre des +membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, où le souci de +faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver +au _Grand I_, lui avait-on prédit charitablement en l'avertissant de se +bien tenir de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un Maurin, +non un vicomte de Mussidan! + +D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à son comité des +plaintes, ou simplement des réclamations, tant la machine administrative +fonctionnait avec régularité. + +C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait parlé dans leurs +entretiens du soir sur les boulevards, et que, grâce à la sévérité de sa +surveillance, ils avaient pu réaliser. + +--Où diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en +faisant son éloge aux membres du comité. + +A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient +Raphaëlle à Frédéric et aussi la part que celui-ci avait prise à son +expulsion, répondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à +faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui +démentait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire énigmatique +eût inquiété Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'était simplement la vengeance d'un... battu. + +Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait avec les autres +membres du comité de cette petite traîtrise. + +--Il n'en prend pas son parti, le comte. + +--Dame! il y a de quoi! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à la place de M. de +Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gré. +Peut-être trouverez-vous que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je +vous affirme que c'est profond. + +Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, +par excès de conscience plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce +qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien répondu aux +questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce +qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce jeune +homme» que ce que tout le monde savait. + +Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric qu'il eût cherché, au +delà de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en +avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le +_Grand I_ était le modèle des cercles? + +On sait que l'été fait le vide dans les cercles comme dans les théâtres: +avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, +à Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; plus tard on +chasse, on ne va pas à son cercle, et plus ce cercle est d'un rang +élevé, plus il est abandonné par ses membres. Cependant tous ces membres +ne restent pas sans venir à Paris pendant cinq ou six mois, et ceux +qui n'y sont pas ramenés pour une raison quelconque de sentiment ou +d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de +l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? au théâtre? ils sont fermés; +à son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on +donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joué; les doigts +vous démangent. Si alors on entend parler d'un cercle où la partie a +gardé un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisième +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous +présentent, et l'on s'assied à la table du baccara. + +C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles +chômaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_ +les membres les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, +d'ailleurs. + +--Vous voyez comme on vient à nous. + +Adeline était ébloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui +défilaient sur les lèvres de son gérant, et quand il allait à Elbeuf il +ne manquait pas de les répéter à sa femme. + +--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain +neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui +travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine et +le monde élégant. + +Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus +clair, c'est que son mari venait moins souvent à Elbeuf; c'est que, +quand il était chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible +qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa +cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la première fois depuis +quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule. + + +II + +Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle n'était pourtant pas +sans mélange. + +Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le +marquis de..., étaient venus perdre quelques milliers de francs chez +lui, il éprouvait un sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait servait de +trait d'union entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant, +c'était un sentiment de juste fierté qui le portait et auquel il pouvait +s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli. + +Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait près de cinquante +mille francs à la caisse de _son_ cercle, qui n'était pas _sa_ caisse, +par malheur, c'était un sentiment de honte qui l'anéantissait. + +Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer? + +C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassuré sa femme +lorsqu'elle avait manifesté la crainte qu'il ne devînt joueur. + +--Moi, joueur! + +Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, qu'il avait joué +dans sa jeunesse et que par expérience il connaissait les dangers du +jeu. + +Ce n'est pas quand on a été entraîné une première fois et qu'on a eu la +chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans +on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances +qu'on n'a plus à cinquante après avoir appris la vie. + +Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, +il y avait eu alors toutes sortes de raisons et même d'excuses à sa +faiblesse: sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant lui +avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait +et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coûtait rien, pas +même un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte était +légère pour la fortune de ses parents. + +Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute était simplement celle +d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire +grand mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; ç'avait été une +épreuve salutaire; s'il était entré dans la fournaise, il s'y était +bronzé, et si complètement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus +joué. Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût des cartes; +s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumière d'une +lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il était assez riche +pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât aucun plaisir, et il ne +l'était pas assez pour que celui perdu ne lui fût pas une cause de +regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer: + +--Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? +Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas. + +Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres. + +Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; comme il les +trouvait misérables, ceux qui succombaient à la passion du jeu! + +Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, puisqu'ils +étaient des passionnés, c'est-à-dire des êtres inconscients et par là +des irresponsables; mais lui, quand pour la première fois il s'était +assis à la table de baccara de son cercle, il n'avait pas été poussé par +la main irrésistible de la passion. + +C'était même cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que +les cartes l'ennuyaient acquise dans sa première jeunesse, et confirmée +pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui +avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il avait discuté dans sa +conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les +propositions de Frédéric. + +Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de n'avoir rien à +craindre pour lui-même: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au +milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie +contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou +qu'on méprise ceux qui ont le malheur d'en être infectés. + +Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient ridicules ou +pitoyables: sur leurs visages convulsés, rouges ou pâles, selon le +tempérament, dans leurs mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de +joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou leur anéantissement, +il s'amusait à suivre les sensations par lesquelles ils passaient. + +Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du rivage, jouit de +l'horreur d'une tempête, il se disait qu'heureusement pour lui il était +à l'abri de ce danger. + +--Qu'irait-il faire dans cette galère? + +Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas du tout le fond de sa +nature, comme il était au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur +sensible à la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir +adresser des avertissements à quelques-uns de ceux qui, pour une raison +ou pour une autre, l'intéressaient plus particulièrement. + +Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant +le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, +il leur avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les yeux, les +grondant, les chapitrant. Quelquefois même, dans des cas graves, il +les avait fait comparaître dans son cabinet de président, et là, entre +quatre yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez trop gros +jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est +pas en rapport avec vos ressources.» + +Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaître que ses +discours les plus affectueux étaient aussi peu efficaces que les +semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet. + +Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin +il y avait renoncé, n'étant point homme à persister dans une tâche dont +il reconnaissait lui-même l'inutilité. + +--Ils sont trop bêtes! s'était-il dit. + +Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas à faire le +président: c'était lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, +et l'honneur du _Grand I_ était que le jeu y fût contenu dans des +limites raisonnables. + +Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré eux et contre +eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot. + +Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois même y passer +la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les +salons, rôdant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait +eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un +fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il +reprenait ses promenades en cherchant à savoir ce qui s'était passé +pendant qu'il sommeillait. + +Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il se tenait debout, les +mains dans ses poches à côté de la table de baccara, un joueur lui avait +dit: + +--Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc pas une? + +Et alors il avait répondu en haussant les épaules + +--Le baccara! mais c'est à peine si je sais les règles de ce jeu, si +simples cependant. + +--C'est si facile. + +--Plus facile qu'amusant: il y a des présidents dont c'est la force de +ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-là. + +Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives que son président +faisait pour détourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'était jamais +intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas du tout +pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien moins qu'à diminuer les +produits de la cagnotte: il importait de le ménager, et d'ailleurs les +probabilités n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. Qui a +jamais empêché un joueur de jouer? c'était ce qu'il avait pu répondre à +Raphaëlle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous être +utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le président du _Grand I_ +éloigne les joueurs au lieu de les attirer; ça vous pose bien.--Et s'il +les détourne?--Je te promets qu'il n'en détournera pas un seul, tandis +qu'il détournera peut-être quelqu'un que nous avons intérêt à éloigner +de chez nous.--Le préfet de police?--C'est toi qui l'as nommé; comment +veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de fermeture contre un cercle +où le jeu est combattu par son président?--Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais bien que nous +ne le tiendrons que quand il sera endetté à la caisse; jusque-là +j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous à sa +place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-être plus +que tu ne voudras.--Pousse-le. + +Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher aux cartes, +Frédéric, cédant comme toujours à l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé +ce mot: + +--Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son ton le plus doux et +avec ses manières les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus +d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que vous avez +dernièrement catéchisés--je vous demande la permission de ne pas le +nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu. + +--C'est parfaitement vrai. + +--Très bien; mais vous comprenez que cela enlève beaucoup d'autorité +à vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition +systématique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, +c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, ce n'est pas de la +sympathie. + +--J'ai joué autrefois. + +--Alors il est bien étonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; +qui a joué jouera.... + +--Jamais de la vie. + +--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; +je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait +en vous un ami au lieu de voir un adversaire. + +En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la réflexion le soin +d'achever ce qu'il avait commencé: il connaissait son Adeline et savait +avec quelle sûreté germait le grain qu'on semait en lui. + +Avec l'expérience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait +combien sont rares les guérisons radicales chez les joueurs, et combien, +au contraire, sont fréquentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui +étaient restés dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans +leur âge mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était seule +désormais! + + +III + +Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a joué jouera», comme de +tant d'autres qu'on répète sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont +monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, +mais à cette heure il en était jusqu'à un certain point frappé. + +Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, et comme les +proverbes vont rarement seuls, il lui en était venu un autre qui +s'imposait, dans les circonstances particulières où il se trouvait, +et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans feu»; pour que +l'expérience populaire se fût formulée en cette petite phrase: «qui a +joué jouera», il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance. + +Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme +qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il +suivait le jeu avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers jours +de l'ouverture de son cercle. + +S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient plus +ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se +passionnât pour ces luttes à coups de cartes, qui se passent en quelques +minutes, et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. Il en +avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi +les phases avec émotion--avec cette sympathie dont parlait Frédéric. + +C'était un symptôme, cela. + +En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait maintenant au jeu, +il allait prendre les cartes lui-même. + +Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, mais enfin il n'en +était pas moins vrai qu'il y avait là quelque chose de caractéristique, +ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir. + +Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques à la +caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, +il n'avait pas pu se défendre contre un certain sentiment d'envie et ne +pas se dire que c'était de l'argent facilement, agréablement gagné en +quelques heures. + +De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la +bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi. + +Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y +réussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme +la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens +qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et +ils perdent, voilà tout. Quand il était tout jeune, et qu'il jouait des +billes à pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, +lorsqu'il était entré à Bade dans la salle de la roulette, il avait mis +un louis sur le 24, qui était le chiffre de son âge, et le 24 était +sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé la +même expérience, et le 24 était sorti encore. Deux numéros pleins +sortant ainsi exprès pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela +n'était-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et il avait perdu +à la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les +soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette perte +n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme son gain, et elle ne +prouvait nullement qu'à un moment donné il n'avait pas eu la chance--une +chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a +égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions qu'il n'avait +pas songé à examiner, puisqu'il avait renoncé au jeu pendant de longues +années, mais qui maintenant lui revenaient. + +Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, +il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils +seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est +aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait cette +partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? En somme, il y a une justice +supérieure qui dirige les choses et les destinées en ce monde, et cette +justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme +Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fût malheureuse. + +Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à ce jour, ne +s'était pas présentée à son esprit. C'est que celui qui a de la fortune +ou qui gagne largement, sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins, +ne considère pas le jeu au même point de vue que celui qui est gêné et +qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du +jeu eussent été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait sa fortune +héréditaire qu'augmentaient tous les ans les bénéfices de sa maison de +commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que +sa maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient bien à +propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui. + +Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, +retentissait à son oreille la phrase qu'il était habitué à entendre: + +--Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous +feriez! + +Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses +gestes désordonnés, ses éclats de voix insultent au malheur des pontes, +et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à étudier longuement son +point pour torturer à l'avance ceux que dans quelques secondes il va +saigner à blanc. + +Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était flatté qu'on ne crût +pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes +qui viennent misérablement au cercle pour jouer la _matérielle_, +c'est-à-dire tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie +au jour le jour; recommençant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, +attelés à ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en +usant les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme ceux qui +le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier même, certainement +il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus +que ponte d'ailleurs. + +Quand Raphaëlle avait fondé _son_ cercle, car dans l'intimité elle +disait _son_ cercle, comme Frédéric et Adeline le disaient eux-mêmes, +elle aurait voulu être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de +manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement cela lui avait +été impossible, et elle avait dû accepter de ses amis ce qui lui +manquait, ou plutôt d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur +de cercle, Barthelasse en était réduit dans sa vieillesse, ce qui était +un grand chagrin pour lui--à faire valoir par les mains des autres la +fortune que quarante années de travail lui avaient acquise--c'était lui +qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, il aurait +voulu, lui, être le chef de partie du cercle, c'est-à-dire le caissier +prêteur auquel le joueur décavé fait des emprunts pour continuer de +jouer. Mais Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter cette +combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des +bénéfices qu'on peut faire dans un cercle. C'était elle qui voulait +être chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle à son +apport. Ils s'étaient fortement querellés sur ce point, ils s'étaient +non moins fortement injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et +s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce rôle de chef de +partie en prêtant non son argent, mais le leur à elle et à lui, et à eux +deux ils se partageraient les bénéfices. + +Pour surveiller cette opération des plus délicates, puisqu'il s'agit +d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et +instantanément, sans avoir le temps d'étudier la solvabilité et +l'honnêteté de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant +qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges +épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il là, on n'en savait trop rien; +il semblait être un surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais +qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de partie, Barthelasse +survenait, et, à distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il +disait lui-même le oui ou le non, que le chef de partie répétait. + +Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se +permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que +tout le monde répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» mais +sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline répondit à cette +invite par un sourire, il alla plus loin: + +--Mais un _présidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, +dit-il avec son accent provençal le plus pur, c'est un pâtissier qui +ne mange jamais de ses gâteaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous +le demande? Alors il s'en trouve qui disent: «C'est qu'ils sont +empoisonnés.» D'autres: «C'est qu'ils sont faits _malpropremint_.» + +Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une fois. Etait-il possible +qu'on crût dans le monde qu'à son cercle il se passait des choses +malpropres? Evidemment son abstention systématique pouvait être mal +interprétée. De même pouvaient être mal interprétés aussi ses discours +contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas +lui-même, et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à qui il +s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne +jouait pas loyalement? + +Mais alors? + +Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment où +il venait d'être fortement ébranlé par une partie qui s'était jouée sous +ses yeux: un commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses affaires +et plus près de la faillite que de la fortune, avait gagné deux cent +mille francs qui le sauvaient. Et en présence de cette veine heureuse +Adeline s'était tout naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être +pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, et il gagnait +ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette +nuit-là, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami. + +Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalité dans +un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un +bonheur mérité? + +On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il était vraiment trop +timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin. + +Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne +vivaient que par le jeu et pour le jeu. + +Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois. + +Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques milliers de +francs; avec le calme et la raison qui étaient son caractère même, il +n'y avait pas à craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre +qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la vérité ce serait une +perte, mais enfin elle n'irait pas loin. + +Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, +comme il lui semblait juste que cela arrivât, son gain pouvait être +considérable. + +Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme comme lui ne s'emballe +pas; il se connaissait bien. + +Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et après ce serait fini: +on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie. + +Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas tout de suite à +exécution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, +se disant que ce serait pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce +soir-là. + +Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des +théâtres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle: + +--Qui prend la banque? + +Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, et, s'avançant +vers la table: + +--Moi, dit-il. + + +IV + +--Le président prend la banque! + +C'était le cri qui instantanément avait couru dans tout le cercle. + +Même dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et +d'écarté, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, même d'échecs, +avaient quitté leur partie pour voir cette curiosité: le président +taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient +dans le salon de lecture ou çà et là dans les coins sombres, avaient +suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara: + +--Auguste, six mille. + +A cette demande de son président, Auguste, le chef de partie, sans même +consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, +s'était empressé d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau +les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une +génuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait déposés sur la +table. + +C'était chose tellement extraordinaire, tellement stupéfiante de voir +«M. le président» tailler une banque, que Julien le croupier oubliait +de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table +chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, car ceux qui +occupaient déjà des sièges n'avaient eu garde de les abandonner. + +Dans cette salle ordinairement silencieuse où sous ce haut plafond +régnait toujours une sorte de recueillement comme dans une église ou un +tribunal, s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite. + +Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de banquier, un peu +surpris de se trouver si élevé au-dessus des pontes assis autour de la +table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient son esprit +et sa pensée. + +En attendant que le jeu commençât, un de ceux qui se tenaient à côté de +sa chaise se pencha sur son épaule, et d'une voix moqueuse: + +--Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera terrible: Frimaux +revient de l'Odéon. + +Un éclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arrêtèrent +sur un joueur assis à côté du croupier et qui n'était autre que Frimaux, +le plus grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait +représenter quelques pièces avec des fortunes diverses, des chutes +écrasantes ou de solides succès, selon les hasards de la collaboration, +Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premières un vendredi ou tout au +moins un 13. Au cercle, où régulièrement il passait quatre heures par +jour, du 1er janvier au 31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à +la sueur de son front, comme il le disait lui-même, c'est-à-dire les +quatre ou cinq louis nécessaires à sa vie--la matérielle--il ne jouait +que dans certaines circonstances particulières qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait été convaincu qu'il ne pouvait +gagner que s'il tournait le dos à l'avenue de l'Opéra: toutes les +fois qu'il lui faisait face, il tirait des _bûches_, c'était fatal; +maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi tous +les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs des Batignolles où +il demeurait pour s'en aller à l'Odéon, dont il faisait sept fois le +tour en monologuant comme un personnage de l'ancien répertoire: «J'aurai +la veine ce soir»; puis il revenait au _Grand I_, où pendant quatre +heures il restait inébranlable dans sa foi, malgré la déveine qui +souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus +sérieuses pour se l'expliquer sans jamais ébranler sa confiance en son +fétiche, aussi solide que les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le +reste parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de +Dieu comme du diable, et ne croyant même pas à sa paternité, bien que +madame Frimaux fût la plus honnête femme du monde. + +--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se +moquât de lui. + +--Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit. + +En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage ne prenait jamais de +voiture--le fiacre n'est pas mascotte--était crotté comme un chien. + +Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux qui se pressaient +autour de la table: + +--Messieurs, faites votre jeu.... + +Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux ramassés sur lui et +particulièrement ceux de Frédéric, placé en face de lui, derrière trois +rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de +dépasser. + +--Rien ne va plus? + +Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était maintenant assez +calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux +deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), +ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans +empressement de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table. + +Il n'y eut qu'un cri: + +--Et il ne voulait pas jouer! + +Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, car sa joie +allait au delà du coup gagné, qui par lui-même ne donnait réellement +qu'un résultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve +était faite, et elle confirmait ses pressentiments basés sur les +espérances de sa jeunesse: quelle faute il eût commise de ne point +tenter l'aventure! + +Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les cartes pour le second +coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'était à +croire que le gain comme la perte lui étaient indifférents; les vieux +joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux étaient démontés par son +assurance: + +--Qui aurait cru cela de lui? + +Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait été admis +jusqu'à ce moment que, s'il ne jouait pas, c'était tout simplement +parce qu'il n'était pas en situation de supporter une perte de quelque +importance. + +Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite +et gagna au tableau de gauche; le troisième, le quatrième furent +pour lui, quand il arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice +d'environ une vingtaine de mille francs. + +Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion lui étreignit le +coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent dans le cou: sans doute ce +n'était point une fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'était +une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la +réduire à rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou non il +avait la chance,--ce qui était le grand point. + +Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il +semblait qu'elles ne pouvaient se détacher de ses doigts, comme s'il +espérait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir +ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, +n'osant pas les regarder. + +Il avait cinq. + +La situation était critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne +demandèrent de cartes ni l'un ni l'autre. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par +les discussions sur le tirage à cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? +Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui +était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, et il n'était pas +en état en ce moment de se rappeler la théorie et de la raisonner. + +Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la rapidité avec +laquelle les résolutions doivent se prendre: avait-il intérêt à s'en +tenir à cinq ou à se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait de neuf; mais +s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et +perdait. Un vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement la +question; mais il n'était pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, +et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la décider. + +Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans des conditions plus +caractéristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui +rendrait l'arrêt. + +Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite +avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs étaient à +lui. + +Décidément la preuve était faite, l'arrêt était rendu: il avait la +chance. + +Ce fut d'ailleurs le cri de tous. + +Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric ne fut pas le +dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les +autres. + +Quand Adeline lui répéta que c'était la première fois qu'il jouait, il +ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de +suite le parti qu'il en pouvait tirer: + +--La façon dont vous avez joué prouve une chose, qui est que vous avez +le génie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous +avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que +vous méprisiez bien la fortune pour ne pas jouer. + +Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas à répondre qu'aux +complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de +Cheylus en tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, +et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus. + +Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et ce soir-là moins +que jamais; cependant il ne put pas s'empêcher de lancer une légère +allusion à l'Odéon. + +--L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! alors, vous comprenez! + +Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. Les amis +d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'était pas quarante mille +francs qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent mille. + +De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante mille francs ou +ce qui lui en restait, c'est-à-dire trente-cinq mille francs, Adeline, +en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, où ils +seraient plus en sûreté qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien +de dire à sa femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât point, +il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de +faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fût tout +naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'était trouvée cette somme: +les débiteurs qui payent intégralement ce qu'ils doivent pour obtenir +leur réhabilitation sont rares, mais enfin on en trouve. + +Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait battus la veille +l'entourèrent: + +--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher président. + +--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez +enlevé hier si joliment. + +Il répondit en riant que cela était impossible, attendu que cet argent +roulait vers Elbeuf; puis sérieusement il expliqua qu'il n'était pas +joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille +à tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de ceux qui le +tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur être agréable, +pour le plaisir du cercle. + +--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous +rien? + +Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il +ne méprisait pas la fortune comme le croyait Frédéric,--loin de là. + +Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui +lui appartenait et lui était personnelle; elle l'abandonna au moins en +partie; c'est-à-dire qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs. + +Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à la caisse qu'il +payerait le lendemain. + +--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher président, dit +Frédéric, ce n'est pas pour vous que vous avez joué aujourd'hui, c'est +pour le cercle. C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si vous tenez à +rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: +mais, jusque-là, la caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera facile: vous +rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec. + +C'était ainsi qu'il avait été pris,--en se laissant incorporer dans la +troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court après son argent. + + +V + +Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment +son fétiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur +n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver à +lui-même à grand renfort de «si» qu'elle pouvait être évitée. + +Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait gagné, il avait bien +joué; au contraire, il avait mal joué quand il avait perdu. + +--Si.... + +Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de les réparer; +évidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle +est contrariée? et il avait contrarié la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'était-elle pas +toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est +pas la théorie qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce n'est +pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la décision, +c'est la pratique. + +Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre en prenant place +tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant +sagement quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne l'eût ni +appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé que deux banques, il n'en +avait pas moins gagné une maladie d'un genre spécial, que le contact +seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique à tant de +joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complète, puisse désormais +les en guérir--celle qui consiste à vouloir toujours et toujours être +banquier. + +A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se laissent éblouir, les +natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec +l'affolement de la mêlée, non celle où l'on fait le coup de fusil en +soldat, mais celle où l'on commande et où, sous le panache, on ressent +toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du +fauteuil où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et brave les +regards braqués sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le +dévorer: «dix manants contre un gentilhomme.» + +Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus +qu'il n'y avait sur sa tête le moindre panache; cependant, comme tant +d'autres qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir chaud, il +avait subi ces éblouissements et ces fascinations: banquier toujours, +ponte jamais. + +Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne lui avait pas été +fidèle constamment, et plus d'une fois elle avait passé du côté des +manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir cinquante mille +francs à son cercle. + +Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à point pour le +réconforter: + +--Vous vous rattraperez. + +Et quand il avait gagné se trouvaient là non moins à point quelques +besoigneux pour lui faire une saignée: + +--Mon cher président... + +La voix était si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas +refuser, bien qu'il eût vu plus d'une fois les quelques louis qu'il +venait de prêter changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis vert: +eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en +blâmer? + +Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à moitié endormi +descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches +s'enfonçaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le +secouait, le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où il avait si +tranquillement dormi autrefois, et où maintenant il n'avait à passer +avant la Chambre que quelques heures agitées. + +Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont +celles où la voix de la conscience prend le plus de force, il s'était +dit qu'il devait renoncer à son cercle et donner sa démission,--seul +moyen sûr de ne pas céder à la tentation. Mais il fallait commencer par +rembourser ce qu'il devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent. + +Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle +vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagné quarante mille +francs le jour où, pour la première fois, il avait taillé une banque +alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il +pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les +combinaisons du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que d'une +quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoyé trente-cinq mille +à Elbeuf qui, Dieu merci, étaient intacts. Pour quinze mille francs +aventurés, devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que fallait-il +pour qu'elles pussent se réaliser, au delà même de ce qu'il avait promis +à Berthe? Quelques minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne +se représenteraient pas pour lui! + +Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence étaient indispensables +à son cercle qu'il aimait. + +Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles dans les premiers +temps, elles l'étaient maintenant encore et même plus que jamais. Son +cercle, c'était lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons au +Grand International» ou simplement comme les boulevardiers. «Allons au +_Grand I_», ils disaient familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui +créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité. + +Déjà le _Grand I_ n'était plus ce qu'on l'avait vu à l'ouverture et des +changements s'étaient faits, inappréciables sans doute pour tout le +monde, mais qui n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif. + +A sa table d'hôte paraissaient maintenant des figures qui ne s'y +montraient pas autrefois et qui l'étonnaient; corrects, ils l'étaient +trop; décorés, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est +décent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux +faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la réalité. + +D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des recherches, il +avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent présentés par des parrains +suffisants, ou membres réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il +surveillait toujours avec la même sévérité les admissions des membres +permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours été sérieux. +Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les +cercles, un membre permanent pouvait amener un invité; et cette petite +porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus +fréquentée que la grand'porte, avait laissé passer plus d'un nouveau +venu qui l'inquiétait. + +Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne s'en serait pas +autrement tourmenté, des invités sans doute; mais au contraire ils +venaient régulièrement et ils amenaient avec eux des invités à l'air +généralement honnête et simple, des braves gens ceux-là à coup sûr, qui +ne faisaient pas long feu au cercle: ils dînaient une fois ou deux, +jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il +avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, mais inutilement: +malgré sa connaissance du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus +que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects +et si décorés n'étaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le +supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-à-dire des +racoleurs chargés d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au +_Grand I_ ces moeurs n'étaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait +pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans +les cercles; c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui avait +beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait jamais vu une vraie +volerie... + +Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles étaient +en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontées autrefois, +Frédéric s'était rejeté sur la province: + +A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on ne se connaît pas, +tout est possible; mais à Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, où +il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs! + +Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément le _Grand I_ ne fût +pas exclusivement composé, comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au +moins de membres ayant entre eux des relations d'intimité qui créent une +sorte de solidarité et de responsabilité collective. Il aurait voulu +qu'on n'y vînt que pour s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait à +craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passés dans son +cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +années à la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considérable +le jeu tient dans un certain monde où la gêne est la règle à peu près +commune, où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où l'on ne +compte que sur une bonne chance pour combler le déficit qui, de jour en +jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fût le lieu +de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en était un +lui-même, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les +occasions et les facilités qui l'avaient perdu. + +Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, les bénéfices de la +cagnotte en étaient un de contrariété: il eût voulu qu'elle donnât +moins, puisque les produits étaient en proportion du jeu: un louis pour +une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un +matin qu'il assistait à l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait +été stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: près de +dix mille francs. Dix mille francs de bénéfices pour une nuit de jeu! + +Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait franchement montré à +Frédéric, occupé à compter les jetons et les plaques: le cercle était +vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que +lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employés. + +--Dix mille francs! est-ce possible? + +Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, sans répondre, avec un +sourire énigmatique. + +A la fin, il s'était décidé: + +--Vous voyez, mon cher président. + +De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait baissé les yeux, +n'osant pas insister: n'était-ce pas avouer qu'il croyait possible le +_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et +de plaques par le croupier au détriment des joueurs; mais, pour que +ce bourrage puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner Frédéric d'une +pareille infamie. + +--Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant. + +--Puisqu'ils y sont! répondit Adeline. + +--Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que nous sommes d'accord. + +D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours comme au +commencement. + +Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commerçant de Bordeaux, +avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint à lui en +souriant, les mains tendues: + +--Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à dîner, ce soir, à votre +cercle, dit le commerçant. + +--Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour ce soir? + +--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir? + +C'était une invitation lithographiée avec élégance et sur beau bristol, +signée: «le président Adeline.» + +Seule l'adresse était manuscrite. + +J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel m'a remis cette lettre, +car je ne suis arrivé que d'hier dans la nuit. + +--A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper à des explications +plus qu'embarrassantes. + +Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: comment, les +garçons d'hôtel distribuaient des invitations signées de son nom: «le +président Adeline!» + +--Mais, mon cher président, répondit Frédéric en essayant de rire, ce +qui vous étonne se fait partout. + +--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle. + +--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que +nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, +il faut des joueurs. + +--Mon nom ne servira pas à les attirer. + + +VI + +L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude dans l'association +Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si +ce président s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas? + +L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi quand Frédéric +raconta l'algarade qui venait de lui être faite. + +--Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle. + +--Rien. + +Vous ne lui avez pas cassé les _rinss_? s'écria Barthelasse, dont le +premier mouvement était toujours de revenir à son ancien métier de +lutteur, malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir +et se calmer... à _Pariss_.... + +Raphaëlle haussa les épaules: + +--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin. + +--C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop la voix, je n'avais +qu'à faire ça:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-même, enfonça +son cou court dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en avant +dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans +l'arène;--et tout de suite c'était fini; on lui permet trop de faire +ce qui lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui donnons +trente-six mille francs? Est-ce pour nous embêter? Je vous le demande. +Hein! + +--C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua Frédéric impatienté. + +--Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai +peur. + +--Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle sèchement, nous avons +besoin de lui, il faut manoeuvrer en conséquence. + +--Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua Barthelasse, on +ne sera sûr de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour où il filera +la carte, il sera à nous. + +--Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons? + +--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandées, et je +puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouvés. + +Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux à ce sujet, +car du jour où Adeline avait accepté la présidence du cercle, ils +s'étaient demandé comment ils le garderaient à la tête de leur affaire. +Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils +pouvaient être tranquilles. Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et +il n'était pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout à coup, +au moins peu à peu, la situation changerait. + +--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot +de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux +préjugés dont sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont +affranchis. + +--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait répondu +Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son +président. + +Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait même pas qu'il en +pût être autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans +danger, en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité égale à +celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris à travailler. Alors +pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il +n'y a rien de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné par le +travail. + +Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond beaucoup plus +embarrassés de préjugés que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le +monde en fût arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne à ne voir que l'argent gagné sans se soucier de la +façon dont on le gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même de +son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre à +travailler pour jouer à coup sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait +procéder avec celui que d'un air de mépris ils appelaient «_Puchotier_» +depuis qu'Adeline, se défendant un jour de ses ignorances parisiennes, +s'était lui-même donné ce nom en disant qu'à Elbeuf les _Puchotiers_ +sont les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout progrès en ne +jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire écouter si +on lui parlait franchement? + +Il fallait vraiment être _Puchotier_ pour avoir la naïveté de croire +qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnête +cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq mille francs +d'éclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au +personnel, trente-six mille francs de traitement au président, trente +mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour +abonnements aux journaux, impressions, concerts, fêtes, c'est-à-dire +d'une dépense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant à ceux qui avaient +fondé l'affaire, gérant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de +comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins +influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer +leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchât, +et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec +tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il +serait souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, si on ne s'était +pas procuré des convives en lançant, partout où l'on a chance de +rencontrer un naïf, des invitations comme celle qui avait indigné +Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres réguliers du cercle, +gentlemen en apparence, besoigneux en réalité, répandus dans le monde ou +plutôt dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de +leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris +à la table d'hôte, seront une heure après dévorés à celle du baccara et +apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux que les seigneurs +des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons prêtés, +prenant des attitudes de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent, +à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte +donnerait-elle des bénéfices suffisants si dans le feu de la partie +les croupiers «aux doigts légers»--l'épithète est du plus grand des +grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire et +de nacre qui tombent là sans bruit? Et le change de la monnaie, que +donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en +plus légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; et tandis que le +valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas +quitté la table, celui-ci, par-dessus son épaule, lui passe deux plaques +au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle +prospère--sinon modèle. + +Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, il avait fallu +toute la dextérité de Frédéric et toute sa souplesse de caractère. + +Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que +celui des invitations devait être abandonné. + +Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était pas pour qu'on +attaquât jamais de front les difficultés. + +--Cède, dit-elle à Frédéric. + +--Comment, céder! s'écria Barthelasse. + +--Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront un éclat, peut-être +une rupture. + +--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! +Comptez-vous qu'il va vous tomber tout rôti sur votre table, hein? Je +vous le dis et je vous le répète, vous prenez trop de précautions avec +ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas +comment les 10,000 francs étaient venus dans la cagnotte. Je vous le +demande, hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien voir, qui +ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est député, il +est décoré, il est considéré, il faut bien qu'il ménage sa réputation... +pour lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. +Autrement! Il a bien avalé la cagnotte--il n'en reparle plus, de la +cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ça se passera tacitement; ça +lui est plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut le prendre +comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à continuer, puisque vous ne +voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus +facile. + +Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours +d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle qui l'emporta: on céderait. + +Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole de la +participation, fit ses excuses à son cher président. + +--Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je vous ai répondu hier. J'ai +eu tort. J'ai réfléchi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est +que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous n'êtes pas de +ces présidents-là, j'en conviens. Votre haute situation, votre +respectabilité, votre nom si honoré rendent légitimes toutes les +susceptibilités. + +Il était entré dans le cabinet de son président en tenant dans sa main +gauche un paquet de papier: + +--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la +cheminée, où brûlait un feu de bois. + +Adeline avait écouté le commencement de ce petit discours avec une +attitude raide, en homme fâché,--et il l'était en effet;--il fut +attendri. + +On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: tous les griefs +qu'il avait entassés contre le vicomte s'évanouirent. + +--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il +en tendant la main à Frédéric. + +--Et moi donc! s'écria celui-ci. + +Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, à laquelle se mêlait +un vague sentiment d'inquiétude: + +--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte. + +--Vous savez comme le premier mouvement court aux extrêmes. Il est +certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain +embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... +au moins je l'espère. + +--Que puis-je pour vous? + +--Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter quand quelque chose +se présente mal. Soyez sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y +soit porté remède. Comme vous, mon cher président, je mets au-dessus +de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, +puisque, pour ceux qui savent, je suis le gérant responsable. Mais, à +côté de l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la garde, il +y des intérêts respectables dont je me trouve chargé par ma gérance +effective. On me les a confiés, ces intérêts.--A l'argent que j'ai mis +dans cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,--et dont +je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de façon à ce +qu'il donne les produits légitimes qu'on est en droit d'attendre. + +--Mais que puis-je? + +--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes +qui ont eu confiance en moi? + +--Certes, non. + +--Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse +nous compromettre ou même nous inquiéter. + +--Que voulez-vous donc de moi? + +--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez +marcher la partie. + + +VII + +Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet état de +demi-somnolence du joueur qui a passé la nuit, le corps brisé de +fatigue, le sang enfiévré, l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux +contre les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups importants +qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté sa dette d'une dizaine de +mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hôtel. + +Il n'était guère en disposition de donner des audiences et d'écouter des +solliciteurs: il fallait qu'avant la séance de la Chambre, où devait +venir en discussion un projet de loi dont il était rapporteur, il se +rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât. + +--Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, répondit-il. + +Et il continua son chemin pour monter à son appartement. + +Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parlé assez +bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une +jeune femme de tournure élégante qui lui barra le passage. + +--Monsieur Adeline? + +--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je +suis très pressé; écrivez-moi. + +--Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie. + +L'accent était si ému, si tremblant, le regard était si troublé, si +désolé, qu'Adeline se laissa attendrir. + +La précédant, il l'introduisit dans le petit salon banal des +appartements meublés qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans +cette pièce froide, qui n'était plus habitée que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; alors, frottant une +allumette, il la mit sous le bois préparé dans la cheminée, puis, +attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait +dans une attitude embarrassée et confuse. + +--Madame, je vous écoute. + +Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir en aide: elle était +fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient +pas ne pas inspirer la sympathie. + +--Madame? demanda-t-il. + +--Madame Paul Combaz. + +--La femme du peintre? + +--Oui, monsieur. + +Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté. + +La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'intérêt: il oublia ses +fatigues et ses émotions de la nuit pour regarder cette jeune femme +qui se tenait devant lui dans une attitude désolée. Non seulement il +connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, +très apprécié dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme +lui-même, un des plus fidèles habitués du _Grand I_, depuis quelque +temps. + +--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si +douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... +qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus +d'un mois j'aie préparé cent fois par jour ce que je dois vous dire. + +Adeline fit un signe pour la rassurer. + +--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte. + +--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste. + +Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et ses yeux navrés +s'éclairèrent d'une flamme de tendresse et de fierté. + +--Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le plus loyal, le +caractère le plus droit: et ce n'est pas à vous que j'ai à dire qu'il +est un grand artiste, ses succès sont là pour l'affirmer; je serais la +plus heureuse et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait pas; et +c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je viens vous demander de +nous sauver, mes enfants et moi. + +--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens de jouer! s'écria-t-il +blessé de cet appel à son intervention, qui semblait le rendre +responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez +étrangement sur l'autorité d'un président de cercle. + +Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres tremblantes. + +--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas +pour moi que vous m'écoutez, et je le comprends, puisque vous ne me +connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, seront jetées dans +la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez +une fille que vous aimez, c'est au père que je m'adresse. + +--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille? + +--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais +que vous avez une fille, et c'est en pensant à elle que l'espérance +s'est présentée à moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par les +pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme une affolée que je +suis, à qui je pourrais demander protection, et l'idée m'est venue, +l'inspiration, que si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au +cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait lui en +fermer les portes. Mais ce président était-il homme à m'entendre? ou +bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-même de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais +interrogé, je savais quel homme politique vous êtes, la situation +que vous occupez, l'estime dont vous êtes entouré; c'était beaucoup; +pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique y avait-il un +homme de coeur capable de se laisser attendrir par le désespoir d'une +mère? J'ai une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit pour +qu'elle tâche d'apprendre quel homme était M. Constant Adeline. Sa +réponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand +j'ai su quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en vous m'est +venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette démarche. + +Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux +qui plusieurs fois s'étaient noyés de larmes, cet élan, et en même temps +cette discrétion dans les paroles, surtout cette évocation de Berthe lui +troublaient le coeur. + +--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le +faire. + +--Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous en vain, et de tout +coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai expliqué +notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois +moi-même, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle façon vous +pouvez agir sur mon mari. + +Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne +laissât monter personne. + +--Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai apporté une dot de +cent mille francs à mon mari, et un an après, à la mort de mon père, +deux cent mille francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient +cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit +hôtel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous +avions payé, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'héritage de mon +père. Ce n'était point là une prodigalité, car vous savez que le peintre +qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige sur le marchand de tableaux +et encore moins sur l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, +quelque chose comme un outillage. Nous étions très heureux, j'étais très +heureuse: aimée de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, +fière de le voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi pour +me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais +pas l'atelier, et en six années, les seules heures que je n'aie point +passées à ses côtés sont celles où je promenais mes filles au parc +Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant +atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les +premières années de notre mariage, il était tombé à quelques milliers de +francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. +Il avait fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première à le +demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante +au moins pour moi, et qui pouvait très bien se prolonger jusqu'à des +temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il +y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que +trop bien, M. Fastou... + +Adeline laissa échapper un mouvement. + +--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon +mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit +qu'il était trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il +fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller +les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, +les cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, pour lui, +c'était à son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze +bustes dont il vivait; et il termina en proposant à mon mari de le faire +recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; +mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux. + +--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu +Combaz à la table de baccara. + +--Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour 80,000 francs, +c'est-à-dire à peu près pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que +mon mari avait dans son atelier ont été emportés, et une partie de +l'ameublement, ce qui était de vente sûre et facile, a suivi les +tableaux. + +--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, s'écria +Adeline, elle n'achète pas des tableaux! + +--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais +comment vous l'appelez, celui qui prête aux joueurs: Auguste. + +--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste +n'était qu'un petit employé. + +--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas à +son profit qu'Auguste a prêté les sommes perdues par mon mari, c'est +au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le +même,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et +quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hôtel ne +tardera pas à être vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. Vous voyez +notre situation: en trois mois tout a été englouti; mon mari ne +travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fièvre le +dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le désespoir +de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Déjà il n'ose plus me +regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui +m'épouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de +m'adresser à vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, +il ne trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et il me +reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au +travail, quand ce ne serait qu'à des illustrations; vous l'aurez guéri; +vous nous aurez sauvés. + +Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même plus encore peut-être +qu'à madame Combaz, il murmura: + +--Guérit-on les joueurs? + +Croyant que c'était à elle que cette exclamation s'adressait, vivement +elle répondit: + +--Oui, on les guérit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons +fait notre voyage de noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, mon +mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai +accompagné, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles +de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me désolant, +me désespérant, interrogeant de temps en temps les garçons, pour savoir +où en était la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été +élevée honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière avec +eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. Et non seulement ils me +répondaient, mais encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais +là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu de lui qu'il +n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourné. + +--A Luchon? + +--Ni ailleurs. + +--Mais à Paris? + +--Après sept ans! Vous voyez que la guérison a duré longtemps et qu'elle +est possible. + +Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux lèvres. + +--Vous avez eu raison de vous adresser à moi, dit-il, je vous promets +que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai. + +--Surtout qu'il ne sache pas ma démarche. + +--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai. + + +VIII + +Guérit-on les joueurs? + +C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'était-il pas ridicule +de vouloir guérir les autres quand il ne pouvait pas se guérir lui-même? + +Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette pauvre petite femme +était trop touchante dans son désespoir pour qu'il refusât de lui venir +en aide. + +Que de ruines, que de désastres seraient évités si les joueurs ne +trouvaient pas ces facilités à emprunter, qui, s'offrant à eux, les +entraînent et les perdent? Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû +tirer de sa poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers billets +de mille francs qu'il avait risqués au baccara? «Auguste, six mille, +dix mille» cela n'était pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne série, et l'on était pris pour jamais;--mieux que +personne il le savait. + +Combaz travaillant toute la journée dans son atelier auprès de sa femme, +c'était le soir seulement qu'il venait au cercle, après avoir embrassé +ses trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits blancs. +Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans +la salle de baccara, il le prendrait à l'arrivée. + +En effet, le soir même, un peu après dix heures, Adeline, qui, depuis +quelques instants déjà, était à son poste, le vit entrer d'un air +en apparence indifférent, mais sous lequel se lisait facilement la +préoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme +qui suit sa pensée, insensible à tout ce qui vient du dehors. + +Il alla au-devant de lui: + +--Je désirerais vous dire un mot. + +--Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, sans attacher aucun sens à +ses paroles, bien évidemment. + +Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un +fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis de lui, en le regardant. + +Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois l'esprit disposé à la +plaisanterie, il était trop resté en lui du rapin et du gamin de sa +jeunesse pour qu'il manifestât sa surprise autrement que par la blague: + +--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrément de +comparoir? dit-il. + +--Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, l'instruction +est faite, mais devant le juge, ou, si vous le préférez, devant le +président, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot. + +Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses +gardes parce qu'il sent qu'il peut être facilement attaqué. + +--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire. + +Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait en +réalité aucun sens. + +--Vous ne vous blesserez donc pas, commença Adeline, si je vous dis que +vous jouez trop gros jeu. + +Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête: + +--Permettez, monsieur! + +Adeline ne se laissa pas couper la parole: + +--C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je +n'ai même pas commencé ce que j'ai à vous dire. Je suis le président +de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, +alors surtout qu'elles sont dictées par votre intérêt... + +--Mais, monsieur... + +--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois +petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir +ici, et qui demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans pain. + +Combaz étendit la main pour protester; Adeline la lui prit et +chaleureusement il la lui serra: + +--Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué pour quatre-vingt +mille francs, vos tableaux vendus à Auguste, vos objets d'art, vos +tentures emportés. + +--Qui vous a dit? + +--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent +mille francs ici, sans m'inquiéter de savoir quelles étaient ses +ressources, si c'était sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il +jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense à votre +avenir gâché, c'est le père qui pense à vos petites filles, parce +qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. +Allez-vous les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez dans +le coeur et dans la tête des émotions plus hautes que celle que peut +donner le jeu? + +Combaz était dans une situation où la sympathie, même alors qu'elle +est accompagnée de reproches, touche les plus endurcis, et il n'était +nullement endurci. + +--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me +fait jouer? Passionné, oui, je l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout +jeune, j'ai passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les secousses +qu'il donne; mais ce temps est loin de moi. + +--Alors, pourquoi jouez-vous? + +Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle de silence, en +homme qui prend son parti: + +--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis à jouer +après être resté sept années sans toucher aux cartes: simplement par +calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon +travail était insuffisant à leur continuer, notre vie ordinaire, rien +de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai +voulu, quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma peinture ne +se vendait plus, que la transition d'une vie large à une vie étroite ne +fût pas trop dure, et j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il +l'a culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait comme moi! + +--Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline avec un accent d'une +violence qui surprit Combaz, et ont ruiné leur famille. Il manque deux, +trois, dix mille francs, pour se remettre en état, on les demande au +jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a. + +--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours. + +Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline. + +Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises séries; mais depuis +trois mois que vous jouez, vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez +point. Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille francs +derrière vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous +ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est rien: un homme se +tire toujours d'affaires. Mais les vôtres, votre femme, vos filles! Vous +ne vouliez pas que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand on +les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, et que, brisé ou +affolé, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc +que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, arrêtez-vous. +Vous serez gênés, cela est certain, mais la gêne n'est pas la honte, +n'est pas la misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront. + +Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, il était facile de +comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'était dit à lui-même bien +des fois; mais par cette répétition, ces paroles avaient pris une force +que la conscience seule ne leur donnait pas. + +Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu: + +--Vous venez pour jouer? + +--Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui m'a décidé une +dernière fois. + +--Combien croyez-vous qu'on prêtera? + +--Rien. + +--Alors? + +--J'ai pu me procurer trois mille francs. + +--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez +faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et +remettez cet argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, qui +pleure auprès de ses filles, en sachant que vous êtes ici; la joie que +vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir +demain, son souvenir vous retiendra. + +Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de père et de mari arracha +Combaz à ses hésitations. + +Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et la serra longuement. + +--Je rentre chez moi, dit-il. + +--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place +Malesherbes. + +--Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en riant. + +Adeline changea la conversation, car s'il était vrai qu'il ne se fiât +point à cette bonne résolution d'un joueur, il trouvait imprudent +de laisser voir ses doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils +s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois +il fût question de jeu. + +--Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant à la +place, bonsoir! + +--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui +serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux +aînées pour qu'elles vous embrassent. + +--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit +Adeline, et les embrassements de vos chères petites; il ne faut pas que +vous repassiez la porte du cercle. + +--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant. + +Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant allègrement, la +conscience satisfaite: il avait sauvé un brave garçon. Sans doute dans +ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais +enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son +devoir. + +En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait chez lui se +coucher où s'il irait faire un tour au cercle; sûr de ne pas se laisser +entraîner au jeu ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de +ses propres paroles, il se décida pour le cercle. + +Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononçait les +mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: «Le jeu est fait». +Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux +lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les +enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus +que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses +doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pâle glissaient +des filets de sueur. + +--Rien ne va plus? + +À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent ceux d'Adeline et vivement +il les détourna, puis il donna les cartes. + +Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demandé des cartes, +reçurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hésitation manifeste +se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une +inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? +Si furieux que fût Adeline, il était encore plus anxieux. Le joueur +l'emporta sur le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait +lui-même. Combaz ne tira point et gagna. + +--Je vous disais bien que j'allais avoir une série! s'écria Combaz en +venant vivement à Adeline, c'est cette certitude qui m'a empêché de +rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison. + +--Au moins allez-vous vous sauver maintenant. + +--Au plus vite. + +Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq +beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frédéric. + +--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prêté d'argent à M. +Combaz. + +--Et pourquoi donc, mon cher président? + +--Il est ruiné. + +--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche. + +--Je désire qu'il les garde. + +--Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons les joueurs? Vous +savez bien que ce ne sont pas là nos conventions; les recettes baissent; +intéressant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais +si nous éloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les +coquins ne viennent pas ici? + + +IX + +Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à venir dîner à son +cercle, dans un de ses voyages à Paris; mais les voyages du père Eck à +Paris étaient rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller sa +fabrique. + +Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé de venir à Paris deux +fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines +pour faire accepter par les acheteurs les échantillons de la saison +prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante négociants en draps +qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-à-dire la caisse dans laquelle +sont rangés ses échantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas à +supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer à l'avance, +pour la saison d'hiver et la saison d'été, cinq ou six cents +échantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque +fil, chaque nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication est +beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont +faites ou refusées; pour les recevoir, il n'est pas nécessaire que le +chef de la maison se dérange lui-même. + +Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; que serait-il venu +faire à Paris? Ce n'était pas à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à +Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir +comme le plus alerte de ses fils; c'était dans son bureau à consulter +ses livres; c'était surtout le jour des inventaires qu'il clôturait tout +seul quand il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta part, Samuel; la tienne, +David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; +maintenant, allez travailler.» + +Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait sa présence à +Paris, il s'était décidé à partir; par la même occasion il verrait +Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six +heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la Chambre. + +--Je _fiens tiner_ avec _fous_ à _fotre_ cercle. + +Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il traînait à bout de bras, +accompagnait Adeline; la présentation eut lieu en règle, et le père Eck +exprima toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un député +dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce +n'était pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que +de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués de lui, mais la +physionomie ouverte du père Eck et son air bonhomme effacèrent vite la +mauvaise impression que ce mot «journaux» avait commencé à produire.. + +Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnèrent l'avenue +de l'Opéra. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards +étonnés que le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements de +marbre aussi bien que sur la livrée fleur de pêcher des valets de pied, +il sourit intérieurement, comme si ce luxe lui était personnel et devait +éblouir le futur oncle de Berthe. + +--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le +hall. + +--Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, c'est très _peau_. + +Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené partout un regard +curieux, et tâté le tapis du pied, en homme qui connaît la qualité de la +laine, répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces +vastes pièces: + +--C'est très _peau_. + +En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le cabinet d'Adeline avec +Bunou-Bunou et quelques commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme +ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta à la porte +pour écouter le père Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une +discussion contre Bunou-Bunou. + +--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me semble reconnaître +l'accent de mon ancien département. + +--M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, dit Adeline; M. +Eck, de la maison Eck et Debs. + +Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât sur son accent: + +--Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, je suis Alsacien, +ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de +certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en +_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays. + +Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effaré: + +--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des +Normands l'a _peaucoup_ atténué, comme vous pouvez le _foir_, et je le +regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des +pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien? + +--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait jamais de rien ni +contre personne. + +À table, le père Eck répéta son même mot, en ne lui faisant subir qu'une +légère variante: + +--C'est très _pon_; vraiment, pour le prix, c'est très _pon_. + +Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de la cagnotte, à un certain +moment il ajouta: + +--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles +elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de +cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de +cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dressés, et de +tout ce luxe. + +Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se +jouaient en deux ou trois minutes, il commença à changer d'avis sur les +cercles. + +--C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques de nacre valent +5,000 francs et 10,000 francs? + +--Parfaitement. + +--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_ +en or sur le tapis vert, ils y regarderaient à deux fois, à dix fois; +ces plaques, ça glisse des doigts comme les haricots de ceux des +enfants. Et je vois des commerçants à cette table, des gens qui savent +ce que c'est que l'argent gagné. C'est une honte! + +Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements du père Eck, +voulut changer la conversation qui menaçait de prendre une mauvaise voie +et de conduire à un résultat complètement opposé à celui qu'il avait +espéré au commencement de cette visite. + +Mais on ne changeait pas le cours des idées du père Eck, pas plus qu'on +ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua: + +--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une +spéculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour +s'amuser entre honnêtes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, +comme ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais +instincts de la bête se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en! + +Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise +impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara où cette +indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore, +était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât pas le cercle +dans cet état violent, et, après lui avoir fait traverser les salons +des jeux de commerce où quelques membres jouaient tranquillement, +silencieusement, en automates, au whist et à l'écarté, il le conduisit +dans son cabinet, où Bunou-Bunou, bien chauffé et bien éclairé, +répondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues dans la journée. + +--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le père Eck, en +s'asseyant devant la cheminée. + +--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, +qu'un accident, et ce soir, particulièrement, la partie a pris un +développement insolite. + +Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus élevé leur cercle avait +été fondé; malheureusement il fut interrompu, dans sa démonstration que +le père Eck écoutait sans paraître bien touché, par M. de Cheylus, qui +entra en riant: + +--Il se joue en ce moment une comédie qui aurait bien amusé M. Eck s'il +en avait été témoin, dit-il. + +--Quelle comédie? + +--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; où les avait-il +eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les était +procurés, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer +une série, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. À la caisse, +brûlé. Auprès d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé, +archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même pas un louis. Ou bien +on ne lui répond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus +humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il +fallait voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les +humiliations, son impassibilité. Averti par Auguste, je suivais son +manège. C'est la comédie que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris +encore. Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais plaisant +qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voilà mon comte qui, par +l'escalier de service, se précipite à la cuisine. Il y est en ce moment. + +--Est-ce _bossible!_ s'écria le père Eck en levant les bras au ciel. + +--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans +celui de toute sa famille. Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas +ruiné, était si foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la peine +d'administrer sa fortune. À sa mort on a trouvé chez lui des tas de +titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs +coupons. Pourquoi se donner le mal de détacher ces coupons avec des +ciseaux quand on fait des différences de trente ou quarante mille francs +toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le +moment, le comte est aux prises avec le chef et tâche de l'amadouer. +Venez voir sa rentrée, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera +curieuse. + +Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y était pas, mais presque +aussitôt il arriva allègrement, gaiement, et il courut à la caisse: sur +la tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, de deux francs, +de cinquante centimes et même une poignée de gros sous. + +--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis. + +Et vivement il courut à la table où le croupier annonçait justement une +nouvelle taille: «Messieurs, faites votre jeu.» Sans hésitation, en +homme qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à gauche: il +était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise +doublée et gagna encore. Puis encore une troisième fois. + +Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, qui n'avait nulle +envie de passer la nuit à regarder jouer. Il en avait assez; il en avait +trop. Adeline le reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils +avaient à faire ensemble. + +Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la porte, l'attendant. + +Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue +de l'Opéra, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour +donner un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un brouhaha de +voix qui partait de l'escalier du cercle, et à travers les glaces de la +porte contre laquelle il était adossé ils virent un homme en veste et en +calotte blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait avec de grands +mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, défait, +exténué, qui voulait sortir. + +Que signifiait cela? + +Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen +d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et +d'ailleurs il ne voyait pas son président, à qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient +ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques. + +À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui était descendu par +l'escalier de service. + +--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant à lui vivement. + +--M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier cent francs au chef; il +a gagné cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il +ne lui reste pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut pas le +laisser partir. + +--Vous m'avez donné votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce +matin, hurlait Félicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas! + +Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, et, mettant cinq +louis dans la main du cuisinier: + +--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même quittez le cercle à +l'instant. + +Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent côte à côte +assez longtemps sans rien dire. À la fin, le père Eck prit le bras +d'Adeline: + +--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils +qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi, +laissez ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave +homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons +un peu réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en +étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la +fortune que la famille est _ponne_. + + +X + +Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous l'impression de ces +conseils, sans pouvoir la secouer: «Laissez ces gens-là à leurs +plaisirs.» Est-ce que c'était pour le sien qu'il restait avec eux? + +Mais dans la journée il lui vint un second avertissement qui le +bouleversa plus profondément encore. + +Comme il allait entrer dans la salle des séances, le préfet de +police--celui-là même qui lui avait accordé l'autorisation d'ouvrir le +_Grand I_,--l'arrêta au passage. + +--Eh bien, mon cher député, êtes-vous content de votre cercle? + +Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène du matin, +s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la +préfecture était bien rapidement renseignée. + +Mais le préfet se mit à rire: + +--Je ne peux pas partager votre colère contre votre cuisinier, et +même je trouve qu'il serait désirable que les joueurs eussent à payer +quelquefois leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. Ce +n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si +vous étiez content de votre cercle. + +--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous +les jours; nos fêtes sont très réussies; notre situation financière +est bonne; je n'ai que des remerciements à vous renouveler pour +l'autorisation que vous m'avez accordée avec tant de bonne grâce. + +Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et +sévèrement surveillés, qui n'était à peu de chose près que la répétition +de ce que Frédéric lui avait dit et répété plus de cinquante fois, sur +tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-à-dire que si +les tricheries sont jusqu'à un certain point possibles dans un cercle +fermé, où, par cela même que tous les membres ne font en quelque sorte +qu'une même famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas +de même dans les cercles ouverts, où, au contraire, la défiance et la +surveillance sont la règle ordinaire, comme si on était dans une réunion +de voleurs connus. + +Mais le préfet l'interrompit en riant: + +--Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne m'inspirent pas plus +une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout où +l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois, +comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de +rente, ou qu'on crève de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un +gérant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous répond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont +absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il +est vrai que lorsqu'on passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais un seul chez lui, +tandis qu'ils vont tous à côté, où il se passe des choses abominables, +et l'on est tout étonné, la première fois, de voir que le récit de ces +choses abominables est le même dans les deux bouches; ce qui se fait ici +se fait là, et ce qui se fait là se fait ici. C'est par ce simple rôle +de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais +jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de +s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je résiste tant +que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles. + +--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques années, +quand le jeu était peu connu? demanda Adeline persistant dans les idées +qu'il avait reçues. + +--Autant, oui, et même davantage; seulement les procédés se sont +perfectionnés, ils sont moins gros et par là plus difficiles à +découvrir; parce que de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a changé +de manière tout simplement, il en a adopté une nouvelle, moins +dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre réponse de tout +à l'heure; quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous ne me le +demandiez à moi-même, pourquoi vous ne seriez pas content de votre +cercle. + +--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie. + +--On triche chez vous. + +--C'est impossible. + +--Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai rien à ajouter. + +--Mais, qui triche? + +--Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, mais, comme il arrive +le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent +protéger le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien +pour le monsieur à qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent +pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi +ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez vous, afin d'éviter un +éclat: voilà pourquoi je vous avertis. + +Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline trouva de chaudes +paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait +prendre avec son gérant et son commissaire des jeux pour découvrir les +voleurs. + +Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta: + +--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec +vous-même. Vous avez confiance dans votre gérant, c'est parfait; mais +enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son +tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prévenir, il y est +encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de +recourir à ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous fiez qu'à +vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs. + +--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick. + +--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de +prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la façon dont +un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on +s'inspire mutuellement dans cette corporation. + +--Faut-il donc soupçonner tout le monde? + +--Hé, hé! + +--Mais alors ce serait à quitter la société. + +--Au moins une certaine société. + +Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline le retint: il était +épouvanté de la responsabilité qui lui tombait sur les épaules, et il +ne l'était pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. Comment +découvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait à peine les +anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il +termina en demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un: + +--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un. + +--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent +encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous +l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se +passeront avec une correction parfaite. + +Adeline se montra si désappointé que le préfet ne voulut pas le laisser +sur cette réponse décourageante. + +--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une +surveillance sans danger d'être reconnu, et aussi sans provoquer +l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure +et la tenue seraient déplacées dans votre cercle. Demain vous aurez ma +réponse. + +Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller les joueurs, +rôdant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien +d'irrégulier. À la vérité, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien pût éveiller les +soupçons dans sa manière de tailler, qui était la plus correcte au +contraire, la plus élégante qu'on eût encore vue au _Grand I_. C'était +presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'était presque +un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, +numéroté dans l'_Almanach de Gotha_, et apparenté à des Altesses: «J'ai +attrapé hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!» Ça +pose de se faire culotter par un prince. + +Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec une impatience nerveuse. + +--J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. Un ancien agent +politique versé dans la brigade des jeux. Il paraît qu'il a été +_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. En tout cas, il +connaît tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'exécute chez +vous est neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais de +vous dire qu'il est assez bien pour passer inaperçu dans votre cercle et +partout; en plus décoré, d'un ordre étranger, pour services politiques. +Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle heure? + +--Dix heures. + +Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa à la porte d'Adeline, +et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habillé comme tout le monde et avec aisance, les +mains gantées; la tête était énergique, le visage montrait des traits +détendus et fatigués comme ceux des comédiens qui ont exprimé toute la +gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'était +de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans +mouvements apparents, un rayon visuel plus considérable qu'il n'est +donné à une vue ordinaire. + +--Je viens de la part de M. le préfet de police. + +En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui. + +--Très bien, monsieur; vous voudrez bien me présenter comme... une +personne de votre connaissance. + +--Assurément; votre nom? + +--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble +ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou +ne lui met pas d'apostrophe. + +Dantin allait se retirer; Adeline le retint. + +--M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des +grecs. + +--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes +neuves dans les cercles, mais je connais à peu près toutes celles qui +ont servi; quant aux inédites, une certaine expérience me permet de les +deviner quelquefois! + +--M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même d'une façon +surprenante. + +--M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain doigté. Au reste, je +me mets à votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... +séance, je suis prêt. Vous avez des cartes. + +Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher. + +Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant le bureau +d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout en causant, parut les examiner +assez légèrement. + +--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je +l'espère. + +Il les étala sur le bureau et les remua à deux mains avec de grands +mouvements des épaules et des coudes; puis, les ayant rassemblées, il +les posa en tas devant Adeline. + +--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si +vous voulez bien me désigner le neuf que vous désirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont +des neuf. + +Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de +Dantin. + +--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre? + +--Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant bien de voir +comment Dantin opérait. + +Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni pour ceux de coeur et +de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ébahi. + +--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas +davantage entendu. + +--Pas du tout. + +--Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté du filage, +l'oreille perçoit ce qui échappe aux yeux; heureusement, j'ai travaillé +une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le +musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez +peut-être pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; +pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles étaient +mauvaises, je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à peine +perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu +de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la +_salade_; et je vous ai donné à couper; mais, au moyen de cette carte +légèrement bombée, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez +coupé. Et voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse. + + +XI + +À neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit +passer son nom au président, qui à ce moment causait avec son gérant. + +--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joué, +faites-le monter. + +Puis s'adressant à Frédéric: + +--Un ami de Nantes. + +Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté de cette façon, +devait passer inaperçu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosité: +ce n'était point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs +à qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur était que +ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement séduire par +les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois à ponter un +louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin +quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la même valeur +à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris. + +À cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux +bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou à l'écarté; mais le +baccara chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait passer +l'inspection des lieux avant celle des joueurs. + +Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial à la +perfection, c'est-à-dire avec une discrétion qui n'allait pas jusqu'aux +gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la première +fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de +lui avec curiosité, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend +un peu. + +Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne +pouvait se recommencer indéfiniment, et, d'autre part, deux amis qui se +retrouvent après une longue séparation ne peuvent pas se mettre à lire +les journaux en face l'un de l'autre. + +--Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fissions quelques +carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans +provoquer l'attention. + +Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il fut court. + +--Après tout! se dit-il. + +Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée des joueurs permît +de commencer la partie; alors ils passèrent dans la salle de baccara; +mais les joueurs assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie +autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas +tromper sur la qualité de ces joueurs, qui, pour lui, n'étaient que des +_allumeurs_ chargés de lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au banquier, c'était +non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec +quinze louis avancés par la caisse; si la partie avait marché pour de +bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure. + +Entre la première et la seconde banque, Frédéric s'approcha de l'ami du +président, et les présentations se firent. + +--M. d'Antin. + +--M. le vicomte de Mussidan. + +--Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui ne dédaignait pas +d'allumer lui-même la partie, même au détriment des amis de son +président. + +--Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec franchise et +simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes nous ne cultivons pas encore le +baccara. + +--Cependant... + +--Au moins dans ma société; c'est même la première fois que je vois +jouer ce jeu. + +--Il est bien facile. + +--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais +aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. +Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas? + +--C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le banquier. + +--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du +banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles. + +Frédéric s'éloigna en se disant que son président avait des amis +vraiment bien naïfs,--ce qui d'ailleurs ne l'étonna pas. + +--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, +quand Frédéric fut passé dans une autre salle, le vicomte de Mussidan +est le vrai gérant du cercle, et c'est un autre moi-même. + +--Pardon, je ne savais pas. + +Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant et le président ne +faisaient qu'un, il fallait être attentif à veiller sur sa langue. Il +avait reçu l'ordre de se mettre à la disposition de M. Constant Adeline, +député, président du _Grand I_, afin d'aider celui-ci à découvrir des +vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels étaient ces vols, +quels étaient les voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de +les trouver. Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait les +tricheries des grecs, il était disposé à voir des voleurs dans tous ceux +qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; +s'ils étaient moins soupçonneux, ils ne découvriraient rien. Tel qu'il +avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnête homme du +monde, un brave et digne président, comme après tout il peut en exister. +Mais si ce brave président ne faisait qu'un avec son gérant, et un +gérant vicomte, c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait +autre qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de ne pas +s'aventurer avec lui. Un député est un personnage influent et c'est +niaiserie d'agir de façon à s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a +que sa place pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le cas +de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joué les Don Quichotte, +ce qui l'avait mené à être simple inspecteur de la brigade des jeux à +quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas. + +Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche +curiosité du provincial qui voit jouer le baccara pour la première fois; +de temps en temps il adressait à Adeline discrètement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un peu l'oreille; elles +étaient tellement naïves, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que +d'un provincial renforcé. + +Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il +n'en était pas moins attentif à ce qui se passait à la table, qu'il ne +quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux +valets de service. + +Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs étaient arrivés, et la +misérable petite banque de quinze louis du début était montée à cent, à +deux cents, à cinq cents louis. + +Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vît il ne +lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout éviter un éclat, qui, +colporté le lendemain dans le Paris des cercles et peut-être même dans +tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en même temps que la réputation +de son président. + +Cependant, bien que Dantin se fût conformé à cette instruction, plus +d'une fois il avait regardé Adeline pour appeler son attention sur la +table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui +ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que +par cela il est dans l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. +Alors Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire à un +aveugle volontaire ou non, et si vraiment le président et le gérant ne +faisaient qu'un. + +Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à Adeline qu'il +voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes. + +--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux. + +Dantin fit un signe affirmatif. + +Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline referma la porte +avec soin. + +--Qu'avez-vous vu? parlez bas. + +--J'ai vu que le croupier a _étouffé_ de quarante-cinq à cinquante +louis, rien que dans les trois dernières banques, répondit Dantin en +sifflant ses paroles du bout des lèvres. + +--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu. + +--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la +salle, comme vous serez prévenu, vous les verrez se répéter si c'est +toujours le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne pas les +recommencer. + +--Mais c'est Julien! + +Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait clairement +que Julien était la dernière personne qu'Adeline aurait crue capable +d'étouffer le plus petit louis. + +--Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua Dantin, et c'est +une sage précaution qui prouve que celui qui leur a imposé ce vêtement +connaît les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent +qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un +jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait +dû en même temps leur imposer une cravate serrée au cou. + +--Pourquoi donc? + +--Pour les empêcher de faire glisser des jetons dans leur chemise. +Rappelez-vous le col de Julien, il est très lâche, n'est-ce pas? et la +cravate est lâche aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui +respire difficilement, paraît-il, surtout au moment où il paye ou quand +il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'élargir, et +laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa +ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De même qu'il éprouve le besoin de respirer, il éprouve aussi celui +de se moucher: deux fois il a tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs +différents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, +où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replié et remis dans sa +poche; ci, deux louis. + +--Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le gérant, ni le +commissaire des jeux! + +C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer. + +--Je dois dire que tout cela était fait très proprement, avec adresse. +Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur? + +--Continuez. + +--Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, le change a été +fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, +quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son épaule, +il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une +qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis. + +--Mais alors Théodore serait son complice? + +--Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant passons à la dernière +opération. Vous avez dû remarquer un ponte à sa droite, un monsieur à +barbe rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, en commençant +par lui, il lui a payé sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il +est revenu au monsieur roux, et alors il lui a payé les dix louis que +celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon +compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu. + +Adeline était atterré: + +--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils +misérables! + +Dantin se dit que si ce président ne valait pas mieux que d'autres +qu'il avait connus, en tout cas c'était un habile comédien qui jouait +admirablement la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou ne +fût pas sincère, était-il prudent de paraître la prendre au sérieux. + +--Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi de vous dire que ce +qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis +pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, +seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnêtes gens +que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il +est mauvais de manier sans contrôle possible de grosses sommes qui +semblent, à un moment donné, n'appartenir à personne: pourquoi celui qui +les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela +que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes étonnantes, +que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant +pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de +vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait +pourquoi, si ce n'est peut-être pour les remercier de les avoir volés +proprement. Ils sont partis de bas, garçons de café pour la plupart, +valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un +jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu +faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; à +moins qu'ils ne soient joueurs eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous +voyez une charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval de +prix et chercher à accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne +demandez pas à qui; c'est à un croupier: les plus belles villas, +aux croupiers; les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq +ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent +mille francs. Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, ces +fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous +en dévorent une grosse part, car on n'opère pas ces voleries sans que +d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur +roux payé deux fois était un mangeur; et si j'allais dire à votre +croupier ce que j'ai vu, soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce +qu'il a gagné pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une bohème qui vit d'eux tranquillement, sans +danger, sans rien faire. Allez un jour dans le café où se réunissent les +croupiers à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, +vous verrez comme on les fait chanter. + +Adeline restait accablé. + +--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin. + +Dantin hésita un moment: + +--N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement. + +--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre +surveillance, je vous rejoindrai tout à l'heure. + + +XII + +Si Dantin avait hésité un moment pour répondre à la question d'Adeline, +c'est que le tout qu'il disait n'était pas le tout qu'il avait vu. + +En plus de l'_étouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la +cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de réflexion, il s'était +demandé s'il devait parler de ce _bourrage_. + +Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il ne sût rien de la +situation qui avait été faite au président du cercle dans lequel il +opérait, il devait croire que ce président comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'était, toujours comme chez les autres, +la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du +_bourrage_ de cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce +pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent volé»; cela n'est +agréable à dire à personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un +pauvre diable d'employé de la préfecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire à un ami du préfet «Vous n'êtes qu'un +_mangeur_.» + +C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président de cercle que son +croupier étouffait les jetons, mais enfin c'était possible: le croupier +pouvait opérer pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il +aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'était pas le +croupier qui en avait la clef, c'était le gérant, et s'il la _bourrait_, +ce ne pouvait être que par ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au +mot d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il fallait y regarder +à deux fois avant de dénoncer ce _bourrage_. + +De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë qui n'accusait +personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions. + +Que le président le poussât, en homme qui réellement veut tout savoir, +il répondrait aux questions nettement posées. + +Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, surtout à +propos de choses qu'on ne lui demandait pas. + +Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore on l'avait envoyé +reprendre sa surveillance; il se l'était tenu pour dit: on n'a pas été +fonctionnaire de la préfecture pendant de longues années sans apprendre +à retenir sa langue. + +Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance en +continuant à se donner l'air provincial. + +--Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, commencez-vous à connaître le +jeu? + +--Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne +pourrais jamais me décider. + +--Alors vous ne jouez pas? + +--Demain. + +--Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant. + +L'imbécile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps +qu'il avait passé dans le cabinet du président, le nombre des joueurs +avait augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, derrière +les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le +tapis vert était encombré de jetons rouges et blancs et de plaques de +nacre au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques louis +jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas eu la patience de les +changer. Comme les filouteries du croupier ne l'intéressaient plus +puisqu'il les connaissait, c'était aux joueurs et au banquier qu'il +donnait toute son attention. Mais à l'exception d'une pauvre petite +_poussette_, c'est-à-dire d'une plaque de vingt-cinq louis à cheval et +qu'un ponte avait adroitement poussée quand son tableau avait gagné, +il ne vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, +jouaient correctement. + +Mais il en est du policier comme du chasseur à l'affût, il n'a qu'à +attendre; il attendit donc. + +Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la +salle, vers lequel tous les yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe +s'avançait un grand jeune homme blond à lunettes, qui semblait marcher +assez gauchement, un peu à l'aventure, le prince de Heinick, à qui l'on +faisait une entrée, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. +Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou +en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez. + +Tout de suite le prince vint à la table, et, deux joueurs s'étant +écartés avec l'empressement de courtisans, il plaça sur le tapis une +plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il +perdit encore. + +--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai +aussi malheureux en banque. + +Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus +d'un joueur se promettait de profiter de cette déveine, quand il serait +en banque: il avait assez gagné, l'heure de la restitution allait +sonner. + +Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, le prince alla +s'asseoir dans un coin, et resta là d'un air indifférent et ennuyé +jusqu'au moment où la banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le premier croupier, +un Béarnais appelé Camy, qui avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à +Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour +les joueurs de qualité. + +Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait demandé des cartes +neuves; et le garçon d'appel avait apporté trois jeux au croupier. En +poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au +second rang derrière les pontes assis, et il n'était qu'à trois pas du +banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrième +rang, Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les cartes sur le +tapis, il les examina et constata que les bandes timbrées paraissaient +intactes. Le croupier déchira les enveloppes, battit les cartes et les +passa à un ponte qui les battit à son tour. + +--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un +aimable sourire; je suis féticheur. + +Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; Dantin pouvait être +tranquille de ce côté; il n'avait plus qu'à surveiller les mains de cet +aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portée +préparée à l'avance--un _cataplasme_, si cette portée était épaisse; un +_rigolo_, si elle était mince; mais tout se passa avec une régularité +parfaite, il n'y eut aucune applique. + +Les jetons, les plaques, les louis et même quelques billets de banque +s'étaient abattus sur le tapis. + +--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue. + +--Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil +exercé, avait fait son compte. + +--Rien ne va plus, dit le prince. + +--Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy. + +Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les +deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, +quand il montra son point, un murmure de surprise s'éleva: il s'était +tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de +gauche baccara. + +--Quelle veine! + +Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution +ne paraissait guère arrivée: aussi quand le prince fit sa question +ordinaire: «Combien, je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept +mille francs; les prudents se réservaient; il fallait voir. + +Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit +cette taille en tirant une bûche qui laissa le même, son point de trois. + +Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier annonça qu'il y +avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car +ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été le premier: le +prince tira à six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre +7. + +Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, c'était trop beau, +trop sûr pour lui; il y avait là quelque volerie, mais laquelle? Il n'y +voyait rien; il avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus +léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où l'anxiété arrêtait +les respirations. Devenait-il sourd? Il écouta s'il entendait le +battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit. + +La banque continua en suivant à peu près la même marche, sur quatre +coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le +prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se +trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre. + +Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de +nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec +son aimable sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait le +lendemain et leur offrirait leur revanche. + +C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida presque +complètement; bien certainement il ne se passerait plus rien de sérieux. + +Adeline emmena Dantin dans son cabinet. + +--Eh bien? demanda-t-il. + +--Le prince est un filou. + +--Vous avez vu? + +--Rien. + +--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un +homme dans sa situation et que nous a présenté un membre des grands +cercles? + +--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que +je ne dise rien, je me tais. + +--Mais qui vous fait croire...? + +Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince était un filou, +en insistant principalement sur la sûreté de son tirage: + +--Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il n'y a très +probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque +chose je le chercherai, j'espère même que je le trouverai, seulement +il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a +taillé. + +--Elles étaient neuves. + +Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et +comme ce soir-là il était impossible de retrouver avec certitude dans la +corbeille celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut convenu +que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, +qui aurait voulu ce soir même expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait bien attendre et +laisser le prince prendre encore une banque sans éveiller les soupçons +de personne, alors même que cette banque du lendemain devait être aussi +désastreuse que celle qui venait de finir. + +Elle le fut; les choses se passèrent exactement comme la veille: même +façon de jouer et de tirer, même gain, même impossibilité pour Dantin de +rien voir. + +Comme cela avait été convenu, aussitôt que la banque fut finie, il +se rendit dans le cabinet du président, où celui-ci arriva presque +aussitôt, accompagné de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner +plus de solennité à l'examen. Ils apportaient les cartes de la dernière +banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes +passèrent par ses doigts et sous ses yeux. + +--Je ne trouve rien, dit-il enfin. + +--Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté vous avez soupçonné le +prince, dit Adeline sévèrement; par bonheur, personne n'en saura rien. + +--Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin. + +--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement +et avec non moins de sévérité qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec +prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous? + +Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à l'idée que le prince de +Heinick pouvait être un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent +avec une pitié méprisante: + +--Ces policiers! + +Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin sur le prince qu'Adeline +avait entretenu son collègue, c'était aussi des accusations portées +contre Julien et Théodore; aussi, en voyant le découragement de l'agent, +tous deux se demandaient-ils si accusations et soupçons ne se valaient +pas. + +Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais +que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: «On n'accuse pas +sans preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas. + +--Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, au moins pour les +joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous +pouvez ne pas revenir demain. + +--Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport. + +Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint +vivement, en se frappant le front: + +--Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes! + +Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant s'il était pris +d'un accès de folie. + +--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces +cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui +voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe? + +--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard. + +--Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, heureusement, j'en +ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de +retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes. + +--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance. + + +XIII + +--Voilà un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit +Bunou-Bunou quand Dantin eut refermé la porte. + +--C'est le rôle d'un policier de voir partout des coquins. + +--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, +c'est vif. + +--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des +manoeuvres de Théodore et de Julien. + +--Je me le demande aussi. + +--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, les accusant! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions +d'agent de police on doit prendre bien souvent le rêve pour la réalité. + +--C'est ainsi que courent de par le monde tant de légendes sur les +tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connaît des +gens qui ont vu, et alors... + +--Et alors? + +--Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux et discrets: «Mon +cher député, on triche chez vous»; ah! ah! ah! + +--Ah! ah! ah! + +--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux! + +À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un +journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'était Frédéric +qui venait aux renseignements; en voyant ces allées et venues, ces +conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; que signifiait tout cela? +Mais en trouvant son président et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se +rassura; évidemment il ne se passait rien de grave; et après quelques +mots pour justifier tant bien que mal son entrée, il se retira se disant +qu'à coup sûr ils se moquaient du commerçant de Nantes. + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la démence +toute pure de prétendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur +des cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées du timbre +de l'État. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous +m'expliquer ce qu'il a voulu dire? + +--Je n'en sais vraiment rien. + +--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux. + +--Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller nous coucher. + +Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent +écoulées, Dantin arriva. + +--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix +haletante. + +--Si vous voulez. + +L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas long: + +--Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, regardez +vous-mêmes, là. + +Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui montra du doigt où il +fallait regarder. + +Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait +exprès pour lui, au lieu d'être unies, étaient tarotées en losanges +roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe était une +toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui +répondait au point même de la carte, sur le premier pour l'as, sur le +troisième pour le 3, sur le neuvième, sur le douzième (afin de laisser +un écart facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de sorte +qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la +regardait à découvert. + +--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque +je n'y étais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille +rougie, approchée des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est +du bel ouvrage, propre, original... et trouvé. + +--Mais ces cartes étaient dans des enveloppes scellées par la régie! dit +Bunou-Bunou. + +--Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes gommées de la +poste, on les ouvre sans les déchirer en les exposant à la vapeur de +l'eau bouillante; on retire alors les cartes une à une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on les replace une à +une; on gomme la bande; et le tour est joué: voilà des cartes neuves +qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de +fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très habiles opticiens que +messieurs les Allemands. + +--Mais il faut un complice, dit Adeline. + +--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garçon d'appel qui +apporte les jeux, et qui substitue à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont +été préparés. + +--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou. + +--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garçon; mais, en +attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes +on joue à jeu découvert, et vous montrer comment le prince opère. Tout à +l'heure, vous avez douté de moi, je m'en suis bien aperçu; laissez-moi +me réhabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru. + +Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui refuser ce qu'il +demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline +à sa droite et Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à une table +de baccara où il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main +gauche, de la droite il donna les cartes. + +--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous +dire vos points: à droite, il y a une figure et un 6, à gauche un as et +un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus sûrement que je sais que la carte que je vais retourner +est un 4. + +Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme les points qu'il +avait annoncés étaient bien ce qu'il avait dit. + +Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; la démonstration était +plus que faite. + +--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez +faire? + +La même réponse sortit instantanément de leurs deux bouches: + +--Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire. + +Cette réponse était trop conforme à la tradition pour que Dantin s'en +étonnât: pas de scandale, c'est la mot de tous les présidents de cercle +lorsqu'un scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout le monde, +on crie «au voleur»; dans un cercle où il n'y a qu'un monde choisi, +on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prévenir +personne, de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller voler chez +le voisin. + +Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son nom serait mêlé et qui +compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince +allât continuer son industrie dans les autres cercles de Paris. + +--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunité au +prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui écrire +une lettre banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; il faut +qu'il quitte Paris et la France. + +--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je +n'y vois pas d'inconvénient, au contraire. + +--Et le garçon de jeu? demanda Dantin. + +--Je vais le chasser. + +--Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit Bunou-Bunou, nous +ne pouvons pas lui livrer le complice. + +--Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité s'est établie? + +--Certainement. + +--Nous allons l'interroger. + +Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se présenta d'aller lui +chercher Léon. + +--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai +moi-même; j'obtiendrai peut-être des aveux plus vite, en même temps que +je le forcerai à ne pas ébruiter l'affaire. + +--Faites. + +Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant autour de lui. + +--Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en +désignant de la main Dantin, adossé à la cheminée. + +--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude. + +--Mais... Léon. + +--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre? + +--Chemin. + +--Tu es Normand? + +--C'est vrai. + +--D'où? + +--D'Arques. + +--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le métier? + +--Oui. + +--Tu es marié? + +Il fit un signe affirmatif. + +--Où est ta femme; que fait-elle? + +--Elle tient un café à Arques. + +--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq +pour Dieppe, et tu resteras auprès de ta femme, à tenir ton café avec +elle; si tu reviens à Paris, la police correctionnelle et après Poissy. +Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs ce que le prince de +Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes préparées, et +comment l'affaire s'est arrangée entre vous. + +--Des cartes préparées! + +Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux. + +--Les voici. + +Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale de l'interroger en +affirmant lui avait fait perdre la tête; la vue des cartes l'acheva. + +--Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, balbutia-t-il. + +--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux? + +--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grêlé, que j'ai connu au +café où je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses +cartes, des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, quoi. + +--Bien sûr. + +--Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais +jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira +que je suis un honnête homme: j'ai quatre enfants. + +--Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il est fameux. + +Léon hésita un moment. + +--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement. + +--Mille francs. + +Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot à personne: +si tu causes, au lieu d'aller jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme +le poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne s'amuse pas. + +Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il avait reculé vers la +porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors. + +--Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de +cartes à un autre et la tête tourne. + +Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils +procéderaient avec le prince, et il fut décidé qu'on attendrait son +arrivée le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle +du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du président. + +--Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin, et vous préciserez la +tricherie, si le prince essaye de la contester. + +Dantin allait se retirer, Adeline le retint: + +--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous +nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue à +un certain moment nous avons douté de vous. Le préfet saura combien vous +nous avez été utile en cette misérable affaire. + +Quand Dantin arriva le soir à onze heures au _Grand I_, il remarqua +qu'on le regardait d'une façon bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En +effet, les conciliabules dans le bureau du président, la disparition +des cartes qui avaient servi à la banque du prince de Heinick, enfin +l'absence inexpliquée de Léon avaient fait travailler les langues: +ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui +adressa la parole, pas même Frédéric qui causait avec Barthelasse, car +Adeline vint au-devant de lui. + +--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y +trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout à l'heure. + +En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné du prince, qu'il +fit passer devant lui poliment. + +--Vous désirez me parler? demanda le prince avec une hauteur +dédaigneuse. + +--Oui, monsieur, nous avons à vous demander des explications sur votre +façon de jouer. + +--À moi! + +Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe. + +--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua +Adeline en désignant Dantin. + +Celui-ci s'avança: + +--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux. + +--Qu'est-ce à dire? + +--C'est-à-dire que vous trichez, prince. + +--Misérable! + +--Vous trichez avec ces cartes--il présenta les cartes--que vous remet +le garçon de jeu, à qui vous donnez mille francs. + +Le prince hésita un moment en jetant autour de lui des regards féroces; +puis tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes +flageolantes, comme s'il allait défaillir: + +--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment +d'égarement, je vous expliquerai. + +--Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous avez à prendre demain +matin le train de sept heures trente pour Cologne, et à ne jamais +revenir en France. + +--C'est impossible demain; la princesse... + +--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle. + +--Je partirai. + +Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de surveillance à la gare du +Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de +voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se +tenant en dehors des barrières au lieu de passer dedans et en détournant +la tête pour que le prince ne le reconnût pas. + +--Compiègne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la +tablette du guichet. + +Dantin lui prit le bras: + +--Compiègne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire? + +--Cologne. + + +XIV + +Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin +s'expliquer avec Frédéric et lui demander l'expulsion du croupier Julien +et du garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit +franchement, sévèrement. + +Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un agent au cercle! +qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le président? + +Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, +il fallait être renseigné. + +Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout de son réquisitoire +qu'il prit la parole--d'un air consterné, et aussi outragé. + +--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Théodore seront +chassés du cercle; ce sont des misérables qui méritent d'autant moins de +pitié que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce côté +je suis en faute; j'ai péché par trop de confiance précisément; je ne +les ai point surveillés avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort, +je le reconnais. + +Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; mais il la +releva et reprit sa fierté, son air Mussidan: + +--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, +plus que peiné, en un mot, profondément blessé, que tout ce qui vient +de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tête, en +me tenant à l'écart, comme si je n'avais pas la responsabilité de +l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande +les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette façon. + +Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline s'en fâchât; il +en attendait même l'explosion, et il n'eût pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse était-elle +prête: + +--J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le service qu'il m'a rendu, +qu'il nous a rendu, était assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter +les conditions qu'il mettait à son concours. + +Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: Frédéric ne se +fâcha point. Il avait mieux à faire, c'était d'amener Adeline à parler +longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait +été dans ses découvertes. + +Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter. + +Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait +à profiter des observations de cet agent, non pour le passé, mais +pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se +reproduire, non seulement avec les croupiers et les garçons de jeu, +mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de +celui-ci avait été si originale, si audacieuse qu'elle l'avait +trompé; malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et cette +veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la découvrir; mais +dorénavant des précautions seraient prises qui empêcheraient toute +fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, roses, chamois, ce qui +couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi +seraient brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une perte de +cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, +mais la sécurité absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, +cette leçon donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions +légales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une +fois de plus que, bien décidément, le _Grand I_ était un cercle modèle. + +Que le _Grand I_ dût devenir, dans un temps donné, plus cercle modèle +qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait pas changer les résolutions +d'Adeline. + +Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez vous», il avait vécu +sous le poids écrasant d'une obsession qui ne le lâchait ni jour ni +nuit: il se voyait devant le tribunal obligé de répondre comme +témoin aux questions du président, et d'écouter la tête basse ses +admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractère, +blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point? + +Et tout en entendant les questions sévères ou bienveillantes du +président, tout en voyant son sourire narquois ou dédaigneux, il se +répétait les paroles du père Eck: + +«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la +fortune que la famille est bonne.» + +Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le +marin au milieu de la tempête: s'il échappait au danger qui le menaçait, +il renoncerait à cette existence si peu faite pour lui, et, suivant +le conseil du père Eck, il laisserait ces gens à leurs plaisirs, qui +n'étaient pas du tout les siens. + +Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiété et +cette intensité de pensée: que lui avait-elle donné, cette existence +qu'il n'avait acceptée qu'en vue de résultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à tenir aussi +éloignés qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses intérêts +personnels lui avait apportées cette présidence qui devait lui créer +tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son intérêt +personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt général, il était bien +forcé de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait +concourir au développement de la vie brillante à Paris, avait tout +simplement concouru au développement du jeu: où étaient-ils, les +commerçants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis +qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruinés--lui +tout le premier. Car le plus clair de cette misérable aventure, c'était +sa dette à la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, à cette +heure, en formaient le chiffre. + +Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît son voeu, et +qu'en donnant sa démission il reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y +avait pas à hésiter, pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être +étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce +qu'il avait appris l'épouvantait. Eh quoi, c'étaient là les moeurs de ce +monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; +et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: «Allons chez Adeline»; +c'était chez Adeline que les croupiers _étouffaient_ les jetons; chez +Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles de travail +et de probité aboutissaient à ce résultat. + +Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il sortît de cet +enfer, qui ne dévorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui +le dévorait lui-même, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y +laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui +élèvent le coeur et l'esprit, ce n'est pas précisément celle du jeu; +depuis qu'il était à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passé devant les yeux et dans des conditions où la bête humaine se livre +le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler. + +À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il avait caressées pour +Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui +gagner? elle serait la première à ne pas le vouloir. + +Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier Julien et Théodore, +il n'hésita pas une minute, contrairement à ce qui arrivait toujours +lorsqu'il avait une résolution difficile à prendre, il quitta le _Grand +I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, il +fallait qu'il s'acquittât à la caisse,--ce qui n'était possible qu'en +redemandant à sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait +envoyés quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant avec +elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres. + +Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation! + +L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf comme à +l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa femme pour lui annoncer son +arrivée, et, quand il entra dans la salle à manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa +femme, Berthe et Léonie. + +--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas +donné, dit Berthe en l'embrassant. + +--Alors, la politique chauffe? dit la Maman. + +Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage de Berthe avec +Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un +jour à Elbeuf; c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait pu être +question d'intérêts de famille. Comme de leur côté, Adeline et madame +Adeline ne tenaient pas moins à ce que ces sujets ne fussent pas +abordés, et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à sa +grand'mère la plus légère occasion de manifester franchement ou par des +allusions son hostilité, c'étaient des conversations politiques sans fin +auxquelles tout le monde prenait part. + +Mais ce soir-là la politique elle-même languit et plus d'une fois +Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mère +la discussion commencée. + +--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours désireuse de ces +promenades avec son père. + +--Non, je repars demain matin pour Paris. + +Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère chez elle; puis, ayant +embrassé sa fille et Léonie, il passa dans le bureau avec sa femme: + +--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermée; comme tu es +préoccupé ce soir! + +--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, +à moi, une cruelle humiliation. + +Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux. + +Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste +maternel, elle se pencha à son oreille: + +--Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder. + +--Oui. + +--Mon pauvre Constant! + +--J'ai été entraîné, une fatalité. + +--Je pense bien. + +Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, bien que le plus dur +ne fût pas dit. + +--Combien? demanda-t-elle. + +--Il me faut vingt-cinq mille francs. + +Bien que dans leur situation la somme fût très grosse, elle avait craint +le malheur plus grand encore. + +--Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. Puis, voulant le +relever: + +--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons +pas eu cette année. + +--Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en toi, quelle indulgence! + +--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas +pleurer; est-ce qu'il doit être question d'indulgence entre nous? + +--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit. + +--Mon Dieu! + +En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, +la préoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter à +sa femme, avaient changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était +vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille mis de côté sur +son gain qu'il lui fallait. + +--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour? + +--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour. + +--Qui t'a dit?... s'écria-t-il. + +--Tu les avais gagnés au jeu. + +Il la regarda interdit. + +--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six +ans unis de coeur et de pensées sans se connaître et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien +vu d'où ils venaient. Et c'est là ce qui, depuis, a fait mon tourment; +puisque tu avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que +de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser +commencer. J'étais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs +provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, il n'y a qu'à les +prendre. + +Il la serra dans ses bras. + +--Nous aurions toujours été heureux que je ne te connaîtrais pas! +s'écria-t-il avec effusion. + +--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle. + +--Oui. + +--Eh bien, je trouve comme un soulagement à le savoir; j'ai l'esprit +ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ça bien +souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, +dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis que ces +trente-cinq mille francs maudits me sont arrivés; et puis si tu te +décides à payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, +n'est-ce pas, à les rattraper par le jeu? + +--Ce n'est pas seulement à les rattraper que je renonce, c'est aussi à +la présidence du cercle. + +--Ah! Constant! s'écria-t-elle. + +--Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas +me retirer sans la payer; aussitôt que j'aurai payé, je donnerai ma +démission. + +--Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est pas acheter notre +repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces +vingt-cinq mille francs. + +--Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; tout pouvait y +rester. + +--Même l'honneur. + +Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner sa démission. + + +XV + +Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, Barthelasse et +Raphaëlle tenaient conseil chez celle-ci. + +Depuis que le _Grand I_ était ouvert, jamais il ne s'était trouvé dans +des conditions aussi critiques; si l'avertissement du préfet: «On triche +chez vous», n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des plaintes +certaines, la surveillance de l'agent et les précautions prises pour +qu'elle pût s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers +de la situation. + +Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne pouvait avoir aucune +responsabilité pour ce qu'il s'y passait, était furieuse contre ses +associés, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, passant de l'un à +l'autre, quand elle ne les réunissait pas dans le même sac pour les +secouer en les cognant l'un contre l'autre. + +--Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que vous fichez dans le +cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait à +Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empêché un prêt douteux de +cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait à Frédéric--tu n'as +qu'à dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé la revue +de ton personnel, et que tu l'as trouvé correct. Et vous êtes du métier! + +Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; puis se tournant vers +Barthelasse: + +--Vous dites que vous êtes le malin des malins--imitant son accent--oui, +mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les +connaissez, et quand un particulier à lunettes opère sous vos yeux, tire +à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement vous trouvez ça tout +naturel. + +Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taillé en taureau, se +laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tête, et +par Raphaëlle plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût, +comme il disait d'elle. + +--Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il. + +--Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, vous avez remâché +toutes les vieilleries de votre honorable carrière, les télégraphistes +que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, +le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin +tout votre répertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas +bien difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à tricoter +donnant juste le point de la carte, et ça n'était pas bien difficile non +plus à découvrir, puisque ce policier l'a découverte. + +Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que +Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il se reprochait lui-même: «Comment +n'avait-il pas eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait +examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, +tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti. + +Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric. + +--Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: +négociant à Nantes! + +--J'ai eu des soupçons. + +--Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur +Nantes? il n'y a peut-être jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des +bêtises. + +--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent +que personne ne connaît. + +--Il vous aurait fallu un commissaire avec son écharpe; vous auriez +ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert. + +--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là qu'est la question +intéressante. + +--C'est clair, ce qu'il a vu. + +--Et la cagnotte? continua Barthelasse. + +--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? demanda Raphaëlle. + +--Rien. + +--Il n'y a pas fait d'allusion? + +--Aucune. + +--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, dit Raphaëlle. + +--Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et rien de celui-là? +demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin! + +--Puisqu'il n'a rien dit. + +--C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, mais l'agent +savons-nous ce qu'il a dit au président? + +--Puisque le président n'a parlé de rien, répéta Raphaëlle avec colère. + +--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la +connaît pas? + +--S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, et pour exiger +leur renvoi immédiat? s'est-il gêné pour renvoyer lui-même Léon? + +--Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui fait? je vous le demande, +hein! s'écria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle +lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se +fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; +c'est son genre, à cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce +n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; +j'en ai connu plus d'un comme ça. + +--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaëlle, +agacée par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre président. + +--Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle +pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il +accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien. + +--Il accepte? + +--Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour le dire. + +--Oui, mais acceptera-t-il maintenant? + +--Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée. + +--Que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Qu'il ne nous quitte. + +--Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, nous le tenons! + +--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi? + +--Qu'a-t-il donc dit? + +--Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé pour lui; ce brave homme +n'était pas plus fait pour être président de cercle que moi je ne le +suis pour être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré là-dedans; +je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à s'en aller; et s'il n'est +pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages +qui dans sa position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en +espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; mais ce qui s'est +réalisé, ce sont des ennuis et des tourments qui l'épouvantent. Il a +peur d'être compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout à fait +affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et qui lui fera +commettre toutes les bêtises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce +moment il n'eût pas d'autre idée que de se procurer les soixante +mille francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors que +deviendrons-nous? + +Les trois associés se regardèrent avec stupeur. + +--Personne mieux que moi ne sait combien il est embêtant, continua +Frédéric, combien on a de difficultés à manoeuvrer avec lui, combien il +est gênant; mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que si +nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un +paratonnerre; estimé de tout le monde et de tous les mondes, ami du +préfet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le +cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir +qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main heureuse; elle l'eût fabriqué +elle-même qu'elle ne l'eût pas mieux réussi. + +--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon à ce qu'il durât +plus longtemps. + +--Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera pour quelles +raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-être lui-même, +ses raisons. Alors nous voilà livrés aux _mangeurs_; si nous refusons +leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra +les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille +francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous étions +tranquilles et c'était crânement que je répondais que nous n'avions +besoin de personne: «Merci, nous avons notre président.» + +--Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six +mille francs, c'est bon à garder. + +--Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, vous verriez que je +n'exagère rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Après le premier +moment de surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince de Heinick +et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de Théodore, sévèrement, comme +un juge qui s'adresse à un coupable, je me suis vite remis et tout de +suite je lui ai longuement expliqué toutes les précautions que nous +prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de +pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il +m'écoutait; lui qui autrefois eût voulu explications sur explications, +il avait l'air de me dire: «Vous savez que tout cela m'est indifférent, +ce n'est pas pour moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner l'éveil. +Si son intention avait été de rester avec nous, il m'eût interrogé au +lieu de me fermer la bouche. + +--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Théodore? demanda +Barthelasse. + +--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser +qu'au premier mot je ne lui ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris +les devants. + +--Mes pressentiments sont les mêmes que ceux de Frédéric, dit Raphaëlle; +il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous? + +Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent comme pour chercher, +dans les yeux des uns des autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en +eux. + +--Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il +avait gagné, il ne demanderait qu'à continuer; mais toujours perdre, je +m'imagine que ça dégoûte. + +--Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il nous devait deux cent +mille francs, nous le tiendrions. + +--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frédéric. + +--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. +D'abord ça n'appauvrira pas la caisse, qui n'a été que trop soulagée par +cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens +comme le succès, c'est la leçon de la morale. + +Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de plaisanter, +cependant cette leçon de la morale invoquée par ce vieux crocodile de +Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire: + +--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des +exemples: il y a sept ans, à Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante +mille francs et je commençais à comprendre que j'aurais bien du mal à +les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passé +des séquences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagné près de +nonante mille francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne +s'était rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend à +demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, un +peu avant qu'il prenne la banque.... + +--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant? + +--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc disposé à la +prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: +«Mon _présidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les +banquiers»; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle +séquence que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou huit coups +sûrs: comme il est reconnu que notre _présidint_ est le plus honnête +homme du monde, personne n'ose le soupçonner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a pas parlé du +_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les séquences +qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez. + +Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son enfance faubourienne +qui lui était resté. + +--Savez-vous ce que produira votre discours au _présidint_, +répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance et ne voudra pas prendre +la banque; ou bien, s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, +bêtement, et battra les cartes, les fera couper; voilà votre belle +séquence brouillée, et... il perd. + +Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections. + +--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout +simplement la séquence dans la main en lui disant de jouer les cartes +dans l'ordre où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier à +qui l'on imposerait une séquence sans qu'il se doute de rien, quitte à +le prévenir délicatement une fois la chose faite, à seule fin de lui +inspirer de la reconnaissance. + +--Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le jeu n'avait ni la science +ni les roueries de Barthelasse. + +--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en +banque le baron ou Salzman et nous leur passons la séquence; ils ne la +brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou trois coups ils +l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le président prenne leur +suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent +de laisser, et, sans que personne puisse soupçonner un homme dans sa +position, il fait une rafle qui nous le livre. + +--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frédéric. Et +taillera-t-il? Là est la question. + + +XVI + +C'était avec des valeurs à escompter et des factures à recevoir que +madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux +trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille +dus à la caisse du cercle. + +En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à son banquier, et +s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'élevant à trois +mille et quelques cents francs, était due par un marchand de draperie de +la rue des Deux-Écus, un vieux, très vieux client de la maison, qui ne +faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que la +Banque de France. + +Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter pour être payé, +qu'il l'avait gardé pour le dernier; il la connaissait, la formule du +vieux drapier: «Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler notre petit +compte.» Et ce compte, on le réglait dans la salle à manger, en buvant +un verre de cassis, tandis que, par un châssis vitré, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient de chez le +fabricant, ou vendre le métrage d'un pantalon à un petit tailleur. Le +seul ennui de ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons où +se trouvaient un défaut, qui avaient été soigneusement conservés et qui +permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle +du petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme +autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier. + +Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir +tombait, mais la nuit n'était pas encore faite; dans la demi-obscurité +de la rue étroite, il lui semblait vaguement que les choses n'étaient +pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de +son vieux client. Où donc était l'étalage avec ses pièces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent que le magasin +était fermé, et que, sur les volets, quatre pains à cacheter fixaient +une bande de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la rue des +Deux-Écus est en grande partie occupée par des drapiers, il entra chez +un autre de ses clients qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une +attaque d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont +fait tout de suite apposer les scellés.» + +La déception était contrariante pour Adeline, car elle renversait tout +son plan: à cette heure de la soirée, les maisons où il aurait pu se +procurer la somme qui lui manquait étaient fermées, et par là il se +trouvait dans l'impossibilité d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette +et pour y signer sa démission sur son bureau qu'il ouvrirait une +dernière fois. + +Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel côté tourner. + +A la vérité il devait se dire que c'était là un retard insignifiant, et +qu'il serait encore parfaitement temps de démissionner le lendemain; +mais cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on est arrêté par +un incident qu'on n'a pas prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé +aussi sa phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les garder. + +Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas le portèrent +machinalement avenue de l'Opéra; et arrivé devant sa porte il monta: +après tout, autant dîner là qu'ailleurs. + +Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils échangèrent un +sourire de soulagement. Ce n'était pas une lettre, la lettre de +démission qu'ils attendaient presque, c'était lui; puisqu'il revenait, +rien n'était perdu. + +Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de +Théodore. + +--J'ai profité de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur à tout le +personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez. + +Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui importait ce qui se +passerait au _Grand I_ dans quelques jours? + +Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire part de cette +mauvaise réception à Barthelasse. + +--Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; il doit avoir sa +démission dans sa poche. + +--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse +pas en sortir: je vais préparer la séquence. + +--Taillera-t-il? + +--En le poussant. + +--Envoyez chercher le baron et Salzman. + +A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: justement c'était le +jour des invitations et elles avaient amené de nombreux convives. A côté +d'étrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitués, des +amis. Le menu était réussi; on racontait des histoires drôles; il se +laissa d'autant plus facilement aller que c'était la dernière fois qu'il +faisait fonction de président, et peu à peu il retrouva les agréables +sensations de ses premiers mois de présidence, quand il voyait tout +en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre +ailleurs que dans un cercle. + +Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint nerveux et +impatient. + +--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président? + +Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant +et avec sympathie, il s'exaspérait. C'était déjà bien assez pour lui +d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des +cartes, le murmure étouffé des joueurs, que dominait de temps en temps +l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne va plus?», sans qu'on vînt encore +le tenter et le pousser. + +Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, +et, à chaque mouvement qu'il faisait, il éprouvait un singulier +sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur +produite par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient pas pu +résister à la tentation de tâter la chance, car tout joueur sait que ce +n'est pas du tout la même chose d'opérer avec une petite mise qu'avec +une grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, on est à peu +près sûr de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne +toute liberté de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; c'est +une affaire de tactique. + +--Comment, mon président, vous n'en taillez pas une ce soir? + +Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le pousser. + +Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait nettement. + +Et cependant? + +S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours à ceux qui jouent +pour la première fois, n'est-ce pas vrai également pour ceux qui +jouent leur dernière partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède +continuellement qu'elle vous abandonne à la déveine. + +Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la +dernière. + +Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il les rejetait loin de +lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui +pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur dernière +partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera +bien décidément la dernière. + +Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'était la mort de son +client de la rue des Deux-Écus; pourquoi le père Huet était-il mort +juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de providentiel; une +impossibilité qui était un avertissement? On n'est pas joueur sans être +superstitieux, et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la +manie dont on est obsédé Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde +de croire que le père Huet était mort exprès pour le pousser au jeu, il +se disait en même temps que cette mort pouvait bien signifier quelque +chose. + +Pourquoi ne pas voir quoi? + +Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, c'était de tâter +la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas même avec +quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche. + +Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant +l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la +veine sans mettre la main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. +Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui +savent l'arrêter quand elle passe à leur portée. + +Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il errait par +les différentes pièces du cercle, s'arrêtant devant le billard pour +applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un +ami qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire un journal +du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgré son application, mais +quand cette idée de la mort du père Huet eut traversé son esprit, +il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant +lui,--celui de gauche. + +Le banquier donna les cartes et perdit à droite comme à gauche. + +Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain pour Adeline, +cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il +avait gagné 1,000 louis, car, s'il était insignifiant en soi, quelle +importance ne prenait-il pas comme indication de la veine. + +Il laissa ces cent francs et, gagna encore. + +Décidément, la mort du père Huet semblait bien être providentielle. + +Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa à droite, +où il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche +perdit, le tableau de droite gagna. + +Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui + +--Quelle veine, mon président! + +Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui. + +--N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric. + +--Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, je n'userais +pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque. + +Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront pas l'émotion +d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interrogé l'oracle, et +quatre fois l'oracle lui avait répondit par une affirmation contre +laquelle toute discussion était impossible. + +--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus +survenant. + +--Je vais inscrire le président, dit Barthelasse. + +Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre en banque, mais ces +excitations tombant sur lui de différents côtés firent pencher sa +résolution chancelante. + +Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme le retint: il fit une +nouvelle tournée dans les salons et de nouveau il tâcha de s'intéresser +aux carambolages, à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, +inconsciemment, il revint à la salle de baccara, où, pendant son +absence, quelques gros coups avaient imprimé à la partie une allure plus +animée. + +C'était un des habitués du cercle, un Américain appelé Salzman, qui +venait prendre la banque, et on avait apporté trois jeux de cartes que +Camy était en train de mêler. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût rien de précis à +reprocher à Salzman, on le tenait vaguement en défiance, et puis c'était +un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y +eut guère que les étrangers qui pontèrent. + +Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles +encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus +soupçonneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans +la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au +talon_, c'est-à-dire en prenant les cartes une à une devant lui, sous +les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le +_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit à +droite et gagna à gauche; alors il se leva: + +--Messieurs, il y a une suite. + +--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier. + +C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté de la table ayant +Frédéric à sa gauche et M. de Cheylus à sa droite. + +--C'est à vous, mon président, dit Frédéric. + +--Allez donc, dit M. de Cheylus. + +Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son collègue; il savait +par expérience l'intérêt que celui-ci avait à le voir gagner, d'ailleurs +ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle. + +Il s'assit au fauteuil. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline était +un beau banquier: les plaques, les billets de banque tombèrent sur le +tapis. + +--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone. + +Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la manière de tailler; +une à une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se +les donner à lui-même. + +Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, +comme il avait deux bûches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et +sur la gauche qui avait 4, 6 et 5. + +--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus. + +Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent de plus en +plus dru. + +--Combien y a-t-il? demanda Adeline. + +--Dix-sept mille francs. + +Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une bûche. + +Il y eût un mouvement d'hésitation chez les pontes; plus que jamais il +fallait se rattraper: le vent allait tourner. + +Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le +quatrième coup avec 9, le cinquième avec un nouvel abatage, le sixième, +au milieu de la stupéfaction générale et de la consternation d'un +certain nombre de pontes, encore avec un 8. + +Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où s'était entassé son gain +dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs. + + +XVII + +Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette partie l'ébranla. + +Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné de cette persistance +de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de réfléchir, il fallait se +rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment +sont donnés les coups qu'on reçoit, on tâche de les rendre; après, on +verra. + +Après on avait vu que cette veine était vraiment bien extraordinaire, et +telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, si solide qu'elle fût, qui pût +la mettre à l'abri du soupçon. + +Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affolés +par l'émotion de la lutte ou paralysés par l'angoisse, incapables +par conséquent de voir autre chose que ce qui leur est étroitement +personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces +acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent +la carte et notent tous les coups dans l'espérance de saisir une veine +qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à l'aurore; il +y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance +non en vue d'empêcher les tricheries, mais simplement en vue de prendre +une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent dénoncer; +enfin il y a encore le personnel du cercle, très expert aux choses de +jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres quand ce +qu'il a remarqué sort de l'ordinaire. + +Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant suite à celles de +Salzman, elles constituaient un ensemble révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. +5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. +2.--0. 8. 0. 7. 6. 9.... + +Cette série de chiffres qui se continuait était absolument +incompréhensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle +ressemblait terriblement à une séquence: ce n'était ni la _surprenante_, +ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre +fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de +celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par là +sont trop usées pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la préparation d'une main plus complaisante +que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, +peut-être, et qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle n'avait pas été +inspirée par l'idée d'empêcher les hésitations de tirage. + +Pour ceux qui admettaient la séquence, la question était de savoir si un +homme du caractère et de l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à +jouer avec des cartes séquencées. + +C'était là-dessus que la discussion s'était engagée quand, après le +premier moment de surprise, on avait commencé à discuter la victoire +du président du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait été +obtenue. + +Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui connaissaient Adeline +s'étaient récriés:--Allons donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à +quels signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes les fois qu'un +banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des +séquences.--Mais à ces objections, les répliques n'avaient pas manqué, +et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas restés court:--Ce n'est +généralement pas à vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y +est peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. La position +d'Adeline était-elle assez bonne pour qu'il n'eût pas besoin de gagner +quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être +président d'un cercle, avec un traitement payé par la cagnotte? + +D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient +pas Adeline et n'avaient pas dès lors de raisons pour le défendre. +Un président de cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence, +c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés vifs par ce +genre de vol contre lequel la défense est à peu près impossible qu'ils +voient des séquences partout et plus souvent encore que dans la réalité, +où cependant elles se rencontrent si fréquemment. Et puis ce président +n'était pas le premier venu; il avait un nom; il était député; on lisait +ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations devenaient plus +vraisemblables; c'était drôle; il y aurait du scandale. + +Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément couru le tout-Paris +des cercles et du boulevard: + +--Le président du _Grand I_ a passé une séquence à son cercle. + +--Est-ce qu'il n'est pas député? + +--Justement. + +--Ah! elle est bien bonne! + +--Si les présidents s'en mêlent! + +C'était cette double qualité de député et de président qui donnait du +piquant à la chose: pas intéressantes pour le boulevard, les histoires +de gens que personne ne connaît. Il arrive assez souvent qu'il se gagne +des sommes importantes, et d'une façon étonnante sans qu'on s'en occupe +en dehors des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est qu'alors +ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas +pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline +était quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et dès lors +«elle était bien bonne»; ceux-là mêmes qui auraient haussé les épaules, +si on leur avait parlé d'une séquence passée dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un étranger +du Pérou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que +le coupable était un député, un homme en vue, c'était un événement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: «C'est +bien possible!» et cette possibilité, ils la faisaient partager aux +autres en leur racontant cette histoire: «Un député, elle est bien +bonne.» + +A côté de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle était +drôle, il y avait tout une catégorie de gens qui s'en occupaient, parce +qu'elle les intéressait personnellement--celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protègent les cercles et +sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux +_rameneurs_, aux _dîneurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: «Ah! le député +Adeline en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en tirer parti +du député et en _manger_ quelques morceaux!» On pourrait le mettre en +avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les +villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; de même, +on pourrait aussi l'employer pour prévenir des arrêtés de fermeture que +prendraient ces préfets; au député influent, à l'ami des ministres, les +préfets n'oseraient rien refuser; et lui-même le député n'oserait rien +refuser à ceux qui le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est +surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres. + +Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui +l'avait soulevé, sans qu'il en entendît rien et se doutât même qu'on +pouvait s'occuper de lui autrement que pour le féliciter, et aussi pour +lui faire quelques emprunts, comme cela était arrivé la première fois +qu'il avait gagné une somme importante. + +De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la réalité avait même +été au delà de ce qu'il imaginait. + +Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle tout de suite pour +aller se coucher tranquillement à quoi bon se coucher? Il était bien +trop surexcité, trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, sans +être un passionné du jeu, il jouait néanmoins en passionné, le coeur +arrêté ou bondissant, les nerfs crispés, et il n'y avait aucun point de +ressemblance entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après une +nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la ruine et de la ruine à +la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs qui tout d'abord +l'avaient enveloppé, il avait repris sa promenade à travers le cercle, +en tâchant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne +l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient les désintéressés qui +tout d'abord s'étaient jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès +spontanément comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, +toujours à l'affût des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fût seul +pour l'aborder: + +--Mon cher président.... + +Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent là sans +autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou +d'un jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche +le prix du déjeuner ou du dîner, ils ne quittent pas le cercle. Tout +ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le +dévorent, mais sans jamais se permettre la prodigalité d'un extra, même +quand il ne coûte que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied +en marchant, de peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus +exigeants à se faire passer leur pardessus par les valets de pied: +«Valet de pied», ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, +et n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on les sert. + +--Mon cher président.... + +Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la +chanson qu'elle allait amener: «Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, +mon cher président.» Il était difficile de refuser ces pauvres diables +dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu +avait roulés dans ces bas-fonds. + +Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un certain point ne +l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait réellement +stupéfié. + +Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin à rentrer chez +lui, il avait trouvé, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi à +partir. + +Ils avaient endossé leurs pardessus en même temps, et, en même temps +aussi, ils avaient descendu l'escalier. + +--Vous rentrez chez vous, mon président? demanda Salzman. + +--Sans doute. + +--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'à la place de +l'Opéra. + +Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; après avoir joué, la +marche le calmait et rafraîchissait son sang; quelquefois même, pour +mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'était léger +d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui +l'eussent arrêté auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il +avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses +poches. + +--Je vais prendre une voiture, répondit-il. + +--Alors, avant de nous séparer, je vous demande un moment d'entretien, +deux minutes. + +L'heure était étrangement choisie, alors surtout que quelques instants +auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodément pour tous +les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes. + +--Volontiers. + +Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en ce moment +complètement désert, tandis que sur la chaussée quelques coupés du +cercle attendaient la sortie des joueurs. + +--Vous conviendrez, mon cher président, dit Salzman, que celui qui vous +a donné cette banque a la main heureuse. + +--Cela, c'est vrai. + +--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue +de vous laisser ma suite n'a pas été moins heureuse que la main... pour +vous au moins. + +Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure qu'allait prendre cet +entretien bizarre, devint attentif à ce mot. + +--Mais si elle a été heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne +l'a guère été pour moi, car si j'avais taillé jusqu'au bout, les +quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la +mienne... et franchement, ils y arriveraient à propos. + +--Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, qui voulait prendre ses +précautions. + +--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, +et dans ma suite il y avait une jolie série. Cependant, rassurez-vous, +je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus +d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma discrétion; Je viens seulement +vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme prêt, +parce que j'en ai besoin, un extrême besoin. + +Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur +son compte, Adeline ne l'aimait point, cette façon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant à lui comme à un associé, acheva ce que les +préventions avaient commencé. + +--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous désirez, dit-il +sèchement, mais cela m'est tout à fait impossible. + +--Cependant.... + +--Tout à fait impossible. + +Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il ouvrit la portière. + +A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le +trottoir. + +--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portière. + +Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les yeux des joueurs qu'il +sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline. + + +XVIII + +Cette façon de demander en faisant valoir des droits au partage avait +exaspéré Adeline. Vraiment ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix +mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait +perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une +part dans sa perte? + +D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait répondu +comme il fallait à ce drôle. + +Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là et des autres ses +pareils, car s'il n'avait pas donné sa démission ce soir-là, après avoir +payé sa dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à maintenir +cette démission et à abandonner la _Grand I_ aussitôt qu'il pourrait le +faire décemment, sans paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait +vite oubliée; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter +son escalier, ni celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune carte. + +Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le +lendemain, à la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; +il y eut même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement s'il +était vrai, comme on le racontait, qu'il eût gagné cinq cent mille +francs. Adeline se récria. + +--On ne parle que de ça! + +Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en +effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se +taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à +l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait un gros gain, ses +amis l'en avaient plaisanté; maintenant, semblait-il, ce n'était plus de +la plaisanterie, c'était de l'étonnement. + +Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près de quatre-vingt-dix +mille francs? Était-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent +provoquer la surprise? + +Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction de voir +celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était rien passé entre eux dans la +nuit. + +--Je ne vous en veux pas, mon cher président, dit l'Américain, j'avoue +même qu'à votre place j'aurais probablement répondu comme vous; +seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite +du même genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas? + +Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était celui de la bonhomie +et de la drôlerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline +ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention +chez l'Américain de tourner en plaisanterie ce qui avait commencé par +être sérieux, et n'avait pas réussi sous cette forme. Mais trois jours +après se présenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'était +pas trompé. + +C'était le soir, la partie était assez animée, et Salzman venait de +prendre la banque; on avait apporté des cartes que Camy avait battues +pendant que Salzman répétait d'un voix indifférente: + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposés à +aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier. + +Au montent où le croupier présentait les cartes à un joueur pour les +faire couper, un autre joueur avança la main et les prit. + +--Permettez, dit-il. + +A ce moment même Adeline arrivait auprès de la table, et il vit le +joueur qui avait pris les cartes se préparer à les battre sérieusement. + +--Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant +d'hésitation, en homme qui se demande s'il va se fâcher de cette marque +de défiance, ou s'il va ne pas la relever. + +Bien que cette question eût été faite sur le ton de la provocation, ce +fut avec calme et sans élever la voix que le joueur répondit: + +--Rien autre chose que ce que je fais. + +Et avec le même calme, il continua à battre les cartes, qui claquaient +entre ses doigts. + +Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, comme s'il était +desséché dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, +paraissait plus grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un +regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et chétif; ne se +laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui répondit. + +--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman. + +--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit? + +--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement. + +--Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, je cède la place à +monsieur. + +D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément en accord avec +ses paroles, il se leva de son fauteuil. + +--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui +décidément ne perdait pas la tête. + +Tout à l'algarade qui venait de se produire et à laquelle il avait coupé +court par son intervention, Adeline ne pensa pas immédiatement à ce +dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina. + +«L'affaire n'aura pas de suite.» + +Que voulait dire cela?--Était-ce simplement le cri de triomphe d'un +grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tête? Ou bien +n'était-ce pas une allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonné sa banque? + +Cette supposition le jeta dans un trouble profond. + +Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation qui +s'adressait à lui. + +Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le frappa: «L'affaire +n'aura pas de suite!» On croyait donc que, comme il avait pris la suite +de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il +avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que l'injure faite à Salzman en lui +battant les cartes rejaillissait sur lui. + +Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il tourna et retourna +cette idée dans sa tête affolée. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues +d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les +soupçons s'attaquer aux gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; +cependant jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour on pourrait le +soupçonner lui-même. + +Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et que l'âge n'eût +fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'était pas homme +cependant à répondre à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme l'avait +fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitôt que l'heure +fut arrivée où il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, +il partit pour l'avenue de l'Opéra. Mais justement il ne rencontra +personne pour lui répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène de +la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le personnel de service à +cette heure matinale ne savait rien: un garçon croyait que ce joueur +était un créole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été +présenté ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, +M. Barthelasse ou Camy le connaissaient. + +Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; +mais comme à l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il +était gérant en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric +l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait pris la +prudente habitude de ne rien voir, pas même ce qui lui crevait les yeux; +comme cela il ne risquait pas de se compromettre: «Je chercherai, je +réfléchirai, comptez sur moi», étaient les trois seules réponses qu'il +se permît, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en démordait +pas. C'était auprès de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, sans y rien +ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire +avec Adeline: «Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le président.» + +Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et +ne savait pas qui l'avait présenté. + +Alors Adeline se fâcha: + +--Comment! c'était ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, à quoi +servait le comité? A quoi servait le président? S'il ne servait à rien, +il n'avait qu'à se retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une +simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait pas de son +nom... plus longtemps. + +Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, commençait justement +à se rassurer et à croire que la séquence, ou plutôt le gain produit +par elle, leur avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement +laissé paraître sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait être pris, et bien +pris; voilà que précisément cette menace de démission éclatait quand il +s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question! + +Heureusement il n'était pas homme à se laisser démonter, et tout de +suite il se défendit: on le prenait à l'improviste, il n'avait pu +interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le +nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; ce n'était pas +dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irrégulier; il +était de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout. + +Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les +choses à l'extrême cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous +cette allusion «à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait +tout moyen de recherches. + +--Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom. + +Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, il ne poussa pas son +enquête plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon. + +Si les jours précédents, il avait été frappé de la façon dont on le +regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions où +il se trouvait et avec les inquiétudes qui l'angoissaient. + +Pourquoi cette curiosité? + +Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas même à ses meilleurs amis; +et par cela seul il se trouva singulièrement embarrassé, confus, comme +s'il se sentait coupable. + +Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il +entra tout de suite dans la salle des séances, bien que le président +ne fût pas encore monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait +Bunou-Bunou pour voisin. + +Comme tous les jours, celui-ci était penché sur son pupitre, écrivant, +car c'était son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture +de la séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte qu'il était +un sujet de récréation et de conversation pour le public des tribunes +qui occupait les longues minutes de l'attente à regarder dans le vaste +hémicycle désert où ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux +bonhomme à la tête blanche qui, collé sur son papier, écrivait, +écrivait, écrivait. + +--Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, après lui +avoir serré la main, s'assit auprès de lui. + +--Comment? quand nous devions nous voir? + +--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est +question. + +--Votre démission de membre du comité du _Grand I_, dit Adeline très +ému, et pourquoi? + +Bunou-Bunou se montra embarrassé. + +--Je vous en prie, insista Adeline. + +--Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; +alors vous comprenez. + +Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage +d'insister; si cruelle que pût être la vérité, il devait la demander. + +--Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, votre raison +vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi franchement, comme à +un... ami. + +--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, très graves. + +Adeline pâlit. + +--Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est d'usage de donner des +surnoms aux cercles: ainsi la _Crémerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_. +Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnés d'autres qui sont +des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a un qui s'appelle +l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Béotie_, et ces appellations +empruntées à la Grèce sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; +il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Épire_ ou, dans la langue du +boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si +je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma +réélection. Que ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus +bon à rien. + +Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'était +cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira. + +--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si complètement que moi +aussi je vais me retirer. + +--Vous feriez cela? + +--Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, nous donnerons nos +deux démissions en même temps. + +--Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites! + +Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux blancs serrer les +mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le +temps de s'adresser des questions sur cette scène pathétique; un flot de +députés envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours +battre aux champs. + + +XIX + +Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de concession que lui +avait fait Adeline en ne donnant pas immédiatement sa démission: ce +n'était pas parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait +cette démission, c'était parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom +de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'était pas possible, et +Frédéric commençait à bien le connaître. + +Le danger était donc menaçant. + +Comment l'empêcher d'éclater? + +La question était assez grave pour qu'il ne voulût pas prendre la +responsabilité de l'examiner et de la trancher tout seul; c'était entre +associés qu'elle devait se décider. + +Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline fût parti, il alla +prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, +on verrait plus tard. + +Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaëlle recevant +en ce moment même la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea +cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont +l'impatience et le mécontentement étaient visibles, allait le quitter +pour rompre ce tête-à-tête. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, +et Raphaëlle entra dans le petit salon où ils attendaient. + +--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de les voir. + +Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait. + +Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de l'associé qui rend +les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte à son avoir tout +ce qui va bien. + +--Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle en se tournant +vers Barthelasse. + +--Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa démission, puisqu'il a +attendu jusqu'à maintenant. + +--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le +voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouvé que ce n'est pas votre +séquence qui décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, sans +doute, balancée longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni +des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la surprise? + +--J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, ce qui, avec lui, était +possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on +est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était +pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'était pas mauvais qu'il se +sentît un peu compromis. + +--Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va. + +Barthelasse secoua la tête par un geste énergique. + +-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il +s'en _vatt_, s'écria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle +part, il serait resté avec nous. + +--Ça, c'est une idée. + +--Et une bonne, encore. + +--Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une discussion inutile. + +--Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, à la fin! + +--C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric étonné. + +--Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux qu'on ne +pouvait plus vivre avec lui. + +--Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit de savoir si nous +pourrons vivre sans lui. + +--Et comment? dit Barthelasse. + +--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; il n'y a pas qu'un +président au monde; j'y ai pensé. + +--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là, dit Barthelasse. + +--Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric. + +--A la Chambre. + +--Ce n'est pas M. de Cheylus? + +--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je +lui ai inventé une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire. + +--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous défendre. + +--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant +pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a +fait penser à M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +_Puchotier_ nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai fait venir. +J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze +mille francs au lieu des trente-six mille que nous coûte le _Puchotier_; +je lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus payer cette +somme qu'Adeline se retirait. + +--J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs que Cheylus à douze +mille, dit Barthelasse. + +--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agît de ce qui est +possible; Adeline est mort, vive Cheylus! + +--Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit Barthelasse. + +--Malheureusement, répondit Frédéric. + +--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda +Barthelasse. + +--Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle. + +--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas? + +--Assurément. + +--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il +restât notre président? + +--Parbleu. + +--Eh bien, laissez-moi faire. + +--Quoi? + +--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à craindre, n'est-ce +pas? Si je réussis, il reste. Si au contraire j'échoue, il ne s'en ira +pas deux fois. + +Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle était agacée de voir +Barthelasse qu'elle considérait comme un parfait imbécile, faire +l'important; et de plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas +dire par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas donner sa +démission. + +--Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au moment où il partait. + +--C'est bon, nous verrons. + +Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric en revenant au +cercle. + +--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire. + +Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher le nom qu'Adeline +lui avait demandé, mais ce fut inutilement; ce joueur était-il venu avec +une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être largement +distribuées un peu partout? avait-il été amené par quelqu'un qui s'était +dispensé de la formalité du registre? toujours est-il qu'on ne +trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frédéric se +contenta-t-il de répondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la +soirée. + +Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans son cabinet quand +Barthelasse frappa à la porte et entra: + +--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le président? + +Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis il se résigna, se +disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter que d'éconduire Barthelasse, +dont il connaissait la ténacité. + +--Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, me +permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporté est +fondé? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre +démission? + +--Oui, cela est vrai. + +Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez? + +--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir à un +honnête homme. + +Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant: + +--J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, et dans mes voyages j'ai +entendu un mot qui m'a frappé c'est que la conscience est une méchante +bête qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous pas mordu par +cette vilaine bête? je vous le demande. + +Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse à la porte, +mais il réfléchit qu'un entretien qui commençait de la sorte pouvait lui +apprendre des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il se retint, +décidé à écouter jusqu'au bout. + +--Voyez-vous, monsieur le président, continua Barthelasse, on a les plus +fausses idées sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une +affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux +qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas été adroit, +est-ce que j'aurais gagné les deux millions qui composent ma petite +fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma jeunesse? un +pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une +côte de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas +trouver mieux. J'allais beaucoup au café et dans les petits cercles, la +profession veut ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au +jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, +pour dire les choses. Alors je me suis demandé ce que c'était qu'un +voleur, et après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme qui +gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans étude, était un voleur +et qu'il méritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui +gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait +jamais être un voleur. + +Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de son président +l'effet qu'avait pu produire ce début. + +--Continuez, dit Adeline. + +Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là, avait cherché ses mots, +s'exprima plus librement et plus vite: + +--Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en +continuant mon métier de lutteur, tous les soirs je me faisais les +doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez +bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, +je m'essayais à filer la carte, et sans lumière encore, car ce qui est +difficile c'est d'opérer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit +pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne pouvais pas +me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans +je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a +récompensé ma persévérance: je ne m'entendais plus. C'était au moment de +la guerre de Crimée; j'avais amassé un peu d'argent je me suis embarqué +à Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. +Nous n'étions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. +On a joué pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans me +vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour +la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitôt je +me suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des officiers à bord +qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que +leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. +J'ai fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement de mon petit +avoir. + +--Où voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait à quatre pour +ne pas éclater. + +--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre +fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous +allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? autrement vous ne +seriez pas un bon père, et vous en êtes un. A ce moment une petite +fée se penche à votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec une +épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille +francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver +ta famille, ton honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que vous +feriez? + +Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec +son meilleur sourire: + +--Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous +piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqûre, désagréable, j'en +conviens, et laissez la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, +vous aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous +aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de +votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous? + +Adeline étouffait d'indignation: + +--Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? dit-il. + +--Une simple petite politesse, une prévenance, pour vous montrer ce +qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en +parler; vous verrez mieux que cela. + +--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan? + +--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui. + +--Ah! + +Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait pris l'indignation +d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en +face de certaines choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant la +fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fâchait, le +président? + +--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est à lui que je répondrai. + +--Mais... + +--Envoyez-moi M. de Mussidan. + +Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était pas loin. + +--Eh bien? + +--Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et puis ça paraît se fâcher; +il est incompréhensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec +vous, il vous demande. + +Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulsé. + +--Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les poings levés, vous, vous +un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!... + +Frédéric resta un moment décontenancé, puis se remettant: + +--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs! + + + +QUATRIÈME PARTIE + + +I + +Voleur! + +C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant l'avenue de l'Opéra +pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son +chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le +reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se répétait: + +--Voleur! + +Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce +qu'il avait besoin d'être seul. Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on +ne lui parlât point. + +Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un voleur? L'allusion de ce +joueur à la «suite» le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait +pas immédiatement relevée, il avait passé condamnation, exactement comme +ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbé +le front. + +Comment prouver qu'au lieu d'être complice de ce vol il en était +lui-même victime? Où trouverait-il quelqu'un, même parmi ceux qui le +connaissaient, même parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, ou plutôt qui le +reconnaîtrait? Qui aurait le courage de continuer à rester son ami? + +Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, se laissant tomber +dans un fauteuil, il resta là anéanti; un flot de larmes jaillit de ses +yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant +de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il pleurait misérablement, +désespérément, abîmé dans sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, +son honneur, sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la vie, la +dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur! + +Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le +prit de se trouver si faible; ce n'était pas en s'abandonnant qu'il +rachèterait sa faute, si elle pouvait être rachetée. + +Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille francs; avant +tout, il devait les rendre à ceux qu'il avait dépouillés; après, il +verrait à se défendre contre ceux qui l'accuseraient. + +Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; où trouver, où +chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs? +Trente, quarante, cinquante personnes peut-être avaient joué contre lui +dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à l'exception de cinq ou +six qu'il avait remarquées, il ne savait pas le nom des autres, il ne +se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait même pas +regardés dans son agitation, et qu'il avait à peine vus à travers un +brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'étaient +fixés sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions +de physionomie quand il avait gagné de gros coups; mais tout cela se +brouillait dans sa mémoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à qui devait-il deux +louis? + +Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs. + +Entre quelles mains les payer? + +Si le _Grand I_ avait été le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait +pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joué que contre des +membres de ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus défiler qui s'étaient montrés une +fois, deux fois, huit jours, et qui n'étaient jamais revenus! sans doute +ceux qu'il avait dépouillés étaient de ces passants. + +Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il leur avait pris. + +Comment? + +Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de +réponse. + +Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, des étrangers qui +avaient déjà quitté la France: où les chercher? en Russie, en Amérique? +l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, comment les +prévenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux +pour avertir les personnes qui avaient joué contre lui qu'elles +pouvaient se présenter rue Tronchet, où il rembourserait à vue ce +qu'elles avaient perdu; combien s'en présenterait-il, et ce ne serait +pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, combien de +millions ne lui demanderait-on pas! + +Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas +retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il +reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaîtrait les +noms de ses créanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il +leur devait. + +Cette idée le calma un peu; si son honneur était perdu, au moins sa +conscience serait déchargée du poids qui l'écrasait. + +Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du matin il examina +cette idée qui tout d'abord lui avait paru réalisable, il n'en vit +plus que l'absurdité. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette +restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte +l'étoufferait. + +Peut-être un caractère plus ferme et plus digne que lui accepterait +cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la +force de s'infliger cette humiliation. + +Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit et dans son coeur ne +le lâchait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et +après bien des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur de +l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre à ceux à +qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne +salirait plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être mieux, +mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour +et le contre de sa résolution; et telle était sa situation qu'il ne +pouvait prendre conseil de personne. + +En se levant il écrivit au président de la Chambre pour demander un +congé de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux +fut arrivée, il se rendit à l'Assistance publique, emportant ce que les +emprunteurs lui avaient laissé sur les quatre-vingt-sept mille francs, +c'est-à-dire près de quatre-vingt-cinq mille francs. + +Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu par le directeur, +mais avec la prudente réserve d'un fonctionnaire qui va avoir à défendre +son administration contre les sollicitations d'un député. + +--Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'où il tira +huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de +quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront être employés +en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire entend +n'être pas connue, elle désire seulement que l'insertion de ce versement +figure au _Journal officiel_. + +L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de la réserve à +l'épanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements à recevoir, +il se retira, pour aller prendre tout de suite le train à la gare +Saint-Lazare; ce serait seulement à Elbeuf, entouré des siens, qu'il +respirerait. + +Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent cette route, +il avait toujours quitté Paris avec allègement, comme si l'air qu'il +respirait après les fortifications était plus pur, plus léger et plus +sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait été aussi vif que +lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper +dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller +en augmentant comme d'ordinaire à mesure qu'il s'éloignait de Paris, +alla en diminuant; il n'avait pas laissé à Paris le souvenir de cette +terrible nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il pesait de +tout son poids sur sa conscience: + +--Voleur! + +Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée par une dépêche. +Quand il descendit de wagon, il aperçut Berthe, qui était venue +au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle +conduisait elle-même. + +--Te voilà! + +--Maman a bien voulu me laisser venir. + +L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnée, jamais il +ne l'avait embrassée avec cet élan, avec cette émotion. + +--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise. + +--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade? + +--Je te trouve pâle. + +Il fallait expliquer cette pâleur. + +--Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine +avec vous; j'ai pris un congé. + +--Quel bonheur! + +Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. Ils montèrent en +voiture, et Berthe prit les guides. + +--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère qu'on me regardera un +peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule. + +En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de voir mademoiselle +Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette. + +Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville même, l'autre où +descendent les voyageurs qui viennent de Paris, à une assez grande +distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine +de Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de chemin où ils +pouvaient causer librement. + +--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline. + +--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler. + +--Qu'est-ce qu'il y a? + +Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux +qu'il venait de voir s'était rembruni et attristé. + +--J'ai peur, dit-elle. + +--Michel? + +--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre +que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman. + +--Que se passe-t-il? + +--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mère s'adoucissait +et qu'elle semblait disposée à consentir à notre mariage, m'a prévenu +hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, qu'il y avait +un revirement et que madame Eck paraissait fâchée contre lui et contre +moi. + +Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque chose à Elbeuf? En se +perdant, avait-il perdu sa fille avec lui? + +Berthe continuait: + +--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par là +changer ses dispositions à mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait +qui puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain. + +--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle +est fâchée. + +--Contre qui l'est-elle alors? + +--Contre moi. + +--Pourquoi le serait-elle contre toi. + +Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre à cette question; il +n'osait même pas l'examiner. + +--A cause de notre situation embarrassée. + +--J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, qui m'a dit que +les affaires seraient meilleures cette année qu'elles ne l'avaient été +l'année dernière. Madame Eck doit le savoir. + +--Peut-être ne le sait-elle pas. + +--Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura avertie. + +--Alors, que veux-tu que je te dise? + +--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe. + +Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même. + +--Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque chose qui aura été +rapporté à madame Eck. + +-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'étais morte ou +encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi. + +Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle; il fallait donc +renoncer à cette explication. + +Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se +montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminées qui +vomissaient des nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers la +forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches des arbres avant +d'avoir pu s'élever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et +ils allaient entrer dans la ville. + +--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras +seule jusqu'à la maison. + +--Et maman? + +--Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck. + +Berthe laissa échapper une exclamation de joie. + +--Ah! papa. + +--Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je ne veux pas y rester +moi-même; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec +M. Eck. + +--Que vas-tu lui dire. + +--C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop loyal pour ne pas +s'expliquer franchement. + +Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve; +Berthe arrêta son cheval. + +--Il me semblait que quand tu serais là j'aurais moins peur, dit-elle, +et voilà que mon angoisse n'a jamais été plus forte. + +Il descendit de voiture. + +--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera +possible. A tout à l'heure. + +Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans la vieille ville, il +suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve. + + +II + +Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline ne l'était pas +moins, car il ne prévoyait que trop sûrement ce qui se dirait dans cet +entretien: averti de ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne +voulait pas que son neveu épousât la fille d'un voleur. + +C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, sinon dans ces +termes au moins concluant à ce résultat: le mariage de Berthe manqué. + +Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation. + +Sa main tremblait quand il frappa à la porte du bureau du père Eck. + +--_Endrez._ + +Il entra: + +--Ah! monsieur _Ateline_! + +Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation. + +--J'allais justement faire demander à madame _Ateline_ quand vous deviez +venir à _Elpeuf_. + +--Vous avez à me parler? + +Le père Eck hésita un moment + +--_Voui_. + +L'heure avait sonné pour Adeline. + +--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le père Eck. +Depuis le jour où je vous ai _temandé_ la main de mademoiselle _Perthe_, +je n'ai cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, tantôt +directement, tantôt par des moyens détournés. Et c'était difficile, très +difficile, car c'est la première fois que dans notre famille l'un de +nous veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, les +préjugés, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait +la foi religieuse chez ma mère, vous le _safez_ très vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin, +tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui +_afiez_ inspirée m'était d'un puissant secours. Ah! s'il avait été +question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait fermé la +bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait été défendu de +l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous +étiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était mademoiselle +_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom +les principes de ma mère fléchissaient. Les choses en étaient là, et je +n'avais _blus_ qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement à +obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscrétion, un propos fâcheux est venu +tout rompre. + +Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et +ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le père Eck. + +--Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, que, lors de mon +voyage à Paris, je vous ai conseillé d'abandonner votre cercle, de +laisser ces gens-là à leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et +que j'ai insisté autant que les convenances le permettaient; vous vous +le rappelez, n'est-ce _bas_? + +--Parfaitement. + +--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement en mon nom +que je parlais. Depuis mon retour, ma mère a vu des amis de Paris qui +lui ont parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre +cercle. + +Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baissé les yeux et +les tenait attachés sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever +pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence. + +--On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, continua le père Eck; +beaucoup trop de choses. + +Il dit cela tristement, avec embarras. + +--Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce mariage, vous comprenez? + +Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le +serrait à la gorge et l'étouffait. + +--Je suis _tésespéré_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_, +mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous? + +--Rien, murmura Adeline accablé. + +--Comment répondre à ma mère et la combattre, quand... j'ai le chagrin +de le dire... je pense comme elle? C'était un grand effort que ma mère +faisait en donnant son consentement à ce mariage, mais elle s'y décidait +par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de +ses forces de se résigner à ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef.... + +Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise. + +--... Dont le chef joue; et tant que vous serez président de ce cercle, +vous jouerez, cela est fatal. + +--Président du cercle, murmura Adeline, c'est la présidence du cercle +que madame Eck me reproche? + +--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, hélas! + +--Mais je ne le suis plus. + +--_Fous_ n'êtes plus président du _Grand I_? + +--J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle... +ni dans aucun autre. + +--Jamais? + +--Je le jure. + +Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les deux mains tendues: + +--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement! + +Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. Adeline +renaissait; de l'abîme au fond duquel il se noyait, il remontait à la +lumière. + +--Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'écria +Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur! + +--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques +jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le +consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront mariés, +je vous le promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la vôtre cédera +bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les mêmes? Je dois vous +_tire_ que ma mère tient à ce consentement, et qu'elle retirerait le +sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilité: elle veut +l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne +respections pas sa volonté. Quant aux affaires, nous les arrangerons +ensemble. + +Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié cette terrible question +des affaires; ce mot le rejeta durement dans la réalité. + +--Je dois vous dire.... + +Mais le père Eck lui ferma la bouche: + +--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grèvent la +propriété du Thuit; des dettes personnelles, par exemple? + +--Non. + +--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas +donner de dot à mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_ +situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille +qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire; +c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours à Michel pour la +fabrique que nous allons établir, et qui remplacera la vieille +fabrique «en chambre» _Ateline_, par la fabrique «industrielle» Eck et +Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement Vincent, +qui en ont coûté quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos +métiers; nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; dans +six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de +tâtonnements, pas de coûteuses expériences. Nous ferons venir de Roubaix +les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont émigré d'_Elpeuf_ +à Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres +émigrés; cela sera _trôle_. + +Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence commerciale. + +--L'engouement du peigné commence à se calmer, on s'aperçoit que deux +toiles appliquées l'une contre l'autre sans que la laine soit mélangée +se coupent vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs vives +qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposées à l'air, et +_betit_ à _betit_ on revient au foulé; le _chour_ où l'évolution sera +complète, nous serons là monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme. +Ah! ah! + +Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, léger +comme s'il avait trente ans et commençait la vie avec l'élan de la +jeunesse: Ah! ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à +Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, il voyait les broches +de son nouvel établissement tourner et il entendait ses métiers battre. + +--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre +gendre visiter la clientèle parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous +livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire +qu'elle ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend de _fous_; +allez trouver _fotre_ mère. A bientôt, mon cher ami; mes amitiés à +mademoiselle _Perthe_. + +Quel revirement! Adeline était entré le désespoir au coeur et la honte +au front; il sortit relevé, rayonnant; sa vie finie recommençait avec sa +fille et par son gendre. + +S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt auprès de Berthe, +mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu courir son député? + +Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser +retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant à droite et à +gauche, sans se donner le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait +ses coups de chapeau. + +Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariée, +mariée à l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillité! +il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses oreilles: la +langue que le père Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt +ans; comme elle sonnait mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre +jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?» + +Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe était +restée dans la cour; quand elle aperçut son père, elle courut à lui. + +Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son père que c'était +une bonne nouvelle qu'il apportait. + +En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: le consentement +donné par madame Eck, la création de la fabrique nouvelle dans les +établissements Vincent. + +--Dans un mois tu peux être mariée, avant six mois la fabrique peut +marcher. + +Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue étreinte. + +--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mère. + +--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse. + +--Puisque madame Eck a donné le sien, il me semble impossible qu'elle le +refuse. + +Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima +cette espérance. + +--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il. + +--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est +convaincu que c'est dans leur intérêt qu'on agit et pour leur bien,--et +cette conviction est celle de ta mère. Au reste elle t'attend dans sa +chambre; va tout de suite lui parler. + +--Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a +annoncé que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire +du bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela. + +Elle l'attira et l'embrassa. + +--Quand on est jeune, on peut rester séparé de ceux qu'on aime, +dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper; +mais à mon âge, quand les heures sont comptées, celles de l'absence sont +bien longues. + +--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il. + +--Moi, mon garçon, et comment? + +Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la +parole: + +--Il ne devait jamais être question de ce mariage entre nous, dit-elle +vivement. + +--Il n'en a pas été question tant que les conditions ont été les mêmes, +mais aujourd'hui elles sont changées. + +Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient à ces conditions +le consentement donné par madame Eck et l'acquisition des établissements +Vincent. + +--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'écria la Maman, +voilà vraiment un beau sacrifice. + +--Elle peut être aussi attachée à sa religion que tu l'es à la tienne. + +--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle était attachée à sa +religion, comme tu dis, elle ne céderait pas plus que je peux céder +moi-même. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le +demander? + +--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre +chose, et c'est cela seul que tu dois considérer. + +--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main +de la mort suspendue sur sa tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, +cette main? Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que tu +voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner mes derniers jours? + +--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos à tous: elle +aime Michel Debs.... + +--La malheureuse! + +--Le mariage qui se présente est plus beau que dans notre situation nous +ne pouvons l'espérer, voilà pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus +qui nous désespérerait tous. + +--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta +tête; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le +donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais! + + +III + +--Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt que son mari revint dans le +bureau où elle était seule avec Berthe. + +--Elle résiste. + +--Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille. + +--Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier mot? + +Certes non, elles ne l'avaient point pensé. + +--Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua Adeline, nous +reviendrons à la charge, moi de mon côté, toi du tien, Hortense, toi +aussi, Berthe; pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce +soir même et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas +nous refuser son concours. + +--En es-tu sûr? demanda madame Adeline. + +--C'est à essayer; en attendant je vais envoyer un mot à Michel pour +qu'il vienne dîner avec nous demain: ce sera son entrée officielle dans +la maison en qualité de fiancé, et je crois que cela produira un certain +effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empêche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a +d'autre résultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et +puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il +est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris +celui de la petite-fille. + +Berthe vint à son père et l'embrassa en restant penchée sur lui un peu +plus longtemps peut-être qu'il n'en fallait pour un simple baiser. + +--Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, employons-les bien; et, +pour commencer, soyez avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner par trop de +raideur. + +Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle était d'ordinaire, +quand le lendemain son fils lui annonça que Michel Debs dînerait le soir +avec eux. + +--Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier mouvement de +surprise et d'indignation. + +Mais aussitôt elle se calma: + +--Tu es le maître, dit-elle. + +--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas +désespérer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience. + +Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se demandait comment se +passerait ce dîner, et quel accueil la Maman ferait à Michel: il fallait +qu'elle sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le disait, et +qu'elle crût que par son opposition elle n'empêcherait pas le mariage de +sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaîtrait +elle-même l'inutilité. + +Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman n'accueillit pas +Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle +aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il +était un inconnu ou un indifférent qu'elle ne devait jamais revoir. +Quand, après le dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor, +chanta avec Berthe le duo de _Faust_: «Laisse-moi, laisse-moi contempler +ton visage,» elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de +mécontentement fut de dire à sa belle-fille: + +--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laissé chanter de +pareilles polissonneries avec un jeune homme. + +Madame Adeline voulut marcher dans le même sens que son mari: + +--Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle. + +La Maman resta interdite. + +Après que Michel fut parti et que la Maman fut rentrée dans sa chambre, +Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de +se passer: + +--Vous voyez! dit Adeline. + +--J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame Adeline. + +--Et moi donc! murmura Berthe. + +--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'à +continuer, demain, après-demain; ne pensons qu'à cela, ne nous occupons +que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; il faudra, ma +petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gré de son sacrifice qu'il +aura été plus douloureux pour elle. + +Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que +du mariage de sa fille. + +Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât sa correspondance à +Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des +journaux une grande enveloppe cachetée à la cire et portant la mention: +«Personnelle»; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il +ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attirés par une +annotation à l'encre rouge «Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette +page, et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce qu'il devait +lire: + +«On sait que le député Adeline était président d'un des cercles où, +depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner +sa démission. + +«Pourquoi? + +«Nous allons tâcher de le découvrir. + +«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs. + +«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent. + +«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête le renouvellement: nous +ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose.» + +Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «_Le François 1er_» avec +le mot célèbre bien en vedette: + +«Tout est perdu, fors l'honneur.» + +Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût pas hâte de voir le +second: + +«_Le Redresseur de torts_: + +«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait que le désarroi +règne dans l'_Épire_: on sait que cette province, où les affaires +marchaient très bien pour les Grecs, était administrée par le député +Adelinos, l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci vient de se +retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus +ses doigts légers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +être les résultats de cette colère désastreuse, qui menace de précipiter +chez Aidès tant de fortes âmes de héros criant la faim.» + +Le troisième journal avait pour titre: l'_Honnête homme_; c'était en +tête de la première page que se trouvait le trait à l'encre rouge: + +«Sous ce titre: + +UNE USINE A BACCARA + +Nous commencerons prochainement une curieuse étude du jeu à Paris, prise +dans le vif de la réalité, avec des portraits de personnages en vue que +tout le monde reconnaîtra. + +Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des +entreprises financières, comment ils fonctionnent et les résultats +qu'ils produisent sur la ruine publique. + +Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt de cette étude: + +1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie; + +2e chap.--Où l'on trouve un président en situation d'obtenir une +autorisation pour ouvrir un nouveau cercle; + +3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des +croupiers; les ressources de la cagnotte; + +4e chap.--Les séquences à l'usage de tout le monde; + +5e chap.--_Mangeurs et mangés_. + +Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre sur l'envoi de ces +journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_. + +C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme; +le voyant troublé par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et +si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle. + +Pouvait-il répondre franchement et confesser toute la vérité à sa femme? +La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se +tourmenterait de son impuissance. + +--Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous, +non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires. + +Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son +courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que +mal arrivé au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir +et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être plus sous le +regard de sa femme. + +Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant à gauche +au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue +Saint-Auct, qui par une rude montée tortueuse escalade la colline au +haut de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait lentement, les +reins courbés, la tête basse, comme dans cette même côte son père le lui +avait appris quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop vite +hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, il se retournait +et regardait en soufflant la ville à ses pieds. Puis il reprenait sa +montée, distrait de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à +rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le +poursuivaient de leurs cris: «Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur +Adeline», fiers de parler à leur député. + +Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point dominant du plateau, +et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se répétant tout +haut le mot que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas: + +--Que faire? + +Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur répondre? + +Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait en effet non de +savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dédaignant, mais +bien de trouver les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil +faire le mort, ceux qui avaient commencé cette campagne dans les +journaux ne s'en tiendraient pas là; le sommaire de l'étude sur le jeu +le disait: «_Mangeurs et Mangés_»; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser? + +Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté Paris pour Elbeuf, +il allait trouver auprès des siens l'oubli et la tranquillité! + +Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette ville, qui s'étalait +sous lui, et où, jusqu'à ce jour, son nom n'avait été prononcé qu'avec +respect. Qu'il remontât cette côte dans quelques jours, et personne ne +se lèverait plus sur son passage; on détournerait la tête, et si les +gamins lui faisaient encore cortège, ce ne serait plus pour lui crier: +«Bonjour, monsieur Adeline.» + +Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le coeur serré, les nerfs +crispés, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait +jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme +il était fier de lui-même:--la ville avec sa confusion de maisons, de +fabriques et de cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses +machines qui montaient jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à +l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue courbe de la Seine, +avec son cadre vert formé par les masses sombres des forêts. + +Il resta là longtemps, regardant alternativement autour de lui et en +lui. Alors, peu à peu, tout son passé lui revint, d'autant plus amer à +cette heure d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le vivait. +En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir +d'année en année. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et +l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prête à se relever et à reprendre sa marche, il se voyait précipité, +sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait +l'écraser. + +Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder. + +Pour se défendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joué à son +insu avec des cartes préparées par des gens qui voulaient le perdre, et +les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le +saisirait au bond; les explications, qui les écouterait? + +S'il cédait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui +demanderaient, ne faudrait-il pas céder toujours, tant que ceux qui +voulaient l'exploiter lui verraient une ressource? + +Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte +de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'était qu'une +préparation, mais combien menaçante s'annonçait-elle! + +Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira en petits morceaux +qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et +les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque +lambeau était un journal complet qu'Elbeuf allait lire. + +Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu le demander; +quelqu'un qui n'était pas un acheteur et qui devait revenir. + +Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient affaire à lui; il +verrait bien; mais il n'était plus au temps où il pouvait se dire +tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir. + + +IV + +Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place +en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussée par un +homme de trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette +d'avocat bourrée de papiers: évidemment c'était l'ennemi. + +--M. Adeline. + +--C'est moi, monsieur. + +--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier? + +Disant cela, il tendit sa carte à Adeline: + +«LEPARGNEUX, + +»Directeur de l'_Honnête Homme_.» + +Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le dérangeât point, et, +passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnête Homme_ +dans le salon. + +--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il +venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le +directeur; nous n'avons pas encore une longue durée, et il a pu vous +échapper, malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise dans le +monde parisien. + +Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir +venir. + +--Mon journal, continua Lepargneux, a récemment annoncé la publication +d'une étude sur le jeu à Paris, intitulée: _Une Usine à Baccara_; la +voici: + +--J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant de prendre le +journal que Lepargneux lui tendait. + +--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci. + +Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant +des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni +adroit de chercher à se dérober. + +--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu déconcerté par le calme +d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnête Homme_, je ne suis +pas en même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce rédacteur en +chef et moi hostilité déclarée. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai +pas commandée cette étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par +cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits +de personnages en vue, que tout le monde reconnaîtrait, je me suis +inquiété; je me suis demandé quels étaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président de l'_Épire_.... + +Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion: + +--Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du _Grand I_. + +Puis, reprenant son récit: + +--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la +plus haute estime, non seulement pour le député dont je partage les +opinions, mais encore pour l'industriel et le commerçant, étant +commerçant moi-même: Lepargneux, éponges en gros, rue Sainte-Croix de la +Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de façon à être reconnu par tout le monde, +dans une étude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront +jetées au vent de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me suis +décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec vous. + +--Vous entendre avec moi? + +--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'étant +directeur de l'_Honnête Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec +personne pour empêcher la publication dans mon journal de ce qui me +déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, directeur, il y a un +rédacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre, +il n'y met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces antagonismes +dans les journaux que le public ne soupçonne pas. + +--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commençait à +perdre patience. + +--Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans mon journal, +j'empêcherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis +l'être qu'en mettant mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours. + +Rien n'était plus simple, plus honnête que le concours qu'il venait +demander à Adeline,--de commerçant à commerçant, car il était commerçant +avant tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste seulement +par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire +superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle +de l'_Honnête Homme_. Malheureusement, le rédacteur en chef à qui +il avait confié son journal était un coquin dont il ne pouvait se +débarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les +avait pas... en ce moment, et il venait les demander à Adeline, qui +était intéressé plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette +demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en échange, +c'est-à-dire une part de propriété dans l'_Honnête Homme_, qui était +en train de prendre une place considérable dans le journalisme +français--celle réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur la +reconnaissance publique. Il était évident qu'une campagne s'organisait +en ce moment dans certains journaux contre le président du _Grand I_; en +achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnête Homme_ avec l'argent +qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-à-dire +avec de l'argent trouvé, Adeline obtenait des avantages importants: +1° il faisait disparaître la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il pouvait imposer +silence à ses adversaires qui le redouteraient; 3° il employait son +journal non seulement dans cette circonstance particulière, mais encore +dans toutes celles où son ambition politique était en jeu; 4° enfin, il +participait à la grosse fortune que l'_Honnête Homme_ devait apporter à +ses propriétaires dans un délai très court. + +Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une +table et en tira différents papiers: + +--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui +fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pièces +authentiques qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire, +voyez, regardez. + +C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu jusque-là. Il se leva, +mais, au lieu de venir à la table sur laquelle Lepargneux étalait ses +pièces authentiques, il alla à la porte, et, la montrant par un geste +énergique: + +--Sortez! dit-il. + +Un moment surpris, Lepargneux se remit vite: + +--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut +publier dans cette étude doit vous déshonorer, vous perdre à la Chambre +et vous perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher le +mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en +vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez? + +--Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline d'une voix +sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit. + +--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. Si vous n'avez +pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements. + +--Sortez, sortez! + +--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille +francs vous gênent, nous dirons soixante mille. + +Adeline montra la porte. + +--Nous dirons cinquante mille. + +Adeline revint vers la cheminée où un cordon de sonnette pendait le long +de la glace. + +--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors? + +Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser. + +--Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les fourrant dans sa +serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage, +entrepris dans votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez que j'ai voulu +uniquement vous sauver. La publication de cette étude ne commencera pas +avant quelques jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix de +la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, j'en suis sûr, +écrivez-moi aux bureaux de l'_Honnête Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de +rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin. + +--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans +le bureau. + +--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts +dans son affaire. + +--Il tombait bien! + +--J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre dehors, dit Adeline +pour expliquer ses éclats de voix s'ils étaient venus jusque dans le +bureau. + +Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da +répondre autrement à cette menace! Mais quelle autre réponse possible +sans se déshonorer? car telle était la situation que, quoi qu'il fît, +c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au dénouement: par +lui-même s'il cédait, par ces misérables s'il résistait. Et quand +il céderait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs, +s'arrêteraient-ils là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os tant +qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne +pouvait faire que cette réponse, à chaque instant il se répétait la +conclusion de Lepargneux: «Vous n'avez donc pas compris que cette étude +doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à Elbeuf, tuer le député, +ruiner le commerçant, empêcher le mariage de votre fille?» + +Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Où trouver +assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman? + +Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus +qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur +de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture était +visiblement déguisée: + +«Monsieur, + +«Il se prépare contre vous une machination pour vous faire chanter en +vous menaçant de dévoiler certains procédés de jeu qui vous auraient +fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher ces machinations +s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me +répondre: poste restante A.G. 913.» + +Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha même pas à imaginer quel +pouvait être ce protecteur qui offrait «contre arrangement» d'arrêter +ces machinations. + +Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, un second numéro du +_François 1er_ qui annonçait que l'enquête qu'il avait commencée sur +certains joueurs touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le résultat... «étonnant». + +Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour +ou l'autre le scandale éclaterait sans qu'il eût pu rien faire pour le +prévenir. + +A la vérité, il y avait des heures où il se disait que ceux qui le +connaissaient n'ajouteraient pas foi à ces accusations, et qu'à la +Chambre pas plus qu'à Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire +qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas, +et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit, +quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, même de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnés, +ces 87,000 francs, cela était un fait certain, il les avait volés; +comment faire croire qu'il n'était pas d'accord avec ceux qui lui +avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins +invraisemblables pour ses amis, et pour les indifférents absurde. + +Cependant le temps de son congé touchait à sa fin, et il fallait qu'il +rentrât à Paris; mais Paris maintenant était-il plus dangereux pour +lui qu'Elbeuf où il avait cru trouver le repos et où il avait été si +rudement poursuivi? + +Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration +de son congé coïncidait une élection pour lui d'une grande importance: +celle du président du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le +portaient à cette présidence, son élection semblait assurée, il ne +pouvait pas se dispenser de faire acte de présence. + +Il partit donc en promettant à Berthe de revenir dans quelques jours +et de reprendre auprès de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas +encore abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées. + +Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la Chambre, il s'imaginait +que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient +lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il était habitué. Au +contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'éloignait de lui; +pour un peu on lui eût tourné le dos. + +Comme il allait entrer dans le bureau où devait se faire l'élection, on +lui remit une dépêche qu'il ouvrit: «Envoyons premier numéro de l'étude +à Elbeuf, particulièrement et personnellement à M. Eck; il est temps +encore.» + +L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent sur lui; il ne +s'était pas donné la sienne, croyant avoir l'unanimité. + +--J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce +qu'on raconte de l'_Épire_ vous fait le plus grand mal. + +Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la +tête perdue; il ne lui restait qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le +poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauvés. + +Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un +bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine +par accident. + +Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa +femme, sa fille se dressèrent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner +sans avoir assuré le mariage de sa fille? + + +V + +Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa femme. + +«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel à passer la +journée de demain avec nous.» + +Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une dépêche de ce genre +voulait dire qu'après la paye, la famille montait dans la vieille +calèche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à +la gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les siens; par +ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on +s'éveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse du Glayeul où, s'il +y avait eu des glaïeuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y +trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de +l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceâtre. + +Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: à sept heures, la +Maman, madame Adeline, Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et +quand il descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva la +charrette qui l'attendait: une heure après il arrivait au Thuit, et à +la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir +au-devant de lui. + +--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline. + +--Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer +ce retour sans que sa femme s'en étonnât. + +--Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter Michel pour demain! dit +Berthe en se serrant contre lui. + +--Tu es contente? + +--Oh! cher papa! + +--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse. + +--Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à placer son mot, elle a +sauté de joie quand ma tante a lu ta dépêche. + +--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria Berthe. + +Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle à +manger où le feu avait été allumé, bien qu'on fût déjà en avril, mais il +ne voulût pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter Paris; +au moins le dit-il. + +Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait jamais dans la +chambre de sa mère, car la Maman s'endormait aussitôt qu'elle se mettait +au lit, et il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement qu'il +allait lui dire un bonjour matinal. + +Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, et le lendemain matin, +quand tout le monde dormait encore dans le château, il frappa à la porte +de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. Justement parce +qu'elle s'endormait aussitôt qu'elle se couchait, la Maman se réveillait +tôt, et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil: + +--Entre, dit-elle. + +Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les +volets. + +--Que je te voie, dit-elle. + +Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du soleil levant +emplirent la chambre de leur claire lumière rosée. + +Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa mère. + +--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant. + +--Je vais comme toujours. + +Elle l'examina longuement. + +--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre ouverte; je ne +te vois pas bien. + +--Ne vas-tu pas avoir froid? + +--Il fait un temps superbe. + +--L'air est vif. + +--Va donc. + +Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder l'entretien +décisif qui devait assurer le mariage de Berthe. + +--Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes +traits sont contractés! Tu n'es pas bien, mon garçon. + +--Mais si. + +--Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit +de toi; quand tu étais petit et que tu devais être malade, je le voyais +avant tout le monde, avant ton père, avant le médecin; je leur disais: +«Constant va avoir quelque chose»; je ne me suis jamais trompée: les +mères ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les quinze jours que +tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarqué que tu étais +tantôt pâle, tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants où tu +étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce qu'on te disait. + +A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait dans son esprit, qui, +lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe. + +--Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté. + +--Par tes affaires? + +--Par l'état de ma santé et par le mariage de Berthe. + +--Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle d'un accent attendri, +à qui parleras-tu, si ce n'est à ta mère. + +--J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je +peux être mort. + +--Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant! + +--La vérité; et la pensée que je peux partir sans que la vie de Berthe +soit fixée, sans que son bonheur soit assuré m'est une angoisse.... + +--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton âge! + +--Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je? + +--Mais qu'est-ce que tu as? + +Il hésita un moment: + +--Un anévrisme. + +--Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, qui en avait un, est +mort à quatre-vingts ans passés. + +--Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, c'est que demain je +peux être mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en +étais pas sûr. + +-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant! + +L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur de sa pauvre vieille +mère lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlât ainsi; +cependant il faiblit et se penchant sur elle: + +--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je +me trouverais dans de meilleures conditions si je n'étais pas tourmenté +par cette pensée du mariage de Berthe qui m'enfièvre. + +--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait à +elle-même, tu serais dans de meilleures conditions? + +--Tu sais que pour cette maladie les émotions sont mauvaises, et que les +chagrins aggravent le mal. + +De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant à demi +vers une image de la Vierge fixée au mur contre lequel son lit était +appuyé, elle parut lui adresser une ardente prière; puis revenant vers +son fils: + +--Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage. + +Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose +que des mots entrecoupés. + +--Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-être +aussi donner son salut; mais ce n'est pas à moi que je dois penser, +c'est à toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne +te voie plus ces yeux inquiets. + +Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme il se montrait mal à +l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter. + +--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te +calmera: maintenant tu vas être tranquille. + +Comme sa mère le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se +calmer, le pouvait-il, quand à chaque pas, il se répétait qu'il fallait +qu'avant le soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre +cette idée de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et +le printemps qui dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin. + +Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait l'embrasser pour la +dernière fois, et aussi sa pauvre mère et sa chère femme; cette maison +qu'il s'était plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; ces +arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait améliorés et qu'il +aimait, c'était pour la dernière fois qu'il les voyait: tout, ces +quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, ces oiseaux qui +chantaient, cette odeur de sève parlaient de renouveau, de force, de +joie, de vie, et lui ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu +à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur. + +Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même quand Berthe vint le +rejoindre, toute fraîche, toute pimpante dans sa toilette printanière. + +--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, après l'avoir embrassé. + +--Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: ta grand'mère consent +à votre mariage. + +Elle se jeta dans ses bras: + +--Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce premier élan de joie; +qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré tout, doutais de toi! + +--C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais +le sacrifice qu'elle a fait à ton bonheur. + +Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant de Michel, qui +devait venir à pied par la Londe et le chemin de la forêt; et quand +l'heure fut arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent. + +Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de Berthe, rire comme +elle, lui répondre, mais il y avait des moments où, malgré ses efforts, +il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant même +plus. + +Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme ils approchaient d'un +carrefour où se croisaient plusieurs chemins, ils aperçurent Michel +assis sur un tronc d'arbre couché dans l'herbe. + +--C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui cria Berthe. + +--C'est justement parce que je me suis trop dépêché que j'attendais +qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, répondit Michel en venant +vivement au-devant d'eux. + +--Si vous aviez su?... dit Berthe. + +Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans +celle de Berthe. + +--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez +être mariés; mais, aujourd'hui même, vous l'êtes pour moi et par moi; +embrassez-vous, mes enfants. + +Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et il les fit marcher +devant lui en les regardant. + +Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour +elle au moins sa tâche était accomplie. + +Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs et la table en était +couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la +joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui à chaque instant restait immobile à regarder les minutes fuir sur le +cadran de la pendule; alors la Maman se disait: + +--Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher à la pensée de sa +maladie. + +Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de +jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel. + +Dans les sauts de la conversation, Michel demanda à Adeline ce que +c'était un journal appelé l'_Honnête Homme_. + +--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons reçu chacun un +exemplaire; il annonce une étude sur les cercles, avec des portraits +que chacun reconnaîtra; vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas? + +Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa femme posés sur lui, +il n'avait pas tout de suite trouvé une réponse. + +--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il +enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'intérêt. + +Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnête Homme_? il +n'en avait parlé que par hasard. + +Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les bâtiments de la ferme à +Michel, et, en causant d'un air indifférent, il demanda au fermier s'il +avait toujours à se plaindre des lapins: + +--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon +_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas. + +--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je +vais vous en tuer quelques-uns à coup de fusil. + +--Oh! papa, dit Berthe. + +--Pendant que vous vous promènerez; vous me prendrez au retour. + +Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et +Léonie restaient au château, il prit avec Berthe et Michel le chemin du +parc. + +Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza ou de _cossard_, +comme disait le fermier. + +--Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de +fusil. + +Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe: + +--Embrasse-moi donc, dit-il. + + + +Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient en termes émus et +respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'éminent député de la +Seine-Inférieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le +canon en sautant un fossé, et le coup qui l'avait frappé à bout portant +à la tête l'avait tué raide. + + +FIN + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + +***** This file should be named 12174-8.txt or 12174-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/1/7/12174/ + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Baccara + +Author: Hector Malot + +Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + + + + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + +</pre> + + + + +<h1>BACCARA</h1> + +<h2>HECTOR MALOT</h2> + + +<h4>1886</h4> + +<br><br><br> + + + +<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3> + +<h4>I</h4> + +<p>Ouvrez les livres de géographie les plus complets, +étudiez les cartes, même celle de l'état-major, et +vous y chercherez en vain un petit affluent de la +Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse +ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et +l'eau de Robec pour Rouen.—Cette rivière est le +Puchot. Il est vrai que de sa source à son embouchure +elle n'a que quelques centaines de mètres, +mais si peu long que soit son cours, si peu considérable +que soit le débit de ses eaux, ils n'en ont pas +moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.</p> + +<p>Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives +que se sont entassées les diverses industries de la +fabrication du drap qui exigent l'emploi de l'eau, le +lavage des laines en suint, celui des laines teintes, +le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de +la vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles +manufactures l'abandonnent; encore n'est-il +pas rare d'entendre dire par les <i>Puchotiers</i> que la +petite rivière n'a pas été remplacée, et que si Elbeuf +n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce +qu'on a renoncé à se servir des eaux froides et limpides +du Puchot, douées de toutes sortes de vertus +spéciales qui lui appartenaient en propre. Mauvaises, +les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi +mauvaises que le sont les drogues chimiques qui +ont remplacé dans la teinture le noir qu'on obtenait +avec le brou des noix d'Orival.</p> + +<p>Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est +aux abords de ses rives basses et tortueuses, au +pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas du +château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct +qui descend de la forêt de la Londe, rue Meleuse, +rue Royale, que peu à peu se sont groupés les fabricants +de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles +étroites où les ruisseaux charrient des eaux rouges, +bleues, jaunes quelquefois épaisses comme une +bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre +à foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui +ont vécu jusqu'à nos jours.</p> + +<p>Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline +(Constant), O. *, médailles A. 1827 et 1834, O. +1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition universelle de +1855, hors concours 1867, médaille de progrès +Vienne, <i>nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots</i>», +occupe, impasse du Glayeul, une de ces +cours étroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement +à la révocation de l'Édit de Nantes, quand +les grands fabricants qui avaient alors accaparé l'industrie +du drap en introduisant les façons de Hollande +et d'Angleterre, forcés comme protestants de +quitter la France, laissèrent la place libre à leurs +ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de +cet esprit d'initiative et de prudence avisée qui est +le propre du caractère normand: mais, lié par +l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé, +comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais +s'établir maître à son tour, il serait resté ouvrier +toute sa vie. Libéré par le départ de ses +patrons, il avait commencé à fabriquer pour son +compte des draps façon de Hollande et d'Angleterre, +et il était devenu ainsi le fondateur de la maison +actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre +Adeline était venu après ceux-là; un quatrième +après le troisième, et ainsi jusqu'à Constant Adeline, +que le nom estimé de ses pères, au moins autant +que le mérite personnel, avaient fait successivement +conseiller général, président du tribunal de commerce, +chevalier puis officier de la Légion d'honneur, +et enfin député.</p> + +<p>C'était petitement que le premier Adeline avait +commencé, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas +s'il réussira, et il avait fallu des succès répétés pendant +des séries d'années pour que ses successeurs +eussent la pensée d'agrandir l'établissement primitif; +peu à peu cependant ils avaient pris la place +de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant +en briques leurs bicoques de bois, montant étages +sur étages, mais sans vouloir abandonner l'impasse +du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. Il semblait +qu'il y eût dans cette obstination une religion de +famille, et que le nom d'Adeline formât avec celui +du Glayeul une sorte de raison sociale.</p> + +<p>Pour l'habitation personnelle, il en avait été +comme pour la fabrique: c'était impasse du Glayeul +que le premier Adeline avait demeuré, c'était impasse +du Glayeul que ses héritiers continuaient de +demeurer; l'appartement était bien noir cependant, +peu confortable, composé de grandes pièces mal +closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin ni du +bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs +idées bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent +amassé qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout +dans l'importance, dans la considération commerciale +qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, +pour eux tout était là, et ils n'épargnaient rien pour +obtenir ce résultat, surtout ils ne s'épargnaient pas +eux-mêmes: le mari travaillait dans la fabrique, la +femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du collège de Rouen, les filles du couvent des +Dames de la Visitation, c'était pour travailler,—ceux-ci +avec le père, celles-là avec la mère.</p> + +<p>Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de +cette petite existence, qui d'ailleurs était celle de +leurs concurrents les plus riches, mais à cette époque +le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce +qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le +château du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. +A la vérité, ce nom de «château» les avait un moment +arrêtés et failli empêcher leur acquisition; +mais de ce château dépendaient une ferme dont les +terres étaient en bon état, des bois qui rejoignaient +la forêt de la Londe; l'occasion se présentait avantageuse, +et les bois, la ferme et les terres avaient fait +passer le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés +de débaptiser et d'appeler «notre maison du +Thuit», se gardant soigneusement de tout ce qui +pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux +châtelains: petits bourgeois étaient leurs pères, +petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur +ostentation dans la modestie.</p> + +<p>Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement +amené avec elle de nouvelles habitudes. +Jusque-là toutes les distractions de la famille consistaient +en promenades aux environs le dimanche, +aux roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en +parties dans la forêt qui, quelquefois, en été, se prolongeaient +par le château de Robert-le-Diable jusqu'à +la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. +Mais on ne pouvait pas tous les samedis, +par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller +au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une voiture; +on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion +encore solide, si elle était ridicule; et, comme +les harnais vendus avec elle étaient plaqués en argent, +on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne restât +que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les +samedis, après la paye des ouvriers, la famille s'était +entassée dans le vieux carrosse chargé de provisions, +et par la côte de Bourgtheroulde, au trot pacifique +de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison +du Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les +enfants passant leur temps à se promener à travers +les bois, les parents parcourant les terres de la ferme, +discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter, +estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux +extraits dans la semaine écoulée.</p> + +<p>Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de +la fabrique elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées; +le bien-être, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-là +à peu près inconnus, avaient gagné petit à +petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner +le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement, +avec indifférence, lassitude ou dégoût. A quoi +bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, +ou les châteaux qu'ils se faisaient construire avec le +faste de parvenus?</p> + +<p>Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, +et chez eux les habitudes, les usages, les procédés +de la vieille maison étaient en 1830 ce qu'ils +avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en +1850. Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, +ils ne l'avaient point systématiquement repoussée +mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment +juste où ils auraient déchu en ne l'employant +pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations +coûteuses, s'étaient-ils contentés de louer à un +voisin la force motrice nécessaire à la marche de +leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, +les innovations, mauvaises pour eux. Ils +étaient les plus hauts représentants de la fabrique +en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient +toujours été. Les manufactures puissantes qui +s'étaient élevées autour d'eux ne les avaient point +tentés. Ils n'enviaient point ces casernes vitrées en +serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, vomissaient +des tourbillons de fumée. C'était le chiffre +d'affaires qui seul méritait considération, et le leur +était supérieur à ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient +donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle +où les nombreuses opérations de la fabrication du +drap, le dégraissage de la laine en suint, la teinture, +le séchage, le cardage, la filature, le bobinage, +l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le +foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent +au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez +l'ouvrier même, et où la fabrique ne sert qu'à visiter +les produits de ces diverses opérations et à +créer la nouveauté au moyen de l'agencement des +fils et du coloris.</p> + +<p>Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons +de gagne-petit eussent peut-être amoindri et déconsidéré +les Adeline, mais en Normandie on estime +avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. +Quand on disait: «Voyez les Adeline», ce +n'était pas avec pitié, c'était avec envie quelquefois +et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi +bien que les parvenus fils d'<i>épinceteuses</i> ou de <i>rentrayeuses</i> +qui, au lieu de continuer le commerce de +leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels +ou leurs châteaux.</p> + +<p>Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, +était le digne héritier de ces sages fabricants; d'aucun +de ses pères on n'avait pu dire aussi justement +que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on +l'avait répété à satiété, à propos de tout, dans toutes +les circonstances:—dès le collège où il s'était +montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé +de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, +heureux de trouver en lui un garçon élevé chrétiennement +et de complexion religieuse, ce qui était +rare dans la génération de 1830;—plus tard au +tribunal de Commerce, au conseil général et enfin à +la Chambre, où il était un excellent député, appliqué +au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir, +ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et +alors se faisant écouter de tous, votant selon sa conscience +tantôt pour, tantôt contre le ministère, sans +qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt particulier +pesât sur lui.</p> + +<p>A un certain moment cependant, ce modèle avait +inspiré des craintes à ses amis. Après avoir travaillé +quelques années dans la fabrique paternelle en sortant +du collège, il avait fait un voyage d'études en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait +dit, à Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait; +un acheteur en laines les avait rencontrés dans des +casinos, où Adeline jouait gros jeu.</p> + +<p>—Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si +sage! La «femme galante», on la lui pardonnait; il +faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?</p> + +<p>Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne +s'en rapportant à personne pour sauver son fils. +Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, soumis, +repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé +entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant +pas le jeu; mais humilié d'avoir perdu son argent, +il avait voulu le rattraper.</p> + +<p>On l'avait alors marié.</p> + +<p>Et depuis cette époque, il avait été, comme ses +amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris, +des fabricants, des juges au tribunal de Commerce, +des conseillers généraux, des jurés d'exposition et +et des députés.</p> + +<p>—Voyez Adeline!</p> + +<p>Que lui manquait-il pour être l'homme le plus +heureux du monde? N'avait-il pas tout,—l'estime, +la considération, les honneurs, la fortune?—et une +honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était +pas considérable.</p> + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune +des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences +et où l'on répète consciencieusement les +phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles +valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune +était monnaie courante de la conversation à +Elbeuf, on continuait à s'en servir.</p> + +<p>Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond +des choses, cette croyance à une fortune, solide et +inébranlable, commençait à être amoindrie.</p> + +<p>A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé +deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, +et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec +son frère, avait fondé à Paris une importante maison +de laines en gros, si importante qu'elle avait des +comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat +à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff. +Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, +c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune +gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait +misérable, il lui fallait celle que donne en quelques +coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être +l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait +laissé de grosses, de très grosses affaires engagées +qui s'étaient liquidées par la ruine complète—la +sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la +vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors +c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur +avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la +femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et +la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses +valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser +par son fils aîné la part qui lui revenait dans la +maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la +demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner +que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière, +autant par respect pour la volonté de sa mère que +pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer +au tableau des faillites.</p> + +<p>Un commerçant ne retire pas douze cent mille +francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, +cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette +saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de +sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques +bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à +travailler.</p> + +<p>Mais justement à cette époque avait commencé +une crise commerciale qui dure encore, et un changement +radical dans la mode qui, à la nouveauté +en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou +quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait +préférer le tissu fortement serré en chaîne et en +trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;—au +lieu des bonnes années attendues, les mauvaises +s'étaient enchaînées; au lieu de travailler pour +combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y +avait-on pas réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup +plus que pour les autres industries, les crises sont +une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, +noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvénient +pour le fabricant que la perte d'intérêt de l'argent +avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de +nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit. +Lorsque tout a été disposé par le fabricant pour +faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine +de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; +teinture de ces laines et de cette soie; filature selon +l'effet cherché; tissage d'après certaines combinaisons +déterminées pour le dessin, la force, la façon; apprêt +spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles +de la teinture, de la filature et du tissage—il faut +que cette étoffe soit vendue à son heure précise et +pour la saison en vue de laquelle elle a été créée, ou +la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment +la vendre quand, par suite d'une raison quelconque, +crise commerciale ou changement de mode, les +acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se présentent +pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et +tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas +la responsabilité des crises commerciales, il n'est +ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou +écarte les maladies, les fléaux et les guerres.</p> + +<p>Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper +de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse, +du matin au soir, mais, pour passer ses journées +au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. +Elbeuf n'est qu'à deux heures et demie de +Paris; tous les samedis, après la séance, il prenait le +train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui, +où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, +le dîner retardé était un souper; et tout le monde, +même la vieille madame Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre +ans, infirme et paralysée des jambes, +qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie +Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de +sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à +table qu'après que le chef de la famille s'était assis +à sa place, vide pendant toute la semaine; les visages +étaient épanouis, et, malgré le retard qui avait dit +aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne mangeait.</p> + +<p>—Comment vas-tu, la Maman?</p> + +<p>—Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du +tapage à la Chambre cette semaine, tu as dû te brûler +<i>les sangs</i>, c'est vraiment trop <i>arkanser</i>.</p> + +<p>La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, +sans se donner la peine de les modifier en +rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette +que pour le langage et le parler: en été ses +robes étaient en indienne de Rouen, en hiver en +drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de +dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à +laquelle elle eût fait des concessions; et avec un +accent traînant elle lâchait les mots de patois normand +et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements +de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en +face, insinuaient adroitement que les <i>chaircuitiers</i> +s'appelaient maintenant des charcutiers, que les +<i>castoroles</i> sont devenues des casseroles, et que «ne +rien faire de bon» vaut mieux qu'<i>arkanser</i>, qu'on +doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand.</p> + +<p>Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait +<i>arkansé</i>, car la Maman, assise du matin au soir dans +son fauteuil roulant, lisait l'<i>Officiel</i> d'un bout à +l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail, +plus au courant de ce qui se passait à la Chambre +que bien des députés. Quand son fils avait parlé, +elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui +avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant que +tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un +seul point, elle le blâmait—c'était sur tout ce qui +touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc +jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât +point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si +pieux, quand il était petit!</p> + +<p>Respectueusement il se défendait, mais le plus +souvent il cherchait à changer la conversation en +faisant signe à sa femme ou à sa fille de venir à son +secours; il en avait assez de la politique, et ce +n'était point pour reprendre et continuer les discussions +de la semaine qu'il avait hâte d'arriver chez +lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans +cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait +été enfant, où il avait grandi, où son père était mort, +où il s'était marié, où sa fille était née, où il n'y +avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât +au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide +et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme +ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces +vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze +doré à sujets mythologiques, ces fleurs en papier +conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de +sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garçon qu'il occupait +dans une maison meublée de la rue Tronchet. +Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait +mieux à se mettre à table que les bouffées chaudes +qui le frappaient au visage quand il entrait dans les +restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme +d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau +s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien +restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien, +l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; +le commerçant remplaçait le député; il n'était plus +que mari et père de famille.</p> + +<p>Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui +déplaisait de retrouver à Elbeuf: c'était de paroles +affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin, +du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent, +pendant que la Maman continuait ses discussions, +ses approbations ou ses réprimandes, il +oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en +quelques mots distraits: «Oui, maman; non, +maman; tu as raison, certainement, sans aucun +doute.»</p> + +<p>C'était assez indifféremment qu'à son retour +d'Allemagne il s'était laissé marier par son père avec +une jeune fille née dans une condition inférieure à +la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis +vingt ans il vivait dans une étroite communion de +sentiment et de pensée avec sa femme, car il s'était +trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce +de sa jeunesse était une femme douée de qualités +réelles que chaque jour révélait: l'intelligence, la +fermeté de la raison, la droiture du caractère, la +bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable +depuis son entrée dans la vie politique—le +flair et le génie du commerce qui faisaient d'elle +une associée à laquelle il pouvait laisser la direction +de la maison aussi bien pour la fabrication que +pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des +affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait d'une +main aussi habile que ferme celles de la fabrique; +en vraie femme de commerce, comme il n'était pas +rare d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux +verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus +maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, +la comptabilité, la caisse et la paye +qu'elle faisait elle-même.</p> + +<p>Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était +cependant pas d'affaires qu'il avait hâte de s'entretenir +en arrivant chez lui—ces affaires, il les connaissait, +au moins en gros, par les lettres que sa +femme lui écrivait tous les soirs; c'était sa femme +même, c'était sa fille qui occupaient son coeur, et +tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou +moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une +à l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait +celle-là, et il n'était pas rare que tout à coup il s'interrompît +pour se pencher vers elle et l'embrasser +en la prenant dans ses bras:</p> + +<p>—Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du +retour du papa?</p> + +<p>Il la regardait, il la contemplait avec un bon +sourire, fier de sa beauté qui lui semblait incomparable; +où trouver une fille de dix-huit ans plus +charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux +qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraîcheur de +carnation, une profondeur, une tendresse dans le +regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractère!</p> + +<p>Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait +aussi des mots affectueux pour la petite Léonie, sa +nièce, âgée de douze ans, dont il était le tuteur et +qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible +de santé pour être envoyée à Rouen au couvent des +Dames de la Visitation où toutes les filles des Adeline +avaient été élevées.</p> + +<p>Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure +était avancée; alors il roulait lui-même sa mère +jusqu'à la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussée, +de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle +était paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe +et Léonie, qui montaient à leurs chambres, il passait +avec sa femme dans le bureau, et alors commençait +entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, +plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.</p> + +<p>Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, +les carrés d'échantillons, ils pouvaient +discuter sérieusement et se mettre d'accord sur ce +qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle +voulait faire; à son tour, il racontait ses démarches +à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait quels +commissionnaires, quels commerçants il avait vus, +et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu +se procurer chez les marchands de drap et chez les +tailleurs, ils les comparaient à ceux qui avaient été +essayés chez eux.</p> + +<p>Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté +ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée: +la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer +était décidée; mais des temps durs avaient +commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées +avec cette facilité: la consommation se ralentissant, +il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter +des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forcés de courir des aventures, avaient +consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites +avaient été le résultat de ce nouveau système; elles +s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment +où la maison Adeline, autrefois si solide, avait +eu de la peine à combiner ses échéances.</p> + + + + +<h4>III</h4> + + +<p>Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était +réunie dans le bureau dont on venait de fermer les +volets après le départ des ouvriers et des employés. +Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'<i>Officiel</i>, Berthe tournait les pages d'un livre à +images, devant un pupitre Léonie achevait ses devoirs, +et en face d'elle madame Adeline couvrait +de chiffres un cahier formé de lettres de faire part +qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et +économisaient une main de papier écolier. La cour +si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors, +on n'entendait que les rafales d'un grand vent +de novembre, et dans le bureau que le poêle qui +ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame +Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un +registre, puis le frôlement de sa main descendant le +long des colonnes de ses additions, recommençait. +C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une +main agitée.</p> + +<p>—Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma +bru? demanda la Maman.</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement</p> + +<p>—Qu'est-ce qui ne va pas!</p> + +<p>—Mais rien.</p> + +<p>Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de +cette réponse, car évidemment, puisqu'il n'y avait +pas d'erreur de caisse, quelque chose préoccupait sa +bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa +part de propriété dans la maison de commerce, elle +n'avait plus la même liberté de parole. Ce remboursement +ne s'était pas fait sans résistance, sinon +chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au +moins chez madame Adeline. Qu'une mère avec +deux enfants donnât la moitié de sa fortune à l'un +de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle +voulût la donner entière en dépouillant ainsi l'un +pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la bru s'était +expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement. +De ce jour, les relations entre elles avaient changé +de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de +la maison de commerce, elle était une associée, et +on lui devait les comptes qu'on rend à un associé. +Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient +plus été communiqués, les comptes ne lui avaient +plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle +n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle +qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux; +d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que +cette liberté se montrait; sur la marche des affaires, +ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. +Quand elle insistait près de Constant, il répondait +invariablement que les choses allaient aussi bien +qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et même +la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et +alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait +si, en enlevant douze cent mille francs à +son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si +souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée +à voir autrefois venaient maintenant si rarement +à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur +sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été +un soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie +qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible. +Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique +n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus +d'ordre; la surveillance était de tous les instants du +haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que +pour les petites choses; et dans tous les services on +trouvait de ces économies ingénieuses que seules +les femmes savent appliquer sans rien désorganiser +et sans soulever des plaintes.</p> + +<p>Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se +contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son +journal: cependant, il était certain qu'il se passait +quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa +bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique +chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que +personne savait se posséder, et ne dire comme ne +laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.</p> + +<p>Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa +lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les +coups de plume qui rayaient le papier; à un certain +moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une +question:</p> + +<p>—Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?</p> + +<p>—MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs +payements.</p> + +<p>Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui +voudrait n'être pas interrompue; mais l'angoisse de +la Maman l'emporta.</p> + +<p>—Vous êtes engagée avec eux pour une grosse +somme?</p> + +<p>—Assez grosse.</p> + +<p>—Et elle vous manque pour votre échéance?</p> + +<p>—Constant doit m'apporter les fonds.</p> + +<p>Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha +de remarquer le ton de cette réponse: quand son +fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait +être tranquille. La suspension de payement des +frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer +l'état nerveux de madame Adeline; ils étaient parmi +les meilleurs clients de la maison, les plus anciens, +les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par +une diminution de vente importante. Sans doute +cela était fâcheux, mais non irrémédiable; elle +avait foi dans la maison de son fils au même point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que +la crise qu'on traversait ne dût bientôt prendre fin; +les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il +n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de +vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur +des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur +maison assurée, elle serait contente et mourrait en +paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas +manqué une seule fois, excepté pendant ses couches, +la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa +piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations +de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue +prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires +de son fils lui semblaient en danger. Bien +qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût +pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses +lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait +l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la +verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux +temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement +pour son fils comme pour son pays natal.</p> + +<p>La plume de madame Adeline continuait à courir +sur son brouillon quand dans la cour on entendit +un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il +y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte +du bureau, où discrètement on frappa quelques +coups.</p> + +<p>—Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se +levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit +toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux.</p> + +<p>—Mais, sans doute, répondit madame Adeline, +bien qu'un peu surprise qu'à cette heure on frappât +â cette porte et non à celle de l'appartement.</p> + +<p>Les verrous furent promptement tirés et la porte +s'ouvrit.</p> + +<p>-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.</p> + +<p>C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, +le père Eck, comme on l'appelait à Elbeuf, accompagné +d'un de ses neveux.</p> + +<p>—<i>Ponchour, matemoiselle</i>, dit le père Eck avec +son plus pur accent alsacien et en entrant dans le +bureau, suivi de son neveu.</p> + +<p>L'oncle était un homme de soixante ans environ, +rond de corps et rond de manières, court de jambes +et court de bras, à la physionomie ouverte, gaie et +fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le +teint mat trahissaient tout de suite l'origine sémitique; +le neveu, au contraire, était un beau jeune +homme élancé, avec des yeux de velours, et des +dents blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre +des lèvres sanguines et une barbe noire frisée.</p> + +<p>—<i>Ponchour, mestames Ateline</i>, continua M. Eck, +<i>Ponchour, matemoiselle Perthe</i>.</p> + +<p>Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.</p> + +<p>-<i>Gomment</i>, continua-t-il, M. <i>Ateline</i> n'est <i>bas</i>-là, +je <i>groyais</i> qu'il <i>tevait refenir te ponne</i> heure; et, en +<i>foyant te</i> la lumière au <i>pureau</i>, j'ai <i>gru</i> que c'était lui +qui <i>trafaillait; foilà gomment</i> j'ai frappé à cette <i>borte</i>; +excusez-moi, <i>mestames</i>.</p> + +<p>Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car +le bureau était meublé avec une simplicité véritablement +antique: une table en bois noir, deux pupitres, +des rayons en sapin régnant tout autour de +la pièce pour les registres et la collection des échantillons +de toutes les étoffes fabriquées par la maison +depuis près de cent ans, quatre chaises en paille, et +c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi +à plus de trois cent millions d'affaires.</p> + +<p>C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis +jusque-là en Alsace, avaient quitté leur pays pour +venir créer à Elbeuf une grande manufacture de +«draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et couleurs», +comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, +sans le secours d'aucun intermédiaire, +toutes les opérations par lesquelles passe la laine +brute pour être transformée en drap prêt à être livré +à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en +relations avec Constant Adeline, que son caractère +autant que sa position mettaient au-dessus de l'envie +et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient +trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup +d'autres fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces +relations s'étaient continuées, s'étendant même aux +familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait +point vu madame Eck mère, une vieille femme de +quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion +juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; mais +mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant +Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les +enfants, les deux frères Eck et les trois frères Debs +avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.</p> + +<p>Les politesses échangées, le père Eck prit son air +bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame +Adeline faisait ses chiffres:</p> + +<p>—<i>Touchours à l'oufrage, matame Ateline</i>, dit-il, +je <i>foutrais bien afoir</i> une <i>embloyée gomme fous</i> et... +au même <i>brix</i>.</p> + +<p>Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il +était toujours le premier à sonner la fanfare pour +ses plaisanteries, sans s'inquiéter de savoir s'il n'était +pas quelquefois le seul à les trouver drôles.</p> + +<p>Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils +partaient, c'est-à-dire instantanément; il prit une +figure grave, presque désolée:</p> + +<p>—<i>A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles</i> +de MM. Bouteillier frères? demanda-t-il.</p> + +<p>—J'en ai reçu ce matin.</p> + +<p>—<i>Fous safez</i> qu'ils <i>susbendent</i> leurs <i>bayements</i>?</p> + +<p>—C'est ce qu'on m'écrit.</p> + +<p>—Est-ce que <i>fous</i> étiez engagés <i>afec</i> eux?</p> + +<p>—Malheureusement. Et vous?</p> + +<p>—Nous? Oh! non. Ils auraient <i>pien foulu</i>, mais +nous n'avons <i>bas foulu</i>, nous. <i>Tebuis</i> trois ans, ils +ne <i>m'insbiraient blus gonfiance</i>; c'était <i>tes chens</i> qui +menaient <i>drop</i> de <i>drain: abbardement</i> aux Champs-Élysées, +château aux <i>enfirons</i> de <i>Baris, filla</i> à Trouville, +<i>séchour</i> à Cannes pendant l'hiver, cela ne <i>bouvait bas turer</i>.</p> + +<p>Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez +gêné, et madame Adeline l'était aussi jusqu'à un +certain point, se demandant ce que pouvait signifier +cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:</p> + +<p>—Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux +procédés de teinture? demanda-t-elle en portant la +conversation sur un sujet de leur métier, qui pouvait +fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs +elle était bien aise de tirer au clair.</p> + +<p>—Oh! <i>drès satisvait</i>.</p> + +<p>—Et cela vous revient vraiment moins cher que, +chez MM. Blay?</p> + +<p>Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, +et ce fut seulement après quelques secondes +de réflexion qu'il se décida:</p> + +<p>—<i>Matame Ateline, matame Adeline</i>, je ne <i>beux bas +fous tire, l'infentaire</i> n'a <i>bas</i> été <i>vait</i>.</p> + +<p>Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite +qu'on aurait pu croire à sa sincérité, mais il la compromit +malheureusement en se hâtant de changer +de sujet.</p> + +<p>—Quand <i>fous foutrez fenir</i> à la maison, <i>chaurai</i> +le <i>blaisir</i> de <i>fous</i> montrer ça; mais ce que je <i>foutrais +pien fous</i> montrer, c'est nos nouveaux métiers-fixes +à <i>filer</i>; c'est <i>fraiment</i> une <i>pelle infention</i>; seulement +<i>tepuis</i> un an que nous les avons installés, tous les +fils cassaient, nous allions faire <i>bour</i> cinquante mille +<i>vrancs</i> de <i>véraille</i>, quand mon <i>betit</i> Michel a <i>drouvé</i> +un <i>bervectionnement</i> aussi simple que <i>barvait</i>; il faut +voir ça; je lui ai fait <i>brendre</i> un <i>prefet</i>. Il a vraiment +le <i>chénie</i> de la mécanique, ce garçon-là.</p> + +<p>—Est-ce que M. Michel va directement exploiter +son brevet?</p> + +<p>—Il le <i>fentra</i>; tous les Eck, tous les Debs restent +ensemble, <i>touchoure</i>.</p> + +<p>—Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit +Michel en riant et en répétant une plaisanterie qui +était spirituelle à Elbeuf.</p> + +<p>Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, +vint auprès de madame Adeline: </p> + +<p>—Est-ce que je <i>bourrais fous tire</i> un mot en <i>barticulier</i>?</p> + +<p>Passant la première, madame Adeline le conduisit +dans le salon.</p> + + +<h4>IV</h4> + + +<p>—Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?</p> + +<p>Ce fut la question que madame Adeline, troublée, +se posa, mais qu'elle eut la force, cependant, de +retenir pour elle.</p> + +<p>Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de +M. Eck, qu'elle savait droit en affaires, brave homme +et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait +été si souvent, en ces derniers temps, frappée de +coups qui s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient +précisément d'où on n'aurait pas dû les attendre, +qu'elle se tenait toujours et avec tous sur +ses gardes, inquiète et craintive.</p> + +<p>Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient +depuis longtemps des essais pour fabriquer la +nouveauté mécaniquement et en grand comme ils +fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette +visite étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui +savaient si bien s'outiller et qui réussissaient quand +tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer des +concurrents qui rendraient plus difficile encore la +marche de ses affaires!</p> + +<p>Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la +situation politique de son mari qu'il venait lui signaler +dans un sentiment de bienveillance amicale?</p> + +<p>De quelque côté que courût sa pensée, elle ne +voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l'heureux; +et ce qui augmentait son trouble, c'était de +voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette +physionomie ordinairement ouverte et gaie.</p> + +<p>Elle s'était assise en face de lui, le regardant, +l'examinant, et elle attendait qu'il commençât; ce +qu'il avait à dire était donc bien difficile?</p> + +<p>Enfin il se décida:</p> + +<p>—Quand nous nous sommes expatriés <i>pour fenir +à Elpeuf</i>, nous n'<i>afons pas drouvé</i> ici tout le monde +bien <i>tisposé</i> à nous recevoir. On <i>tisait</i>: «Qu'est-ce +qu'ils <i>fiennent</i> faire; nous n'<i>afons bas pesoin t'eux</i>? +M. <i>Ateline</i> n'a <i>bas</i> été parmi ceux-là, au <i>gontraire</i>, il +n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés +et aussi pour sa ville où nous apportions du <i>trafail</i>; +et cela, <i>matame</i>, nous a été au coeur; <i>tans</i> la position +où nous étions, quittant notre pays, recommençant +la vie à un âge où beaucoup ne <i>bensent blus</i> qu'au +repos, nous <i>afons</i> été heureux de <i>troufer</i> une main +loyalement <i>ouferte</i>.</p> + +<p>Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude +de madame Adeline se détendit.</p> + +<p>—Quand l'année <i>ternière</i>, continua M. Eck, nous +<i>afons</i> eu le chagrin de perdre mon <i>peau</i>-frère Debs, +nous <i>afons</i> encore retrouvé M. <i>Ateline. Fous safez</i> ce +qui s'est passé à ce moment et comment des gens se +sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles +convenables; on <i>tisait</i>: «Quel besoin d'honorer ce +<i>chuif</i> qui est <i>fenu</i> nous faire concurrence?» Toutes +sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés contre +le <i>chuif</i> autant que contre le fabricant, et ceux-là +mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont +mis en arrière. M. <i>Ateline</i> était alors à <i>Baris</i>, retenu +<i>bar</i> les travaux de la Chambre, et il <i>bouvait</i> très <i>pien</i> +y rester s'il avait <i>foulu</i>. Mais, <i>aferti</i> de ce qui se passait +ici,—peut-être même est-ce <i>bar fous, matame</i>?</p> + +<p>—Il est vrai que je lui ai écrit.</p> + +<p>M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua +respectueusement:</p> + +<p>—J'aime à <i>safoir</i>, comme je m'en <i>toutais</i>, que c'est +<i>fous</i>. Enfin, <i>aferti</i>, il a quitté <i>Baris</i> et sur cette +tombe, lui député, il n'a pas craint de <i>tire</i> ce qu'il +pensait d'un honnête homme qui avait apporté ici +une industrie faisant vivre <i>blus</i> de mille personnes, +dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela +il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans +notre coeur, le mien et celui de tous les membres de +notre famille.</p> + +<p>Il fit une pause, ému bien manifestement par ces +souvenirs; puis reprenant:</p> + +<p>—Ne <i>fous temantez</i> pas, <i>matame</i> pourquoi je rappelle +cela; <i>fous</i> allez le savoir; c'est pour <i>fous</i> le <i>tire</i> +que je <i>bous</i> ai demandé ce moment d'entretien <i>bartigulier</i>. +Après ces <i>exbligations, fous gomprenez</i> quelle +estime nous avons pour M. <i>Ateline</i> et <i>tans</i> quels +termes nous <i>barlons</i> de lui: ma mère, ma soeur, ma +femme, mes fils, mes <i>nefeux</i> et moi-même; il n'est +<i>bersonne</i> à <i>Elpeuf</i> pour qui nous avons autant d'estime +et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce +qui vous touche nous intéresse et <i>pien</i> souvent nous +nous sommes <i>réchouis</i> en apprenant une <i>ponne</i> affaire +pour <i>fous</i>, comme nous nous sommes affligés +en en apprenant une mauvaise:—ainsi celle de ces +Bouteillier.</p> + +<p>Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout +cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si +évidentes que son inquiétude devait se calmer +comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers +mots, qui semblaient une entrée en matière +pour une question d'argent, ses craintes la reprirent. +Ces protestations de sympathie et d'amitié qui +se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles +aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck, +qui n'était pas un méchant homme avait voulu +adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation +de voir partout le danger.</p> + +<p>—Certainement, continua M. Eck, il n'y a <i>bas pésoin</i> +d'être dans des conditions <i>bartigulières</i> pour +être charmé en voyant mademoiselle <i>Perthe</i>: c'est +une <i>pien cholie</i> personne... qui sera la fille de sa +mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît +pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit +par elle, mais combien <i>blus</i> fortement doit-il l'être +quand il partage les sentiments que je <i>fiens</i> de <i>fous</i> +exprimer. C'est <i>chustement</i> le cas de mon <i>betit</i> Michel; +je <i>tis betit</i> parce que je l'ai vu tout <i>betit</i>, mais +c'est en réalité un sage garçon plein de sens, un +travailleur, qui nous rend les <i>blus</i> grands services +dans notre fabrique, et qui est <i>pien</i> le caractère le +<i>blus</i> aimable, le <i>blus</i> facile, le <i>blus</i> affectueux, le <i>blus</i> +égal que je <i>gonaisse</i>. Enfin <i>pref</i> il aime <i>matemoiselle +Perthe</i>, et je vous <i>temande</i> pour lui la main de <i>fotre</i> +fille.</p> + +<p>Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame +Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre +très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine +prospérité, descendant un peu quand cette prospérité +avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient +baissé, jamais elle n'avait eu l'idée de Michel Debs. +Un juif!</p> + +<p>Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, +en fut frappé.</p> + +<p>—<i>Je fois</i>, dit-il, que <i>fous</i> pensez à <i>matame Ateline</i> +mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa +religion. Nous aussi nous <i>afons</i> notre mère qui pour +notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +vôtre. C'est ce que j'ai <i>tit</i> à mon <i>betit</i> Michel quand +il m'a <i>barlé</i> de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la +grand'mère de <i>mademoiselle Perthe</i>, hein!»</p> + +<p>Justement après être revenue un peu de son +étourdissement, c'était à ces grand'mères qu'elle +pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.</p> + +<p>De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle +vivait cloîtrée comme une femme d'Orient, tout le +monde racontait des histoires que le mystère et l'inconnu +rendaient effrayantes.</p> + +<p>Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille +femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa +religion? De quel oeil regarderait-elle une chrétienne +à sa table, elle qui ne mangeait que de la +viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, +ouvrier alsacien versé dans les rites, qu'elle avait +fait venir exprès?</p> + +<p>Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter +les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline +n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des +bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et ne +pas en être frappée.</p> + +<p>Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on +s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour où +cette vieille femme s'était installée dans sa maison, +son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi +à la critique. C'était monnaie courante de la conversation +de raconter qu'elle se faisait apporter le +gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât;—qu'elle +ne mangeait pas des poissons sans écailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache +dans un pot lui appartenant;—qu'elle avait une +vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;—que +le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, +à l'huile ou à la graisse;—que, dans les repas où +il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage, +ni laitage, ni gâteaux;—qu'on préparait sa nourriture +le vendredi pour le samedi, et, comme ce +jour-là les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, +on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur +cette plaque on plaçait le vase contenant les mets +tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des +mains juives;—enfin, que ses cheveux coupés +étaient recouverts d'un bandeau de velours, et +qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser +pousser leurs cheveux.</p> + +<p>Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, +mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme +de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le +connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt +ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère +pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme +d'un juif! Si bien dégagée qu'elle fût de certains +préjugés, elle ne l'était point encore de celui-là. +Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son +monde n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas +à Elbeuf.</p> + +<p>Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, +il continuait:</p> + +<p>—<i>Pien</i> entendu, Michel n'a jamais entretenu +<i>matemoiselle Perthe</i> de son amour, c'est un honnête +homme, un <i>calant</i> homme, croyez-le, <i>matame Ateline</i>. +Je ne <i>tis</i> pas que ses yeux n'aient pas <i>barlé</i>, mais +ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle +cependant qu'elle est aimée, car les jeunes filles +sont bien fines pour <i>teviner</i> ces choses, mais elle ne +le sait pas par des <i>baroles</i> formelles. Michel a <i>foulu</i> +qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est +là ce qui m'amène chez vous. J'espérais trouver +M. <i>Ateline</i>; et Michel, qui ne manque pas les occasions +où il peut voir <i>matemoiselle Perthe</i>, a tenu à +m'accompagner, <i>pien</i> que cela ne soit peut-être pas +très convenable. Le hasard a <i>foulu</i> que M. <i>Ateline</i> +fût absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu <i>fous</i> +adresser ma demande: en ces circonstances une +mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez +à <i>M. Ateline</i> et, si <i>fous</i> le jugez <i>pon</i>, à <i>matemoiselle +Perthe</i>. Pour Michel, je <i>fous</i> prie d'insister sur son +amour; c'est sincèrement, c'est <i>tentrement</i> qu'il aime +et <i>bour</i> lui ce n'est pas un mariage de convenance, +c'est un mariage d'inclination. <i>Bour</i> moi, je vous +prie d'insister sur l'honneur que nous attachons à +unir notre famille à la vôtre. Je veux vous <i>barler</i> +franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas <i>d'ampition</i> +et ne recherche pas une alliance avec M. <i>Ateline</i> +parce qu'il est député et sera un jour ou l'autre +ministre; je suis <i>técoré</i> et n'ai rien à attendre du +gouvernement; quant à la situation de nos affaires, +elle est <i>ponne</i>; là où d'autres <i>berdent</i> de l'argent, +nous en gagnons; les inventaires vous le <i>brouferont</i>, +quand nous pourrons vous les communiquer, vous +verrez, vous verrez qu'elle est <i>ponne</i>.</p> + +<p>Il se frotta les mains:</p> + +<p>—Elle est <i>ponne</i>, elle est <i>ponne</i>; la maison Eck +et Debs est organisée pour bien marcher, elle +marchera et durera tant qu'il y aura un Eck, tant +qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois +pas que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que +nous cherchons uniquement dans ce mariage, c'est +l'honneur d'être de <i>fotre</i> famille: le père Eck ne <i>fiffra</i> +pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, et +alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: +<i>Eck et Debs-Ateline</i>? La <i>fieille</i> maison continuerait; +le <i>fieil</i> arbre repousserait avec des rameaux +nouveaux; les enfants de Michel seraient des <i>Ateline</i>.</p> + +<p>Sur ce mot, il se leva.</p> + +<p>—Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame +Adeline.</p> + +<p>—Non; je remets notre cause entre vos mains, +elle sera mieux <i>blaidée</i> que je ne la <i>blaiderais</i> moi-même.</p> + +<p>Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent +Léonie, la figure épanouie par un éclat de rire.</p> + +<p>—Je <i>fois</i> qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a +taillé une <i>ponne pafette</i>.</p> + +<p>—C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.</p> + +<p>—Il est <i>pien</i> heureux, Michel, de faire rire les +<i>cholies</i> filles; et qu'est-ce donc qu'il vous contait?</p> + +<p>—Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois +mettaient des gants; le savez-vous, monsieur Eck?</p> + +<p>—Ma foi, non, <i>matemoiselle</i>; de mon temps, les +sciences historiques n'étaient pas aussi avancées +que maintenant, et nous ne savions pas que les +Carthaginois se <i>cantaient</i>.</p> + +<p>—Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les +Romains.</p> + +<p>—Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas +compris.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant +avec un sourire d'excuse à madame Adeline, +mademoiselle Léonie faisait un devoir sur Annibal +qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu +l'égayer. Je crois que maintenant elle n'oubliera +plus Annibal.</p> + +<p>—M. Michel sait trouver un mot agréable pour +chacun, dit la maman.</p> + +<p>Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, +et à leur éclat il était évident que, pour Berthe aussi, +Michel avait trouvé quelque chose d'agréable,—mais +à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. +L'aimait-elle donc?</p> + +<h4>V</h4> + + +<p>L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit +pas son travail; elle n'avait plus la tête aux +chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marché.</p> + +<p>On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère +dans la salle à manger, et madame Adeline, qui, +pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins +la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt +pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint +dans la salle à manger attendre.</p> + +<p>—Comment va le cartel? demanda la Maman; +est-ce qu'il n'avance pas?</p> + +<p>—Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme +Saint-Étienne.</p> + +<p>—Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il +manqué le train?</p> + +<p>Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude +évidente, en regardant sa belle-fille, qui, +elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.</p> + +<p>Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit +des pas pressés dans la cour, Berthe courut +ouvrir la porte du vestibule.</p> + +<p>Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à +manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout +de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, puis, après +avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa +de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et +de son chapeau, que lui prit Léonie.</p> + +<p>Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des +vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles +bûches de charme avec une longue flamme blanche.</p> + +<p>—Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses +deux mains largement ouvertes devant la flamme.</p> + +<p>Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale +anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu'elles +n'osaient pas lui demander franchement; ce visage +épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun +tourment.</p> + +<p>Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant +sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et +en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit +à sa femme:</p> + +<p>—Serre donc cela, dit-il.</p> + +<p>La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; +madame Adeline ne dit rien, mais à l'empressement +avec lequel elle prit les billets et à la façon +dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on +pouvait deviner son émotion et son sentiment de +délivrance.</p> + +<p>Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle +à manger; on se mit à table.</p> + +<p>Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles +passèrent avant la politique, et la Maman fut la +première à mettre la conversation sur les frères +Bouteillier:</p> + +<p>—Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, +a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe?</p> + +<p>—L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas +une maison, répondit Adeline, c'est même quelquefois +le contraire qu'elles produisent.</p> + +<p>Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant +plus qu'ordinairement il était d'une extrême +bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises, +avec l'indulgence d'une douce philosophie, +en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se +fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui +qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.</p> + +<p>Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même +d'atténuer ce mot qui lui avait échappé: la catastrophe +qui frappait les Bouteillier n'était pas ce qu'on +avait dit tout d'abord: c'était une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilité +complète; il paraissait même certain que les payements +reprendraient bientôt et qu'on perdrait peu +de chose avec eux.</p> + +<p>Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva +ce que les cinq liasses de billets de banque avaient +commencé; la conversation, d'abord tendue et sur +laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on +ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son +cours habituel.</p> + +<p>—Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.</p> + +<p>—Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de +Michel Debs, répondit madame Adeline.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline +d'un ton indifférent en se versant à boire.</p> + +<p>Cette question fit relever la tête à la Maman, qui +maintenant qu'elle était débarrassée de l'angoisse +de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient +cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi +le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A +son âge, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de +la vieillesse?</p> + +<p>—Je te conterai cela après dîner, dit madame +Adeline.</p> + +<p>—Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma +chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.</p> + +<p>—Oh! Maman! s'écria Adeline.</p> + +<p>—Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, +dit madame Adeline sans s'émouvoir. Je demande +qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre après +le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.</p> + +<p>Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse +de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa +bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge +entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par +une diversion plus ou moins adroite; il recourut à +ce moyen:</p> + +<p>—Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à +toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me +promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi, +mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes +élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les +redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu +qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui +s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu +peux donc faire la tienne comme tu voudras.</p> + +<p>—Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, +une longue, une moyenne et une courte?</p> + +<p>—C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle +à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est +fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.</p> + +<p>Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était +acquitté de deux commissions dont elle l'avait +chargé: il avait acheté l'<i>Atlas</i> qu'elle désirait et commandé +une boîte de pastels telle que la voulait papa +Nourry.</p> + +<p>—Je pense qu'il en sera content et te mettra tout +de suite à dessiner ses oiseaux.</p> + +<p>—Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!</p> + +<p>Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; +le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et +fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la +présence de la Maman qui empêchait de parler de la +visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris +et ne voulait pas retarder le moment des explications.</p> + +<p>—Viens, dit-elle à sa cousine.</p> + +<p>Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline +poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont +madame Adeline fermait la porte.</p> + +<p>—Eh bien? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Eh bien... M. Eck est venu me demander la +main de Berthe pour son neveu Michel.</p> + +<p>—Le père Eck! s'écria Adeline.</p> + +<p>—Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses +mains que l'indignation rendait tremblantes.</p> + +<p>Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman +reprit:</p> + +<p>—Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un +Allemand!</p> + +<p>—Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus +Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et +qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.</p> + +<p>—Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt +à être Prussien, il ne le serait pas?</p> + +<p>—Enfin, il ne l'est pas.</p> + +<p>—Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas +juif!</p> + +<p>—Assurément non.</p> + +<p>—Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire +cette injure!</p> + +<p>—Je suis au moins aussi surpris que vous.</p> + +<p>—Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que +c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où +depuis quatre ans je reste inerte.</p> + +<p>—Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire +injure?</p> + +<p>—Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas +voulu; l'injure n'en existe pas moins.</p> + +<p>—Un homme dans la position de M. Eck ne nous +fait pas injure en nous demandant la main de notre +fille.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa +religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est +aussi?</p> + +<p>—Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que +c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est +plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il +n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il +occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la +haut commerce, l'industrie.</p> + +<p>Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la +violence passionnée que sa mère y mettait, il prit +un ton enjoué:</p> + +<p>—Si les choses marchent du même pas, il est facile +de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui +sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières +représentations: en tête des personnes citées, +ce sont des juifs que tu trouveras.</p> + +<p>Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.</p> + +<p>—Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, +je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je +n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis +plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et +jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! +Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces +avocats et ces journalistes habitués à discuter le +pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de +bonnes raisons pour une opinion que pour une +autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un +incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne +sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la +tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il +doit être écrasé.</p> + +<p>Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne +avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil, +quand elle ne voulait point appeler pour qu'on +le roulât; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse, +elle frappa le parquet avec une énergie qui +disait celle de sa volonté.</p> + +<p>—Il doit être écrasé.</p> + +<p>Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir +écraser un être vivant, le père Eck, sans doute, +ou son neveu, plutôt qu'une chose idéale—ce mal +qui l'enflammait.</p> + +<p>Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; +aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse, +tâchait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas +céder, de laisser tomber la conversation ou de la +détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui +ferait rien abandonner de ses idées; et d'autre part, +il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne +tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas une +discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, +c'était une affaire personnelle, qui pouvait +être la plus grave pour sa fille—celle de sa vie +même.</p> + +<p>—Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te +laisse pas emporter par ton premier mouvement; +avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons +dans quelles conditions elle se présente.</p> + +<p>—Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.</p> + +<p>Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:</p> + +<p>—Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton +entretien avec M. Eck.</p> + +<p>Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât +son récit autant qu'elle le pourrait: pendant +ce temps, sa mère se calmerait sans doute.</p> + +<p>Madame Adeline comprit ce que son mari voulait +et rapporta à peu près textuellement les paroles de +M. Eck.</p> + +<p>Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; +aux premiers mots elle lui coupa la parole:</p> + +<p>—Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils +sentirent la répulsion qu'ils inspiraient en venant +s'établir ici pour ruiner d'honnêtes gens par la concurrence.</p> + +<p>—Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, +ou nous ne saurons rien.</p> + +<p>Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite +la Maman interrompit encore:</p> + +<p>—Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de +leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de +ton discours; ah! si tu m'avais écouté!</p> + +<p>Quand madame Adeline appuya sur l'estime que +tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline, +la Maman secoua la tête en murmurant:</p> + +<p>—L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire +vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu +le fais.</p> + +<p>Madame Adeline continua lentement et la Maman +fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru +répéta les paroles même qui avaient été la conclusion +du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise +raison sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux», elle +poussa un cri d'indignation:</p> + +<p>—Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent +s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont +bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison +qu'il leur faut.</p> + +<p>Après cette explosion, il y eut un moment de silence: +la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher +et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres +sans former des mots distincts. Tout à coup +elle prit la main de son fils violemment:</p> + +<p>—Constant, la vérité: on me la cache ici, ta +femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment +vont tes affaires? Tu es donc bien malade que +ces gens pensent pouvoir hériter de toi?</p> + +<p>Il hésita un moment en regardant sa femme:</p> + +<p>—Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre +conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge, +ne répondras-tu pas à ta mère?</p> + +<p>Il hésita encore.</p> + +<p>—C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, +tendrement.</p> + +<p>—Oui.</p> + + + + +<h4>VI</h4> + + +<p>La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, +avait tendu la main à son fils, et comme il était +venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la main qu'il +lui avait donnée entre les siennes.</p> + +<p>—Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre +garçon!</p> + +<p>—Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir +consulté sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai +que nous t'avons caché la vérité.</p> + +<p>—Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure +confidente que ta mère, un autre soutien?</p> + +<p>—Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as +besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposée +à te donner la fièvre. A quoi bon te tourmenter +pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de +peu de durée?</p> + +<p>—Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; +je n'avais pas mérité que tu me fisses injustement +ce chagrin; m'éloigner de toi, nous séparer, je ne +comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.</p> + +<p>Madame Adeline avait pour principe de ne jamais +intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais +c'était à condition que d'une façon directe ou indirecte +elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans +ces derniers mots elle vit une allusion à son influence +et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.</p> + +<p>—Permettez-moi, Maman, de vous faire observer +qu'il nous était bien difficile de nous plaindre de +nos embarras, sans paraître en faire remonter la +responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé +pour vous rembourser votre part, car c'est à +partir de ce moment même que notre gêne a commencé. +Nous avions compté sur de bonnes années; +nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque +perte ou à chaque inventaire vous dire: «Voilà la +situation!» Cela eût-il été discret et délicat? Nous +ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas +plus influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela +s'est fait tacitement, spontanément entre nous. D'ailleurs +je pensais comme lui que ce n'était vraiment +pas la peine de vous tourmenter pour des embarras +qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas +devoir durer.</p> + +<p>—Et quand vous avez vu qu'ils duraient?</p> + +<p>—Il était trop tard pour vous porter un si gros +coup.</p> + +<p>—Enfin, quels sont-ils?</p> + +<p>Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit +la parole:</p> + +<p>—Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante +mille francs que j'ai remis à Hortense en arrivant; +d'où crois-tu qu'ils viennent?</p> + +<p>—De chez un banquier?</p> + +<p>—De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop +fort. En réalité, de chez une simple connaissance ù +qui je n'aurais jamais pensé à m'adresser, qui est +venue à moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce prêt.</p> + +<p>Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il +voulut tout de suite la rassurer.</p> + +<p>—C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai +parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte +de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du +monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez +M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme +toujours s'y trouvait. On n'a guère parlé que de la +débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place égale à celle qu'ils occupaient +dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans +lequel elle me mettait, je n'ai pas caché qu'elle était +un coup sensible pour nous et qui se produisait +aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti, +M. de Mussidan m'a accompagné; nous avons causé +des Bouteillier, longuement causé: très galamment +il s'est mis à ma disposition, en me demandant +d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux +de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme +aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai +refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé +ses offres de services d'une façon si pressante +que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs; +il se serait fâché si j'avais persisté dans mon refus.</p> + +<p>—Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.</p> + +<p>—Qui serait étonnant de la part de tout autre, +mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je +vous le répète, le plus charmant homme que j'aie +rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir +dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a +témoigné autant de sympathie; s'il connaissait Berthe, +je croirais qu'il veut être mon gendre.</p> + +<p>—Peut-être veut-il être tout simplement celui de +la maison Adeline, dit la Maman.</p> + +<p>—Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose +à un jeune homme lancé comme lui et vivant +dans un monde où la gloire des maisons de commerce +n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses +sont ainsi: c'est lui qui m'a prêté ces cinquante +mille francs, et il nous rend un service dont nous +devons lui être reconnaissants.</p> + +<p>—En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas +pouvoir trouver cinquante mille francs? s'écria la +Maman.</p> + +<p>—Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré +à celui qui m'épargne le souci de les chercher. Au +lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle +on sait que nous sommes pris, il est bon +qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis +avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs; +notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; +la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de +respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense?</p> + +<p>—Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les +Bouteillier reprennent leurs payements.</p> + +<p>—Mais enfin, demanda la Maman, comment cette +situation s'est-elle créée? comment en est-elle arrivée +là?</p> + +<p>—Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant +la tête d'un geste découragé.</p> + +<p>—Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à +dire contre Hortense, elle administre aussi bien que +possible.</p> + +<p>—Si l'administration seule pouvait faire la fortune +d'une maison, la nôtre serait superbe; malheureusement +elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut +des circonstances, et la direction a été mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques années ont +été désastreuses.</p> + +<p>—La direction mauvaise! interrompit la Maman; +mais c'est toi le directeur.</p> + +<p>—Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me +suis endormi dans le succès, comme d'autres que +moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions bien, +nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien +faire; que nous aurions toujours l'exportation, et +que nous battrions l'importation parce que nous lui +étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure +que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et +l'importation nous bat, parce qu'en France on aime +le nouveau et l'original, et que les commissionnaires +comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix +qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la +valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans +notre supériorité, et au lieu de développer par la +science professionnelle le sens de la transformation +et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le +passé, sur le <i>foulé</i>, sans nous apercevoir que le <i>foulé</i> +ne pouvait pas être éternel, La mode n'en veut plus; +nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions +bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous +les vendons à perte? C'est là que ma direction a été +mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit +en artiste, non en commerçant.</p> + +<p>—Tu as été un Adeline, dit la Maman.</p> + +<p>—Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline +des temps passés, d'autres étaient des hommes de +leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester +tranquilles comme moi. On nous oppose souvent +Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout +pour son flair à imiter et à perfectionner les tissus, +à transformer son outillage pour lui faire produire +l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit +d'initiative qui lui ont fait produire l'article de +Lyon pour l'ameublement et la soierie légère, l'article +de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des +métiers mécaniques la dentelle et la robe en laine +et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace, +la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent +à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se +mettra à l'emballage qu'il tissera aussi bien que +les étoffes de prix. Le jour où la mode a décidé +que les vêtements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a +pris aux Anglais la draperie nouveauté pour +hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à meilleur +marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence +contre nous, aidé par les tailleurs qui +achètent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le +revendent comme anglais au prix qu'il veulent; +c'est vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic +de l'être en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai +pensé à me lancer dans cette voie.</p> + +<p>—Je te l'ai assez demandé! interrompit madame +Adeline.</p> + +<p>La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle +elle avait plus d'une fois reproché d'être une +mauvaise Elbeuvienne.</p> + +<p>—Il est certain que, pour la nouveauté, il était +possible de faire à Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de +développer le tissage mécanique; c'est même là, +sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien +de difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! +Où trouver les ouvriers en état de conduire ces métiers? +Comment les rompre, du jour au lendemain, +à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse +de leur toucher et de leur vue de manière à +passer brusquement de nos fils d'hier aux fils ténus +d'aujourd'hui? Le métier à la main bat vingt-cinq +coups à la minute, le métier mécanique en bat de +soixante à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité +de ces métiers, une légèreté de main et une +finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas présentement +et qui ne s'acquiert pas en un jour.</p> + +<p>—Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les +métiers mécaniques, affirma la Maman avec conviction: +du Roubaix, de l'anglais, peut-être, de +l'Elbeuf, non.</p> + +<p>Sans engager une discussion sur ce point avec sa +mère, ce qu'il savait inutile, il continua:</p> + +<p>—Une autre raison encore m'a retenu—la mise +de fonds dans l'outillage: pour une production de +trois millions par an, il faut cent vingt métiers +prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier +coûtant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble +de trois cent mille francs; avec l'immeuble, +la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je +laisse de côté la teinture et la filature qui doivent +s'exécuter au dehors avec avantage, mais j'ajoute +l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les apprêts, +qui ne coûte pas moins de deux cent mille +francs, et j'arrive ainsi à un chiffre de sept cent mille +francs; je ne les avais pas.</p> + +<p>Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à +ne pas l'appliquer directement à la Maman, et tout +de suite, pour ne pas laisser le temps à la réflexion +de se produire, il reprit:</p> + +<p>—Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un +ordre différent, n'a pas été moins forte pour moi, m'a +arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien, +que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est +qu'il s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui +n'est pas à la <i>sonnette</i>, comme on le dit si justement, +qui est chez lui, dans sa maison, à la ville ou à la +campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son métier par l'exemple. L'individualité +existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire, +dans l'usine l'individualité disparaît comme disparaît +la famille; l'ouvrier perd même son nom pour +devenir un numéro; il faut quitter le village pour la +ville où le mari est séparé de sa femme, où les enfants +le sont du père et de la mère; plus de table +commune autour de la soupe préparée par la mère, +on va forcément au cabaret pour manger, on y +retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer +la responsabilité de cette transformation sociale. +Je sais bien que, pour la terre comme pour +l'industrie, tout nous amène à créer une nouvelle +féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre +la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis +un Adeline et que deux cents années de vie commune +avec l'ouvrier m'ont imposé certains devoirs, j'ai reculé. +Sans doute d'autres feront—et prochainement—ce +que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai +pas de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai +pas la prétention d'arrêter la marche de la fatalité. +Voilà pourquoi, revenant à notre point de départ, je +trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être +accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la +leur commence; ils sont dans le mouvement.</p> + +<p>—Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne +prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la +Maman; ne le peux-tu plus?</p> + +<p>—Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la +stricte vérité.</p> + +<p>—Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant +que la mode change et que notre nouveauté +reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être habillés +comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire +mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon, +ce qui est beau revient toujours.</p> + +<p>—Attendre! il y a longtemps que nous attendons; +il en est chez nous comme à Reims, où de +père en fils on s'est enrichi à fabriquer du mérinos, +et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors +qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend +qu'il reprenne, et on se ruine.</p> + +<p>—Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec +ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage; +Mieux vaut que la maison Adeline périsse que de +la voir passer entre les mains de ces juifs.</p> + +<p>—Et Berthe?</p> + +<p>—Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de +devenir la femme d'un juif!</p> + + + + +<h4>VII</h4> + + +<p>—Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant +dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux +vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la +femme d'un juif?</p> + +<p>—Veux-tu donc ce mariage?</p> + +<p>—Et toi ne le veux-tu point?</p> + +<p>—J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.</p> + +<p>—As-tu quelques griefs contre Michel Debs?</p> + +<p>—Aucun.</p> + +<p>—Ne le trouves-tu pas beau garçon?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>—Intelligent, sage, rangé, travailleur!</p> + +<p>—Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.</p> + +<p>—Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux +autres, à tout le monde, que des enfants Eck et Debs +il est celui qui semble tenir la tête dans cette belle +association de frères et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la +maison quand le père Eck se retirera.</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que +sa femme puisse être heureuse?</p> + +<p>—Je ne dis pas cela; et pourtant....</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Il est juif.</p> + +<p>—Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et +toi vous lui êtes opposées, cela suffit, restons-en là.</p> + +<p>—Tu le désires donc?</p> + +<p>—Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux +pas le repousser par cela seul que Michel est juif; +pour moi, un juif est un homme comme un autre, +bon ou mauvais selon son caractère particulier, +mais qui en sa qualité de juif est souvent plus intelligent, +plus soucieux de plaire, plus aimable dans la +vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux +donc partager ton préjugé.</p> + +<p>—Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, +ce préjugé.</p> + +<p>—C'est déjà quelque chose.</p> + +<p>—Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, +et si je le voyais pour la première fois, si l'on +m'énumérait les qualités que je lui reconnais volontiers, +si l'on me disait qu'il désire épouser ma +fille sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, +je serais toute disposée à le considérer comme un +gendre possible... et peut-être même désirable. Mais +il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, +je t'avoue que je n'ai vu qu'une chose, la vie +de Berthe dans la maison de cette vieille juive fanatique.</p> + +<p>—Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison +de madame Eck et sous la direction de celle-ci? Cela +n'est pas du tout obligé, il me semble. D'ailleurs la +vieille madame Eck mène une existence si retirée +qu'elle ne doit pas être une gêne pour les siens. Je +comprends que, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai, +cette existence est bizarre; mais tu sais comme moi +que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont +nos moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que +des chrétiens.</p> + +<p>—Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline +avec un certain effroi.</p> + +<p>—Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: +je ne lui suis pas hostile et trouve qu'il est faisable, +voilà la vérité vraie. Il y a quelqu'un qu'il touche +encore de plus près que nous; c'est Berthe; aussi, +avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je +trouve que Berthe doit être consultée. Pour Maman, +ce mariage serait l'abomination des abominations; +pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance a +pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant +le repousser par des raisons sérieuses et autrement +que d'instinct, sans trop savoir pourquoi. Pour +Berthe il peut être désirable. C'est à voir. Si +elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de +préjugé tout à fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne +m'étonnerait pas.</p> + +<p>Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; +elle fit asseoir son mari devant la cheminée, et s'assit +elle-même à côté de lui.</p> + +<p>—Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.</p> + +<p>—N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne +veux pas plus la marier malgré elle que je ne voudrais +qu'elle se mariât malgré moi.</p> + +<p>—Et ta mère?</p> + +<p>—A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel +il est inutile de nous occuper de Maman; au contraire, +si elle est disposée à accepter ce mariage, +nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... +et avec toi.</p> + +<p>—Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras +et ce que voudra Berthe: il est évident que la +répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande de +M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun +reproche ne peut être adressé à Michel et, s'il n'est +pas le gendre que j'aurais été chercher, il est cependant +un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges +Berthe et elle te répond—je le suppose—qu'elle +sera heureuse de devenir la femme de Michel. +J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu +en lui un futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui +d'un sentiment tendre. Mais du jour où tu lui parles +de ce mariage, ce sentiment peut naître et se développer +vite, car je conviens sans mauvaise grâce +que Michel est beau garçon, et qu'il sait mieux que +personne être aimable quand il veut plaire. Alors +qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mère que nous faisons; à son âge, avec +son despotisme d'idées, cela est bien grave, et la responsabilité +est lourde pour nous. Ou tu subis le refus +de ta mère, et alors nous faisons le malheur de +Berthe, si ce sentiment est né.</p> + +<p>—Je passerais outre, et j'ai la conviction que +Maman, qui, comme toi, a été surprise, finirait par +entendre raison.</p> + +<p>Madame Adeline leva la main par un geste de +doute: elle connaissait la Maman mieux que le fils +ne connaissait sa mère, et savait par expérience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison.</p> + +<p>—J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement +de ta mère, mais tout n'est pas fini, il y a un empêchement +à ce mariage qui vient de nous, de notre +situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever—c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck +que nous marions notre fille sans la doter! Et pouvons-nous +faire cet aveu, sans faire en même temps +celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur +mon préjugé et dire que c'est parce que Michel est +juif qu'il refusera une fille sans dot, alors surtout +qu'il doit s'attendre à une certaine fortune escomptée +vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, +et trouveras-tu beaucoup de commerçants +dans une situation égale à celle des Eck et Debs qui +épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous pouvons +donc en être pour la honte de notre confession, +et Berthe pour l'humiliation d'un mariage manqué. +Est-il sage de nous exposer à un pareil échec qui, se +réalisant, aurait des conséquences désastreuses, non +seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. +Réfléchis à cela.</p> + +<p>Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que +sa femme parlait et déduisait les raisons qui s'opposaient +à ce mariage, Adeline, qui tout d'abord l'avait +écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.</p> + +<p>—Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant +d'efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant +de fatigues, tant d'énergie, pour en arriver là! +Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en +était temps encore!</p> + +<p>Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui +éclairait sa tête grisonnante. Quels changements s'étaient +faits en lui en ces derniers temps! Comme il +avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était +resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré +les rides s'étaient profondément incrustées; ses +yeux, autrefois doux et le plus souvent égayés par le +sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquiétude.</p> + +<p>—Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se +parlant plus encore qu'il ne parlait à sa femme, on +pouvait entrevoir quand cela finira et comment! J'ai +été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.</p> + +<p>Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui +mettent la main sur la tête de leur mari lorsqu'il va +se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; s'il se décourageait, +elle le réconfortait; de même que s'il +s'emballait, elle l'enrayait.</p> + +<p>—Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, +mais crois bien que j'ai compris toute la force +des raisons qui t'ont retenu. A trente ans, ayant sa +position à faire, on pouvait courir cette aventure, +mais à ton âge et dans ta situation il était sage et naturel +de ne pas oser la risquer. Ce n'est pas moi qui +jamais te reprocherai de t'être abstenu.</p> + +<p>—Tes reproches seraient moins durs que ceux que +je m'adresse moi-même, car tu n'as vu que les raisons +avouables qui m'ont retenu et tu ne sais pas, toi qui +cependant me connais si bien, celles que j'appelais +à mon aide quand je me sentais prêt à te céder. +Un jour, il y a trois ans, c'est-à-dire à un moment où +nous avions encore les moyens de transformer notre +fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin +de compte j'étais arrivé à la conclusion évidente, +claire comme le soleil, que c'était pour nous le salut. +J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris la plume, quand +une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à +Elbeuf, j'écrivis à Roubaix, pour demander des renseignements +sur le prix que nos concurrents payent +le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. +La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon +que nous payons 240 francs le wagon, coûte là-bas +120 francs; le gaz, grâce aux primes de consommation, +coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction +d'un bâtiment industriel revient à 22 francs +le mètre superficiel; tu vois, sans qu'il soit besoin +que je te le répète, tout ce que je me dis; et comme +je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification +pour rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les +choses continuèrent à aller pendant que je me répétais +glorieusement les raisons qui me paralysaient, +et elles finirent par nous amener au point où nous +sommes arrivés.</p> + +<p>Il se leva et se mit à marcher par la chambre à +grands pas avec agitation:</p> + +<p>—Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un +côté des choses, ils peuvent se décider et agir, ils ont +de l'initiative et de l'élan. Moi, je suis ce que l'on +peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre +bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle +à mon caractère, à mon éducation? Est-ce le milieu +dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma +vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions +entraînant avec elles des responsabilités? toujours +est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle, +j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaître +lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.</p> + +<p>—Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de +conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur +des hommes.</p> + +<p>—A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait +pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre +position? Celle que mes parents m'avaient faite, je +ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais +été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, +le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, +et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier +notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de +si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline +d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais +assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant!</p> + +<p>Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant +à sa femme et s'arrêtant devant elle:</p> + +<p>—Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se +présente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma +vie, me disant: «Il est bien difficile de l'accepter, +mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», +attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. +Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hésitations +malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe. +Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la tranquillité +du tête-à-tête je l'interrogerai.</p> + +<p>Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère +reprit le dessus:</p> + +<p>—Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce +mariage.</p> + + + + +<h4>VIII</h4> + + +<p>Dans une famille, la mère n'est pas toujours la +confidente de ses filles; c'est quelquefois le père +qu'elles choisissent; c'était le cas chez les Adeline, +où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, +avait plus de liberté et plus d'expansion avec son +père.</p> + +<p>Occupée, affairée, appartenant à tous; madame +Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les +longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand, +toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser +sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne +la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser +aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait +pas comme la petite le demandait, sinon en +paroles franches, au moins avec des regards attendris +et ces mouvements enveloppants où les enfants sont +si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement +donné, la mère reprenait la plume et se +remettait au travail; ses minutes étaient comptées.</p> + +<p>Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son +père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit +le mot qu'elle était habituée à entendre chez +sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas +à travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi +qu'il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en +laissait la liberté; et bien souvent même il commençait +sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant +à lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était +qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle était +devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! +Que de visites aux quinze ou vingt poupées +composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient +un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre +entre eux un seul de ses petits-fils ou une de +ses petites-filles. L'âge n'avait point affaibli cette +passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant +aussi sérieusement, aussi maternellement que +lorsqu'elle n'était qu'une gamine, ne se fâchant point +des moqueries de sa grand'mère et de sa mère, mais +sachant gré à son père de la prendre au sérieux et +de la défendre.</p> + +<p>—Ne la raille point, répétait-il, les petites filles +qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les +mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs +enfants; on est mère à tout âge.</p> + +<p>Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il +voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire +le «monsieur qui vient en visite», le «médecin», +et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris les +poches pleines de surprises pour les enfants de sa +fille.</p> + +<p>Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline +se chargeât de parler à Berthe de la demande +de Michel Debs; il avait assez souvent joué le rôle +du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant +entretenir la «maman» de projets de mariage à +propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle +sérieusement et faire pour de bon le «papa.»</p> + +<p>Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, +et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent +dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages, +avec des teintes roses et vertes du côté du levant +comme on en voit souvent, en novembre, après les +grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fût sur +son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il +fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière +et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de +Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit +pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il +fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter +aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut +fermé.</p> + +<p>—Bon voyage!</p> + +<p>—A ce soir!</p> + +<p>Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la +rue de l'Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde; +comme le temps était doux, les glaces n'avaient +point été fermées; en tournant au coin de la +rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs +qui venait en sens contraire.</p> + +<p>—Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? +dit-il.</p> + +<p>—Il faut le lui demander, répondit Berthe en +riant.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine.</p> + +<p>On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua +qu'il y avait dans le regard de Michel +comme dans le mouvement de sa tête et le geste de +son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait +en rien au salut de tout le monde; comment +n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?</p> + +<p>—Est-ce que Michel Debs savait que nous devions +aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils +furent passés.</p> + +<p>—Comment l'aurait-il su?</p> + +<p>—Tu aurais pu le lui dire hier au soir.</p> + +<p>Berthe ne répondit pas.</p> + +<p>Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien +sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait +pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne +s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté +qu'il lui fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur +qui allaient se décider, l'émotion lui serrait le +coeur; l'heure présente était si différente de celle +qu'autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses, +il avait espéré!</p> + +<p>Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, +absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à +parler.</p> + +<p>—Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu +n'es donc pas heureux d'aller au Thuit?</p> + +<p>C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon +pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins +pour la préparer à se prononcer sur sa demande +en connaissance de cause; il ne suffisait pas en +effet de lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison +Eck et Debs, désire t'épouser»; il fallait aussi qu'elle +sût à l'avance dans quelles conditions Michel se présentait +et l'intérêt matériel qu'il pouvait y avoir pour +elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même +chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la +fortune de ses parents, que de le refuser en sachant +cette fortune gravement compromise.</p> + +<p>—Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de +plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est là que +j'ai appris à marcher. C'est là que tu as fait tes premiers +pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas +un chemin ou un sentier qui n'ait son souvenir. Depuis +dix-huit ans je n'ai pas planté un arbre, je n'ai +pas fait une amélioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me +demande si je ne vais pas être obligé de le vendre.</p> + +<p>—Vendre le Thuit!</p> + +<p>—Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle +puisse être pour toi: nos affaires vont mal, très mal, +et si nous ne sommes pas ruinés, il faut avouer que +nous sommes gênés; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. +J'espère en sortir, mais il est possible aussi que le +contraire arrive. Quant au Thuit, hypothéqué déjà +lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a +été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation +qui a frappé la terre en Normandie, il nous +coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous rapporte; si la +situation s'aggrave, il n'est que trop certain que +nous ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je +n'ai plus le même plaisir qu'autrefois à aller dans +cette terre que j'aimais non seulement pour moi, +mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec +ton mari, tes enfants... et nous-mêmes devenus +vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée de m'en +séparer m'attriste?</p> + +<p>Berthe prit la main de son père et l'embrassant +tendrement:</p> + +<p>—Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.</p> + +<p>Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un +chemin coupant à travers des sillons de blé qui, nouvellement +ensemencés, commençaient à se couvrir +d'une tendre verdure; à une courte distance sur la +droite se détachait sur le fond sombre d'une futaie +la façade blanche et rouge d'une grande maison: +c'était le château du Thuit, qui, par la masse de sa +construction en pierre et en brique, par ses hauts +combles en ardoises, par ses cheminées élancées, +écrasait les bâtiments de la ferme groupés à l'entour +dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers +et de poiriers puissants comme des chênes.</p> + +<p>—C'était bien vraiment en bon père de famille +que je soignais tout cela! dit-il en promenant çà et +là un regard attristé.</p> + +<p>Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là. +On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine +nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants +étaient accourus pour recevoir leur maître.</p> + +<p>Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, +dont l'un avait quatre ans et l'autre cinq et qu'elle +aimait comme des poupées, les prit par la main.</p> + +<p>—Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, +je leur apporte des gâteaux.</p> + +<p>—Faut que je les <i>débraude</i>, dit la mère.</p> + +<p>—Je les <i>débrauderai</i> moi-même, répondit Berthe, +qui voulait bien parler normand avec les paysans.</p> + +<p>En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à +fond, les peigna, les attifa, et à table en plaça un à +sa droite et l'autre à sa gauche, de façon à les bien +surveiller—ce qui n'était pas inutile, car avec leur +gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point +encore adoucie, ils voulaient commencer par les +gâteaux.</p> + +<p>Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait +s'occuper de ces deux gamins, et à voir les prévenances, +les attentions qu'elle avait pour eux en leur +disant de douces paroles à l'accent maternel, il s'attendrissait.</p> + +<p>—Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle +à se marier plus tard? Ne serait-elle pas +privée d'enfants, elle qui les aimait si tendrement?</p> + +<p>A un certain moment, il exprima tout haut cette +pensée, au moins en partie:</p> + +<p>—Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.</p> + +<p>Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le +déjeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la +futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris le bras de sa +fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées +des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils +allaient lentement côte à côte, lui ému par ce qu'il +avait à dire, elle troublée et angoissée par cette +émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux tourments +de leur situation.</p> + +<p>—Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une +bonne mère, te doutes-tu que ce n'était pas une +allusion à un fait en l'air?</p> + +<p>Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, +et cependant en rougissant.</p> + +<p>—As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier +soir? continua-t-il.</p> + +<p>Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, +puis vivement les baissant:</p> + +<p>—Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.</p> + +<p>—Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant +de cette réponse féminine.</p> + +<p>Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience +involontaire.</p> + +<p>—Eh bien, il est venu demander ta main pour +Michel Debs.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>—C'est là tout ce que tu dis?</p> + +<p>—Qu'est-ce que maman lui a répondu?</p> + +<p>—Qu'elle m'en parlerait.</p> + +<p>—Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?</p> + +<p>—Que je t'en parlerais; car avant nous et les +raisons de convenance, il y a toi et les raisons de +sentiment; pour que nous répondions, ta mère et +moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.</p> + +<p>Cependant, après un moment de silence, ce ne fut +pas une réponse qu'elle adressa à son père, ce fut +une nouvelle question.</p> + +<p>Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., +c'est-à-dire est-ce qu'il connaît la vérité sur la situation +de tes affaires?</p> + +<p>—Je l'ignore; cependant il est probable que s'il +ne sait pas toute la vérité, il la soupçonne en partie; +dans le monde des affaires, il n'est personne à +Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas +aujourd'hui ce qu'elle était il y a quelques années. +Mais quel rapport cela a-t-il avec la réponse que je +te demande?</p> + +<p>—Ah! papa!</p> + +<p>—C'est naïf, ce que je dis?</p> + +<p>Elle lui secoua le bras doucement, par un geste +de mutinerie caressante.</p> + +<p>—Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont +pas bien, demande néanmoins ma main, c'est... +qu'il m'aime.</p> + +<p>—Ah! j'y suis.</p> + +<p>—Dame!</p> + +<p>—Et cela te fait plaisir?</p> + +<p>—Tu demandes des choses...</p> + +<p>—Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?</p> + +<p>—Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je +voyais bien que M. Debs était très aimable avec moi; +partout où j'allais, je le rencontrais; toujours je +trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; +il avait en me parlant des intonations d'une douceur +qu'il n'avait pas avec les autres, ni avec Marie qui +est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une +situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec +Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n'avaient +jamais été plus loin.</p> + +<p>—Maintenant elles ont marché, et il dépend de +toi qu'elles en restent là s'il ne te plaît point.</p> + +<p>—Je ne dis pas cela.</p> + +<p>—Dis-tu qu'il te plaît?</p> + +<p>—Il est très bien.</p> + +<p>Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être +ne voulait-elle pas de ce mariage, et n'osait-elle +pas l'avouer; il fallait lui venir en aide:</p> + +<p>—Il est vrai qu'il est juif.</p> + +<p>Elle se mit à rire franchement:</p> + +<p>—Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il +soit juif?</p> + + + + +<h4>IX</h4> + + +<p>L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait +sortait si spontanément du coeur que la +preuve était faite: l'affaiblissement de préjugé dont +Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce +chez la grand'mère, résistant encore chez la mère, il +n'existait plus chez la fille; il avait si bien disparu +qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux que ça me +fasse qu'il soit juif?»</p> + +<p>—Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline +après un moment de réflexion, il n'en est pas de même +pour ta grand'mère.</p> + +<p>—Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda +Berthe d'une voix qui tremblait.</p> + +<p>—Peux-tu en douter?</p> + +<p>—Et maman?</p> + +<p>—Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, +mais elle n'y fera pas d'opposition si de ton côté tu +le désires?</p> + +<p>—Et toi, papa?</p> + +<p>Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui +remua le coeur du père.</p> + +<p>—Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.</p> + +<p>Elle se serra contre lui.</p> + +<p>—C'est justement pour cela qu'il faut que tu +t'expliques franchement. Tu dois comprendre que +ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je te +presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et +pour te forcer, sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. +Je sens très bien que c'est un sujet délicat +sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur +lequel un père, crois-le bien, voudrait n'avoir pas à +appuyer. Mais il le faut.</p> + +<p>—Je n'ai rien à te cacher.</p> + +<p>—J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: +depuis que tu as commencé à grandir, je t'ai mariée +déjà bien des fois, mais jamais sans que nous soyons +d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. +Est-ce donc impossible?</p> + +<p>—Oh! non.</p> + +<p>—Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton +père? Où en trouveras-tu un qui t'écoute avec plus +de sympathie?</p> + +<p>Ils marchèrent quelques instants silencieusement +et quittèrent la futaie pour entrer dans la forêt.</p> + +<p>—Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se +décidait point et voulant l'encourager.</p> + +<p>Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut +une nouvelle question:</p> + +<p>—Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne +peux-tu me dire ce que tu penses toi-même de +M. Debs?</p> + +<p>—Je n'en pense que du bien; c'est un honnête +garçon.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>—Travailleur.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>—Aimable, doux, sympathique à tous les points +de vue.</p> + +<p>—Alors il te plaît?</p> + +<p>—Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui +ne valaient certes pas celui-là.</p> + +<p>Elle regardait son père avec un visage rayonnant, +devinant ses paroles avant qu'il eût achevé de les +prononcer.</p> + +<p>—Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas +que le mari, il y a le mariage lui-même, dit-elle.</p> + +<p>—Et ce n'est pas du tout la même chose.</p> + +<p>—Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es +à M. Debs, le mari?</p> + +<p>—Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.</p> + +<p>—Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!</p> + +<p>Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait +l'impossible.</p> + +<p>Elle lui sourit tendrement:</p> + +<p>—Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta +fille?</p> + +<p>—Gamine!</p> + +<p>—Je t'en prie, réponds-moi franchement!</p> + +<p>—Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au +mariage qu'au mari.</p> + +<p>Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette +réponse; elle pâlit et resta un moment sans trouver +une parole.</p> + +<p>—Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle +enfin.</p> + +<p>—Il y a des raisons qui lui sont contraires.</p> + +<p>—Des raisons... graves?</p> + +<p>—Malheureusement.</p> + +<p>—Qui te sont personnelles?</p> + +<p>—Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.</p> + +<p>—Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec +feu, sans abjurer sa religion; la femme d'un juif ne +devient pas juive; un juif qui épouse une chrétienne +ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.</p> + +<p>—C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre +cela, et ce n'est pas chose facile; me le dire à moi, +c'est prêcher un converti; tu sais comme ta grand'mère +est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa +foi, et, d'autre part, elle est d'une époque où les +juifs étaient victimes de préjugés qui pour elle ont +conservé toute leur force.</p> + +<p>Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux +les obligea à se séparer; sur le sol plat et argileux, +l'eau de la nuit ne s'était point écoulée et elle +formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter.</p> + +<p>—Et quelles sont les raisons qui viennent de notre +situation? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant +si Michel Debs savait la vérité sur nos affaires. +S'il connaît la vérité et veut t'épouser, c'est, +comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour +toi, non pour ta dot; pour ta beauté, pour tes qualités, +parce que tu lui plais, enfin parce qu'il t'aime.</p> + +<p>—Cela est possible, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Assurément; mais le contraire aussi est possible; +c'est-à-dire que, tout en étant sensible à tes +qualités, Michel Debs peut l'être aussi à la fortune +qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un +mariage d'amour tel que nous le supposons dans le +premier cas, il s'agit alors simplement d'un mariage +de convenance: l'un des associés de la maison Eck et +Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la +fille de Constant Adeline et il la demande. Note bien, +mon enfant, que je ne dis pas que cela soit, mais +simplement que cela peut être. Alors que se passe-t-il +quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être +bonne, comme il le croyait, est médiocre ou même +mauvaise? Il ne la fait point, n'est-ce pas? et c'est +un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage +manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. +Pour toi ce serait humiliant; pour nous ce serait +désastreux. C'est quand le crédit d'une maison est +ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait +point être prudent que de nous exposer à donner un +aliment aux bavardages du monde. N'entends-tu pas +ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi +Michel Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?—Parce +qu'il n'a pas voulu d'une fille ruinée.» Parler +couramment de la ruine d'une maison dont les affaires +sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà +pourquoi, avant de répondre à M. Eck, j'ai voulu +t'interroger et te demander de me dire franchement +si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un +mari comme un autre, auquel tu n'as pas de raisons +particulières pour tenir, il est sage de répondre +par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec +ta grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers +du mariage manqué. Au contraire, si Michel te +plaît, si tu vois en lui le mari qui doit assurer le +bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il +faut aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle +puisse être pour toi comme pour nous, affronter le +mécontentement de ta grand'mère, et courir aussi +l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas +la dot sur laquelle il comptait... peut-être.</p> + +<p>—Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?</p> + +<p>—Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est +possible qu'il le soit; si tu as des raisons pour croire +qu'il ne l'est pas, dis-les; tu vois que, par la force +même des choses, nous voilà ramenés au point d'où +nous sommes partis et que tu es obligée de répondre +franchement, puisque ce sont tes sentiments qui +dicteront notre conduite.</p> + +<p>Et oui, sans doute, elle voyait que la force des +choses les avait ramenés au point d'où ils étaient +partis, mais la situation n'était plus du tout la +même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus +solennelle par les paroles de son père: si un sentiment +de retenue féminine et de pudeur filiale lui +avait fermé les lèvres, maintenant elle devait les +ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait +pour son père, elle le devait pour elle-même.</p> + +<p>—Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien +passé entre M. Debs et moi qui ressemble même de +très loin à ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas +sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant +notre voyage dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait +pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non +plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons +pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des +lettres par des soubrettes dont on paye le silence +avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans +les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de +mon côté pendant que du tien tu en faisais d'autres, +j'ai pensé à lui; tu ne sais peut-être pas qu'on se +marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand +jardin de la rue du Maulévrier, je parlais de mon +mari à mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe +frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le +sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me +donner à penser qu'il voudrait m'épouser un jour. +Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; +on est très hardi en imagination et aussi en conversation; +quand toutes vos amies ont des maris à revendre, +il faut bien en avoir un aussi, et on le prend +où l'on peut.</p> + +<p>—Il ne t'avait jamais rien dit?</p> + +<p>—Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une +gamine et que lui était déjà un jeune homme.</p> + +<p>—Et quand tu es rentrée du couvent?</p> + +<p>—Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que +je ne lui étais pas indifférente... et que je lui plaisais.</p> + +<p>Il voulut lui venir en aide:</p> + +<p>—Et tu en as été heureuse?</p> + +<p>—Dame!</p> + +<p>—L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?</p> + +<p>—Puisque c'était la continuation de ce que j'avais +si souvent combiné, je ne pouvais pas ne pas être +satisfaite.</p> + +<p>—Satisfaite seulement?</p> + +<p>—Heureuse, si tu veux.</p> + +<p>—Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?</p> + +<p>—Peux-tu croire!</p> + +<p>—Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien +qu'il pense que tu ne le refuseras point.</p> + +<p>—Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le +mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison +Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et +c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas +à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.</p> + +<p>Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance +sur laquelle il se jeta:</p> + +<p>—De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas +la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait +pas.</p> + +<p>Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa +grand'mère, sa mère, son oncle. Me laisserais-tu +épouser un jeune homme qui n'aurait rien... que +ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que +tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot?</p> + +<p>—Il le faut bien.</p> + +<p>—Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un +étranger pour moi!</p> + +<p>Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces +quelques mots, avec un accent qui remua Adeline.</p> + +<p>—Comme tu es émue!</p> + +<p>—C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans +un mariage manqué.</p> + +<p>Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et +le plus formel qu'elle pût faire.</p> + +<p>Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant +dans son bras, il l'embrassa tendrement.</p> + +<p>—Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma +chérie.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, +nous trouverons. Est-ce que tu peux être malheureuse +par nous, par moi?</p> + +<p>—Il faut répondre.</p> + +<p>—Certainement, certainement.</p> + +<p>—Que veux-tu répondre?</p> + +<p>Le Normand se retrouva:</p> + +<p>—Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au +père Eck que je ne peux pas te donner demain une +dot, peut-être arriverions-nous à une rupture; mais +ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un délai... quelconque: les affaires +n'iront pas toujours aussi mal; nous nous relèverons; +ta mère a des idées; il n'y a qu'à gagner du +temps.</p> + +<p>—Oh! je ne suis pas pressée de me marier.</p> + +<p>—C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous +gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange; +ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.</p> + + + + +<h4>X</h4> + + +<p>De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, +ils apercevaient de petites colonnes de fumée bleuâtre +qui montaient droit à travers les branches nues +des grands arbres.</p> + +<p>—Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où +en sont les bûcherons, et tout de suite nous rentrerons +à Elbeuf, de façon à ce que je puisse aller ce +soir même chez M. Eck.</p> + +<p>Sous bois on entendait des coups de hache et de +temps en temps des éclats de branches avec un bruit +sourd sur la terre qui tremblait,—celui d'un +grand arbre abattu.</p> + +<p>—Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant +dans la vente où les bûcherons travaillaient; malheureusement +les bois se vendent si mal maintenant!</p> + +<p>Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers +et ils revinrent rapidement au château, où tout de +suite les chevaux furent attelés. Il n'était pas trois +heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.</p> + +<p>Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan +qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le +reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit, +tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien +n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves +sur preuves pour démontrer qu'avec du temps il +trouverait la dot qu'on offrirait au père Eck.</p> + +<p>—Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais +enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se +retirer. Tu verras, ma chérie, tu verras.</p> + +<p>Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas +seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui +devait s'améliorer; à Paris on lui avait proposé +d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, +et il avait toujours refusé, parce qu'il voulait se tenir +à l'écart de tout ce qui touchait à la spéculation; +il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +était passé; ces affaires étaient honorables, +c'était par excès de délicatesse, c'était aussi par +amour du repos et de l'indépendance qu'il n'avait +point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; +il ne penserait qu'à elle; le premier devoir du père +de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants, +et il n'est pas de devoir plus sacré que celui-là. A +plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours +par amour du repos et de l'indépendance il +s'en était retiré. Maintenant il se laisserait faire: +fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la +corbeille de mariage.</p> + +<p>Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, +son coeur serré se dilatait, l'espérance, la foi en +l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper; +ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, +était-elle désintéressée? Elle n'en savait rien, +n'ayant jamais eu à examiner ces questions. Mais le +coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, et +ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de +ses pensées qu'elle avait tenu à avoir à sa table +ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne +point penser à elle.</p> + +<p>Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut +surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que +pour dîner.</p> + +<p>—Déjà!</p> + +<p>Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience +de savoir ce qui s'était dit entre le père et la fille, +mais malgré l'envie qu'elle en avait, il lui était impossible +d'interroger son mari, la Maman étant là +dans son fauteuil.</p> + +<p>—Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; +il faut changer de chaussures, je vais monter +avec toi.</p> + +<p>Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle +ferma la porte:</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Elle l'aime.</p> + +<p>—Elle te l'a dit?</p> + +<p>—Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a +avoué dans un cri de douleur en voyant qu'elle +pouvait ne pas devenir sa femme.</p> + +<p>—Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.</p> + +<p>—Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, +c'est une jeune fille.</p> + +<p>Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et +lui.</p> + +<p>—Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.</p> + +<p>Il expliqua son plan.</p> + +<p>—Et après? quand nous aurons gagné du temps, +le mariage sera-t-il assuré?</p> + +<p>—Il sera facilité.</p> + +<p>—Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner +la vie qui a été la tienne jusqu'à ce jour: tu +n'es pas l'homme des affaires de spéculation; tu as +trop de droiture, trop de loyauté.</p> + +<p>—Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais +pas toutes les garanties?</p> + +<p>—Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas +plus forts que les honnêtes gens? serais-tu le premier +qui, malgré son intelligence et sa prudence, se +laisserait tromper et entraîner.</p> + +<p>—Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine +que je n'accepterai que des affaires sûres.</p> + +<p>—Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent +les gros gains.</p> + +<p>—Enfin, je te promets de ne rien entreprendre +sans te consulter; j'ai laissé passer des centaines +d'occasions qui nous auraient donné une fortune +considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront +maintenant, voilà tout.</p> + +<p>—Le temps est passé des belles occasions; tu le +sais mieux que moi.</p> + +<p>—Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper +court à ces observations, cela n'engage à rien de +prendre du temps.</p> + +<p>Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne +lui dit rien, mais en l'embrassant elle lui serra la +main dans une étreinte où elle avait mis toutes ses +espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.</p> + +<p>La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil +Elbeuf, mais dans le nouveau, celui qui confine à +Caudebec, là, où de vastes espaces permettaient +après la guerre, la libre construction d'un établissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: +isolé, d'accès commode, avec des dégagements, un +sol stable reposant sur une couche d'eau facile à atteindre +et assez abondante pour le lavage des laines +et le dégraissage ainsi que le foulage des draps en +pièces. Construite en briques rouges et blanches, +elle occupe entièrement un îlot de terrain compris +entre quatre rues se coupant à angle droit; sur +trois de ces rues se dressent ses hautes murailles +percées de larges châssis vitrés, et sur la quatrième +s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés +de l'appartement particulier de M. Eck, la +grande porte qui laisse voir une cour carrée au +fond de laquelle le balancier de la machine lève et +abaisse ses deux bras.</p> + +<p>Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit +noire depuis longtemps déjà, mais par les fenêtres +tombaient des nappes de lumière qui éclairaient la +rue au loin; les métiers battaient, les broches tournaient, +de la cour montait le ronflement des machines +en marche, et dans le ruisseau coulait une +petite rivière d'eaux laiteuses qui fumaient.</p> + +<p>Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il +aperçut le père Eck travaillant avec ses deux fils et +un de ses neveux autour de lui penchés sur leurs +pupitres.</p> + +<p>—Quelle force vraiment que l'association! dit-il +en serrant la main au père Eck et en saluant les +jeunes gens affectueusement.</p> + +<p>—Les autres sont <i>tans</i> la fabrique, dit le père +Eck, à leur poste.</p> + +<p>Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un +prétexte à sa visite:</p> + +<p>—Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a +dit que vous en étiez satisfait.</p> + +<p>—Très satisfait; je <i>fais</i> appeler Michel pour qu'il +<i>fous</i> les montre, c'est son affaire.</p> + +<p>Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et +Michel ne tarda pas à arriver; en apercevant Adeline, +il s'arrêta un court instant avec un mouvement de +surprise et d'hésitation.</p> + +<p>—C'est M. <i>Ateline</i> qui <i>fient foir</i> nos métiers fixes, +dit le père Eck.</p> + +<p>Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se +demandait si c'était vraiment le désir de voir les +métiers fixes qui était la cause de cette visite: ce +serait bien étrange après la demande adressée la +veille à madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, +il ne pouvait qu'attendre.</p> + +<p>Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur +les perfectionnements qu'il avait apportés à ces métiers +manquèrent-elles de clarté: son esprit était ailleurs.</p> + +<p>Heureusement son oncle lui vint en aide:</p> + +<p>—<i>Fous foyez</i>, mon cher monsieur <i>Ateline</i>, avec +<i>teux</i> cents broches ces métiers <i>broduisent</i> presque +autant que les <i>renfideurs</i> avec quatre cents broches.</p> + +<p>Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, +Adeline ne l'était pas moins en écoutant: l'un ne +savait pas bien ce qu'il disait, l'autre ne pensait +guère à ce qu'il entendait.</p> + +<p>—Il est vraiment très bien, se disait Adeline en +examinant Michel; je ne l'avais jamais vu si beau +garçon.</p> + +<p>—Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, +se disait Michel en regardant le père de Berthe à la +dérobée.</p> + +<p>Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, +tandis que le père Eck appuyait sur les +<i>berfectionnements</i> de son <i>betit</i> Michel.</p> + +<p>Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, +Adeline et le père Eck marchant côte à côte, tandis +que Michel restait en arrière pour se dérober: il +était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le +mieux était donc qu'il leur laissât la liberté du +tête-à-tête.</p> + +<p>Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit +une bande de drap divisée en petits carrés de diverses +couleurs.</p> + +<p>—Que <i>tites-fous</i> de ça? demanda-t-il.</p> + +<p>Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants +de nouveautés essayent pour chercher le +modèle qu'ils adopteront.</p> + +<p>—Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.</p> + +<p>Le père Eck donna un coup de coude à Adeline +et, se haussant vers lui en mettant une main devant +sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers +auprès desquels ils passaient:</p> + +<p>—<i>Fous</i> tuer, nous, oh non, au <i>gontraire</i>.</p> + +<p>Ils sortirent dans la cour.</p> + +<p>—<i>Fous afez</i> à me <i>barler</i>, n'est-ce <i>bas</i>? demanda le +père Eck.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Les métiers, c'était un <i>brétexte</i>; je <i>fais fous</i> +conduire dans mon <i>pureau</i>.</p> + +<p>Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, +il ne l'était jamais pour l'exécuter.</p> + +<p>—Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il +aussitôt qu'ils furent installés dans le bureau particulier +du père Eck, et nous en sommes fort +honorés.</p> + +<p>—C'est moi, c'est nous qui serions honorés de +nous allier à <i>fotre</i> famille, madame <i>Adeline</i> a <i>tû fous +tire</i> que c'est le <i>put</i> de mon <i>ampition</i>.</p> + +<p>—J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique +et conforme à nos sentiments, ceux de ma +femme et les miens, qui sont favorables à ce mariage....</p> + +<p>—Ah! mon cher monsieur <i>Ateline</i>!</p> + +<p>—Malheureusement nous sommes, à cause de +ma mère, obligé à de grands ménagements; vous +savez quelle est la sévérité de ses principes religieux.</p> + +<p>—Je sais par ma mère ce que <i>beut</i> être cette sevérité; +et je <i>fous afoue</i> que je ne lui ai <i>bas</i> même +<i>barlé</i> de ce mariage, qui pour nous n'est pas moins +difficile que pour vous, car c'est la première fois que +l'un <i>te</i> nous pense à épouser une chrétienne: il a +fallu l'amour de Michel pour me décider moi-même; +vous savez le préjugé, la tradition, la fierté!</p> + +<p>—Vous comprenez donc que nous hésitions avant +d'en parler à ma mère; il faut des précautions, des +préparations, sans quoi nous nous heurterions à un +refus formel.</p> + +<p>—Je <i>gomprends</i>.</p> + +<p>—Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent +mieux; ma fille n'a que dix-huit ans, et j'ai +toujours désiré ne pas la marier trop jeune.</p> + +<p>—Chez nous, <i>fous safez</i>, on se marie <i>cheune</i>; ma +mère s'est mariée à quinze ans.</p> + +<p>—Enfin je vous demande du temps.</p> + +<p>—Oh! <i>barfaitement</i>, nos <i>cheunes chens beuvent</i> +attendre; moi j'ai <i>pien</i> été <i>viancé</i> avec ma femme +pendant cinq ans, et quand nous nous sommes +mariés j'aurais <i>pien</i> attendu encore.</p> + +<p>Il dit cela avec son bon rire.</p> + +<p>A ce moment on entendit une main tourner le +bouton de la porte du bureau.</p> + +<p>—N'<i>endrez bas</i>, n'<i>endrez bras</i>! s'écria M. Eck, +n'<i>endrez bas</i>, hein!</p> + +<p>Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille +vêtue de noir, avec un châle sur les épaules, le front +caché par un bandeau de velours posé en avant de +son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait +un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression +affable: c'était madame Eck.</p> + +<p>—J'ai cru que c'était un <i>gommis</i>! s'écria le père +Eck, est se levant vivement, pour aller au-devant d'elle +avec toutes les marques du regret et du respect.</p> + +<p>—C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.</p> + +<p>Et tout de suite s'adressant à Adeline:</p> + +<p>—J'ai appris que vous étiez dans la maison et je +suis descendue pour vous exprimer toute ma reconnaissance +au sujet des paroles que vous avez prononcées +sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu +le faire depuis longtemps déjà, mais vous savez que +je ne sors pas. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, +je vous laisse à vos affaires.</p> + +<p>—Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant +sa petite taille courbée.</p> + +<p>—Ah! <i>Monsieur Ateline, Monsieur Ateline</i>, s'écria +le père Eck quand la porte fut refermée, ma mère +vient de faire pour <i>fous</i> ce que je ne lui ai <i>chamais +fu</i> faire <i>bour bersonne</i>; ça <i>fa pien</i>, ça <i>fa pien</i>!</p> + + +<br><br> + +<h3>DEUXIÈME PARTIE</h3> + +<br><br> + + +<h4>I</h4> + + +<p>En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez +son collègue le comte de Cheylus, ce vicomte de +Mussidan, ce charmant homme du monde qui s'était +trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille +francs, Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.</p> + +<p>En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il +avait fait cette rencontre, c'était chez Raphaëlle, la +maîtresse de ce collègue. Mais ce petit arrangement +était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler +de Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait +rien de la vie parisienne? Elle aurait pu se tourmenter, +se demander dans quel monde vivait son mari! +Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en +plus finir. On ne peut pas demander à une bonne +bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne sont ni de son +éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais +compris qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, +et qu'il se trouvât des amis—alors surtout +que c'étaient des députés—pour accepter cette invitation; +la province a sur les maîtresses et sur les députés +des opinions qu'il est bon de laisser intactes. +Que serait l'existence d'une femme de député restant +dans sa ville, si elle pouvait supposer que son mari +ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il +fait des farces, ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il +caquette, ce ne peut être qu'avec les amies arrivant +de son arrondissement pour lui demander une bonne +place de tribune.</p> + +<p>Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait +qu'imiter plusieurs de ses collègues qui, pas +plus que lui, ne se trouvaient embarrassés à la table +d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on était +là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on +s'amusait plus que dans beaucoup d'autres maisons. +En somme, qui les invitait? Le comte. C'était +donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu +à l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte +qui payait le loyer de cette aimable maison où ils +étaient si bien reçus, et qui payait aussi cette bonne +chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse, +il aurait fallu un excès de puritanisme pour +s'en fâcher.</p> + +<p>A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient +que depuis longtemps déjà le comte de +Cheylus n'était pas en état d'entretenir le train de +maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous +les députés qui connaissent à fond les dessous de la +politique française et étrangère n'ont pas pénétré +aussi profondément les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant +d'ailleurs avec soin, voyaient ce qu'on leur montrait +une maison agréable, une femme qui, pour +n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez +beaux restes et, ce qui valait mieux encore, une +vieille célébrité, et ils n'en demandaient pas davantage: +chez qui irait-on si l'on ne se contentait pas +des apparences?</p> + +<p>D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, +qui était l'homme le plus aimable du monde et n'avait +pas d'autre souci que de plaire à tous, amis +comme adversaires, et même à ses adversaires plus +encore qu'à ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, +il avait administré les départements par où il avait +successivement passé avec de bonnes paroles, des +sourires, des promesses, des compliments, des +poignées de main et des banquets à toute occasion. +Et quand, après vingt années de ce régime, la +chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était +trouvé un de ces arrondissements où les maires, +les conseillers municipaux, les curés, les pompiers, +les orphéonistes, les fanfaristes, tous ceux enfin qui +l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient +envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? +Que leur importait à lui et à eux la politique, +il les avait convertis à son système: «Il n'y a pas +d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la Chambre +il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses +bonnes paroles; bien avec son parti, très bien avec +ses ennemis, ce n'était pas lui qui faisait du boucan +ou qui se laissait emporter par la passion: la main +toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la +bouche, même avec ceux qui essayaient de le regarder +du haut de leur austérité ou de leur mépris et +qu'il finissait par adoucir.</p> + +<p>«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour +venir dîner avec moi lundi prochain.»</p> + +<p>Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait +pas dire chez moi, alors qu'on arrivait de province, +et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs +vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur +du barreau de Carpentras ou la gloire de la fabrique +elbeuvienne? On savait que depuis longtemps le +comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait +de bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les +payer. On se disait qu'il y a ruine et ruine. Et la +conclusion qu'on faisait pour les dîners, on la faisait +pour la maîtresse.</p> + +<p>Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé +la vérité, toute la vérité à ces honnêtes convives.</p> + +<p>C'était vingt ans auparavant que le comte de +Cheylus avait fait la connaissance de Raphaëlle, +alors dans toute sa splendeur, et au mieux avec le +duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +<i>Participation Poupardin, Allen et Cie</i>, le prince de +Kappel, en un mot avec toute la bohème tapageuse +de cette époque; pour lui il n'était pas moins brillant, +riche, bien en cour, en passe de devenir un +personnage dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, +le comte avait dissipé toute sa fortune et il n'était +plus qu'un simple député, sans aucune influence +même dans son parti, où personne ne le prenait au +sérieux; quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, +au moins avait-elle laissé dévorer par des spéculations +aventureuses la plus grosse part de ce que +son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie +lui avait fait gagner, et sur elle plus encore que sur +le comte ces vingt ans avaient lourdement marqué +leur passage: la maigriotte Parisienne s'était alourdie +et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa +physionomie gaie et expressive toujours ouverte, +toujours en mouvement, s'était immobilisée, les +teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, +les rouges, les bleus avaient tanné la peau.</p> + +<p>Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves +des oreilles, et la tradition les rend aveugles +à la réalité: quand pendant dix ans on a été la belle +madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances +pour l'être pendant vingt-cinq ou trente; il n'y a pas +de raisons pour que ça finisse; il faut des catastrophes +pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre +sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en +qui M. de Cheylus n'avait vu que «la charmante +Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait encore dans +«tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient +son nom dans les soirées théâtrales, on pouvait +se montrer avec elle alors surtout qu'on n'avait pas +d'autre fortune que la maigre allocation d'un député. +Assurément, si elle lui revenait, ce n'était +point par intérêt, et cette conviction ne pouvait que +chatouiller la vanité d'un vieux beau: une femme +comme elle acceptant un amant de soixante-huit +ans, sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en +hommes, voilà tout; et vraiment il ne pouvait que +lui être reconnaissant de cette preuve de goût.</p> + +<p>—Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il +n'était donc pas si déplumé!</p> + +<p>Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les +toits; mais l'orgueil de l'homme ruiné l'emportait +sur la fatuité du triomphateur; de là sa formule d'invitation +à ses chers collègues—«avec moi».</p> + +<p>Elle était réellement une providence pour lui, +cette bonne fille, et près d'elle il retrouvait dans son +désastre un peu des satisfactions de son ancienne +existence: un intérieur à la mode, une table bien +servie et une femme, une maîtresse aussi élégante +que celles qu'il avait aimées autrefois.</p> + +<p>Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme +dont la réputation d'âpreté au gain s'était cependant +établie sur tant de ruines, c'est qu'elle ne voulait +rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait essayé +d'employer en cadeaux les quelques louis que +les chances d'un écarté heureux avaient mis dans sa +poche, et elle les avait toujours refusés.</p> + +<p>—Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait +même pas l'apparence de l'intérêt: une fleur quand +vous voudrez, tant que vous voudrez, mais rien +qu'une fleur.</p> + +<p>Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois +elle lui avait demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il +que d'une démarche, d'un acte de complaisance +et de bonne amitié.</p> + +<p>L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne +pouvait pas la refuser à son influence: elle consistait +à obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir +un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.</p> + +<p>Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait +cette autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu +merci, il lui restait assez pour vivre, et elle ne tenait +pas à gagner de l'argent; à quoi bon le superflu, +quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses +ambitions d'autrefois, car c'est le propre des bonnes +natures de s'améliorer en vieillissant.</p> + +<p>C'était pour un jeune homme, un fils de grande +famille, le vicomte Frédéric de Mussidan, dont la +soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur dramatique. +Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement, +il y avait aussi un intérêt personnel qui +la faisait insister: si elle obtenait cette autorisation, +Faré, reconnaissant du service qu'elle aurait rendu +à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans +sa pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une +création importante, et aurait ainsi la joie de voir ses +anciennes amies crever d'envie. Quant à lui, comte +de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la présidence +de ce cercle qui serait administré avec la plus +rigoureuse délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine +de mille francs bons à prendre.</p> + +<p>Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs +qu'il eût fait la démarche qui lui était demandée, il +lui devait bien ça, à la bonne fille; mais les vingt +mille francs donnèrent à sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient +ce n'était plus le sceptique qui se moquait de lui-même +et accompagnait des discours les plus pathétiques +d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond +tout cela m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre +au sérieux plus que moi, et que vous n'en ferez que +ce que vous voudrez.»</p> + +<p>Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, +aussi entraînant que lorsqu'il présenta la demande +à son ami le préfet de police, «à son cher +préfet».</p> + +<p>—Un cercle dont vous seriez le président, mon +cher député, n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance +et votre indulgence le laissassent bien vite +tourner au tripot?</p> + +<p>—Pas plus que les autres.</p> + +<p>—C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.</p> + +<p>Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, +malgré ses retours, il n'avait rien pu obtenir.</p> + +<p>C'était alors que les sentiments de Raphaëlle +s'étaient affirmés dans toute leur beauté, et que son +désintéressement avait éclaté—aux yeux de M. de +Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au +moins à du mécontentement; non seulement elle +n'avait pas formulé le plus léger reproche, non seulement +elle n'avait pas montré de mécontentement, +mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait +prié d'inviter quelques-uns de ses amis à venir dîner +le lundi chez elle.</p> + +<p>—Ici n'êtes-vous pas chez vous?</p> + +<p>C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle +de se laisser jamais emporter par la colère +ou la fâcherie, ni de compromettre ses intérêts.</p> + +<p>Or, il y avait intérêt pour elle—un intérêt capital—à +obtenir cette autorisation, et là où le comte de +Cheylus, sur qui elle avait eu la simplicité de compter, +échouait, d'autres réussiraient,—il lui amènerait +ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle +choisirait celui qui serait en situation d'enlever de +haute main cette autorisation sans craindre de se la +voir refuser.</p> + +<p>L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle +qu'elle dirigeait avec un ancien lutteur appelé Barthelasse, +elle avait fait la connaissance du vicomte +de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice +du sort avaient fait échouer là comme croupier. Il +était jeune, il était beau, il était noble, elle l'avait +aimé, et elle s'était laissé affoler par l'envie de se +faire épouser.</p> + +<p>Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son +vrai nom on s'appelle Françoise Hurpin, et qu'on a +donné une notoriété vraiment trop tapageuse à +celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies +enrichies avaient épousé vieilles des jeunes gens, +mais aucune n'avait pu se payer un vicomte. Elle +avait eu des princes, des ducs, un fils de roi +pour amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur +nom.</p> + +<p>Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de +Mussidan, il semblait qu'il dût se laisser épouser +par une femme qui le tirerait de la misère; mais +quand elle avait adroitement abordé la question du +mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; +puis, quand elle avait précisé de façon à ce qu'il lui +fût impossible de s'échapper, il avait nettement répondu +par la question de fortune.</p> + +<p>—Qu'apportait-elle en mariage?</p> + +<p>Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune +ne suffirait pas à la vie qu'il entendait mener.</p> + +<p>Elle s'était désespérée, et, comme il était bon +prince, il l'avait consolée.</p> + +<p>—Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette +fortune; le moyen était en somme, assez facile: elle +avait des relations; qu'elle obtint pour lui l'autorisation +d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne tarderaient +pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse, +à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient +comme deux honnêtes fiancés qui ont travaillé +pour leur dot.</p> + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son +cher collègue» qu'Adeline avait fait la connaissance +du vicomte de Mussidan, l'homme du monde le +plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré, +Comment, dans ce jeune homme élégant et +distingué, d'une politesse exquise, de grandes manières, +reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, +alors même qu'on l'aurait entendu prononcer les +mots sacramentels: «Messieurs, faites votre jeu; le +jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaëlle.</p> + +<p>Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception +du vicomte de Mussidan et du père de la maîtresse +de la maison, un ancien militaire de belle +prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues +avec lesquels on continuait les conversations +commencées au Palais-Bourbon; aussi était-il rare +que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, +à deux pas de la Chambre, que demeurait Raphaëlle; +en sortant après la séance, on était tout de suite +chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade +sous les arbres des Champs-Elysées, avant de +rentrer chez soi, aidait la digestion des bonnes +choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on +avait bus.</p> + +<p>Car on mangeait de bonnes choses dans cette +maison hospitalière, et même on n'y mangeait que de +très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet de la +Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux +amis dans son département, et ceux-ci se rappelaient +de temps en temps à son souvenir par l'envoi d'une +caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui +pendant son passage à travers la haute noce avait +appris à apprécier la bonne chère, savait quelle lassitude +éprouvent ceux que les invitations accablent, +en s'asseyant tous les soirs devant le même dîner—celui +qui sort des quatre ou cinq grandes cuisines +où un certain monde fait ses commandes, +comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou +à la Belle Jardinière—et ce n'était point ce menu +banal qu'elle offrait à ses convives. Pendant huit +jours à l'avance, quand elle avait décidé de donner +un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, +qui était une femme de mérite, les mets qu'elle +voulait servir à ses hôtes; et ceux-là seuls qui +étaient supérieurement réussis paraissaient sur +sa table.</p> + +<p>Que demander encore?</p> + +<p>Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait +sa satisfaction à son compagnon de route, par +un mot qui bien souvent avait été répété:</p> + +<p>—Décidément on dîne bien chez les gueuses.</p> + +<p>Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait +ainsi fût un bon provincial, c'était avec une +pointe de vanité libertine qu'il lâchait son mot; à +Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches +même quand on était l'honneur du barreau de cette +ville célèbre, et à Elbeuf non plus, quand même on +était la gloire de la fabrique elbeuvienne.</p> + +<p>Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique +insinuait que M. Hurpin, le père de la maîtresse de +maison, qui se carrait à table avec une si belle prestance, +était bien vulgaire, et que sa manie de présenter +son épaule gauche décorée du ruban rouge, +quand on parlait d'honneur, était insupportable; +que ses observations, lorsqu'il en lâchait, ce qui +d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche +que pour manger, étaient stupides ou grossières, +mais ces critiques ne portaient pas.</p> + +<p>—Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très +bien chez les gueuses; et ce coquin de Cheylus est +bien heureux!</p> + +<p>Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un +mot sur son compte: Charmant! Il était la joie et la +jeunesse de ces dîners. Il en était le champagne—le +mot avait été dit par l'honneur du barreau de +Carpentras, qui se connaissait en esprit. Si le comte +de Cheylus avait un inépuisable répertoire d'anecdotes +curieuses et salées sur le monde du second +Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait +tous les jours sur le monde actuel; il savait +tout, il disait tout, et vous révélait un Paris +qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa +fortune ni de ses aïeux. Si quelquefois le hasard de +la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, l'auteur +dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en +parait point davantage, malgré les brillants succès +que celui-ci avait obtenus en ces dernières années; +tout au contraire, il laissait entendre, mais à demi-mot +et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage +pour sa soeur, héritière d'une des belles +fortunes du Midi.</p> + +<p>Évidemment, si ces convives avaient connu la +bohème parisienne, ils auraient su que ce vieux +militaire, qui tenait si bellement sa place à la table +de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, +décoré à l'ancienneté, et non officier, comme +ils l'avaient entendu dire; de même ils auraient su +que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discrétion pour ne point parler +de sa fortune; mais ils ne la connaissaient point, +cette bohème, et s'en tenaient à ce qu'ils voyaient, à +ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt à +chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux +sous les apparences.</p> + +<p>—On dîne bien chez les gueuses.</p> + +<p>Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au +delà: de quoi se seraient-ils inquiétés? Si quelquefois +on se demandait qu'elle était la situation vraie +du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan +dans la maison, on traitait la question en riant +comme en un pareil sujet il convient à des gens qui +voient clair.</p> + +<p>—Pauvre comte de Cheylus!</p> + +<p>—Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!</p> + +<p>Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher +collègue» des nouvelles du jeune vicomte.</p> + +<p>Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline +rue Tronchet, en parlant de la faillite des frères +Bouteillier, il était revenu vivement avenue d'Antin, +après avoir mis le député chez lui, et il avait +trouvé Raphaëlle l'attendant devant le feu.</p> + +<p>—Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en +venant à lui. Est-ce fini, au moins?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Ah! parce que!</p> + +<p>—Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?</p> + +<p>—Exactement.</p> + +<p>—Eh bien, alors?</p> + +<p>—Il s'est défendu.</p> + +<p>—L'imbécile!</p> + +<p>—C'était gros.</p> + +<p>—Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela +que je t'ai tout de suite lâché sur lui.</p> + +<p>—Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à +être préparée.</p> + +<p>—C'est quand j'ai compris, à son air plus encore +qu'à ses paroles, combien cette faillite l'atteignait +gravement, que l'idée m'en est venue. Si nous attendions, +il pouvait se tourner d'un autre côté et nous +trouvions la place prise.</p> + +<p>—Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en +était pas moins délicate.</p> + +<p>—Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que +lui as-tu dit? Que t'a-t-il répondu?</p> + +<p>Il s'était approché du feu et il présentait un pied +à la flamme.</p> + +<p>—Comme tu es mouillé! dit-elle.</p> + +<p>—Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, +et pourtant je l'ai accompagné comme si j'avais conduit +un aveugle; j'ai eu toutes les peines du monde +à l'empêcher de prendre une voiture.</p> + +<p>—Je vais te donner tes pantoufles.</p> + +<p>Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps +penchée, cherchant.</p> + +<p>—Ne te trompe pas, dit-il.</p> + +<p>Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on +prend au théâtre pour traduire la dignité outragée:</p> + +<p>—Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.</p> + +<p>—Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet +déplumé.</p> + +<p>—Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps +quand nous n'aurons plus besoin de lui.</p> + +<p>Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, +et l'ayant fait asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.</p> + +<p>—Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre +lui sur une petite chaise basse.</p> + +<p>—En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation +sur les faillites, et à ce propos, je lui ai dit les choses +les plus éloquentes sur l'infamie des commerçants +qui font faillite tranquillement pour ne pas payer +leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous +nous brûlons la cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché +là-dessus.</p> + +<p>—Et notre homme?</p> + +<p>—Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: +il s'est mis à m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite +tranquillement, qu'il n'y avait pas de plus grande +douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors voyant +ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,—le +contraire de ce que je disais.</p> + +<p>—Es-tu gentil?</p> + +<p>Elle lui baisa la main.</p> + +<p>—J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel +drame que celui qui se joue dans le crâne d'un commerçant +faisant ses additions! Quelle situation! J'avais +mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et, +par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont +menacés, alors même qu'ils sont les plus solides. Tu +vois la scène sans que je te la file. C'est à ce moment +que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que +je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, +sans avoir jamais prêté un sou à personne, a passé +sa vie à offrir tout ce qu'il possède à tout le monde. +Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre +homme, c'eût été trop.</p> + +<p>—Tu es adorable.</p> + +<p>—...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition +une cinquantaine de mille francs... et même plus +s'il en avait besoin.</p> + +<p>—Et il a refusé?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Tu n'as pas insisté?</p> + +<p>—Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce +refus était une offense à ma sympathie, à mon amitié, +enfin tout ce qu'on peut dire.</p> + +<p>—Il n'en a donc pas besoin?</p> + +<p>—Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal +menée? il est gêné, très gêné; s'il marche encore, +il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis que ses concurrents, +les fabricants moins haut placés que lui, se +sont conformés aux exigences du commerce et ont +produit ce qu'on leur demandait, il s'est entêté à +fabriquer le genre de sa maison, et on n'en veut +plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut +continuer à bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est +sublime, seulement ça l'a mené où il est arrivé.</p> + +<p>—Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?</p> + +<p>—Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte +pas un prêt qu'il n'a pas demandé: il aurait +fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des +<i>fafiots</i>.</p> + +<p>Elle réfléchit un moment:</p> + +<p>—Il faut recommencer.</p> + +<p>—Toi?</p> + +<p>—Non, toi.</p> + +<p>—J'en arrive.</p> + +<p>—Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement +cette fois tu pourras jouer du <i>fafiot</i>. Je vais te +signer un chèque de cinquante mille francs; tu iras +le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, +et aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que +tu as pensé à lui toute la nuit et que tu lui apportes +les cinquante mille francs que tu lui as proposés, que +c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui te passera +par la tête.</p> + +<p>—Il aura de la défiance.</p> + +<p>—De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien +demandé; quand plus tard il verra qu'on lui demande +quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne pourra +plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique +des <i>fafiots</i>; tu l'auras; à toi d'en jouer de +manière à réussir. Le moment est décisif, profitons-en. +Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a +pas moins de l'influence à la Chambre et, ce qui vaut +mieux, auprès des gens du gouvernement. Ce n'est +pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre +Cheylus.</p> + +<p>—Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là?</p> + +<p>—On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je +l'ai pris. Nous avons Adeline, ne le laissons pas nous +échapper des mains. Où retrouver son pareil? Il +n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des +amis à la Chambre; on le croit riche; tout le monde +l'estime; il a de l'honorabilité à revendre et à couvrir +dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard +fait qu'il se trouve dans une position embarrassée, +où nous pouvons l'aider. Prenons-le de force. Fais-moi +un reçu de cinquante mille francs, je signe le +chèque.</p> + +<p>Il ne se montra pas offusqué de cette demande de +reçu, et tout de suite il l'écrivit sur une petite table +volante qu'elle lui apporta pour qu'il n'eût pas à se +déranger.</p> + +<p>—Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, +je me charge de te réveiller à temps.</p> + +<p>En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, +et, après s'être habillé, il partit pour aller toucher +les 50,000 francs au Crédit lyonnais, où, depuis +un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion +d'être employés.</p> + +<p>Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie +toute différente de celle de la veille, disait qu'il avait +réussi.</p> + +<p>Elle lui prit les deux mains follement:</p> + +<p>—Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; +nous le tenons.</p> + +<p>Et elle l'entraîna.</p> + + + + +<h4>III</h4> + + +<p>Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle +n'en était pas moins assez simple: Adeline, embarrassé +dans ses affaires, aurait de la peine à rendre +les cinquante mille francs, et alors on exploitait +adroitement sa situation.</p> + +<p>Mais pour que cette exploitation fût possible, il +fallait qu'elle fût menée d'une main légère, sans +quoi il regimberait, et, en voyant où on voulait le +conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu +le prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui +avait réussi une fois, échouerait infailliblement si +on l'employait de nouveau: ce serait folie de vouloir +encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, +qui lui avait forcé la main, elle n'eût assurément +pas procédé de cette façon; cela n'était pas dans sa +manière; quand elle avait réussi une affaire, ç'avait +toujours été par la douceur, par l'enveloppement, +en prenant son temps, ses précautions et ses distances, +et ceux dont elle avait triomphé étaient plus +forts que ce bon bourgeois. Il est vrai qu'alors elle +opérait elle-même; tandis que maintenant elle était +bien forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, +n'avaient point une main de femme: on serait vraiment +bien venu de proposer à cet honnête provincial +une association avec une ex-comédienne! Il fallait +qu'elle se tînt dans la coulisse et que Frédéric +seul parût en scène. Heureusement, elle pouvait lui +faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était +intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, +félin; il irait.</p> + +<p>Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée +de fonder un cercle à Paris, ils n'avaient pas laissé +passer un jour sans travailler à son organisation. +L'appartement même où ils l'installeraient était choisi +et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, +comme s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un +magasin quelconque: avenue de l'Opéra, en plein +Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour +venir y tenter sa dernière chance; superbe avec ses +vingt fenêtres de façade au premier étage sur l'avenue; +luxueux à éblouir un étranger, et en même +temps assez sévère pour disposer à la confiance le +naïf qui monterait son escalier sonore. Il importait +de ne pas laisser échapper cette occasion unique, +car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire +à un locataire qui ne marchande pas, le propriétaire +se lasserait d'attendre et de sacrifier à un +avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien +essayé sur lui le système de la participation mis en +oeuvre par eux avec tous ceux qui devaient prendre +part à leur affaire: tapissiers, marchands de tableaux, +cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur +les vertigineux bénéfices de la cagnotte; mais ce +mirage irrésistible pour des fournisseurs plus ou +moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et +assez défiant pour n'avoir pas une foi aveugle dans +la probité de ceux qui gardent les clefs de cette cagnotte.</p> + +<p>Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne +pas perdre une heure.</p> + +<p>A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez +lui un billet «du charmant vicomte» le prévenant +que, le lendemain, aurait lieu aux Français une première +représentation qui serait une des grandes +premières de la saison, celle d'une comédie de son +beau-frère Faré, et que, pour cette représentation, +il était heureux de mettre un fauteuil d'orchestre à +sa disposition.</p> + +<p>«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, +que j'ai eu de la peine à obtenir ce billet, si +courus qu'ils soient. J'aurais voulu me donner le +plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la +vérité m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. +Au premier mot que j'ai adressé, à mon +beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à celui +qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement +par un refus, mais quand j'ai prononcé votre nom, +ce refus s'est changé en la plus gracieuse des offres.—Dites +bien à M. Adeline—ce sont les propres +paroles de mon beau-frère que je vous rapporte—que +je considérerai comme un honneur qu'il veuille +bien assister à ma pièce; avec un public composé +d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et +l'on oserait aller jusqu'au bout de son originalité.»</p> + +<p>Adeline n'était point un habitué des premières, et +s'il voyait une pièce c'était ordinairement lorsque le +chiffre de la centième lui permettait de s'aventurer +sans trop de risques, de même que, s'il allait au +Salon de peinture, c'était après que les médailles +étaient données et affichées; mais comment refuser +cette invitation qui, faite dans cette forme, était +vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir +par les filles, composaient mieux leur salle de première +représentation, le niveau de l'art ne tarderait +pas à s'élever,—c'était une observation qu'il avait +présentée lui-même plus d'une fois à la commission +du budget lors de la discussion de la subvention des +théâtres, et il lui plaisait de la retrouver dans la +lettre du «cher vicomte»,—qui, bien évidemment, +répétait les paroles mêmes de Paré.</p> + +<p>La salle était brillante, c'était bien une grande +première, comme l'avait annoncé Frédéric, qui, placé +à côté d'Adeline, lui nomma le Tout-Paris qu'ils +avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez +provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric +dévidait comme un montreur de figures de +cire, mais c'était la première fois qu'il voyait la plupart +de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait +les histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. +Tous ces noms et toutes ces histoires défilaient sur +les lèvres de Frédéric, légèrement; pour deux seulement +il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au +fond d'une baignoire, et le colonel Chamberlain, le +riche Américain, qui occupait une avant-scène avec +sa femme.</p> + +<p>Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, +Adeline cependant la vit assez pour remarquer la +grâce et le charme de sa physionomie; il en fit compliment +à Frédéric, qui répondit aussitôt:</p> + +<p>—Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne +peut la voir sans se laisser gagner par elle; ma soeur +est réellement une charmeuse, et je le sais mieux +que personne, puisque l'expérience en a été faite à +mes dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers +d'une tante que nous avons dans le Midi, à +Cordes, et qui devait nous laisser à chacun quelque +chose comme deux millions; sans que nous ayons +rien fait pour lui déplaire et sans que notre petite +soeur ait rien fait de son côté pour nous nuire, ma +tante a, par contrat de mariage, fait donation de toute +sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci +l'a charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce +qui l'est bien plus encore, c'est que ni mon frère ni +moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais sentiment +contre notre soeur, l'aimant après comme +nous l'aimions auparavant. Il est vrai que dans notre +famille nous avons le malheur de ne jamais nous +inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, +construite par notre aïeul Guillaume de Puylaurens, +qui fut ministre du dernier comte de Toulouse; +laquelle maison, par un miracle, est restée telle +qu'elle était du temps de notre aïeul; j'avoue que +j'aurais aimé à passer un mois de villégiature dans +une maison du treizième siècle, meublée de meubles +de l'époque.</p> + +<p>Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet +héritage perdu, mais c'était la première fois qu'on lui +en faisait l'histoire complète, et la présence de l'héroïne +la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et +aussi bien désintéressé: il fallait, comme il le disait, +que les choses d'argent eussent peu d'intérêt pour +lui, et comme son frère était dans le même cas, il y +avait là sans doute une disposition héréditaire.</p> + +<p>L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte +suivant, mais celle-là ne touchait en rien Frédéric, +et s'il la raconta, ce fut évidemment pour le +plaisir de conter et pour amuser son voisin.</p> + +<p>—Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle +que ce colonel, maintenant si connu, a fait +pour la première fois parler de lui à Paris. C'était il +y a quelques années.</p> + +<p>Il se garda de préciser l'année—1867—ce qui +eût un peu trop vieilli Raphaëlle.</p> + +<p>—C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui +était déjà une comédienne de grand talent, donnait +une soirée. Le colonel, qui arrivait d'Amérique, fut +conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur +dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, +célèbre pour avoir fait sauter les banques du Rhin.</p> + +<p>Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, +qu'on en eût ou qu'on n'en eût pas envie. On joua +donc, et en quelques minutes le colonel avait perdu +trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait +volé trois cent mille francs. Naturellement le colonel +ne s'était aperçu de rien, mais un curieux avait vu +le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de portées +ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à +l'avance et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, +on lui déchira ses vêtements, et on lui reprit +l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale épouvantable. +Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, +car, en femme d'expérience, elle sait que partout où +il y a des joueurs il peut se glisser des filous, si +sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir où ce +scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, +l'élite du monde parisien, la fine fleur du panier, +et cependant... l'histoire du colonel. Je n'en +sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au +moins à ouvrir des cercles dans lesquels les joueurs +puissent jouer avec une sécurité complète. Si j'étais +député, ce serait une question qui m'occuperait.</p> + +<p>—Rétablir les jeux! c'est bien grave!</p> + +<p>—C'est plus grave encore de les interdire. Je +comprends que l'entrée des maisons de jeu ne soit +pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec vous. +Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut +pas plus supprimer que les autres passions, je voudrais +qu'on offrît à ceux qui en sont affligés d'honnêtes +lieux de réunion où ils seraient assurés de +n'être pas volés. C'est une question de moralité, de +salubrité publique. Songez donc que dans les cercles +autorisés ou tolérés la police n'a rien à voir et ne +pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces +cercles ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés +comme dans un bois, sans que personne vienne à +leur secours. Or, ces directeurs sont-ils honnêtes?</p> + +<p>Le rideau en se levant coupa court à ce discours, +qui ne recommença pas ce soir-là, car Adeline +s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, et il se +donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au +succès du beau-frère de son ami. Quand de longs +applaudissements saluèrent le nom de Faré, il se +passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline +que sa sympathie et son amitié pour Frédéric de +Mussidan s'en trouvèrent augmentés.</p> + +<p>Deux jours après, comme Adeline sortait de chez +lui un soir pour faire une courte promenade avant +de se coucher, il se trouva face à face avec Frédéric, +qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant +aussi, et tous deux bras dessus bras dessous, ils +s'en allèrent flâner sur les boulevards: le temps était +doux, les passants se montraient assez rares, on +pouvait causer librement.</p> + +<p>Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point +de départ pour ce qu'il voulait dire:</p> + +<p>—N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de +la transformation qui s'opère à Paris? Il n'est pas dix +heures, et nous avons déjà vu je ne sais combien de +magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, +mais vous voyez qu'on n'est plus coudoyé et bousculé +comme autrefois. Il y a là un changement qui, +me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement +comme vous.</p> + +<p>—Que voulez-vous que le gouvernement fasse à +cela?</p> + +<p>—Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, +n'est-ce pas, que Paris perd de son élégance, de son +mouvement, de son bruit, et qu'il n'est plus l'auberge +du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il +n'y a plus personne pour donner le ton, et dans +notre monde de plus en plus bourgeois, il n'y a plus +que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, +pour la prospérité du pays et pour la fortune publique, +car c'est une des causes de la crise commerciale +dont tout le monde souffre, les riches comme +les pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, +les explications ne vous manquent point, +n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez point. +Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à +Paris son animation d'autrefois. Que se passait-il +quand des quatre parties du monde les étrangers +affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la fête? +c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous +les objets de luxe dont ils avaient besoin chez eux: +leurs meubles, leurs bijoux, leurs vêtements. C'était +du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient pour +ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours +de Lyon que nos couturières habillaient leurs femmes. +Rentrés dans leurs pays, ils y exhibaient fièrement +leurs achats, et, pour les imiter, leurs compatriotes +demandaient à la France des produits +français. D'où la fortune d'Elbeuf, de Lyon et des +autres villes de fabrique. Voilà pourquoi il faut ramener +les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, +où chacun trouve à s'amuser selon ses goûts plus +que partout ailleurs,—afin de ne pas aller ailleurs. +Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. +Assurément mon nom, ma famille, mes ancêtres, +mon éducation, mes convictions, mes principes +devraient m'empêcher de travailler à la consolidation +du gouvernement,—mais l'intérêt de la France +avant tout.</p> + + + + +<h4>IV</h4> + + +<p>En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout +de suite visité quelques-uns de ceux qui autrefois lui +avaient proposé des affaires; mais ce n'est pas du +jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, surtout +si l'on entend se réserver la liberté de choisir. +Naguère, on était venu le chercher, le prier; quand +à son tour il s'était offert, on l'avait écouté avec une +certaine défiance. Que signifiait ce changement? Il +n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? +L'occasion manquée, il fallait laisser au temps d'en +amener de nouvelles et les attendre.</p> + +<p>Cela était trop conforme à la logique des choses +pour qu'Adeline s'en étonnât; il n'avait jamais eu la +naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait qu'à se présenter +pour que toutes les portes s'ouvrissent devant +lui et pour que ceux qui étaient à table fussent +heureux de lui faire sa part au gâteau. Ce n'était pas +à date fixe que devait se faire le mariage de Berthe, +et quelques mois, quelques semaines de plus ou de +moins n'avaient pas d'importance; le mot du père +Eck, qu'il ne se rappelait qu'en riant, était là pour le +rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme pendant +quatre ans, et quand nous nous sommes mariés +j'aurais bien attendu encore.»</p> + +<p>Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient +débarrassé des échéances pressantes qui menaçaient +sa maison; avant qu'il en revint d'autres il avait le +temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, +et même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier +s'arrangeât. Alors il rembourserait ces cinquante +mille francs, car le payement d'une dette de cette +espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent +ne lui pesait pas, tant il avait été galamment offert, +mais cependant, par une bizarrerie d'impression +qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il éprouverait +du soulagement à ne plus le devoir.</p> + +<p>Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent +point comme il l'avait espéré: l'affaire +Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au contraire, et, +après plusieurs réunions, qui se succédèrent de +plus en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la +requête de quelques créanciers que le luxe des Bouteillier +avait trop longtemps humiliés.</p> + +<p>Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux +que personne, connaissait la procédure des faillites: +de combien serait le premier dividende et quand le +toucherait-on?</p> + +<p>Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, +dans sa position, était difficile, car, bien que le vicomte +n'eût jamais fait la plus légère allusion à son +prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas être +considéré comme un placement à échéance plus ou +moins longue dans lequel le créancier aussi bien +que le débiteur trouvent un égal intérêt; c'était un +service rendu, et rien que cela.</p> + +<p>Comme il se demandait par quel moyen il sortirait +à bref délai de cet embarras, il crut remarquer +que le vicomte était moins à l'aise avec lui, moins +libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce +changement n'était que trop facile à deviner: il +s'étonnait de n'être pas encore remboursé, et il s'en +fâchait.</p> + +<p>Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a +appris à ne pas s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer +avec les créanciers de façon à les payer, quand +l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, +entré dans la vie avec de la fortune, était arrivé à +près de cinquante ans sans devoir un sou à personne. +Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance +tenir, ne trouvant pas un mot à dire, honteux +de son silence même. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer +franchement: «Ne croyez pas que je vous +oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était +ce bientôt qui lui fermait les lèvres. Il n'avait +jamais pris un engagement sans le tenir, comme il +n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse +pouvait-il donner quand il ne savait pas lui-même +à quelle époque il serait en état de payer ces +cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un +jour à l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne +pouvait pas encore le traduire par une date précise.</p> + +<p>Il en était là quand un soir, en sortant de dîner +chez Raphaëlle, le vicomte lui prit le bras, et, comme +le jour où il lui avait offert ces cinquante mille francs, +il voulut le reconduire rue Tronchet.</p> + +<p>—Ne vous détournez pas de votre chemin, dit +Adeline qui aurait voulu échapper à l'entretien +dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.</p> + +<p>—J'ai affaire par là.</p> + +<p>—Alors, marchons vite, dit Adeline.</p> + +<p>Puis, voulant donner une explication à ce mot qui +était sorti de ses lèvres sans qu'il eût le temps de le +retenir:</p> + +<p>—Nous nous réchaufferons.</p> + +<p>Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, +silencieux, dans l'attitude d'un amoureux qui n'ose +pas risquer sa déclaration, ou plutôt d'un fils respectueux +qui a une confession délicate à faire à son +père.</p> + +<p>Enfin, il se décida:</p> + +<p>—Vous me voyez bien embarrassé, mon cher +député.</p> + +<p>Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:</p> + +<p>—Avec moi?</p> + +<p>—Précisément parce que c'est à vous que je +m'adresse. Ah! si c'était un autre! Mais avec vous, +pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié, +permettez-moi le mot, je suis tout confus.</p> + +<p>—Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher +ami.</p> + +<p>Cependant, malgré cet encouragement, il y eut +encore un silence:</p> + +<p>—Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui +souffre, honteuse de risquer une chose qui n'est pas +correcte, et rien n'est moins correct que de rappeler +un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. +En un mot, il s'agit des cinquante mille francs que +vous avez bien voulu me faire l'honneur d'accepter +il y a quelque temps et dont j'aurais besoin....</p> + +<p>Il y eut une pause:</p> + +<p>—Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, +pas demain, mais dans un délai que vous fixerez +vous-même, si toutefois cela ne vous gêne point.</p> + +<p>L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient +cruels, et bien qu'il eût souvent pensé au moment +où cette question se poserait, il n'avait point imaginé +qu'il serait aussi pénible.</p> + +<p>—C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais +dû, depuis longtemps, vous rendre cet argent, mais +certaines circonstances se sont présentées... j'ai +compté sur des affaires qui ne se sont point réalisées... +sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....</p> + +<p>Le vicomte lui coupa la parole:</p> + +<p>—Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne +de votre amitié si je ne vous disais pas comment ce +besoin se produit,—c'est mon excuse, si tant est +que je puisse en avoir une.</p> + +<p>—Je vous en prie.</p> + +<p>—C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous +savez combien je suis peu homme d'argent, cela tient +peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce qui s'appelle +une fortune assise; mon père en a dévoré trois +ou quatre, et moi-même j'ai fortement entamé celle +qui m'est venue de ma mère. Je comptais sur celle +de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il +m'arrive assez souvent de me trouver à court; ce qui +est mon cas présentement. Dans ces conditions, je +serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se présente, en mettant +quelques fonds dans une affaire excellente, de le tripler, +de le quadrupler, l'idée m'est venue de m'adresser +à vous.</p> + +<p>—Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline +décidé à se procurer ces cinquante mille francs à +quelque prix que ce fût.</p> + +<p>—Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? +Croyez-vous que je sois homme à user de pareils +procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir +qu'à une date précise, celle que vous prendrez, j'aurai +mes fonds. C'est là tout ce que je vous demande. +Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je n'aurais +demandé davantage.</p> + +<p>Adeline respira.</p> + +<p>—Je vais étudier mes échéances, demain je vous +donnerai cette date, ou, ce qui est mieux, je vous +enverrai un billet.</p> + +<p>Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que +dans son monde on faisait des billets? un simple +mot, cela suffisait; puis, tout à coup, s'arrêtant et +changeant de sujet:</p> + +<p>—Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous +pas vous-même cette affaire?</p> + +<p>—Quelle affaire?</p> + +<p>—La mienne.</p> + +<p>—Je n'ai pas de fonds libres.</p> + +<p>—Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de +fonds, au contraire.</p> + +<p>—Je n'y suis pas du tout.</p> + +<p>—Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité +de fonder un nouveau cercle, et je vous ai démontré +de quelle utilité sera cette fondation à tous +les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, +l'ont eue, comme il arrive toujours pour les choses +à point. Mais c'est une si grosse affaire que la fondation +d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas l'entreprendre +tout seul. D'abord, il faut une autorisation, +et je ne veux rien demander au gouvernement. +Ensuite, il faut un gros capital que je n'ai pas. Vous +imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance +de ce capital?</p> + +<p>—Pas du tout; vous savez que je ne connais rien +à ces choses.</p> + +<p>—Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que +le Jockey a 130,000 francs de loyer, le Cercle agricole +90,000 francs, le Cercle impérial 200,000 francs, +la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, +aux Ganaches 50,000 francs; au Jockey, la perte sur +la table se chiffre par 40,000 francs, à l'Union par +15,000 francs. Les frais de premier établissement ne +reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette +somme ne suffit pas en caisse, car il faut que cette +caisse ait un capital respectable sur lequel on puisse +prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur qui a +500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne +tire pas un billet de mille francs de sa poche pour +jouer; il emprunte à la caisse du Cercle; il ne faut +donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou la +partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... +follement. J'avoue sans honte que je n'ai pas ce +million. Alors j'apportais à ceux qui veulent faire l'affaire +et qui ne l'ont pas non plus, ce million, les +fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je +vous ai adressé ma demande. Mais maintenant je +la retire, et je la remplace par une autre: prenez la +direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour +sa part rendre à Paris sa vie brillante, présentez la +demande d'autorisation qui ne peut pas être refusée +à un homme tel que vous, soyez son président.</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu +par son honorabilité et la haute position qu'il occupe +dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq +cents personnes... (il hésita un moment cherchant +son mot...) fières de votre initiative. Vous parliez +l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez entreprendre, +par le seul fait de votre présidence elles +viennent à vous, et vous n'avez pas à aller à elles. +Dans la politique vous êtes un centre; et on doit +compter avec votre influence.</p> + +<p>—Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider +un cercle parisien, moi, le plus provincial des provinciaux.</p> + +<p>—C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant +la première qualité qu'il faut pour présider +un cercle à Paris.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des +cercles, c'est la crainte d'être volé; quand on se +met à une table de jeu pour son plaisir, on n'aime +pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller +ses voisins; avec un président comme vous à la tête +d'un cercle, on aurait toute sécurité, et par cela seul +le succès de ce cercle serait assuré; au jeu, on ne +vole guère que là où l'on trouve des complices.</p> + +<p>—Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les +autres; quand ce ne serait que le temps.</p> + +<p>—Il est certain que cette présidence vous prendrait +un certain temps, mais pas autant que vous +pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous demandait +quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir +des avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: +il y a des présidents qui touchent trois mille +francs par mois, c'est quelque chose.</p> + +<p>Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.</p> + +<p>—Adieu! dit celui-ci.</p> + +<p>Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:</p> + +<p>—Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la +proposition, je vous assure, mérite d'être examinée +sérieusement.</p> + + + + + +<h4>V</h4> + + +<p>Ils revinrent sur la place de la Madeleine.</p> + +<p>—Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, +reprit le vicomte, que tout avantage se paye. Un +cercle est une affaire comme une autre; elle donne +des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer +ceux qui les procurent. Quand vous apportez +à une société une concession quelconque que vous +avez obtenue par votre intelligence ou votre influence, +cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et +je suis certain que l'autorisation qui donnerait naissance +à notre cercle ne serait pas comptée pour +moins de soixante à soixante-quinze mille francs; +c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient +changés: vous ne seriez plus mon débiteur, +c'est-à-dire que la société serait le vôtre.</p> + +<p>La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait +été longuement répétée avec Raphaëlle, et il avait +été convenu qu'en cet endroit il se ferait un silence +de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la +connaissait lui-même, et savaient quel soulagement +serait pour lui la perspective de n'avoir pas à payer +à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois +mille francs ne suffirait pas, par cette raison qu'elle +était à terme, tandis que le non-payement des +cinquante mille francs, qui donnait un résultat +immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un +effet sûr.</p> + +<p>Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été +réglées, et ce fut seulement après un moment de silence +que Frédéric reprit:</p> + +<p>—Je vais au-devant d'une objection que je vois +sur vos lèvres: vous ne voulez pas, vous ne pouvez +pas administrer un cercle.</p> + +<p>—Et cela pour beaucoup de raisons dont une +seule suffit: on ne peut administrer que ce que l'on +connaît, et je ne connais rien aux affaires d'un cercle.</p> + +<p>—Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de +vous donner cette administration: vous êtes président +de notre cercle, comme le comte de Mortemart +l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du +Jockey, le duc de la Trémoille, du cercle de la rue +Royale, mais vous n'êtes que président, c'est-à-dire +quelque chose comme un président de la République +ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, +à qui vous assurez la stabilité, vous régnez, mais +vous ne gouvernez pas; à côté de vous, sous vous, +il y a des ministres; autrement dit la gestion financière +du cercle s'exerce par une société en commandite +représentée par un gérant responsable. Vous et +votre comité, composé de hautes notabilités, vous +avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions—ce qui est une garantie absolue de +choix irréprochables. Les questions financières ne +vous regardent en rien et n'entraînent pour vous +aucune responsabilité—ce qui est le grand point; +vous touchez, vous ne payez pas.</p> + +<p>Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus +rapportée à l'improvisation de Frédéric que pour le +précédent; il avait été répété aussi, car il importait +qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», de +façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. +Si son assimilation aux présidents des grands +cercles devait agir sur lui,—et ils n'en doutaient +pas,—c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le +temps de réfléchir et de comprendre par conséquent +qu'il n'y avait aucun rapport entre ces grands cercles +s'administrant eux-mêmes, ne faisant pas de bénéfices, +n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on +lui proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en +enrichissant ses gérants avec l'argent prélevé sur les +joueurs. Pour quelqu'un qui aurait connu les +cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; +c'était un argument comme ceux qu'emploient les +avocats, au hasard. Il y avait des chances pour que +sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands +noms qu'il se répéterait.</p> + +<p>—Pour vous rassurer complètement, continua +Frédéric, et pour que vous dormiez sur vos deux +oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne +veuille pas le mettre en avant dans les affaires, non +seulement par respect pour moi-même, mais aussi +pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore +une autre raison... politique celle-là, et sur laquelle +il est inutile d'insister.</p> + +<p>Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait +point enlevé par cette offre cependant si tentante, +Frédéric lança son dernier argument, celui qui devait +briser les dernières résistances.</p> + +<p>—Il est bien certain que vous ne rencontrerez +pas les objections qui ont été opposées à M. de +Cheylus.</p> + +<p>—Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?</p> + +<p>—Il devait demander l'autorisation de notre +cercle dont il serait le président, et il l'a demandée +en effet; mais on la lui a refusée—vous devinez +pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; +on n'a pas voulu le laisser créer un centre de +réunion qui devait lui donner une influence dangereuse. +Tout d'abord, j'avoue que nous avons été +irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme +des manières, l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions +pas souhaiter un meilleur président que le comte. +Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est calmée, +et j'avoue—mais tout bas entre nous—que je suis +bien aise aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas +réussi. Toute chose a sa contre-partie: l'amabilité +du comte eût dégénéré en faiblesse, il n'aurait rien +su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de +respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.</p> + +<p>Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte +d'Adeline. Sur ce dernier mot, et sans rien ajouter, +le vicomte se sépara de «son cher député».</p> + +<p>—Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si +l'affaire n'est pas dans le sac, j'y renonce; voilà un +bonhomme qui certainement dormira moins bien +que moi.</p> + +<p>En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit +guère, tandis que lui-même fut bercé par le bon et +calme sommeil que donne le travail accompli.</p> + +<p>De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un +fait se dégageait pour Adeline, si menaçant qu'il ne +voyait que lui: l'échéance immédiate de ces cinquante +mille francs. Elle avait enfin sonné, cette +heure qui, tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce +n'était plus: «J'aurai à payer» qu'il se disait, c'était: +«J'ai à payer».</p> + +<p>Comment?</p> + +<p>Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli +le tour de force des commerçants aux abois, de +trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du jour au +lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui +précisément le rendait difficile à recommencer; les +sources où il avait puisé s'étaient taries; il ne pourrait +leur demander quelque chose qu'en compromettant +plus encore son crédit déjà si ébranlé, et +encore sans être certain à l'avance d'obtenir les cinquante +mille francs qu'il lui fallait.</p> + +<p>Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de +la fondation de son cercle, il n'aurait pensé qu'aux +moyens de trouver cette somme; il fallait payer, et +à n'importe quel prix il s'exécutait.</p> + +<p>Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que +le mirage de cette fondation produirait une diversion +favorable; tant de difficultés d'un côté pour se +procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour +en gagner!</p> + +<p>Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement +il s'acquittait, non seulement il gagnait un +traitement de trente-six mille francs par an; mais +encore il se trouvait en position de réaliser son plan, +de faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il +eût à prendre la peine d'aller les chercher.</p> + +<p>En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, +on ne sait guère quelle différence il y a entre le +cercle qui s'administre lui-même et celui dont la +gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, +et celui, au contraire, qui n'a pas d'autre raison +d'être que de gagner de l'argent par la cagnotte; +entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le +gros public ce sont là des nuances; rien de plus: +un cercle est un cercle pour lui, tous se valent ou à +peu près.</p> + +<p>Là-dessus Adeline était gros public, comme il +l'était d'ailleurs pour bien d'autres points de la vie +parisienne, et Raphaëlle avait deviné juste en pensant +qu'on pouvait effrontément lui citer quelques +grands noms qui l'éblouiraient.</p> + +<p>—Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient +d'être présidents, pourquoi, lui, refuserait-il?</p> + +<p>Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, +c'était celle de ses membres et aussi celle de son +président: puisque les admissions seraient prononcées +par lui et par le comité qu'il aurait composé, il +n'avait rien à craindre, il saurait leur garder le caractère +de respectabilité sévère dont parlait le vicomte: +entre honnêtes gens il ne se passe rien que +d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son +cercle—il disait déjà <i>son</i> cercle—devînt un tripot +comme ceux dont il avait vaguement entendu parler.</p> + +<p>Les arguments dont le vicomte l'avait en ces +derniers temps accablé, lui rebattant les oreilles +jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à son esprit, +prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, +une importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.</p> + +<p>Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit +du rôle que Paris jouait dans la crise commerciale, +et comme il serait patriotique de s'associer à tout ce +qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute ce +serait naïveté de s'imaginer que la fondation de <i>son</i> +cercle pût produire à elle seule ce résultat; mais si +une hirondelle ne fait pas le printemps, au moins +l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.</p> + +<p>Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient +appris à la connaître pratiquement, et elle savait +que le meilleur moyen d'entraîner les gens dans une +faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà un +but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être +pas laissé prendre par le non-payement des +50,000 francs qu'il devait et par l'appât du traitement +de 36,000, mais il devait être enlevé par l'argument +commercial. «Quand on est fier de la bêtise +qu'on fait, avait-elle dit à Frédéric, on la pousse +jusqu'au bout, alors même qu'on voit que c'est une +bêtise.»</p> + +<p>Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et +toutes les raisons personnelles qui s'ajoutaient à ce +sentiment, Adeline ne s'était point décidé à accepter +les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à +les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, +prendre avis de ceux qui savaient ce que lui-même +ignorait.</p> + +<p>De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne +n'était plus autorisé pour lui répondre que +son collègue le comte de Cheylus, si bien au courant +de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce +cercle lui avait été proposée, il connaissait l'affaire +et l'avait pesée avec ses bons et ses mauvais côtés. +Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le lendemain +même.</p> + +<p>—Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand +il lui eut rapporté la proposition du vicomte. J'avoue +que je n'ai pas eu vos scrupules, et que, quand +l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé +l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite +me l'a refusée.</p> + +<p>—Est-il indiscret de vous demander les raisons +qu'il vous a données pour expliquer son refus?</p> + +<p>—Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, +ce cercle deviendrait en quelques mois un +tripot; que j'étais trop faible, trop indulgent, trop +aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot +tout ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas +donner les raisons vraies d'un refus.</p> + +<p>—Et ces raisons vraies?</p> + +<p>—Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas +donner un moyen d'influence à un adversaire; et, +d'autre part, on ne voulait pas se faire accuser +d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à +des amis.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>—Si vous voulez me prendre dans votre comité, +j'accepte. Que vous dire de plus?</p> + +<p>Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, +c'est que, sans être jaloux de Frédéric,—il n'avait +jamais eu la naïveté d'être jaloux,—il commençait +à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de +place dans la maison de Raphaëlle, et que le meilleur +moyen de se débarrasser de lui était de lui faire +avoir un cercle où il passerait ses journées et... ses +nuits.</p> + + +<h4>VI</h4> + + +<p>C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric +d'avoir un président en situation d'obtenir du préfet +de police l'autorisation d'ouvrir leur cercle, mais ce +n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au préfet fût signée par vingt membres +fondateurs, et il était de leur intérêt de ne pas laisser +le choix de ces membres à Adeline, qui ne saurait où +les chercher, et qui, les trouvât-il, les choisirait mal. +A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, +on lui ferait prendre, sans qu'il se doutât de +rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait qu'il prît.</p> + +<p>Raphaëlle voulait des noms chics.</p> + +<p>Frédéric voulait des noms sérieux.</p> + +<p>Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient +point là-dessus; en bons associés qu'ils étaient, +ils se faisaient des concessions.</p> + +<p>—Mêlons les noms chics aux noms sérieux.</p> + +<p>Et constamment ils faisaient cette salade, mais en +l'épluchant sévèrement: on n'était jamais assez chic +pour Frédéric, et pour Raphaëlle on n'était jamais +assez sérieux,—au moins en théorie, car dans la +pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question +de savoir s'ils pourraient avoir réellement ces +noms sur leur liste, ils étaient bien obligés d'abaisser +leurs prétentions et de se faire mutuellement des +concessions.</p> + +<p>—Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur +il peut passer.</p> + +<p>—Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si +nous sommes trop difficiles, nous finirons par n'avoir +personne.</p> + +<p>Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était +une véritable obsession, elle en rêvait, et plus d'une +fois le matin elle avait réveillé Frédéric pour l'entretenir +des idées qui lui étaient venues dans la nuit.</p> + +<p>—Tu ne dors pas, chéri?</p> + +<p>—Si, je dors.</p> + +<p>-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute +donc.</p> + +<p>—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?</p> + +<p>—Nous n'avons pas de duc.</p> + +<p>—Pourquoi faire un duc?</p> + +<p>—Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; +le <i>Jockey</i> en a trente-six.</p> + +<p>—Les <i>Ganaches</i> n'en ont pas.</p> + +<p>—La <i>Crémerie</i> en a bien un.</p> + +<p>—Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en +même temps tâche de trouver un lord, ça serait plus +sérieux: on en a bien abusé, des ducs; d'ailleurs si +tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.</p> + +<p>Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien +monde, elle se serait composé un petit Gotha; malheureusement, +ses relations avec ceux dont elle +s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle +ne lui permettaient point de s'adresser à eux; elle eût +été bien accueillie vraiment! et cependant il y en +avait qui pour elle avaient fait les folies les plus +extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, +avaient été jusqu'au crime; mais ces temps étaient +loin, et le souvenir qu'ils en avaient conservé n'était +ni doux ni attendri.</p> + +<p>En ne se montrant pas trop difficiles dans leur +choix, ils avaient fini par former une liste dont les +noms de tête ne manquaient pas d'une certaine apparence +décorative.</p> + +<p>Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller +d'Etat en service extraordinaire, ancien préfet, député, +commandeur de Légion d'honneur, grand-croix +de cinq ou six ordres étrangers;—un général qu'à +Nice et à Cannes on avait surnommé le général +Epaminondas, ce qui, dans le monde des grecs, était +caractéristique;—un commodore américain;—un +musicien et un statuaire affamés de notoriété, toujours +en quête de relations, comme si chaque relation +nouvelle allait donner des commandes à l'un et +faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait +en portefeuille depuis vingt ans; un journaliste qui +exerçait autant d'influence dans la presse que dans le +gouvernement, disait-il, et par là devenait un personnage +utile, avec qui il était prudent de prendre +les devants.</p> + +<p>Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, +sur lesquels ils avaient des raisons personnelles +de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, c'était +encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi +Barthelasse, autrefois directeur de cercles à Biarritz, +à Pau et en Provence, où il avait gagné une fortune +de deux à trois millions et chez qui Frédéric avait été +croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on +pourrait exhiber tous les soirs dans les salons du +cercle, moyennant le <i>suif</i>, c'est-à-dire le dîner de la +table de l'hôte, et un jeton d'un louis qu'il perdrait +d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse +avait, pendant plusieurs années, promené cet +ancien ambassadeur dans le Midi, mais ces représentations +en province ne l'avaient pas encore tout +à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, +il ferait encore assez bonne figure.</p> + +<p>Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à +Adeline le soin de trouver les autres comparses +nécessaires à la représentation parmi les gros commerçants +parisiens avec lesquels il faisait des +affaires et aussi parmi ses collègues. Plusieurs de +ceux qui avaient honoré de leur présence les dîners +de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils +caressaient pour être président au moment même où +la faillite des frères Bouteillier leur avait livré Adeline. +Ce Nivernais, plus provincial encore que l'Elbeuvien, +était à coup sûr le plus travailleur des députés, +et il n'y avait guère de projet de loi d'intérêt +local qui ne fût rapporté par lui: «L'ordre du jour +appelle la discussion du rapport de M. Bunou-Bunou.» +Il était si souvent imprimé dans les journaux, +ce nom de Bunou-Bunou, qu'il était connu +de la France entière, et que par là aux yeux de Raphaëlle +il avait une certaine valeur, celle de la notoriété. +Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour +beaucoup au rapport fameux dans lequel il avait +traité de la vaine pâture et de la divagation des animaux +domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais +cela importait peu; car, en fait de notoriété, ce qui +compte, c'est la notoriété même, et, la dût-on au ridicule, +ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom +que le public n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très +connu; oubliée la vaine pâture. D'ailleurs le meilleur +et le plus honnête homme du monde, toujours +à son banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant +sa tête blanche sur son pupitre, ne s'interrompant +que pour voter. Au cercle il continuerait ses écritures, +mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre +d'hôtel où, comme il le disait lui-même, «le bois +coûtait diantrement plus cher qu'à Château-Chinon.»</p> + +<p>Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; +ce fut ce que Raphaëlle demanda, exigea même, +tandis que Frédéric se montrait disposé à laisser à +la réflexion le temps d'agir.</p> + +<p>—C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, +il ne le sera plus demain; il pèse le pour +et le contre comme un pharmacien pèse ses drogues.</p> + +<p>—Avoue que la pilule est dure à avaler.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous +qui l'avalons; d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et +c'est ton affaire.</p> + +<p>—Je suis à bout.</p> + +<p>—Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire +et tu ne vois plus rien à faire?</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>—Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle +te montre qu'il y a encore à dire et à faire; écoute-la, +et souviens-toi plus tard, quand nous serons mariés, +que tu as eu intérêt à la consulter, alors que +tu restais à bout dans une affaire d'où dépendait +notre fortune, et qu'elle est bonne à quelque chose.</p> + +<p>—Je t'écoute.</p> + +<p>—Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre +homme?</p> + +<p>—Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.</p> + +<p>Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer +qu'elle était bonne à quelque chose, quand +lui n'était bon à rien; trop souvent elle avait insisté +sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de +ses ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis +qu'en réalité elle se faisait plutôt prendre en grippe: +elle n'avait jamais eu la main douce avec ses +amants, et ne savait pas que les hommes se laissent +d'autant plus facilement conduire qu'ils ne sentent +pas les ficelles qui les tiennent.</p> + +<p>—C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous +sommes adressés, dit-elle, à son orgueil, à sa gloriole, +et tout ce que tu lui as dit, il le roule dans +son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu +as parlé.</p> + +<p>Il la regarda sans comprendre où elle voulait +arriver.</p> + +<p>—Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il +faut le prendre, c'est à ses yeux qu'il faut parler.</p> + +<p>—Les yeux? Quoi, les yeux?</p> + +<p>—Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras +visiter le local en détail. Ce n'est pas difficile, ça.</p> + +<p>—J'y suis; il sera ébloui.</p> + +<p>—Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon +bourgeois se promenant dans ces salons qui vont lui +jeter toute leur poudre d'or aux yeux et qui va se +mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? +crois-tu qu'il ne va pas se sentir fier en se +disant qu'il sera le maître dans ce palais?</p> + +<p>—Es-tu canaille!</p> + +<p>—En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui +feras montrer le mobilier, surtout les tapis et les +tentures; il doit être sensible aux couleurs, ce fabricant +de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre +fers en l'air comme les salons, mais ça lui inspirera +confiance: sérieuse, l'impression du mobilier; tu le +conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire +est enlevée, j'avoue comme toi que je suis à bout.</p> + +<p>Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution +de ce programme; il en intervertit l'ordre +au lieu de finir par le tailleur, il commença par là: +il y aurait progression.</p> + +<p>Aux premiers mots, Adeline se défendit:</p> + +<p>—Il sera temps si je me décide, mais je vous +avoue que je balance: je vous assure que je ne suis +pas du tout celui qu'il vous faut; un bon bourgeois +comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, +je n'en ai aucune des qualités, et j'y serais l'homme +le plus emprunté du monde; je compromettrais le +succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... +et, ce qui est plus grave, de vous.</p> + +<p>Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer +pourtant dans une réfutation en règle:</p> + +<p>—Nous reviendrons plus tard à la question de +savoir si vous acceptez ou si vous n'acceptez point, +dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre +livrée; nous ne fondons pas une oeuvre d'un jour, et +nous ne prenons pas cette livrée pour qu'elle dure +un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap +que je demande de m'assister.</p> + +<p>Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses +conseils à son ami. Il se laissa donc conduire chez +le tailleur, où il choisit un drap solide, un bon drap +français, comme le demandait Frédéric, qui devait +durer longtemps.</p> + +<p>Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier +Lobel; dans tout ce qui était travail de la laine, il +avait des connaissances spéciales qu'il ne pouvait +pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il +n'eut qu'à admirer les tapis de Smyrne, de Perse et +de l'Inde qu'on lui montra et qui étaient vraiment +superbes, les portières magnifiques; il passa plus +de deux heures à se griser de l'enchantement de +leurs couleurs.</p> + +<p>Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», +comme disait Raphaëlle, ce fut en visitant les salons +de l'avenue de l'Opéra.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric +dans chaque place.</p> + +<p>Et partout il faisait la même réponse:</p> + +<p>—C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment +digne de Paris.</p> + +<p>—Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien +nous donner quelque chose.</p> + +<p>Comme ils redescendaient l'escalier tout en +marbres de couleur où leurs pas sonnaient comme +sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des +sentiments par lesquels il avait passé.</p> + +<p>Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur +le palier et faisant face à la porte d'entrée.</p> + +<p>—Nous mettrons là un buste de la République, +dit-il, comme s'il se parlait à lui-même.</p> + +<p>—Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher +président, car vous serez maître chez vous; mais +si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai point +ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles +qui me retiendraient, j'estime qu'un cercle +est un terrain neutre où tout le monde doit pouvoir +se rencontrer.</p> + +<p>Adeline hésita un moment:</p> + +<p>—Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.</p> + + +<h4>VII</h4> + + +<p>C'était la première fois qu'Adeline avait quelque +chose à demander pour lui-même.</p> + +<p>Comme tous les députés, il avait passé bien des +heures de sa vie dans les antichambres des ministres +et usé de nombreuses paires de bottines sur le carreau +poussiéreux des corridors des bureaux à la +Guerre, aux Finances, à la Justice, à la Marine, au +Commerce, à l'Agriculture, aux Travaux publics, à +l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux +Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la +Préfecture de police, aux ambassades, aux consulats, +partout où il y a à solliciter et à faire sortir des +cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester, +mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou +des communes de sa circonscription, pour les +affaires de ses électeurs, jamais dans le sien et pour +les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour +lui, il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons +financières à appuyer, pas de concessions à +obtenir; quand on l'avait décoré, on était venu à lui +et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.</p> + +<p>Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement +chez soi en attendant, il fallait demander.</p> + +<p>De là son embarras.</p> + +<p>A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans +un intérêt général, supérieur à toutes considérations +personnelles: mais enfin il n'en devait pas moins +résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa +liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la +tête plus haut s'il avait été dégagé de toute attache.</p> + +<p>Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de +police, comme s'il n'osait point sauter le pas.</p> + +<p>Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis +qu'il était en fonctions, avait cependant appris +à écouter en se faisant une tête de circonstance, +laissa échapper un mouvement de surprise:</p> + +<p>—Vous, mon cher député!</p> + +<p>Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à +l'avance par Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son +cher préfet». Il savait que sa demande pouvait provoquer +une certaine surprise, et même il en attendait +la manifestation: «Vous comprenez que le préfet +ne sera pas sans éprouver un certain étonnement +en vous entendant lui demander une autorisation +pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu +en dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se +mêlera probablement une certaine contrariété: le +nombre de ces autorisations n'est pas illimité; il en +est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme +ruiné a encore dans sa poche: quand il en dépense +un, il compte ceux qui lui restent et fait le calcul +qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être à +sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent +être une monnaie commode pour payer certains +services. Je ne dis pas que votre préfet se serve de +cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui +l'ont employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire +d'un préfet aimable et vert-galant qui avait payé les +dépenses d'une liaison demi-mondaine avec une de +ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée +l'avait tout de suite vendue cent vingt mille francs, +en plus d'un tant pour cent sur les produits de la +cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté +d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé +et ne restât pas court. Si on avait accordé ces +autorisations à des gens plus ou moins véreux, +comment en refuser une à un honnête homme, entouré +de l'estime publique, dont le nom seul était +une garantie?</p> + +<p>Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline +une assurance que, sans eux, il n'eût certes +pas eue:</p> + +<p>—Et pourquoi pas, mon cher préfet?</p> + +<p>C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être +même trop fin, car bien souvent, dans son besoin de +tout comprendre et de tout deviner, il allait au delà +de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après lui-même.</p> + +<p>Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.</p> + +<p>—Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison +de vous étonner de ma surprise, qui n'a pas d'autre +cause, croyez-le bien, que l'idée où j'étais que vous +viviez en dehors des cercles,—en bon père de +famille.</p> + +<p>—C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A +Paris, je n'ai pas ma famille; je suis seul; les soirées +sont longues. Et elles ne le sont pas seulement pour +moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux +d'avoir un centre de réunion, où nous aurions plaisir +et intérêt même à nous retrouver dans l'intimité, +sans avoir à craindre une promiscuité gênante.</p> + +<p>—Et c'est un cercle s'administrant lui-même que +vous voulez fonder?</p> + +<p>—Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière +nous, une société représentée par un gérant qui +aura la responsabilité de la question financière; +sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas +accepté les fonctions de président.</p> + +<p>Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation +de surprise, mais il regarda Adeline en +homme qui se demande si on se moque de lui.</p> + +<p>Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait +cru jusqu'à ce jour? était-il au contraire un roublard +qui s'enveloppait de bonhomie? ou bien encore était-il +plus profondément provincial qu'on ne pouvait +décemment l'imaginer pour un collègue?</p> + +<p>Il fallait voir.</p> + +<p>—Et quel est ce gérant?</p> + +<p>—Un ancien notaire de province.</p> + +<p>—Il se nomme?</p> + +<p>—Maurin.</p> + +<p>C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il +y a tant de gens qui s'appellent Morin ou Maurin?</p> + +<p>—J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, +dit Adeline, allant au-devant d'une nouvelle question.</p> + +<p>—Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez +pas accepté, car ce n'est pas à un homme comme +vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un gérant... +un mauvais gérant, peut entraîner loin et même +très loin le président et les administrateurs d'un +cercle; vous savez cela comme moi.</p> + +<p>Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni +comme un avertissement direct; mais, cependant, il +y avait dans l'accent une gravité qui devait donner à +réfléchir.</p> + +<p>—Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit +Adeline en pensant à son ami le vicomte, qui serait +le véritable gérant sous le nom de Maurin, beaucoup +plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.</p> + +<p>Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de +Mussidan, le préfet aurait gardé son observation +pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas venue à l'esprit, +mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte +avait des raisons respectables pour vouloir rester +dans la coulisse, il convenait de l'y laisser.</p> + +<p>—Et quels sont avec vous les membres fondateurs? +demanda le préfet.</p> + +<p>—Voici les noms de ceux qui ont signé la demande +avec moi, répondit Adeline en tirant une feuille de +papier de sa poche.</p> + +<p>Le préfet lut les noms:</p> + +<p>—Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, +général Castagnède...</p> + +<p>A ce nom, il fit une pause, car ce général était +celui-là même qu'on appelait le général Epaminondas +dans le Midi, et il le connaissait.</p> + +<p>Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, +dont l'existence besoigneuse ne lui était pas +inconnue.</p> + +<p>Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de +musique, Fastou, le statuaire, il lut couramment, de +même pour les notables commerçants dont Adeline +avait obtenu lui-même les signatures.</p> + +<p>A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien +ambassadeur, il n'y avait rien à dire sur ces +noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux qui +n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait +le général de tricher, mais il n'avait jamais été +chassé d'aucun cercle; l'ancien ambassadeur vivait +dans les tripots, cela était certain, mais en vivait-il +réellement comme on le racontait? Barthelasse et +les directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient +bien gardés de publier leurs mémoires avec +pièces justificatives à l'appui; combien d'autres +aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!</p> + +<p>—Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, +que je ne vous présente que des noms en qui on doit +avoir pleine confiance.</p> + +<p>—Évidemment.</p> + +<p>—Et je crois que plus d'une fois on a accordé des +autorisations à des gens qui ne présentaient pas les +garanties que nous offrons.</p> + +<p>—Malheureusement; mais c'est qu'alors nous +avons été trompés. Nous ne sommes pas infaillibles. +Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a présenté +des listes de noms aussi honorables que ceux de la +vôtre, avec un gérant offrant toutes les garanties de +moralité, de solvabilité, et que cependant le cercle +que nous avons autorisé s'est changé, au bout de +quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec +<i>bourrage</i> de la cagnotte et <i>étouffage</i> des jetons. Mais +est-ce notre faute? N'est-ce pas plutôt celle des fondateurs +qui se sont laissé tromper et par qui nous +avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut +examiner et le point sur lequel j'appelle toute votre +attention, en insistant, si vous le permettez, sur l'estime +que vous m'inspirez.</p> + +<p>Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait +duper par des coquins assez adroits pour se +cacher, il y avait dans cette tirade de quoi lui ouvrir +les yeux et lui donner à réfléchir.</p> + +<p>Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte +qu'Adeline avait foi, c'était aussi en lui-même, +en son honnêteté, en sa clairvoyance; il ne serait +pas un président qui laisserait aller les choses au +hasard; il lui donnerait son temps, à son cercle, +il le surveillerait, il le gouvernerait d'une main +ferme.</p> + +<p>—Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, +c'est que leurs administrateurs ne les ont point administrés, +c'est que leurs présidents ne les ont point +présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un président sérieux et que le tableau +que vous venez de m'esquisser ne se réalisera point +pour nous.</p> + +<p>Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas +entendre? Le préfet voulut faire une dernière tentative; +affectueusement il lui prit le bras et le passant +sous le sien:</p> + +<p>—Voyons, mon cher député, franchement est-ce +que vous croyez que la fondation d'un nouveau cercle +est bien urgente, et que vous et vos amis vous ne +trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le +centre de réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il +pas déjà assez de cercles?</p> + +<p>—Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion +s'en présente, laissez-moi vous dire que le gouvernement +ne favorise pas assez le développement de la +vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la +fabrication va en province.</p> + +<p>Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, +Adeline répéta ce thème qui lui avait été soufflé, sans +avoir conscience qu'il était un écho.</p> + +<p>—Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, +quand Adeline fut arrivé au bout de son morceau.</p> + +<p>Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il +avait dit ce qu'il avait pu pour éclairer cet aveugle +inconscient ou conscient, il n'était ni prudent ni politique +d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de +police, on n'est pas professeur de morale. Et il n'était +pas du tout dans son caractère de mettre les points +sur les i.</p> + +<p>—Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant +l'entretien.</p> + +<p>Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux +qui, après avoir visité le local de l'avenue de l'Opéra +et constaté qu'il n'avait pas deux escaliers, ce qui +est le grand point dans ce genre de recherches, se +rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient +signé la demande, se bornant à une seule question: +celle de savoir si la signature mise au bas de cette +demande était bien la leur, puis il fit son rapport, +qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au +chef de la police municipale, qui en fit un troisième +corroborant le second.</p> + +<p>Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner +ou à refuser l'autorisation.</p> + +<p>Pouvait-il la refuser quand elle était demandée +par un homme dans la position d'Adeline?</p> + +<p>Il la donna.</p> + +<p>—Après tout, on verra bien.</p> + +<p>Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline +sombrait, il l'avait averti; si, au lieu de faire naufrage, +il arrivait un jour au ministère, ce service +rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.</p> + + + + +<h4>VIII</h4> + + +<p>L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas +ouvrir ses salons dès le lendemain, malgré l'envie +qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le personnel +était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il +fallait laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis +et de poser les tentures, aux sommeliers de meubler +la cave, au tabletier de bien graver sur les jetons et +les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à +ce que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser +aux joueurs qui se servent de cette monnaie, plus +facile, plus productive et moins dangereuse à contrefaire +que les billets de banque. Il y a en effet des +plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un +de ces industriels est pincé au moment où il tâche +d'en écouler quelques-unes, il est aussi simplement +que discrètement expulsé du cercle, sans encourir +les travaux forcés que la vignette des billets de +banque promet aux contrefacteurs.</p> + +<p>D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir +pour la parfaite organisation du cercle, il y en avait +d'un autre genre qui devaient tout autant et plus +encore que ceux-là, peut-être concourir à sa prospérité—c'étaient +ceux de la publicité: un cercle de ce +genre ne pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour +ni trompette, et il y avait longtemps que Raphaëlle +avait engagé son orchestre.</p> + +<p>Il avait commencé: <i>pianissimo</i>, il était vaguement +question d'un nouveau cercle;—<i>piano</i>, il ne ressemblerait +en rien à ceux qui avaient existé jusqu'à +ce jour;—<i>adagio</i>, on y trouverait un luxe et un +confort inconnus en France, en même temps qu'une +sécurité absolue contre les tricheries; à l'avance les +joueurs seraient certains de n'avoir pas à se surveiller +les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir +du jeu;—<i>andante</i>, ses salons seraient avenue de +l'Opéra, dans la plus belle maison que Paris ait vu +construire en ces dernières années;—l'attention +étant alors suffisamment éveillée, les trompettes +avaient enfin donné son nom: <i>maestoso ma non +troppo</i>, c'était le «Grand international»;—<i>largo</i>, il +avait pour fondateurs l'élite du monde de la diplomatie +(l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), +de l'armée (le général Épaminondas), de la +politique (le comte de Cheylus, Adeline, Bunou-Bunou), +de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du +commerce parisien, représentés par une kyrielle +de noms sérieux bien faits pour inspirer confiance;—<i>fortissimo</i>, +ce n'était pas une spéculation louche +comme tant d'autres; <i>con calore</i>, c'était une affaire +nationale, <i>con fuoco</i>, qui dans l'esprit de ses fondateurs +devait concourir, <i>tempo di marcia</i>, au relèvement +de la fortune publique.</p> + +<p>Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, +dont la présence à Paris n'était pas utile, puisque +l'aménagement du cercle ne le regardait en rien, +avait été passer quelques jours à Elbeuf.</p> + +<p>Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait +trouvé sa famille dans la salle à manger, l'attendant +devant le couvert mis.</p> + +<p>Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa +respectueusement.</p> + +<p>—Comment vas-tu la Maman?</p> + +<p>—Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais +à être inquiète de toi?</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus +à la Chambre, et depuis plusieurs jours tu n'as pas +dit un mot, pas même une interruption.</p> + +<p>—Tu sais bien que je n'interromps jamais.</p> + +<p>—Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le +dit: ça fait plaisir aux électeurs, qui voient que leur +député est à son banc.</p> + +<p>—J'étais pris par le travail des commissions.</p> + +<p>En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation +de son cercle qu'Adeline avait été pris; mais il ne +pouvait pas le dire à sa mère, puisqu'il n'en avait +pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le faire, +qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là +qu'il lui annoncerait cette grande nouvelle.</p> + +<p>Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite +après le souper; car en quittant la table, la Maman, +au lieu de se retirer dans sa chambre comme tous les +soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,—ce +qui ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.</p> + +<p>Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?</p> + +<p>Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; +les paroles ne se figeaient point sur ses lèvres, et ce +qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit elle s'en +débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe et +Léonie se furent retirées, elle commença:</p> + +<p>—Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.</p> + +<p>Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant +qu'une difficulté ou une querelle s'était élevée +entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait le plus au +monde.</p> + +<p>—Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, +mais comme elle n'a pas tenu compte de mes +observations, il faut bien que je te les fasse à toi-même, +quoiqu'il m'en coûte d'<i>affaiter</i> ton retour de +querelles, quand tu rentres chez toi pour te reposer.</p> + +<p>Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience +de chercher où tendait ce discours.</p> + +<p>—Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.</p> + +<p>—Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne +démarre pas d'ici.</p> + +<p>—Oh! Maman! interrompit madame Adeline.</p> + +<p>—Je suis <i>fiable</i> peut-être; quand je dis quelque +chose on peut me croire: bien sûr que ce <i>clampin</i> +ne reste pas ici du matin au soir, je ne prétends pas +ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir +et pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?</p> + +<p>—Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel +qu'il cherche à la rencontrer.</p> + +<p>—Alors tu autorises ces visites?</p> + +<p>Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.</p> + +<p>—Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse +mieux ce garçon; il me semble que c'est toujours +ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.</p> + +<p>—Et s'il lui plaît?</p> + +<p>—Dame!</p> + +<p>—Tu l'accepterais pour gendre?</p> + +<p>—Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?</p> + +<p>—C'est justement pour n'avoir pas à faire son +malheur que j'ai demandé à ta femme de fermer +notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; il a +continué à venir et on a continué à lui faire bonne +figure; je me suis tenue à quatre pour ne pas le +mettre moi-même à la porte; c'est un scandale, une +abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous +pour Berthe; à la messe on me regarde.</p> + +<p>Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage +de Michel Debs avec Berthe Adeline. Des discussions +s'étaient engagées sur ce sujet. On ne parlait que de +cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait +si c'était possible. Pour tâcher de deviner +quelque chose, les dévotes de Saint-Etienne dévisageaient +la vieille madame Adeline, et devant ces regards +elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant +parce qu'elle était un objet de curiosité que parce +qu'elle devinait les hésitations de celles qui l'examinaient: +comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage!</p> + +<p>—Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre +franchement et décider entre ta femme et moi: autorises-tu +ces visites? Parle.</p> + +<p>Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile +de ne pas répondre à une question posée en ces +termes et avec cette solennité; cependant il l'essaya.</p> + +<p>—Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.</p> + +<p>—Alors tu les autorises?</p> + +<p>—Mais....</p> + +<p>—Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu +à ce que je fasse comprendre à ce jeune +homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter +ici?</p> + +<p>Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.</p> + +<p>—C'est impossible, dit-il.</p> + +<p>Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, +elle lui coupa la parole.</p> + +<p>—Roule-moi dans ma chambre.</p> + +<p>—Mais, Maman.</p> + +<p>—Je te demande de me rouler dans ma chambre. +Si je pouvais me servir de mes jambes, je serais déjà +sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de ce mariage: +mieux vaut que Berthe ne se marie jamais +que de devenir la femme d'un juif. Je te le répète. +Je sais bien que tu n'as pas besoin de mon consentement +pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que +je te dis: il n'aura jamais ma bénédiction.</p> + +<p>—Mais, Maman....</p> + +<p>—Roule-moi dans ma chambre.</p> + +<p>Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, +et, tristement, il revint auprès de sa femme.</p> + +<p>—Tu vois, dit celle-ci.</p> + +<p>—Et justement au moment où j'apportais de +bonnes nouvelles, où je croyais qu'un pas décisif +était fait pour assurer ce mariage.</p> + +<p>—Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec +plus d'appréhension que d'espérance, comme ceux +que le sort a frappés injustement et qui n'osent plus +croire à rien de bon.</p> + +<p>Il raconta comment par son ami le vicomte de +Mussidan, qui l'avait si gracieusement obligé au +moment de la crise provoquée par la faillite Bouteillier, +il avait été amené à s'occuper de la fondation +d'un cercle, dont le but était le relèvement de la +fortune publique, il expliqua la situation qu'on lui +faisait, situation honorifique et situation matérielle; +enfin, il dit avec quel empressement on lui avait +accordé l'autorisation qu'il demandait.</p> + +<p>—Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Tout était subordonné à l'autorisation administrative, +c'est d'avant-hier que je l'ai.</p> + +<p>Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle +qui se peignait sur le visage de madame Adeline, +tout au contraire.</p> + +<p>—Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre +position ce n'est donc rien qu'un gain de soixante-quinze +mille francs et un traitement de trente-six +mille?</p> + +<p>—C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.</p> + +<p>—De quoi?</p> + +<p>—Je ne sais pas.</p> + +<p>—Eh bien, alors?</p> + +<p>—Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends +rien toi-même; comment me rassurerais-tu? Ce que +je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et que c'est +sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.</p> + +<p>—Comme tous les cercles: un joueur joue chez +nous, il nous paye pour jouer comme un spéculateur +paye un agent de change pour jouer à la Bourse.</p> + +<p>—Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La +source où on le prend me... (elle allait dire: me dégoûte, +elle se reprit:)... me répugne.</p> + +<p>—C'est celle où puisent tous les cercles; sois +sûre qu'il n'y a que les joueurs qui trouvent immoral +de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à +trouver que ce tant pour cent n'est pas assez élevé.</p> + +<p>—Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A +vivre avec les gens, on prend leurs défauts.</p> + +<p>—Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand +je n'ai qu'un souci, celui de vous gagner de l'argent, +j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne crois pas ce +que tu dis.</p> + +<p>—Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce +monde qui vit par le jeu n'a pas bonne réputation.</p> + +<p>—Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? +Je ne suis pas président à vie: le jour où je verrais +la plus petite irrégularité compromettante, si petite +qu'elle fût, je me retirerais!</p> + +<p>—Et si tu ne la vois pas?</p> + +<p>—As-tu le moyen de me donner cinquante mille +francs demain pour rembourser le vicomte? Non, +n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen de me +faire gagner trente-six mille francs par an, que nous +pouvons mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! +alors, ne repoussons pas l'occasion qui se présente, +même si elle nous expose à un risque. Tu conviendras, +au moins, que ce risque est bien petit. A nous +deux, nous nous en garerons bien.</p> + +<p>Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, +et encore vaguement, sans avoir rien de précis +à opposer aux réponses de son mari. Elle ne pouvait +que subir le fait accompli,—au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de +son côté, se promettait de les ouvrir aussi.</p> + +<p>Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain +matin, un meilleur accueil.</p> + +<p>—Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle +quand il lui eut expliqué la situation.</p> + +<p>—Au moins cela l'avance-t-il.</p> + +<p>—Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux +bien te dire maintenant que, depuis notre promenade +dans les bois du Thuit, je ne vis pas; plus je +trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais +de qualités en lui, plus il me plaisait, plus +je... l'aimais, plus je me tourmentais, me désespérais, +en me disant que peut-être il faudrait renoncer +à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et +la sienne. Mais voici une idée qui me vient et qui +va te consoler. Nous donnons une fête pour l'ouverture +de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras +avec ta mère, et j'inviterai Michel.</p> + +<p>—Décidément, tu es le roi des pères!</p> + +<p>—Comme les rois doivent offrir des toilettes +royales à leurs filles, tu vas me dire quelle robe je +dois commander à madame Dupont.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai +ma robe de tulle rose que je n'ai mise qu'une fois: +elle me va très bien, elle suffira, puisque Michel ne +la connaît pas et... que ce sera pour lui que je m'habillerai.</p> + +<h4>IX</h4> + + +<p>Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme +de la fête que le <i>Grand International</i>, ou le +<i>Grand I</i>, comme on disait déjà en abrégeant son +nom, devait donner pour son ouverture.</p> + +<p>Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de +brillant, surtout de tapageur qui frappât l'attention. +Et en un pareil sujet le neuf est difficile à trouver. +On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, +même absurdes, ont été épuisées; il est terriblement +blasé sur ce genre de fêtes, le public parisien +et surtout le public boulevardier.</p> + +<p>Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, +mondain, léger et piquant; Fastou avait +suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses dernières +oeuvres; des pianistes avaient assiégé +Frédéric, Raphaëlle, M. de Cheylus et même Adeline; +des guitaristes espagnols s'étaient offerts; un +Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs +variés en faisant craquer ses bottes s'était mis à la +disposition de Frédéric, qui avait refusé avec autant +d'indignation que de mépris: son cercle servir +à de pareilles exhibitions! C'était quelque chose +d'artistique, de distingué, de noble qu'il lui fallait, +en un mot, un programme caractéristique qui +montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.</p> + +<p>Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son +beau-frère Faré un petit acte inédit, dont la représentation +eût été un «événement parisien»; mais +le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui +était plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), +la soeur elle-même n'avait pas voulu s'interposer +entre son frère et son mari pour amener celui-ci à +donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, +elle avait résisté aux prières comme aux +reproches et aux menaces:</p> + +<p>—De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme +autrefois; le nom de mon mari, jamais.</p> + +<p>—Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une +occasion se présente?</p> + +<p>—Non, quand elle se présente mal.</p> + +<p>—On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un +honneur en entrant dans notre famille.</p> + +<p>—Au moins ferait-il honneur à votre maison de +jeu en lui donnant son nom, et c'est pour cela que +je ne le lui demanderai point.</p> + +<p>—Nous nous en passerons.</p> + +<p>Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme +manqua de cette attraction, il en eut d'autres: +d'abord un dîner pour les invités sérieux, ceux qui +devaient largement le payer en services rendus; +puis une soirée réunissant une élite de comédiens et +de chanteurs comme on n'en voit que dans les +grandes représentations à bénéfices, et à laquelle des +femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité, +une innovation que l'influence du président ferait +tolérer,—pour une fois; enfin un souper. +Quand les nappes blanches auraient été remplacées +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des +joueurs dans les salons, la vraie fête commencerait. +Adeline aurait voulu qu'on ne jouât point ce jour-là, +mais il avait dû céder aux réclamations de son comité: +tout le monde s'était mis contre lui, même +les honnêtes commerçants ses amis qui jusqu'à ce +jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était +précisément ceux-là qui avaient montré le plus +d'empressement à jouir des plaisirs qu'ils pouvaient +enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne serait pas chez +eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir +s'il ne triche pas.</p> + +<p>Le dîner était pour huit heures; dès sept heures +et demie les invités commençaient à monter le +grand escalier, si bien rempli de plantes vertes et +de camélias que le buste de la République, placé +dans sa niche, disparaissait sous le feuillage et +qu'il était impossible de distinguer si on avait devant +les yeux une tête de saint ou d'empereur romain. +Dans le vestibule, qui, par les dimensions, +était un véritable hall, se tenaient les valets de pied +en grande livrée: souliers à boucles d'argent, bas de +soie, habit à la française fleur de pêcher, galonné +d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, à ce programme +il ajoutait discrètement une petite enveloppe contenant +quelques jetons de nacre: c'était une attention +délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec +quelques milliers de francs, on pouvait donner de la +gaieté au dîner... et, plus tard, de l'animation au +jeu.</p> + +<p>Dans le salon, les membres du comité recevaient +leurs hôtes, qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart; +Adeline, adossé à la cheminée, souriant et +accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, +le général Epaminondas et l'ancien ambassadeur +qui, pour cette solennité, avaient cru devoir sortir +toutes leurs décorations: M. de Cheylus en était si +haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait +d'un torticolis ou d'un lumbago.</p> + +<p>Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont +écoeurants par leur banalité, mais celui du <i>Grand I</i> +était exquis, ayant été préparé dans les cuisines +mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, +en effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de +la cuisine du <i>Grand I</i> et qu'on sût dans Paris qu'elle +était supérieure, de beaucoup supérieure, à celle que +pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. Au +premier abord, une spéculation consistant à donner +pour deux francs cinquante, avec le vin, un déjeuner +qui en vaut cinq, et pour quatre francs un dîner qui +en vaut huit, peut paraître détestable; cependant +elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise +par une allocation de vingt ou trente mille francs +au cuisinier. Parmi les gens qui fréquentent les +cercles, il en est qui savent compter, et qui se disent +que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, +quatre francs sur le dîner, donnent deux +cents francs par mois, soit deux mille quatre cents +francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il +est vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est +peut-être pas très délicat de faire ce bénéfice; mais +sans doute ils n'y pensent pas: la cagnotte payera +ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est +une bonne affaire pour elle: c'est par le dîner que +bien des joueurs sont attirés et retenus; et c'est par +le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée +des justes sévérités de la police. Si bien fondées +que soient les plaintes contre un cercle, l'administration +y regarde à deux fois avant de le fermer, +quand son déjeuner est fréquenté par des gens +ayant un nom honorable: des commerçants, des +artistes, des médecins, des avocats qui levés +avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne +sont pas des joueurs de profession; ceux-là font du +cercle ce qu'il doit être, un lieu de réunion; et ce +paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.</p> + +<p>La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de +Raphaëlle, combinant leurs effets, le dîner fut très +gai, et l'on arriva à l'heure des toasts sans avoir +conscience du temps écoulé.</p> + +<p>Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la +santé des représentants de l'armée, de la diplomatie, +de la politique, des lettres, des arts, du commerce +et de l'industrie qu'il avait la fière satisfaction +de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.</p> + +<p>A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les +oreilles, ne se doutant guère qu'en mangeant ce bon +dîner, dans cette salle luxueuse, au milieu de ces +belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un +but patriotique et accomplissait un devoir: vraiment +doux, le devoir du cimier de chevreuil, et +aussi celui du Château-yquem.</p> + +<p>Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, +qu'il disait et ne lisait pas, pour rien voir; il continuait +et développait la pensée sur laquelle il vivait +depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands +mots de Paris-lumière, de ville de toutes les élégances +et de tous les génies, de relèvement de la +fortune publique par le luxe, de travail français, de +production nationale.</p> + +<p>Si les convives à l'intelligence alerte avaient été +un peu surpris d'entendre parler du devoir patriotique +qu'ils accomplissaient à cette table, ils ne le +furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler +au relèvement de la fortune publique.</p> + +<p>—En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.</p> + +<p>Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; +Bunou-Bunou venait de se lever pour répondre au +président, et aussitôt le silence avait succédé aux +applaudissements: c'était un régal qu'un toast de +Bunou-Bunou, qui dépensait des trésors de lyrisme +dans ses rapports pour ériger une commune en chef-lieu +de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants +était affiché dans les bureaux des journaux.</p> + +<p>—Je parie deux louis que nous allons entendre la +fameuse phrase: «J'ignore si je m'abuse», dit un +journaliste parlementaire; qui tient mes deux louis?</p> + +<p>Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, +car le premier mot qui sortit de la bouche inspirée +du député fut précisément la fameuse phrase +qui planait sous la coupole du palais Bourbon:</p> + +<p>—Messieurs, j'ignore si je m'abuse....</p> + +<p>Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et +parmi ceux qui avaient déjà entendu cette phrase +célèbre, il y en eut plus d'un qui se cacha la figure +dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent +qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies +choses, «on ferait bien mieux d'en tailler une +petite.»</p> + +<p>Heureusement les discours tournèrent court; il +fallait enlever les tables pour la soirée, et il n'y avait +pas de temps à perdre.</p> + +<p>En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit +dans son cabinet, où il trouva sa femme et Berthe +qui venaient d'arriver avec Michel Debs.</p> + +<p>Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,—ce +qui avait donné à Michel et à Berthe la joie de se +trouver pendant trois heures dans le même compartiment +en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,—et +ils n'avaient pas encore visité les salons du +cercle.</p> + +<p>—Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit +Adeline à Michel; en attendant que la soirée commence, +nous ferons un tour dans les salons; il faut +que je vous montre <i>mon</i> cercle.</p> + +<p>C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait +«mon cercle»: n'était-ce pas lui qui avait obtenu +l'autorisation de l'ouvrir, n'en était-il pas le président, +ne décidait-il pas des admissions, tout le +monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric +se tenait si discrètement à l'écart qu'il n'avait +pas paru au dîner; il se montrerait seulement à la +soirée, comme bien d'autres.</p> + +<p>Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant +le bras à sa femme, Michel conduisant Berthe; à +mesure qu'ils avançaient, l'impression n'était pas la +même chez la mère que chez la fille: madame Adeline +se montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe +en était émerveillée; quant à Michel, il n'avait +d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait être toujours +tourné vers elle, il la regardait venir dans les +glaces, et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur +son bras, il la sentait plus à lui: à la douceur du +contact de la main s'ajoutait le ravissement des +yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette +rose!</p> + +<p>Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline +ouvrit la porte, et ils se trouvèrent dans une grande +pièce, plus longue que large et très haute, puisque +de deux étages on en avait fait un seul en supprimant +le plancher; le plafond était à caissons dorés +et les murs étaient tendus de belles tapisseries tombant +sur des boiseries sombres.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline +avec fierté.</p> + +<p>—On dirait une chapelle, répondit Berthe.</p> + +<p>En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et +Frédéric vinrent au-devant d'eux, et les présentations +eurent lieu:</p> + +<p>—Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; +si ces dames veulent bien m'accepter à votre +place, je vais les installer; je resterai avec elles pour +leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles les +connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la +maison.</p> + +<p>Et ce fut réellement en maîtresses de la maison +qu'il les traita: on ne pouvait être plus respectueux, +plus aimable, plus Mussidan; madame Adeline, qui +avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée. +C'était vraiment l'homme que si souvent son mari +lui avait dépeint.</p> + +<p>Les salons s'emplirent «<i>et la fête commença</i>». +Comme le programme en avait été très habilement +composé, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations +enthousiastes, et les compliments accablaient +Adeline, qui ne savait à qui répondre, un peu grisé +de ce triomphe.</p> + +<p>Cependant tout le monde n'applaudissait point, et +dans les coins se manifestaient de sourdes protestations +et des impatiences.</p> + +<p>—Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?</p> + +<p>—On n'en taillera donc pas une petite?</p> + +<p>Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, +parmi ces mécontents se trouvaient quelques-uns +de ceux à qui elle avait eu la prévenance de faire +remettre des jetons de nacre.</p> + +<p>Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant +un peu en longueur, se termina aussi: les +invités peu à peu se retirèrent, au moins ceux qui +étaient venus avec leurs femmes.</p> + +<p>Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit +la salle de baccara, et, quoiqu'elle fût vaste, on +s'y entassa si bien que ce fut à peine si ceux qui +s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien +ne va plus.</p> + +<p>Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, +mais, ce qui valait mieux, le bruit se répandait dans +Paris, se colportait, se répétait qu'il y avait une +caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement.</p> + +<p>Le <i>Grand I</i> était fondé.</p> + + +<br><br> +<h3>TROISIÈME PARTIE</h3> +<br><br> + + +<h4>I</h4> + + +<p>Le <i>Grand I</i> n'était ouvert que depuis quelques +mois et déjà Adeline se demandait comment, pendant +tant d'années il avait pu vivre à Paris ailleurs +que dans un cercle.</p> + +<p>Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si +mortellement ennuyeuses, les soirées qu'il passait à +tourner dans son petit appartement de la rue Tronchet, +ou à se promener mélancoliquement tout seul +autour de la Madeleine, allant du boulevard à la +gare Saint-Lazare et de la gare au boulevard en +gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que de fois, en +entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen +et de s'asseoir dans le wagon qui l'emmènerait +jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du lendemain, +eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, +parmi les siens; il embrasserait sa fille à son réveil; +quelle joie dans la vieille maison de l'impasse du +Glayeul! Là étaient la liberté, la gaieté, le repos; +Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, et +ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, +il avait pensé à se retirer de la politique pour vivre +tranquille à Elbeuf, dans sa famille, avec ses amis, +pendant la semaine surveillant sa fabrique, taillant +ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit +occupé, le coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection +et de tendresse, comme il avait besoin de +l'être.</p> + +<p>Mais du jour où le <i>Grand I</i> avait été ouvert, cette +existence monotone du provincial perdu dans Paris +avait changé: plus de soirées vides, plus de dîners +mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de +déjeuners hâtés au hasard des courses et des rendez-vous +d'affaires; il avait un chez lui, un nid chaud, +capitonné, luxueux, joyeux,—<i>son</i> cercle, où toutes +les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les +sourires les plus engageants accueillaient son entrée, +où il était, pour tous «Monsieur le président.»</p> + +<p>A <i>sa</i> table, qui ne ressemblait en rien à celle des +restaurants médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés +avec la prudente économie d'un provincial, il +était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le +consultait, on le traitait avec une déférence dont les +premiers jours il avait été un peu gêné, mais à laquelle +il n'avait pas tardé à si bien s'habituer que ce +n'était plus seulement pour les valets, empressés à +lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était +«monsieur le président», il l'était devenu pour lui-même, +croyant à son titre, le prenant au sérieux, +s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le +fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours +«Monsieur le président» pour quelqu'un et +conséquemment pour soi.</p> + +<p>Mais bien plus encore que les satisfactions de la +vanité, celles de la camaraderie et de l'amitié l'avaient +attaché à son cercle. En sortant de la Chambre +il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus +sur le pont de la Concorde pour regarder l'eau couler +en se demandant de quel côté il allait aller, à droite, +à gauche, sans but, au hasard.</p> + +<p>Il était rare que maintenant il sortît seul de la +Chambre, presque tous les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, +chargé d'un portefeuille bourré de +paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, +qui, mis à la porte par Raphaëlle le jour même où +elle n'avait plus eu besoin de lui, était heureux de +trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait +rien,—le <i>suif</i>.</p> + +<p>D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, +invités par Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, +quand ils étaient en disposition de s'offrir un +dîner meilleur et moins cher que dans n'importe +quel restaurant.</p> + +<p>—Je vais dîner avec vous.</p> + +<p>On partait en troupe, et par les Tuileries quand il +faisait beau, par les arcades de la rue de Rivoli +quand il pleuvait, on gagnait l'avenue de l'Opéra, en +causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de +la porte à deux battants, le valet de service dans le +vestibule avait vu qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir +en saluant bas, et par le grand escalier décoré de +fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses invités +devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou +pour autre raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait +jamais:</p> + +<p>—Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.</p> + +<p>C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à +lui les valets qui dans le hall s'empressaient autour +de ses invités; à lui ces vitraux chauds aux yeux, ces +tableaux signés de noms célèbres.</p> + +<p>A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur +ces tapis doux aux pieds, à s'engourdir dans des +fauteuils savamment étudiés, à n'avoir qu'un signe +à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé +gagner par le besoin de la vie facile et confortable +qui exerce un attrait si puissant sur certains habitués +des cercles qu'ils se trouvent mal à leur aise partout +ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette attraction +avait été d'autant plus envahissante qu'il avait +toujours vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: +point de tapis, point de vitraux à Elbeuf, et des domestiques +qui ne comprenaient pas à demi-mot.</p> + +<p>Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce +qu'il avait trouvé dans son cercle, c'était la conversation +facile et légère de <i>ses</i> dîners qui, en une heure, +lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses +drôleries ou ses douleurs. Bien qu'habitué aux propos +graves et lourds de la province, qui partent de +rien pour arriver à rien, il aimait cependant la raillerie +fine et le mot vif, et quand il avait à sa table—ce +qui d'ailleurs, arrivait souvent—des gens d'esprit +à la langue aiguisée ou à la dent dure, aussi +capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point que de +bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un +régal de les écouter. Un jour celui-ci, le lendemain +celui-là, tous venaient lui donner leur représentation +sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à leur sourire, +qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec +une amabilité pleine de bonhomie.</p> + +<p>Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice +en même temps que d'une âme reconnaissante, +il ne pouvait pas jouir de cette existence agréable +sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.</p> + +<p>Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur +le plus zélé en même temps que le plus +discret, deux qualités qui ordinairement s'excluent +l'une l'autre.</p> + +<p>Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne +quittât guère le cercle, jamais Frédéric ne se mettait +en avant: Maurin, qui avait toujours le titre de +gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce qui importait +à Adeline, c'était que lui, président, ne le +fût point; c'était que la gestion financière n'empiétât +point sur la direction morale, et, après dix mois +d'exercice, il se sentait aussi maître de cette direction +qu'au jour où, pour la première fois, il avait +pris la présidence.</p> + +<p>Pour les admissions, lui et son comité étaient +restés les maîtres absolus, et jamais le gérant n'avait +essayé de leur faire admettre des membres douteux, +comme il arrive dans tant de cercles, où le +souci de faire marcher la partie passe avant tout; et, +comme il devait arriver au <i>Grand I</i>, lui avait-on prédit +charitablement en l'avertissant de se bien tenir +de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un +Maurin, non un vicomte de Mussidan!</p> + +<p>D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à +son comité des plaintes, ou simplement des réclamations, +tant la machine administrative fonctionnait +avec régularité.</p> + +<p>C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait +parlé dans leurs entretiens du soir sur les boulevards, +et que, grâce à la sévérité de sa surveillance, +ils avaient pu réaliser.</p> + +<p>—Où diable a-t-il appris l'administration? demandait +parfois Adeline en faisant son éloge aux +membres du comité.</p> + +<p>A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens +qui attachaient Raphaëlle à Frédéric et aussi la part +que celui-ci avait prise à son expulsion, répondait +qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à +faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire +railleur qui démentait ses paroles. Venant de +tout autre, ce sourire énigmatique eût inquiété +Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'était simplement la vengeance d'un... +battu.</p> + +<p>Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait +avec les autres membres du comité de cette petite +traîtrise.</p> + +<p>—Il n'en prend pas son parti, le comte.</p> + +<p>—Dame! il y a de quoi!</p> + +<p>—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à +la place de M. de Cheylus, au lieu d'en vouloir au +vicomte, je lui en saurais gré. Peut-être trouverez-vous +que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je +vous affirme que c'est profond.</p> + +<p>Cependant, devant la persistance du sourire de +M. de Cheylus, Adeline, par excès de conscience +plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce qu'il +cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait +rien répondu aux questions les plus pressantes; il +n'avait rien voulu dire de plus que ce qu'il avait +dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce +jeune homme» que ce que tout le monde savait.</p> + +<p>Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric +qu'il eût cherché, au delà de ces sourires et de ces +propos vagues, mais comment pouvait-il en avoir +quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la +preuve que le <i>Grand I</i> était le modèle des cercles?</p> + +<p>On sait que l'été fait le vide dans les cercles +comme dans les théâtres: avec la chaleur, la vie +mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, à +Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; +plus tard on chasse, on ne va pas à son cercle, +et plus ce cercle est d'un rang élevé, plus il est +abandonné par ses membres. Cependant tous ces +membres ne restent pas sans venir à Paris pendant +cinq ou six mois, et ceux qui n'y sont pas ramenés +pour une raison quelconque de sentiment ou d'affaires, +le traversent en se rendant du nord dans le +midi, ou de l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? +au théâtre? ils sont fermés; à son cercle! la partie y +est morte faute de combattants. Ne pourrait-on donc +pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas +joué; les doigts vous démangent. Si alors on entend +parler d'un cercle où la partie a gardé un peu d'entrain, +on y court; qu'il soit de second ou de troisième +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en +passant? deux parrains vous présentent, et l'on +s'assied à la table du baccara.</p> + +<p>C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors +que les autres cercles chômaient, Adeline avait eu +la satisfaction de voir venir au <i>Grand I</i> les membres +les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus +qu'il ne fallait, d'ailleurs.</p> + +<p>—Vous voyez comme on vient à nous.</p> + +<p>Adeline était ébloui par les noms des ducs, des +princes, des marquis qui défilaient sur les lèvres de +son gérant, et quand il allait à Elbeuf il ne manquait +pas de les répéter à sa femme.</p> + +<p>—Tu vois comme on vient chez nous: nous +sommes un centre, un terrain neutre, celui de la +fusion, le trait d'union entre la France qui travaille +et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine +et le monde élégant.</p> + +<p>Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce +qu'elle voyait de plus clair, c'est que son mari venait +moins souvent à Elbeuf; c'est que, quand il était +chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible qu'autrefois +aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, +boudant sa cuisine, blaguant son vieux mobilier +qui, pour la première fois depuis quarante ans, +lui semblait aussi peu confortable que ridicule.</p> + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle +n'était pourtant pas sans mélange.</p> + +<p>Quand il se disait que Son Altesse le prince de... +le duc de..., le marquis de..., étaient venus perdre +quelques milliers de francs chez lui, il éprouvait un +sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait +servait de trait d'union entre la bourgeoisie +républicaine et le monde élégant, c'était un sentiment +de juste fierté qui le portait et auquel il +pouvait s'abandonner franchement, avec la conscience +du devoir accompli.</p> + +<p>Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait +près de cinquante mille francs à la caisse de <i>son</i> +cercle, qui n'était pas <i>sa</i> caisse, par malheur, c'était +un sentiment de honte qui l'anéantissait.</p> + +<p>Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?</p> + +<p>C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait +rassuré sa femme lorsqu'elle avait manifesté la +crainte qu'il ne devînt joueur.</p> + +<p>—Moi, joueur!</p> + +<p>Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, +qu'il avait joué dans sa jeunesse et que par expérience +il connaissait les dangers du jeu.</p> + +<p>Ce n'est pas quand on a été entraîné une première +fois et qu'on a eu la chance de se sauver, qu'on se +laisse prendre une seconde. A vingt ans on a une +faiblesse et une ignorance, des emportements et des +vaillances qu'on n'a plus à cinquante après avoir +appris la vie.</p> + +<p>Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en +voyageant en Allemagne, il y avait eu alors toutes +sortes de raisons et même d'excuses à sa faiblesse: +sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant +lui avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; +l'argent qu'il risquait et qu'il n'avait point eu la +peine de gagner ne lui coûtait rien, pas même un +regret bien profond s'il le perdait, puisque cette +perte était légère pour la fortune de ses parents.</p> + +<p>Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute +était simplement celle d'un jeune homme riche, d'un +fils de famille qui s'amuse, sans faire grand +mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; +ç'avait été une épreuve salutaire; s'il était entré +dans la fournaise, il s'y était bronzé, et si complètement +que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus joué. +Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût +des cartes; s'asseoir pendant des heures devant un +tapis vert, sous la lumière d'une lampe, rester immobile, +ne pas parler, l'ennuyait; il était assez +riche pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât +aucun plaisir, et il ne l'était pas assez pour que +celui perdu ne lui fût pas une cause de regret et de +remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait +jouer:</p> + +<p>—Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous +bien vous sauver? Amusez-vous tant que vous voudrez, +ne jouez pas.</p> + +<p>Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait +aux autres.</p> + +<p>Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; +comme il les trouvait misérables, ceux qui +succombaient à la passion du jeu!</p> + +<p>Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, +puisqu'ils étaient des passionnés, c'est-à-dire +des êtres inconscients et par là des irresponsables; +mais lui, quand pour la première fois il +s'était assis à la table de baccara de son cercle, il +n'avait pas été poussé par la main irrésistible de la +passion.</p> + +<p>C'était même cette absence de passion pour le jeu, +cette certitude que les cartes l'ennuyaient acquise +dans sa première jeunesse, et confirmée pendant plus +de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui +lui avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il +avait discuté dans sa conscience la question de savoir +s'il accepterait ou s'il refuserait les propositions +de Frédéric.</p> + +<p>Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de +n'avoir rien à craindre pour lui-même: on ne devient +pas joueur parce qu'on vit au milieu des joueurs et +qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie contagieuse +qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on +plaint ou qu'on méprise ceux qui ont le malheur +d'en être infectés.</p> + +<p>Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient +ridicules ou pitoyables: sur leurs visages convulsés, +rouges ou pâles, selon le tempérament, dans leurs +mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de +joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou +leur anéantissement, il s'amusait à suivre les sensations +par lesquelles ils passaient.</p> + +<p>Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du +rivage, jouit de l'horreur d'une tempête, il se disait +qu'heureusement pour lui il était à l'abri de ce +danger.</p> + +<p>—Qu'irait-il faire dans cette galère?</p> + +<p>Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas +du tout le fond de sa nature, comme il était au contraire +bonhomme, et compatissait d'un coeur sensible +à la douleur et au malheur, plus d'une fois il +avait cru devoir adresser des avertissements à quelques-uns +de ceux qui, pour une raison ou pour une +autre, l'intéressaient plus particulièrement.</p> + +<p>Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, +en leur prenant le bras et en le passant sous +le sien comme on fait avec un camarade, il leur +avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les +yeux, les grondant, les chapitrant. Quelquefois même, +dans des cas graves, il les avait fait comparaître +dans son cabinet de président, et là, entre quatre +yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez +trop gros jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de +vous le dire, un jeu qui n'est pas en rapport avec +vos ressources.»</p> + +<p>Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour +reconnaître que ses discours les plus affectueux +étaient aussi peu efficaces que les semonces les plus +vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet.</p> + +<p>Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il +est vrai, mais enfin il y avait renoncé, n'étant point +homme à persister dans une tâche dont il reconnaissait +lui-même l'inutilité.</p> + +<p>—Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.</p> + +<p>Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait +pas à faire le président: c'était lui qui avait la +charge de l'honneur de son cercle, et l'honneur du +<i>Grand I</i> était que le jeu y fût contenu dans des limites +raisonnables.</p> + +<p>Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré +eux et contre eux: son cercle ne deviendrait pas +un tripot.</p> + +<p>Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois +même y passer la plus grande partie de la +nuit: continuellement il circulait dans les salons, +rôdant autour des tables, regardant le jeu comme +s'il avait eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait +endormi dans un fauteuil, surpris par la fatigue; +mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il reprenait ses +promenades en cherchant à savoir ce qui s'était +passé pendant qu'il sommeillait.</p> + +<p>Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il +se tenait debout, les mains dans ses poches à côté +de la table de baccara, un joueur lui avait dit:</p> + +<p>—Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc +pas une?</p> + +<p>Et alors il avait répondu en haussant les épaules</p> + +<p>—Le baccara! mais c'est à peine si je sais les +règles de ce jeu, si simples cependant.</p> + +<p>—C'est si facile.</p> + +<p>—Plus facile qu'amusant: il y a des présidents +dont c'est la force de ne pas toucher une carte... et je +suis de ceux-là.</p> + +<p>Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives +que son président faisait pour détourner du jeu +quelques jeunes joueurs, n'était jamais intervenu +entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas +du tout pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien +moins qu'à diminuer les produits de la cagnotte: il +importait de le ménager, et d'ailleurs les probabilités +n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. +Qui a jamais empêché un joueur de jouer? c'était +ce qu'il avait pu répondre à Raphaëlle furieuse +contre Adeline.—Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela +peut nous être utile; il est bon qu'on sache dans +Paris que le président du <i>Grand I</i> éloigne les joueurs +au lieu de les attirer; ça vous pose bien.—Et s'il +les détourne?—Je te promets qu'il n'en détournera +pas un seul, tandis qu'il détournera peut-être quelqu'un +que nous avons intérêt à éloigner de chez nous.—Le +préfet de police?—C'est toi qui l'as nommé; +comment veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de +fermeture contre un cercle où le jeu est combattu +par son président?—Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais +bien que nous ne le tiendrons que quand il sera +endetté à la caisse; jusque-là j'ai peur qu'il ne nous +manque dans la main; qui mettrions-nous à sa +place?—Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... +peut-être plus que tu ne voudras.—Pousse-le.</p> + +<p>Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher +aux cartes, Frédéric, cédant comme toujours à +l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé ce mot:</p> + +<p>—Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son +ton le plus doux et avec ses manières les plus insinuantes, +que l'homme qui a le plus d'influence sur +un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que +vous avez dernièrement catéchisés—je vous demande +la permission de ne pas le nommer—c'est +que vous n'entendez rien au jeu.</p> + +<p>—C'est parfaitement vrai.</p> + +<p>—Très bien; mais vous comprenez que cela enlève +beaucoup d'autorité à vos paroles; on ne voit dans +votre intervention qu'une opposition systématique; +ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez +parti, c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, +ce n'est pas de la sympathie.</p> + +<p>—J'ai joué autrefois.</p> + +<p>—Alors il est bien étonnant que vous ne vous +soyez pas remis au jeu; qui a joué jouera....</p> + +<p>—Jamais de la vie.</p> + +<p>—... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. +Enfin je n'insiste pas; je dis seulement que vos paroles +auraient plus d'influence si on voyait en vous +un ami au lieu de voir un adversaire.</p> + +<p>En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la +réflexion le soin d'achever ce qu'il avait commencé: +il connaissait son Adeline et savait avec quelle +sûreté germait le grain qu'on semait en lui.</p> + +<p>Avec l'expérience qu'il avait du monde et des +choses du jeu, il savait combien sont rares les guérisons +radicales chez les joueurs, et combien, au contraire, +sont fréquentes les rechutes: que d'anciens +joueurs qui étaient restés dix ans, vingt ans +sans jouer, retournaient au jeu dans leur âge mur, +alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était +seule désormais!</p> + + + + +<h4>III</h4> + + +<p>Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a +joué jouera», comme de tant d'autres qu'on répète +sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont monnaie +courante, par habitude, sans y attacher la +moindre importance, mais à cette heure il en était +jusqu'à un certain point frappé.</p> + +<p>Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, +et comme les proverbes vont rarement +seuls, il lui en était venu un autre qui s'imposait, +dans les circonstances particulières où il se trouvait, +et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans +feu»; pour que l'expérience populaire se fût formulée +en cette petite phrase: «qui a joué jouera», +il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.</p> + +<p>Il avait fait son examen de conscience bravement, +loyalement, en homme qui veut lire en soi, et il +avait vu que, depuis quelque temps, il suivait le jeu +avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers +jours de l'ouverture de son cercle.</p> + +<p>S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient +plus ridicules: il les comprenait, et admettait +maintenant qu'on se passionnât pour ces luttes à +coups de cartes, qui se passent en quelques minutes, +et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. +Il en avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, +et il en avait suivi les phases avec émotion—avec +cette sympathie dont parlait Frédéric.</p> + +<p>C'était un symptôme, cela.</p> + +<p>En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait +maintenant au jeu, il allait prendre les cartes lui-même.</p> + +<p>Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, +mais enfin il n'en était pas moins vrai qu'il y avait +là quelque chose de caractéristique, ce serait mensonge +et hypocrisie de ne pas en convenir.</p> + +<p>Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons +et leurs plaques à la caisse contre cent ou cent cinquante +mille francs de billets de banque, il n'avait +pas pu se défendre contre un certain sentiment +d'envie et ne pas se dire que c'était de l'argent facilement, +agréablement gagné en quelques heures.</p> + +<p>De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, +elle serait la bienvenue, il n'y avait pas loin, et +ce petit pas il l'avait franchi.</p> + +<p>Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent +particulier pour y réussir, un long apprentissage, au +moins dans le baccara, le gain comme la perte sont +affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des +gens qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui +ne l'ont pas, et ils perdent, voilà tout. Quand il était +tout jeune, et qu'il jouait des billes à pair ou non +avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en +Allemagne, lorsqu'il était entré à Bade dans la salle +de la roulette, il avait mis un louis sur le 24, qui +était le chiffre de son âge, et le 24 était sorti. A +Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé +la même expérience, et le 24 était sorti +encore. Deux numéros pleins sortant ainsi exprès +pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela n'était-il +pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et +il avait perdu à la roulette et au trente et quarante +plus, beaucoup plus que les soixante-douze +louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette +perte n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme +son gain, et elle ne prouvait nullement qu'à un moment +donné il n'avait pas eu la chance—une chance +providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on +l'a égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions +qu'il n'avait pas songé à examiner, puisqu'il +avait renoncé au jeu pendant de longues années, +mais qui maintenant lui revenaient.</p> + +<p>Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques +coups de cartes, il gagnait deux cent mille francs: +quelle joie pour Berthe, car ils seraient pour elle; et +s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est aux +jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait +cette partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? +En somme, il y a une justice supérieure qui dirige les +choses et les destinées en ce monde, et cette justice +ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille +comme Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, +fût malheureuse.</p> + +<p>Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à +ce jour, ne s'était pas présentée à son esprit. +C'est que celui qui a de la fortune ou qui gagne largement, +sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins, +ne considère pas le jeu au même point de vue +que celui qui est gêné et qui, quoi qu'il fasse, se retrouve +toujours devant un trou. Les gains du jeu eussent +été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait +sa fortune héréditaire qu'augmentaient tous les ans +les bénéfices de sa maison de commerce, tandis que +maintenant que cette fortune avait disparu et que sa +maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient +bien à propos pour combler le trou qu'il +voyait sans cesse devant lui.</p> + +<p>Et de temps en temps, pendant que ce travail se +faisait en lui, retentissait à son oreille la phrase qu'il +était habitué à entendre:</p> + +<p>—Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!—Quel +beau banquier vous feriez!</p> + +<p>Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa +physionomie riante, ses gestes désordonnés, ses +éclats de voix insultent au malheur des pontes, et +qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à +étudier longuement son point pour torturer à l'avance +ceux que dans quelques secondes il va saigner +à blanc.</p> + +<p>Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était +flatté qu'on ne crût pas, que, s'il jouait, il serait un +de ces pauvres diables de pontes qui viennent misérablement +au cercle pour jouer la <i>matérielle</i>, c'est-à-dire +tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut +pour la vie au jour le jour; recommençant le lendemain +ce qu'ils ont fait la veille, attelés à ce labeur +aussi dur que n'importe quel travail et qui, en usant +les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme +ceux qui le continuent longtemps.—Banquier +et beau banquier même, certainement il le serait... +s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus que +ponte d'ailleurs.</p> + +<p>Quand Raphaëlle avait fondé <i>son</i> cercle, car dans +l'intimité elle disait <i>son</i> cercle, comme Frédéric et +Adeline le disaient eux-mêmes, elle aurait voulu +être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de +manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement +cela lui avait été impossible, et elle avait dû +accepter de ses amis ce qui lui manquait, ou plutôt +d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; +que comme directeur de cercle, Barthelasse en +était réduit dans sa vieillesse, ce qui était un +grand chagrin pour lui—à faire valoir par les +mains des autres la fortune que quarante années de +travail lui avaient acquise—c'était lui qui disait +travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, +il aurait voulu, lui, être le chef de partie du cercle, +c'est-à-dire le caissier prêteur auquel le joueur décavé +fait des emprunts pour continuer de jouer. Mais +Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter +cette combinaison, qui met dans la poche du chef de +partie, le plus net des bénéfices qu'on peut faire dans +un cercle. C'était elle qui voulait être chef de partie, +et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle +à son apport. Ils s'étaient fortement querellés +sur ce point, ils s'étaient non moins fortement +injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et s'associer; +un homme leur appartenant remplirait ce rôle +de chef de partie en prêtant non son argent, mais le +leur à elle et à lui, et à eux deux ils se partageraient +les bénéfices.</p> + +<p>Pour surveiller cette opération des plus délicates, +puisqu'il s'agit d'accorder ou de refuser de grosses +sommes par oui ou par non, et instantanément, sans +avoir le temps d'étudier la solvabilité et l'honnêteté de +l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle +tant qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait +rouler ses larges épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il +là, on n'en savait trop rien; il semblait être un +surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais +qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de +partie, Barthelasse survenait, et, à distance, sans en +avoir l'air, d'un signe convenu, il disait lui-même le +oui ou le non, que le chef de partie répétait.</p> + +<p>Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline—car, +en public, il ne se permettait pas de lui adresser +la parole—il lui avait dit le mot que tout le monde +répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» +mais sans jamais insister; un jour, cependant, +qu'Adeline répondit à cette invite par un sourire, +il alla plus loin:</p> + +<p>—Mais un <i>présidint</i> qui ne touche jamais aux +cartes dans son cercle, dit-il avec son accent provençal +le plus pur, c'est un pâtissier qui ne mange jamais +de ses gâteaux.—Et pourquoi? se dit-on.—Je +vous le demande? Alors il s'en trouve qui disent: +«C'est qu'ils sont empoisonnés.» D'autres: «C'est +qu'ils sont faits <i>malpropremint</i>.»</p> + +<p>Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une +fois. Etait-il possible qu'on crût dans le monde qu'à +son cercle il se passait des choses malpropres? Evidemment +son abstention systématique pouvait +être mal interprétée. De même pouvaient être +mal interprétés aussi ses discours contre le jeu; +ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas lui-même, +et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à +qui il s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans +<i>son</i> cercle on ne jouait pas loyalement?</p> + +<p>Mais alors?</p> + +<p>Justement cette intervention de Barthelasse avait eu +lieu au moment où il venait d'être fortement ébranlé +par une partie qui s'était jouée sous ses yeux: un +commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses +affaires et plus près de la faillite que de la fortune, avait +gagné deux cent mille francs qui le sauvaient. Et en +présence de cette veine heureuse Adeline s'était tout +naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être +pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, +et il gagnait ces deux cent mille francs. Puisque la +fortune avait eu des yeux cette nuit-là, elle aurait +aussi bien pu en avoir pour lui que pour son +ami.</p> + +<p>Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main +de la fatalité dans un injuste malheur, ne peut-on +pas voir celle de la Providence dans un bonheur +mérité?</p> + +<p>On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il +était vraiment trop timide en ne tentant pas la +chance, il n'y avait pas loin.</p> + +<p>Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en +voyait tant, qui ne vivaient que par le jeu et pour le +jeu.</p> + +<p>Il s'agissait simplement de tenter la chance une +fois.</p> + +<p>Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques +milliers de francs; avec le calme et la raison +qui étaient son caractère même, il n'y avait pas à +craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre +qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la +vérité ce serait une perte, mais enfin elle n'irait pas +loin.</p> + +<p>Tandis que, si la chance le favorisait comme cela +pouvait arriver, comme il lui semblait juste que cela +arrivât, son gain pouvait être considérable.</p> + +<p>Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme +comme lui ne s'emballe pas; il se connaissait bien.</p> + +<p>Il jouerait donc,—une fois, rien qu'une fois, et +après ce serait fini: on n'est pas joueur parce qu'on +prend un billet de loterie.</p> + +<p>Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas +tout de suite à exécution, et il passa bien des heures autour +de la table de baccara, se disant que ce serait +pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce soir-là.</p> + +<p>Enfin, un soir que la partie languissait en attendant +la sortie des théâtres et que le croupier venait de prononcer +la phrase sacramentelle:</p> + +<p>—Qui prend la banque?</p> + +<p>Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, +et, s'avançant vers la table:</p> + +<p>—Moi, dit-il.</p> + + + + +<h4>IV</h4> + + +<p>—Le président prend la banque!</p> + +<p>C'était le cri qui instantanément avait couru dans +tout le cercle.</p> + +<p>Même dans les salons des jeux de commerce, les +joueurs de whist et d'écarté, les joueurs de billard +aussi, de tric-trac, même d'échecs, avaient quitté +leur partie pour voir cette curiosité: le président +taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux +qui sommeillaient dans le salon de lecture ou çà et +là dans les coins sombres, avaient suivi le courant +qui se dirigeait vers la salle de baccara:</p> + +<p>—Auguste, six mille.</p> + +<p>A cette demande de son président, Auguste, le +chef de partie, sans même consulter Barthelasse du +regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, s'était empressé +d'apporter en jetons et en plaques sur un +plateau les six mille francs, et respectueusement, +religieusement, avec une génuflexion de sacristain +devant l'autel, il les avait déposés sur la table.</p> + +<p>C'était chose tellement extraordinaire, tellement +stupéfiante de voir «M. le président» tailler une +banque, que Julien le croupier oubliait de presser la +marche de la partie. Il attendait qu'autour de la +table chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, +car ceux qui occupaient déjà des sièges n'avaient +eu garde de les abandonner.</p> + +<p>Dans cette salle ordinairement silencieuse où +sous ce haut plafond régnait toujours une sorte de +recueillement comme dans une église ou un tribunal, +s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.</p> + +<p>Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de +banquier, un peu surpris de se trouver si élevé au-dessus +des pontes assis autour de la table; son coeur +battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient +son esprit et sa pensée.</p> + +<p>En attendant que le jeu commençât, un de ceux +qui se tenaient à côté de sa chaise se pencha sur son +épaule, et d'une voix moqueuse:</p> + +<p>—Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera +terrible: Frimaux revient de l'Odéon.</p> + +<p>Un éclat de rire courut autour de la table et tous +les yeux s'arrêtèrent sur un joueur assis à côté du +croupier et qui n'était autre que Frimaux, le plus +grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait +représenter quelques pièces avec des fortunes +diverses, des chutes écrasantes ou de solides succès, +selon les hasards de la collaboration, Frimaux n'avait +qu'un souci: donner ses premières un vendredi +ou tout au moins un 13. Au cercle, où régulièrement +il passait quatre heures par jour, du 1er janvier au +31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à la +sueur de son front, comme il le disait lui-même, +c'est-à-dire les quatre ou cinq louis nécessaires à sa +vie—la matérielle—il ne jouait que dans certaines +circonstances particulières qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait été convaincu +qu'il ne pouvait gagner que s'il tournait le dos à +l'avenue de l'Opéra: toutes les fois qu'il lui faisait +face, il tirait des <i>bûches</i>, c'était fatal; maintenant il +ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi +tous les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs +des Batignolles où il demeurait pour s'en aller +à l'Odéon, dont il faisait sept fois le tour en monologuant +comme un personnage de l'ancien répertoire: +«J'aurai la veine ce soir»; puis il revenait au +<i>Grand I</i>, où pendant quatre heures il restait inébranlable +dans sa foi, malgré la déveine qui souvent +s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les +plus sérieuses pour se l'expliquer sans jamais +ébranler sa confiance en son fétiche, aussi solide que +les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le reste +parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se +moquant de Dieu comme du diable, et ne croyant +même pas à sa paternité, bien que madame Frimaux +fût la plus honnête femme du monde.</p> + +<p>—Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il +n'aimait pas qu'on se moquât de lui.</p> + +<p>—Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.</p> + +<p>En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage +ne prenait jamais de voiture—le fiacre n'est pas +mascotte—était crotté comme un chien.</p> + +<p>Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux +qui se pressaient autour de la table:</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu....</p> + +<p>Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux +ramassés sur lui et particulièrement ceux de Frédéric, +placé en face de lui, derrière trois rangs de +joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait +de dépasser.</p> + +<p>—Rien ne va plus?</p> + +<p>Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était +maintenant assez calme: ce fut bellement, en beau +banquier, qu'il donna les cartes aux deux tableaux +et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut +point pour gagner), ce fut aussi en beau banquier, +sans faire languir la galerie et sans empressement +de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.</p> + +<p>Il n'y eut qu'un cri:</p> + +<p>—Et il ne voulait pas jouer!</p> + +<p>Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, +car sa joie allait au delà du coup gagné, qui +par lui-même ne donnait réellement qu'un résultat +peu important: il avait la chance; maintenant la +preuve était faite, et elle confirmait ses pressentiments +basés sur les espérances de sa jeunesse: quelle +faute il eût commise de ne point tenter l'aventure!</p> + +<p>Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les +cartes pour le second coup; jamais on n'avait vu un +banquier aussi tranquille; c'était à croire que le +gain comme la perte lui étaient indifférents; les +vieux joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux +étaient démontés par son assurance:</p> + +<p>—Qui aurait cru cela de lui?</p> + +<p>Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, +il avait été admis jusqu'à ce moment que, s'il +ne jouait pas, c'était tout simplement parce qu'il +n'était pas en situation de supporter une perte de +quelque importance.</p> + +<p>Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit +au tableau de droite et gagna au tableau de gauche; +le troisième, le quatrième furent pour lui, quand il +arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice d'environ +une vingtaine de mille francs.</p> + +<p>Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion +lui étreignit le coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent +dans le cou: sans doute ce n'était point une +fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait +point, mais c'était une somme, et le dernier coup +qui lui restait pouvait la doubler ou la réduire à +rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou +non il avait la chance,—ce qui était le grand point.</p> + +<p>Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il +donna les cartes; il semblait qu'elles ne pouvaient +se détacher de ses doigts, comme s'il espérait, en les +gardant dans ses mains, leur donner le temps de +devenir ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, +il releva les siennes, n'osant pas les regarder.</p> + +<p>Il avait cinq.</p> + +<p>La situation était critique; qu'allaient faire ses +adversaires? Ils ne demandèrent de cartes ni l'un ni +l'autre.</p> + +<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les +oreilles rebattues par les discussions sur le tirage à +cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? Mais de tout +ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui +était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, +et il n'était pas en état en ce moment de se rappeler +la théorie et de la raisonner.</p> + +<p>Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la +rapidité avec laquelle les résolutions doivent se +prendre: avait-il intérêt à s'en tenir à cinq ou à se +donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait +de neuf; mais s'il se donnait un cinq, un six, +un sept, il avait dix, onze ou douze et perdait. Un +vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement +la question; mais il n'était pas un vieux +joueur, il s'en fallait de tout, et il n'avait qu'une ou +deux secondes pour la décider.</p> + +<p>Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans +des conditions plus caractéristiques: il devait donc +prendre une carte, ce serait elle qui rendrait l'arrêt.</p> + +<p>Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le +tableau de droite avait cinq, celui de gauche sept; +les quarante mille francs étaient à lui.</p> + +<p>Décidément la preuve était faite, l'arrêt était +rendu: il avait la chance.</p> + +<p>Ce fut d'ailleurs le cri de tous.</p> + +<p>Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric +ne fut pas le dernier, et il sut le faire plus intelligemment +(pour lui) que les autres.</p> + +<p>Quand Adeline lui répéta que c'était la première +fois qu'il jouait, il ne fut pas assez sot pour douter +de cette affirmation, voyant tout de suite le parti +qu'il en pouvait tirer:</p> + +<p>—La façon dont vous avez joué prouve une chose, +qui est que vous avez le génie du jeu; et votre gain +en prouve une autre, qui est que vous avez la +chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut +vraiment que vous méprisiez bien la fortune pour ne +pas jouer.</p> + +<p>Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut +pas à répondre qu'aux complimenteurs; les emprunteurs +s'abattirent aussi sur lui, M. de Cheylus en +tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six +autres, et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq +louis qu'il avait perdus.</p> + +<p>Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et +ce soir-là moins que jamais; cependant il ne put pas +s'empêcher de lancer une légère allusion à l'Odéon.</p> + +<p>—L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! +alors, vous comprenez!</p> + +<p>Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. +Les amis d'Adeline ne parlaient que +de sa chance; ce n'était pas quarante mille francs +qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent +mille.</p> + +<p>De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante +mille francs ou ce qui lui en restait, c'est-à-dire +trente-cinq mille francs, Adeline, en homme +sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, +où ils seraient plus en sûreté qu'entre ses +mains. Seulement, il se garda bien de dire à sa +femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât +point, il lui inventa une histoire vraisemblable: ils +avaient subi assez de faillites en ces derniers temps +et d'assez grosses pour qu'il fût tout naturel d'admettre +que dans l'une d'elles s'était trouvée cette +somme: les débiteurs qui payent intégralement ce +qu'ils doivent pour obtenir leur réhabilitation sont +rares, mais enfin on en trouve.</p> + +<p>Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait +battus la veille l'entourèrent:</p> + +<p>—Vous allez nous donner notre revanche, mon +cher président.</p> + +<p>—Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent +que vous nous avez enlevé hier si joliment.</p> + +<p>Il répondit en riant que cela était impossible, attendu +que cet argent roulait vers Elbeuf; puis sérieusement +il expliqua qu'il n'était pas joueur et ne +voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille à +tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de +ceux qui le tourmentaient, non pour lui, mais pour +eux, pour leur être agréable, pour le plaisir du +cercle.</p> + +<p>—Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? +ne nous devez-vous rien?</p> + +<p>Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne +pas en profiter? Il ne méprisait pas la fortune comme +le croyait Frédéric,—loin de là.</p> + +<p>Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa +chance, celle qui lui appartenait et lui était personnelle; +elle l'abandonna au moins en partie; c'est-à-dire +qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs.</p> + +<p>Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à +la caisse qu'il payerait le lendemain.</p> + +<p>—La caisse n'acceptera pas votre argent, mon +cher président, dit Frédéric, ce n'est pas pour vous +que vous avez joué aujourd'hui, c'est pour le cercle. +C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si +vous tenez à rembourser ces six mille francs, nous +ne pourrons pas les refuser: mais, jusque-là, la +caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera +facile: vous rattraperez vos six mille francs, et bien +d'autres avec.</p> + +<p>C'était ainsi qu'il avait été pris,—en se laissant +incorporer dans la troupe des joueurs la plus nombreuse, +celle qui court après son argent.</p> + + + + +<h4>V</h4> + + +<p>Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons +pour expliquer comment son fétiche, infaillible hier, +ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur n'en trouve +pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se +prouver à lui-même à grand renfort de «si» qu'elle +pouvait être évitée.</p> + +<p>Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait +gagné, il avait bien joué; au contraire, il avait mal +joué quand il avait perdu.</p> + +<p>—Si....</p> + +<p>Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de +les réparer; évidemment il avait la chance; seulement, +que peut la chance si elle est contrariée? et +il avait contrarié la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance +n'était-elle pas toute naturelle chez quelqu'un qui +jouait pour la seconde fois? Ce n'est pas la théorie +qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce +n'est pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid +et la décision, c'est la pratique.</p> + +<p>Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre +en prenant place tout simplement devant l'un ou +l'autre des deux tableaux, et en pontant sagement +quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne +l'eût ni appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé +que deux banques, il n'en avait pas moins gagné +une maladie d'un genre spécial, que le contact seul +du cuir sur lequel s'assied le banquier communique +à tant de joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine +complète, puisse désormais les en guérir—celle +qui consiste à vouloir toujours et toujours être banquier.</p> + +<p>A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se +laissent éblouir, les natures les plus calmes se +laissent fasciner. C'est la bataille avec l'affolement +de la mêlée, non celle où l'on fait le coup +de fusil en soldat, mais celle où l'on commande et +où, sous le panache, on ressent toutes les angoisses +orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du fauteuil +où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et +brave les regards braqués sur lui de trente ou quarante +joueurs qui veulent le dévorer: «dix manants +contre un gentilhomme.»</p> + +<p>Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin +dans Adeline, pas plus qu'il n'y avait sur sa tête le +moindre panache; cependant, comme tant d'autres +qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir +chaud, il avait subi ces éblouissements et ces fascinations: +banquier toujours, ponte jamais.</p> + +<p>Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne +lui avait pas été fidèle constamment, et plus d'une +fois elle avait passé du côté des manants, si bien +que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir +cinquante mille francs à son cercle.</p> + +<p>Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à +point pour le réconforter:</p> + +<p>—Vous vous rattraperez.</p> + +<p>Et quand il avait gagné se trouvaient là non +moins à point quelques besoigneux pour lui faire +une saignée:</p> + +<p>—Mon cher président...</p> + +<p>La voix était si dolente, l'histoire si touchante +qu'il ne pouvait pas refuser, bien qu'il eût vu plus +d'une fois les quelques louis qu'il venait de prêter +changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis +vert: eux aussi, les emprunteurs, croyaient au +rattrapage; comment les en blâmer?</p> + +<p>Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à +moitié endormi descendre le noble escalier de son +cercle, dont les marches s'enfonçaient sous ses +pieds; dans la rue, le frisson du matin le secouait, +le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où +il avait si tranquillement dormi autrefois, et où +maintenant il n'avait à passer avant la Chambre que +quelques heures agitées.</p> + +<p>Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour +beaucoup d'hommes sont celles où la voix de la +conscience prend le plus de force, il s'était dit qu'il +devait renoncer à son cercle et donner sa démission,—seul +moyen sûr de ne pas céder à la tentation. +Mais il fallait commencer par rembourser ce qu'il +devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.</p> + +<p>Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque +temps prouvait-elle vraiment qu'il avait perdu +sa chance? S'il avait gagné quarante mille francs le +jour où, pour la première fois, il avait taillé une +banque alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi +n'en gagnerait-il pas cinquante mille, cent mille, +maintenant qu'il connaissait toutes les combinaisons +du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que +d'une quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait +envoyé trente-cinq mille à Elbeuf qui, Dieu merci, +étaient intacts. Pour quinze mille francs aventurés, +devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que +fallait-il pour qu'elles pussent se réaliser, au delà +même de ce qu'il avait promis à Berthe? Quelques +minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne +se représenteraient pas pour lui!</p> + +<p>Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence +étaient indispensables à son cercle qu'il aimait.</p> + +<p>Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles +dans les premiers temps, elles l'étaient maintenant +encore et même plus que jamais. Son cercle, c'était +lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons +au Grand International» ou simplement comme les +boulevardiers. «Allons au <i>Grand I</i>», ils disaient +familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui +créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.</p> + +<p>Déjà le <i>Grand I</i> n'était plus ce qu'on l'avait vu à +l'ouverture et des changements s'étaient faits, inappréciables +sans doute pour tout le monde, mais qui +n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.</p> + +<p>A sa table d'hôte paraissaient maintenant des +figures qui ne s'y montraient pas autrefois et qui +l'étonnaient; corrects, ils l'étaient trop; décorés, +ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est décent +d'en porter; avec cela des noms et des titres plus +longs, mieux faits, plus retentissants qu'il ne s'en +trouve dans la réalité.</p> + +<p>D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des +recherches, il avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent +présentés par des parrains suffisants, ou membres +réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il +surveillait toujours avec la même sévérité les admissions +des membres permanents, et sous sa direction +les votes avaient toujours été sérieux. Mais un article +des statuts disait que, comme cela se fait dans +tous les cercles, un membre permanent pouvait +amener un invité; et cette petite porte entr'ouverte, +qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus fréquentée +que la grand'porte, avait laissé passer plus +d'un nouveau venu qui l'inquiétait.</p> + +<p>Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne +s'en serait pas autrement tourmenté, des invités +sans doute; mais au contraire ils venaient régulièrement +et ils amenaient avec eux des invités à l'air +généralement honnête et simple, des braves gens +ceux-là à coup sûr, qui ne faisaient pas long feu au +cercle: ils dînaient une fois ou deux, jouaient le +soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. +Il avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, +mais inutilement: malgré sa connaissance +du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus que +lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens +si corrects et si décorés n'étaient pas des <i>rameneurs</i> +comme on aurait pu le supposer dans un autre +cercle que le <i>Grand I</i>, c'est-à-dire des racoleurs chargés +d'amener des <i>pigeons</i> que le baccara planterait. +Au <i>Grand I</i> ces moeurs n'étaient pas en usage, et +d'ailleurs il ne fallait pas croire tout ce qu'on racontait +des voleries qui se passaient dans les cercles; +c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui +avait beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait +jamais vu une vraie volerie...</p> + +<p>Et comme alors Adeline lui avait fait observer +que ces paroles étaient en contradiction avec les +histoires qu'il lui avait racontées autrefois, Frédéric +s'était rejeté sur la province:</p> + +<p>A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on +ne se connaît pas, tout est possible; mais à Paris! +dans un cercle comme le <i>Grand I</i>, où il n'y a que des +amis, avec des parrains comme les leurs!</p> + +<p>Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément +le <i>Grand I</i> ne fût pas exclusivement composé, +comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au moins de +membres ayant entre eux des relations d'intimité +qui créent une sorte de solidarité et de responsabilité +collective. Il aurait voulu qu'on n'y vînt que pour +s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque +jour lui donnait à craindre qu'on n'y vint que pour y +jouer. Quelques mois passés dans son cercle lui en +avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +années à la Chambre; Il voyait maintenant +quelle place considérable le jeu tient dans un certain +monde où la gêne est la règle à peu près commune, +où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où +l'on ne compte que sur une bonne chance pour +combler le déficit qui, de jour en jour, s'est agrandi, +et il ne voulait pas que le <i>Grand I</i> fût le lieu de +rendez-vous de ces besoigneux; justement parce +qu'il en était un lui-même, il ne voulait pas que les +autres trouvassent chez lui les occasions et les facilités +qui l'avaient perdu.</p> + +<p>Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, +les bénéfices de la cagnotte en étaient un de contrariété: +il eût voulu qu'elle donnât moins, puisque +les produits étaient en proportion du jeu: un louis +pour une banque de vingt-cinq louis, trois louis +pour une banque de cent. Un matin qu'il assistait à +l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait été +stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: +près de dix mille francs. Dix mille francs de +bénéfices pour une nuit de jeu!</p> + +<p>Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait +franchement montré à Frédéric, occupé à compter +les jetons et les plaques: le cercle était vide, il ne +restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, +que lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le +caissier, et quelques employés.</p> + +<p>—Dix mille francs! est-ce possible?</p> + +<p>Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, +sans répondre, avec un sourire énigmatique.</p> + +<p>A la fin, il s'était décidé:</p> + +<p>—Vous voyez, mon cher président.</p> + +<p>De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait +baissé les yeux, n'osant pas insister: n'était-ce pas +avouer qu'il croyait possible le <i>bourrage</i> de la cagnotte, +ce fameux <i>bourrage</i> dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction +de jetons et de plaques par le croupier au +détriment des joueurs; mais, pour que ce bourrage +puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner +Frédéric d'une pareille infamie.</p> + +<p>—Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.</p> + +<p>—Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.</p> + +<p>—Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que +nous sommes d'accord.</p> + +<p>D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours +comme au commencement.</p> + +<p>Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un +commerçant de Bordeaux, avec qui il avait eu autrefois +des relations: celui-ci vint à lui en souriant, +les mains tendues:</p> + +<p>—Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à +dîner, ce soir, à votre cercle, dit le commerçant.</p> + +<p>—Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour +ce soir?</p> + +<p>—Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?</p> + +<p>C'était une invitation lithographiée avec élégance +et sur beau bristol, signée: «le président Adeline.»</p> + +<p>Seule l'adresse était manuscrite.</p> + +<p>J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel +m'a remis cette lettre, car je ne suis arrivé que +d'hier dans la nuit.</p> + +<p>—A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper +à des explications plus qu'embarrassantes.</p> + +<p>Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: +comment, les garçons d'hôtel distribuaient des +invitations signées de son nom: «le président Adeline!»</p> + +<p>—Mais, mon cher président, répondit Frédéric +en essayant de rire, ce qui vous étonne se fait partout.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans +mon cercle.</p> + +<p>—Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec +quoi voulez-vous que nous payions nos frais si la +partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, il faut +des joueurs.</p> + +<p>—Mon nom ne servira pas à les attirer.</p> + + + +<h4>VI</h4> + + +<p>L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude +dans l'association Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse +et Cie; qu'allait devenir l'affaire si ce président s'avisait +de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas?</p> + +<p>L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi +quand Frédéric raconta l'algarade qui venait de +lui être faite.</p> + +<p>—Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>Vous ne lui avez pas cassé les <i>rinss</i>? s'écria +Barthelasse, dont le premier mouvement était toujours +de revenir à son ancien métier de lutteur, +malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se +contenir et se calmer... à <i>Pariss</i>....</p> + +<p>Raphaëlle haussa les épaules:</p> + +<p>—On ne casse pas les reins aux gens dont on a +besoin.</p> + +<p>—C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop +la voix, je n'avais qu'à faire ça:—il plia les jarrets, +se ramassa sur lui-même, enfonça son cou court +dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en +avant dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque +de son adversaire dans l'arène;—et tout de +suite c'était fini; on lui permet trop de faire ce qui +lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui +donnons trente-six mille francs? Est-ce pour nous +embêter? Je vous le demande. Hein!</p> + +<p>—C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua +Frédéric impatienté.</p> + +<p>—Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si +vous croyez que j'en ai peur.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle +sèchement, nous avons besoin de lui, il faut manoeuvrer +en conséquence.</p> + +<p>—Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua +Barthelasse, on ne sera sûr de lui que quand on +l'aura <i>affranchi</i>; le jour où il filera la carte, il sera à +nous.</p> + +<p>—Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?</p> + +<p>—Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les +ont demandées, et je puis dire sans me vanter qu'ils +s'en sont bien trouvés.</p> + +<p>Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu +entre eux à ce sujet, car du jour où Adeline avait +accepté la présidence du cercle, ils s'étaient demandé +comment ils le garderaient à la tête de leur +affaire. Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous +de la vie des cercles, ils pouvaient être tranquilles. +Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et il n'était +pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon +tout à coup, au moins peu à peu, la situation changerait.</p> + +<p>—Nous l'<i>affranchirons</i>, avait dit Barthelasse, se +servant de ce mot de l'argot de la philosophie qui +vient sans doute d'une allusion aux préjugés dont +sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont +affranchis.</p> + +<p>—Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? +avait répondu Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, +connaissait la nature de son président.</p> + +<p>Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait +même pas qu'il en pût être autrement. De quoi +s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans danger, +en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité +égale à celle de l'acrobate sur la corde raide, qui +a appris à travailler. Alors pourquoi refuserait-il? +Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il n'y a rien +de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné +par le travail.</p> + +<p>Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond +beaucoup plus embarrassés de préjugés que Barthelasse, +ne croyaient pas que tout le monde en fût +arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne à ne voir que l'argent +gagné sans se soucier de la façon dont on le +gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même +de son indignation, si on lui proposait tout simplement +de lui apprendre à travailler pour jouer à coup +sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait procéder avec +celui que d'un air de mépris ils appelaient «<i>Puchotier</i>» +depuis qu'Adeline, se défendant un jour de +ses ignorances parisiennes, s'était lui-même donné +ce nom en disant qu'à Elbeuf les <i>Puchotiers</i> sont +les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout +progrès en ne jurant que par leur vieux Puchot. +Quelle chance de se faire écouter si on lui parlait +franchement?</p> + +<p>Il fallait vraiment être <i>Puchotier</i> pour avoir la +naïveté de croire qu'avec des cotisations de cent +francs et les produits d'une honnête cagnotte on +pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq +mille francs d'éclairage et de chauffage, soixante +mille francs de gages au personnel, trente-six mille +francs de traitement au président, trente mille +francs pour perte sur la table et tous les autres +frais pour abonnements aux journaux, impressions, +concerts, fêtes, c'est-à-dire d'une dépense annuelle +de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant +à ceux qui avaient fondé l'affaire, gérant, tapissiers, +marchands de vin, fournisseurs de comestibles, +croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus +ou moins influents ou, comme on dit dans ce +monde, <i>mangeurs</i>, qui se font payer leur protection +en un tant pour cent, il fallait que la partie +marchât, et non simplement, tranquillement, mais +follement au contraire, avec tous les avantages +qu'une administration habile peut en tirer.—Il serait +souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, +si on ne s'était pas procuré des convives en lançant, +partout où l'on a chance de rencontrer un naïf, des +invitations comme celle qui avait indigné Adeline. +Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de <i>rameneurs</i> qui, membres +réguliers du cercle, gentlemen en apparence, besoigneux +en réalité, répandus dans le monde ou plutôt +dans un certain monde, ont pour mission de racoler +au hasard de leurs connaissances ou d'une heureuse +rencontre ceux qui, bien nourris à la table d'hôte, +seront une heure après dévorés à celle du baccara +et apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux +que les seigneurs des choeurs qui font la tapisserie, +et jouent avec des jetons prêtés, prenant des attitudes +de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent, +à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette +cagnotte donnerait-elle des bénéfices suffisants si +dans le feu de la partie les croupiers «aux doigts +légers»—l'épithète est du plus grand des grecs—ne +<i>bourraient</i> pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire +et de nacre qui tombent là sans bruit? Et le +change de la monnaie, que donnerait-il si le croupier +ne le faisait pas avec des doigts de plus en plus +légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; +et tandis que le valet de pied apporte ces vingt-cinq +louis au croupier, qui n'a pas quitté la table, celui-ci, +par-dessus son épaule, lui passe deux plaques au +lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui +font un cercle prospère—sinon modèle.</p> + +<p>Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, +il avait fallu toute la dextérité de Frédéric et +toute sa souplesse de caractère.</p> + +<p>Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement +compromis et que celui des invitations devait +être abandonné.</p> + +<p>Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était +pas pour qu'on attaquât jamais de front les difficultés.</p> + +<p>—Cède, dit-elle à Frédéric.</p> + +<p>—Comment, céder! s'écria Barthelasse.</p> + +<p>—Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront +un éclat, peut-être une rupture.</p> + +<p>—Et comment comptez-vous rabattre le gibier? +dites un peu, mon bon! Comptez-vous qu'il va vous +tomber tout rôti sur votre table, hein? Je vous le dis +et je vous le répète, vous prenez trop de précautions +avec ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous +qu'il ne savait pas comment les 10,000 francs +étaient venus dans la cagnotte. Je vous le demande, +hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien +voir, qui ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le +comprends, il est député, il est décoré, il est considéré, +il faut bien qu'il ménage sa réputation... pour +lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant +que nous. Autrement! Il a bien avalé la cagnotte—il +n'en reparle plus, de la cagnotte,—il avalera bien +les invitations. Ça se passera tacitement; ça lui est +plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut +le prendre comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à +continuer, puisque vous ne voulez pas qu'on l'affranchisse, +ce qui pour nous serait bien plus facile.</p> + +<p>Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce +fut comme toujours d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle +qui l'emporta: on céderait.</p> + +<p>Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole +de la participation, fit ses excuses à son cher +président.</p> + +<p>—Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je +vous ai répondu hier. J'ai eu tort. J'ai réfléchi, je le +reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est que la chose +dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous +n'êtes pas de ces présidents-là, j'en conviens. Votre +haute situation, votre respectabilité, votre nom si +honoré rendent légitimes toutes les susceptibilités.</p> + +<p>Il était entré dans le cabinet de son président en +tenant dans sa main gauche un paquet de papier:</p> + +<p>—Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. +Il les jeta dans la cheminée, où brûlait un feu de +bois.</p> + +<p>Adeline avait écouté le commencement de ce petit +discours avec une attitude raide, en homme fâché,—et +il l'était en effet;—il fut attendri.</p> + +<p>On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: +tous les griefs qu'il avait entassés contre +le vicomte s'évanouirent.</p> + +<p>—Vous savez bien que je ne veux que l'honneur +de notre cercle, dit-il en tendant la main à Frédéric.</p> + +<p>—Et moi donc! s'écria celui-ci.</p> + +<p>Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, +à laquelle se mêlait un vague sentiment d'inquiétude:</p> + +<p>—Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.</p> + +<p>—Vous savez comme le premier mouvement court +aux extrêmes. Il est certain, cependant, que nous +allons nous trouver dans un certain embarras, mais +enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en +sortir... au moins je l'espère.</p> + +<p>—Que puis-je pour vous?</p> + +<p>—Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter +quand quelque chose se présente mal. Soyez +sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y soit +porté remède. Comme vous, mon cher président, je +mets au-dessus de tout honneur de notre cercle, et, +si j'osais le dire: avant vous, puisque, pour ceux qui +savent, je suis le gérant responsable. Mais, à côté de +l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la +garde, il y des intérêts respectables dont je me +trouve chargé par ma gérance effective. On me les a +confiés, ces intérêts.—A l'argent que j'ai mis dans +cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,—et +dont je suis responsable. Eh bien, laissez-moi +l'administrer de façon à ce qu'il donne les produits +légitimes qu'on est en droit d'attendre.</p> + +<p>—Mais que puis-je?</p> + +<p>—Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez +pas celle des personnes qui ont eu confiance en +moi?</p> + +<p>—Certes, non.</p> + +<p>—Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma +direction qui puisse nous compromettre ou même +nous inquiéter.</p> + +<p>—Que voulez-vous donc de moi?</p> + +<p>—Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? +que vous laissiez marcher la partie.</p> + + + + + +<h4>VII</h4> + + +<p>Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans +cet état de demi-somnolence du joueur qui a passé +la nuit, le corps brisé de fatigue, le sang enfiévré, +l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux contre +les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups +importants qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté +sa dette d'une dizaine de mille francs, on lui +dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hôtel.</p> + +<p>Il n'était guère en disposition de donner des audiences +et d'écouter des solliciteurs: il fallait qu'avant +la séance de la Chambre, où devait venir en discussion +un projet de loi dont il était rapporteur, il se +rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.</p> + +<p>—Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, +répondit-il.</p> + +<p>Et il continua son chemin pour monter à son appartement.</p> + +<p>Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, +il n'avait pas parlé assez bas, la porte du salon s'ouvrit +vivement, et il se trouva en face d'une jeune +femme de tournure élégante qui lui barra le passage.</p> + +<p>—Monsieur Adeline?</p> + +<p>—C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous +recevoir en ce moment, je suis très pressé; écrivez-moi.</p> + +<p>—Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous +en supplie.</p> + +<p>L'accent était si ému, si tremblant, le regard était +si troublé, si désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.</p> + +<p>La précédant, il l'introduisit dans le petit salon +banal des appartements meublés qui se trouvait +avant sa chambre? En entrant dans cette pièce froide, +qui n'était plus habitée que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; +alors, frottant une allumette, il la mit sous le bois +préparé dans la cheminée, puis, attirant un fauteuil, +il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait dans +une attitude embarrassée et confuse.</p> + +<p>—Madame, je vous écoute.</p> + +<p>Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir +en aide: elle était fort jolie et la tristesse, l'angoisse +de sa physionomie ne pouvaient pas ne pas inspirer +la sympathie.</p> + +<p>—Madame? demanda-t-il.</p> + +<p>—Madame Paul Combaz.</p> + +<p>—La femme du peintre?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.</p> + +<p>La sympathie un peu vague d'Adeline devint de +l'intérêt: il oublia ses fatigues et ses émotions de la +nuit pour regarder cette jeune femme qui se tenait +devant lui dans une attitude désolée. Non seulement +il connaissait le nom de Paul Combaz comme celui +d'un peintre de talent, très apprécié dans le monde +parisien, mais encore il connaissait l'homme lui-même, +un des plus fidèles habitués du <i>Grand I</i>, depuis +quelque temps.</p> + +<p>—Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; +c'est une situation si douloureuse que celle d'une +femme qui vient se plaindre de son mari... qu'elle +aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien +que depuis plus d'un mois j'aie préparé cent fois par +jour ce que je dois vous dire.</p> + +<p>Adeline fit un signe pour la rassurer.</p> + +<p>—Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en +le regardant avec crainte.</p> + +<p>—J'ai autant de sympathie pour l'homme que +d'estime pour l'artiste.</p> + +<p>Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et +ses yeux navrés s'éclairèrent d'une flamme de tendresse +et de fierté. </p> + +<p>—Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le +plus loyal, le caractère le plus droit: et ce n'est pas à +vous que j'ai à dire qu'il est un grand artiste, ses +succès sont là pour l'affirmer; je serais la plus heureuse +et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait +pas; et c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je +viens vous demander de nous sauver, mes enfants et +moi.</p> + +<p>—Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens +de jouer! s'écria-t-il blessé de cet appel à son intervention, +qui semblait le rendre responsable des +pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez +étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.</p> + +<p>Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres +tremblantes.</p> + +<p>—Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez +pas. Si ce n'est pas pour moi que vous m'écoutez, et +je le comprends, puisque vous ne me connaissez pas, +que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, +seront jetées dans la rue, mourant de faim, de froid, +si vous n'intervenez pas. Vous avez une fille que +vous aimez, c'est au père que je m'adresse.</p> + +<p>—Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?</p> + +<p>—Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle +Adeline, mais je sais que vous avez une fille, et c'est +en pensant à elle que l'espérance s'est présentée à +moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par +les pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme +une affolée que je suis, à qui je pourrais demander +protection, et l'idée m'est venue, l'inspiration, que +si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au +cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait +lui en fermer les portes. Mais ce président était-il +homme à m'entendre? ou bien me repousserait-il +parce qu'il profitait lui-même de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon +mari que j'avais interrogé, je savais quel homme politique +vous êtes, la situation que vous occupez, l'estime +dont vous êtes entouré; c'était beaucoup; +pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique +y avait-il un homme de coeur capable de se +laisser attendrir par le désespoir d'une mère? J'ai +une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit +pour qu'elle tâche d'apprendre quel homme était +M. Constant Adeline. Sa réponse, vous la connaissez +sans que je vous la dise. C'est alors, quand j'ai su +quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en +vous m'est venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre +cette démarche.</p> + +<p>Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, +ces beaux yeux qui plusieurs fois s'étaient +noyés de larmes, cet élan, et en même temps cette +discrétion dans les paroles, surtout cette évocation +de Berthe lui troublaient le coeur.</p> + +<p>—Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, +je vous promets de le faire.</p> + +<p>—Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous +en vain, et de tout coeur je vous remercie de vos +paroles: quand je vous aurai expliqué notre situation, +vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le +vois moi-même, comment vous pouvez nous sauver, +et de quelle façon vous pouvez agir sur mon mari.</p> + +<p>Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il +recommanda qu'on ne laissât monter personne.</p> + +<p>—Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai +apporté une dot de cent mille francs à mon mari, et +un an après, à la mort de mon père, deux cent mille +francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui +lui rapportaient cinquante ou soixante mille francs. +Nous vivions largement dans un petit hôtel de la +rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et +que nous avions payé, ainsi que son ameublement, +avec ma dot et l'héritage de mon père. Ce n'était +point là une prodigalité, car vous savez que le +peintre qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige +sur le marchand de tableaux et encore moins sur +l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, quelque +chose comme un outillage. Nous étions très +heureux, j'étais très heureuse: aimée de mon mari, +l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, fière de le +voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi +pour me demander mon sentiment d'un geste ou +d'un coup d'oeil je ne quittais pas l'atelier, et en +six années, les seules heures que je n'aie point +passées à ses côtés sont celles où je promenais mes +filles au parc Monceau. La crise que traverse la peinture +nous avait cependant atteints, et des soixante +mille francs que gagnait mon mari pendant les premières +années de notre mariage, il était tombé à +quelques milliers de francs seulement, les marchands +n'achetant plus, comme vous le savez. Il avait +fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première +à le demander, et j'avais pu organiser une nouvelle +existence... suffisante au moins pour moi, et qui +pouvait très bien se prolonger jusqu'à des temps +meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois +mois, il y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, +je ne sais la date que trop bien, M. Fastou...</p> + +<p>Adeline laissa échapper un mouvement.</p> + +<p>—... Le statuaire, celui qui fait partie de votre +cercle, vint voir mon mari. Naturellement, on parla +du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit qu'il était +trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient +plus, il fallait vendre aux amateurs; mais que, pour +les trouver, on devait aller les chercher; que, pour +les rencontrer dans des conditions favorables, les +cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, +pour lui, c'était à son cercle qu'il avait obtenu la +commande des douze ou quinze bustes dont il vivait; +et il termina en proposant à mon mari de le +faire recevoir membre du <i>Grand I</i>. Je suppliai si +bien mon mari qu'il refusa; mais il accompagna +M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux.</p> + +<p>—Et alors? demanda Adeline anxieusement, car +bien souvent il avait vu Combaz à la table de baccara.</p> + +<p>—Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour +80,000 francs, c'est-à-dire à peu près pour sa valeur +actuelle; tous les tableaux que mon mari avait dans +son atelier ont été emportés, et une partie de l'ameublement, +ce qui était de vente sûre et facile, a suivi +les tableaux.</p> + +<p>—Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, +s'écria Adeline, elle n'achète pas des tableaux!</p> + +<p>—La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de +partie, je ne sais comment vous l'appelez, celui qui +prête aux joueurs: Auguste.</p> + +<p>—C'est impossible, interrompit Adeline qui +croyait savoir qu'Auguste n'était qu'un petit employé.</p> + +<p>—Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout +cas, si ce n'est pas à son profit qu'Auguste a prêté +les sommes perdues par mon mari, c'est au profit de +ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le +même,—c'est la ruine; encore quelques meubles, +quelques tentures et quelques tapis vendus, et il ne +nous restera rien, car l'hôtel ne tardera pas à être +vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. +Vous voyez notre situation: en trois mois +tout a été englouti; mon mari ne travaille plus, il +est le plus malheureux homme du monde, la fièvre +le dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur +que le désespoir de nous avoir perdus ne le pousse +au suicide. Déjà il n'ose plus me regarder et, quand +il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui m'épouvantent. +Vous comprenez maintenant comment +j'ai eu le courage de m'adresser à vous. Que mon +mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, il ne +trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et +il me reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il +se remettra au travail, quand ce ne serait qu'à des +illustrations; vous l'aurez guéri; vous nous aurez +sauvés.</p> + +<p>Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même +plus encore peut-être qu'à madame Combaz, il murmura:</p> + +<p>—Guérit-on les joueurs?</p> + +<p>Croyant que c'était à elle que cette exclamation +s'adressait, vivement elle répondit:</p> + +<p>—Oui, on les guérit, et mon mari en est un +exemple vivant: nous avons fait notre voyage de +noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, +mon mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses +nuits au Casino; je l'ai accompagné, et comme on +ne laisse pas les femmes entrer dans les salles de +jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, +me désolant, me désespérant, interrogeant de temps +en temps les garçons, pour savoir où en était la partie, +et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été élevée +honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière +avec eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. +Et non seulement ils me répondaient, mais +encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais +là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu +de lui qu'il n'irait pas au jeu, et depuis il n'y +est jamais retourné.</p> + +<p>—A Luchon?</p> + +<p>—Ni ailleurs.</p> + +<p>—Mais à Paris?</p> + +<p>—Après sept ans! Vous voyez que la guérison a +duré longtemps et qu'elle est possible.</p> + +<p>Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux +lèvres.</p> + +<p>—Vous avez eu raison de vous adresser à moi, +dit-il, je vous promets que tout ce que je pourrai +pour sauver votre mari, je le ferai.</p> + +<p>—Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.</p> + +<p>—Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui +parlerai.</p> + + + + + +<h4>VIII</h4> + + +<p>Guérit-on les joueurs?</p> + +<p>C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet +n'était-il pas ridicule de vouloir guérir les autres +quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?</p> + +<p>Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette +pauvre petite femme était trop touchante dans son +désespoir pour qu'il refusât de lui venir en aide.</p> + +<p>Que de ruines, que de désastres seraient évités si +les joueurs ne trouvaient pas ces facilités à emprunter, +qui, s'offrant à eux, les entraînent et les perdent? +Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû tirer de sa +poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers +billets de mille francs qu'il avait risqués au baccara? +«Auguste, six mille, dix mille» cela n'était +pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne série, et l'on était pris +pour jamais;—mieux que personne il le savait.</p> + +<p>Combaz travaillant toute la journée dans son atelier +auprès de sa femme, c'était le soir seulement +qu'il venait au cercle, après avoir embrassé ses +trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits +blancs. Adeline avait donc la certitude de ne pas le +manquer: en se tenant dans la salle de baccara, il le +prendrait à l'arrivée.</p> + +<p>En effet, le soir même, un peu après dix heures, +Adeline, qui, depuis quelques instants déjà, était à +son poste, le vit entrer d'un air en apparence indifférent, +mais sous lequel se lisait facilement la préoccupation; +ses yeux vagues avaient le regard en dedans +de l'homme qui suit sa pensée, insensible à tout ce +qui vient du dehors.</p> + +<p>Il alla au-devant de lui:</p> + +<p>—Je désirerais vous dire un mot.</p> + +<p>—Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, +sans attacher aucun sens à ses paroles, bien évidemment.</p> + +<p>Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte +et, poussant un fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis +de lui, en le regardant.</p> + +<p>Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois +l'esprit disposé à la plaisanterie, il était trop resté +en lui du rapin et du gamin de sa jeunesse pour +qu'il manifestât sa surprise autrement que par la +blague:</p> + +<p>—C'est devant monsieur le juge d'instruction, +que j'ai l'agrément de comparoir? dit-il.</p> + +<p>—Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, +l'instruction est faite, mais devant le juge, ou, +si vous le préférez, devant le président, ou, ce qui +est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le +mot.</p> + +<p>Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme +qui se tient sur ses gardes parce qu'il sent qu'il peut +être facilement attaqué.</p> + +<p>—Je vous remercie, cher monsieur, de ce que +vous voulez bien me dire.</p> + +<p>Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait +en réalité aucun sens.</p> + +<p>—Vous ne vous blesserez donc pas, commença +Adeline, si je vous dis que vous jouez trop gros jeu.</p> + +<p>Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:</p> + +<p>—Permettez, monsieur!</p> + +<p>Adeline ne se laissa pas couper la parole:</p> + +<p>—C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car +je n'ai pas fini, je n'ai même pas commencé ce que +j'ai à vous dire. Je suis le président de ce cercle, c'est +en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser +mes observations, alors surtout qu'elles sont dictées +par votre intérêt...</p> + +<p>—Mais, monsieur...</p> + +<p>—Par celui de votre jeune femme si charmante, +par celui de vos trois petites filles que vous venez +d'embrasser dans leur lit pour accourir ici, et qui +demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans +pain.</p> + +<p>Combaz étendit la main pour protester; Adeline +la lui prit et chaleureusement il la lui serra:</p> + +<p>—Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué +pour quatre-vingt mille francs, vos tableaux +vendus à Auguste, vos objets d'art, vos tentures emportés.</p> + +<p>—Qui vous a dit?</p> + +<p>—Etait-il possible que je visse un artiste perdre +plus de deux cent mille francs ici, sans m'inquiéter +de savoir quelles étaient ses ressources, si c'était sa +fortune ou le pain de ses enfants qu'il jouait; c'est +le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui +pense à votre avenir gâché, c'est le père qui pense à +vos petites filles, parce qu'il aime la sienne et que, +par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. Allez-vous +les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez +dans le coeur et dans la tête des émotions plus hautes +que celle que peut donner le jeu?</p> + +<p>Combaz était dans une situation où la sympathie, +même alors qu'elle est accompagnée de reproches, +touche les plus endurcis, et il n'était nullement endurci.</p> + +<p>—Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que +c'est la passion qui me fait jouer? Passionné, oui, je +l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout jeune, j'ai +passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les +secousses qu'il donne; mais ce temps est loin de +moi.</p> + +<p>—Alors, pourquoi jouez-vous?</p> + +<p>Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle +de silence, en homme qui prend son parti:</p> + +<p>—Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je +me suis remis à jouer après être resté sept années +sans toucher aux cartes: simplement par calcul, sans +aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce +que mon travail était insuffisant à leur continuer, +notre vie ordinaire, rien de plus. Je gagnais soixante +mille francs environ bon an mal an. J'ai voulu, +quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma +peinture ne se vendait plus, que la transition d'une +vie large à une vie étroite ne fût pas trop dure, et +j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il l'a +culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait +comme moi!</p> + +<p>—Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline +avec un accent d'une violence qui surprit Combaz, +et ont ruiné leur famille. Il manque deux, trois, dix +mille francs, pour se remettre en état, on les demande +au jeu; et le jeu vous en prend dix mille, +cent mille, tout ce qu'on a.</p> + +<p>—A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas +toujours.</p> + +<p>Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas +ne pas toucher Adeline.</p> + +<p>Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises +séries; mais depuis trois mois que vous jouez, +vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez point. +Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille +francs derrière vous, pourriez-vous continuer et +attendre la veine; mais vous ne les avez pas. Ne risquez +pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est +rien: un homme se tire toujours d'affaires. Mais les +vôtres, votre femme, vos filles! Vous ne vouliez pas +que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand +on les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, +et que, brisé ou affolé, vous serez incapable de vous +remettre au travail, pensez donc que par votre fait +elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, +arrêtez-vous. Vous serez gênés, cela est certain, +mais la gêne n'est pas la honte, n'est pas la +misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.</p> + +<p>Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, +il était facile de comprendre que ce qu'Adeline disait, +il se l'était dit à lui-même bien des fois; mais +par cette répétition, ces paroles avaient pris une +force que la conscience seule ne leur donnait pas.</p> + +<p>Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait +obtenu:</p> + +<p>—Vous venez pour jouer?</p> + +<p>—Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui +m'a décidé une dernière fois.</p> + +<p>—Combien croyez-vous qu'on prêtera?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Alors?</p> + +<p>—J'ai pu me procurer trois mille francs.</p> + +<p>—Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille +francs vous pouvez faire vivre votre famille pendant +plusieurs mois; rentrez chez vous et remettez cet +argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, +qui pleure auprès de ses filles, en sachant que +vous êtes ici; la joie que vous lui donnerez ce soir +sera si grande, que si vous vouliez revenir demain, +son souvenir vous retiendra.</p> + +<p>Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de +père et de mari arracha Combaz à ses hésitations.</p> + +<p>Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et +la serra longuement.</p> + +<p>—Je rentre chez moi, dit-il.</p> + +<p>—Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement +affaire place Malesherbes.</p> + +<p>—Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en +riant.</p> + +<p>Adeline changea la conversation, car s'il était vrai +qu'il ne se fiât point à cette bonne résolution d'un +joueur, il trouvait imprudent de laisser voir ses +doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils s'entretinrent +de choses et d'autres amicalement, sans +qu'une seule fois il fût question de jeu.</p> + +<p>—Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline +en arrivant à la place, bonsoir!</p> + +<p>—Je vous porterai les remerciements de ma +femme, dit Combaz en lui serrant les deux mains +avec effusion, et je vous conduirai mes deux aînées +pour qu'elles vous embrassent.</p> + +<p>—J'irai chercher chez vous les remerciements +de madame Combaz, dit Adeline, et les embrassements +de vos chères petites; il ne faut pas que vous +repassiez la porte du cercle.</p> + +<p>—N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.</p> + +<p>Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant +allègrement, la conscience satisfaite: il avait sauvé +un brave garçon. Sans doute dans ce sauvetage, il y +avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et +la sienne, mais enfin la satisfaction du devoir accompli +le portait: il avait fait son devoir.</p> + +<p>En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait +chez lui se coucher où s'il irait faire un tour +au cercle; sûr de ne pas se laisser entraîner au jeu +ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de +ses propres paroles, il se décida pour le cercle.</p> + +<p>Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier +prononçait les mots qui, si souvent, retentissent dans +une nuit: «Le jeu est fait». Machinalement il regarda +qui taillait: un cri de surprise lui monta +aux lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de +la table et regarda les enjeux: environ une vingtaine +de mille francs et Combaz n'avait plus que +quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa +taille, que ses doigts serraient nerveusement, tandis +que sur son visage pâle glissaient des filets de +sueur.</p> + +<p>—Rien ne va plus?</p> + +<p>À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent +ceux d'Adeline et vivement il les détourna, puis il +donna les cartes.</p> + +<p>Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant +demandé des cartes, reçurent l'un un dix, l'autre +une figure; alors une hésitation manifeste se traduisit +sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher +une inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il +ou ne devait-il pas tirer? Si furieux que fût Adeline, +il était encore plus anxieux. Le joueur l'emporta sur +le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait lui-même. +Combaz ne tira point et gagna.</p> + +<p>—Je vous disais bien que j'allais avoir une série! +s'écria Combaz en venant vivement à Adeline, c'est +cette certitude qui m'a empêché de rentrer, j'ai pris +une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.</p> + +<p>—Au moins allez-vous vous sauver maintenant.</p> + +<p>—Au plus vite.</p> + +<p>Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses +plaques contre vingt-cinq beaux billets de mille +francs, Adeline s'approcha de Frédéric.</p> + +<p>—Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus +prêté d'argent à M. Combaz.</p> + +<p>—Et pourquoi donc, mon cher président?</p> + +<p>—Il est ruiné.</p> + +<p>—Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il +les empoche.</p> + +<p>—Je désire qu'il les garde.</p> + +<p>—Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons +les joueurs? Vous savez bien que ce ne sont pas +là nos conventions; les recettes baissent; intéressant, +le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, +mais si nous éloignons les sympathiques, qui nous +fera vivre puisque les coquins ne viennent pas ici?</p> + + +<h4>IX</h4> + + +<p>Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à +venir dîner à son cercle, dans un de ses voyages à +Paris; mais les voyages du père Eck à Paris étaient +rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller +sa fabrique.</p> + +<p>Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé +de venir à Paris deux fois par an et d'y passer chaque +fois quinze jours ou trois semaines pour faire accepter +par les acheteurs les échantillons de la saison +prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante +négociants en draps qui sont ses clients sa <i>marmotte</i>, +c'est-à-dire la caisse dans laquelle sont rangés ses +échantillons,—le fabricant de draps lisses n'a pas à +supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer +à l'avance, pour la saison d'hiver et la saison +d'été, cinq ou six cents échantillons dont il lui faudra +discuter, avec les acheteurs, chaque fil, chaque +nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication +est beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un +mot, ses commandes sont faites ou refusées; pour +les recevoir, il n'est pas nécessaire que le chef de la +maison se dérange lui-même.</p> + +<p>Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; +que serait-il venu faire à Paris? Ce n'était pas +à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à Elbeuf, dans +sa fabrique dont il montait les escaliers du matin +au soir comme le plus alerte de ses fils; c'était dans +son bureau à consulter ses livres; c'était surtout le +jour des inventaires qu'il clôturait tout seul quand +il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta +part, Samuel; la tienne, David, la tienne, Nathaniel, +la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; maintenant, +allez travailler.»</p> + +<p>Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait +sa présence à Paris, il s'était décidé à partir; +par la même occasion il verrait Adeline, et ce +fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers +six heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la +Chambre.</p> + +<p>—Je <i>fiens tiner</i> avec <i>fous</i> à <i>fotre</i> cercle.</p> + +<p>Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il +traînait à bout de bras, accompagnait Adeline; la +présentation eut lieu en règle, et le père Eck exprima +toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un +député dont il avait lu si souvent le nom dans les +journaux. Ordinairement ce n'était pas un bon +moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou +que de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués +de lui, mais la physionomie ouverte du père +Eck et son air bonhomme effacèrent vite la mauvaise +impression que ce mot «journaux» avait commencé +à produire..</p> + +<p>Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils +gagnèrent l'avenue de l'Opéra. Quand, en montant +le grand escalier, Adeline vit les regards étonnés que +le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements +de marbre aussi bien que sur la livrée fleur +de pêcher des valets de pied, il sourit intérieurement, +comme si ce luxe lui était personnel et devait +éblouir le futur oncle de Berthe.</p> + +<p>—Voulez-vous que je vous montre nos salons? +dit-il en entrant dans le hall.</p> + +<p>—Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, +c'est très <i>peau</i>.</p> + +<p>Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené +partout un regard curieux, et tâté le tapis du +pied, en homme qui connaît la qualité de la laine, +répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste +silence de ces vastes pièces:</p> + +<p>—C'est très <i>peau</i>.</p> + +<p>En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le +cabinet d'Adeline avec Bunou-Bunou et quelques +commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme +ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta +à la porte pour écouter le père Eck qui lui tournait +le dos, et soutenait une discussion contre +Bunou-Bunou.</p> + +<p>—Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me +semble reconnaître l'accent de mon ancien département.</p> + +<p>—M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, +dit Adeline; M. Eck, de la maison Eck et +Debs.</p> + +<p>Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât +sur son accent:</p> + +<p>—Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, +je suis Alsacien, ou si je ne le suis <i>blus</i> ce n'est +<i>bas</i> ma faute, c'est celle de certaines <i>bersonnes</i>; je +suis fier de mon accent et je voudrais en <i>afoir</i> davantage +pour hisser haut le drapeau de mon pays.</p> + +<p>Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un +peu effaré:</p> + +<p>—Malheureusement l'habitude de <i>fifre</i> toujours +maintenant avec des Normands l'a <i>peaucoup</i> atténué, +comme vous pouvez le <i>foir</i>, et je le regrette: l'accent, +mais c'est le fumet du <i>pon</i> vin; voudriez-vous +des pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?</p> + +<p>—Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait +jamais de rien ni contre personne.</p> + +<p>À table, le père Eck répéta son même mot, en ne +lui faisant subir qu'une légère variante:</p> + +<p>—C'est très <i>pon</i>; vraiment, pour le prix, c'est +très <i>pon</i>.</p> + +<p>Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de +la cagnotte, à un certain moment il ajouta:</p> + +<p>—C'est vraiment une <i>pelle</i> chose que l'association! +Quels miracles elle produit! Je n'aurais +jamais cru que, moyennant une cotisation de cent +francs par an, on pouvait <i>chouir</i> de ces <i>peaux</i> salons +et de cette <i>ponne</i> table, avec des domestiques aussi +<i>pien</i> dressés, et de tout ce luxe.</p> + +<p>Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara +les sommes qui se jouaient en deux ou trois minutes, +il commença à changer d'avis sur les cercles. </p> + +<p>—C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques +de nacre valent 5,000 francs et 10,000 francs?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient +10,000 <i>vrancs</i> en or sur le tapis vert, ils y regarderaient +à deux fois, à dix fois; ces plaques, ça +glisse des doigts comme les haricots de ceux des enfants. +Et je vois des commerçants à cette table, des +gens qui savent ce que c'est que l'argent gagné. +C'est une honte!</p> + +<p>Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements +du père Eck, voulut changer la conversation +qui menaçait de prendre une mauvaise voie et de +conduire à un résultat complètement opposé à celui +qu'il avait espéré au commencement de cette visite.</p> + +<p>Mais on ne changeait pas le cours des idées du +père Eck, pas plus qu'on ne le faisait taire quand il +voulait parler; il continua:</p> + +<p>—Je <i>tis</i> que le jeu ainsi compris est une honte; +c'est une spéculation, non une distraction; ils jouent +<i>bour</i> gagner, non pour s'amuser entre honnêtes +gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, comme +ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous +les mauvais instincts de la bête se marquent sur +leurs visages. Allons-nous-en!</p> + +<p>Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur +cette mauvaise impression; s'il fut bien aise de +quitter la salle de baccara où cette indignation d'un +<i>Puchotier</i>, beaucoup plus <i>Puchotier</i> que lui encore, +était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât +pas le cercle dans cet état violent, et, après lui avoir +fait traverser les salons des jeux de commerce où +quelques membres jouaient tranquillement, silencieusement, +en automates, au whist et à l'écarté, il +le conduisit dans son cabinet, où Bunou-Bunou, +bien chauffé et bien éclairé, répondait scrupuleusement, +comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues +dans la journée.</p> + +<p>—Et c'est <i>bour</i> cela qu'on fonde des cercles? dit +le père Eck, en s'asseyant devant la cheminée.</p> + +<p>—Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu +n'est qu'un accessoire, qu'un accident, et ce soir, +particulièrement, la partie a pris un développement +insolite.</p> + +<p>Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus +élevé leur cercle avait été fondé; malheureusement +il fut interrompu, dans sa démonstration que le +père Eck écoutait sans paraître bien touché, par +M. de Cheylus, qui entra en riant:</p> + +<p>—Il se joue en ce moment une comédie qui aurait +bien amusé M. Eck s'il en avait été témoin, dit-il.</p> + +<p>—Quelle comédie?</p> + +<p>—Le comte de Sermizelles vient de perdre +12,000 fr.; où les avait-il eus? me direz-vous. Je +n'en sais rien, mais enfin il se les était procurés, +puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va +rencontrer une série, il cherche cinq louis seulement +pour l'entamer. À la caisse, brûlé. Auprès +d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé, +archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même +pas un louis. Ou bien on ne lui répond pas, ou bien +on ne le fait qu'avec les refus les plus humiliants. Il +ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il fallait +voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant +les humiliations, son impassibilité. Averti par +Auguste, je suivais son manège. C'est la comédie +que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris encore. +Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais +plaisant qui lui dit que le chef a de l'argent. Et +voilà mon comte qui, par l'escalier de service, se +précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.</p> + +<p>—Est-ce <i>bossible!</i> s'écria le père Eck en levant les +bras au ciel.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est +dans son sang comme dans celui de toute sa famille. +Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas ruiné, était si +foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la +peine d'administrer sa fortune. À sa mort on a +trouvé chez lui des tas de titres d'obligations de +chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs coupons. +Pourquoi se donner le mal de détacher ces +coupons avec des ciseaux quand on fait des différences +de trente ou quarante mille francs toutes les +nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, +pour le moment, le comte est aux prises avec le chef +et tâche de l'amadouer. Venez voir sa rentrée, qu'il +ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera curieuse.</p> + +<p>Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y +était pas, mais presque aussitôt il arriva allègrement, +gaiement, et il courut à la caisse: sur la +tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, +de deux francs, de cinquante centimes et même une +poignée de gros sous.</p> + +<p>—Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton +de cinq louis.</p> + +<p>Et vivement il courut à la table où le croupier +annonçait justement une nouvelle taille: «Messieurs, +faites votre jeu.» Sans hésitation, en homme +qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à +gauche: il était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, +il gagna. Il laissa sa mise doublée et gagna encore. +Puis encore une troisième fois.</p> + +<p>Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, +qui n'avait nulle envie de passer la nuit à regarder +jouer. Il en avait assez; il en avait trop. Adeline le +reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour +une course qu'ils avaient à faire ensemble.</p> + +<p>Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la +porte, l'attendant.</p> + +<p>Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils +descendirent l'avenue de l'Opéra, et, en passant +devant son cercle, Adeline voulut entrer pour donner +un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un +brouhaha de voix qui partait de l'escalier du cercle, +et à travers les glaces de la porte contre laquelle il +était adossé ils virent un homme en veste et en calotte +blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait +avec de grands mouvements de bras, barrant le +passage au comte de Sermizelles, défait, exténué, +qui voulait sortir.</p> + +<p>Que signifiait cela?</p> + +<p>Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait +pas plus moyen d'entrer que de sortir, le cuisinier +obstruait solidement le passage et d'ailleurs il ne +voyait pas son président, à qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion +de gens qui criaient ou qui riaient, des membres +du cercle, des croupiers, des domestiques.</p> + +<p>À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui +était descendu par l'escalier de service.</p> + +<p>—Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en +allant à lui vivement.</p> + +<p>—M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier +cent francs au chef; il a gagné cent vingt-cinq mille +francs avec; mais il a tout perdu et il ne lui reste +pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut +pas le laisser partir.</p> + +<p>—Vous m'avez donné votre parole d'honneur de +me rendre mon argent ce matin, hurlait Félicien, et +vous voulez filer. Vous ne passerez pas!</p> + +<p>Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, +et, mettant cinq louis dans la main du cuisinier:</p> + +<p>—Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même +quittez le cercle à l'instant.</p> + +<p>Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent +côte à côte assez longtemps sans rien dire. +À la fin, le père Eck prit le bras d'Adeline:</p> + +<p>—Mon cher monsieur <i>Ateline</i>, je sais qu'on +n'aime pas les conseils qu'on ne demande pas, <i>bourtant</i> +je vous en donnerai un: croyez-moi, laissez +ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est <i>bas</i> la +place d'un brave homme comme vous. Vous serez +mieux dans <i>fotre</i> famille. Si nous avons un peu +réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: +c'est en étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est +<i>bas</i> seulement pour la fortune que la famille est +<i>ponne</i>.</p> + + + + +<h4>X</h4> + + +<p>Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous +l'impression de ces conseils, sans pouvoir la secouer: +«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs.» Est-ce +que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?</p> + +<p>Mais dans la journée il lui vint un second avertissement +qui le bouleversa plus profondément encore.</p> + +<p>Comme il allait entrer dans la salle des séances, le +préfet de police—celui-là même qui lui avait accordé +l'autorisation d'ouvrir le <i>Grand I</i>,—l'arrêta +au passage.</p> + +<p>—Eh bien, mon cher député, êtes-vous content +de votre cercle?</p> + +<p>Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène +du matin, s'empressa de la raconter et de l'expliquer, +tout en se disant que la préfecture était bien rapidement +renseignée.</p> + +<p>Mais le préfet se mit à rire:</p> + +<p>—Je ne peux pas partager votre colère contre +votre cuisinier, et même je trouve qu'il serait désirable +que les joueurs eussent à payer quelquefois +leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. +Ce n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je +vous demandais si vous étiez content de votre cercle.</p> + +<p>—Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de +nos membres augmente tous les jours; nos fêtes sont +très réussies; notre situation financière est bonne; +je n'ai que des remerciements à vous renouveler +pour l'autorisation que vous m'avez accordée avec +tant de bonne grâce.</p> + +<p>Puis tout de suite il entama une apologie des cercles +bien tenus et sévèrement surveillés, qui n'était +à peu de chose près que la répétition de ce que Frédéric +lui avait dit et répété plus de cinquante fois, +sur tous les tons et avec toutes sortes de variantes, +c'est-à-dire que si les tricheries sont jusqu'à un certain +point possibles dans un cercle fermé, où, par +cela même que tous les membres ne font en quelque +sorte qu'une même famille, personne ne surveille +son voisin, il n'en est pas de même dans les cercles +ouverts, où, au contraire, la défiance et la surveillance +sont la règle ordinaire, comme si on était +dans une réunion de voleurs connus.</p> + +<p>Mais le préfet l'interrompit en riant:</p> + +<p>—Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne +m'inspirent pas plus une confiance absolue que les +cercles ouverts, attendu que partout où l'on joue on +peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois, +comme dans le <i>claquedents</i> souvent, qu'on ait cent +mille francs de rente, ou qu'on crève de faim. Je sais +bien que lorsqu'on interroge un gérant de cercle ouvert +sur les tricheries, il vous répond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, +qu'elles sont absolument impossibles; s'il s'en +commet, c'est chez son voisin. Il est vrai que lorsqu'on +passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais +un seul chez lui, tandis qu'ils vont tous à côté, où il +se passe des choses abominables, et l'on est tout +étonné, la première fois, de voir que le récit de ces +choses abominables est le même dans les deux bouches; +ce qui se fait ici se fait là, et ce qui se fait là +se fait ici. C'est par ce simple rôle de confident, aux +oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais +jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui +enseigne l'art de s'approprier le bien d'autrui; et +c'est pour cela que je résiste tant que je peux aux +demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles.</p> + +<p>—Croyez-vous qu'on vole maintenant autant +qu'il y a quelques années, quand le jeu était peu +connu? demanda Adeline persistant dans les idées +qu'il avait reçues.</p> + +<p>—Autant, oui, et même davantage; seulement +les procédés se sont perfectionnés, ils sont moins +gros et par là plus difficiles à découvrir; parce que +de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur +a changé de manière tout simplement, il en a +adopté une nouvelle, moins dangereuse... pour lui: +c'est ce qui explique votre réponse de tout à l'heure; +quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous +ne me le demandiez à moi-même, pourquoi vous ne +seriez pas content de votre cercle.</p> + +<p>—Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.</p> + +<p>—On triche chez vous.</p> + +<p>—C'est impossible.</p> + +<p>—Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai +rien à ajouter.</p> + +<p>—Mais, qui triche?</p> + +<p>—Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, +mais, comme il arrive le plus souvent, les preuves +manquent; tandis que mes agents peuvent protéger +le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent +rien pour le monsieur à qui l'on vole cent +mille francs, puisqu'ils n'entrent pas dans vos cercles. +Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il +est vrai qu'on triche aussi ailleurs; mais ce qui +se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez +vous, afin d'éviter un éclat: voilà pourquoi je vous +avertis.</p> + +<p>Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline +trouva de chaudes paroles de remerciement, puis il +expliqua les mesures qu'il allait prendre avec son +gérant et son commissaire des jeux pour découvrir +les voleurs.</p> + +<p>Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:</p> + +<p>—Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; +prenez-les avec vous-même. Vous avez confiance +dans votre gérant, c'est parfait; mais enfin il +n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est +dans son tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans +vous prévenir, il y est encore bien plus gravement; +et c'est toujours un mauvais moyen de recourir à +ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous +fiez qu'à vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller +vos gros joueurs.</p> + +<p>—Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.</p> + +<p>—Surveillez le prince de Heinick comme les autres: +il n'y a pas de prince devant le tapis vert, il n'y +a que des joueurs, et la façon dont un joueur surveille +un autre joueur vous montre quelle confiance +on s'inspire mutuellement dans cette corporation.</p> + +<p>—Faut-il donc soupçonner tout le monde?</p> + +<p>—Hé, hé!</p> + +<p>—Mais alors ce serait à quitter la société.</p> + +<p>—Au moins une certaine société.</p> + +<p>Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline +le retint: il était épouvanté de la responsabilité +qui lui tombait sur les épaules, et il ne l'était +pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. +Comment découvrir les nouvelles tricheries, quand +il connaissait à peine les anciennes? Il lui faudrait +quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il termina en +demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:</p> + +<p>—Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; +donnez m'en un.</p> + +<p>—Si les inspecteurs connaissent les grecs, les +grecs connaissent encore mieux les inspecteurs; +que je vous en donne un, et que vous l'introduisiez +dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se +passeront avec une correction parfaite.</p> + +<p>Adeline se montra si désappointé que le préfet ne +voulut pas le laisser sur cette réponse décourageante.</p> + +<p>—Je vais m'informer si on peut vous donner +quelqu'un qui exerce une surveillance sans danger +d'être reconnu, et aussi sans provoquer l'attention: +mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un +dont la tournure et la tenue seraient déplacées +dans votre cercle. Demain vous aurez ma réponse.</p> + +<p>Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller +les joueurs, rôdant autour des tables, cherchant, +examinant, mais ne voyant rien d'irrégulier. +À la vérité, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien +pût éveiller les soupçons dans sa manière de tailler, +qui était la plus correcte au contraire, la plus élégante +qu'on eût encore vue au <i>Grand I</i>. C'était presque +du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, +c'était presque un honneur de se faire gagner son +argent par un si noble banquier, numéroté dans +l'<i>Almanach de Gotha</i>, et apparenté à des Altesses: +«J'ai attrapé hier avec le prince Heinick une culotte +qui peut compter!» Ça pose de se faire culotter +par un prince.</p> + +<p>Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec +une impatience nerveuse.</p> + +<p>—J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. +Un ancien agent politique versé dans la brigade +des jeux. Il paraît qu'il a été <i>affranchi</i> par les +grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. +En tout cas, il connaît tous les tours de ces +messieurs, et si celui qui s'exécute chez vous est +neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais +de vous dire qu'il est assez bien pour passer +inaperçu dans votre cercle et partout; en plus décoré, +d'un ordre étranger, pour services politiques. Il sera +demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle +heure?</p> + +<p>—Dix heures.</p> + +<p>Comme dix heures sonnaient le lendemain, on +frappa à la porte d'Adeline, et dans son petit salon +entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habillé comme tout le +monde et avec aisance, les mains gantées; la tête +était énergique, le visage montrait des traits détendus +et fatigués comme ceux des comédiens qui +ont exprimé toute la gamme des passions, mais ce +qui frappait plus encore chez lui, c'était de beaux +yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, +sans mouvements apparents, un rayon visuel +plus considérable qu'il n'est donné à une vue +ordinaire.</p> + +<p>—Je viens de la part de M. le préfet de police.</p> + +<p>En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait +de lui.</p> + +<p>—Très bien, monsieur; vous voudrez bien me +présenter comme... une personne de votre connaissance.</p> + +<p>—Assurément; votre nom?</p> + +<p>—Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est +un nom commode, noble ou bourgeois, selon les +dispositions de celui qui l'entend et lui met ou ne +lui met pas d'apostrophe.</p> + +<p>Dantin allait se retirer; Adeline le retint.</p> + +<p>—M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes +les tricheries des grecs.</p> + +<p>—Toutes, non; car on en invente tous les jours, +qu'on apporte toutes neuves dans les cercles, mais +je connais à peu près toutes celles qui ont servi; +quant aux inédites, une certaine expérience me +permet de les deviner quelquefois!</p> + +<p>—M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même +d'une façon surprenante.</p> + +<p>—M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain +doigté. Au reste, je me mets à votre disposition, +et si vous voulez que je vous donne une... +séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.</p> + +<p>Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer +chercher.</p> + +<p>Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant +le bureau d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout +en causant, parut les examiner assez légèrement.</p> + +<p>—Elles sont bien minces, mais enfin elles seront +suffisantes, je l'espère.</p> + +<p>Il les étala sur le bureau et les remua à deux +mains avec de grands mouvements des épaules et +des coudes; puis, les ayant rassemblées, il les posa +en tas devant Adeline.</p> + +<p>—Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous +voudrez. Maintenant si vous voulez bien me désigner +le neuf que vous désirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni +celle de dessous ne sont des neuf.</p> + +<p>Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta +pas des yeux les doigts de Dantin.</p> + +<p>—Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un +autre?</p> + +<p>—Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant +bien de voir comment Dantin opérait.</p> + +<p>Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni +pour ceux de coeur et de carreau qu'il lui servit +ensuite, et il resta ébahi.</p> + +<p>—Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et +vous ne m'avez pas davantage entendu.</p> + +<p>—Pas du tout.</p> + +<p>—Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté +du filage, l'oreille perçoit ce qui échappe aux +yeux; heureusement, j'ai travaillé une heure ce +matin, car, pour filer il faut faire ses gammes +comme le musicien; si je restais un jour sans travailler, +vous ne m'entendriez peut-être pas, mais +moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez +ces cartes; pendant que j'occupais votre attention +en vous disant qu'elles étaient mauvaises, +je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à +peine perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour +mes doigts. Puis, au lieu de battre les cartes +comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle +la <i>salade</i>; et je vous ai donné à couper; mais, au +moyen de cette carte légèrement bombée, j'ai fait +un petit <i>pont</i>, dans lequel vous avez coupé. Et +voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse.</p> + + +<h4>XI</h4> + + +<p>À neuf heures, Dantin arriva au <i>Grand I</i>, et par +un valet de pied fit passer son nom au président, qui +à ce moment causait avec son gérant.</p> + +<p>—Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise +assez bien joué, faites-le monter.</p> + +<p>Puis s'adressant à Frédéric:</p> + +<p>—Un ami de Nantes.</p> + +<p>Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté +de cette façon, devait passer inaperçu, ou tout +au moins ne provoquer aucune curiosité: ce n'était +point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou +d'ailleurs à qui Adeline faisait les honneurs de son +cercle: le malheur était que ces provinciaux, peu +intelligents, se laissaient rarement séduire par les +charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois +à ponter un louis au tableau de droite ou de +gauche, ils allaient rarement plus loin quand ils +l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la +même valeur à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.</p> + +<p>À cette heure, il n'y avait presque personne au +cercle: quelques vieux bien sages qui jouaient tranquillement +au whist ou à l'écarté; mais le baccara +chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait +passer l'inspection des lieux avant celle des +joueurs.</p> + +<p>Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial +à la perfection, c'est-à-dire avec une discrétion +qui n'allait pas jusqu'aux gros effets du paysan, +mais en homme de sa tenue qui, pour la première +fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement +regarde autour de lui avec curiosité, parce +que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend un +peu.</p> + +<p>Cependant, il fallait passer le temps, la promenade +dans les salons ne pouvait se recommencer indéfiniment, +et, d'autre part, deux amis qui se retrouvent +après une longue séparation ne peuvent pas se +mettre à lire les journaux en face l'un de l'autre.</p> + +<p>—Verriez-vous un inconvénient à ce que nous +fissions quelques carambolages? demanda Dantin; +il importe de gagner l'heure sans provoquer l'attention.</p> + +<p>Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il +fut court.</p> + +<p>—Après tout! se dit-il.</p> + +<p>Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée +des joueurs permît de commencer la partie; alors ils +passèrent dans la salle de baccara; mais les joueurs +assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie +autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne +se laissa-t-il pas tromper sur la qualité de ces joueurs, +qui, pour lui, n'étaient que des <i>allumeurs</i> chargés de +lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au +banquier, c'était non moins certainement un autre +allumeur qui avait pris la banque avec quinze louis +avancés par la caisse; si la partie avait marché pour +de bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.</p> + +<p>Entre la première et la seconde banque, Frédéric +s'approcha de l'ami du président, et les présentations +se firent.</p> + +<p>—M. d'Antin.</p> + +<p>—M. le vicomte de Mussidan.</p> + +<p>—Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui +ne dédaignait pas d'allumer lui-même la partie, +même au détriment des amis de son président.</p> + +<p>—Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec +franchise et simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes +nous ne cultivons pas encore le baccara.</p> + +<p>—Cependant...</p> + +<p>—Au moins dans ma société; c'est même la première +fois que je vois jouer ce jeu.</p> + +<p>—Il est bien facile.</p> + +<p>—Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai +pas demain, mais aujourd'hui je regarde; il y +a des choses que je ne comprends pas. Ainsi, pourquoi +le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?</p> + +<p>—C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le +banquier.</p> + +<p>—Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui +est assis en face du banquier; je croyais qu'il n'y en +avait pas dans les cercles.</p> + +<p>Frédéric s'éloigna en se disant que son président +avait des amis vraiment bien naïfs,—ce qui d'ailleurs +ne l'étonna pas.</p> + +<p>—Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, +dit Adeline, quand Frédéric fut passé dans +une autre salle, le vicomte de Mussidan est le vrai +gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.</p> + +<p>—Pardon, je ne savais pas.</p> + +<p>Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant +et le président ne faisaient qu'un, il fallait être attentif +à veiller sur sa langue. Il avait reçu l'ordre de +se mettre à la disposition de M. Constant Adeline, +député, président du <i>Grand I</i>, afin d'aider celui-ci à +découvrir des vols, qui se commettaient dans son +cercle. Mais quels étaient ces vols, quels étaient les +voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de les trouver. +Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait +les tricheries des grecs, il était disposé à +voir des voleurs dans tous ceux qui vivent du jeu: +joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et +qui fait leur force; s'ils étaient moins soupçonneux, +ils ne découvriraient rien. Tel qu'il avait vu Adeline +la veille, il le jugeait le plus honnête homme du +monde, un brave et digne président, comme après +tout il peut en exister. Mais si ce brave président ne +faisait qu'un avec son gérant, et un gérant vicomte, +c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait autre +qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de +ne pas s'aventurer avec lui. Un député est un personnage +influent et c'est niaiserie d'agir de façon à s'en +faire un ennemi, surtout quand on n'a que sa place +pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le +cas de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers +joué les Don Quichotte, ce qui l'avait mené à être +simple inspecteur de la brigade des jeux à quarante-cinq +ans; il ne voulait pas descendre plus bas.</p> + +<p>Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait +avec la franche curiosité du provincial qui voit jouer +le baccara pour la première fois; de temps en temps +il adressait à Adeline discrètement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un +peu l'oreille; elles étaient tellement naïves, ces +questions, qu'elles ne pouvaient venir que d'un provincial +renforcé.</p> + +<p>Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline +de temps en temps, il n'en était pas moins attentif +à ce qui se passait à la table, qu'il ne quittait +pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du +croupier aux valets de service.</p> + +<p>Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs +étaient arrivés, et la misérable petite banque de +quinze louis du début était montée à cent, à deux +cents, à cinq cents louis.</p> + +<p>Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi +qu'il vît il ne lui dirait rien, car Adeline voulait +avant tout éviter un éclat, qui, colporté le lendemain +dans le Paris des cercles et peut-être même dans tout +Paris, compromettrait le <i>Grand I</i> en même temps +que la réputation de son président.</p> + +<p>Cependant, bien que Dantin se fût conformé à +cette instruction, plus d'une fois il avait regardé +Adeline pour appeler son attention sur la table de +jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non +en homme qui ne veut pas, mais parce qu'il ne voit +pas ce qu'on lui montre, et que par cela il est dans +l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. Alors +Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire +à un aveugle volontaire ou non, et si vraiment +le président et le gérant ne faisaient qu'un.</p> + +<p>Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à +Adeline qu'il voudrait bien l'entretenir pendant deux +ou trois minutes.</p> + +<p>—Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline +anxieux.</p> + +<p>Dantin fit un signe affirmatif.</p> + +<p>Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline +referma la porte avec soin.</p> + +<p>—Qu'avez-vous vu? parlez bas.</p> + +<p>—J'ai vu que le croupier a <i>étouffé</i> de quarante-cinq +à cinquante louis, rien que dans les trois dernières +banques, répondit Dantin en sifflant ses paroles +du bout des lèvres.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je +n'ai rien vu.</p> + +<p>—Je vais vous reconstituer les tours, et quand +nous rentrerons dans la salle, comme vous serez +prévenu, vous les verrez se répéter si c'est toujours +le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne +pas les recommencer.</p> + +<p>—Mais c'est Julien!</p> + +<p>Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait +clairement que Julien était la dernière personne +qu'Adeline aurait crue capable d'étouffer le +plus petit louis.</p> + +<p>—Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua +Dantin, et c'est une sage précaution qui prouve +que celui qui leur a imposé ce vêtement connaît les +habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec +l'argent qui leur passe par les mains, il leur est +facile de laisser tomber un jeton dans la poche de +leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait dû +en même temps leur imposer une cravate serrée au +cou.</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Pour les empêcher de faire glisser des jetons +dans leur chemise. Rappelez-vous le col de Julien, il +est très lâche, n'est-ce pas? et la cravate est lâche +aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui respire +difficilement, paraît-il, surtout au moment où il +paye ou quand il rend de la monnaie, passe sa main +dans son col pour l'élargir, et laisse alors glisser +dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa ceinture. +Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De même qu'il éprouve le besoin de respirer, +il éprouve aussi celui de se moucher: deux fois il a +tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs différents, +et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main +gauche, où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a +replié et remis dans sa poche; ci, deux louis.</p> + +<p>—Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le +gérant, ni le commissaire des jeux!</p> + +<p>C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.</p> + +<p>—Je dois dire que tout cela était fait très proprement, +avec adresse. Voyez-vous les tours d'un bon +prestidigitateur?</p> + +<p>—Continuez.</p> + +<p>—Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, +le change a été fait loyalement, on lui a rendu +la somme qu'il donnait; mais la seconde, quand il a +tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son +épaule, il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement +la monnaie d'une qu'on lui a rendue, ci, +vingt-cinq louis.</p> + +<p>—Mais alors Théodore serait son complice?</p> + +<p>—Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant +passons à la dernière opération. Vous avez dû remarquer +un ponte à sa droite, un monsieur à barbe +rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, +en commençant par lui, il lui a payé sa mise de +cinq louis, puis, en finissant, il est revenu au monsieur +roux, et alors il lui a payé les dix louis que +celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. +Vous voyez que mon compte est exact; au moins le +compte de ce que j'ai vu.</p> + +<p>Adeline était atterré:</p> + +<p>—Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon +cercle, chez moi, de pareils misérables!</p> + +<p>Dantin se dit que si ce président ne valait pas +mieux que d'autres qu'il avait connus, en tout cas +c'était un habile comédien qui jouait admirablement +la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou +ne fût pas sincère, était-il prudent de paraître la +prendre au sérieux.</p> + +<p>—Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi +de vous dire que ce qui arrive chez vous se passe +dans bien d'autres cercles. Je ne dis pas qu'il n'y ait +pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, seulement, +comme dans notre profession ce n'est pas +les honnêtes gens que nous voyons, j'en connais plus +d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il est mauvais de +manier sans contrôle possible de grosses sommes +qui semblent, à un moment donné, n'appartenir à +personne: pourquoi celui qui les distribue n'en garderait-il +pas une part pour lui? C'est comme cela que +tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes +étonnantes, que ne justifient ni leurs appointements +plus que modestes, ni le tant pour cent +qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires +de vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers +leur donnent, on ne sait pourquoi, si ce n'est +peut-être pour les remercier de les avoir volés proprement. +Ils sont partis de bas, garçons de café +pour la plupart, valets de pied; ils ont vu le jeu et +l'ont appris avec ses adresses, un jour qu'un croupier +manque, ils le remplacent et font comme ils +ont vu faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois +ans, ils sont riches; à moins qu'ils ne soient joueurs +eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous voyez une +charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval +de prix et chercher à accrocher toutes les voitures +qu'elle rencontre, ne demandez pas à qui; c'est à +un croupier: les plus belles villas, aux croupiers; +les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la +vaisselle, il y a cinq ans et qui ont aujourd'hui des +galeries de tableaux de cinq ou six cent mille francs. +Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, +ces fortunes, alors surtout qu'on a autour de +soi des <i>mangeurs</i> qui vous en dévorent une grosse +part, car on n'opère pas ces voleries sans que d'habiles +gens vous voient, et il faut partager avec eux; +le monsieur roux payé deux fois était un mangeur; +et si j'allais dire à votre croupier ce que j'ai vu, +soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce qu'il a gagné +pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une bohème qui vit +d'eux tranquillement, sans danger, sans rien faire. +Allez un jour dans le café où se réunissent les croupiers +à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se +plaindre, vous verrez comme on les fait chanter.</p> + +<p>Adeline restait accablé.</p> + +<p>—Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il +enfin.</p> + +<p>Dantin hésita un moment:</p> + +<p>—N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.</p> + +<p>—Eh bien, retournez dans le salon du baccara et +reprenez votre surveillance, je vous rejoindrai tout à +l'heure.</p> + + + + +<h4>XII</h4> + + +<p>Si Dantin avait hésité un moment pour répondre +à la question d'Adeline, c'est que le tout qu'il disait +n'était pas le tout qu'il avait vu.</p> + +<p>En plus de l'<i>étouffage</i> des jetons, il y avait eu le +<i>bourrage</i> de la cagnotte, et, pendant ses quelques secondes +de réflexion, il s'était demandé s'il devait +parler de ce <i>bourrage</i>.</p> + +<p>Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il +ne sût rien de la situation qui avait été faite au président +du cercle dans lequel il opérait, il devait +croire que ce président comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'était, toujours +comme chez les autres, la cagnotte qui le payait; +comment dans ces conditions parler du <i>bourrage</i> de +cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce +pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent +volé»; cela n'est agréable à dire à personne; +et, d'autre part, quand on n'est qu'un pauvre diable +d'employé de la préfecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire à un ami du préfet +«Vous n'êtes qu'un <i>mangeur</i>.»</p> + +<p>C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président +de cercle que son croupier étouffait les jetons, mais +enfin c'était possible: le croupier pouvait opérer +pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il +aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce +n'était pas le croupier qui en avait la clef, c'était le +gérant, et s'il la <i>bourrait</i>, ce ne pouvait être que par +ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au mot +d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il +fallait y regarder à deux fois avant de dénoncer ce +<i>bourrage</i>.</p> + +<p>De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë +qui n'accusait personne, mais qui laissait la +porte ouverte aux questions.</p> + +<p>Que le président le poussât, en homme qui réellement +veut tout savoir, il répondrait aux questions +nettement posées.</p> + +<p>Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, +surtout à propos de choses qu'on ne lui demandait +pas.</p> + +<p>Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore +on l'avait envoyé reprendre sa surveillance; il +se l'était tenu pour dit: on n'a pas été fonctionnaire +de la préfecture pendant de longues années sans apprendre +à retenir sa langue.</p> + +<p>Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance +en continuant à se donner l'air provincial.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, +commencez-vous à connaître le jeu?</p> + +<p>—Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre +des cartes; je ne pourrais jamais me décider.</p> + +<p>—Alors vous ne jouez pas?</p> + +<p>—Demain.</p> + +<p>—Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.</p> + +<p>L'imbécile continua de regarder le jeu; mais +comme, pendant le temps qu'il avait passé dans le +cabinet du président, le nombre des joueurs avait +augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, +derrière les joueurs qui se penchaient sur la table +pour surveiller leur mise: le tapis vert était encombré +de jetons rouges et blancs et de plaques de nacre +au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques +louis jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas +eu la patience de les changer. Comme les filouteries +du croupier ne l'intéressaient plus puisqu'il les connaissait, +c'était aux joueurs et au banquier qu'il donnait +toute son attention. Mais à l'exception d'une +pauvre petite <i>poussette</i>, c'est-à-dire d'une plaque de +vingt-cinq louis à cheval et qu'un ponte avait adroitement +poussée quand son tableau avait gagné, il ne +vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en +banquier, jouaient correctement.</p> + +<p>Mais il en est du policier comme du chasseur à +l'affût, il n'a qu'à attendre; il attendit donc.</p> + +<p>Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un +groupe entrer dans la salle, vers lequel tous les +yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe s'avançait +un grand jeune homme blond à lunettes, qui +semblait marcher assez gauchement, un peu à l'aventure, +le prince de Heinick, à qui l'on faisait une +entrée, comme il arrive souvent pour les gros +joueurs. Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua +qu'il regardait en-dessus ou en dessous de ses lunettes +qu'il portait assez bas sur le nez.</p> + +<p>Tout de suite le prince vint à la table, et, deux +joueurs s'étant écartés avec l'empressement de courtisans, +il plaça sur le tapis une plaque de vingt-cinq +louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il perdit +encore.</p> + +<p>—C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons +si je serai aussi malheureux en banque.</p> + +<p>Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre +que plus d'un joueur se promettait de profiter +de cette déveine, quand il serait en banque: il avait +assez gagné, l'heure de la restitution allait sonner.</p> + +<p>Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, +le prince alla s'asseoir dans un coin, et resta là d'un +air indifférent et ennuyé jusqu'au moment où la +banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le +premier croupier, un Béarnais appelé Camy, qui +avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à Luchon, et +qui ne travaillait que pour les banques importantes +ou pour les joueurs de qualité.</p> + +<p>Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait +demandé des cartes neuves; et le garçon d'appel +avait apporté trois jeux au croupier. En poussant, +en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver +au second rang derrière les pontes assis, et il +n'était qu'à trois pas du banquier, dans les meilleures +conditions pour le bien voir; au quatrième rang, +Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les +cartes sur le tapis, il les examina et constata que les +bandes timbrées paraissaient intactes. Le croupier +déchira les enveloppes, battit les cartes et les passa à +un ponte qui les battit à son tour.</p> + +<p>—Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, +dit le prince avec un aimable sourire; je suis féticheur.</p> + +<p>Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; +Dantin pouvait être tranquille de ce côté; il n'avait +plus qu'à surveiller les mains de cet aimable banquier +pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main +gauche une portée préparée à l'avance—un <i>cataplasme</i>, +si cette portée était épaisse; un <i>rigolo</i>, si +elle était mince; mais tout se passa avec une +régularité parfaite, il n'y eut aucune applique.</p> + +<p>Les jetons, les plaques, les louis et même quelques +billets de banque s'étaient abattus sur le tapis.</p> + +<p>—Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant +ainsi mauvaise vue.</p> + +<p>—Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, +qui, d'un coup d'oeil exercé, avait fait son compte.</p> + +<p>—Rien ne va plus, dit le prince.</p> + +<p>—Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.</p> + +<p>Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les +quitter des yeux; les deux tableaux prirent des +cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, quand il +montra son point, un murmure de surprise s'éleva: +il s'était tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite +avait 3, le tableau de gauche baccara.</p> + +<p>—Quelle veine!</p> + +<p>Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de +la restitution ne paraissait guère arrivée: aussi +quand le prince fit sa question ordinaire: «Combien, +je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept +mille francs; les prudents se réservaient; il fallait +voir.</p> + +<p>Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car +le banquier perdit cette taille en tirant une bûche +qui laissa le même, son point de trois.</p> + +<p>Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier +annonça qu'il y avait vingt mille francs, mais cette +fois ils eurent tort encore, car ce fut le banquier qui +gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été +le premier: le prince tira à six et amena un 2; ses +adversaires avaient l'un 6, l'autre 7.</p> + +<p>Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, +c'était trop beau, trop sûr pour lui; il y avait là +quelque volerie, mais laquelle? Il n'y voyait rien; il +avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus +léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où +l'anxiété arrêtait les respirations. Devenait-il sourd? +Il écouta s'il entendait le battement de sa montre +dans la poche de son gilet, et il l'entendit.</p> + +<p>La banque continua en suivant à peu près la +même marche, sur quatre coups le banquier en +gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on +apporta devant le prince la corbeille dans laquelle il +devait emporter son gain, elle se trouva presque +remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.</p> + +<p>Pendant que le prince changeait toute cette mitraille +d'ivoire et de nacre contre de vrais billets de +banque, il voulut bien, toujours avec son aimable +sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait +le lendemain et leur offrirait leur revanche.</p> + +<p>C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida +presque complètement; bien certainement il ne se +passerait plus rien de sérieux.</p> + +<p>Adeline emmena Dantin dans son cabinet.</p> + +<p>—Eh bien? demanda-t-il.</p> + +<p>—Le prince est un filou.</p> + +<p>—Vous avez vu?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Alors, comment pouvez-vous porter une pareille +accusation contre un homme dans sa situation +et que nous a présenté un membre des grands cercles?</p> + +<p>—Vous me demandez mon impression, je vous la +donne; si vous voulez que je ne dise rien, je me +tais.</p> + +<p>—Mais qui vous fait croire...?</p> + +<p>Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le +prince était un filou, en insistant principalement sur +la sûreté de son tirage:</p> + +<p>—Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il +n'y a très probablement pas de filage, mais il y a +quelque chose, et ce quelque chose je le chercherai, +j'espère même que je le trouverai, seulement il faudrait +avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le +prince a taillé.</p> + +<p>—Elles étaient neuves.</p> + +<p>Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner +ces cartes, et comme ce soir-là il était impossible +de retrouver avec certitude dans la corbeille +celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut +convenu que cet examen serait remis au lendemain. +Ce retard contraria Adeline, qui aurait voulu ce +soir même expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait +bien attendre et laisser le prince prendre encore une +banque sans éveiller les soupçons de personne, alors +même que cette banque du lendemain devait être +aussi désastreuse que celle qui venait de finir.</p> + +<p>Elle le fut; les choses se passèrent exactement +comme la veille: même façon de jouer et de tirer, +même gain, même impossibilité pour Dantin de +rien voir.</p> + +<p>Comme cela avait été convenu, aussitôt que la +banque fut finie, il se rendit dans le cabinet du président, +où celui-ci arriva presque aussitôt, accompagné +de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de +donner plus de solennité à l'examen. Ils apportaient +les cartes de la dernière banque. Vivement Dantin +les prit, les palpa, les examina; toutes passèrent +par ses doigts et sous ses yeux.</p> + +<p>—Je ne trouve rien, dit-il enfin.</p> + +<p>—Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté +vous avez soupçonné le prince, dit Adeline sévèrement; +par bonheur, personne n'en saura rien.</p> + +<p>—Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.</p> + +<p>—Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou +sentencieusement et avec non moins de sévérité +qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec prudence, +dans quelle situation nous mettiez-vous?</p> + +<p>Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à +l'idée que le prince de Heinick pouvait être un filou, +et, comme Adeline, il regardait l'agent avec une +pitié méprisante:</p> + +<p>—Ces policiers!</p> + +<p>Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin +sur le prince qu'Adeline avait entretenu son collègue, +c'était aussi des accusations portées contre Julien +et Théodore; aussi, en voyant le découragement +de l'agent, tous deux se demandaient-ils si accusations +et soupçons ne se valaient pas.</p> + +<p>Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se +passait en eux, mais que dire? le mot de Bunou-Bunou +lui fermait la bouche: «On n'accuse pas sans +preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.</p> + +<p>—Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, +au moins pour les joueurs, dit Adeline, je +pense qu'il est inutile de la continuer; vous pouvez +ne pas revenir demain.</p> + +<p>—Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon +rapport.</p> + +<p>Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, +il revint vivement, en se frappant le front:</p> + +<p>—Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!</p> + +<p>Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant +s'il était pris d'un accès de folie.</p> + +<p>—Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. +Il y a sur ces cartes des signes que nous ne +voyons pas avec nos yeux, mais que lui voit avec +ses lunettes. Avez-vous une loupe?</p> + +<p>—Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, +d'un air goguenard.</p> + +<p>—Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, +heureusement, j'en ai une chez moi, je vais la chercher; +dans vingt minutes, je serai de retour; je vous +en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.</p> + +<p>—Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline +avec condescendance.</p> + + +<h4>XIII</h4> + + +<p>—Voilà un particulier qui a failli nous mettre +dans de beaux draps, dit Bunou-Bunou quand Dantin +eut refermé la porte.</p> + +<p>—C'est le rôle d'un policier de voir partout des +coquins.</p> + +<p>—Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au +prince de Heinick, c'est vif.</p> + +<p>—Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il +dit avoir vu des manoeuvres de Théodore et de +Julien.</p> + +<p>—Je me le demande aussi.</p> + +<p>—Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, +les accusant!</p> + +<p>—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que +dans ces fonctions d'agent de police on doit prendre +bien souvent le rêve pour la réalité.</p> + +<p>—C'est ainsi que courent de par le monde tant +de légendes sur les tricheries dans les cercles: personne +n'a vu voler, mais on connaît des gens qui ont +vu, et alors...</p> + +<p>—Et alors?</p> + +<p>—Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux +et discrets: «Mon cher député, on triche chez +vous»; ah! ah! ah!</p> + +<p>—Ah! ah! ah!</p> + +<p>—Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade +des jeux!</p> + +<p>À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut +que le temps de jeter un journal sur les cartes qui +couvraient son bureau; c'était Frédéric qui venait +aux renseignements; en voyant ces allées et venues, +ces conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; +que signifiait tout cela? Mais en trouvant son président +et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se rassura; +évidemment il ne se passait rien de grave; et après +quelques mots pour justifier tant bien que mal son +entrée, il se retira se disant qu'à coup sûr ils se moquaient +du commerçant de Nantes.</p> + +<p>—J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que +c'est de la démence toute pure de prétendre qu'il +peut se trouver des signes quelconques sur des +cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées +du timbre de l'État. Vous qui connaissez le jeu +mieux que moi, voulez-vous m'expliquer ce qu'il a +voulu dire?</p> + +<p>—Je n'en sais vraiment rien.</p> + +<p>—Et c'est le meilleur agent de la brigade des +jeux.</p> + +<p>—Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller +nous coucher.</p> + +<p>Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les +vingt minutes fussent écoulées, Dantin arriva.</p> + +<p>—Voulez-vous me permettre de fermer la porte, +dit-il d'une voix haletante.</p> + +<p>—Si vous voulez.</p> + +<p>L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas +long:</p> + +<p>—Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, +regardez vous-mêmes, là.</p> + +<p>Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui +montra du doigt où il fallait regarder.</p> + +<p>Les cartes avec lesquelles on jouait au <i>Grand I</i> +et qu'on fabriquait exprès pour lui, au lieu d'être +unies, étaient tarotées en losanges roses et blancs, et +la marque qui se voyait avec la loupe était une toute +petite tache imperceptible, faite sur un des losanges +qui répondait au point même de la carte, sur le premier +pour l'as, sur le troisième pour le 3, sur le +neuvième, sur le douzième (afin de laisser un écart +facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de +sorte qu'en voyant cette petite marque on savait la +carte comme si on la regardait à découvert.</p> + +<p>—Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je +n'en sais rien puisque je n'y étais pas, mais je jurerais +que c'est avec une pointe d'aiguille rougie, approchée +des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, +c'est du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.</p> + +<p>—Mais ces cartes étaient dans des enveloppes +scellées par la régie! dit Bunou-Bunou.</p> + +<p>—Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes +gommées de la poste, on les ouvre sans les +déchirer en les exposant à la vapeur de l'eau bouillante; +on retire alors les cartes une à une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on +les replace une à une; on gomme la bande; et le +tour est joué: voilà des cartes neuves qui doivent +inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe +ou de fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très +habiles opticiens que messieurs les Allemands.</p> + +<p>—Mais il faut un complice, dit Adeline.</p> + +<p>—Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le +garçon d'appel qui apporte les jeux, et qui substitue +à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont été préparés.</p> + +<p>—Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.</p> + +<p>—Vous allez le voir quand vous interrogerez ce +garçon; mais, en attendant, laissez-moi, je vous en +prie, vous prouver qu'avec ces cartes on joue à jeu +découvert, et vous montrer comment le prince opère. +Tout à l'heure, vous avez douté de moi, je m'en +suis bien aperçu; laissez-moi me réhabiliter et vous +convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru.</p> + +<p>Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui +refuser ce qu'il demandait: il prit place au milieu +du bureau en faisant asseoir Adeline à sa droite et +Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à +une table de baccara où il serait banquier; puis, +tenant sa loupe de sa main gauche, de la droite il +donna les cartes.</p> + +<p>—Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos +cartes je vais vous dire vos points: à droite, il y a +une figure et un 6, à gauche un as et un 7; moi j'ai +une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus sûrement que je sais que la carte que +je vais retourner est un 4.</p> + +<p>Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme +les points qu'il avait annoncés étaient bien ce qu'il +avait dit.</p> + +<p>Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; +la démonstration était plus que faite.</p> + +<p>—Me permettrez-vous de vous demander, dit +Dantin, ce que vous voulez faire?</p> + +<p>La même réponse sortit instantanément de leurs +deux bouches:</p> + +<p>—Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.</p> + +<p>Cette réponse était trop conforme à la tradition +pour que Dantin s'en étonnât: pas de scandale, c'est +la mot de tous les présidents de cercle lorsqu'un +scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout +le monde, on crie «au voleur»; dans un cercle où +il n'y a qu'un monde choisi, on ne crie rien du tout; +on expulse poliment le voleur sans prévenir personne, +de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller +voler chez le voisin.</p> + +<p>Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son +nom serait mêlé et qui compromettrait le <i>Grand I</i>, il +ne voulait pas cependant que le prince allât continuer +son industrie dans les autres cercles de Paris.</p> + +<p>—Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons +pas l'impunité au prince de Heinick, et que +nous ne nous contenterons pas de lui écrire une lettre +banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; +il faut qu'il quitte Paris et la France.</p> + +<p>—Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, +dit Bunou-Bunou, je n'y vois pas d'inconvénient, au +contraire.</p> + +<p>—Et le garçon de jeu? demanda Dantin.</p> + +<p>—Je vais le chasser.</p> + +<p>—Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit +Bunou-Bunou, nous ne pouvons pas lui livrer le +complice.</p> + +<p>—Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité +s'est établie?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>—Nous allons l'interroger.</p> + +<p>Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se +présenta d'aller lui chercher Léon.</p> + +<p>—Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je +l'interrogerai moi-même; j'obtiendrai peut-être des +aveux plus vite, en même temps que je le forcerai à +ne pas ébruiter l'affaire.</p> + +<p>—Faites.</p> + +<p>Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant +autour de lui.</p> + +<p>—Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, +dit Adeline en désignant de la main Dantin, +adossé à la cheminée.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton +rude.</p> + +<p>—Mais... Léon.</p> + +<p>—Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?</p> + +<p>—Chemin.</p> + +<p>—Tu es Normand?</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—D'où?</p> + +<p>—D'Arques.</p> + +<p>—C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le +métier?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Tu es marié?</p> + +<p>Il fit un signe affirmatif.</p> + +<p>—Où est ta femme; que fait-elle?</p> + +<p>—Elle tient un café à Arques.</p> + +<p>—Eh bien, tu prendras ce matin le train de six +heures quarante-cinq pour Dieppe, et tu resteras auprès +de ta femme, à tenir ton café avec elle; si tu +reviens à Paris, la police correctionnelle et après +Poissy. Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs +ce que le prince de Heinick te donne pour que +tu lui apportes des cartes préparées, et comment +l'affaire s'est arrangée entre vous.</p> + +<p>—Des cartes préparées!</p> + +<p>Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois +jeux.</p> + +<p>—Les voici.</p> + +<p>Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale +de l'interroger en affirmant lui avait fait perdre +la tête; la vue des cartes l'acheva.</p> + +<p>—Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, +balbutia-t-il.</p> + +<p>—Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?</p> + +<p>—Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, +grêlé, que j'ai connu au café où je vais; il m'a dit +que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses cartes, +des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, +quoi.</p> + +<p>—Bien sûr.</p> + +<p>—Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur +bande, je n'aurais jamais consenti. On peut prendre +des renseignements, tout le monde dira que je suis +un honnête homme: j'ai quatre enfants.</p> + +<p>—Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il +est fameux.</p> + +<p>Léon hésita un moment.</p> + +<p>—Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.</p> + +<p>—Mille francs.</p> + +<p>Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer +sans dire mot à personne: si tu causes, au lieu d'aller +jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme le +poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne +s'amuse pas.</p> + +<p>Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il +avait reculé vers la porte, il l'entr'ouvrit et se faufila +dehors.</p> + +<p>—Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour +substituer un jeu de cartes à un autre et la tête +tourne.</p> + +<p>Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir +comment ils procéderaient avec le prince, et il +fut décidé qu'on attendrait son arrivée le lendemain, +et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle du +baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du +président.</p> + +<p>—Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin, +et vous préciserez la tricherie, si le prince essaye de +la contester.</p> + +<p>Dantin allait se retirer, Adeline le retint:</p> + +<p>—Nous vous devons des remerciements, dit-il, +pour le service que vous nous avez rendu; nous vous +devons aussi des excuses, car, je l'avoue à un certain +moment nous avons douté de vous. Le préfet +saura combien vous nous avez été utile en cette misérable +affaire.</p> + +<p>Quand Dantin arriva le soir à onze heures au +<i>Grand I</i>, il remarqua qu'on le regardait d'une façon +bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En effet, les +conciliabules dans le bureau du président, la disparition +des cartes qui avaient servi à la banque du +prince de Heinick, enfin l'absence inexpliquée de +Léon avaient fait travailler les langues: ce n'est pas +dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant +personne ne lui adressa la parole, pas même +Frédéric qui causait avec Barthelasse, car Adeline +vint au-devant de lui.</p> + +<p>—Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit +celui-ci, vous y trouverez M. Bunou-Bunou; je vous +rejoins tout à l'heure.</p> + +<p>En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné +du prince, qu'il fit passer devant lui poliment.</p> + +<p>—Vous désirez me parler? demanda le prince +avec une hauteur dédaigneuse.</p> + +<p>—Oui, monsieur, nous avons à vous demander +des explications sur votre façon de jouer.</p> + +<p>—À moi!</p> + +<p>Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.</p> + +<p>—Et nous vous prions de nous les donner devant +monsieur, continua Adeline en désignant Dantin.</p> + +<p>Celui-ci s'avança:</p> + +<p>—Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire?</p> + +<p>—C'est-à-dire que vous trichez, prince.</p> + +<p>—Misérable!</p> + +<p>—Vous trichez avec ces cartes—il présenta les +cartes—que vous remet le garçon de jeu, à qui vous +donnez mille francs.</p> + +<p>Le prince hésita un moment en jetant autour de +lui des regards féroces; puis tout à coup, laissant +tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes flageolantes, +comme s'il allait défaillir:</p> + +<p>—Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur +de mon nom... un moment d'égarement, je vous +expliquerai.</p> + +<p>—Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous +avez à prendre demain matin le train de sept heures +trente pour Cologne, et à ne jamais revenir en +France.</p> + +<p>—C'est impossible demain; la princesse...</p> + +<p>—La princesse vous rejoindra.—Cologne, ou la +police correctionnelle.</p> + +<p>—Je partirai.</p> + +<p>Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de +surveillance à la gare du Nord, vit le prince en costume +de voyage et sans lunettes descendre de voiture +et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, +mais en se tenant en dehors des barrières au lieu de +passer dedans et en détournant la tête pour que le +prince ne le reconnût pas.</p> + +<p>—Compiègne, demanda le prince en posant un +billet de banque sur la tablette du guichet.</p> + +<p>Dantin lui prit le bras:</p> + +<p>—Compiègne est en France; c'est Cologne que +vous voulez dire?</p> + +<p>—Cologne.</p> + + + + +<h4>XIV</h4> + + +<p>Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, +Adeline put enfin s'expliquer avec Frédéric et +lui demander l'expulsion du croupier Julien et du +garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,—ce +qu'il fit franchement, sévèrement.</p> + +<p>Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un +agent au cercle! qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que +savait le président?</p> + +<p>Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; +avant de se lancer, il fallait être renseigné.</p> + +<p>Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout +de son réquisitoire qu'il prit la parole—d'un air +consterné, et aussi outragé.</p> + +<p>—D'abord je dois vous dire qu'avant une heure +Julien et Théodore seront chassés du cercle; ce sont +des misérables qui méritent d'autant moins de pitié +que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue +que de ce côté je suis en faute; j'ai péché par trop +de confiance précisément; je ne les ai point surveillés +avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort, +je le reconnais.</p> + +<p>Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; +mais il la releva et reprit sa fierté, son air +Mussidan:</p> + +<p>—Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je +suis... plus que surpris, plus que peiné, en un mot, +profondément blessé, que tout ce qui vient de se +passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma +tête, en me tenant à l'écart, comme si je n'avais +pas la responsabilité de l'administration de ce cercle; +vous comprendrez donc que je vous demande les raisons +pour lesquelles vous avez agi de cette façon.</p> + +<p>Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline +s'en fâchât; il en attendait même l'explosion, +et il n'eût pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse +était-elle prête:</p> + +<p>—J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le +service qu'il m'a rendu, qu'il nous a rendu, était +assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter les +conditions qu'il mettait à son concours.</p> + +<p>Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: +Frédéric ne se fâcha point. Il avait mieux à faire, +c'était d'amener Adeline à parler longuement de cet +agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait +été dans ses découvertes.</p> + +<p>Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.</p> + +<p>Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait +savoir; il cherchait à profiter des observations de cet +agent, non pour le passé, mais pour l'avenir: il ne +fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se reproduire, +non seulement avec les croupiers et les garçons +de jeu, mais encore avec les grecs comme le +prince de Heinick; la tricherie de celui-ci avait été +si originale, si audacieuse qu'elle l'avait trompé; +malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et +cette veine invraisemblable provoquaient, il n'avait +pu la découvrir; mais dorénavant des précautions +seraient prises qui empêcheraient toute fraude; on +ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, +roses, chamois, ce qui couperait radicalement le +filage; tous les soirs, les cartes ayant servi seraient +brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une +perte de cinq ou six mille francs par an que produisait +la revente de ces cartes, mais la sécurité absolue +ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, cette leçon +donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions +légales, vendent leurs cartes, serait productive: +elle prouverait une fois de plus que, bien décidément, +le <i>Grand I</i> était un cercle modèle.</p> + +<p>Que le <i>Grand I</i> dût devenir, dans un temps donné, +plus cercle modèle qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait +pas changer les résolutions d'Adeline.</p> + +<p>Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez +vous», il avait vécu sous le poids écrasant d'une obsession +qui ne le lâchait ni jour ni nuit: il se voyait +devant le tribunal obligé de répondre comme témoin +aux questions du président, et d'écouter la tête basse +ses admonestations; que de demandes mortifiantes +pour son caractère, blessantes pour son honneur ne +lui adresserait-on point?</p> + +<p>Et tout en entendant les questions sévères ou +bienveillantes du président, tout en voyant son sourire +narquois ou dédaigneux, il se répétait les paroles +du père Eck:</p> + +<p>«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas +seulement pour la fortune que la famille est bonne.»</p> + +<p>Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait +fait un voeu comme le marin au milieu de la tempête: +s'il échappait au danger qui le menaçait, il renoncerait +à cette existence si peu faite pour lui, et, +suivant le conseil du père Eck, il laisserait ces gens +à leurs plaisirs, qui n'étaient pas du tout les siens.</p> + +<p>Jamais il n'avait fait son examen de conscience +avec cette anxiété et cette intensité de pensée: que +lui avait-elle donné, cette existence qu'il n'avait acceptée +qu'en vue de résultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à +tenir aussi éloignés qu'au premier jour? Quelles +affaires bonnes pour ses intérêts personnels lui avait +apportées cette présidence qui devait lui créer tant +de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son +intérêt personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt +général, il était bien forcé de s'avouer aussi que +cette fondation de son cercle, qui devait concourir +au développement de la vie brillante à Paris, avait +tout simplement concouru au développement du +jeu: où étaient-ils, les commerçants que le cercle +avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis qu'il ne +voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou +ruinés—lui tout le premier. Car le plus clair de +cette misérable aventure, c'était sa dette à la caisse +du cercle, les soixante mille francs qui, à cette heure, +en formaient le chiffre.</p> + +<p>Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît +son voeu, et qu'en donnant sa démission il +reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y avait pas à hésiter, +pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être +étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques +jours, ce qu'il avait appris l'épouvantait. Eh +quoi, c'étaient là les moeurs de ce monde, le vol, +partout le vol, en haut comme en bas, pas une main +nette; et toutes ces hontes, il les couvrait de son +nom: «Allons chez Adeline»; c'était chez Adeline +que les croupiers <i>étouffaient</i> les jetons; chez Adeline +que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles +de travail et de probité aboutissaient à ce résultat.</p> + +<p>Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il +sortît de cet enfer, qui ne dévorait pas seulement sa +fortune et son honneur, mais qui le dévorait lui-même, +du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour +n'y laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il +est des passions qui élèvent le coeur et l'esprit, ce +n'est pas précisément celle du jeu; depuis qu'il était +à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passé devant les yeux et dans des conditions où la +bête humaine se livre le plus franchement; il ne +voulait pas leur ressembler.</p> + +<p>À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il +avait caressées pour Berthe, mais pouvait-il payer +de son honneur la dot qu'il avait cru lui gagner? +elle serait la première à ne pas le vouloir.</p> + +<p>Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier +Julien et Théodore, il n'hésita pas une minute, contrairement +à ce qui arrivait toujours lorsqu'il avait +une résolution difficile à prendre, il quitta le <i>Grand I</i> +et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, +il fallait qu'il s'acquittât à la caisse,—ce +qui n'était possible qu'en redemandant à sa femme +les trente-cinq mille francs qu'il lui avait envoyés +quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant +avec elle une combinaison pour se procurer +les vingt-cinq mille autres.</p> + +<p>Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui +quelle humiliation!</p> + +<p>L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf +comme à l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa +femme pour lui annoncer son arrivée, et, quand il +entra dans la salle à manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman +dans son fauteuil, sa femme, Berthe et Léonie.</p> + +<p>—Comme tu es gentil de nous rendre le samedi +que tu ne nous avais pas donné, dit Berthe en l'embrassant.</p> + +<p>—Alors, la politique chauffe? dit la Maman.</p> + +<p>Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage +de Berthe avec Michel, elle ne parlait plus que +de politique quand il venait passer un jour à Elbeuf; +c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait +pu être question d'intérêts de famille. Comme de leur +côté, Adeline et madame Adeline ne tenaient pas +moins à ce que ces sujets ne fussent pas abordés, +et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à +sa grand'mère la plus légère occasion de manifester +franchement ou par des allusions son hostilité, c'étaient +des conversations politiques sans fin auxquelles +tout le monde prenait part.</p> + +<p>Mais ce soir-là la politique elle-même languit et +plus d'une fois Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien +sans continuer avec sa mère la discussion +commencée.</p> + +<p>—Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe +toujours désireuse de ces promenades avec son père.</p> + +<p>—Non, je repars demain matin pour Paris.</p> + +<p>Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère +chez elle; puis, ayant embrassé sa fille et Léonie, il +passa dans le bureau avec sa femme:</p> + +<p>—Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut +refermée; comme tu es préoccupé ce soir!</p> + +<p>—Une chose grave, qui va te causer un grand +chagrin... et qui me cause, à moi, une cruelle humiliation.</p> + +<p>Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.</p> + +<p>Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour +du cou par un geste maternel, elle se pencha à son +oreille:</p> + +<p>—Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Mon pauvre Constant!</p> + +<p>—J'ai été entraîné, une fatalité.</p> + +<p>—Je pense bien.</p> + +<p>Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, +bien que le plus dur ne fût pas dit.</p> + +<p>—Combien? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Il me faut vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>Bien que dans leur situation la somme fût très +grosse, elle avait craint le malheur plus grand encore.</p> + +<p>—Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. +Puis, voulant le relever:</p> + +<p>—C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, +nous n'en avons pas eu cette année.</p> + +<p>—Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en +toi, quelle indulgence!</p> + +<p>—Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de +sourire pour ne pas pleurer; est-ce qu'il doit être +question d'indulgence entre nous?</p> + +<p>—Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.</p> + +<p>—Mon Dieu!</p> + +<p>En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, +l'embarras, la préoccupation d'amoindrir la +force du coup qu'il allait porter à sa femme, avaient +changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était +vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille +mis de côté sur son gain qu'il lui fallait.</p> + +<p>—Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite +Beaujour?</p> + +<p>—Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.</p> + +<p>—Qui t'a dit?... s'écria-t-il.</p> + +<p>—Tu les avais gagnés au jeu.</p> + +<p>Il la regarda interdit.</p> + +<p>—Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on +peut vivre pendant vingt-six ans unis de coeur et de +pensées sans se connaître et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq +mille francs, j'ai bien vu d'où ils venaient. Et c'est +là ce qui, depuis, a fait mon tourment; puisque tu +avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; +que de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais +pour te laisser commencer. J'étais si bien certaine +que ces trente-cinq mille francs provenaient du jeu, +et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, +il n'y a qu'à les prendre.</p> + +<p>Il la serra dans ses bras.</p> + +<p>—Nous aurions toujours été heureux que je ne te +connaîtrais pas! s'écria-t-il avec effusion.</p> + +<p>—C'est donc soixante mille francs que tu dois? +interrompit-elle.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Eh bien, je trouve comme un soulagement à le +savoir; j'ai l'esprit ainsi fait d'aller toujours au pire; +J'ai craint plus que ça bien souvent; j'ai vu tout +perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, dans +la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis +que ces trente-cinq mille francs maudits me sont +arrivés; et puis si tu te décides à payer ces soixante +mille francs, c'est que tu renonces, n'est-ce pas, à +les rattraper par le jeu?</p> + +<p>—Ce n'est pas seulement à les rattraper que je +renonce, c'est aussi à la présidence du cercle.</p> + +<p>—Ah! Constant! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, +je ne peux pas me retirer sans la payer; aussitôt que +j'aurai payé, je donnerai ma démission.</p> + +<p>—Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est +pas acheter notre repos trop cher. +Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait +faire ces vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>—Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; +tout pouvait y rester.</p> + +<p>—Même l'honneur.</p> + +<p>Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner +sa démission.</p> + + + + +<h4>XV</h4> + + +<p>Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, +Barthelasse et Raphaëlle tenaient conseil chez +celle-ci.</p> + +<p>Depuis que le <i>Grand I</i> était ouvert, jamais il ne +s'était trouvé dans des conditions aussi critiques; si +l'avertissement du préfet: «On triche chez vous», +n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des +plaintes certaines, la surveillance de l'agent et les +précautions prises pour qu'elle pût s'exercer en +cachette faisaient toucher du doigt les dangers de la +situation.</p> + +<p>Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne +pouvait avoir aucune responsabilité pour ce qu'il s'y +passait, était furieuse contre ses associés, qu'elle +accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, +passant de l'un à l'autre, quand elle ne les réunissait +pas dans le même sac pour les secouer en les +cognant l'un contre l'autre.</p> + +<p>—Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que +vous fichez dans le cercle, je vous le demande; il +semble que pour vous—cela s'adressait à Barthelasse—tout +soit dit quand vous avez empêché un +prêt douteux de cinq cents louis, et que pour toi—ceci +s'adressait à Frédéric—tu n'as qu'à dormir +tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé +la revue de ton personnel, et que tu l'as trouvé +correct. Et vous êtes du métier!</p> + +<p>Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; +puis se tournant vers Barthelasse:</p> + +<p>—Vous dites que vous êtes le malin des malins—imitant +son accent—oui, mon bon, vous le dites; +tous les tours qui ont pu se faire, vous les connaissez, +et quand un particulier à lunettes opère sous vos +yeux, tire à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement +vous trouvez ça tout naturel.</p> + +<p>Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, +taillé en taureau, se laissait facilement intimider +par les femmes qui lui tenaient tête, et par Raphaëlle +plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût, +comme il disait d'elle.</p> + +<p>—Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.</p> + +<p>—Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, +vous avez remâché toutes les vieilleries de votre +honorable carrière, les télégraphistes que vous +n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en +avait pas, le filage que vous n'avez pas entendu, +puisqu'il ne filait pas, enfin tout votre répertoire, au +lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas bien +difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à +tricoter donnant juste le point de la carte, et ça +n'était pas bien difficile non plus à découvrir, +puisque ce policier l'a découverte.</p> + +<p>Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, +c'est que ce que Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il +se reprochait lui-même: «Comment n'avait-il pas +eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait +examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, +et comme Dantin, tout d'abord, il n'avait rien vu; +au toucher, il n'avait rien senti.</p> + +<p>Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.</p> + +<p>—Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas +ce qu'il est: négociant à Nantes!</p> + +<p>—J'ai eu des soupçons.</p> + +<p>—Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais +donc pas l'interroger sur Nantes? il n'y a peut-être +jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des +bêtises.</p> + +<p>—Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de +tomber sur un agent que personne ne connaît.</p> + +<p>—Il vous aurait fallu un commissaire avec son +écharpe; vous auriez ouvert l'oeil; tandis que c'est +l'agent qui l'a ouvert.</p> + +<p>—Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là +qu'est la question intéressante.</p> + +<p>—C'est clair, ce qu'il a vu.</p> + +<p>—Et la cagnotte? continua Barthelasse.</p> + +<p>—Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? +demanda Raphaëlle.</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Il n'y a pas fait d'allusion?</p> + +<p>—Aucune.</p> + +<p>—Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, +dit Raphaëlle.</p> + +<p>—Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et +rien de celui-là? demanda Barthelasse; il a de bons +yeux, le coquin!</p> + +<p>—Puisqu'il n'a rien dit.</p> + +<p>—C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, +mais l'agent savons-nous ce qu'il a dit au président?</p> + +<p>—Puisque le président n'a parlé de rien, répéta +Raphaëlle avec colère.</p> + +<p>—Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela +prouve-t-il qu'on ne la connaît pas?</p> + +<p>—S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, +et pour exiger leur renvoi immédiat? s'est-il +gêné pour renvoyer lui-même Léon?</p> + +<p>—Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui +fait? je vous le demande, hein! s'écria Barthelasse; +tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle lui rapporte? +trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il +va se fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, +l'agent n'a rien vu; c'est son genre, à cet homme, +d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce n'est pas +d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le +seul; j'en ai connu plus d'un comme ça.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, +interrompit Raphaëlle, agacée par les histoires de +Barthelasse, il s'agit de notre président.</p> + +<p>—Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par +l'agent, et s'il ne parle pas de la cagnotte, c'est qu'il +ne lui convient pas d'en parler, il accepte tacitement; +il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait +rien.</p> + +<p>—Il accepte?</p> + +<p>—Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour +le dire.</p> + +<p>—Oui, mais acceptera-t-il maintenant?</p> + +<p>—Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.</p> + +<p>—Que j'ai peur.</p> + +<p>—De quoi?</p> + +<p>—Qu'il ne nous quitte.</p> + +<p>—Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, +nous le tenons!</p> + +<p>—Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, +par quoi?</p> + +<p>—Qu'a-t-il donc dit?</p> + +<p>—Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé +pour lui; ce brave homme n'était pas plus fait pour +être président de cercle que moi je ne le suis pour +être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré +là-dedans; je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à +s'en aller; et s'il n'est pas encore parti, c'est parce +que nous lui faisions certains avantages qui dans sa +position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en +espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; +mais ce qui s'est réalisé, ce sont des ennuis et des +tourments qui l'épouvantent. Il a peur d'être compromis, +et ce qui vient de se passer l'a tout à fait +affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et +qui lui fera commettre toutes les bêtises. Je ne +serais pas du tout surpris qu'en ce moment il n'eût +pas d'autre idée que de se procurer les soixante mille +francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors +que deviendrons-nous?</p> + +<p>Les trois associés se regardèrent avec stupeur.</p> + +<p>—Personne mieux que moi ne sait combien il est +embêtant, continua Frédéric, combien on a de difficultés +à manoeuvrer avec lui, combien il est gênant; +mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que +si nous le perdons nous ne retrouverons jamais son +pareil: c'est un paratonnerre; estimé de tout le monde +et de tous les mondes, ami du préfet, tant qu'il nous +couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le cercle, +ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut +convenir qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main +heureuse; elle l'eût fabriqué elle-même qu'elle ne +l'eût pas mieux réussi.</p> + +<p>—En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon +à ce qu'il durât plus longtemps.</p> + +<p>—Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera +pour quelles raisons il se retire, sans compter +qu'il les dira peut-être lui-même, ses raisons. Alors +nous voilà livrés aux <i>mangeurs</i>; si nous refusons leurs +services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons +il faudra les payer, et d'un prix combien plus +cher que les trente-six mille francs que nous donnions +au <i>Puchotier!</i> Avec lui nous étions tranquilles +et c'était crânement que je répondais que nous n'avions +besoin de personne: «Merci, nous avons notre +président.»</p> + +<p>—Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit +Barthelasse; trente-six mille francs, c'est bon à +garder.</p> + +<p>—Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, +vous verriez que je n'exagère rien et vous seriez +aussi inquiet que moi. Après le premier moment de +surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince +de Heinick et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de +Théodore, sévèrement, comme un juge qui s'adresse +à un coupable, je me suis vite remis et tout de suite +je lui ai longuement expliqué toutes les précautions +que nous prendrions, tous les sacrifices que nous +nous imposerions pour que de pareilles choses ne +puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il m'écoutait; +lui qui autrefois eût voulu explications sur +explications, il avait l'air de me dire: «Vous savez +que tout cela m'est indifférent, ce n'est pas pour +moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner +l'éveil. Si son intention avait été de rester avec nous, +il m'eût interrogé au lieu de me fermer la bouche.</p> + +<p>—Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien +et de Théodore? demanda Barthelasse.</p> + +<p>—Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs +vous devez bien penser qu'au premier mot je ne lui +ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris les devants.</p> + +<p>—Mes pressentiments sont les mêmes que ceux +de Frédéric, dit Raphaëlle; il doit vouloir se retirer. +Que deviendrons-nous?</p> + +<p>Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent +comme pour chercher, dans les yeux des uns des +autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en eux.</p> + +<p>—Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet +homme a trop perdu; s'il avait gagné, il ne demanderait +qu'à continuer; mais toujours perdre, je m'imagine +que ça dégoûte.</p> + +<p>—Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il +nous devait deux cent mille francs, nous le tiendrions.</p> + +<p>—S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, +dit Frédéric.</p> + +<p>—Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, +continua Barthelasse. D'abord ça n'appauvrira pas +la caisse, qui n'a été que trop soulagée par cette +canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache +les gens comme le succès, c'est la leçon de la morale.</p> + +<p>Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de +plaisanter, cependant cette leçon de la morale invoquée +par ce vieux crocodile de Barthelasse, comme +ils l'appelaient entre eux, les fit rire:</p> + +<p>—Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que +je dis, j'ai des exemples: il y a sept ans, à Luchon, +M. Jules Ramot me devait cinquante mille francs et +je commençais à comprendre que j'aurais bien du +mal à les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai +fait? je lui ai passé des séquences sans rien lui dire, +avec lesquelles il a gagné près de nonante mille +francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; +et pourtant il ne s'était rien dit entre nous, mais +entre galantes gens on s'entend à demi-mot. Ainsi de +notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, +un peu avant qu'il prenne la banque....</p> + +<p>—Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?</p> + +<p>—Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est +donc disposé à la prendre. Alors je m'approche, et +je lui dis sans avoir l'air de rien: «Mon <i>présidint</i>, +vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, +il fait gagner les banquiers»; et mon Camy, +qui n'a pas son pareil, lui passe une belle séquence +que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou +huit coups sûrs: comme il est reconnu que notre +<i>présidint</i> est le plus honnête homme du monde, personne +n'ose le soupçonner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a +pas parlé du <i>bourrage</i> de la cagnotte, il acceptera encore +bien mieux les séquences qui lui profiteront +personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez.</p> + +<p>Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son +enfance faubourienne qui lui était resté.</p> + +<p>—Savez-vous ce que produira votre discours au +<i>présidint</i>, répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance +et ne voudra pas prendre la banque; ou bien, +s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, bêtement, +et battra les cartes, les fera couper; voilà +votre belle séquence brouillée, et... il perd.</p> + +<p>Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.</p> + +<p>—Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode +de lui mettre tout simplement la séquence dans la +main en lui disant de jouer les cartes dans l'ordre +où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier +à qui l'on imposerait une séquence sans qu'il +se doute de rien, quitte à le prévenir délicatement +une fois la chose faite, à seule fin de lui inspirer de +la reconnaissance.</p> + +<p>—Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le +jeu n'avait ni la science ni les roueries de Barthelasse.</p> + +<p>—Tout simplement en lui faisant prendre une +suite: nous mettons en banque le baron ou Salzman +et nous leur passons la séquence; ils ne la brouilleront +pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou +trois coups ils l'abandonneront, et nous manoeuvrerons +pour que le président prenne leur suite. C'est +lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman +viennent de laisser, et, sans que personne puisse +soupçonner un homme dans sa position, il fait une +rafle qui nous le livre.</p> + +<p>—Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, +dit Frédéric. Et taillera-t-il? Là est la question.</p> + + + + +<h4>XVI</h4> + + +<p>C'était avec des valeurs à escompter et des factures +à recevoir que madame Adeline avait fait les +vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux trente-cinq +mille provenant du jeu, devaient payer les soixante +mille dus à la caisse du cercle.</p> + +<p>En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à +son banquier, et s'occupa ensuite de toucher les +factures dont l'une, s'élevant à trois mille et quelques +cents francs, était due par un marchand de +draperie de la rue des Deux-Écus, un vieux, très +vieux client de la maison, qui ne faisait pas un +gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que +la Banque de France.</p> + +<p>Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter +pour être payé, qu'il l'avait gardé pour le +dernier; il la connaissait, la formule du vieux drapier: +«Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler +notre petit compte.» Et ce compte, on le réglait +dans la salle à manger, en buvant un verre de cassis, +tandis que, par un châssis vitré, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient +de chez le fabricant, ou vendre le métrage +d'un pantalon à un petit tailleur. Le seul ennui de +ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons +où se trouvaient un défaut, qui avaient été +soigneusement conservés et qui permettaient une +autre phrase non moins traditionnelle que celle du +petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille +plus comme autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait +sans trop se faire prier.</p> + +<p>Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, +le soir tombait, mais la nuit n'était pas +encore faite; dans la demi-obscurité de la rue +étroite, il lui semblait vaguement que les choses +n'étaient pas comme il les voyait depuis vingt-cinq +ans aux abords du magasin de son vieux client. Où +donc était l'étalage avec ses pièces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent +que le magasin était fermé, et que, sur les +volets, quatre pains à cacheter fixaient une bande +de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la +rue des Deux-Écus est en grande partie occupée par +des drapiers, il entra chez un autre de ses clients +qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une attaque +d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, +ont fait tout de suite apposer les scellés.»</p> + +<p>La déception était contrariante pour Adeline, car +elle renversait tout son plan: à cette heure de la +soirée, les maisons où il aurait pu se procurer la +somme qui lui manquait étaient fermées, et par là +il se trouvait dans l'impossibilité d'aller au <i>Grand I</i> +pour payer sa dette et pour y signer sa démission +sur son bureau qu'il ouvrirait une dernière fois.</p> + +<p>Il resta un moment dans la rue, ne sachant de +quel côté tourner.</p> + +<p>A la vérité il devait se dire que c'était là un retard +insignifiant, et qu'il serait encore parfaitement +temps de démissionner le lendemain; mais +cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on +est arrêté par un incident qu'on n'a pas +prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé aussi sa +phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les +garder.</p> + +<p>Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas +le portèrent machinalement avenue de l'Opéra; et +arrivé devant sa porte il monta: après tout, autant +dîner là qu'ailleurs.</p> + +<p>Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils +échangèrent un sourire de soulagement. Ce n'était +pas une lettre, la lettre de démission qu'ils attendaient +presque, c'était lui; puisqu'il revenait, rien +n'était perdu.</p> + +<p>Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion +de Julien et de Théodore.</p> + +<p>—J'ai profité de l'occasion pour inspirer une +sainte frayeur à tout le personnel: Je vous promets +que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.</p> + +<p>Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui +importait ce qui se passerait au <i>Grand I</i> dans quelques +jours?</p> + +<p>Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire +part de cette mauvaise réception à Barthelasse.</p> + +<p>—Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; +il doit avoir sa démission dans sa poche.</p> + +<p>—Il faut l'appuyer si bien avec des billets de +banque qu'elle ne puisse pas en sortir: je vais préparer +la séquence.</p> + +<p>—Taillera-t-il?</p> + +<p>—En le poussant.</p> + +<p>—Envoyez chercher le baron et Salzman.</p> + +<p>A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: +justement c'était le jour des invitations et elles +avaient amené de nombreux convives. A côté d'étrangers +qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des +habitués, des amis. Le menu était réussi; on racontait +des histoires drôles; il se laissa d'autant plus facilement +aller que c'était la dernière fois qu'il faisait +fonction de président, et peu à peu il retrouva les +agréables sensations de ses premiers mois de présidence, +quand il voyait tout en beau et se demandait +comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre ailleurs +que dans un cercle.</p> + +<p>Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint +nerveux et impatient.</p> + +<p>—Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?</p> + +<p>Chaque fois qu'on lui adressait cette question, +d'un ton engageant et avec sympathie, il s'exaspérait. +C'était déjà bien assez pour lui d'entendre la musique +du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des cartes, +le murmure étouffé des joueurs, que dominait de +temps en temps l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne +va plus?», sans qu'on vînt encore le tenter et le +pousser.</p> + +<p>Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., +dans ses poches, et, à chaque mouvement qu'il faisait, +il éprouvait un singulier sentiment qu'il ne +s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur produite +par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient +pas pu résister à la tentation de tâter la chance, car +tout joueur sait que ce n'est pas du tout la même +chose d'opérer avec une petite mise qu'avec une +grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, +on est à peu près sûr de la perdre; au contraire, +avec une grosse qui vous donne toute liberté +de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; +c'est une affaire de tactique.</p> + +<p>—Comment, mon président, vous n'en taillez pas +une ce soir?</p> + +<p>Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le +pousser.</p> + +<p>Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait +nettement.</p> + +<p>Et cependant?</p> + +<p>S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours +à ceux qui jouent pour la première fois, n'est-ce pas +vrai également pour ceux qui jouent leur dernière +partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède continuellement +qu'elle vous abandonne à la déveine.</p> + +<p>Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement +la dernière.</p> + +<p>Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il +les rejetait loin de lui, en se disant que ce sont les +sophismes ordinaires aux joueurs, qui pendant +trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur +dernière partie qu'ils recommenceront le lendemain... +mais qui, cette fois, sera bien décidément la +dernière.</p> + +<p>Pourtant, il y avait un point qui le troublait: +c'était la mort de son client de la rue des Deux-Écus; +pourquoi le père Huet était-il mort juste au moment +de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de +providentiel; une impossibilité qui était un avertissement? +On n'est pas joueur sans être superstitieux, +et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles +ne contrarient pas la manie dont on est obsédé +Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde de croire +que le père Huet était mort exprès pour le pousser +au jeu, il se disait en même temps que cette mort +pouvait bien signifier quelque chose.</p> + +<p>Pourquoi ne pas voir quoi?</p> + +<p>Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, +c'était de tâter la chance, non avec ces cinquante-six +mille francs, non pas même avec quelques-uns des +billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de +poche.</p> + +<p>Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout +en respectant l'argent que sa femme lui avait remis, +il ne laissait point passer la veine sans mettre la +main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. Ce +n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, +que ceux qui savent l'arrêter quand elle passe à +leur portée.</p> + +<p>Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il +errait par les différentes pièces du cercle, s'arrêtant +devant le billard pour applaudir quelques carambolages, +dans un autre salon pour conseiller un ami +qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire +un journal du soir dont il ne suivait pas deux lignes, +malgré son application, mais quand cette idée de la +mort du père Huet eut traversé son esprit, il rentra +dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se +trouva devant lui,—celui de gauche.</p> + +<p>Le banquier donna les cartes et perdit à droite +comme à gauche.</p> + +<p>Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain +pour Adeline, cependant il en fut aussi heureux que +si, au lieu de 100 francs, il avait gagné 1,000 louis, +car, s'il était insignifiant en soi, quelle importance +ne prenait-il pas comme indication de la veine.</p> + +<p>Il laissa ces cent francs et, gagna encore.</p> + +<p>Décidément, la mort du père Huet semblait bien +être providentielle.</p> + +<p>Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de +gauche il passa à droite, où il ponta les 300 francs +qu'il venait de gagner: le tableau de gauche perdit, +le tableau de droite gagna.</p> + +<p>Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui</p> + +<p>—Quelle veine, mon président!</p> + +<p>Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore +pour lui.</p> + +<p>—N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.</p> + +<p>—Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, +je n'userais pas ma veine dans ces niaiseries, +je la garderais pour ma banque.</p> + +<p>Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront +pas l'émotion d'Adeline: quatre fois coup sur +coup il avait interrogé l'oracle, et quatre fois l'oracle +lui avait répondit par une affirmation contre laquelle +toute discussion était impossible.</p> + +<p>—Je pense que vous allez prendre la banque, dit +M. de Cheylus survenant.</p> + +<p>—Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.</p> + +<p>Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre +en banque, mais ces excitations tombant sur lui de +différents côtés firent pencher sa résolution chancelante.</p> + +<p>Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme +le retint: il fit une nouvelle tournée dans les salons +et de nouveau il tâcha de s'intéresser aux carambolages, +à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, inconsciemment, +il revint à la salle de baccara, où, +pendant son absence, quelques gros coups avaient +imprimé à la partie une allure plus animée.</p> + +<p>C'était un des habitués du cercle, un Américain +appelé Salzman, qui venait prendre la banque, et on +avait apporté trois jeux de cartes que Camy était en +train de mêler.</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu.</p> + +<p>Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût +rien de précis à reprocher à Salzman, on le tenait +vaguement en défiance, et puis c'était un vilain banquier; +ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il +n'y eut guère que les étrangers qui pontèrent.</p> + +<p>Il gagna: aussi pour son second coup les mises +furent-elles plus faibles encore, et cependant il semblait +vouloir rassurer les joueurs les plus soupçonneux: +au lieu de tailler en prenant un paquet de +cartes dans la main gauche pour les distribuer de la +main droite, il <i>taillait au talon</i>, c'est-à-dire en prenant +les cartes une à une devant lui, sous les yeux +de tous, ce qui rend absolument impossible le <i>filage</i>, +le <i>miroir</i>, et autres tours de prestidigitation: cette +fois il perdit à droite et gagna à gauche; alors il se +leva:</p> + +<p>—Messieurs, il y a une suite.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.</p> + +<p>C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté +de la table ayant Frédéric à sa gauche et M. de +Cheylus à sa droite.</p> + +<p>—C'est à vous, mon président, dit Frédéric.</p> + +<p>—Allez donc, dit M. de Cheylus.</p> + +<p>Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son +collègue; il savait par expérience l'intérêt que celui-ci +avait à le voir gagner, d'ailleurs ce ne fut pas tant +cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.</p> + +<p>Il s'assit au fauteuil.</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu.</p> + +<p>Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de +Salzman: Adeline était un beau banquier: les plaques, +les billets de banque tombèrent sur le tapis.</p> + +<p>—Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa +voix monotone.</p> + +<p>Adeline continuant Salzman le continua aussi dans +la manière de tailler; une à une il prit les cartes au +talon pour les donner aux tableaux et se les donner +à lui-même.</p> + +<p>Le tableau de gauche prit une carte et le banquier +s'en donna une, un 9, comme il avait deux bûches il +gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et sur la gauche +qui avait 4, 6 et 5.</p> + +<p>—Continuation de la veine, murmura M. de +Cheylus.</p> + +<p>Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent +de plus en plus dru.</p> + +<p>—Combien y a-t-il? demanda Adeline.</p> + +<p>—Dix-sept mille francs.</p> + +<p>Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et +une bûche.</p> + +<p>Il y eût un mouvement d'hésitation chez les +pontes; plus que jamais il fallait se rattraper: le +vent allait tourner.</p> + +<p>Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier +gagna avec 8, le quatrième coup avec 9, le cinquième +avec un nouvel abatage, le sixième, au milieu +de la stupéfaction générale et de la consternation +d'un certain nombre de pontes, encore avec un 8.</p> + +<p>Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où +s'était entassé son gain dont on fit le compte, on +trouva 87,000 francs.</p> + + + + +<h4>XVII</h4> + + +<p>Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette +partie l'ébranla.</p> + +<p>Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné +de cette persistance de la veine, mais on n'avait pas +eu le temps de réfléchir, il fallait se rattraper: ce +n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine +comment sont donnés les coups qu'on reçoit, on +tâche de les rendre; après, on verra.</p> + +<p>Après on avait vu que cette veine était vraiment +bien extraordinaire, et telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, +si solide qu'elle fût, qui pût la mettre à +l'abri du soupçon.</p> + +<p>Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des +joueurs affolés par l'émotion de la lutte ou paralysés +par l'angoisse, incapables par conséquent de voir +autre chose que ce qui leur est étroitement personnel: +le point de leur tableau et celui du banquier; +en plus de ces acteurs il y a les spectateurs, les curieux; +il y a ceux qui piquent la carte et notent tous +les coups dans l'espérance de saisir une veine qu'ils +poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à +l'aurore; il y a aussi les grecs de profession qui +exercent une terrible surveillance non en vue d'empêcher +les tricheries, mais simplement en vue de +prendre une part dans celles qu'ils surprennent, et +qu'ils peuvent dénoncer; enfin il y a encore le personnel +du cercle, très expert aux choses de jeu, qui +ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres +quand ce qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.</p> + +<p>Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant +suite à celles de Salzman, elles constituaient un ensemble +révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. 5. 0.—0. 8. 0. 7. +6. 9.—3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.—0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. 2.—0. +8. 0. 7. 6. 9....</p> + +<p>Cette série de chiffres qui se continuait était absolument +incompréhensible pour un profane, mais, +pour un <i>affranchi</i>, elle ressemblait terriblement à +une séquence: ce n'était ni la <i>surprenante</i>, ni la <i>foudroyante</i>, +ni l'<i>invincible</i>, ni la <i>douceur</i>, ni les <i>quatre +fers en l'air</i>, ni la <i>Toulousaine</i>, ni la <i>Marseillaise</i>, ni +aucune de celles qui sont classiques dans le monde +de la grecquerie et qui par là sont trop usées pour +qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la préparation d'une +main plus complaisante que ne l'est ordinairement +la main de la Fortune, un peu lourde, peut-être, et +qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle +n'avait pas été inspirée par l'idée d'empêcher les +hésitations de tirage.</p> + +<p>Pour ceux qui admettaient la séquence, la question +était de savoir si un homme du caractère et de +l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à jouer +avec des cartes séquencées.</p> + +<p>C'était là-dessus que la discussion s'était engagée +quand, après le premier moment de surprise, on +avait commencé à discuter la victoire du président +du <i>Grand I</i> et les moyens par lesquels elle avait été +obtenue.</p> + +<p>Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui +connaissaient Adeline s'étaient récriés:—Allons +donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à quels +signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes +les fois qu'un banquier gagne plus que les pontes ne +voudraient, il passe donc des séquences.—Mais à +ces objections, les répliques n'avaient pas manqué, +et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas +restés court:—Ce n'est généralement pas à vingt +ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y est +peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. +La position d'Adeline était-elle assez bonne +pour qu'il n'eût pas besoin de gagner quatre-vingt +mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être +président d'un cercle, avec un traitement payé par +la cagnotte?</p> + +<p>D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie +ne connaissaient pas Adeline et n'avaient pas dès +lors de raisons pour le défendre. Un président de +cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence, +c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés +vifs par ce genre de vol contre lequel la +défense est à peu près impossible qu'ils voient des +séquences partout et plus souvent encore que dans +la réalité, où cependant elles se rencontrent si fréquemment. +Et puis ce président n'était pas le premier +venu; il avait un nom; il était député; on lisait +ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations +devenaient plus vraisemblables; c'était drôle; +il y aurait du scandale.</p> + +<p>Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément +couru le tout-Paris des cercles et du boulevard:</p> + +<p>—Le président du <i>Grand I</i> a passé une séquence +à son cercle.</p> + +<p>—Est-ce qu'il n'est pas député?</p> + +<p>—Justement.</p> + +<p>—Ah! elle est bien bonne!</p> + +<p>—Si les présidents s'en mêlent!</p> + +<p>C'était cette double qualité de député et de président +qui donnait du piquant à la chose: pas intéressantes +pour le boulevard, les histoires de gens +que personne ne connaît. Il arrive assez souvent +qu'il se gagne des sommes importantes, et d'une +façon étonnante sans qu'on s'en occupe en dehors +des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est +qu'alors ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le +boulevard, n'existent pas pour lui, ils ne sont nulle +part, comme disent les Anglais; Adeline était quelque +part, au palais Bourbon, dans les journaux, et +dès lors «elle était bien bonne»; ceux-là mêmes +qui auraient haussé les épaules, si on leur avait +parlé d'une séquence passée dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, +par un étranger du Pérou ou des Indes, devenaient +attentifs quand on ajoutait que le coupable +était un député, un homme en vue, c'était un événement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, +ils se disaient: «C'est bien possible!» et cette +possibilité, ils la faisaient partager aux autres en +leur racontant cette histoire: «Un député, elle est +bien bonne.»</p> + +<p>A côté de ceux qui parlaient de cette histoire +parce qu'elle était drôle, il y avait tout une catégorie +de gens qui s'en occupaient, parce qu'elle les intéressait +personnellement—celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros <i>mangeurs</i>, qui protègent les +cercles et sont pour eux ce que les souteneurs +sont pour les filles, jusqu'aux <i>rameneurs</i>, aux <i>dîneurs</i>, +aux <i>allumeurs-tapissiers</i>: «Ah! le député Adeline +en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en +tirer parti du député et en <i>manger</i> quelques morceaux!» +On pourrait le mettre en avant pour arracher +des autorisations d'ouverture de cercles dans +les villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; +de même, on pourrait aussi l'employer +pour prévenir des arrêtés de fermeture que prendraient +ces préfets; au député influent, à l'ami des +ministres, les préfets n'oseraient rien refuser; et +lui-même le député n'oserait rien refuser à ceux qui +le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est surtout +dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.</p> + +<p>Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus +de celui qui l'avait soulevé, sans qu'il en entendît +rien et se doutât même qu'on pouvait s'occuper +de lui autrement que pour le féliciter, et +aussi pour lui faire quelques emprunts, comme cela +était arrivé la première fois qu'il avait gagné une +somme importante.</p> + +<p>De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la +réalité avait même été au delà de ce qu'il imaginait.</p> + +<p>Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle +tout de suite pour aller se coucher tranquillement +à quoi bon se coucher? Il était bien trop surexcité, +trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, +sans être un passionné du jeu, il jouait néanmoins +en passionné, le coeur arrêté ou bondissant, les nerfs +crispés, et il n'y avait aucun point de ressemblance +entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après +une nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la +ruine et de la ruine à la fortune, reprennent au +matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs +qui tout d'abord l'avaient enveloppé, il +avait repris sa promenade à travers le cercle, en tâchant +de calmer son irritation et de se retrouver. +Mais on ne l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient +les désintéressés qui tout d'abord s'étaient +jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès +spontanément comme les mouches vont au rayon +de soleil; d'autres, toujours à l'affût des bonnes +occasions, avaient attendu qu'il fût seul pour l'aborder:</p> + +<p>—Mon cher président....</p> + +<p>Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants +qui vivent là sans autres ressources que celle +d'un adroit emprunt de temps en temps ou d'un +jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils +aient en poche le prix du déjeuner ou du dîner, ils +ne quittent pas le cercle. Tout ce que l'on peut consommer +pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le dévorent, +mais sans jamais se permettre la prodigalité +d'un extra, même quand il ne coûte que quelques +sous. A peine osent-ils plier le pied en marchant, de +peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas +moins les plus exigeants à se faire passer leur pardessus +par les valets de pied: «Valet de pied», ils +sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, et +n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on +les sert.</p> + +<p>—Mon cher président....</p> + +<p>Adeline connaissait trop bien cette ritournelle +pour ne pas deviner la chanson qu'elle allait amener: +«Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, mon cher +président.» Il était difficile de refuser ces pauvres +diables dont plusieurs portaient des noms autrefois +honorables et que le jeu avait roulés dans ces bas-fonds.</p> + +<p>Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un +certain point ne l'avaient pas surpris, il y en avait +une qui l'avait réellement stupéfié.</p> + +<p>Comme, vers trois heures du matin, il se disposait +enfin à rentrer chez lui, il avait trouvé, dans +le hall Salzman, qui se disposait aussi à partir.</p> + +<p>Ils avaient endossé leurs pardessus en même +temps, et, en même temps aussi, ils avaient descendu +l'escalier.</p> + +<p>—Vous rentrez chez vous, mon président? +demanda Salzman.</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble +jusqu'à la place de l'Opéra.</p> + +<p>Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; +après avoir joué, la marche le calmait et rafraîchissait +son sang; quelquefois même, pour mieux se remettre, +il prenait le chemin le plus long; mais +c'était léger d'argent qu'il faisait cette promenade +nocturne et les voleurs qui l'eussent arrêté auraient +perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il avait +plus de quatre vingt mille francs en billets de banque +dans ses poches.</p> + +<p>—Je vais prendre une voiture, répondit-il.</p> + +<p>—Alors, avant de nous séparer, je vous demande +un moment d'entretien, deux minutes.</p> + +<p>L'heure était étrangement choisie, alors surtout +que quelques instants auparavant cet entretien +pouvait avoir lieu plus commodément pour tous les +deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux +minutes.</p> + +<p>—Volontiers.</p> + +<p>Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en +ce moment complètement désert, tandis que sur la +chaussée quelques coupés du cercle attendaient la +sortie des joueurs.</p> + +<p>—Vous conviendrez, mon cher président, dit +Salzman, que celui qui vous a donné cette banque a +la main heureuse.</p> + +<p>—Cela, c'est vrai.</p> + +<p>—Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration +que j'ai eue de vous laisser ma suite n'a pas +été moins heureuse que la main... pour vous au +moins.</p> + +<p>Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure +qu'allait prendre cet entretien bizarre, devint attentif +à ce mot.</p> + +<p>—Mais si elle a été heureuse pour vous, continua +Salzman, elle ne l'a guère été pour moi, car si +j'avais taillé jusqu'au bout, les quatre-vingt-dix +mille francs qui sont dans votre poche seraient +dans la mienne... et franchement, ils y arriveraient +à propos.</p> + +<p>—Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, +qui voulait prendre ses précautions.</p> + +<p>—Sans doute, mais on ne peut tailler que ce +qu'il y a dans les cartes, et dans ma suite il y avait +une jolie série. Cependant, rassurez-vous, je ne +viens pas vous proposer de partager, bien que j'en +connaisse plus d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma +discrétion; Je viens seulement vous demander +cinq cents louis, non comme partage, mais comme +prêt, parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.</p> + +<p>Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans +rien savoir de mauvais sur son compte, Adeline ne +l'aimait point, cette façon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant à lui comme à un +associé, acheva ce que les préventions avaient +commencé.</p> + +<p>—Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que +vous désirez, dit-il sèchement, mais cela m'est tout +à fait impossible.</p> + +<p>—Cependant....</p> + +<p>—Tout à fait impossible.</p> + +<p>Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il +ouvrit la portière.</p> + +<p>A ce moment, plusieurs joueurs descendant du +cercle arrivaient sur le trottoir.</p> + +<p>—Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la +portière.</p> + +<p>Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les +yeux des joueurs qu'il sentait sur lui, il n'avait pu +ni rien ajouter, ni retenir Adeline.</p> + + + + +<h4>XVIII</h4> + + +<p>Cette façon de demander en faisant valoir des +droits au partage avait exaspéré Adeline. Vraiment +ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix mille +francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui +Adeline avait perdu au lieu de gagner, Salzman serait +venu lui proposer de prendre une part dans sa +perte?</p> + +<p>D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois +il avait répondu comme il fallait à ce drôle.</p> + +<p>Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là +et des autres ses pareils, car s'il n'avait pas +donné sa démission ce soir-là, après avoir payé sa +dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à +maintenir cette démission et à abandonner la <i>Grand I</i> +aussitôt qu'il pourrait le faire décemment, sans +paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de +cette nuit serait vite oubliée; alors il sortirait du +<i>Grand I</i> pour ne jamais remonter son escalier, ni +celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune +carte.</p> + +<p>Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait +vite cette partie: le lendemain, à la Chambre, on ne +lui parla que de sa veine extraordinaire; il y eut +même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement +s'il était vrai, comme on le racontait, qu'il +eût gagné cinq cent mille francs. Adeline se récria.</p> + +<p>—On ne parle que de ça!</p> + +<p>Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit +qu'on s'occupait en effet de lui beaucoup plus qu'il +n'aurait voulu: on chuchotait; on se taisait quand +il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à +l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait +un gros gain, ses amis l'en avaient plaisanté; maintenant, +semblait-il, ce n'était plus de la plaisanterie, +c'était de l'étonnement.</p> + +<p>Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près +de quatre-vingt-dix mille francs? Était-ce un de ces +gains extraordinaires qui peuvent provoquer la surprise?</p> + +<p>Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction +de voir celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était +rien passé entre eux dans la nuit.</p> + +<p>—Je ne vous en veux pas, mon cher président, +dit l'Américain, j'avoue même qu'à votre place j'aurais +probablement répondu comme vous; seulement, +il est bien entendu que si je vous repasse jamais une +suite du même genre, nous ferons nos conditions +avant, n'est-ce pas?</p> + +<p>Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était +celui de la bonhomie et de la drôlerie, leur enlevait +toute signification douteuse; Adeline ne chercha +donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: +l'intention chez l'Américain de tourner en plaisanterie +ce qui avait commencé par être sérieux, et n'avait +pas réussi sous cette forme. Mais trois jours après +se présenta un incident qui lui fit se demander s'il +ne s'était pas trompé.</p> + +<p>C'était le soir, la partie était assez animée, et +Salzman venait de prendre la banque; on avait apporté +des cartes que Camy avait battues pendant que +Salzman répétait d'un voix indifférente:</p> + +<p>—Messieurs, faites votre jeu.</p> + +<p>Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant +pas disposés à aventurer de grosses sommes avec ce +nouveau banquier.</p> + +<p>Au montent où le croupier présentait les cartes à +un joueur pour les faire couper, un autre joueur +avança la main et les prit.</p> + +<p>—Permettez, dit-il.</p> + +<p>A ce moment même Adeline arrivait auprès de la +table, et il vit le joueur qui avait pris les cartes se +préparer à les battre sérieusement.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait +eu un court instant d'hésitation, en homme qui se +demande s'il va se fâcher de cette marque de défiance, +ou s'il va ne pas la relever.</p> + +<p>Bien que cette question eût été faite sur le ton de +la provocation, ce fut avec calme et sans élever la +voix que le joueur répondit:</p> + +<p>—Rien autre chose que ce que je fais.</p> + +<p>Et avec le même calme, il continua à battre les +cartes, qui claquaient entre ses doigts.</p> + +<p>Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, +comme s'il était desséché dans l'alcool, qui, du +haut de son fauteuil de banquier, paraissait plus +grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un +regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et +chétif; ne se laissa pas intimider, il soutint ce regard +et lui répondit.</p> + +<p>—Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda +Salzman.</p> + +<p>—Est-ce chercher une querelle que d'user de son +droit?</p> + +<p>—Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant +vivement.</p> + +<p>—Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, +je cède la place à monsieur.</p> + +<p>D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément +en accord avec ses paroles, il se leva de son +fauteuil.</p> + +<p>—Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le +joueur, qui décidément ne perdait pas la tête.</p> + +<p>Tout à l'algarade qui venait de se produire et à +laquelle il avait coupé court par son intervention, +Adeline ne pensa pas immédiatement à ce dernier +mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et +l'examina.</p> + +<p>«L'affaire n'aura pas de suite.»</p> + +<p>Que voulait dire cela?—Était-ce simplement le +cri de triomphe d'un grincheux, constatant qu'on +n'osait pas lui tenir tête? Ou bien n'était-ce pas une +allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonné sa banque?</p> + +<p>Cette supposition le jeta dans un trouble profond.</p> + +<p>Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation +qui s'adressait à lui.</p> + +<p>Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le +frappa: «L'affaire n'aura pas de suite!» On croyait +donc que, comme il avait pris la suite de Salzman, +il allait la prendre encore, et de nouveau gagner +comme il avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que +l'injure faite à Salzman en lui battant les cartes rejaillissait +sur lui.</p> + +<p>Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il +tourna et retourna cette idée dans sa tête affolée.</p> + +<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les +oreilles rebattues d'histoires de tricheries, et vingt +fois, cent fois il avait vu les soupçons s'attaquer aux +gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; cependant +jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour +on pourrait le soupçonner lui-même.</p> + +<p>Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et +que l'âge n'eût fait que confirmer ses dispositions +naturelles, il n'était pas homme cependant à répondre +à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme +l'avait fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, +et aussitôt que l'heure fut arrivée où il avait +chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne +connaissait point, il partit pour l'avenue de l'Opéra. +Mais justement il ne rencontra personne pour lui +répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène +de la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le +personnel de service à cette heure matinale ne savait +rien: un garçon croyait que ce joueur était un créole, +mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été présenté +ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de +Mussidan, M. Maurin, M. Barthelasse ou Camy le +connaissaient.</p> + +<p>Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier +qui arriva fut Maurin; mais comme à l'ordinaire il +ne savait rien, car dans ce cercle dont il était gérant +en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric +l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait +pris la prudente habitude de ne rien voir, pas même +ce qui lui crevait les yeux; comme cela il ne risquait +pas de se compromettre: «Je chercherai, je réfléchirai, +comptez sur moi», étaient les trois seules +réponses qu'il se permît, lorsqu'on lui demandait +quelque chose, et il n'en démordait pas. C'était auprès +de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, +sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut +ainsi qu'il se tira d'affaire avec Adeline: «Je chercherai, +comptez sur moi, monsieur le président.»</p> + +<p>Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le +nom de ce joueur, et ne savait pas qui l'avait présenté.</p> + +<p>Alors Adeline se fâcha:</p> + +<p>—Comment! c'était ainsi qu'on entrait au <i>Grand I</i>. +Alors, à quoi servait le comité? A quoi servait le +président? S'il ne servait à rien, il n'avait qu'à se +retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une +simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait +pas de son nom... plus longtemps.</p> + +<p>Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, +commençait justement à se rassurer et à croire que +la séquence, ou plutôt le gain produit par elle, leur +avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement +laissé paraître sa joie, le <i>Puchotier</i>, qu'il devait être +pris, et bien pris; voilà que précisément cette menace +de démission éclatait quand il s'imaginait qu'il +n'en serait plus jamais question!</p> + +<p>Heureusement il n'était pas homme à se laisser +démonter, et tout de suite il se défendit: on le prenait +à l'improviste, il n'avait pu interroger personne, +ni faire aucune recherche; mais il promettait le nom +de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; +ce n'était pas dans un cercle comme le <i>Grand I</i> qu'il +se passait rien d'irrégulier; il était de son honneur +d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout.</p> + +<p>Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline +ne poussa pas les choses à l'extrême cependant, car +il voulait voir ce qu'il y avait sous cette allusion +«à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait +tout moyen de recherches.</p> + +<p>—Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me +faut ce nom.</p> + +<p>Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, +il ne poussa pas son enquête plus loin pour le moment, +et se rendit au Palais-Bourbon.</p> + +<p>Si les jours précédents, il avait été frappé de la +façon dont on le regardait, il le fut bien plus vivement +encore dans les dispositions où il se trouvait +et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.</p> + +<p>Pourquoi cette curiosité?</p> + +<p>Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas +même à ses meilleurs amis; et par cela seul il se +trouva singulièrement embarrassé, confus, comme +s'il se sentait coupable.</p> + +<p>Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment +de soulagement, il entra tout de suite dans la salle +des séances, bien que le président ne fût pas encore +monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait +Bunou-Bunou pour voisin. </p> + +<p>Comme tous les jours, celui-ci était penché sur +son pupitre, écrivant, car c'était son habitude d'arriver +une heure au moins avant l'ouverture de la +séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte +qu'il était un sujet de récréation et de conversation +pour le public des tribunes qui occupait les longues +minutes de l'attente à regarder dans le vaste hémicycle +désert où ne circulaient que de rares huissiers, +ce vieux bonhomme à la tête blanche qui, collé sur +son papier, écrivait, écrivait, écrivait.</p> + +<p>—Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, +quand Adeline, après lui avoir serré la main, s'assit +auprès de lui.</p> + +<p>—Comment? quand nous devions nous voir?</p> + +<p>—C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez +voir de quoi il est question.</p> + +<p>—Votre démission de membre du comité du +<i>Grand I</i>, dit Adeline très ému, et pourquoi?</p> + +<p>Bunou-Bunou se montra embarrassé.</p> + +<p>—Je vous en prie, insista Adeline.</p> + +<p>—Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher +de bonne heure; alors vous comprenez.</p> + +<p>Adeline avait peur de comprendre, cependant il +eut le courage d'insister; si cruelle que pût être la +vérité, il devait la demander.</p> + +<p>—Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, +votre raison vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi +franchement, comme à un... ami.</p> + +<p>—Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, +très graves.</p> + +<p>Adeline pâlit.</p> + +<p>—Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est +d'usage de donner des surnoms aux cercles: ainsi +la <i>Crémerie</i>, les <i>Mirlitons</i>, le <i>Grand I</i>. Mais ces surnoms +sont quelquefois accompagnés d'autres qui +sont des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a +un qui s'appelle l'<i>Attique</i>, un autre qu'on appelle la +<i>Béotie</i>, et ces appellations empruntées à la Grèce sont +significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; il parait +que le <i>Grand I</i> s'appelle l'<i>Épire</i> ou, dans la langue +du boulevard, <i>Le Pire</i>. Alors j'aime mieux me retirer. +Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble +qu'en restant je compromettrais ma réélection. Que +ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus +bon à rien.</p> + +<p>Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, +elle l'était cependant moins qu'Adeline n'avait +craint; il respira.</p> + +<p>—Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si +complètement que moi aussi je vais me retirer.</p> + +<p>—Vous feriez cela?</p> + +<p>—Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, +nous donnerons nos deux démissions en même +temps.</p> + +<p>—Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel +plaisir vous me faites!</p> + +<p>Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux +blancs serrer les mains de son voisin dans un +transport d'effusion; mais on n'eut pas le temps de +s'adresser des questions sur cette scène pathétique; +un flot de députés envahissait la salle, et, au dehors, +on entendait les tambours battre aux champs.</p> + + +<h4>XIX</h4> + + +<p>Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de +concession que lui avait fait Adeline en ne donnant +pas immédiatement sa démission: ce n'était pas +parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait +cette démission, c'était parce qu'il voulait +obtenir auparavant le nom de ce joueur. Pour qui +le connaissait, le doute n'était pas possible, et Frédéric +commençait à bien le connaître.</p> + +<p>Le danger était donc menaçant.</p> + +<p>Comment l'empêcher d'éclater?</p> + +<p>La question était assez grave pour qu'il ne voulût +pas prendre la responsabilité de l'examiner et de la +trancher tout seul; c'était entre associés qu'elle +devait se décider.</p> + +<p>Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline +fût parti, il alla prendre Barthelasse chez lui et +le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, on verrait +plus tard.</p> + +<p>Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, +Raphaëlle recevant en ce moment même la visite +de M. de Cheylus. Elle se prolongea cette visite, et +plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont +l'impatience et le mécontentement étaient visibles, +allait le quitter pour rompre ce tête-à-tête. +A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, et Raphaëlle +entra dans le petit salon où ils attendaient.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de +les voir.</p> + +<p>Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce +qui les amenait.</p> + +<p>Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de +l'associé qui rend les autres responsables de tout ce +qui va mal, et porte à son avoir tout ce qui va bien.</p> + +<p>—Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle +en se tournant vers Barthelasse.</p> + +<p>—Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa +démission, puisqu'il a attendu jusqu'à maintenant.</p> + +<p>—Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a +pas retenu, vous le voyez; et pour moi, il n'est pas +du tout prouvé que ce n'est pas votre séquence qui +décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, +sans doute, balancée longtemps encore. Pourquoi +aussi lui avez-vous fourni des coups si gros, des +huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la +surprise?</p> + +<p>—J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, +ce qui, avec lui, était possible, puisqu'il taillait sans +savoir qu'il devait gagner: quand on est d'accord +avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était +pas le <i>cass</i>, et puis il me semblait qu'il n'était +pas mauvais qu'il se sentît un peu compromis.</p> + +<p>—Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis +qu'il s'en va.</p> + +<p>Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.</p> + +<p>-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti +assez compromis qu'il s'en <i>vatt</i>, s'écria-t-il; s'il avait +vu qu'il ne pouvait aller nulle part, il serait resté +avec nous.</p> + +<p>—Ça, c'est une idée.</p> + +<p>—Et une bonne, encore.</p> + +<p>—Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une +discussion inutile.</p> + +<p>—Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, +à la fin!</p> + +<p>—C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric +étonné.</p> + +<p>—Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux +qu'on ne pouvait plus vivre avec lui.</p> + +<p>—Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit +de savoir si nous pourrons vivre sans lui.</p> + +<p>—Et comment? dit Barthelasse.</p> + +<p>—Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; +il n'y a pas qu'un président au monde; j'y +ai pensé.</p> + +<p>—Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là, +dit Barthelasse.</p> + +<p>—Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.</p> + +<p>—A la Chambre.</p> + +<p>—Ce n'est pas M. de Cheylus?</p> + +<p>—Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je +l'ai fait venir; je lui ai inventé une belle histoire, et +il accepte si Adeline se retire.</p> + +<p>—On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra +pas nous défendre.</p> + +<p>—Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre +souvent plus complaisant pour ses adversaires que +pour ses amis. C'est la raison qui m'a fait penser à +M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +<i>Puchotier</i> nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai +fait venir. J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, +qu'il se contentera de douze mille francs au lieu +des trente-six mille que nous coûte le <i>Puchotier</i>; je +lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus +payer cette somme qu'Adeline se retirait.</p> + +<p>—J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs +que Cheylus à douze mille, dit Barthelasse.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il +s'agît de ce qui est possible; Adeline est mort, vive +Cheylus!</p> + +<p>—Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit +Barthelasse.</p> + +<p>—Malheureusement, répondit Frédéric.</p> + +<p>—Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre +encore? demanda Barthelasse.</p> + +<p>—Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.</p> + +<p>—Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il +est perdu, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Assurément.</p> + +<p>—Et cela vous tourmente; vous seriez tous les +deux bien aises qu'il restât notre président?</p> + +<p>—Parbleu.</p> + +<p>—Eh bien, laissez-moi faire.</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à +craindre, n'est-ce pas? Si je réussis, il reste. Si au +contraire j'échoue, il ne s'en ira pas deux fois.</p> + +<p>Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle +était agacée de voir Barthelasse qu'elle considérait +comme un parfait imbécile, faire l'important; et de +plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas dire +par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas +donner sa démission.</p> + +<p>—Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au +moment où il partait.</p> + +<p>—C'est bon, nous verrons.</p> + +<p>Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric +en revenant au cercle.</p> + +<p>—Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.</p> + +<p>Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher +le nom qu'Adeline lui avait demandé, mais ce +fut inutilement; ce joueur était-il venu avec une +lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être +largement distribuées un peu partout? avait-il été +amené par quelqu'un qui s'était dispensé de la formalité +du registre? toujours est-il qu'on ne trouva +rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, +Frédéric se contenta-t-il de répondre simplement +qu'il comptait avoir ce nom dans la soirée.</p> + +<p>Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans +son cabinet quand Barthelasse frappa à la porte et +entra:</p> + +<p>—Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le +président?</p> + +<p>Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis +il se résigna, se disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter +que d'éconduire Barthelasse, dont il connaissait +la ténacité.</p> + +<p>—Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, +me permettrez-vous de vous demander si un +bruit qu'on m'a rapporté est fondé? Est-il vrai que +vous seriez dans l'intention de donner votre démission?</p> + +<p>—Oui, cela est vrai.</p> + +<p>Et pourquoi, je vous le demande... si vous le +permettez?</p> + +<p>—Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent +pas convenir à un honnête homme.</p> + +<p>Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le +plus insinuant:</p> + +<p>—J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, +et dans mes voyages j'ai entendu un mot qui m'a +frappé c'est que la conscience est une méchante bête +qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous +pas mordu par cette vilaine bête? je vous le demande.</p> + +<p>Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre +Barthelasse à la porte, mais il réfléchit qu'un entretien +qui commençait de la sorte pouvait lui apprendre +des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il +se retint, décidé à écouter jusqu'au bout.</p> + +<p>—Voyez-vous, monsieur le président, continua +Barthelasse, on a les plus fausses idées sur le jeu. +Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une affaire +d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, +ceux qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, +si je n'avais pas été adroit, est-ce que j'aurais gagné +les deux millions qui composent ma petite fortune, +je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma +jeunesse? un pauvre diable de lutteur sans autre +avenir que de me faire casser une côte de temps en +temps ou les <i>reinss</i> un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si +je ne pourrais pas trouver mieux. J'allais beaucoup +au café et dans les petits cercles, la profession veut +ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants +au jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient +filer la carte, pour dire les choses. Alors je +me suis demandé ce que c'était qu'un voleur, et +après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme +qui gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans +étude, était un voleur et qu'il méritait ce nom justement; +mais que celui, au contraire, qui gagnait +cet argent par son adresse, son industrie et son art, +ne pouvait jamais être un voleur.</p> + +<p>Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de +son président l'effet qu'avait pu produire ce début.</p> + +<p>—Continuez, dit Adeline.</p> + +<p>Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là, +avait cherché ses mots, s'exprima plus librement et +plus vite:</p> + +<p>—Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au +travail. Tout en continuant mon métier de lutteur, +tous les soirs je me faisais les doigts sur une meule +d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez bien, les +doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite +chambre, je m'essayais à filer la carte, et sans lumière +encore, car ce qui est difficile c'est d'opérer +sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit pas +filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne +pouvais pas me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. +Pendant deux ans je n'ai pas dormi +quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a récompensé +ma persévérance: je ne m'entendais plus. +C'était au moment de la guerre de Crimée; j'avais +amassé un peu d'argent je me suis embarqué à +Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui +portait des officiers. Nous n'étions pas en mer depuis +douze heures qu'on s'ennuyait ferme. On a joué +pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans +me vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient +la bourse garnie pour la campagne. A Constantinople, +je gagnais dix mille francs. Aussitôt je me +suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des +officiers à bord qui rentraient en convalescence, et +s'ils avaient moins d'argent que leurs camarades, ils +en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. J'ai +fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement +de mon petit avoir.</p> + +<p>—Où voulez-vous en venir? murmura Adeline +qui se tenait à quatre pour ne pas éclater.</p> + +<p>—A ceci: je suppose que vous jouez cent mille +francs, toute votre fortune, vous en perdrez nonante +mille; il vous en reste dix mille, vous allez les jouer +c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? +autrement vous ne seriez pas un bon père, et vous +en êtes un. A ce moment une petite fée se penche à +votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec +une épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas +gagner ces dix mille francs et les nonante mille que +tu as perdus, et ainsi tu vas sauver ta famille, ton +honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que +vous feriez?</p> + +<p>Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui +ferma la bouche avec son meilleur sourire:</p> + +<p>—Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu +de mal; vous vous piqueriez; eh bien, souffrez cette +petite piqûre, désagréable, j'en conviens, et laissez +la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, vous +aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, +dans un an, vous aurez votre petit million, avec lequel +vous assurerez le bonheur de votre fille qui est +une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?</p> + +<p>Adeline étouffait d'indignation:</p> + +<p>—Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? +dit-il.</p> + +<p>—Une simple petite politesse, une prévenance, +pour vous montrer ce qu'on peut faire dans ce genre, +mais ce n'est vraiment pas la peine d'en parler; vous +verrez mieux que cela.</p> + +<p>—Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?</p> + +<p>—Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait +pris l'indignation d'Adeline pour l'embarras d'un +homme qui n'aime pas qu'on lui parle en face de certaines +choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant +la fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce +qu'il se fâchait, le président?</p> + +<p>—Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est +à lui que je répondrai.</p> + +<p>—Mais...</p> + +<p>—Envoyez-moi M. de Mussidan.</p> + +<p>Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était +pas loin.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et +puis ça paraît se fâcher; il est incompréhensible, cet +homme; au reste, il va s'expliquer avec vous, il vous +demande.</p> + +<p>Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le +visage convulsé.</p> + +<p>—Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les +poings levés, vous, vous un Mussidan, vous avez +fait de moi un voleur!...</p> + +<p>Frédéric resta un moment décontenancé, puis se +remettant:</p> + +<p>—Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y +a des voleurs!</p> + +<br><br> + +<h3>QUATRIÈME PARTIE</h3> + +<br><br> + + + + + +<h4>I</h4> + + +<p>Voleur!</p> + +<p>C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant +l'avenue de l'Opéra pour rentrer rue Tronchet; il +rasait les maisons et marchait vite, son chapeau bas +sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne +le reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se +répétait:</p> + +<p>—Voleur!</p> + +<p>Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. +Pour se cacher. Parce qu'il avait besoin d'être seul. +Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on ne lui parlât +point.</p> + +<p>Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un +voleur? L'allusion de ce joueur à la «suite» le +prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait pas +immédiatement relevée, il avait passé condamnation, +exactement comme ce Salzman qui sous le coup de +cette injure avait si piteusement courbé le front.</p> + +<p>Comment prouver qu'au lieu d'être complice de +ce vol il en était lui-même victime? Où trouverait-il +quelqu'un, même parmi ceux qui le connaissaient, +même parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, +ou plutôt qui le reconnaîtrait? Qui aurait le +courage de continuer à rester son ami?</p> + +<p>Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, +se laissant tomber dans un fauteuil, il resta là +anéanti; un flot de larmes jaillit de ses yeux; comme +un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant +de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il +pleurait misérablement, désespérément, abîmé dans +sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, son honneur, +sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la +vie, la dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un +voleur!</p> + +<p>Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura +pas; la honte le prit de se trouver si faible; ce n'était +pas en s'abandonnant qu'il rachèterait sa faute, si +elle pouvait être rachetée.</p> + +<p>Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille +francs; avant tout, il devait les rendre à ceux qu'il +avait dépouillés; après, il verrait à se défendre +contre ceux qui l'accuseraient.</p> + +<p>Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; +où trouver, où chercher ceux qui avaient perdu ces +quatre-vingt-sept mille francs? Trente, quarante, +cinquante personnes peut-être avaient joué contre +lui dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à +l'exception de cinq ou six qu'il avait remarquées, il +ne savait pas le nom des autres, il ne se rappelait +pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait +même pas regardés dans son agitation, et qu'il avait +à peine vus à travers un brouillard; il retrouvait +bien quelques figures; des yeux qui s'étaient fixés +sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des +convulsions de physionomie quand il avait gagné de +gros coups; mais tout cela se brouillait dans sa mémoire? +Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à +qui devait-il deux louis?</p> + +<p>Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept +mille francs.</p> + +<p>Entre quelles mains les payer?</p> + +<p>Si le <i>Grand I</i> avait été le cercle qu'il avait cru +fonder, il ne serait pas impossible de retrouver ces +mains: il n'aurait joué que contre des membres de +ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus défiler +qui s'étaient montrés une fois, deux fois, huit jours, +et qui n'étaient jamais revenus! sans doute ceux +qu'il avait dépouillés étaient de ces passants.</p> + +<p>Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il +leur avait pris.</p> + +<p>Comment?</p> + +<p>Il eut beau tourner et retourner cette question, il +ne lui trouva pas de réponse.</p> + +<p>Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, +des étrangers qui avaient déjà quitté la +France: où les chercher? en Russie, en Amérique? +l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, +comment les prévenir? Il ne pouvait pas cependant +publier un avis dans les journaux pour avertir les +personnes qui avaient joué contre lui qu'elles pouvaient +se présenter rue Tronchet, où il rembourserait +à vue ce qu'elles avaient perdu; combien s'en +présenterait-il, et ce ne serait pas les moins exigeantes, +qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, +combien de millions ne lui demanderait-on +pas!</p> + +<p>Cependant il voulut tenter quelque chose, et +comme il ne pouvait pas retourner au <i>Grand I</i>, le +lendemain il irait chez Camy, et avec lui il reconstituerait +autant que possible sa partie; quand il connaîtrait +les noms de ses créanciers, il les chercherait +et leur rendrait ce qu'il leur devait.</p> + +<p>Cette idée le calma un peu; si son honneur était +perdu, au moins sa conscience serait déchargée du +poids qui l'écrasait.</p> + +<p>Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du +matin il examina cette idée qui tout d'abord lui avait +paru réalisable, il n'en vit plus que l'absurdité. +Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette restitution? +La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier +mot la honte l'étoufferait.</p> + +<p>Peut-être un caractère plus ferme et plus digne +que lui accepterait cette expiation, mais il s'en sentait +incapable: jamais il n'aurait la force de s'infliger +cette humiliation.</p> + +<p>Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit +et dans son coeur ne le lâchait plus, il chercha +quelque autre moyen de la satisfaire, et après bien +des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur +de l'Assistance publique; sans doute ce ne +serait pas le rendre à ceux à qui il appartenait, mais +au moins les pauvres en profiteraient et il ne salirait +plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être +mieux, mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait +pas sagement peser le pour et le contre de sa +résolution; et telle était sa situation qu'il ne pouvait +prendre conseil de personne.</p> + +<p>En se levant il écrivit au président de la Chambre +pour demander un congé de quinze jours, puis, +quand l'heure de l'ouverture des bureaux fut arrivée, +il se rendit à l'Assistance publique, emportant +ce que les emprunteurs lui avaient laissé sur les +quatre-vingt-sept mille francs, c'est-à-dire près de +quatre-vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu +par le directeur, mais avec la prudente réserve d'un +fonctionnaire qui va avoir à défendre son administration +contre les sollicitations d'un député.</p> + +<p>—Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette +d'où il tira huit paquets de dix mille francs, +de vous verser une somme de quatre-vingt-quatre +mille sept cents francs, qui devront être employés +en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire +entend n'être pas connue, elle désire +seulement que l'insertion de ce versement figure au +<i>Journal officiel</i>.</p> + +<p>L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de +la réserve à l'épanouissement; mais Adeline n'avait +pas de remerciements à recevoir, il se retira, pour +aller prendre tout de suite le train à la gare Saint-Lazare; +ce serait seulement à Elbeuf, entouré des +siens, qu'il respirerait.</p> + +<p>Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent +cette route, il avait toujours quitté Paris avec allègement, +comme si l'air qu'il respirait après les fortifications +était plus pur, plus léger et plus sain, +mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait +été aussi vif que lorsque par la glace de son wagon +il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper dans les brumes +du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu +d'aller en augmentant comme d'ordinaire à mesure +qu'il s'éloignait de Paris, alla en diminuant; il n'avait +pas laissé à Paris le souvenir de cette terrible +nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il +pesait de tout son poids sur sa conscience:</p> + +<p>—Voleur!</p> + +<p>Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée +par une dépêche. Quand il descendit de wagon, il +aperçut Berthe, qui était venue au-devant de lui +toute seule dans la charrette anglaise qu'elle conduisait +elle-même.</p> + +<p>—Te voilà!</p> + +<p>—Maman a bien voulu me laisser venir.</p> + +<p>L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et +passionnée, jamais il ne l'avait embrassée avec cet +élan, avec cette émotion.</p> + +<p>—Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.</p> + +<p>—Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je +donc l'air malade?</p> + +<p>—Je te trouve pâle.</p> + +<p>Il fallait expliquer cette pâleur.</p> + +<p>—Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais +passer une quinzaine avec vous; j'ai pris un congé.</p> + +<p>—Quel bonheur!</p> + +<p>Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. +Ils montèrent en voiture, et Berthe prit les guides.</p> + +<p>—Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère +qu'on me regardera un peu moins au retour, puisque +je ne serai pas seule.</p> + +<p>En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de +voir mademoiselle Adeline traverser la ville toute +seule dans sa charrette.</p> + +<p>Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville +même, l'autre où descendent les voyageurs qui viennent +de Paris, à une assez grande distance, au milieu +d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine de +Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de +chemin où ils pouvaient causer librement.</p> + +<p>—Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant +de moi, dit Adeline.</p> + +<p>—Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a?</p> + +<p>Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage +souriant et heureux qu'il venait de voir s'était rembruni +et attristé.</p> + +<p>—J'ai peur, dit-elle.</p> + +<p>—Michel?</p> + +<p>—Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus +aimable, plus tendre que jamais; c'est M. Eck, c'est +madame Eck, la grand'maman.</p> + +<p>—Que se passe-t-il?</p> + +<p>—Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa +grand'mère s'adoucissait et qu'elle semblait disposée +à consentir à notre mariage, m'a prévenu hier en +deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, +qu'il y avait un revirement et que madame Eck paraissait +fâchée contre lui et contre moi.</p> + +<p>Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque +chose à Elbeuf? En se perdant, avait-il perdu sa fille +avec lui?</p> + +<p>Berthe continuait:</p> + +<p>—Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser +madame Eck et par là changer ses dispositions à +mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait qui +puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain.</p> + +<p>—Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son +petit-fils qu'elle est fâchée.</p> + +<p>—Contre qui l'est-elle alors?</p> + +<p>—Contre moi. </p> + +<p>—Pourquoi le serait-elle contre toi.</p> + +<p>Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre +à cette question; il n'osait même pas l'examiner.</p> + +<p>—A cause de notre situation embarrassée.</p> + +<p>—J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, +qui m'a dit que les affaires seraient meilleures cette +année qu'elles ne l'avaient été l'année dernière. Madame +Eck doit le savoir.</p> + +<p>—Peut-être ne le sait-elle pas.</p> + +<p>—Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura +avertie.</p> + +<p>—Alors, que veux-tu que je te dise?</p> + +<p>—Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se +passe.</p> + +<p>Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même.</p> + +<p>—Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque +chose qui aura été rapporté à madame Eck.</p> + +<p>-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis +comme si j'étais morte ou encore au maillot; je +n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.</p> + +<p>Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle; +il fallait donc renoncer à cette explication.</p> + +<p>Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur +l'autre rive, se montrait Elbeuf avec sa confusion de +maisons et de hautes cheminées qui vomissaient des +nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers +la forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches +des arbres avant d'avoir pu s'élever au-dessus +de la colline; encore quelques minutes et ils allaient +entrer dans la ville.</p> + +<p>—Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, +et tu continueras seule jusqu'à la maison.</p> + +<p>—Et maman?</p> + +<p>—Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck.</p> + +<p>Berthe laissa échapper une exclamation de joie.</p> + +<p>—Ah! papa.</p> + +<p>—Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je +ne veux pas y rester moi-même; le mieux est donc +d'avoir tout de suite une explication avec M. Eck.</p> + +<p>—Que vas-tu lui dire.</p> + +<p>—C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop +loyal pour ne pas s'expliquer franchement.</p> + +<p>Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer +dans la ville neuve; Berthe arrêta son cheval.</p> + +<p>—Il me semblait que quand tu serais là j'aurais +moins peur, dit-elle, et voilà que mon angoisse n'a +jamais été plus forte.</p> + +<p>Il descendit de voiture.</p> + +<p>—Sois certaine que je la ferai durer le moins +longtemps qu'il me sera possible. A tout à l'heure.</p> + +<p>Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans +la vieille ville, il suivait droit son chemin pour gagner +la ville neuve.</p> + + + + + +<h4>II</h4> + + +<p>Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline +ne l'était pas moins, car il ne prévoyait que trop sûrement +ce qui se dirait dans cet entretien: averti de +ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne voulait +pas que son neveu épousât la fille d'un voleur.</p> + +<p>C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, +sinon dans ces termes au moins concluant à ce résultat: +le mariage de Berthe manqué.</p> + +<p>Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation.</p> + +<p>Sa main tremblait quand il frappa à la porte du +bureau du père Eck.</p> + +<p>—<i>Endrez.</i></p> + +<p>Il entra:</p> + +<p>—Ah! monsieur <i>Ateline</i>!</p> + +<p>Il y avait plus de surprise que de contentement +dans cette exclamation.</p> + +<p>—J'allais justement faire demander à madame +<i>Ateline</i> quand vous deviez venir à <i>Elpeuf</i>.</p> + +<p>—Vous avez à me parler?</p> + +<p>Le père Eck hésita un moment</p> + +<p>—<i>Voui</i>.</p> + +<p>L'heure avait sonné pour Adeline.</p> + +<p>—C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, +dit le père Eck. Depuis le jour où je vous ai +<i>temandé</i> la main de mademoiselle <i>Perthe</i>, je n'ai +cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, +tantôt directement, tantôt par des moyens +détournés. Et c'était difficile, très difficile, car c'est +la première fois que dans notre famille l'un de nous +veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, +les préjugés, si vous voulez, enfin, ce +qui est plus respectable, il y avait la foi religieuse +chez ma mère, vous le <i>safez</i> très vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi +ardente. Enfin, tous les jours j'agissais, et je <i>tois</i> +dire que l'estime que vous lui <i>afiez</i> inspirée m'était +d'un puissant secours. Ah! s'il avait été question +d'un autre que de M. <i>Ateline</i>, elle m'aurait +fermé la bouche au premier mot et de telle sorte +qu'il m'aurait été défendu de l'<i>oufrir</i>. Mais sans vous +montrer, sans agir, par cela seul que vous étiez <i>fous</i>, +<i>fous</i> agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était +mademoiselle <i>Ateline</i>, la fille de Constant <i>Ateline</i>; et +en faveur de votre nom les principes de ma mère +fléchissaient. Les choses en étaient là, et je n'avais +<i>blus</i> qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement +à obtenir de <i>fous</i>, lorsqu'une indiscrétion, +un propos fâcheux est venu tout rompre.</p> + +<p>Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui +monter au visage et ce ne fut plus que dans une +sorte de brouillard qu'il vit le père Eck.</p> + +<p>—Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, +que, lors de mon voyage à Paris, je vous ai conseillé +d'abandonner votre cercle, de laisser ces gens-là à +leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et que j'ai +insisté autant que les convenances le permettaient; +vous vous le rappelez, n'est-ce <i>bas</i>?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Eh <i>pien</i>, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement +en mon nom que je parlais. Depuis mon retour, +ma mère a vu des amis de Paris qui lui ont +parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez +dans votre cercle.</p> + +<p>Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait +baissé les yeux et les tenait attachés sur une feuille +du parquet, n'osa pas les relever pour regarder ce +qu'il y avait sous ce silence.</p> + +<p>—On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, +continua le père Eck; beaucoup trop de choses.</p> + +<p>Il dit cela tristement, avec embarras.</p> + +<p>—Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce +mariage, vous comprenez?</p> + +<p>Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? +la honte le serrait à la gorge et l'étouffait.</p> + +<p>—Je suis <i>tésespéré</i> de vous parler ainsi, mon cher +monsieur <i>Ateline</i>, mais que voulez-vous, je vous le +demande, hein, que voulez-vous?</p> + +<p>—Rien, murmura Adeline accablé.</p> + +<p>—Comment répondre à ma mère et la combattre, +quand... j'ai le chagrin de le dire... je pense comme +elle? C'était un grand effort que ma mère faisait en +donnant son consentement à ce mariage, mais elle +s'y décidait par estime pour <i>fous, monsieur Ateline</i> +tandis qu'il est au-dessus de ses forces de se résigner +à ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef....</p> + +<p>Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa +chaise.</p> + +<p>—... Dont le chef joue; et tant que vous serez +président de ce cercle, vous jouerez, cela est fatal.</p> + +<p>—Président du cercle, murmura Adeline, c'est +la présidence du cercle que madame Eck me reproche?</p> + +<p>—Et que <i>foulez-vous</i> que ce soit? C'est assez, hélas!</p> + +<p>—Mais je ne le suis plus.</p> + +<p>—<i>Fous</i> n'êtes plus président du <i>Grand I</i>?</p> + +<p>—J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai +jamais dans ce cercle... ni dans aucun autre.</p> + +<p>—Jamais?</p> + +<p>—Je le jure.</p> + +<p>Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les +deux mains tendues:</p> + +<p>—Votre main, que je la serre, mon cher ami. +Ah! quel soulagement!</p> + +<p>Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. +Adeline renaissait; de l'abîme au fond duquel +il se noyait, il remontait à la lumière.</p> + +<p>—Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai +une carte, s'écria Adeline, et que le jeu me fait horreur, +vous entendez, horreur!</p> + +<p>—Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments +d'il y a quelques jours seront ceux de <i>temain</i>: le mariage +est fait. Obtenez le consentement de la Maman, +et <i>tans</i> un mois nos enfants seront mariés, je vous le +promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la +vôtre cédera bien aussi: les conditions ne sont-elles +<i>bas</i> les mêmes? Je dois vous <i>tire</i> que ma mère tient +à ce consentement, et qu'elle retirerait le sien si +madame <i>Ateline</i> persistait dans son hostilité: elle +veut l'union des familles, et cela est trop <i>chuste</i> pour +que nous ne respections pas sa volonté. Quant aux +affaires, nous les arrangerons ensemble.</p> + +<p>Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié +cette terrible question des affaires; ce mot le rejeta +durement dans la réalité.</p> + +<p>—Je dois vous dire....</p> + +<p>Mais le père Eck lui ferma la bouche:</p> + +<p>—Un seul mot: Avez-<i>fous</i> d'autres dettes que +celles qui grèvent la propriété du Thuit; des dettes +personnelles, par exemple?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Eh <i>pien</i>, les affaires s'arrangeront. Je sais que +vous ne pouvez pas donner de dot à mademoiselle +<i>Perthe</i> en ce moment. Je connais <i>fotre</i> situation. +Nous nous en passerons. Mademoiselle <i>Perthe</i> est +une fille qui vaut encore six cent mille francs, en +mettant les choses au pire; c'est assez, si vous +voulez bien donner votre concours à Michel pour la +fabrique que nous allons établir, et qui remplacera +la vieille fabrique «en chambre» <i>Ateline</i>, par la +fabrique «industrielle» Eck et Debs-<i>Ateline</i>. Dans +six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement +Vincent, qui en ont coûté quatre cent +mille il y a six ans; nous y installons nos métiers; +nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; +dans six mois, je <i>fous</i> le <i>tis</i>, nous filons et nous +battons; pas de tâtonnements, pas de coûteuses +expériences. Nous ferons venir de Roubaix les ouvriers +qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont +émigré d'<i>Elpeuf</i> à Roubaix, pour que nous fassions +revenir quelques-uns de ces pauvres émigrés; cela +sera <i>trôle</i>.</p> + +<p>Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence +commerciale.</p> + +<p>—L'engouement du peigné commence à se calmer, +on s'aperçoit que deux toiles appliquées l'une contre +l'autre sans que la laine soit mélangée se coupent +vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs +vives qui plaisent chez le tailleur virent et passent +exposées à l'air, et <i>betit</i> à <i>betit</i> on revient au foulé; +le <i>chour</i> où l'évolution sera complète, nous serons +là monsieur <i>Ateline</i>, et nous livrerons conforme. +Ah! ah!</p> + +<p>Il parlait en marchant de long en large dans son +bureau, alerte, léger comme s'il avait trente ans et +commençait la vie avec l'élan de la jeunesse: Ah! +ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à +Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, +il voyait les broches de son nouvel établissement +tourner et il entendait ses métiers battre.</p> + +<p>—Il faudra reprendre la <i>marmotte</i>, monsieur <i>Ateline</i>, +et avec votre gendre visiter la clientèle parisienne: +Eck et Debs-<i>Ateline</i>; nous livrons conforme; +la vieille maison <i>Ateline</i> revit, et il faut croire qu'elle +ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend +de <i>fous</i>; allez trouver <i>fotre</i> mère. A bientôt, mon +cher ami; mes amitiés à mademoiselle <i>Perthe</i>.</p> + +<p>Quel revirement! Adeline était entré le désespoir +au coeur et la honte au front; il sortit relevé, rayonnant; +sa vie finie recommençait avec sa fille et par +son gendre.</p> + +<p>S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt +auprès de Berthe, mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu +courir son député?</p> + +<p>Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour +ne pas se laisser retenir par les gens qui voulaient +l'aborder, saluant à droite et à gauche, sans se donner +le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait +ses coups de chapeau.</p> + +<p>Certes, oui, il reprendrait la <i>marmotte</i> et avec joie. +Berthe mariée, mariée à l'homme qu'elle aimait, +quel apaisement, quelle tranquillité! il la verrait heureuse; +les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses +oreilles: la langue que le père Eck venait de lui parler +l'avait rajeuni de vingt ans; comme elle sonnait +mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre jeu; +le jeu est fait, rien ne va plus?»</p> + +<p>Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant +elle, Berthe était restée dans la cour; quand elle +aperçut son père, elle courut à lui.</p> + +<p>Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de +son père que c'était une bonne nouvelle qu'il apportait.</p> + +<p>En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: +le consentement donné par madame Eck, la création +de la fabrique nouvelle dans les établissements Vincent.</p> + +<p>—Dans un mois tu peux être mariée, avant six +mois la fabrique peut marcher.</p> + +<p>Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue +étreinte.</p> + +<p>—Mais il nous faut maintenant le consentement +de ta grand'mère.</p> + +<p>—Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.</p> + +<p>—Puisque madame Eck a donné le sien, il me +semble impossible qu'elle le refuse.</p> + +<p>Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline +quand il lui exprima cette espérance.</p> + +<p>—Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, +dit-il.</p> + +<p>—On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux +gens, quand on est convaincu que c'est dans leur +intérêt qu'on agit et pour leur bien,—et cette conviction +est celle de ta mère. Au reste elle t'attend +dans sa chambre; va tout de suite lui parler.</p> + +<p>—Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le +voyant entrer. Berthe m'a annoncé que tu venais +passer quinze jours avec nous, cela va nous faire du +bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela.</p> + +<p>Elle l'attira et l'embrassa.</p> + +<p>—Quand on est jeune, on peut rester séparé de +ceux qu'on aime, dit-elle, qu'importe? on a devant +soi de beaux jours pour se rattraper; mais à mon âge, +quand les heures sont comptées, celles de l'absence +sont bien longues.</p> + +<p>—Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, +dit-il.</p> + +<p>—Moi, mon garçon, et comment?</p> + +<p>Il expliqua comment: aux premiers mots, la +Maman voulut lui couper la parole:</p> + +<p>—Il ne devait jamais être question de ce mariage +entre nous, dit-elle vivement.</p> + +<p>—Il n'en a pas été question tant que les conditions +ont été les mêmes, mais aujourd'hui elles sont +changées.</p> + +<p>Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient +à ces conditions le consentement donné par +madame Eck et l'acquisition des établissements +Vincent.</p> + +<p>—Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, +s'écria la Maman, voilà vraiment un beau sacrifice.</p> + +<p>—Elle peut être aussi attachée à sa religion que +tu l'es à la tienne.</p> + +<p>—Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle +était attachée à sa religion, comme tu dis, elle ne +céderait pas plus que je peux céder moi-même. Il ne +manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me +le demander?</p> + +<p>—Je te demande de faire le bonheur de Berthe et +le mien, rien autre chose, et c'est cela seul que tu +dois considérer.</p> + +<p>—Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce +quand on sent la main de la mort suspendue sur sa +tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, cette main? +Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que +tu voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner +mes derniers jours?</p> + +<p>—Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer +notre repos à tous: elle aime Michel Debs....</p> + +<p>—La malheureuse!</p> + +<p>—Le mariage qui se présente est plus beau que +dans notre situation nous ne pouvons l'espérer, +voilà pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister +dans ton refus qui nous désespérerait tous.</p> + +<p>—Constant, je donnerais ma vie pour toi avec +joie, je le jure sur ta tête; mais c'est mon salut que +tu me demandes; je ne peux pas te le donner; ne +me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, +jamais!</p> + +<h4>III</h4> + + +<p>—Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt +que son mari revint dans le bureau où elle était +seule avec Berthe.</p> + +<p>—Elle résiste.</p> + +<p>—Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille.</p> + +<p>—Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier +mot?</p> + +<p>Certes non, elles ne l'avaient point pensé.</p> + +<p>—Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua +Adeline, nous reviendrons à la charge, moi de +mon côté, toi du tien, Hortense, toi aussi, Berthe; +pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce +soir même et lui demander de nous aider; il me +semble qu'il ne peut pas nous refuser son concours.</p> + +<p>—En es-tu sûr? demanda madame Adeline.</p> + +<p>—C'est à essayer; en attendant je vais envoyer +un mot à Michel pour qu'il vienne dîner avec +nous demain: ce sera son entrée officielle dans +la maison en qualité de fiancé, et je crois que +cela produira un certain effet sur Maman; si elle +a la preuve que son opposition n'empêche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans +son refus, qui n'a d'autre résultat que de nous rendre +tous malheureux, elle et nous; et puis, il est bon +qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; +il est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman +comme il a pris celui de la petite-fille.</p> + +<p>Berthe vint à son père et l'embrassa en restant +penchée sur lui un peu plus longtemps peut-être +qu'il n'en fallait pour un simple baiser.</p> + +<p>—Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, +employons-les bien; et, pour commencer, soyez +avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner +par trop de raideur.</p> + +<p>Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce +qu'elle était d'ordinaire, quand le lendemain son fils +lui annonça que Michel Debs dînerait le soir avec +eux.</p> + +<p>—Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier +mouvement de surprise et d'indignation.</p> + +<p>Mais aussitôt elle se calma:</p> + +<p>—Tu es le maître, dit-elle.</p> + +<p>—Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir +faire; moi, pour ne pas désespérer ma fille; toi... +pour ne pas blesser ta conscience.</p> + +<p>Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se +demandait comment se passerait ce dîner, et quel +accueil la Maman ferait à Michel: il fallait qu'elle +sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le +disait, et qu'elle crût que par son opposition elle +n'empêcherait pas le mariage de sa petite-fille; ces +deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle +reconnaîtrait elle-même l'inutilité.</p> + +<p>Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman +n'accueillit pas Michel en ami et encore moins en +petit-fils, au moins ne lui fit-elle aucune algarade; +quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, +comme s'il était un inconnu ou un indifférent +qu'elle ne devait jamais revoir. Quand, après le +dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor, +chanta avec Berthe le duo de <i>Faust</i>: «Laisse-moi, +laisse-moi contempler ton visage,» elle ne quitta +pas le salon, et sa seule manifestation de mécontentement +fut de dire à sa belle-fille:</p> + +<p>—Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais +laissé chanter de pareilles polissonneries avec un +jeune homme.</p> + +<p>Madame Adeline voulut marcher dans le même +sens que son mari:</p> + +<p>—Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle.</p> + +<p>La Maman resta interdite.</p> + +<p>Après que Michel fut parti et que la Maman fut +rentrée dans sa chambre, Adeline, madame Adeline +et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de se +passer:</p> + +<p>—Vous voyez! dit Adeline.</p> + +<p>—J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame +Adeline.</p> + +<p>—Et moi donc! murmura Berthe.</p> + +<p>—Le premier pas est fait, dit Adeline comme +conclusion, il n'y a qu'à continuer, demain, après-demain; +ne pensons qu'à cela, ne nous occupons que +de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; +il faudra, ma petite Berthe, lui savoir d'autant plus +grand gré de son sacrifice qu'il aura été plus douloureux +pour elle.</p> + +<p>Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, +ne s'occuper que du mariage de sa fille.</p> + +<p>Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât +sa correspondance à Elbeuf; quand on la lui +remit, il trouva au milieu des lettres et des journaux +une grande enveloppe cachetée à la cire et +portant la mention: «Personnelle»; son contenu +paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il ouvrit tout +d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux +furent attirés par une annotation à l'encre rouge +«Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette page, +et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce +qu'il devait lire:</p> + +<p>«On sait que le député Adeline était président +d'un des cercles où, depuis quelques mois, se joue +la plus grosse partie; il vient de donner sa démission.</p> + +<p>«Pourquoi?</p> + +<p>«Nous allons tâcher de le découvrir.</p> + +<p>«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs.</p> + +<p>«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.</p> + +<p>«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête +le renouvellement: nous ne manquerons pas au +devoir que notre titre nous impose.»</p> + +<p>Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «<i>Le +François 1er</i>» avec le mot célèbre bien en vedette:</p> + +<p>«Tout est perdu, fors l'honneur.»</p> + +<p>Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût +pas hâte de voir le second:</p> + +<p>«<i>Le Redresseur de torts</i>:</p> + +<p>«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait +que le désarroi règne dans l'<i>Épire</i>: on sait que +cette province, où les affaires marchaient très bien +pour les Grecs, était administrée par le député Adelinos, +l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci +vient de se retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique +noire; et l'on ne voit plus ses doigts légers +courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +être les résultats de cette colère désastreuse, qui +menace de précipiter chez Aidès tant de fortes âmes +de héros criant la faim.»</p> + +<p>Le troisième journal avait pour titre: l'<i>Honnête +homme</i>; c'était en tête de la première page que se +trouvait le trait à l'encre rouge:</p> + +<p>«Sous ce titre:</p> + +<p>UNE USINE A BACCARA</p> + +<p>Nous commencerons prochainement une curieuse +étude du jeu à Paris, prise dans le vif de +la réalité, avec des portraits de personnages en +vue que tout le monde reconnaîtra.</p> + +<p>Elle montrera comment se montent les cercles +qui ne sont que des entreprises financières, +comment ils fonctionnent et les résultats qu'ils +produisent sur la ruine publique.</p> + +<p>Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt +de cette étude:</p> + +<p>1er chap.—Association du demi-monde et de +la gentilhommerie;</p> + +<p>2e chap.—Où l'on trouve un président en +situation d'obtenir une autorisation pour ouvrir +un nouveau cercle;</p> + +<p>3e chap.—Les jeux et les joueurs: tricheries +des grecs et des croupiers; les ressources de la +cagnotte;</p> + +<p>4e chap.—Les séquences à l'usage de tout le +monde;</p> + +<p>5e chap.—<i>Mangeurs et mangés</i>.</p> + +<p>Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre +sur l'envoi de ces journaux: on voulait l'intimider, +le faire chanter, le <i>manger</i>.</p> + +<p>C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en +face de sa femme; le voyant troublé par cette lecture, +elle lui demanda ce qu'il avait et si ces journaux +lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.</p> + +<p>Pouvait-il répondre franchement et confesser toute +la vérité à sa femme? La honte lui ferma la bouche. +Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se tourmenterait +de son impuissance.</p> + +<p>—Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, +dit-il; mais pour nous, non. Les journaux, Dieu +merci, ne s'occupent pas de mes affaires.</p> + +<p>Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua +la lecture de son courrier, mais sans savoir ce +qu'il lisait; quand il fut tant bien que mal arrivé au +bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir +et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être +plus sous le regard de sa femme.</p> + +<p>Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne +et, tournant à gauche au lieu de la continuer tout +droit, il avait pris la vieille rue Saint-Auct, qui par +une rude montée tortueuse escalade la colline au haut +de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait +lentement, les reins courbés, la tête basse, comme +dans cette même côte son père le lui avait appris +quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop +vite hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, +il se retournait et regardait en soufflant la ville +à ses pieds. Puis il reprenait sa montée, distrait +de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à rendre +aux femmes assises devant leurs portes et aux +gamins qui le poursuivaient de leurs cris: «Bonjour +monsieur Adeline; bonjour monsieur Adeline», fiers +de parler à leur député.</p> + +<p>Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point +dominant du plateau, et, n'ayant plus personne +autour de lui, il s'assit, se répétant tout haut le mot +que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas:</p> + +<p>—Que faire?</p> + +<p>Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur +répondre?</p> + +<p>Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait +en effet non de savoir s'il pouvait laisser passer +ces attaques en les dédaignant, mais bien de trouver +les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil +faire le mort, ceux qui avaient commencé cette +campagne dans les journaux ne s'en tiendraient pas +là; le sommaire de l'étude sur le jeu le disait: +«<i>Mangeurs et Mangés</i>»; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser?</p> + +<p>Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté +Paris pour Elbeuf, il allait trouver auprès des siens +l'oubli et la tranquillité!</p> + +<p>Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette +ville, qui s'étalait sous lui, et où, jusqu'à ce jour, +son nom n'avait été prononcé qu'avec respect. Qu'il +remontât cette côte dans quelques jours, et personne +ne se lèverait plus sur son passage; on détournerait +la tête, et si les gamins lui faisaient encore cortège, +ce ne serait plus pour lui crier: «Bonjour, monsieur +Adeline.»</p> + +<p>Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le +coeur serré, les nerfs crispés, l'esprit chancelant, +qui il regardait ce panorama qu'il n'avait jamais vu +qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays +natal, comme il était fier de lui-même:—la ville +avec sa confusion de maisons, de fabriques et de +cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, +le ronflement de ses machines qui montaient +jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à +l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue +courbe de la Seine, avec son cadre vert formé par +les masses sombres des forêts.</p> + +<p>Il resta là longtemps, regardant alternativement +autour de lui et en lui. Alors, peu à peu, tout son +passé lui revint, d'autant plus amer à cette heure +d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le +vivait. En suivant des yeux l'agrandissement de sa +ville, il se revit grandir d'année en année. Elle aussi, +elle avait subi comme lui une crise et l'on avait pu +croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prête à se relever et à reprendre sa marche, il +se voyait précipité, sans lutte, sans secours possible, +dans une catastrophe qui devait l'écraser.</p> + +<p>Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder.</p> + +<p>Pour se défendre, il fallait commencer par avouer +qu'il avait joué à son insu avec des cartes préparées +par des gens qui voulaient le perdre, et les explications +ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le +monde le saisirait au bond; les explications, qui les +écouterait?</p> + +<p>S'il cédait, si une fois il accordait aux <i>mangeurs</i> ce +qu'ils lui demanderaient, ne faudrait-il pas céder +toujours, tant que ceux qui voulaient l'exploiter lui +verraient une ressource?</p> + +<p>Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se +rendit mieux compte de l'enveloppement qui se faisait +autour de lui: ce n'était qu'une préparation, +mais combien menaçante s'annonçait-elle!</p> + +<p>Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira +en petits morceaux qu'il jeta au vent; mais +une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et les emporta +vers la ville; alors un frisson le secoua comme +si chaque lambeau était un journal complet qu'Elbeuf +allait lire.</p> + +<p>Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu +le demander; quelqu'un qui n'était pas un acheteur +et qui devait revenir.</p> + +<p>Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient +affaire à lui; il verrait bien; mais il n'était plus au +temps où il pouvait se dire tranquillement qu'il verrait +bien; il avait peur de voir.</p> + + + + + +<h4>IV</h4> + + +<p>Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline +avait repris sa place en face de sa femme, quand la +porte du bureau s'ouvrit, poussée par un homme de +trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une +serviette d'avocat bourrée de papiers: évidemment +c'était l'ennemi.</p> + +<p>—M. Adeline.</p> + +<p>—C'est moi, monsieur.</p> + +<p>—Pourrais-je vous entretenir quelques instants... +en particulier?</p> + +<p>Disant cela, il tendit sa carte à Adeline:</p> + +<p>«LEPARGNEUX,</p> + +<p>»Directeur de l'<i>Honnête Homme</i>.»</p> + +<p>Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le +dérangeât point, et, passant le premier, il introduisit +le directeur de l'<i>Honnête Homme</i> dans le salon.</p> + +<p>—Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa +serviette qu'il venait d'ouvrir, si vous connaissez le +journal dont je suis le directeur; nous n'avons pas +encore une longue durée, et il a pu vous échapper, +malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise +dans le monde parisien.</p> + +<p>Il importait pour Adeline de ne pas se laisser +emporter et de voir venir.</p> + +<p>—Mon journal, continua Lepargneux, a récemment +annoncé la publication d'une étude sur le jeu à +Paris, intitulée: <i>Une Usine à Baccara</i>; la voici:</p> + +<p>—J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant +de prendre le journal que Lepargneux lui tendait.</p> + +<p>—Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.</p> + +<p>Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait +pas aller au-devant des questions de ce singulier +personnage, il ne trouvait ni digne ni adroit de +chercher à se dérober.</p> + +<p>—Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu +déconcerté par le calme d'Adeline, que si je suis le +directeur de l'<i>Honnête Homme</i>, je ne suis pas en +même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce +rédacteur en chef et moi hostilité déclarée. Cela vous +fait comprendre que je ne l'ai pas commandée cette +étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par cette +annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des +portraits de personnages en vue, que tout le monde +reconnaîtrait, je me suis inquiété; je me suis demandé +quels étaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président +de l'<i>Épire</i>....</p> + +<p>Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques +de la confusion:</p> + +<p>—Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du +<i>Grand I</i>.</p> + +<p>Puis, reprenant son récit:</p> + +<p>—Je dois encore ajouter, si vous le permettez, +que j'ai pour vous la plus haute estime, non seulement +pour le député dont je partage les opinions, +mais encore pour l'industriel et le commerçant, +étant commerçant moi-même: Lepargneux, éponges +en gros, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Dans ces +conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de façon à être reconnu +par tout le monde, dans une étude sur le jeu... ou +bien des choses scandaleuses seront jetées au vent +de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me +suis décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec +vous.</p> + +<p>—Vous entendre avec moi?</p> + +<p>—Je comprends votre surprise. Vous vous dites, +n'est-ce pas, qu'étant directeur de l'<i>Honnête Homme</i> +je n'ai besoin de m'entendre avec personne pour empêcher +la publication dans mon journal de ce qui +me déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, +directeur, il y a un rédacteur en chef qui fait le +journal, et, comme nous sommes en guerre, il n'y +met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces +antagonismes dans les journaux que le public ne +soupçonne pas.</p> + +<p>—En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda +Adeline, qui commençait à perdre patience.</p> + +<p>—Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans +mon journal, j'empêcherais la publication de tout ce +qui vous touche. Mais je ne puis l'être qu'en mettant +mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours.</p> + +<p>Rien n'était plus simple, plus honnête que le +concours qu'il venait demander à Adeline,—de commerçant +à commerçant, car il était commerçant avant +tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste +seulement par occasion, parce qu'il avait eu +la chance de rencontrer une affaire superbe qui devait +lui donner une belle fortune en peu de temps: +celle de l'<i>Honnête Homme</i>. Malheureusement, le rédacteur +en chef à qui il avait confié son journal +était un coquin dont il ne pouvait se débarrasser +qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il +ne les avait pas... en ce moment, et il venait les demander +à Adeline, qui était intéressé plus que personne +au renvoi de ce coquin. Mais cette demande, +il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en +échange, c'est-à-dire une part de propriété dans +l'<i>Honnête Homme</i>, qui était en train de prendre une +place considérable dans le journalisme français—celle +réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur +la reconnaissance publique. Il était évident qu'une +campagne s'organisait en ce moment dans certains +journaux contre le président du <i>Grand I</i>; en achetant +un certain nombre d'actions de l'<i>Honnête Homme</i> avec +l'argent qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui +reprochait, c'est-à-dire avec de l'argent trouvé, Adeline +obtenait des avantages importants: 1° il faisait +disparaître la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il +pouvait imposer silence à ses adversaires qui le redouteraient; +3° il employait son journal non seulement +dans cette circonstance particulière, mais +encore dans toutes celles où son ambition politique +était en jeu; 4° enfin, il participait à la grosse fortune +que l'<i>Honnête Homme</i> devait apporter à ses +propriétaires dans un délai très court.</p> + +<p>Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux +posa sa serviette sur une table et en tira différents +papiers:</p> + +<p>—Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du +ton d'un camelot qui fait son boniment; ce que j'avance, +je le prouve: voici des pièces authentiques +qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire, +voyez, regardez.</p> + +<p>C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu +jusque-là. Il se leva, mais, au lieu de venir à la table +sur laquelle Lepargneux étalait ses pièces authentiques, +il alla à la porte, et, la montrant par un geste +énergique:</p> + +<p>—Sortez! dit-il.</p> + +<p>Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:</p> + +<p>—Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le +portrait qu'on veut publier dans cette étude doit +vous déshonorer, vous perdre à la Chambre et vous +perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, +empêcher le mariage de votre fille, que je ne savais +pas, mais que j'ai appris en vous attendant; je vous +offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez?</p> + +<p>—Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline +d'une voix sourde, car il ne fallait pas que sa +femme l'entendit.</p> + +<p>—Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. +Si vous n'avez pas les fonds en ce moment, +nous prendrons des arrangements.</p> + +<p>—Sortez, sortez!</p> + +<p>—Je peux faire un effort pour vous, et si les +quatre-vingt-sept mille francs vous gênent, nous dirons +soixante mille.</p> + +<p>Adeline montra la porte.</p> + +<p>—Nous dirons cinquante mille.</p> + +<p>Adeline revint vers la cheminée où un cordon de +sonnette pendait le long de la glace.</p> + +<p>—Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?</p> + +<p>Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se +presser.</p> + +<p>—Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les +fourrant dans sa serviette, que ce serait ainsi que +vous me remercieriez de mon voyage, entrepris dans +votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez +que j'ai voulu uniquement vous sauver. La publication +de cette étude ne commencera pas avant quelques +jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix +de la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, +j'en suis sûr, écrivez-moi aux bureaux de l'<i>Honnête +Homme</i>; Dieu merci, je n'ai pas de rancune. +Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.</p> + +<p>—Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline +quand son mari entra dans le bureau.</p> + +<p>—Un directeur de journal qui voulait me demander +de prendre des parts dans son affaire.</p> + +<p>—Il tombait bien!</p> + +<p>—J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre +dehors, dit Adeline pour expliquer ses éclats de voix +s'ils étaient venus jusque dans le bureau.</p> + +<p>Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il +n'aurait pas da répondre autrement à cette menace! +Mais quelle autre réponse possible sans se déshonorer? +car telle était la situation que, quoi qu'il fît, +c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au +dénouement: par lui-même s'il cédait, par ces misérables +s'il résistait. Et quand il céderait, quand il donnerait +ces quatre-vingt-sept mille francs, s'arrêteraient-ils +là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os +tant qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien +qu'il se dit qu'il ne pouvait faire que cette réponse, à +chaque instant il se répétait la conclusion de Lepargneux: +«Vous n'avez donc pas compris que cette +étude doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à +Elbeuf, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher +le mariage de votre fille?»</p> + +<p>Le mariage de sa fille, comment s'en occuper +maintenant? Où trouver assez de calme pour agir +continuellement sur l'esprit de la Maman?</p> + +<p>Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce +qu'il ne faisait plus qu'en tremblant et autant que +possible en cachette de sa femme, de peur de se trahir +devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture +était visiblement déguisée:</p> + +<p>«Monsieur,</p> + +<p>«Il se prépare contre vous une machination pour +vous faire chanter en vous menaçant de dévoiler +certains procédés de jeu qui vous auraient fait +gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher +ces machinations s'il vous convient d'entrer +en arrangement avec moi. Vous pouvez me répondre: +poste restante A.G. 913.»</p> + +<p>Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha +même pas à imaginer quel pouvait être ce protecteur +qui offrait «contre arrangement» d'arrêter ces +machinations.</p> + +<p>Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, +un second numéro du <i>François 1er</i> qui annonçait que +l'enquête qu'il avait commencée sur certains joueurs +touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le résultat... «étonnant».</p> + +<p>Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour +de lui; un jour ou l'autre le scandale éclaterait +sans qu'il eût pu rien faire pour le prévenir.</p> + +<p>A la vérité, il y avait des heures où il se disait que +ceux qui le connaissaient n'ajouteraient pas foi à +ces accusations, et qu'à la Chambre pas plus qu'à +Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire qu'il +avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le +connaissait pas, et d'ailleurs il y avait le gain des +87,000 francs qui, quoi qu'il fit, quoi qu'il dit, laisserait +toujours dans les esprits, même de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il +les avait gagnés, ces 87,000 francs, cela était un fait +certain, il les avait volés; comment faire croire qu'il +n'était pas d'accord avec ceux qui lui avaient fourni +les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient +pas moins invraisemblables pour ses amis, et +pour les indifférents absurde.</p> + +<p>Cependant le temps de son congé touchait à sa +fin, et il fallait qu'il rentrât à Paris; mais Paris maintenant +était-il plus dangereux pour lui qu'Elbeuf où +il avait cru trouver le repos et où il avait été si rudement +poursuivi?</p> + +<p>Il pouvait d'autant moins prolonger son absence +qu'avec l'expiration de son congé coïncidait une +élection pour lui d'une grande importance: celle du +président du groupe de l'<i>Industrie nationale</i>; ses +amis le portaient à cette présidence, son élection +semblait assurée, il ne pouvait pas se dispenser de +faire acte de présence.</p> + +<p>Il partit donc en promettant à Berthe de revenir +dans quelques jours et de reprendre auprès de la +Maman ses instances qui, pour n'avoir pas encore +abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées.</p> + +<p>Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la +Chambre, il s'imaginait que ses amis, qu'il n'avait +pas vus depuis quinze jours, allaient lui faire un +accueil affectueux,—celui auquel il était habitué. +Au contraire, cet accueil fut manifestement glacial; +on s'éloignait de lui; pour un peu on lui eût +tourné le dos.</p> + +<p>Comme il allait entrer dans le bureau où devait se +faire l'élection, on lui remit une dépêche qu'il ouvrit: +«Envoyons premier numéro de l'étude à +Elbeuf, particulièrement et personnellement à +M. Eck; il est temps encore.»</p> + +<p>L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent +sur lui; il ne s'était pas donné la sienne, +croyant avoir l'unanimité.</p> + +<p>—J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais +que voulez-vous, ce qu'on raconte de l'<i>Épire</i> vous +fait le plus grand mal.</p> + +<p>Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit +du Palais-Bourbon la tête perdue; il ne lui restait +qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le poursuivrait +plus; l'honneur et les siens seraient sauvés.</p> + +<p>Traversant le pont, il descendit sur le quai pour +prendre un bateau-omnibus; en route il lui serait +facile de tomber dans la Seine par accident.</p> + +<p>Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il +devait s'embarquer, sa femme, sa fille se dressèrent +devant ses yeux; pouvait-il les abandonner sans +avoir assuré le mariage de sa fille?</p> + + + + +<h4>V</h4> + + +<p>Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa +femme.</p> + +<p>«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite +Michel à passer la journée de demain avec nous.»</p> + +<p>Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une +dépêche de ce genre voulait dire qu'après la paye, +la famille montait dans la vieille calèche et s'en allait +au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à la +gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les +siens; par ce moyen, la Maman ne se couchait pas +trop tard, et le lendemain on s'éveillait au chant des +oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse +du Glayeul où, s'il y avait eu des glaïeuls autrefois, +ainsi que le nom l'indiquait, on n'y trouvait plus +depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que +celles de l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur +douceâtre.</p> + +<p>Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: +à sept heures, la Maman, madame Adeline, +Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et quand il +descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva +la charrette qui l'attendait: une heure après il +arrivait au Thuit, et à la lueur d'une lanterne il +voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir au-devant +de lui.</p> + +<p>—Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.</p> + +<p>—Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, +dit-il pour expliquer ce retour sans que sa femme +s'en étonnât.</p> + +<p>—Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter +Michel pour demain! dit Berthe en se serrant contre +lui.</p> + +<p>—Tu es contente?</p> + +<p>—Oh! cher papa!</p> + +<p>—Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.</p> + +<p>—Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à +placer son mot, elle a sauté de joie quand ma tante a +lu ta dépêche.</p> + +<p>—Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria +Berthe.</p> + +<p>Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper +froid dans la salle à manger où le feu avait été allumé, +bien qu'on fût déjà en avril, mais il ne voulût +pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter +Paris; au moins le dit-il.</p> + +<p>Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait +jamais dans la chambre de sa mère, car la Maman +s'endormait aussitôt qu'elle se mettait au lit, et +il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement +qu'il allait lui dire un bonjour matinal.</p> + +<p>Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, +et le lendemain matin, quand tout le monde dormait +encore dans le château, il frappa à la porte +de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. +Justement parce qu'elle s'endormait aussitôt +qu'elle se couchait, la Maman se réveillait tôt, +et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil:</p> + +<p>—Entre, dit-elle.</p> + +<p>Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui +demanda d'ouvrir les volets.</p> + +<p>—Que je te voie, dit-elle.</p> + +<p>Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du +soleil levant emplirent la chambre de leur claire lumière +rosée.</p> + +<p>Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa +mère.</p> + +<p>—Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.</p> + +<p>—Je vais comme toujours.</p> + +<p>Elle l'examina longuement.</p> + +<p>—Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre +ouverte; je ne te vois pas bien.</p> + +<p>—Ne vas-tu pas avoir froid?</p> + +<p>—Il fait un temps superbe.</p> + +<p>—L'air est vif.</p> + +<p>—Va donc.</p> + +<p>Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder +l'entretien décisif qui devait assurer le mariage +de Berthe.</p> + +<p>—Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de +nouveau; comme tes traits sont contractés! Tu n'es +pas bien, mon garçon.</p> + +<p>—Mais si.</p> + +<p>—Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons +yeux quand il s'agit de toi; quand tu étais petit et +que tu devais être malade, je le voyais avant tout le +monde, avant ton père, avant le médecin; je leur +disais: «Constant va avoir quelque chose»; je ne +me suis jamais trompée: les mères ont des yeux +pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les +quinze jours que tu viens de passer avec nous, j'ai +bien des fois remarqué que tu étais tantôt pâle, +tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants +où tu étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce +qu'on te disait.</p> + +<p>A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait +dans son esprit, qui, lui semblait-il, devait assurer +le mariage de Berthe.</p> + +<p>—Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté.</p> + +<p>—Par tes affaires?</p> + +<p>—Par l'état de ma santé et par le mariage de +Berthe.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle +d'un accent attendri, à qui parleras-tu, si ce +n'est à ta mère.</p> + +<p>—J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, +dans une heure, je peux être mort.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant!</p> + +<p>—La vérité; et la pensée que je peux partir sans +que la vie de Berthe soit fixée, sans que son bonheur +soit assuré m'est une angoisse....</p> + +<p>—Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A +ton âge!</p> + +<p>—Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je?</p> + +<p>—Mais qu'est-ce que tu as?</p> + +<p>Il hésita un moment:</p> + +<p>—Un anévrisme.</p> + +<p>—Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, +qui en avait un, est mort à quatre-vingts ans passés.</p> + +<p>—Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, +c'est que demain je peux être mort; tu penses bien +que je ne te le dirais pas si je n'en étais pas sûr.</p> + +<p>-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, +mon fils, mon cher enfant!</p> + +<p>L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur +de sa pauvre vieille mère lui brisait le coeur, mais ne +fallait-il pas qu'il parlât ainsi; cependant il faiblit et +se penchant sur elle:</p> + +<p>—Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais +plus tranquille, je me trouverais dans de meilleures +conditions si je n'étais pas tourmenté par cette pensée +du mariage de Berthe qui m'enfièvre.</p> + +<p>—Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle +comme si elle se parlait à elle-même, tu serais dans +de meilleures conditions?</p> + +<p>—Tu sais que pour cette maladie les émotions +sont mauvaises, et que les chagrins aggravent le +mal.</p> + +<p>De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se +tournant à demi vers une image de la Vierge fixée +au mur contre lequel son lit était appuyé, elle parut +lui adresser une ardente prière; puis revenant vers +son fils:</p> + +<p>—Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais +ce mariage.</p> + +<p>Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans +trouver autre chose que des mots entrecoupés.</p> + +<p>—Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, +elle doit peut-être aussi donner son salut; mais +ce n'est pas à moi que je dois penser, c'est à toi; tu +seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je +ne te voie plus ces yeux inquiets.</p> + +<p>Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme +il se montrait mal à l'aise, elle n'insista pas, pour +ne pas le tourmenter.</p> + +<p>—Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te +fera du bien et te calmera: maintenant tu vas être +tranquille.</p> + +<p>Comme sa mère le lui disait, il se promena dans +le jardin; mais se calmer, le pouvait-il, quand à +chaque pas, il se répétait qu'il fallait qu'avant le +soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, +tout protestait contre cette idée de mort: le bonheur +de sa fille qu'il ne verrait pas; et le printemps qui +dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin.</p> + +<p>Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait +l'embrasser pour la dernière fois, et aussi sa pauvre +mère et sa chère femme; cette maison qu'il s'était +plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; +ces arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait +améliorés et qu'il aimait, c'était pour la dernière fois +qu'il les voyait: tout, ces quenouilles blanches de +fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, +ces oiseaux qui chantaient, cette odeur de sève parlaient +de renouveau, de force, de joie, de vie, et lui +ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu +à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur.</p> + +<p>Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même +quand Berthe vint le rejoindre, toute fraîche, toute +pimpante dans sa toilette printanière.</p> + +<p>—Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, +après l'avoir embrassé.</p> + +<p>—Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: +ta grand'mère consent à votre mariage.</p> + +<p>Elle se jeta dans ses bras:</p> + +<p>—Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce +premier élan de joie; qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré +tout, doutais de toi!</p> + +<p>—C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas +douter; n'oublie jamais le sacrifice qu'elle a fait à +ton bonheur.</p> + +<p>Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant +de Michel, qui devait venir à pied par la +Londe et le chemin de la forêt; et quand l'heure fut +arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent.</p> + +<p>Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de +Berthe, rire comme elle, lui répondre, mais il y avait +des moments où, malgré ses efforts, il restait silencieux +et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant +même plus.</p> + +<p>Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme +ils approchaient d'un carrefour où se croisaient plusieurs +chemins, ils aperçurent Michel assis sur un +tronc d'arbre couché dans l'herbe.</p> + +<p>—C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui +cria Berthe.</p> + +<p>—C'est justement parce que je me suis trop dépêché +que j'attendais qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, +répondit Michel en venant vivement +au-devant d'eux.</p> + +<p>—Si vous aviez su?... dit Berthe.</p> + +<p>Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant +la main la mit dans celle de Berthe.</p> + +<p>—La Maman donne son consentement, dit-il; dans +un mois, vous pouvez être mariés; mais, aujourd'hui +même, vous l'êtes pour moi et par moi; embrassez-vous, +mes enfants.</p> + +<p>Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et +il les fit marcher devant lui en les regardant.</p> + +<p>Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait +plus courageux; pour elle au moins sa tâche était +accomplie.</p> + +<p>Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs +et la table en était couverte, mais ces fleurs, pas plus +que les sourires de sa fille, la joie de Michel, le bonheur +de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui à chaque instant restait immobile à regarder les +minutes fuir sur le cadran de la pendule; alors la +Maman se disait:</p> + +<p>—Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher +à la pensée de sa maladie.</p> + +<p>Et pour essayer de le distraire, elle racontait des +histoires de jeunesse, de mariage; elle se faisait +aimable avec Michel.</p> + +<p>Dans les sauts de la conversation, Michel demanda +à Adeline ce que c'était un journal appelé l'<i>Honnête +Homme</i>.</p> + +<p>—Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons +reçu chacun un exemplaire; il annonce une étude +sur les cercles, avec des portraits que chacun reconnaîtra; +vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa +femme posés sur lui, il n'avait pas tout de suite +trouvé une réponse.</p> + +<p>—Je pense que c'est un journal de scandale et de +chantage, dit-il enfin, et je ne crois pas que ses portraits +aient de l'intérêt.</p> + +<p>Michel n'insista pas: au fait, que lui importait +l'<i>Honnête Homme</i>? il n'en avait parlé que par hasard.</p> + +<p>Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les +bâtiments de la ferme à Michel, et, en causant d'un +air indifférent, il demanda au fermier s'il avait toujours +à se plaindre des lapins:</p> + +<p>—Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, +ils me mangent tout mon <i>cossard</i>; si on ne les panneaute +pas, ils n'en laisseront pas.</p> + +<p>—Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; +aujourd'hui je vais vous en tuer quelques-uns +à coup de fusil.</p> + +<p>—Oh! papa, dit Berthe.</p> + +<p>—Pendant que vous vous promènerez; vous me +prendrez au retour.</p> + +<p>Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, +madame Adeline et Léonie restaient au château, +il prit avec Berthe et Michel le chemin du parc.</p> + +<p>Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza +ou de <i>cossard</i>, comme disait le fermier.</p> + +<p>—Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas +peur des coups de fusil.</p> + +<p>Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe:</p> + +<p>—Embrasse-moi donc, dit-il.</p> + +<br> + +<p>Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient +en termes émus et respectueux la mort de M. Constant +Adeline, l'éminent député de la Seine-Inférieure, +le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de +prendre son fusil par le canon en sautant un fossé, +et le coup qui l'avait frappé à bout portant à la tête +l'avait tué raide.</p> + +<br><br> +<h4>FIN</h4> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + +***** This file should be named 12174-h.htm or 12174-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/1/7/12174/ + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Baccara + +Author: Hector Malot + +Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + + + + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from images +generously made available by the Bibliotheque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + + +BACCARA + +HECTOR MALOT + + +1886 + + + +BACCARA + + + +PREMIERE PARTIE + + +I + +Ouvrez les livres de geographie les plus complets, etudiez les cartes, +meme celle de l'etat-major, et vous y chercherez en vain un petit +affluent de la Seine, qui cependant a ete pour la ville qu'il traverse +ce que le Furens a ete pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour +Rouen.--Cette riviere est le Puchot. Il est vrai que de sa source a son +embouchure elle n'a que quelques centaines de metres, mais si peu long +que soit son cours, si peu considerable que soit le debit de ses eaux, +ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf. + +Pendant des centaines d'annees, c'est sur ses rives que se sont +entassees les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent +l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines +teintes, le degraissage en pieces, et il a fallu l'invention de la +vapeur et des puits artesiens pour que les nouvelles manufactures +l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les +_Puchotiers_ que la petite riviere n'a pas ete remplacee, et que si +Elbeuf n'est plus ce qu'il a ete si longtemps, c'est parce qu'on a +renonce a se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douees de +toutes sortes de vertus speciales qui lui appartenaient en propre. +Mauvaises, les eaux des puits artesiens et de la Seine, aussi mauvaises +que le sont les drogues chimiques qui ont remplace dans la teinture le +noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival. + +Le Puchot a donc ete le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives +basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'ou il sort, a quelques pas +du chateau des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de +la foret de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu a peu se sont +groupes les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles etroites ou les +ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois epaisses +comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargees de terre a foulon, +que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vecu jusqu'a nos jours. + +Une d'elles que le Bottin designe ainsi: "Adeline (Constant), O. *, +medailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition +universelle de 1855, hors concours 1867, medaille de progres Vienne, +_nouveautes pour pantalons, jaquettes et paletots_", occupe, impasse du +Glayeul, une de ces cours etroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement a la revocation +de l'Edit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors +accapare l'industrie du drap en introduisant les facons de Hollande et +d'Angleterre, forces comme protestants de quitter la France, laisserent +la place libre a leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il etait intelligent, laborieux, entreprenant, doue de cet esprit +d'initiative et de prudence avisee qui est le propre du caractere +normand: mais, lie par l'engagement que ses maitres lui avaient impose, +comme a tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'etablir maitre a +son tour, il serait reste ouvrier toute sa vie. Libere par le depart de +ses patrons, il avait commence a fabriquer pour son compte des draps +facon de Hollande et d'Angleterre, et il etait devenu ainsi le fondateur +de la maison actuelle; ses fils lui avaient succede; un autre Adeline +etait venu apres ceux-la; un quatrieme apres le troisieme, et ainsi +jusqu'a Constant Adeline, que le nom estime de ses peres, au moins +autant que le merite personnel, avaient fait successivement conseiller +general, president du tribunal de commerce, chevalier puis officier de +la Legion d'honneur, et enfin depute. + +C'etait petitement que le premier Adeline avait commence, en ouvrier qui +n'a rien et qui ne sait pas s'il reussira, et il avait fallu des succes +repetes pendant des series d'annees pour que ses successeurs eussent +la pensee d'agrandir l'etablissement primitif; peu a peu cependant ils +avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebatissant +en briques leurs bicoques de bois, montant etages sur etages, mais sans +vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si a l'etroit qu'ils y fussent. +Il semblait qu'il y eut dans cette obstination une religion de famille, +et que le nom d'Adeline format avec celui du Glayeul une sorte de raison +sociale. + +Pour l'habitation personnelle, il en avait ete comme pour la fabrique: +c'etait impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeure, +c'etait impasse du Glayeul que ses heritiers continuaient de demeurer; +l'appartement etait bien noir cependant, peu confortable, compose de +grandes pieces mal closes, mal eclairees, mais ils n'avaient besoin +ni du bien-etre ni du luxe que ne comprenaient point leurs idees +bourgeoises. A quoi bon? C'etait dans l'argent amasse qu'ils mettaient +leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la consideration +commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, etre estimes, pour eux tout +etait la, et ils n'epargnaient rien pour obtenir ce resultat, surtout +ils ne s'epargnaient pas eux-memes: le mari travaillait dans la +fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du college de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, +c'etait pour travailler,--ceux-ci avec le pere, celles-la avec la mere. + +Jusqu'a la Restauration, ils s'etaient contentes de cette petite +existence, qui d'ailleurs etait celle de leurs concurrents les plus +riches, mais a cette epoque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en +vente ce qui lui restait de proprietes, ils avaient achete le chateau du +Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la verite, ce nom de "chateau" +les avait un moment arretes et failli empecher leur acquisition; mais de +ce chateau dependaient une ferme dont les terres etaient en bon etat, +des bois qui rejoignaient la foret de la Londe; l'occasion se presentait +avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer +le chateau, que d'ailleurs ils s'etaient empresses de debaptiser et +d'appeler "notre maison du Thuit", se gardant soigneusement de tout +ce qui pouvait donner a croire qu'ils voulaient jouer aux chatelains: +petits bourgeois etaient leurs peres, petits bourgeois ils voulaient +rester, mettant leur ostentation dans la modestie. + +Cependant cette acquisition du Thuit avait necessairement amene avec +elle de nouvelles habitudes. Jusque-la toutes les distractions de la +famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux +roches d'Orival, au chene de la Vierge, en parties dans la foret qui, +quelquefois, en ete, se prolongeaient par le chateau de Robert-le-Diable +jusqu'a la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais +on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau +temps, s'en aller au Thuit a pied a la queue leu-leu; il fallait une +voiture; on en avait achete une; une vieille caleche d'occasion encore +solide, si elle etait ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle +etaient plaques en argent, on les avait recures jusqu'a ce qu'il ne +restat que le cuivre, qu'on avait laisse se ternir. Tous les samedis, +apres la paye des ouvriers, la famille s'etait entassee dans le vieux +carrosse charge de provisions, et par la cote de Bourgtheroulde, au trot +pacifique de deux gros chevaux, elle s'en etait allee a la maison du +Thuit, ou l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur +temps a se promener a travers les bois, les parents parcourant les +terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux a executer, +estimant les arbres a abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans +la semaine ecoulee. + +Cependant ces moeurs qui etaient alors celles de la fabrique elbeuvienne +s'etaient peu a peu modifiees; le bien-etre, le brillant, le luxe, la +vie de plaisir, jusque-la a peu pres inconnus, avaient gagne petit +a petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce +paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifference, lassitude +ou degout. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les chateaux +qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus? + +Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les +habitudes, les usages, les procedes de la vieille maison etaient en 1830 +ce qu'ils avaient ete en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient ete en 1850. +Quand la vapeur avait revolutionne l'industrie, ils ne l'avaient point +systematiquement repoussee mais ils ne l'avaient admise que prudemment, +au moment juste ou ils auraient dechu en ne l'employant pas; encore, +au lieu de se lancer dans des installations couteuses, s'etaient-ils +contentes de louer a un voisin la force motrice necessaire a la marche +de leurs metiers mecaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les +innovations, mauvaises pour eux. Ils etaient les plus hauts +representants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils +avaient toujours ete. Les manufactures puissantes qui s'etaient elevees +autour d'eux ne les avaient point tentes. Ils n'enviaient point ces +casernes vitrees en serres et ces hautes cheminees qui, jour et nuit, +vomissaient des tourbillons de fumee. C'etait le chiffre d'affaires qui +seul meritait consideration, et le leur etait superieur a ceux de leurs +rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, +celle ou les nombreuses operations de la fabrication du drap, le +degraissage de la laine en suint, la teinture, le sechage, le cardage, +la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le degraissage en +pieces, le foulage, le lainage, le tondage, le decatissage s'executent +au dehors dans des ateliers speciaux ou chez l'ouvrier meme, et ou la +fabrique ne sert qu'a visiter les produits de ces diverses operations et +a creer la nouveaute au moyen de l'agencement des fils et du coloris. + +Ailleurs qu'a Elbeuf cette prudence et ces facons de gagne-petit eussent +peut-etre amoindri et deconsidere les Adeline, mais en Normandie on +estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on +disait: "Voyez les Adeline", ce n'etait pas avec pitie, c'etait avec +envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +ecrasait les imprudents qui s'etaient ruines, aussi bien que les +parvenus fils d'_epinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de +continuer le commerce de leurs peres, jouaient a la grande vie dans +leurs hotels ou leurs chateaux. + +Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, etait le digne heritier +de ces sages fabricants; d'aucun de ses peres on n'avait pu dire aussi +justement que de lui: "Voyez Adeline"; et on l'avait dit, on l'avait +repete a satiete, a propos de tout, dans toutes les circonstances:--des +le college ou il s'etait montre intelligent et studieux, bon camarade, +estime de ses professeurs, le Benjamin de l'aumonier, heureux de trouver +en lui un garcon eleve chretiennement et de complexion religieuse, ce +qui etait rare dans la generation de 1830;--plus tard au tribunal de +Commerce, au conseil general et enfin a la Chambre, ou il etait un +excellent depute, applique au travail, vivant en dehors des intrigues +de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait a fond et alors se +faisant ecouter de tous, votant selon sa conscience tantot pour, tantot +contre le ministere, sans qu'aucune consideration de groupe ou d'interet +particulier pesat sur lui. + +A un certain moment cependant, ce modele avait inspire des craintes +a ses amis. Apres avoir travaille quelques annees dans la fabrique +paternelle en sortant du college, il avait fait un voyage d'etudes en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, a Elbeuf, +qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait +rencontres dans des casinos, ou Adeline jouait gros jeu. + +--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garcon si sage! La "femme galante", +on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les +casinos? + +Epouvante, le pere avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant a +personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune resistance, +et, soumis, repentant, il etait revenu a Elbeuf: il s'etait laisse +entrainer; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais +humilie d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. + +On l'avait alors marie. + +Et depuis cette epoque, il avait ete, comme ses amis le disaient en +plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal +de Commerce, des conseillers generaux, des jures d'exposition et et des +deputes. + +--Voyez Adeline! + +Que lui manquait-il pour etre l'homme le plus heureux du monde? +N'avait-il pas tout,--l'estime, la consideration, les honneurs, la +fortune?--et une honnete fortune, loyalement acquise si elle n'etait pas +considerable. + + +II + +C'etait dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, la +ou l'on s'en tient aux apparences et ou l'on repete consciencieusement +les phrases toutes faites sans s'inquieter de ce qu'elles valent; il y +avait cent cinquante ans que cette fortune etait monnaie courante de la +conversation a Elbeuf, on continuait a s'en servir. + +Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette +croyance a une fortune, solide et inebranlable, commencait a etre +amoindrie. + +A sa mort, le pere de Constant Adeline avait laisse deux fils: Constant, +l'aine, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de +s'associer avec son frere, avait fonde a Paris une importante maison de +laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente +au Havre et a Roubaix, d'achat a Buenos-Ayres, a Moscou, a Odessa, a +Saratoff. Celui-la n'avait que le nom des Adeline; en realite, c'etait +un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnee dans le commerce petit +a petit lui paraissait miserable, il lui fallait celle que donne en +quelques coups hardis la speculation. S'il avait vecu, peut-etre +l'eut-il realisee. Mais, surpris par la mort, il avait laisse de +grosses, de tres grosses affaires engagees qui s'etaient liquidees par +la ruine complete--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mere. A la +verite, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'etait la faillite. +Elles s'etaient sacrifiees et l'honneur avait ete sauf. Pour acquitter +ce lourd passif, la femme avait abandonne tout ce qu'elle possedait, et +la mere, apres avoir vendu ses proprietes et ses valeurs mobilieres, +s'etait encore fait rembourser par son fils aine la part qui lui +revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eut pu resister a la demande +de sa mere; en tout cas, il eut pu ne donner que la moitie de cette +part; il l'avait donnee entiere, autant par respect pour la volonte +de sa mere que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au +tableau des faillites. + +Un commercant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans +embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer +cette saignee sans compromettre, semblait-il, la solidite de sa maison; +s'il s'en trouvait un peu gene, quelques bonnes annees combleraient ce +trou; il n'avait qu'a travailler. + +Mais justement a cette epoque avait commence une crise commerciale qui +dure encore, et un changement radical dans la mode qui, a la nouveaute +en tissu foule, fabrique a Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une +superiorite reconnue, a fait preferer le tissu fortement serre en chaine +et en trame, fabrique en Angleterre et a Roubaix;--au lieu des bonnes +annees attendues, les mauvaises s'etaient enchainees; au lieu de +travailler pour combler le trou creuse, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas demesurement, et encore n'y avait-on pas reussi. +Car, pour la nouveaute beaucoup plus que pour les autres industries, les +crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une piece de drap uni, noir, vert, bleu, reste en +magasin sans autre inconvenient pour le fabricant que la perte d'interet +de l'argent avance et du benefice manque. Une piece de nouveaute ne peut +pas y rester, le mot meme le dit. Lorsque tout a ete dispose par le +fabricant pour faire une etoffe neuve: melange de la matiere, laine de +telle espece avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces +laines et de cette soie; filature selon l'effet cherche; tissage d'apres +certaines combinaisons determinees pour le dessin, la force, la facon; +appret special aussi varie dans ses combinaisons que celles de la +teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette etoffe soit +vendue a son heure precise et pour la saison en vue de laquelle elle a +ete creee, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la +vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou +changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaille ne se +presentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis +pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilite des +crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui +qui souffle ou ecarte les maladies, les fleaux et les guerres. + +Depute, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique +comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses +journees au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf +n'est qu'a deux heures et demie de Paris; tous les samedis, apres la +seance, il prenait le train, et a neuf heures et demie il arrivait chez +lui, ou il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-la, le diner +retarde etait un souper; et tout le monde, meme la vieille madame +Adeline, agee de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysee des +jambes, qu'on appelait "la Maman", meme la jeune Leonie Adeline, fille +de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mere demeurait chez son oncle, +ne se mettait a table qu'apres que le chef de la famille s'etait assis a +sa place, vide pendant toute la semaine; les visages etaient epanouis, +et, malgre le retard qui avait dit aiguiser les appetits, on causait +plus qu'on ne mangeait. + +--Comment vas-tu, la Maman? + +--Bien, mon garcon; et toi? Il y a encore eu du tapage a la Chambre +cette semaine, tu as du te bruler _les sangs_, c'est vraiment trop +_arkanser_. + +La Maman, restee vieille Elbeuvienne, avait conserve, sans se donner la +peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la +toilette que pour le langage et le parler: en ete ses robes etaient en +indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir +garnis de dentelle etaient a la mode de 1840, la derniere a laquelle +elle eut fait des concessions; et avec un accent trainant elle lachait +les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait ete elevee, sans s'inquieter des effarements de ses +petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient +adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des +charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que +"ne rien faire de bon" vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire +pour ceux qui n'entendent pas le normand. + +Il fallait qu'Adeline expliquat pourquoi on avait _arkanse_, car la +Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait +l'_Officiel_ d'un bout a l'autre, et elle ne lui faisait grace d'aucun +detail, plus au courant de ce qui se passait a la Chambre que bien des +deputes. Quand son fils avait parle, elle discutait les raisons que ses +contradicteurs lui avaient opposees et les pulverisait, s'indignant +que tout le monde n'eut pas vote comme lui. Sur un seul point, elle le +blamait--c'etait sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne +mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votat point comme elle +aurait voulu! il etait si soumis, si pieux, quand il etait petit! + +Respectueusement il se defendait, mais le plus souvent il cherchait a +changer la conversation en faisant signe a sa femme ou a sa fille de +venir a son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'etait +point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il +avait hate d'arriver chez lui. C'etait pour se retrouver avec les siens +dans cette maison toute pleine de souvenirs, ou il avait ete enfant, +ou il avait grandi, ou son pere etait mort, ou il s'etait marie, ou sa +fille etait nee, ou il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui +parlat au coeur et ne le reposat de la vie parisienne vide et fatigante +qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pieces un peu noires +d'aspect, comme ces vieux meubles demodes qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze dore a sujets +mythologiques, ces fleurs en papier conservees sous des cylindres depuis +la jeunesse de sa mere, lui etaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garcon qu'il occupait dans une maison meublee +de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appetit des qu'il poussait sa porte le disposait mieux a se mettre +a table que les bouffees chaudes qui le frappaient au visage quand il +entrait dans les restaurants parisiens ou il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois +se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se +refermaient. Le Parisien restait a Paris, a Elbeuf il n'y avait plus +que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le +commercant remplacait le depute; il n'etait plus que mari et pere de +famille. + +Aussi se fachait-il contre la politique qu'il lui deplaisait de +retrouver a Elbeuf: c'etait de paroles affectueuses, de regards tendres +qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimite, de sorte que +bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses +approbations ou ses reprimandes, il oubliait de lui repondre ou ne le +faisait qu'en quelques mots distraits: "Oui, maman; non, maman; tu as +raison, certainement, sans aucun doute." + +C'etait assez indifferemment qu'a son retour d'Allemagne il s'etait +laisse marier par son pere avec une jeune fille nee dans une condition +inferieure a la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans +il vivait dans une etroite communion de sentiment et de pensee avec sa +femme, car il s'etait trouve que celle qu'il avait acceptee pour la +grace de sa jeunesse etait une femme douee de qualites reelles que +chaque jour revelait: l'intelligence, la fermete de la raison, la +droiture du caractere, la bonte indulgente, et, ce qui pour lui etait +inappreciable depuis son entree dans la vie politique--le flair et +le genie du commerce qui faisaient d'elle une associee a laquelle il +pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication +que pour la vente. Pendant qu'a Paris il s'occupait des affaires de la +France, a Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles +de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'etait pas rare +d'en rencontrer autrefois derriere les rideaux verts d'un comptoir, mais +comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la +comptabilite, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-meme. + +Si bon commercant que fut Adeline, ce n'etait cependant pas d'affaires +qu'il avait hate de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, +il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui +ecrivait tous les soirs; c'etait sa femme meme, c'etait sa fille qui +occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en repondant avec plus +ou moins d'a-propos a sa mere, ses yeux allaient de l'une a l'autre. +S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-la, et il n'etait +pas rare que tout a coup il s'interrompit pour se pencher vers elle et +l'embrasser en la prenant dans ses bras: + +--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa? + +Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa +beaute qui lui semblait incomparable; ou trouver une fille de dix-huit +ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne +voyait chez aucune autre, une fraicheur de carnation, une profondeur, +une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractere! + +Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots +affectueux pour la petite Leonie, sa niece, agee de douze ans, dont il +etait le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maitres particuliers, parce qu'elle etait trop faible de sante pour etre +envoyee a Rouen au couvent des Dames de la Visitation ou toutes les +filles des Adeline avaient ete elevees. + +Le diner se prolongeait; quand il etait fini, l'heure etait avancee; +alors il roulait lui-meme sa mere jusqu'a la chambre qu'elle occupait +au rez-de-chaussee, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle etait +paralysee; puis, apres avoir embrasse Berthe et Leonie, qui montaient +a leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors +commencait entre eux la causerie serieuse, celle des affaires, qui, plus +d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit. + +Ils avaient la sous la main les livres, la correspondance, les carres +d'echantillons, ils pouvaient discuter serieusement et se mettre +d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait ete reserve: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; +a son tour, il racontait ses demarches a Paris dans l'interet de leur +maison, il disait quels commissionnaires, quels commercants il avait +vus, et, tirant de ses poches les echantillons qu'il avait pu se +procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les +comparaient a ceux qui avaient ete essayes chez eux. + +Pendant quelques annees, quand ils avaient arrete ces divers points, +leur tache etait faite pour la soiree: la semaine finie etait reglee, +celle qui allait commencer etait decidee; mais des temps durs avaient +commence ou les choses ne s'etaient plus arrangees avec cette facilite: +la consommation se ralentissant, il fallait etre plus accommodant pour +la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forces de courir des aventures, avaient consenti a traiter +jusqu'a ce jour; de grosses faillites avaient ete le resultat de ce +nouveau systeme; elles s'etaient repetees, enchainees, et il etait +arrive un moment ou la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de +la peine a combiner ses echeances. + + +III + +Un soir qu'on attendait Adeline, la famille etait reunie dans le bureau +dont on venait de fermer les volets apres le depart des ouvriers et +des employes. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre a images, devant un +pupitre Leonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline +couvrait de chiffres un cahier forme de lettres de faire part qui, +cousues ensemble, servaient de brouillon et economisaient une main de +papier ecolier. La cour si bruyante dans la journee etait silencieuse; +au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, +et dans le bureau que le poele qui ronflait, le gaz qui chantait et la +plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le +frolement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, +recommencait. C'etait hativement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitee. + +--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman. + +--Non. + +La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement + +--Qu'est-ce qui ne va pas! + +--Mais rien. + +Autrefois, la Maman ne se serait pas contentee de cette reponse, car +evidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose +preoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'etait fait rembourser sa part +de propriete dans la maison de commerce, elle n'avait plus la meme +liberte de parole. Ce remboursement ne s'etait pas fait sans resistance, +sinon chez Adeline soumis a la volonte de sa mere, au moins chez madame +Adeline. Qu'une mere avec deux enfants donnat la moitie de sa fortune +a l'un de ses fils, il n'y avait rien a dire, mais qu'elle voulut la +donner entiere en depouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'etait +pas juste. Et la bru s'etait expliquee la-dessus avec la belle-mere +nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient change de +caractere. Quand la Maman possedait la moitie de la maison de commerce, +elle etait une associee, et on lui devait les comptes qu'on rend a un +associe. Sa part remboursee, les inventaires ne lui avaient plus ete +communiques, les comptes ne lui avaient plus ete rendus. Qu'eut-elle pu +demander? elle n'etait plus rien dans cette maison. A la verite, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais +le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'etait sur certains +sujets seulement que cette liberte se montrait; sur la marche des +affaires, ils etaient avec elle aussi reserves l'un que l'autre. Quand +elle insistait pres de Constant, il repondait invariablement que les +choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et +meme la reticence se laissait voir dans ses reponses. Et alors, avec +inquietude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent +mille francs a son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de +faillites; les acheteurs qu'elle etait habituee a voir autrefois +venaient maintenant si rarement a Elbeuf. Si encore elle avait pu +rejeter sur sa bru la responsabilite de cette situation, c'eut ete un +soulagement pour elle. Mais, malgre l'envie qu'elle en avait, cela +ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaitre, la +fabrique n'avait ete dirigee avec plus d'intelligence et plus d'ordre; +la surveillance etait de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi +bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les +services on trouvait de ces economies ingenieuses que seules les femmes +savent appliquer sans rien desorganiser et sans soulever des plaintes. + +Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce +rien, elle reprit la lecture de son journal: cependant, il etait certain +qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru +aussi nerveuse, et cela etait caracteristique chez une femme calme +d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posseder, et ne dire comme +ne laisser paraitre que ce qu'elle voulait bien. + +Cependant, si absorbee qu'elle voulut etre dans sa lecture, elle ne +pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; a +un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question: + +--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite? + +--MM. Bouteillier freres ont suspendu leurs payements. + +Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'etre pas +interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta. + +--Vous etes engagee avec eux pour une grosse somme? + +--Assez grosse. + +--Et elle vous manque pour votre echeance? + +--Constant doit m'apporter les fonds. + +Le soulagement qu'eprouva la Maman l'empecha de remarquer le ton de +cette reponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, +on pouvait etre tranquille. La suspension de payement des freres +Bouteillier suffisait et au dela pour expliquer l'etat nerveux de madame +Adeline; ils etaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus +anciens, les plus fideles, et leur disparition se traduirait par une +diminution de vente importante. Sans doute cela etait facheux, mais non +irremediable; elle avait foi dans la maison de son fils au meme point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on +traversait ne dut bientot prendre fin; les beaux jours qu'elle avait +vus reviendraient, il n'y avait qu'a attendre. Elle demandait a Dieu de +vivre jusque-la; si apres avoir sauve l'honneur des Adeline elle pouvait +voir la solidite de leur maison assuree, elle serait contente et +mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manque une +seule fois, excepte pendant ses couches, la messe de sept heures a +Saint-Etienne, ou, par sa piete, elle avait fait l'edification de +plusieurs generations de devotes, mais jamais on ne l'avait vue prier +avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui +semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittat pas son fauteuil roulant +et ne put pas se prosterner a genoux, au mouvement de ses levres et a +l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa priere. Ses yeux ne +quittaient pas la verriere ou saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un metier des vieux temps et c'etait lui +qu'elle implorait particulierement pour son fils comme pour son pays +natal. + +La plume de madame Adeline continuait a courir sur son brouillon quand +dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait +qu'il y eut deux personnes. Les pas s'arreterent a la porte du bureau, +ou discretement on frappa quelques coups. + +--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Leonie, se levant avec +l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre +un travail ennuyeux. + +--Mais, sans doute, repondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise +qu'a cette heure on frappat a cette porte et non a celle de +l'appartement. + +Les verrous furent promptement tires et la porte s'ouvrit. + +-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Leonie. + +C'etait en effet le chef de la maison Eck et Debs, le pere Eck, comme on +l'appelait a Elbeuf, accompagne d'un de ses neveux. + +--_Ponchour, matemoiselle_, dit le pere Eck avec son plus pur accent +alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu. + +L'oncle etait un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de +manieres, court de jambes et court de bras, a la physionomie ouverte, +gaie et fine, dont les cheveux frises, le nez busque et le teint mat +trahissaient tout de suite l'origine semitique; le neveu, au contraire, +etait un beau jeune homme elance, avec des yeux de velours, et des dents +blanches qui avaient l'eclat de la nacre entre des levres sanguines et +une barbe noire frisee. + +--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle +Perthe_. + +Ce dernier bonjour fut accompagne d'une reverence. + +-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-la, je _groyais_ +qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumiere au +_pureau_, j'ai _gru_ que c'etait lui qui _trafaillait; foila gomment_ +j'ai frappe a cette _borte_; excusez-moi, _mestames_. + +Ce fut une affaire de leur trouver des sieges, car le bureau etait +meuble avec une simplicite veritablement antique: une table en bois +noir, deux pupitres, des rayons en sapin regnant tout autour de la piece +pour les registres et la collection des echantillons de toutes les +etoffes fabriquees par la maison depuis pres de cent ans, quatre chaises +en paille, et c'etait tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi a +plus de trois cent millions d'affaires. + +C'etait apres la guerre que les Eck et Debs, etablis jusque-la en +Alsace, avaient quitte leur pays pour venir creer a Elbeuf une grande +manufacture de "draps lisses, elasticotines, faconnes noirs et +couleurs", comme disaient leurs en-tetes, ou s'accomplissaient, sans +le secours d'aucun intermediaire, toutes les operations par lesquelles +passe la laine brute pour etre transformee en drap pret a etre livre +a l'acheteur, et tout de suite ils etaient entres en relations avec +Constant Adeline, que son caractere autant que sa position mettaient +au-dessus de l'envie et de la jalousie, et aupres de qui ils avaient +trouve un accueil plus liberal qu'aupres de beaucoup d'autres +fabricants. Sans arriver a l'amitie, ces relations s'etaient continuees, +s'etendant meme aux familles. A la verite, madame Adeline mere n'avait +point vu madame Eck mere, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi +fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'etre dans la sienne; +mais mesdames Eck et Debs faisaient a madame Constant Adeline des +visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux freres Eck +et les trois freres Debs avaient plus d'une fois danse avec Berthe. + +Les politesses echangees, le pere Eck prit son air bonhomme, et, +regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres: + +--_Touchours a l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien +afoir_ une _embloyee gomme fous_ et... au meme _brix_. + +Et il partit d'un formidable eclat de rire, car il etait toujours le +premier a sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquieter de +savoir s'il n'etait pas quelquefois le seul a les trouver droles. + +Mais ses eclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-a-dire +instantanement; il prit une figure grave, presque desolee: + +--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier +freres? demanda-t-il. + +--J'en ai recu ce matin. + +--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_? + +--C'est ce qu'on m'ecrit. + +--Est-ce que _fous_ etiez engages _afec_ eux? + +--Malheureusement. Et vous? + +--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas +foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_; +c'etait _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux +Champs-Elysees, chateau aux _enfirons_ de _Baris, filla_ a Trouville, +_sechour_ a Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_. + +Il y eut un silence; le pere Eck paraissait assez gene, et madame +Adeline l'etait aussi jusqu'a un certain point, se demandant ce que +pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide: + +--Est-ce que vous etes satisfait de vos nouveaux procedes de teinture? +demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur metier, +qui pouvait fournir une inepuisable matiere et que d'ailleurs elle etait +bien aise de tirer au clair. + +--Oh! _dres satisvait_. + +--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay? + +Il ouvrit la bouche pour repondre, puis il la referma, et ce fut +seulement apres quelques secondes de reflexion qu'il se decida: + +--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire, +l'infentaire_ n'a _bas_ ete _vait_. + +Cela fut repondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire +a sa sincerite, mais il la compromit malheureusement en se hatant de +changer de sujet. + +--Quand _fous foutrez fenir_ a la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de +_fous_ montrer ca; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est +nos nouveaux metiers-fixes a _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle +infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installes, tous +les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_ +de _veraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouve_ un _bervectionnement_ +aussi simple que _barvait_; il faut voir ca; je lui ai fait _brendre_ un +_prefet_. Il a vraiment le _chenie_ de la mecanique, ce garcon-la. + +--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet? + +--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, +_touchoure_. + +--Ce qu'on appelle a Elbeuf les Cocodes, dit Michel en riant et en +repetant une plaisanterie qui etait spirituelle a Elbeuf. + +Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint aupres de madame +Adeline: + +--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_? + +Passant la premiere, madame Adeline le conduisit dans le salon. + + +IV + +--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on? + +Ce fut la question que madame Adeline, troublee, se posa, mais qu'elle +eut la force, cependant, de retenir pour elle. + +Bien qu'elle n'eut aucune raison de se defier de M. Eck, qu'elle savait +droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, +elle avait ete si souvent, en ces derniers temps, frappee de coups qui +s'abattaient sur elle a l'improviste et tombaient precisement d'ou on +n'aurait pas du les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous +sur ses gardes, inquiete et craintive. + +Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps +des essais pour fabriquer la nouveaute mecaniquement et en grand comme +ils fabriquaient le drap lisse: etait-ce la la cause de cette visite +etrange? Dans ces Alsaciens ingenieux qui savaient si bien s'outiller et +qui reussissaient quand tant d'autres echouaient, allait-elle rencontrer +des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses +affaires! + +Etait-ce un danger menacant leur maison ou la situation politique de +son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance +amicale? + +De quelque cote que courut sa pensee, elle ne voyait que le mauvais sans +admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'etait +de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie +ordinairement ouverte et gaie. + +Elle s'etait assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et +elle attendait qu'il commencat; ce qu'il avait a dire etait donc bien +difficile? + +Enfin il se decida: + +--Quand nous nous sommes expatries _pour fenir a Elpeuf_, nous n'_afons +pas drouve_ ici tout le monde bien _tispose_ a nous recevoir. On +_tisait_: "Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin +t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ ete parmi ceux-la, au _gontraire_, il +n'a obei qu'a un sentiment patriotique pour les exiles et aussi pour sa +ville ou nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a ete +au coeur; _tans_ la position ou nous etions, quittant notre pays, +recommencant la vie a un age ou beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos, +nous _afons_ ete heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_. + +Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquietude de madame +Adeline se detendit. + +--Quand l'annee _terniere_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin +de perdre mon _peau_-frere Debs, nous _afons_ encore retrouve M. +_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passe a ce moment et comment des gens +se sont recuses pour ne pas lui faire des funerailles convenables; on +_tisait_: "Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire +concurrence?" Toutes sortes de mauvais sentiments s'etaient eleves +contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-la memes qui +auraient du se mettre en avant se sont mis en arriere. M. _Ateline_ +etait alors a _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il +_bouvait_ tres _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce +qui se passait ici,--peut-etre meme est-ce _bar fous, matame_? + +--Il est vrai que je lui ai ecrit. + +M. Eck se leva et avec une emotion grave il salua respectueusement: + +--J'aime a _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin, +_aferti_, il a quitte _Baris_ et sur cette tombe, lui depute, il n'a pas +craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnete homme qui avait apporte +ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une +ville ou il y a tant de misere. Et pour cela il a trouve des paroles qui +retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les +membres de notre famille. + +Il fit une pause, emu bien manifestement par ces souvenirs; puis +reprenant: + +--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_ +allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demande +ce moment d'entretien _bartigulier_. Apres ces _exbligations, fous +gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels +termes nous _barlons_ de lui: ma mere, ma soeur, ma femme, mes fils, mes +_nefeux_ et moi-meme; il n'est _bersonne_ a _Elpeuf_ pour qui nous avons +autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitie. Ce qui vous +touche nous interesse et _pien_ souvent nous nous sommes _rechouis_ +en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes +affliges en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier. + +Peu a peu, madame Adeline s'etait rassuree: tout cela etait dit avec +une bonhomie et une sympathie si evidentes que son inquietude devait se +calmer comme elle s'etait en effet calmee; mais a ces derniers mots, +qui semblaient une entree en matiere pour une question d'argent, ses +craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitie qui +se manifestaient avec si peu d'a-propos n'allaient-elles aboutir a une +conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'etait pas un mechant homme avait +voulu adoucir en la preparant: c'etait le terrible de sa situation de +voir partout le danger. + +--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pesoin_ d'etre dans des +conditions _bartigulieres_ pour etre charme en voyant mademoiselle +_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa +mere, et un jeune homme, alors meme qu'il ne connait pas sa famille, +ne peut pas ne pas etre seduit par elle, mais combien _blus_ fortement +doit-il l'etre quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_ +exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis +betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en realite un sage +garcon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands +services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractere le _blus_ +aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ egal que +je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous +_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille. + +Bien des fois et depuis longtemps deja, madame Adeline avait marie +sa fille, choisissant son gendre tres haut, alors que leurs affaires +etaient en pleine prosperite, descendant un peu quand cette prosperite +avait decline, baissant a mesure qu'elles avaient baisse, jamais elle +n'avait eu l'idee de Michel Debs. Un juif! + +Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappe. + +--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez a _matame Ateline_ mere, qui est +une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_ +notre mere qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +votre. C'est ce que j'ai _tit_ a mon _betit_ Michel quand il m'a _barle_ +de ce mariage. "Et ta grand'mere, et la grand'mere de _mademoiselle +Perthe_, hein!" + +Justement apres etre revenue un peu de son etourdissement, c'etait a ces +grand'meres qu'elle pensait, a celle de Berthe et a celle de Michel. + +De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloitree comme +une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystere +et l'inconnu rendaient effrayantes. + +Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise +aux pratiques les plus etroites de sa religion? De quel oeil +regarderait-elle une chretienne a sa table, elle qui ne mangeait que +de la viande pure, c'est-a-dire saignee par un sacrificateur, ouvrier +alsacien verse dans les rites, qu'elle avait fait venir expres? + +Bien qu'elle n'eut ni le temps ni le gout d'ecouter les bavardages +qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir +quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait a cette vieille juive et +ne pas en etre frappee. + +Avant l'arrivee des Eck et des Debs a Elbeuf, on s'occupait peu des +usages des juifs, mais du jour ou cette vieille femme s'etait installee +dans sa maison, son rigorisme l'avait imposee a la curiosite et aussi +a la critique. C'etait monnaie courante de la conversation de raconter +qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur +le saignat;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans ecailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui +appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour +le maigre;--que le poisson seul pouvait etre arrange au beurre, a +l'huile ou a la graisse;--que, dans les repas ou il etait servi de la +viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gateaux;--qu'on +preparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-la +les Israelites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de +fer sur des braises, et sur cette plaque on placait le vase contenant +les mets tout cuits, ce vase ne pouvait etre pris que par des mains +juives;--enfin, que ses cheveux coupes etaient recouverts d'un bandeau +de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille a ne pas +laisser pousser leurs cheveux. + +Sans doute il y avait dans tout cela des exagerations, mais le +vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu +encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis +vingt ans qu'elle en avait trop souffert aupres de sa belle-mere pour +vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien degagee +qu'elle fut de certains prejuges, elle ne l'etait point encore de +celui-la. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde +n'avait epouse un juif: cela ne se faisait pas a Elbeuf. + +Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de reflechir, il continuait: + +--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de +son amour, c'est un honnete homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame +Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barle_, mais ses +levres ne se sont pas ouvertes. Peut-etre sait-elle cependant qu'elle +est aimee, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces +choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a +_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est la ce qui +m'amene chez vous. J'esperais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne +manque pas les occasions ou il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu a +m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-etre pas tres convenable. +Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fut absent et j'en suis heureux, +puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une +mere vaut mieux qu'un pere. Vous la transmettrez a _M. Ateline_ et, si +_fous_ le jugez _pon_, a _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_ +prie d'insister sur son amour; c'est sincerement, c'est _tentrement_ +qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un +mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur +que nous attachons a unir notre famille a la votre. Je veux vous +_barler_ franchement, a coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne +recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est depute +et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _tecore_ et n'ai rien a +attendre du gouvernement; quant a la situation de nos affaires, elle +est _ponne_; la ou d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons; +les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les +communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_. + +Il se frotta les mains: + +--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est +organisee pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura +un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas +que la graine en manque de sitot. Donc, ce que nous cherchons uniquement +dans ce mariage, c'est l'honneur d'etre de _fotre_ famille: le pere +Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, +et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et +Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient +des _Ateline_. + +Sur ce mot, il se leva. + +--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline. + +--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidee_ +que je ne la _blaiderais_ moi-meme. + +Ils rentrerent dans le bureau, ou ils trouverent Leonie, la figure +epanouie par un eclat de rire. + +--Je _fois_ qu'on s'est amuse, dit le pere Eck, on a taille une _ponne +pafette_. + +--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Leonie. + +--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et +qu'est-ce donc qu'il vous contait? + +--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le +savez-vous, monsieur Eck? + +--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques +n'etaient pas aussi avancees que maintenant, et nous ne savions pas que +les Carthaginois se _cantaient_. + +--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains. + +--Ah! vraiment? dit le pere Eck qui n'avait pas compris. + +--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire +d'excuse a madame Adeline, mademoiselle Leonie faisait un devoir sur +Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'egayer. Je crois que +maintenant elle n'oubliera plus Annibal. + +--M. Michel sait trouver un mot agreable pour chacun, dit la maman. + +Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et a leur eclat il +etait evident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouve quelque +chose d'agreable,--mais a coup sur de moins enfantin que pour Leonie. +L'aimait-elle donc? + + +V + +L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; +elle n'avait plus la tete aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait +marche. + +On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mere dans la salle a manger, +et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas +moins la maison, alla voir a la cuisine si tout etait pret pour servir +quand le maitre arriverait, puis elle revint dans la salle a manger +attendre. + +--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas? + +--Non, grand'mere, repondit Berthe, il va comme Saint-Etienne. + +--Comment ton pere n'est-il pas arrive? aurait-il manque le train? + +Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquietude evidente, +en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience +extraordinaire. + +Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas presses +dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule. + +Presque aussitot Adeline entra dans la salle a manger, tenant dans sa +main celle de sa fille; tout de suite il alla a sa mere, qu'il embrassa, +puis, apres avoir embrasse aussi sa femme et Leonie, il se debarrassa +de son pardessus, qu'il donna a Berthe, et de son chapeau, que lui prit +Leonie. + +Alors il s'approcha de la cheminee ou, sur des vieux landiers en fer +ouvrage, brulaient de belles buches de charme avec une longue flamme +blanche. + +--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement +ouvertes devant la flamme. + +Sa mere et sa femme le regardaient avec une egale anxiete, tachant de +lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; +ce visage epanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment. + +Tout a coup, il se redressa vivement; deboutonnant sa jaquette, il +fouilla dans sa poche de cote et en tira cinq liasses de billets de +banque qu'il tendit a sa femme: + +--Serre donc cela, dit-il. + +La Maman laissa echapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit +rien, mais a l'empressement avec lequel elle prit les billets et a la +facon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner +son emotion et son sentiment de delivrance. + +Aussitot que madame Adeline revint dans la salle a manger; on se mit a +table. + +Bien entendu, ce soir-la les affaires personnelles passerent avant la +politique, et la Maman fut la premiere a mettre la conversation sur les +freres Bouteillier: + +--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en +arriver a cette catastrophe? + +--L'anciennete et l'honorabilite ne sauvent pas une maison, repondit +Adeline, c'est meme quelquefois le contraire qu'elles produisent. + +Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement +il etait d'une extreme bienveillance, prenant les choses, meme les +mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, +ayant toujours ete heureux, ne se fache pas pour un pli de rose, +convaincu que celui qui le gene aujourd'hui sera efface demain. + +Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hata meme d'attenuer ce +mot qui lui avait echappe: la catastrophe qui frappait les Bouteillier +n'etait pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'etait une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilite complete; il paraissait +meme certain que les payements reprendraient bientot et qu'on perdrait +peu de chose avec eux. + +Cela ramena la serenite sur les visages et acheva ce que les cinq +liasses de billets de banque avaient commence; la conversation, d'abord +tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne +voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel. + +--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline. + +--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, repondit +madame Adeline. + +--Et qu'est-ce qu'il voulait, le pere Eck? dit Adeline d'un ton +indifferent en se versant a boire. + +Cette question fit relever la tete a la Maman, qui maintenant qu'elle +etait debarrassee de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait +ce que signifiaient cette visite et ce tete-a-tete avec sa bru. Pourquoi +le pere Eck n'avait-il pas parle devant elle? A son age, ce juif +n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse? + +--Je te conterai cela apres diner, dit madame Adeline. + +--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman +avec une dignite blessee. + +--Oh! Maman! s'ecria Adeline. + +--Vous savez bien que vous n'etes jamais de trop, dit madame Adeline +sans s'emouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre +chambre apres le diner, vous assistiez au recit de cette visite. + +Il n'etait pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorite, fit +des algarades de ce genre a sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait +pas etre juge entre sa femme et sa mere, sortait d'embarras par une +diversion plus ou moins adroite; il recourut a ce moyen: + +--Tu sais, fillette, dit-il a Berthe, que j'ai pense a toi; comme tu me +l'avais recommande, j'ai ete me promener dans l'allee des Acacias +mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regarde toutes les femmes +elegantes, je ne peux pas te dire si cette annee les redingotes seront +longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et +j'en ai vu qui s'arretaient un peu plus bas que les hanches; tu peux +donc faire la tienne comme tu voudras. + +--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une +moyenne et une courte? + +--C'est une idee. Je dois dire aussi, pour etre fidele a la verite, que +j'ai vu peu de foule: ce qui est facheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi. + +Apres sa fille, ce fut le tour de sa niece: il s'etait acquitte de deux +commissions dont elle l'avait charge: il avait achete l'_Atlas_ qu'elle +desirait et commande une boite de pastels telle que la voulait papa +Nourry. + +--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite a dessiner +ses oiseaux. + +--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil! + +Le diner tourna un peu plus court qu'a l'ordinaire; le dessert a peine +servi, Berthe se leva de table et fit signe a Leonie de se lever aussi. +Ce n'etait pas la presence de la Maman qui empechait de parler de la +visite du pere Eck, c'etait la leur; Berthe l'avait compris et ne +voulait pas retarder le moment des explications. + +--Viens, dit-elle a sa cousine. + +Elles monterent a leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil +de sa mere dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte. + +--Eh bien? demanda-t-elle. + +--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son +neveu Michel. + +--Le pere Eck! s'ecria Adeline. + +--Ce juif! s'ecria la Maman en levant au ciel ses mains que +l'indignation rendait tremblantes. + +Comme madame Adeline ne repondait rien, la Maman reprit: + +--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand! + +--Il ne faut rien exagerer, dit Adeline, il est plus Francais que nous, +puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a paye cet honneur d'une partie +de sa fortune. + +--Crois-tu donc que s'il avait trouve son interet a etre Prussien, il ne +le serait pas? + +--Enfin, il ne l'est pas. + +--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif! + +--Assurement non. + +--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure! + +--Je suis au moins aussi surpris que vous. + +--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui +me souleve de ce fauteuil ou depuis quatre ans je reste inerte. + +--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure? + +--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en +existe pas moins. + +--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous +demandant la main de notre fille. + +--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est +juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi? + +--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est la un prejuge d'un +autre age. Le temps n'est plus ou le juif etait un paria, il s'en faut +de tout; il n'y a qu'a ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe +aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie. + +Puis, comme il voulait enlever a cet entretien la violence passionnee +que sa mere y mettait, il prit un ton enjoue: + +--Si les choses marchent du meme pas, il est facile de prevoir qu'avant +peu ce sera le chretien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu +des premieres representations: en tete des personnes citees, ce sont des +juifs que tu trouveras. + +Mais au lieu de calmer sa mere, il l'exaspera. + +--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysee, je n'ai plus +d'initiative, je n'ai plus d'autorite, je n'ai plus la fortune qui la +fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta +mere et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, +la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes +habitues a discuter le pour et le contre et a trouver qu'il y a autant +de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce +qu'ils sont eux-memes, un incredule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu +ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolerance; il n'y a +pas de tolerance pour le mal, il doit etre ecrase. + +Elle avait toujours a cote d'elle une forte canne avec laquelle elle +faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point +appeler pour qu'on le roulat; elle la prit, et, d'une main encore +vigoureuse, elle frappa le parquet avec une energie qui disait celle de +sa volonte. + +--Il doit etre ecrase. + +Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir ecraser un etre +vivant, le pere Eck, sans doute, ou son neveu, plutot qu'une chose +ideale--ce mal qui l'enflammait. + +Adeline aimait sa vieille mere autant qu'il la respectait; aussi, +lorsqu'elle abordait la question religieuse, tachait-il toujours, +lorsqu'il ne pouvait pas ceder, de laisser tomber la conversation ou de +la detourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien +abandonner de ses idees; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des +engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'etait pas +une discussion plus ou moins theorique qui etait soulevee, c'etait une +affaire personnelle, qui pouvait etre la plus grave pour sa fille--celle +de sa vie meme. + +--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter +par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck +injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se presente. + +--Toujours les conditions, les circonstances attenuantes. + +Sans repondre a sa mere, il s'adressa a sa femme: + +--Hortense, dis-nous ce qui s'est passe dans ton entretien avec M. Eck. + +Il fit un signe furtif a sa femme pour qu'elle allongeat son recit +autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mere se calmerait sans +doute. + +Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta a peu pres +textuellement les paroles de M. Eck. + +Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers +mots elle lui coupa la parole: + +--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la +repulsion qu'ils inspiraient en venant s'etablir ici pour ruiner +d'honnetes gens par la concurrence. + +--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons +rien. + +Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit +encore: + +--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! +tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais ecoute! + +Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les +Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tete en murmurant: + +--L'estime de ces gens-la! voila une belle affaire vraiment! il n'y pas +de quoi se rengorger comme tu le fais. + +Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se +contenir; mais quand sa bru repeta les paroles meme qui avaient ete +la conclusion du pere Eck: "Est-ce que ce serait une mauvaise raison +sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des +rameaux nouveaux", elle poussa un cri d'indignation: + +--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre +maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, +c'est la maison qu'il leur faut. + +Apres cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait +les yeux fixes sur le plancher et paraissait suivre sa pensee, agitant +ses levres sans former des mots distincts. Tout a coup elle prit la main +de son fils violemment: + +--Constant, la verite: on me la cache ici, ta femme, toi-meme. +Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien +malade que ces gens pensent pouvoir heriter de toi? + +Il hesita un moment en regardant sa femme: + +--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton +coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne repondras-tu pas a ta mere? + +Il hesita encore. + +--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement. + +--Oui. + + +VI + +La Maman, si exaltee quelques minutes auparavant, avait tendu la main a +son fils, et comme il etait venu s'asseoir pres d'elle, elle tenait la +main qu'il lui avait donnee entre les siennes. + +--Mon pauvre garcon, repetait-elle, mon pauvre garcon! + +--Tu as raison de te plaindre, dit-il, apres avoir consulte sa femme +d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons cache la verite. + +--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mere, +un autre soutien? + +--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquieter. Tu as besoin de calme, de +repos, et tu n'es que trop disposee a te donner la fievre. A quoi bon te +tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, etre de peu de +duree? + +--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas +merite que tu me fisses injustement ce chagrin; m'eloigner de toi, nous +separer, je ne comprends pas qu'une pareille pensee ait pu te venir. + +Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son +mari et sa belle-mere, mais c'etait a condition que d'une facon directe +ou indirecte elle ne fut pas elle-meme prise a partie: dans ces derniers +mots elle vit une allusion a son influence et ne voulut pas la laisser +passer sans repondre. + +--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous etait bien +difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraitre en faire +remonter la responsabilite a l'effort que nous nous sommes impose pour +vous rembourser votre part, car c'est a partir de ce moment meme que +notre gene a commence. Nous avions compte sur de bonnes annees; nous en +avons eu de mauvaises. Fallait-il a chaque perte ou a chaque inventaire +vous dire: "Voila la situation!" Cela eut-il ete discret et delicat? +Nous ne l'avons pense, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus +influence qu'il ne m'a influencee lui-meme. Cela s'est fait tacitement, +spontanement entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'etait +vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi +comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer. + +--Et quand vous avez vu qu'ils duraient? + +--Il etait trop tard pour vous porter un si gros coup. + +--Enfin, quels sont-ils? + +Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole: + +--Un mot va te repondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai +remis a Hortense en arrivant; d'ou crois-tu qu'ils viennent? + +--De chez un banquier? + +--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En realite, +de chez une simple connaissance u qui je n'aurais jamais pense a +m'adresser, qui est venue a moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce pret. + +Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite +la rassurer. + +--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parle, que je rencontre +chez mon collegue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un +homme du monde, charmant, tres lance. Je dinais hier chez M. de Cheylus, +et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guere +parle que de la debacle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place egale a celle qu'ils occupaient dans le commerce. +Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas cache +qu'elle etait un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi +mal a propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a +accompagne; nous avons cause des Bouteillier, longuement cause: tres +galamment il s'est mis a ma disposition, en me demandant d'user de lui +comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que +peut dire un homme aimable. Je l'ai remercie, mais, bien entendu, j'ai +refuse. Ce matin, il est venu chez moi et a recommence ses offres +de services d'une facon si pressante que j'ai fini par accepter ses +cinquante mille francs; il se serait fache si j'avais persiste dans mon +refus. + +--Voila qui est bien etonnant, dit la Maman. + +--Qui serait etonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup +moins de la sienne: c'est, je vous le repete, le plus charmant homme que +j'aie rencontre, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire +qu'il est le mien; jamais personne ne m'a temoigne autant de sympathie; +s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut etre mon gendre. + +--Peut-etre veut-il etre tout simplement celui de la maison Adeline, dit +la Maman. + +--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose a un jeune homme +lance comme lui et vivant dans un monde ou la gloire des maisons de +commerce n'est pas cotee. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: +c'est lui qui m'a prete ces cinquante mille francs, et il nous rend un +service dont nous devons lui etre reconnaissants. + +--En es-tu donc la, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver +cinquante mille francs? s'ecria la Maman. + +--Non, Dieu merci; mais j'en suis la de savoir gre a celui qui m'epargne +le souci de les chercher. Au lendemain de la debacle des Bouteillier, +dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie +pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immediat de cinquante +mille francs; notre credit deja bien ebranle s'en serait mal trouve; +la pret de ce brave garcon nous donne le temps de respirer et de nous +retourner: n'est-ce pas, Hortense? + +--Assurement, surtout si, comme tu l'esperes, les Bouteillier reprennent +leurs payements. + +--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle +creee? comment en est-elle arrivee la? + +--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tete d'un geste +decourage. + +--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien a dire contre Hortense, +elle administre aussi bien que possible. + +--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la +notre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la +direction, il faut des circonstances, et la direction a ete mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques annees ont ete desastreuses. + +--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le +directeur. + +--Eh bien, j'ai ete un mauvais directeur: je me suis endormi dans le +succes, comme d'autres que moi se sont endormis a Elbeuf; nous faisions +bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'a continuer a bien faire; que +nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation +parce que nous lui etions superieurs: l'exportation a diminue a mesure +que l'outillage des pays etrangers s'est developpe, et l'importation +nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que +les commissionnaires comme les tailleurs ont interet a vendre au prix +qu'ils veulent des etoffes dont on ne connait pas la valeur vraie. Nous +nous sommes specialises dans notre superiorite, et au lieu de developper +par la science professionnelle le sens de la transformation et de la +mobilite, nous avons vecu pieusement sur le passe, sur le _foule_, sans +nous apercevoir que le _foule_ ne pouvait pas etre eternel, La mode n'en +veut plus; nous voila a bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on +ne veut pas de nos produits et si nous les vendons a perte? C'est la que +ma direction a ete mauvaise. Fier de ma superiorite, je me suis conduit +en artiste, non en commercant. + +--Tu as ete un Adeline, dit la Maman. + +--Peut-etre; mais tandis que j'etais un Adeline des temps passes, +d'autres etaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de +rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et +c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair a imiter et a +perfectionner les tissus, a transformer son outillage pour lui faire +produire l'article du jour. C'est la qu'a ete la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui +ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie +legere, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des metiers +mecaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, +la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de +l'argent a gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra a +l'emballage qu'il tissera aussi bien que les etoffes de prix. Le jour ou +la mode a decide que les vetements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la +draperie nouveaute pour hommes, et il l'a fabrique mieux qu'eux et a +meilleur marche. C'est ainsi qu'il a commence sa concurrence contre +nous, aide par les tailleurs qui achetent le Roubaix moins cher que +l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est +vulgaire d'etre habille en Elbeuf, c'est chic de l'etre en anglais... de +Roubaix. Un moment j'ai pense a me lancer dans cette voie. + +--Je te l'ai assez demande! interrompit madame Adeline. + +La Maman jeta un regard indigne a sa bru, a laquelle elle avait plus +d'une fois reproche d'etre une mauvaise Elbeuvienne. + +--Il est certain que, pour la nouveaute, il etait possible de faire a +Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de developper le tissage mecanique; +c'est meme la, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de +difficultes dans le present qui m'ont inquiete! Ou trouver les ouvriers +en etat de conduire ces metiers? Comment les rompre, du jour au +lendemain, a ce nouveau systeme? Comment affiner la delicatesse de leur +toucher et de leur vue de maniere a passer brusquement de nos fils +d'hier aux fils tenus d'aujourd'hui? Le metier a la main bat +vingt-cinq coups a la minute, le metier mecanique en bat de soixante +a soixante-dix; il faut pour suivre la rapidite de ces metiers, une +legerete de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas +presentement et qui ne s'acquiert pas en un jour. + +--Jamais on ne fera de la belle nouveaute sur les metiers mecaniques, +affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-etre, +de l'Elbeuf, non. + +Sans engager une discussion sur ce point avec sa mere, ce qu'il savait +inutile, il continua: + +--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage: +pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt metiers +prets a battre et a remplir les ordres; chaque metier coutant deux mille +cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec +l'immeuble, la machine a vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de cote la +teinture et la filature qui doivent s'executer au dehors avec avantage, +mais j'ajoute l'outillage pour le degraissage, le foulage et les +apprets, qui ne coute pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive +ainsi a un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas. + +Cela fut dit en glissant et a voix basse, de facon a ne pas l'appliquer +directement a la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps a +la reflexion de se produire, il reprit: + +--Enfin une derniere raison, qui, pour etre d'un ordre different, n'a +pas ete moins forte pour moi, m'a arrete. Ce qu'il y a de bon dans notre +travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il +s'execute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas a la _sonnette_, +comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, a +la ville ou a la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son metier par l'exemple. L'individualite existe et avec +elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualite +disparait comme disparait la famille; l'ouvrier perd meme son nom pour +devenir un numero; il faut quitter le village pour la ville ou le mari +est separe de sa femme, ou les enfants le sont du pere et de la mere; +plus de table commune autour de la soupe preparee par la mere, on va +forcement au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai +pas eu le courage d'assumer la responsabilite de cette transformation +sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout +nous amene a creer une nouvelle feodalite. Mais, pour moi, je n'ai pas +voulu mettre la main a cette oeuvre. Justement parce que je suis un +Adeline et que deux cents annees de vie commune avec l'ouvrier m'ont +impose certains devoirs, j'ai recule. Sans doute d'autres feront--et +prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas +de ceux-la, et cela suffit a ma conscience. Je n'ai pas la pretention +d'arreter la marche de la fatalite. Voila pourquoi, revenant a notre +point de depart, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas etre +accueillie par un brutal refus. Ma tache est finie, la leur commence; +ils sont dans le mouvement. + +--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux +plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus? + +--Je suis entrave, je ne suis pas arrete, voila la stricte verite. + +--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change +et que notre nouveaute reprenne: les jeunes gens se lasseront d'etre +habilles comme des grooms anglais et de s'exposer a se faire mettre +quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient +toujours. + +--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous +comme a Reims, ou de pere en fils on s'est enrichi a fabriquer du +merinos, et ou l'on continue a fabriquer du merinos, alors qu'il ne se +vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine. + +--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, +avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline +perisse que de la voir passer entre les mains de ces juifs. + +--Et Berthe? + +--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un +juif! + + +VII + +--Et toi? demanda Adeline a sa femme en entrant dans leur chambre, +dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de +devenir la femme d'un juif? + +--Veux-tu donc ce mariage? + +--Et toi ne le veux-tu point? + +--J'avoue que l'idee ne m'en etait jamais venue. + +--As-tu quelques griefs contre Michel Debs? + +--Aucun. + +--Ne le trouves-tu pas beau garcon? + +--Certainement. + +--Intelligent, sage, range, travailleur! + +--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui. + +--Et au contraire tu as entendu dire, a moi, aux autres, a tout le +monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tete +dans cette belle association de freres et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le pere Eck +se retirera. + +--C'est vrai. + +--Eh bien, alors? qui t'empeche d'admettre que sa femme puisse etre +heureuse? + +--Je ne dis pas cela; et pourtant.... + +--Quoi? + +--Il est juif. + +--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui etes +opposees, cela suffit, restons-en la. + +--Tu le desires donc? + +--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par +cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un +autre, bon ou mauvais selon son caractere particulier, mais qui en sa +qualite de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, +plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commercant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton +prejuge. + +--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'a lui-meme, ce prejuge. + +--C'est deja quelque chose. + +--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garcon, et si je le voyais +pour la premiere fois, si l'on m'enumerait les qualites que je lui +reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il desire epouser ma fille +sans m'apprendre en meme temps qu'il est juif, je serais toute disposee +a le considerer comme un gendre possible... et peut-etre meme desirable. +Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mere, et quand M. Eck m'a presente sa demande, je t'avoue que je +n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille +juive fanatique. + +--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous +la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout oblige, il me semble. +D'ailleurs la vieille madame Eck mene une existence si retiree qu'elle +ne doit pas etre une gene pour les siens. Je comprends que, si tout ce +qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais +comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos +moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chretiens. + +--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi. + +--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas +hostile et trouve qu'il est faisable, voila la verite vraie. Il y a +quelqu'un qu'il touche encore de plus pres que nous; c'est Berthe; +aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que +Berthe doit etre consultee. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination +des abominations; pour toi qui es d'un autre age et que la tolerance +a penetree, il serait inquietant, sans que tu pusses cependant le +repousser par des raisons serieuses et autrement que d'instinct, sans +trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut etre desirable. C'est a voir. +Si elle l'acceptait, il y aurait la un affaiblissement de prejuge tout a +fait curieux, mais qui, a vrai dire, ne m'etonnerait pas. + +Madame Adeline avait ravive le feu qui s'eteignait; elle fit asseoir son +mari devant la cheminee, et s'assit elle-meme a cote de lui. + +--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle. + +--N'est-ce pas la premiere chose a faire? Je ne veux pas plus la marier +malgre elle que je ne voudrais qu'elle se mariat malgre moi. + +--Et ta mere? + +--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de +nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposee a accepter ce +mariage, nous verrons alors ce qu'il y a a faire avec Maman... et avec +toi. + +--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: +il est evident que la repugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande +de M. Eck n'etait pas raisonnee; je reconnais qu'aucun reproche ne peut +etre adresse a Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais ete +chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas a s'occuper de moi; mais ta mere? Tu interroges Berthe et elle +te repond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de +Michel. J'ai peine a croire que, jusqu'a present, elle ait vu en lui un +futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. +Mais du jour ou tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naitre et +se developper vite, car je conviens sans mauvaise grace que Michel est +beau garcon, et qu'il sait mieux que personne etre aimable quand il veut +plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mere que nous faisons; a son age, avec son despotisme d'idees, +cela est bien grave, et la responsabilite est lourde pour nous. Ou tu +subis le refus de ta mere, et alors nous faisons le malheur de Berthe, +si ce sentiment est ne. + +--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a +ete surprise, finirait par entendre raison. + +Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la +Maman mieux que le fils ne connaissait sa mere, et savait par experience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison. + +--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mere, mais +tout n'est pas fini, il y a un empechement a ce mariage qui vient de +nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire a M. Eck que nous marions notre +fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en meme +temps celui de notre detresse? Je ne veux pas revenir sur mon prejuge et +dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille +sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre a une certaine fortune +escomptee vraisemblablement a l'avance. Mais il est commercant, et +trouveras-tu beaucoup de commercants dans une situation egale a celle +des Eck et Debs qui epouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous +pouvons donc en etre pour la honte de notre confession, et Berthe pour +l'humiliation d'un mariage manque. Est-il sage de nous exposer a un +pareil echec qui, se realisant, aurait des consequences desastreuses, +non seulement pour Berthe, mais encore pour notre credit. Reflechis a +cela. + +Ces derniers mots etaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et +deduisait les raisons qui s'opposaient a ce mariage, Adeline, qui tout +d'abord l'avait ecoutee en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbe manifestement dans une meditation douloureuse. + +--Tant d'annees de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de +luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'energie, pour +en arriver la! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je ecoute quand il en etait +temps encore! + +Elle le regarda, tristement penche sur le feu qui eclairait sa tete +grisonnante. Quels changements s'etaient faits en lui en ces derniers +temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'a quarante ans etait +reste si jeune! Comme sur son visage au teint colore les rides s'etaient +profondement incrustees; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent +egayes par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquietude. + +--Si encore, dit-il en suivant sa pensee et en se parlant plus encore +qu'il ne parlait a sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et +comment! J'ai ete bien imprudent, bien coupable de ne pas t'ecouter. + +Madame Adeline n'etait pas de ces femmes qui mettent la main sur la tete +de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'egayait; +s'il se decourageait, elle le reconfortait; de meme que s'il +s'emballait, elle l'enrayait. + +--Je n'etais sensible qu'a l'interet immediat, dit-elle, mais crois bien +que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente +ans, ayant sa position a faire, on pouvait courir cette aventure, mais a +ton age et dans ta situation il etait sage et naturel de ne pas oser la +risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'etre abstenu. + +--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-meme, +car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais +pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais a mon +aide quand je me sentais pret a te ceder. Un jour, il y a trois ans, +c'est-a-dire a un moment ou nous avions encore les moyens de transformer +notre fabrication, j'etais decide. J'avais tout pese et en fin de compte +j'etais arrive a la conclusion evidente, claire comme le soleil, que +c'etait pour nous le salut. J'allais te l'ecrire et j'avais deja pris +la plume, quand une derniere faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arreta. Au lieu de t'ecrire a toi, ici a Elbeuf, j'ecrivis +a Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos +concurrents payent le charbon, le gaz, le metre courant de construction. +La reponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 +francs le wagon, coute la-bas 120 francs; le gaz, grace aux primes de +consommation, coute 15 centimes le metre cube; enfin la construction +d'un batiment industriel revient a 22 francs le metre superficiel; tu +vois, sans qu'il soit besoin que je te le repete, tout ce que je me dis; +et comme je ne cherchais qu'un pretexte et qu'une justification pour +rester dans l'inertie, je ne t'ecrivis point. Les choses continuerent +a aller pendant que je me repetais glorieusement les raisons qui me +paralysaient, et elles finirent par nous amener au point ou nous sommes +arrives. + +Il se leva et se mit a marcher par la chambre a grands pas avec +agitation: + +--Heureux, s'ecria-t-il, ceux qui ne voient qu'un cote des choses, ils +peuvent se decider et agir, ils ont de l'initiative et de l'elan. Moi, +je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre +malheur. La faute en est-elle a mon caractere, a mon education? Est-ce +le milieu dans lequel j'ai vecu pendant les belles annees de ma vie, +tranquille, heureux sans avoir a prendre des resolutions entrainant avec +elles des responsabilites? toujours est-il que lorsque je suis en face +d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait +disparaitre lui-meme, s'enfoncer ou s'envoler. + +--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle +tendrement; tu es le meilleur des hommes. + +--A quoi cette bonte a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que +je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents +m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais ete seule, tu +aurais ete libre, tu l'aurais amelioree cette situation; moi, le +meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai +le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. +J'avais fait de si beaux reves quand nous etions encore les Adeline +d'autrefois! C'etait a peine si par le monde je trouvais assez de maris +pour faire mon choix. Et maintenant! + +Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant a sa femme et +s'arretant devant elle: + +--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se presente, je ne ferai +point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: "Il est bien difficile +de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser", +attendant que ces difficultes disparaissent d'elles-memes. Pour moi, +j'ai pu me perdre dans ces hesitations malheureuses, je ne les aurai +point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et la, dans la +tranquillite du tete-a-tete je l'interrogerai. + +Cela fut dit avec resolution, mais aussitot le caractere reprit le +dessus: + +--Apres tout, elle n'en voudra peut-etre pas de ce mariage. + + +VIII + +Dans une famille, la mere n'est pas toujours la confidente de ses +filles; c'est quelquefois le pere qu'elles choisissent; c'etait le cas +chez les Adeline, ou Berthe, tout en aimant sa mere tendrement, avait +plus de liberte et plus d'expansion avec son pere. + +Occupee, affairee, appartenant a tous; madame Adeline n'avait jamais pu +perdre son temps dans les longs bavardages ou se plaisent les enfants. +Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa +maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle +ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme +la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des +regards attendris et ces mouvements enveloppants ou les enfants sont si +habiles et si perseverants. Apres un baiser affectueusement donne, la +mere reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes etaient +comptees. + +Au contraire, Berthe avait toujours trouve son pere entierement a elle, +sans que jamais il lui repondit le mot qu'elle etait habituee a entendre +chez sa mere: "Laisse-moi travailler." Il n'avait pas a travailler, lui, +lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eut a faire, il ne le faisait +que lorsqu'elle lui en laissait la liberte; et bien souvent meme il +commencait sans attendre qu'elle vint a lui. Avec cela s'ingeniant a lui +plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'etait qu'une enfant; jeune homme, +lorsqu'elle etait devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derriere les pieces de drap et dans les armoires! Que de +visites aux quinze ou vingt poupees composant la famille de Berthe, qui +toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'etait donne la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux +un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'age n'avait +point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupees, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi +serieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'etait qu'une +gamine, ne se fachant point des moqueries de sa grand'mere et de sa +mere, mais sachant gre a son pere de la prendre au serieux et de la +defendre. + +--Ne la raille point, repetait-il, les petites filles qui aiment le plus +tendrement leurs poupees sont les memes qui plus tard aiment le plus +tendrement leurs enfants; on est mere a tout age. + +Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien +encore, comme dix ans auparavant, faire le "monsieur qui vient en +visite", le "medecin", et surtout le "grand-papa" qui revient de Paris +les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille. + +Dans ces conditions, il etait donc tout naturel qu'Adeline se chargeat +de parler a Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent +joue le role du "notaire" ou de l'"ami de la famille", venant entretenir +la "maman" de projets de mariage a propos de Toto ou de Popo, pour +remplir ce role serieusement et faire pour de bon le "papa." + +Le lendemain matin, le vent de la nuit etait tombe, et quand, a huit +heures, le pere et la fille monterent dans la vieille caleche, le ciel +etait clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du cote du +levant comme on en voit souvent, en novembre, apres les grandes pluies +d'ouest. Bien que le cocher fut sur son siege, on ne partit pas tout +de suite, parce qu'il fallait arrimer le dejeuner dans le coffre de +derriere et c'etait a quoi s'occupait madame Adeline, aidee de Leonie. +Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on +devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait +ajouter aux oeufs frais de la fermiere. Enfin le coffre fut ferme. + +--Bon voyage! + +--A ce soir! + +Et de la rue Saint-Etienne la caleche passa dans la rue de l'Hospice +pour gagner la cote du Bourgtheroulde; comme le temps etait doux, les +glaces n'avaient point ete fermees; en tournant au coin de la rue du +Thuit-Anger, Adeline apercut Michel Debs qui venait en sens contraire. + +--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il. + +--Il faut le lui demander, repondit Berthe en riant. + +--Ce n'est pas la peine. + +On se salua, et pour la premiere fois, Adeline remarqua qu'il y avait +dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tete et le geste +de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au +salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors? + +--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce +matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passes. + +--Comment l'aurait-il su? + +--Tu aurais pu le lui dire hier au soir. + +Berthe ne repondit pas. + +Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, +Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le +continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberte qu'il lui +fallait: c'etait la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se +decider, l'emotion lui serrait le coeur; l'heure presente etait +si differente de celle qu'autrefois, dans ses moments de reveries +ambitieuses, il avait espere! + +Comme depuis longtemps deja il gardait le silence, absorbe dans ses +pensees, Berthe le provoqua a parler. + +--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux +d'aller au Thuit? + +C'etait une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout +de suite de Michel, au moins pour la preparer a se prononcer sur sa +demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de +lui dire: "Michel Debs, l'associe de la maison Eck et Debs, desire +t'epouser"; il fallait aussi qu'elle sut a l'avance dans quelles +conditions Michel se presentait et l'interet materiel qu'il pouvait y +avoir pour elle a l'accepter; ce n'etait pas du tout la meme chose de +refuser ce mariage alors qu'elle croyait a la fortune de ses parents, +que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise. + +--Il a ete un temps, dit-il, ou je n'avais pas de plus grand plaisir que +d'aller au Thuit. C'est la que j'ai appris a marcher. C'est la que tu +as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un +sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas plante +un arbre, je n'ai pas fait une amelioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne +vais pas etre oblige de le vendre. + +--Vendre le Thuit! + +--Il faut que tu saches la verite, si penible qu'elle puisse etre pour +toi: nos affaires vont mal, tres mal, et si nous ne sommes pas ruines, +il faut avouer que nous sommes genes; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espere en +sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au +Thuit, hypotheque deja lorsque j'ai du rembourser ta grand'maman, il l'a +ete depuis pour toute sa valeur, et avec la depreciation qui a frappe +la terre en Normandie, il nous coute aujourd'hui plus qu'il ne nous +rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous +ne pourrons pas le garder. Voila pourquoi je n'ai plus le meme plaisir +qu'autrefois a aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour +moi, mais encore pour toi; ou j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes +enfants... et nous-memes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensee +de m'en separer m'attriste? + +Berthe prit la main de son pere et l'embrassant tendrement: + +--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est a toi. + +Ils avaient quitte la grand'route pour prendre un chemin coupant a +travers des sillons de ble qui, nouvellement ensemences, commencaient a +se couvrir d'une tendre verdure; a une courte distance sur la droite se +detachait sur le fond sombre d'une futaie la facade blanche et rouge +d'une grande maison: c'etait le chateau du Thuit, qui, par la masse +de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en +ardoises, par ses cheminees elancees, ecrasait les batiments de la ferme +groupes a l'entour dans une belle cour du Roumois plantee de pommiers et +de poiriers puissants comme des chenes. + +--C'etait bien vraiment en bon pere de famille que je soignais tout +cela! dit-il en promenant ca et la un regard attriste. + +Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta la. On avait vu la +voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses +deux enfants etaient accourus pour recevoir leur maitre. + +Berthe, qui etait la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait +quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupees, les prit +par la main. + +--Ils dejeuneront avec nous, dit-elle a la fermiere, je leur apporte des +gateaux. + +--Faut que je les _debraude_, dit la mere. + +--Je les _debrauderai_ moi-meme, repondit Berthe, qui voulait bien +parler normand avec les paysans. + +En effet, avant le dejeuner, elle les debarbouilla a fond, les peigna, +les attifa, et a table en placa un a sa droite et l'autre a sa gauche, +de facon a les bien surveiller--ce qui n'etait pas inutile, car avec +leur gourmandise naturelle que l'education n'avait point encore adoucie, +ils voulaient commencer par les gateaux. + +Adeline, assis vis-a-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux +gamins, et a voir les prevenances, les attentions qu'elle avait pour +eux en leur disant de douces paroles a l'accent maternel, il +s'attendrissait. + +--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle a se marier +plus tard? Ne serait-elle pas privee d'enfants, elle qui les aimait si +tendrement? + +A un certain moment, il exprima tout haut cette pensee, au moins en +partie: + +--Quelle bonne mere tu ferais! dit-il. + +Ce fut le mot auquel il revint lorsque, apres le dejeuner, ils sortirent +seuls dans le jardin, et par la futaie gagnerent la foret. Il avait pris +le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombees +des hetres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement +cote a cote, lui emu par ce qu'il avait a dire, elle troublee et +angoissee par cette emotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux +tourments de leur situation. + +--Quand je disais tout a l'heure que tu ferais une bonne mere, te +doutes-tu que ce n'etait pas une allusion a un fait en l'air? + +Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en +rougissant. + +--As-tu devine pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il. + +Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les +baissant: + +--Fais comme si je l'avais devine, murmura-t-elle. + +--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette reponse +feminine. + +Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire. + +--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs. + +--Ah! + +--C'est la tout ce que tu dis? + +--Qu'est-ce que maman lui a repondu? + +--Qu'elle m'en parlerait. + +--Et toi, qu'est-ce que tu as dit a maman? + +--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il +y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous repondions, ta mere +et moi, il faut donc que d'abord tu repondes toi-meme. + +Cependant, apres un moment de silence, ce ne fut pas une reponse qu'elle +adressa a son pere, ce fut une nouvelle question. + +Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-a-dire est-ce qu'il +connait la verite sur la situation de tes affaires? + +--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la +verite, il la soupconne en partie; dans le monde des affaires, il n'est +personne a Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui +ce qu'elle etait il y a quelques annees. Mais quel rapport cela a-t-il +avec la reponse que je te demande? + +--Ah! papa! + +--C'est naif, ce que je dis? + +Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante. + +--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande +neanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime. + +--Ah! j'y suis. + +--Dame! + +--Et cela te fait plaisir? + +--Tu demandes des choses... + +--Alors tu ne soupconnais pas qu'il t'aimat? + +--Je ne soupconnais pas... c'est-a-dire que je voyais bien que M. Debs +etait tres aimable avec moi; partout ou j'allais, je le rencontrais; +toujours je trouvais ses yeux fixes sur moi tres... tendrement; il avait +en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les +autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans +une situation de fortune superieure a la notre, ni avec Suzanne, ni avec +Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais ete plus loin. + +--Maintenant elles ont marche, et il depend de toi qu'elles en restent +la s'il ne te plait point. + +--Je ne dis pas cela. + +--Dis-tu qu'il te plait? + +--Il est tres bien. + +Devant ces reticences il revint a son idee: peut-etre ne voulait-elle +pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en +aide: + +--Il est vrai qu'il est juif. + +Elle se mit a rire franchement: + +--Et qu'est-ce que tu veux que ca me fasse qu'il soit juif? + + +IX + +L'eclat de rire etait si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si +spontanement du coeur que la preuve etait faite: l'affaiblissement de +prejuge dont Adeline avait parle a sa femme se realisait: feroce chez la +grand'mere, resistant encore chez la mere, il n'existait plus chez la +fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. "Qu'est-ce que tu veux +que ca me fasse qu'il soit juif?" + +--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline apres un moment +de reflexion, il n'en est pas de meme pour ta grand'mere. + +--Elle est opposee a M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix +qui tremblait. + +--Peux-tu en douter? + +--Et maman? + +--Ta mere n'avait jamais pense a ce mariage, mais elle n'y fera pas +d'opposition si de ton cote tu le desires? + +--Et toi, papa? + +Cela fut demande d'une voix douce et emue qui remua le coeur du pere. + +--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux. + +Elle se serra contre lui. + +--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. +Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger a te confesser que je +te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, +sans un interet majeur, a y lire toi-meme. Je sens tres bien que c'est +un sujet delicat sur lequel une jeune fille a l'ame innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un pere, +crois-le bien, voudrait n'avoir pas a appuyer. Mais il le faut. + +--Je n'ai rien a te cacher. + +--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as +commence a grandir, je t'ai mariee deja bien des fois, mais jamais sans +que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler a coeur ouvert. Est-ce donc +impossible? + +--Oh! non. + +--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton pere? Ou en +trouveras-tu un qui t'ecoute avec plus de sympathie? + +Ils marcherent quelques instants silencieusement et quitterent la futaie +pour entrer dans la foret. + +--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se decidait point et voulant +l'encourager. + +Mais ce ne fut pas une reponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle +question: + +--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que +tu penses toi-meme de M. Debs? + +--Je n'en pense que du bien; c'est un honnete garcon. + +--N'est-ce pas? + +--Travailleur. + +--N'est-ce pas? + +--Aimable, doux, sympathique a tous les points de vue. + +--Alors il te plait? + +--Je t'ai mariee en esperance avec des maris qui ne valaient certes pas +celui-la. + +Elle regardait son pere avec un visage rayonnant, devinant ses paroles +avant qu'il eut acheve de les prononcer. + +--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le +mariage lui-meme, dit-elle. + +--Et ce n'est pas du tout la meme chose. + +--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es a M. Debs, le mari? + +--Tu m'interroges quand c'est a toi de repondre. + +--Oh! je t'en prie, papa, cher petit pere! + +Il ne lui avait jamais resiste, meme quand elle demandait l'impossible. + +Elle lui sourit tendrement: + +--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille? + +--Gamine! + +--Je t'en prie, reponds-moi franchement! + +--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari. + +Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout a cette reponse; elle palit +et resta un moment sans trouver une parole. + +--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin. + +--Il y a des raisons qui lui sont contraires. + +--Des raisons... graves? + +--Malheureusement. + +--Qui te sont personnelles? + +--Qui viennent de ta grand'mere et de notre situation. + +--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa +religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui epouse +une chretienne ne se fait pas chretien; chacun garde sa foi. + +--C'est a ta grand'mere qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est +pas chose facile; me le dire a moi, c'est precher un converti; tu sais +comme ta grand'mere est rigoureuse pour tout ce qui touche a sa foi, et, +d'autre part, elle est d'une epoque ou les juifs etaient victimes de +prejuges qui pour elle ont conserve toute leur force. + +Ils etaient arrives a un endroit ou le chemin bourbeux les obligea a se +separer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'etait point +ecoulee et elle formait ca et la des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter. + +--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? +demanda-t-elle. + +--Tu les as pressenties tout a l'heure en me demandant si Michel Debs +savait la verite sur nos affaires. S'il connait la verite et veut +t'epouser, c'est, comme tu le dis tres bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'epouse pour toi, non pour ta +dot; pour ta beaute, pour tes qualites, parce que tu lui plais, enfin +parce qu'il t'aime. + +--Cela est possible, n'est-ce pas? + +--Assurement; mais le contraire aussi est possible; c'est-a-dire que, +tout en etant sensible a tes qualites, Michel Debs peut l'etre aussi a +la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage +d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors +simplement d'un mariage de convenance: l'un des associes de la maison +Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'epouser la fille de +Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis +pas que cela soit, mais simplement que cela peut etre. Alors que se +passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'etre bonne, +comme il le croyait, est mediocre ou meme mauvaise? Il ne la fait point, +n'est-ce pas? et c'est un mariage manque. Je ne voudrais pas de mariage +manque pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait +humiliant; pour nous ce serait desastreux. C'est quand le credit d'une +maison est ebranle qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point etre +prudent que de nous exposer a donner un aliment aux bavardages du monde. +N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: "Pourquoi Michel +Debs n'a-t-il pas epouse Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu +d'une fille ruinee." Parler couramment de la ruine d'une maison dont les +affaires sont embarrassees, c'est la precipiter. Voila pourquoi, avant +de repondre a M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me +dire franchement si tu desires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifferent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un +autre, auquel tu n'as pas de raisons particulieres pour tenir, il est +sage de repondre par un refus: nous echappons ainsi a une lutte avec ta +grand'mere; et d'autre part nous evitons les dangers du mariage manque. +Au contraire, si Michel te plait, si tu vois en lui le mari qui doit +assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se derober, il faut +aborder la situation en face, si perilleuse qu'elle puisse etre pour toi +comme pour nous, affronter le mecontentement de ta grand'mere, et courir +aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur +laquelle il comptait... peut-etre. + +--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent? + +--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le +soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu +vois que, par la force meme des choses, nous voila ramenes au point d'ou +nous sommes partis et que tu es obligee de repondre franchement, puisque +ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite. + +Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait +ramenes au point d'ou ils etaient partis, mais la situation n'etait +plus du tout la meme pour elle, agrandie qu'elle etait, rendue plus +solennelle par les paroles de son pere: si un sentiment de retenue +feminine et de pudeur filiale lui avait ferme les levres, maintenant +elle devait les ouvrir loyalement et sans reticences; elle le devait +pour son pere, elle le devait pour elle-meme. + +--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passe entre M. Debs et +moi qui ressemble meme de tres loin a ce que j'ai lu dans les livres; +il ne m'a pas sauve la vie au bord du gave ecumeux pendant notre voyage +dans les Pyrenees, ou il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est +jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas +de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes +dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, +dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon cote pendant +que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pense a lui; tu ne sais +peut-etre pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est meme a ca qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du +Maulevrier, je parlais de mon mari a mes amies, il avait les yeux +noirs, la barbe frisee, les cheveux ondules de... enfin c'etait Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de +la part de Michel ne pouvait me donner a penser qu'il voudrait m'epouser +un jour. Mais moi, j'avais plaisir a me dire que je l'epouserais; on est +tres hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos +amies ont des maris a revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le +prend ou l'on peut. + +--Il ne t'avait jamais rien dit? + +--Oh! papa, pense donc que je n'etais qu'une gamine et que lui etait +deja un jeune homme. + +--Et quand tu es rentree du couvent? + +--Il s'est passe ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui etais +pas indifferente... et que je lui plaisais. + +Il voulut lui venir en aide: + +--Et tu en as ete heureuse? + +--Dame! + +--L'as-tu ou ne l'as-tu pas ete? + +--Puisque c'etait la continuation de ce que j'avais si souvent combine, +je ne pouvais pas ne pas etre satisfaite. + +--Satisfaite seulement? + +--Heureuse, si tu veux. + +--Et lui as-tu laisse voir ce que tu eprouvais? + +--Peux-tu croire! + +--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne +le refuseras point. + +--Je l'espere, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en +lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne +serait pas moi, et c'est pour moi que je veux etre epousee. Ce n'est pas +a ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres. + +Ces quelques mots ouvraient a Adeline une esperance sur laquelle il se +jeta: + +--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle +il doit compter, il ne se retirerait pas. + +Oh! s'il etait seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mere, sa mere, +son oncle. Me laisserais-tu epouser un jeune homme qui n'aurait rien... +que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que +tu ne peux pas me donner de dot? + +--Il le faut bien. + +--Alors, demain, Michel peut n'etre plus... qu'un etranger pour moi! + +Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononca ces quelques mots, avec un +accent qui remua Adeline. + +--Comme tu es emue! + +--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manque. + +Ce cri de douleur etait l'aveu le plus eloquent et le plus formel +qu'elle put faire. + +Traversant le chemin, il vint a elle et, la prenant dans son bras, il +l'embrassa tendrement. + +--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma cherie. + +--Comment? + +--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. +Est-ce que tu peux etre malheureuse par nous, par moi? + +--Il faut repondre. + +--Certainement, certainement. + +--Que veux-tu repondre? + +Le Normand se retrouva: + +--Il y a reponse et reponse; si je disais ce soir au pere Eck que je +ne peux pas te donner demain une dot, peut-etre arriverions-nous a +une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un delai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours +aussi mal; nous nous releverons; ta mere a des idees; il n'y a qu'a +gagner du temps. + +--Oh! je ne suis pas pressee de me marier. + +--C'est cela meme: tu n'es pas pressee; nous gagnerons du temps; avec le +temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets. + + +X + +De l'endroit ou ils s'etaient arretes en plein bois, ils apercevaient +de petites colonnes de fumee bleuatre qui montaient droit a travers les +branches nues des grands arbres. + +--Nous voici arrives, dit Adeline! je vais voir ou en sont les +bucherons, et tout de suite nous rentrerons a Elbeuf, de facon a ce que +je puisse aller ce soir meme chez M. Eck. + +Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps +des eclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui +tremblait,--celui d'un grand arbre abattu. + +--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente ou les +bucherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal +maintenant! + +Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent +rapidement au chateau, ou tout de suite les chevaux furent atteles. Il +n'etait pas trois heures; ils pouvaient etre a Elbeuf avant la nuit. + +Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le +matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en +allant au Thuit, tout etait compromis; en rentrant a Elbeuf, rien +n'etait desespere, loin de la. Et il entassait preuves sur preuves pour +demontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au pere +Eck. + +--Elle ne sera peut-etre pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera +suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma cherie, tu +verras. + +Et il enumerait ce qu'elle verrait. Ce n'etait pas seulement la +situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'ameliorer; a Paris on lui +avait propose d'entrer dans de grandes affaires ou ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refuse, +parce qu'il voulait se tenir a l'ecart de tout ce qui touchait a la +speculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +etait passe; ces affaires etaient honorables, c'etait par exces de +delicatesse, c'etait aussi par amour du repos et de l'independance qu'il +n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus a lui; il ne +penserait qu'a elle; le premier devoir du pere de famille, c'est +d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus +sacre que celui-la. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministerielles, et toujours par amour du +repos et de l'independance il s'en etait retire. Maintenant il se +laisserait faire: fille de ministre, c'etait un titre a mettre dans la +corbeille de mariage. + +Berthe ecoutait suspendue aux yeux de son pere, son coeur serre se +dilatait, l'esperance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait +pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +realiserait. Elle renaissait. Etait-elle une femme d'argent, etait-elle +desinteressee? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu a examiner ces +questions. Mais le coup qui l'avait frappee le matin l'avait aneantie, +et c'avait meme ete pour ne pas trahir le trouble de ses pensees qu'elle +avait tenu a avoir a sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle +pouvait ne point penser a elle. + +Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour +si prompt, ne les attendant que pour diner. + +--Deja! + +Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'etait dit +entre le pere et la fille, mais malgre l'envie qu'elle en avait, il +lui etait impossible d'interroger son mari, la Maman etant la dans son +fauteuil. + +--Comme tu es mouille! dit-elle en le regardant; il faut changer de +chaussures, je vais monter avec toi. + +Aussitot qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte: + +--Eh bien? + +--Elle l'aime. + +--Elle te l'a dit? + +--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoue dans un cri de +douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme. + +--Est-ce possible! s'ecria-t-elle avec stupeur. + +--Il faut t'habituer a ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune +fille. + +Il rapporta tout ce qui s'etait dit entre Berthe et lui. + +--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversee. + +Il expliqua son plan. + +--Et apres? quand nous aurons gagne du temps, le mariage sera-t-il +assure? + +--Il sera facilite. + +--Je t'en prie, Constant, reflechis avant d'abandonner la vie qui a +ete la tienne jusqu'a ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de +speculation; tu as trop de droiture, trop de loyaute. + +--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les +garanties? + +--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les +honnetes gens? serais-tu le premier qui, malgre son intelligence et sa +prudence, se laisserait tromper et entrainer. + +--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que +des affaires sures. + +--Ce ne sont pas les affaires sures qui donnent les gros gains. + +--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai +laisse passer des centaines d'occasions qui nous auraient donne une +fortune considerable, je veux profiter de celles qui se presenteront +maintenant, voila tout. + +--Le temps est passe des belles occasions; tu le sais mieux que moi. + +--Je vais chez le pere Eck, dit-il pour couper court a ces observations, +cela n'engage a rien de prendre du temps. + +Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en +l'embrassant elle lui serra la main dans une etreinte ou elle avait mis +toutes ses esperances et aussi l'emotion attendrie de sa reconnaissance. + +La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans +le nouveau, celui qui confine a Caudebec, la, ou de vastes espaces +permettaient apres la guerre, la libre construction d'un etablissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isole, d'acces commode, +avec des degagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau +facile a atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le +degraissage ainsi que le foulage des draps en pieces. Construite en +briques rouges et blanches, elle occupe entierement un ilot de terrain +compris entre quatre rues se coupant a angle droit; sur trois de ces +rues se dressent ses hautes murailles percees de larges chassis vitres, +et sur la quatrieme s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontes +de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir +une cour carree au fond de laquelle le balancier de la machine leve et +abaisse ses deux bras. + +Quand Adeline arriva a la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps +deja, mais par les fenetres tombaient des nappes de lumiere qui +eclairaient la rue au loin; les metiers battaient, les broches +tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, +et dans le ruisseau coulait une petite riviere d'eaux laiteuses qui +fumaient. + +Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il apercut le pere Eck +travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penches +sur leurs pupitres. + +--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au +pere Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement. + +--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le pere Eck, a leur poste. + +Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un pretexte a sa visite: + +--Je viens voir vos metiers fixes, ma femme m'a dit que vous en etiez +satisfait. + +--Tres satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre, +c'est son affaire. + +Il pressa le bouton d'une sonnerie electrique et Michel ne tarda pas a +arriver; en apercevant Adeline, il s'arreta un court instant avec un +mouvement de surprise et d'hesitation. + +--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos metiers fixes, dit le pere +Eck. + +Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'etait +vraiment le desir de voir les metiers fixes qui etait la cause de cette +visite: ce serait bien etrange apres la demande adressee la veille a +madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fut, il ne pouvait qu'attendre. + +Aussi les explications qu'il donna a Adeline sur les perfectionnements +qu'il avait apportes a ces metiers manquerent-elles de clarte: son +esprit etait ailleurs. + +Heureusement son oncle lui vint en aide: + +--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches +ces metiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre +cents broches. + +Il est vrai que si Michel etait distrait en parlant, Adeline ne l'etait +pas moins en ecoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre +ne pensait guere a ce qu'il entendait. + +--Il est vraiment tres bien, se disait Adeline en examinant Michel; je +ne l'avais jamais vu si beau garcon. + +--Il n'a pas du tout l'air mal dispose pour moi, se disait Michel en +regardant le pere de Berthe a la derobee. + +Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le +pere Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel. + +Enfin on quitta les metiers fixes et les renvideurs, Adeline et le pere +Eck marchant cote a cote, tandis que Michel restait en arriere pour se +derober: il etait evident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux +etait donc qu'il leur laissat la liberte du tete-a-tete. + +Comme ils traversaient un atelier, le pere Eck prit une bande de drap +divisee en petits carres de diverses couleurs. + +--Que _tites-fous_ de ca? demanda-t-il. + +Ca, c'etait une bande d'echantillons que les fabricants de nouveautes +essayent pour chercher le modele qu'ils adopteront. + +--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer. + +Le pere Eck donna un coup de coude a Adeline et, se haussant vers lui en +mettant une main devant sa bouche pour n'etre point entendu des ouvriers +aupres desquels ils passaient: + +--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_. + +Ils sortirent dans la cour. + +--_Fous afez_ a me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le pere Eck. + +--Oui. + +--Les metiers, c'etait un _bretexte_; je _fais fous_ conduire dans mon +_pureau_. + +Si Adeline etait hesitant pour prendre une resolution, il ne l'etait +jamais pour l'executer. + +--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitot qu'ils furent +installes dans le bureau particulier du pere Eck, et nous en sommes fort +honores. + +--C'est moi, c'est nous qui serions honores de nous allier a _fotre_ +famille, madame _Adeline_ a _tu fous tire_ que c'est le _put_ de mon +_ampition_. + +--J'aurais voulu vous apporter une reponse categorique et conforme a +nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables a ce +mariage.... + +--Ah! mon cher monsieur _Ateline_! + +--Malheureusement nous sommes, a cause de ma mere, oblige a de grands +menagements; vous savez quelle est la severite de ses principes +religieux. + +--Je sais par ma mere ce que _beut_ etre cette severite; et je _fous +afoue_ que je ne lui ai _bas_ meme _barle_ de ce mariage, qui pour nous +n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la premiere fois que +l'un _te_ nous pense a epouser une chretienne: il a fallu l'amour de +Michel pour me decider moi-meme; vous savez le prejuge, la tradition, la +fierte! + +--Vous comprenez donc que nous hesitions avant d'en parler a ma mere; il +faut des precautions, des preparations, sans quoi nous nous heurterions +a un refus formel. + +--Je _gomprends_. + +--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille +n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours desire ne pas la marier trop +jeune. + +--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mere s'est mariee a +quinze ans. + +--Enfin je vous demande du temps. + +--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai +_pien_ ete _viance_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous +sommes maries j'aurais _pien_ attendu encore. + +Il dit cela avec son bon rire. + +A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du +bureau. + +--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'ecria M. Eck, n'_endrez bas_, hein! + +Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vetue de noir, +avec un chale sur les epaules, le front cache par un bandeau de velours +pose en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ride avait +un air d'austerite et d'autorite corrige par une expression affable: +c'etait madame Eck. + +--J'ai cru que c'etait un _gommis_! s'ecria le pere Eck, est se levant +vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret +et du respect. + +--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute. + +Et tout de suite s'adressant a Adeline: + +--J'ai appris que vous etiez dans la maison et je suis descendue pour +vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez +prononcees sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis +longtemps deja, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de +vous avoir derange, je vous laisse a vos affaires. + +--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille +courbee. + +--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'ecria le pere Eck quand la +porte fut refermee, ma mere vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui +ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ca _fa pien_, ca _fa pien_! + + + +DEUXIEME PARTIE + + +I + +En racontant a sa femme qu'il avait rencontre chez son collegue le comte +de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui +s'etait trouve la si a propos pour lui preter cinquante mille francs, +Adeline n'avait pas tout a fait dit la verite. + +En realite, ce n'etait point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette +rencontre, c'etait chez Raphaelle, la maitresse de ce collegue. Mais ce +petit arrangement etait pour lui sans consequence. A quoi bon parler de +Raphaelle a une honnete femme qui ne savait rien de la vie parisienne? +Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son +mari! Il aurait fallu des explications, des histoires a n'en plus finir. +On ne peut pas demander a une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idees qui ne +sont ni de son education ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris +qu'un depute invitat ses amis chez sa maitresse, et qu'il se trouvat +des amis--alors surtout que c'etaient des deputes--pour accepter cette +invitation; la province a sur les maitresses et sur les deputes des +opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une +femme de depute restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son +mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, +ce ne peut etre qu'a la buvette, et s'il caquette, ce ne peut etre +qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une +bonne place de tribune. + +Si Adeline allait parfois chez Raphaelle, il ne faisait qu'imiter +plusieurs de ses collegues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient +embarrasses a la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on +etait la plus a son aise, on faisait meilleure chere, on s'amusait plus +que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le +comte. C'etait donc chez le comte qu'ils dinaient. Il ne serait venu a +l'idee d'aucun d'eux que ce n'etait pas le comte qui payait le loyer de +cette aimable maison ou ils etaient si bien recus, et qui payait aussi +cette bonne chere. Le comte etait veuf, il recevait chez sa maitresse, +il aurait fallu un exces de puritanisme pour s'en facher. + +A la verite, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis +longtemps deja le comte de Cheylus n'etait pas en etat d'entretenir le +train de maison d'une femme comme Raphaelle, mais tous les deputes qui +connaissent a fond les dessous de la politique francaise et etrangere +n'ont pas penetre aussi profondement les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec +soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agreable, une femme +qui, pour n'etre plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux +restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille celebrite, et +ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se +contentait pas des apparences? + +D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui etait l'homme le +plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire a tous, +amis comme adversaires, et meme a ses adversaires plus encore qu'a +ses amis peut-etre. Prefet sous l'empire, il avait administre les +departements par ou il avait successivement passe avec de bonnes +paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignees de +main et des banquets a toute occasion. Et quand, apres vingt annees de +ce regime, la chute de son gouvernement l'avait mis a bas, il s'etait +trouve un de ces arrondissements ou les maires, les conseillers +municipaux, les cures, les pompiers, les orpheonistes, les fanfaristes, +tous ceux enfin qui l'avaient approche, etant restes ses amis, l'avaient +envoye a la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur +importait a lui et a eux la politique, il les avait convertis a son +systeme: "Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des interets." A la +Chambre il avait continue ses sourires, ses amabilites, ses bonnes +paroles; bien avec son parti, tres bien avec ses ennemis, ce n'etait pas +lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la +main toujours tendue; et "mon cher collegue" plein la bouche, meme avec +ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austerite ou de leur +mepris et qu'il finissait par adoucir. + +"Mon cher collegue, soyez donc assez aimable pour venir diner avec moi +lundi prochain." + +Comment supposer qu'"avec moi" ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on +arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux ou les electeurs +vous avaient envoye a Paris, on avait ete l'honneur du barreau de +Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis +longtemps le comte de Cheylus etait ruine, mais puisqu'il donnait de +bons diners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il +y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les diners, on +la faisait pour la maitresse. + +Quelle surprise si un Parisien de Paris avait revele la verite, toute la +verite a ces honnetes convives. + +C'etait vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la +connaissance de Raphaelle, alors dans toute sa splendeur, et au +mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot +avec toute la boheme tapageuse de cette epoque; pour lui il n'etait pas +moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage +dans l'Etat. Lorsqu'ils s'etaient retrouves, le comte avait dissipe +toute sa fortune et il n'etait plus qu'un simple depute, sans aucune +influence meme dans son parti, ou personne ne le prenait au serieux; +quant a Raphaelle, si elle n'etait pas ruinee, au moins avait-elle +laisse devorer par des speculations aventureuses la plus grosse part de +ce que son aprete celebre dans le monde de la galanterie lui avait fait +gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient +lourdement marque leur passage: la maigriotte Parisienne s'etait +alourdie et epaissie, ses yeux rieurs s'etaient durcis, sa physionomie +gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'etait +immobilisee, les teintures avaient desseche les cheveux, les blancs, les +rouges, les bleus avaient tanne la peau. + +Mais en fait de beaute feminine les yeux sont esclaves des oreilles, et +la tradition les rend aveugles a la realite: quand pendant dix ans on +a ete la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'etre pendant +vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ca finisse; il +faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laisse mettre +sur le nez. Cela s'etait produit pour Raphaelle, en qui M. de Cheylus +n'avait vu que "la charmante Raphaelle" d'autrefois. Elle comptait +encore dans "tout Paris"; on parlait d'elle; les journaux citaient son +nom dans les soirees theatrales, on pouvait se montrer avec elle alors +surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un +depute. Assurement, si elle lui revenait, ce n'etait point par interet, +et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanite d'un vieux +beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, +sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voila tout; et +vraiment il ne pouvait que lui etre reconnaissant de cette preuve de +gout. + +--Amant de coeur a soixante-huit ans, he! he! il n'etait donc pas si +deplume! + +Son ennui etait de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil +de l'homme ruine l'emportait sur la fatuite du triomphateur; de la sa +formule d'invitation a ses chers collegues--"avec moi". + +Elle etait reellement une providence pour lui, cette bonne fille, et +pres d'elle il retrouvait dans son desastre un peu des satisfactions de +son ancienne existence: un interieur a la mode, une table bien servie et +une femme, une maitresse aussi elegante que celles qu'il avait aimees +autrefois. + +Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la reputation +d'aprete au gain s'etait cependant etablie sur tant de ruines, c'est +qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait +essaye d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un +ecarte heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours +refuses. + +--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait meme pas l'apparence +de l'interet: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais +rien qu'une fleur. + +Et il avait d'autant mieux cru a la fleur qu'une fois elle lui avait +demande quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une demarche, d'un +acte de complaisance et de bonne amitie. + +L'affaire etait des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la +refuser a son influence: elle consistait a obtenir du prefet de police +l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le demontrer. + +Bien entendu, ce n'etait pas pour elle qu'elle demandait cette +autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez +pour vivre, et elle ne tenait pas a gagner de l'argent; a quoi bon le +superflu, quand on a le necessaire? Elle etait revenue de ses ambitions +d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'ameliorer en +vieillissant. + +C'etait pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte +Frederic de Mussidan, dont la soeur avait epouse Ernest Fare, l'auteur +dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du desinteressement, +il y avait aussi un interet personnel qui la faisait insister: si elle +obtenait cette autorisation, Fare, reconnaissant du service qu'elle +aurait rendu a son beau-frere pauvre, lui donnerait un role dans sa +piece nouvelle; elle rentrerait au theatre par une creation importante, +et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. +Quant a lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la +presidence de ce cercle qui serait administre avec la plus rigoureuse +delicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons a +prendre. + +Elle n'eut point parle de ces vingt mille francs qu'il eut fait la +demarche qui lui etait demandee, il lui devait bien ca, a la bonne +fille; mais les vingt mille francs donnerent a sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'etait plus le +sceptique qui se moquait de lui-meme et accompagnait des discours les +plus pathetiques d'un sourire railleur: "Vous savez qu'au fond tout cela +m'est bien egal, qu'il ne faut pas le prendre au serieux plus que moi, +et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez." + +Jamais il n'avait ete aussi eloquent, aussi persuasif, aussi entrainant +que lorsqu'il presenta la demande a son ami le prefet de police, "a son +cher prefet". + +--Un cercle dont vous seriez le president, mon cher depute, +n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le +laissassent bien vite tourner au tripot? + +--Pas plus que les autres. + +--C'est qu'il y en a deja bien assez, de ces autres. + +Malgre ses instances, son eloquence, sa diplomatie, malgre ses retours, +il n'avait rien pu obtenir. + +C'etait alors que les sentiments de Raphaelle s'etaient affirmes dans +toute leur beaute, et que son desinteressement avait eclate--aux yeux +de M. de Cheylus. Il s'attendait a des reproches ou tout au moins a du +mecontentement; non seulement elle n'avait pas formule le plus leger +reproche, non seulement elle n'avait pas montre de mecontentement, +mais encore c'etait ce jour-la meme qu'elle l'avait prie d'inviter +quelques-uns de ses amis a venir diner le lundi chez elle. + +--Ici n'etes-vous pas chez vous? + +C'est qu'il n'etait pas dans le caractere de Raphaelle de se laisser +jamais emporter par la colere ou la facherie, ni de compromettre ses +interets. + +Or, il y avait interet pour elle--un interet capital--a obtenir cette +autorisation, et la ou le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu +la simplicite de compter, echouait, d'autres reussiraient,--il lui +amenerait ces autres, et, en les etudiant a sa table, elle choisirait +celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation +sans craindre de se la voir refuser. + +L'annee precedente, a Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un +ancien lutteur appele Barthelasse, elle avait fait la connaissance du +vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort +avaient fait echouer la comme croupier. Il etait jeune, il etait beau, +il etait noble, elle l'avait aime, et elle s'etait laisse affoler par +l'envie de se faire epouser. + +Vicomtesse de Mussidan! Quel reve, quand de son vrai nom on s'appelle +Francoise Hurpin, et qu'on a donne une notoriete vraiment trop tapageuse +a celui de Raphaelle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient +epouse vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un +vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour +amants, mais ils ne lui avaient pas donne leur nom. + +Dans l'etat de detresse ou se trouvait le vicomte de Mussidan, il +semblait qu'il dut se laisser epouser par une femme qui le tirerait +de la misere; mais quand elle avait adroitement aborde la question du +mariage, il avait commence par ne pas comprendre; puis, quand elle avait +precise de facon a ce qu'il lui fut impossible de s'echapper, il avait +nettement repondu par la question de fortune. + +--Qu'apportait-elle en mariage? + +Tout compte fait, il s'etait trouve que cette fortune ne suffirait pas a +la vie qu'il entendait mener. + +Elle s'etait desesperee, et, comme il etait bon prince, il l'avait +consolee. + +--Il n'y avait qu'a la doubler, qu'a la tripler, cette fortune; le moyen +etait en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle +obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle a Paris, et ils ne +tarderaient pas, associes elle et lui, tous deux dans la coulisse, +a gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux +honnetes fiances qui ont travaille pour leur dot. + + +II + +C'etait dans les diners auxquels l'invitait "son cher collegue" +qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme +du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eut jamais rencontre, +Comment, dans ce jeune homme elegant et distingue, d'une politesse +exquise, de grandes manieres, reconnaitre "Frederic", l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idee, alors meme qu'on +l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: "Messieurs, faites +votre jeu; le jeu est fait", qui d'ailleurs ne lui echappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaelle. + +Ils etaient fort agreables, ces diners, ou, a l'exception du vicomte de +Mussidan et du pere de la maitresse de la maison, un ancien militaire +de belle prestance et decore, on ne rencontrait que des collegues avec +lesquels on continuait les conversations commencees au Palais-Bourbon; +aussi etait-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptees avec empressement: c'etait avenue d'Antin, a deux pas de la +Chambre, que demeurait Raphaelle; en sortant apres la seance, on etait +tout de suite chez elle; et le soir, apres le diner, une promenade sous +les arbres des Champs-Elysees, avant de rentrer chez soi, aidait la +digestion des bonnes choses qu'on avait mangees et des bons vins qu'on +avait bus. + +Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitaliere, et meme +on n'y mangeait que de tres bonnes choses. Pendant qu'il etait prefet +de la Gironde, M. de Cheylus s'etait fait de nombreux amis dans son +departement, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps a son souvenir +par l'envoi d'une caisse de ces vins de proprietaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son cote, Raphaelle qui pendant son passage a +travers la haute noce avait appris a apprecier la bonne chere, savait +quelle lassitude eprouvent ceux que les invitations accablent, en +s'asseyant tous les soirs devant le meme diner--celui qui sort des +quatre ou cinq grandes cuisines ou un certain monde fait ses +commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marche ou a la Belle +Jardiniere--et ce n'etait point ce menu banal qu'elle offrait a ses +convives. Pendant huit jours a l'avance, quand elle avait decide de +donner un diner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui etait une +femme de merite, les mets qu'elle voulait servir a ses hotes; et ceux-la +seuls qui etaient superieurement reussis paraissaient sur sa table. + +Que demander encore? + +Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction a +son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait ete repete: + +--Decidement on dine bien chez les gueuses. + +Et comme il n'etait pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fut un bon +provincial, c'etait avec une pointe de vanite libertine qu'il lachait +son mot; a Carpentras on ne faisait pas de ces petites debauches meme +quand on etait l'honneur du barreau de cette ville celebre, et a Elbeuf +non plus, quand meme on etait la gloire de la fabrique elbeuvienne. + +Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. +Hurpin, le pere de la maitresse de maison, qui se carrait a table +avec une si belle prestance, etait bien vulgaire, et que sa manie de +presenter son epaule gauche decoree du ruban rouge, quand on parlait +d'honneur, etait insupportable; que ses observations, lorsqu'il en +lachait, ce qui d'ailleurs etait rare, car il n'ouvrait guere la bouche +que pour manger, etaient stupides ou grossieres, mais ces critiques ne +portaient pas. + +--Vous avez beau dire, mon cher, on dine tres bien chez les gueuses; et +ce coquin de Cheylus est bien heureux! + +Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: +Charmant! Il etait la joie et la jeunesse de ces diners. Il en etait le +champagne--le mot avait ete dit par l'honneur du barreau de Carpentras, +qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un +inepuisable repertoire d'anecdotes curieuses et salees sur le monde du +second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous +les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous +revelait un Paris qu'on ne soupconnait meme pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aieux. Si +quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Fare, +l'auteur dramatique qui etait son beau-frere, il ne s'en parait point +davantage, malgre les brillants succes que celui-ci avait obtenus en +ces dernieres annees; tout au contraire, il laissait entendre, mais a +demi-mot et discretement, qu'il avait espere un autre mariage pour sa +soeur, heritiere d'une des belles fortunes du Midi. + +Evidemment, si ces convives avaient connu la boheme parisienne, ils +auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place a +la table de sa fille, etait simplement un ancien garde municipal, decore +a l'anciennete, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de +meme ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discretion pour ne point parler de sa fortune; +mais ils ne la connaissaient point, cette boheme, et s'en tenaient a +ce qu'ils voyaient, a ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'interet +a chercher s'il se cachait quelque choses de mysterieux sous les +apparences. + +--On dine bien chez les gueuses. + +Il y avait la un fait, et il etait inutile d'aller au dela: de quoi se +seraient-ils inquietes? Si quelquefois on se demandait qu'elle etait la +situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la +maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il +convient a des gens qui voient clair. + +--Pauvre comte de Cheylus! + +--Dame, mon cher, que voulez-vous? a son age! + +Et l'on se faisait un plaisir de demander "au cher collegue" des +nouvelles du jeune vicomte. + +Le soir ou le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en +parlant de la faillite des freres Bouteillier, il etait revenu vivement +avenue d'Antin, apres avoir mis le depute chez lui, et il avait trouve +Raphaelle l'attendant devant le feu. + +--Comme tu as ete longtemps! s'ecria-t-elle en venant a lui. Est-ce +fini, au moins? + +--Non. + +--Parce que? + +--Ah! parce que! + +--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit? + +--Exactement. + +--Eh bien, alors? + +--Il s'est defendu. + +--L'imbecile! + +--C'etait gros. + +--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de +suite lache sur lui. + +--Sans doute, mais peut-etre aurait-elle gagne a etre preparee. + +--C'est quand j'ai compris, a son air plus encore qu'a ses paroles, +combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idee m'en est +venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre cote et nous +trouvions la place prise. + +--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en etait pas moins +delicate. + +--Enfin, comment la chose s'est-elle passee? Que lui as-tu dit? Que +t'a-t-il repondu? + +Il s'etait approche du feu et il presentait un pied a la flamme. + +--Comme tu es mouille! dit-elle. + +--Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai +accompagne comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les +peines du monde a l'empecher de prendre une voiture. + +--Je vais te donner tes pantoufles. + +Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchee, cherchant. + +--Ne te trompe pas, dit-il. + +Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au theatre pour +traduire la dignite outragee: + +--Crois-tu qu'il a les siennes ici? repliqua-telle. + +--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce prefet deplume. + +--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus +besoin de lui. + +Elle avait trouve les pantoufles, elle revint a lui, et l'ayant fait +asseoir, elle s'agenouilla pour le dechausser. + +--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite +chaise basse. + +--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, +et a ce propos, je lui ai dit les choses les plus eloquentes sur +l'infamie des commercants qui font faillite tranquillement pour ne pas +payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brulons la +cervelle. Le sujet pretait, j'ai demanche la-dessus. + +--Et notre homme? + +--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a repondu: il s'est mis a +m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y +avait pas de plus grande douleur pour un commercant, etc., etc. Alors +voyant ca, je me suis retourne et j'ai dit comme lui,--le contraire de +ce que je disais. + +--Es-tu gentil? + +Elle lui baisa la main. + +--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagee. Quel drame que celui +qui se joue dans le crane d'un commercant faisant ses additions! Quelle +situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraine dix autres, et, +par le fait d'un seul commercant, dix autres sont menaces, alors meme +qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scene sans que je te la file. +C'est a ce moment que j'ai mis a profit les lecons de Barthelasse et que +je me suis rappele l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais +prete un sou a personne, a passe sa vie a offrir tout ce qu'il possede a +tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possede a notre homme, +c'eut ete trop. + +--Tu es adorable. + +--...Mais j'ai ete heureux de mettre a sa disposition une cinquantaine +de mille francs... et meme plus s'il en avait besoin. + +--Et il a refuse? + +--Parfaitement. + +--Tu n'as pas insiste? + +--Tant que j'ai pu; je me suis meme fache; ce refus etait une offense a +ma sympathie, a mon amitie, enfin tout ce qu'on peut dire. + +--Il n'en a donc pas besoin? + +--Crois-tu que mon enquete a Elbeuf a ete mal menee? il est gene, tres +gene; s'il marche encore, il ne peut pas tarder a s'arreter. Tandis +que ses concurrents, les fabricants moins haut places que lui, se +sont conformes aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur +demandait, il s'est entete a fabriquer le genre de sa maison, et on n'en +veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer a +bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ca l'a +mene ou il est arrive. + +--Alors comment n'a-t-il pas accepte ton offre? + +--Affaire de dignite; un homme comme lui n'accepte pas un pret qu'il n'a +pas demande: il aurait fallu qu'a mon eloquence s'ajoutat la musique des +_fafiots_. + +Elle reflechit un moment: + +--Il faut recommencer. + +--Toi? + +--Non, toi. + +--J'en arrive. + +--Tu y retourneras, et des demain matin; seulement cette fois tu pourras +jouer du _fafiot_. Je vais te signer un cheque de cinquante mille +francs; tu iras le toucher demain matin, a l'ouverture des bureaux, et +aussitot tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pense a lui +toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu +lui as proposes, que c'est te facher de les refuser, enfin tout ce qui +te passera par la tete. + +--Il aura de la defiance. + +--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demande; quand plus tard +il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne +pourra plus se depetrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des +_fafiots_; tu l'auras; a toi d'en jouer de maniere a reussir. Le moment +est decisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naif qu'il soit, n'en a pas moins de +l'influence a la Chambre et, ce qui vaut mieux, aupres des gens du +gouvernement. Ce n'est pas a lui qu'on pourra repondre comme a ce pauvre +Cheylus. + +--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-la? + +--On se sert de qui on peut; j'avais celui-la, je l'ai pris. Nous avons +Adeline, ne le laissons pas nous echapper des mains. Ou retrouver son +pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connait pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des amis a la Chambre; on le +croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilite a revendre +et a couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait +qu'il se trouve dans une position embarrassee, ou nous pouvons l'aider. +Prenons-le de force. Fais-moi un recu de cinquante mille francs, je +signe le cheque. + +Il ne se montra pas offusque de cette demande de recu, et tout de suite +il l'ecrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il +n'eut pas a se deranger. + +--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te +reveiller a temps. + +En effet, le lendemain, elle le reveilla a huit heures, et, apres s'etre +habille, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Credit +lyonnais, ou, depuis un certain temps deja, ils attendaient l'occasion +d'etre employes. + +Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute differente de +celle de la veille, disait qu'il avait reussi. + +Elle lui prit les deux mains follement: + +--Alors, nous pouvons danser le pas des fiancailles; nous le tenons. + +Et elle l'entraina. + + +III + +Pour etre risquee, la combinaison de Raphaelle n'en etait pas moins +assez simple: Adeline, embarrasse dans ses affaires, aurait de la peine +a rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement +sa situation. + +Mais pour que cette exploitation fut possible, il fallait qu'elle fut +menee d'une main legere, sans quoi il regimberait, et, en voyant ou +on voulait le conduire, il se deroberait. Pour le pret on avait pu le +prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait reussi une fois, +echouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie +de vouloir encore jouer le meme jeu; sans la faillite Bouteillier, qui +lui avait force la main, elle n'eut assurement pas procede de cette +facon; cela n'etait pas dans sa maniere; quand elle avait reussi une +affaire, c'avait toujours ete par la douceur, par l'enveloppement, en +prenant son temps, ses precautions et ses distances, et ceux dont elle +avait triomphe etaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai +qu'alors elle operait elle-meme; tandis que maintenant elle etait bien +forcee de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de +femme: on serait vraiment bien venu de proposer a cet honnete provincial +une association avec une ex-comedienne! Il fallait qu'elle se tint dans +la coulisse et que Frederic seul parut en scene. Heureusement, elle +pouvait lui faire repeter son role et au besoin le souffler; il etait +intelligent; ce qui valait mieux encore, il etait feminin, felin; il +irait. + +Depuis que Frederic lui avait mis en tete cette idee de fonder un cercle +a Paris, ils n'avaient pas laisse passer un jour sans travailler a son +organisation. L'appartement meme ou ils l'installeraient etait choisi +et dans des conditions a assurer le succes de l'entreprise, comme +s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de +l'Opera, en plein Paris, de facon qu'on n'eut que quelques pas a faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa +derniere chance; superbe avec ses vingt fenetres de facade au premier +etage sur l'avenue; luxueux a eblouir un etranger, et en meme temps +assez severe pour disposer a la confiance le naif qui monterait son +escalier sonore. Il importait de ne pas laisser echapper cette occasion +unique, car, malgre son desir de louer a un cercle, c'est-a-dire a un +locataire qui ne marchande pas, le proprietaire se lasserait d'attendre +et de sacrifier a un avenir douteux un present certain. Ils avaient bien +essaye sur lui le systeme de la participation mis en oeuvre par eux +avec tous ceux qui devaient prendre part a leur affaire: tapissiers, +marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-a-dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux +benefices de la cagnotte; mais ce mirage irresistible pour des +fournisseurs plus ou moins genes avait echoue avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas speculer sur la chance et assez defiant pour +n'avoir pas une foi aveugle dans la probite de ceux qui gardent les +clefs de cette cagnotte. + +Il fallait donc se hater, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une +heure. + +A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouve chez lui un billet "du +charmant vicomte" le prevenant que, le lendemain, aurait lieu aux +Francais une premiere representation qui serait une des grandes +premieres de la saison, celle d'une comedie de son beau-frere Fare, et +que, pour cette representation, il etait heureux de mettre un fauteuil +d'orchestre a sa disposition. + +"Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la +peine a obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me +donner le plaisir de vaincre des difficultes pour vous; mais la verite +m'oblige a declarer que je ne les ai point rencontrees. Au premier mot +que j'ai adresse, a mon beau-frere pour le prier d'ajouter un fauteuil a +celui qu'il me donnait, il a cependant repondu nettement par un refus, +mais quand j'ai prononce votre nom, ce refus s'est change en la plus +gracieuse des offres.--Dites bien a M. Adeline--ce sont les propres +paroles de mon beau-frere que je vous rapporte--que je considererai +comme un honneur qu'il veuille bien assister a ma piece; avec un public +compose d'hommes comme lui, on aurait de l'originalite et l'on oserait +aller jusqu'au bout de son originalite." + +Adeline n'etait point un habitue des premieres, et s'il voyait une piece +c'etait ordinairement lorsque le chiffre de la centieme lui permettait +de s'aventurer sans trop de risques, de meme que, s'il allait au +Salon de peinture, c'etait apres que les medailles etaient donnees et +affichees; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette +forme, etait vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les theatres, au lieu de se laisser envahir par les filles, +composaient mieux leur salle de premiere representation, le niveau de +l'art ne tarderait pas a s'elever,--c'etait une observation qu'il avait +presentee lui-meme plus d'une fois a la commission du budget lors de +la discussion de la subvention des theatres, et il lui plaisait de la +retrouver dans la lettre du "cher vicomte",--qui, bien evidemment, +repetait les paroles memes de Pare. + +La salle etait brillante, c'etait bien une grande premiere, comme +l'avait annonce Frederic, qui, place a cote d'Adeline, lui nomma le +Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le depute n'etait pas assez +provincial pour ne pas connaitre les noms que Frederic devidait comme un +montreur de figures de cire, mais c'etait la premiere fois qu'il voyait +la plupart de ces celebrites, vraies ou fausses, et qu'il entendait les +histoires qu'on racontait sur elles a demi-mot. Tous ces noms et toutes +ces histoires defilaient sur les levres de Frederic, legerement; pour +deux seulement il insista: sa soeur, madame Fare, cachee au fond d'une +baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Americain, qui occupait +une avant-scene avec sa femme. + +Bien qu'on apercut difficilement madame Fare, Adeline cependant la vit +assez pour remarquer la grace et le charme de sa physionomie; il en fit +compliment a Frederic, qui repondit aussitot: + +--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se +laisser gagner par elle; ma soeur est reellement une charmeuse, et je +le sais mieux que personne, puisque l'experience en a ete faite a mes +depens. Mon frere et moi, nous etions les heritiers d'une tante que +nous avons dans le Midi, a Cordes, et qui devait nous laisser a chacun +quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour +lui deplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son cote +pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation +de toute sa fortune... a sa niece, simplement parce que celle-ci l'a +charmee. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, +c'est que ni mon frere ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais +sentiment contre notre soeur, l'aimant apres comme nous l'aimions +auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur +de ne jamais nous inquieter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet heritage, c'est une vieille maison, construite par +notre aieul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte +de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restee telle qu'elle +etait du temps de notre aieul; j'avoue que j'aurais aime a passer un +mois de villegiature dans une maison du treizieme siecle, meublee de +meubles de l'epoque. + +Adeline avait deja entendu quelques allusions a cet heritage perdu, mais +c'etait la premiere fois qu'on lui en faisait l'histoire complete, et la +presence de l'heroine la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +etait bon enfant de n'en avoir pas voulu a sa soeur, et aussi bien +desinteresse: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent +eussent peu d'interet pour lui, et comme son frere etait dans le meme +cas, il y avait la sans doute une disposition hereditaire. + +L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais +celle-la ne touchait en rien Frederic, et s'il la raconta, ce fut +evidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin. + +--Vous ne savez peut-etre pas que c'est chez Raphaelle que ce colonel, +maintenant si connu, a fait pour la premiere fois parler de lui a Paris. +C'etait il y a quelques annees. + +Il se garda de preciser l'annee--1867--ce qui eut un peu trop vieilli +Raphaelle. + +--C'etait il y a quelques annees, Raphaelle, qui etait deja une +comedienne de grand talent, donnait une soiree. Le colonel, qui arrivait +d'Amerique, fut conduit chez elle, ou il se rencontra avec un joueur +dont vous avez surement entendu parler: Amenzaga, celebre pour avoir +fait sauter les banques du Rhin. + +Quand Amenzaga etait quelque part, on jouait, qu'on en eut ou qu'on n'en +eut pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait +perdu trois cent mille francs, ou plutot Amenzaga lui avait vole trois +cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'etait apercu de rien, +mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui operait au moyen de +portees ou de sequences, c'est-a-dire de cartes preparees a l'avance +et ajoutees au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui dechira ses +vetements, et on lui reprit l'argent qu'il avait vole; enfin un scandale +epouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaelle, car, en +femme d'experience, elle sait que partout ou il y a des joueurs il peut +se glisser des filous, si severe qu'on soit sur les invitations. Le soir +ou ce scandale est arrive, elle avait, a l'exception d'Amenzaga, l'elite +du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire +du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a a retablir les jeux, ou tout au moins a ouvrir des +cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une securite +complete. Si j'etais depute, ce serait une question qui m'occuperait. + +--Retablir les jeux! c'est bien grave! + +--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entree +des maisons de jeu ne soit pas libre, et la-dessus je suis d'accord avec +vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus +supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrit a ceux qui +en sont affliges d'honnetes lieux de reunion ou ils seraient assures de +n'etre pas voles. C'est une question de moralite, de salubrite publique. +Songez donc que dans les cercles autorises ou toleres la police n'a rien +a voir et ne penetre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles +ne sont pas honnetes, les joueurs y sont voles comme dans un bois, +sans que personne vienne a leur secours. Or, ces directeurs sont-ils +honnetes? + +Le rideau en se levant coupa court a ce discours, qui ne recommenca pas +ce soir-la, car Adeline s'etait laisse prendre a l'interet de la piece, +et il se donnait a elle tout entier, heureux d'applaudir au succes du +beau-frere de son ami. Quand de longs applaudissements saluerent le nom +de Fare, il se passa cela de caracteristique dans le coeur d'Adeline que +sa sympathie et son amitie pour Frederic de Mussidan s'en trouverent +augmentes. + +Deux jours apres, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire +une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face a face avec +Frederic, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et +tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allerent flaner sur les +boulevards: le temps etait doux, les passants se montraient assez rares, +on pouvait causer librement. + +Cette rarete des passants fournit a Frederic le point de depart pour ce +qu'il voulait dire: + +--N'etes-vous point frappe, mon cher depute, de la transformation qui +s'opere a Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons deja vu je ne +sais combien de magasins qui ont ferme leur devanture et eteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez +qu'on n'est plus coudoye et bouscule comme autrefois. Il y a la un +changement qui, me semble-t-il, doit inquieter un homme de gouvernement +comme vous. + +--Que voulez-vous que le gouvernement fasse a cela? + +--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris +perd de son elegance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est +plus l'auberge du monde qu'il a ete? On ne s'amuse plus. Il n'y a +plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus +bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, tres grave, pour la +prosperite du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes +de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les +pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications +ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remede que vous n'avez +point. Eh bien, un des remedes a ce mal serait de rendre a Paris son +animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du +monde les etrangers affluaient a Paris pour s'y amuser et y faire la +fete? c'est que pendant leur sejour ici ils achetaient tous les objets +de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, +leurs vetements. C'etait du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient +pour ces vetements, c'etait avec des soieries et des velours de Lyon que +nos couturieres habillaient leurs femmes. Rentres dans leurs pays, ils +y exhibaient fierement leurs achats, et, pour les imiter, leurs +compatriotes demandaient a la France des produits francais. D'ou la +fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voila +pourquoi il faut ramener les etrangers a Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, ou chacun trouve +a s'amuser selon ses gouts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas +aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idees la-dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mures. Assurement mon nom, +ma famille, mes ancetres, mon education, mes convictions, mes +principes devraient m'empecher de travailler a la consolidation du +gouvernement,--mais l'interet de la France avant tout. + + +IV + +En rentrant d'Elbeuf a Paris, Adeline avait tout de suite visite +quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient propose des affaires; +mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, +surtout si l'on entend se reserver la liberte de choisir. Naguere, on +etait venu le chercher, le prier; quand a son tour il s'etait offert, on +l'avait ecoute avec une certaine defiance. Que signifiait ce changement? +Il n'etait donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquee, +il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre. + +Cela etait trop conforme a la logique des choses pour qu'Adeline s'en +etonnat; il n'avait jamais eu la naivete de s'imaginer qu'il n'aurait +qu'a se presenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et +pour que ceux qui etaient a table fussent heureux de lui faire sa part +au gateau. Ce n'etait pas a date fixe que devait se faire le mariage +de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins +n'avaient pas d'importance; le mot du pere Eck, qu'il ne se rappelait +qu'en riant, etait la pour le rassurer: "J'ai ete fiance avec ma femme +pendant quatre ans, et quand nous nous sommes maries j'aurais bien +attendu encore." + +Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient debarrasse des echeances +pressantes qui menacaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il +avait le temps de se retourner, et d'ici la la probabilite etait, et +meme la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeat. Alors il +rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de +cette espece ne devait pas trainer. Assurement cet argent ne lui pesait +pas, tant il avait ete galamment offert, mais cependant, par une +bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-meme, il +eprouverait du soulagement a ne plus le devoir. + +Malheureusement, de ce cote, les choses ne marcherent point comme +il l'avait espere: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au +contraire, et, apres plusieurs reunions, qui se succederent de plus +en plus orageuses, la faillite fut prononcee a la requete de quelques +creanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humilies. + +Le coup avait ete cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, +connaissait la procedure des faillites: de combien serait le premier +dividende et quand le toucherait-on? + +Il fallait donc se retourner d'un autre cote, ce qui, dans sa position, +etait difficile, car, bien que le vicomte n'eut jamais fait la plus +legere allusion a son pret, il etait evident que ce pret ne pouvait pas +etre considere comme un placement a echeance plus ou moins longue dans +lequel le creancier aussi bien que le debiteur trouvent un egal interet; +c'etait un service rendu, et rien que cela. + +Comme il se demandait par quel moyen il sortirait a bref delai de cet +embarras, il crut remarquer que le vicomte etait moins a l'aise avec +lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement +n'etait que trop facile a deviner: il s'etonnait de n'etre pas encore +rembourse, et il s'en fachait. + +Quand on a tout jeune lutte contre la misere, on a appris a ne pas +s'inquieter des dettes et a manoeuvrer avec les creanciers de facon +a les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'etait pas le cas d'Adeline, qui, entre dans la vie +avec de la fortune, etait arrive a pres de cinquante ans sans devoir un +sou a personne. Si le vicomte etait gene avec lui, de son cote il etait +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant +pas un mot a dire, honteux de son silence meme. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: "Ne +croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrees sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientot..." C'etait ce bientot qui +lui fermait les levres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le +tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fut sincere. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner +quand il ne savait pas lui-meme a quelle epoque il serait en etat de +payer ces cinquante mille francs; bientot sans doute, d'un jour a +l'autre peut-etre; mais ce bientot, il ne pouvait pas encore le traduire +par une date precise. + +Il en etait la quand un soir, en sortant de diner chez Raphaelle, le +vicomte lui prit le bras, et, comme le jour ou il lui avait offert ces +cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet. + +--Ne vous detournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu +echapper a l'entretien dont il se sentait menace; il fait froid ce soir. + +--J'ai affaire par la. + +--Alors, marchons vite, dit Adeline. + +Puis, voulant donner une explication a ce mot qui etait sorti de ses +levres sans qu'il eut le temps de le retenir: + +--Nous nous rechaufferons. + +Le vicomte marchait pres d'Adeline, la tete basse, silencieux, dans +l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa declaration, ou plutot +d'un fils respectueux qui a une confession delicate a faire a son pere. + +Enfin, il se decida: + +--Vous me voyez bien embarrasse, mon cher depute. + +Il fallait bien qu'Adeline repondit quelque chose: + +--Avec moi? + +--Precisement parce que c'est a vous que je m'adresse. Ah! si c'etait un +autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitie, +permettez-moi le mot, je suis tout confus. + +--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami. + +Cependant, malgre cet encouragement, il y eut encore un silence: + +--Pardonnez a ma fierte, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de +risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct +que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre a un ami. En +un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu +me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais +besoin.... + +Il y eut une pause: + +--Oh! pas ce soir, se hata-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais +dans un delai que vous fixerez vous-meme, si toutefois cela ne vous gene +point. + +L'embarras et l'humiliation d'Adeline etaient cruels, et bien qu'il eut +souvent pense au moment ou cette question se poserait, il n'avait point +imagine qu'il serait aussi penible. + +--C'est a vous de me pardonner, dit-il; j'aurais du, depuis longtemps, +vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont +presentees... j'ai compte sur des affaires qui ne se sont point +realisees... sur des rentrees qui ne se sont point effectuees; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin.... + +Le vicomte lui coupa la parole: + +--Je ne serais pas sincere, je ne serais pas digne de votre amitie si je +ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si +tant est que je puisse en avoir une. + +--Je vous en prie. + +--C'est moi qui vous prie de m'ecouter; vous savez combien je suis peu +homme d'argent, cela tient peut-etre a ce que je n'ai pas de fortune, ce +qui s'appelle une fortune assise; mon pere en a devore trois ou quatre, +et moi-meme j'ai fortement entame celle qui m'est venue de ma mere. Je +comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passee a ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez +souvent de me trouver a court; ce qui est mon cas presentement. Dans +ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se presente, en mettant quelques fonds dans une +affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idee m'est venue +de m'adresser a vous. + +--Demain vous aurez vos fonds, repondit Adeline decide a se procurer ces +cinquante mille francs a quelque prix que ce fut. + +--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois +homme a user de pareils procedes? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'a l'etude, et il me suffit de savoir qu'a une date +precise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est la tout ce +que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je +n'aurais demande davantage. + +Adeline respira. + +--Je vais etudier mes echeances, demain je vous donnerai cette date, ou, +ce qui est mieux, je vous enverrai un billet. + +Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on +faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout a coup, +s'arretant et changeant de sujet: + +--Une idee me vient, s'ecria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-meme +cette affaire? + +--Quelle affaire? + +--La mienne. + +--Je n'ai pas de fonds libres. + +--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire. + +--Je n'y suis pas du tout. + +--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la necessite de fonder un +nouveau cercle, et je vous ai demontre de quelle utilite sera cette +fondation a tous les points de vue; cette idee ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il +arrive toujours pour les choses a point. Mais c'est une si grosse +affaire que la fondation d'un cercle a Paris, que je ne pouvais pas +l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne +veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que +je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit etre l'importance de +ce capital? + +--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien a ces choses. + +--Eh bien, il faut pres d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 +francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle imperial +200,000 francs, la Cremerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coutent 60,000 francs, aux Ganaches +50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 +francs, a l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier etablissement +ne reviennent pas a moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit +pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable +sur lequel on puisse preter aux joueurs; le succes est la. Un joueur +qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un +billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte a la caisse +du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais a sec, ou +la partie ne marche pas; et on ne va que la ou elle marche... follement. +J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais a ceux +qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, +les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai +adresse ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par +une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre a +Paris sa vie brillante, presentez la demande d'autorisation qui ne peut +pas etre refusee a un homme tel que vous, soyez son president. + +--Moi! + +--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilite et la +haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... +(il hesita un moment cherchant son mot...) fieres de votre initiative. +Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez +entreprendre, par le seul fait de votre presidence elles viennent a +vous, et vous n'avez pas a aller a elles. Dans la politique vous etes un +centre; et on doit compter avec votre influence. + +--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour presider un cercle parisien, +moi, le plus provincial des provinciaux. + +--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la premiere +qualite qu'il faut pour presider un cercle a Paris. + +--Laquelle? + +--L'honnetete. Ce qui ecarte bien des gens des cercles, c'est la crainte +d'etre vole; quand on se met a une table de jeu pour son plaisir, on +n'aime pas a faire le metier d'agent de police et a surveiller ses +voisins; avec un president comme vous a la tete d'un cercle, on aurait +toute securite, et par cela seul le succes de ce cercle serait assure; +au jeu, on ne vole guere que la ou l'on trouve des complices. + +--Si j'ai celle-la, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne +serait que le temps. + +--Il est certain que cette presidence vous prendrait un certain temps, +mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous +demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des +avantages en echange: ces fonctions sont remunerees: il y a des +presidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque +chose. + +Ils etaient arrives devant la maison d'Adeline. + +--Adieu! dit celui-ci. + +Mais le vicomte ne lui permit pas de se degager: + +--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous +assure, merite d'etre examinee serieusement. + + +V + +Ils revinrent sur la place de la Madeleine. + +--Ce n'est pas a vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que +tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle +donne des produits qui doivent servir, avant tout a remunerer ceux +qui les procurent. Quand vous apportez a une societe une concession +quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre +influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis +certain que l'autorisation qui donnerait naissance a notre cercle ne +serait pas comptee pour moins de soixante a soixante-quinze mille +francs; c'est le prix courant; de sorte que les roles seraient changes: +vous ne seriez plus mon debiteur, c'est-a-dire que la societe serait le +votre. + +La scene que le vicomte jouait avec Adeline avait ete longuement repetee +avec Raphaelle, et il avait ete convenu qu'en cet endroit il se ferait +un silence de facon a laisser a la reflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-meme, +et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir +pas a payer a cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +tres bien prevu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne +suffirait pas, par cette raison qu'elle etait a terme, tandis que +le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un resultat +immediat, serait ce qu'on appelle au theatre un effet sur. + +Les choses s'executerent comme elles avaient ete reglees, et ce fut +seulement apres un moment de silence que Frederic reprit: + +--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos levres: vous ne +voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle. + +--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut +administrer que ce que l'on connait, et je ne connais rien aux affaires +d'un cercle. + +--Aussi n'est-il jamais entre dans mon idee de vous donner cette +administration: vous etes president de notre cercle, comme le comte de +Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le +duc de la Tremoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'etes +que president, c'est-a-dire quelque chose comme un president de la +Republique ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, a qui +vous assurez la stabilite, vous regnez, mais vous ne gouvernez pas; a +cote de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion +financiere du cercle s'exerce par une societe en commandite representee +par un gerant responsable. Vous et votre comite, compose de hautes +notabilites, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irreprochables. Les +questions financieres ne vous regardent en rien et n'entrainent pour +vous aucune responsabilite--ce qui est le grand point; vous touchez, +vous ne payez pas. + +Pour ce couplet, Raphaelle ne s'en etait pas plus rapportee a +l'improvisation de Frederic que pour le precedent; il avait ete repete +aussi, car il importait qu'il fut debite rapidement, "enleve avec feu", +de facon a etourdir Adeline et a empecher toute objection. Si son +assimilation aux presidents des grands cercles devait agir sur lui,--et +ils n'en doutaient pas,--c'etait a condition qu'on ne lui laissat pas le +temps de reflechir et de comprendre par consequent qu'il n'y avait aucun +rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-memes, ne faisant +pas de benefices, n'ayant pas de presidents payes, et celui qu'on lui +proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses +gerants avec l'argent preleve sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait +connu les cercles, cette assimilation aurait ete grossiere et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'etait un argument comme +ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour +que sa vanite bourgeoise se laissat griser par ces grands noms qu'il se +repeterait. + +--Pour vous rassurer completement, continua Frederic, et pour que vous +dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en +avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-meme, mais +aussi pour mon pere, pour ma famille; et puis il y a encore une autre +raison... politique celle-la, et sur laquelle il est inutile d'insister. + +Comme Adeline ne repondait rien, et ne paraissait point enleve par cette +offre cependant si tentante, Frederic lanca son dernier argument, celui +qui devait briser les dernieres resistances. + +--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui +ont ete opposees a M. de Cheylus. + +--Ah! Cheylus s'est occupe de cette creation? + +--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le +president, et il l'a demandee en effet; mais on la lui a refusee--vous +devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a +pas voulu le laisser creer un centre de reunion qui devait lui donner +une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons ete +irrites de ce refus, car, pour l'amabilite, le charme des manieres, +l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur +president que le comte. Mais, en reflechissant, cette irritation s'est +calmee, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise +aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas reussi. Toute chose a sa +contre-partie: l'amabilite du comte eut degenere en faiblesse, il +n'aurait rien su refuser, et notre cercle eut perdu le caractere de +respectabilite severe qu'il gardera avec vous. + +Ils etaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce +dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se separa de "son cher +depute". + +--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas +dans le sac, j'y renonce; voila un bonhomme qui certainement dormira +moins bien que moi. + +En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guere, tandis que +lui-meme fut berce par le bon et calme sommeil que donne le travail +accompli. + +De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppe, un fait se degageait +pour Adeline, si menacant qu'il ne voyait que lui: l'echeance immediate +de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonne, cette heure qui, +tant de fois, avait tinte a ses oreilles; ce n'etait plus: "J'aurai a +payer" qu'il se disait, c'etait: "J'ai a payer". + +Comment? + +Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des +commercants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du +jour au lendemain pour ses echeances; et c'etait la ce qui precisement +le rendait difficile a recommencer; les sources ou il avait puise +s'etaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en +compromettant plus encore son credit deja si ebranle, et encore sans +etre certain a l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui +fallait. + +Assurement, si le vicomte ne lui avait pas parle de la fondation de +son cercle, il n'aurait pense qu'aux moyens de trouver cette somme; il +fallait payer, et a n'importe quel prix il s'executait. + +Mais Raphaelle avait calcule juste en comptant que le mirage de cette +fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultes d'un +cote pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilites pour en +gagner! + +Un mot a dire, un oui, et c'etait tout; non seulement il s'acquittait, +non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par +an; mais encore il se trouvait en position de realiser son plan, de +faire des affaires qui viendraient a lui sans qu'il eut a prendre la +peine d'aller les chercher. + +En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guere +quelle difference il y a entre le cercle qui s'administre lui-meme et +celui dont la gestion financiere s'exerce par un gerant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrement de ses membres, et celui, au +contraire, qui n'a pas d'autre raison d'etre que de gagner de l'argent +par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont +la des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se +valent ou a peu pres. + +La-dessus Adeline etait gros public, comme il l'etait d'ailleurs pour +bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaelle avait devine +juste en pensant qu'on pouvait effrontement lui citer quelques grands +noms qui l'eblouiraient. + +--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'etre presidents, +pourquoi, lui, refuserait-il? + +Ce qui pour lui faisait l'honorabilite d'un cercle, c'etait celle de ses +membres et aussi celle de son president: puisque les admissions seraient +prononcees par lui et par le comite qu'il aurait compose, il n'avait +rien a craindre, il saurait leur garder le caractere de respectabilite +severe dont parlait le vicomte: entre honnetes gens il ne se passe rien +que d'honnete; il n'y aurait donc, pas a redouter que son cercle--il +disait deja _son_ cercle--devint un tripot comme ceux dont il avait +vaguement entendu parler. + +Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accable, lui +rebattant les oreilles jusqu'a l'en etourdir, se representaient a +son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une +importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors. + +Comme c'etait vrai, ce que le vicomte lui avait dit du role que Paris +jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de +s'associer a tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute +ce serait naivete de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle put +produire a elle seule ce resultat; mais si une hirondelle ne fait pas le +printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donne; il en aurait l'honneur. + +Les etapes de Raphaelle a travers la vie lui avaient appris a la +connaitre pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entrainer +les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au dela +un but noble ou desinteresse. Adeline ne se fut peut-etre pas laisse +prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par +l'appat du traitement de 36,000, mais il devait etre enleve par +l'argument commercial. "Quand on est fier de la betise qu'on fait, +avait-elle dit a Frederic, on la pousse jusqu'au bout, alors meme qu'on +voit que c'est une betise." + +Cependant, malgre la fierte qu'il eprouvait et toutes les raisons +personnelles qui s'ajoutaient a ce sentiment, Adeline ne s'etait point +decide a accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'a +les refuser; il fallait voir, attendre, s'eclairer, prendre avis de ceux +qui savaient ce que lui-meme ignorait. + +De ceux qu'il pouvait consulter a ce sujet, personne n'etait plus +autorise pour lui repondre que son collegue le comte de Cheylus, si bien +au courant de la vie parisienne. Puisque la presidence de ce cercle lui +avait ete proposee, il connaissait l'affaire et l'avait pesee avec ses +bons et ses mauvais cotes. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le +lendemain meme. + +--Et vous hesitez? s'ecria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporte la +proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et +que, quand l'affaire m'a ete proposee, j'ai tout de suite demande +l'autorisation au prefet de police... qui tout de suite me l'a refusee. + +--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a donnees +pour expliquer son refus? + +--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour president, ce cercle +deviendrait en quelques mois un tripot; que j'etais trop faible, trop +indulgent, trop aimable: que je serais trompe, deborde, en un mot tout +ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies +d'un refus. + +--Et ces raisons vraies? + +--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen +d'influence a un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se +faire accuser d'accorder a un ennemi une faveur qu'on refusait a des +amis. + +--Alors? + +--Si vous voulez me prendre dans votre comite, j'accepte. Que vous dire +de plus? + +Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans etre +jaloux de Frederic,--il n'avait jamais eu la naivete d'etre jaloux,--il +commencait a trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans +la maison de Raphaelle, et que le meilleur moyen de se debarrasser de +lui etait de lui faire avoir un cercle ou il passerait ses journees +et... ses nuits. + + +VI + +C'etait un grand point pour Raphaelle et Frederic d'avoir un president +en situation d'obtenir du prefet de police l'autorisation d'ouvrir +leur cercle, mais ce n'etait pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au prefet fut signee par vingt membres fondateurs, et il +etait de leur interet de ne pas laisser le choix de ces membres a +Adeline, qui ne saurait ou les chercher, et qui, les trouvat-il, les +choisirait mal. A la verite, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait +prendre, sans qu'il se doutat de rien, ceux-la memes qu'on voudrait +qu'il prit. + +Raphaelle voulait des noms chics. + +Frederic voulait des noms serieux. + +Mais, malgre cette divergence, ils ne se querellaient point la-dessus; +en bons associes qu'ils etaient, ils se faisaient des concessions. + +--Melons les noms chics aux noms serieux. + +Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'epluchant +severement: on n'etait jamais assez chic pour Frederic, et pour +Raphaelle on n'etait jamais assez serieux,--au moins en theorie, car +dans la pratique, c'est-a-dire au moment ou s'agitait la question de +savoir s'ils pourraient avoir reellement ces noms sur leur liste, +ils etaient bien obliges d'abaisser leurs pretentions et de se faire +mutuellement des concessions. + +--Il est vrai qu'il n'est pas tres chic, mais a la rigueur il peut +passer. + +--Je t'accorde qu'il n'est pas trop serieux, mais, si nous sommes trop +difficiles, nous finirons par n'avoir personne. + +Chez Raphaelle, cette composition de sa liste etait une veritable +obsession, elle en revait, et plus d'une fois le matin elle avait +reveille Frederic pour l'entretenir des idees qui lui etaient venues +dans la nuit. + +--Tu ne dors pas, cheri? + +--Si, je dors. + +-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... ecoute donc. + +--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? + +--Nous n'avons pas de duc. + +--Pourquoi faire un duc? + +--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a +trente-six. + +--Les _Ganaches_ n'en ont pas. + +--La _Cremerie_ en a bien un. + +--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en meme temps tache de +trouver un lord, ca serait plus serieux: on en a bien abuse, des ducs; +d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon pere. + +Si Raphaelle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait +compose un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont +elle s'etait separee ou qui plutot s'etaient separes d'elle ne lui +permettaient point de s'adresser a eux; elle eut ete bien accueillie +vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les +folies les plus extravagantes, qui s'etaient ruines, deshonores, avaient +ete jusqu'au crime; mais ces temps etaient loin, et le souvenir qu'ils +en avaient conserve n'etait ni doux ni attendri. + +En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini +par former une liste dont les noms de tete ne manquaient pas d'une +certaine apparence decorative. + +Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service +extraordinaire, ancien prefet, depute, commandeur de Legion d'honneur, +grand-croix de cinq ou six ordres etrangers;--un general qu'a Nice et a +Cannes on avait surnomme le general Epaminondas, ce qui, dans le monde +des grecs, etait caracteristique;--un commodore americain;--un musicien +et un statuaire affames de notoriete, toujours en quete de relations, +comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes a l'un et +faire jouer les cinq ou six operas que l'autre gardait en portefeuille +depuis vingt ans; un journaliste qui exercait autant d'influence dans +la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par la devenait un +personnage utile, avec qui il etait prudent de prendre les devants. + +Ce n'etait pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient +des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, +c'etait encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, +autrefois directeur de cercles a Biarritz, a Pau et en Provence, ou il +avait gagne une fortune de deux a trois millions et chez qui Frederic +avait ete croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait +exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_, +c'est-a-dire le diner de la table de l'hote, et un jeton d'un louis +qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: a la verite, Barthelasse +avait, pendant plusieurs annees, promene cet ancien ambassadeur dans le +Midi, mais ces representations en province ne l'avaient pas encore tout +a fait use, et a Paris, ou son nom seul etait connu, il ferait encore +assez bonne figure. + +Quand Raphaelle aurait son duc, on laisserait a Adeline le soin de +trouver les autres comparses necessaires a la representation parmi les +gros commercants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et +aussi parmi ses collegues. Plusieurs de ceux qui avaient honore de leur +presence les diners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulierement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour +etre president au moment meme ou la faillite des freres Bouteillier +leur avait livre Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que +l'Elbeuvien, etait a coup sur le plus travailleur des deputes, et il n'y +avait guere de projet de loi d'interet local qui ne fut rapporte +par lui: "L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. +Bunou-Bunou." Il etait si souvent imprime dans les journaux, ce nom de +Bunou-Bunou, qu'il etait connu de la France entiere, et que par la aux +yeux de Raphaelle il avait une certaine valeur, celle de la notoriete. +Il est vrai que cette notoriete, il la devait pour beaucoup au rapport +fameux dans lequel il avait traite de la vaine pature et de la +divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, +en fait de notoriete, ce qui compte, c'est la notoriete meme, et, +la dut-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public +n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, tres connu; oubliee la vaine pature. +D'ailleurs le meilleur et le plus honnete homme du monde, toujours a son +banc ou il ecrivait, ecrivait, ecrivait, penchant sa tete blanche sur +son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait +ses ecritures, mieux eclaire et chauffe que dans sa chambre d'hotel ou, +comme il le disait lui-meme, "le bois coutait diantrement plus cher qu'a +Chateau-Chinon." + +Ainsi prepares, il n'y avait qu'a presser Adeline; ce fut ce que +Raphaelle demanda, exigea meme, tandis que Frederic se montrait dispose +a laisser a la reflexion le temps d'agir. + +--C'est un irresolu, ton Normand: decide aujourd'hui, il ne le sera +plus demain; il pese le pour et le contre comme un pharmacien pese ses +drogues. + +--Avoue que la pilule est dure a avaler. + +--Qu'est-ce que ca nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; +d'ailleurs il n'y a qu'a la lui dorer, et c'est ton affaire. + +--Je suis a bout. + +--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien a dire et tu ne vois plus +rien a faire? + +Il haussa les epaules. + +--Ne te fache pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a +encore a dire et a faire; ecoute-la, et souviens-toi plus tard, quand +nous serons maries, que tu as eu interet a la consulter, alors que tu +restais a bout dans une affaire d'ou dependait notre fortune, et qu'elle +est bonne a quelque chose. + +--Je t'ecoute. + +--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme? + +--Sans doute, repondit-il avec une certaine impatience. + +Il s'agacait de la voir tant insister pour lui demontrer qu'elle etait +bonne a quelque chose, quand lui n'etait bon a rien; trop souvent elle +avait insiste sur la superiorite de sa finesse et l'ingeniosite de ses +ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en realite elle se +faisait plutot prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce +avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant +plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les +tiennent. + +--C'est a l'interet d'Adeline que nous nous sommes adresses, dit-elle, +a son orgueil, a sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule +dans son esprit, parce que c'est a son esprit seul que tu as parle. + +Il la regarda sans comprendre ou elle voulait arriver. + +--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est a +ses yeux qu'il faut parler. + +--Les yeux? Quoi, les yeux? + +--Tu le conduiras avenue de l'Opera et tu lui feras visiter le local en +detail. Ce n'est pas difficile, ca. + +--J'y suis; il sera ebloui. + +--Je te crois. Te mets-tu a la place de ce bon bourgeois se promenant +dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et +qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu +qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maitre dans ce +palais? + +--Es-tu canaille! + +--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le +mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit etre sensible +aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ca le fichera les quatre fers en l'air comme +les salons, mais ca lui inspirera confiance: serieuse, l'impression du +mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livree; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevee, +j'avoue comme toi que je suis a bout. + +Frederic n'apporta qu'un changement a l'execution de ce programme; il en +intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commenca par +la: il y aurait progression. + +Aux premiers mots, Adeline se defendit: + +--Il sera temps si je me decide, mais je vous avoue que je balance: je +vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon +bourgeois comme moi serait deplace dans ce role de president, je n'en ai +aucune des qualites, et j'y serais l'homme le plus emprunte du monde; je +compromettrais le succes de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, +ce qui est plus grave, de vous. + +Frederic protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une +refutation en regle: + +--Nous reviendrons plus tard a la question de savoir si vous acceptez ou +si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livree; nous ne +fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livree +pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gerant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de +m'assister. + +Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils a son ami. Il se +laissa donc conduire chez le tailleur, ou il choisit un drap solide, +un bon drap francais, comme le demandait Frederic, qui devait durer +longtemps. + +Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui +etait travail de la laine, il avait des connaissances speciales qu'il ne +pouvait pas ne pas mettre a la disposition de son ami: la, il n'eut qu'a +admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et +qui etaient vraiment superbes, les portieres magnifiques; il passa plus +de deux heures a se griser de l'enchantement de leurs couleurs. + +Mais ou "il se ficha les quatre fers en l'air", comme disait Raphaelle, +ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opera. + +--Comment trouvez-vous ca? demandait Frederic dans chaque place. + +Et partout il faisait la meme reponse: + +--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris. + +--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque +chose. + +Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur ou leurs +pas sonnaient comme sous la voute d'une eglise, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par +lesquels il avait passe. + +Ils s'etaient arretes devant une niche ouverte sur le palier et faisant +face a la porte d'entree. + +--Nous mettrons la un buste de la Republique, dit-il, comme s'il se +parlait a lui-meme. + +--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher president, car vous serez +maitre chez vous; mais si c'est moi qui suis maitre ici, je ne mettrai +point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me +retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre ou tout le +monde doit pouvoir se rencontrer. + +Adeline hesita un moment: + +--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il. + + +VII + +C'etait la premiere fois qu'Adeline avait quelque chose a demander pour +lui-meme. + +Comme tous les deputes, il avait passe bien des heures de sa vie dans +les antichambres des ministres et use de nombreuses paires de bottines +sur le carreau poussiereux des corridors des bureaux a la Guerre, aux +Finances, a la Justice, a la Marine, au Commerce, a l'Agriculture, aux +Travaux publics, a l'Instruction publique, aux Affaires etrangeres, aux +Postes, a l'Interieur, a la Prefecture de la Seine, a la Prefecture de +police, aux ambassades, aux consulats, partout ou il y a a solliciter et +a faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent a y rester, +mais toujours c'avait ete dans l'interet des villes ou des communes de +sa circonscription, pour les affaires de ses electeurs, jamais dans le +sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, +il n'avait pas de parents a placer, pas de combinaisons financieres a +appuyer, pas de concessions a obtenir; quand on l'avait decore, on etait +venu a lui et il n'avait eu qu'a accepter ce qu'on lui offrait. + +Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en +attendant, il fallait demander. + +De la son embarras. + +A la verite, s'il se faisait demandeur, c'etait dans un interet general, +superieur a toutes considerations personnelles: mais enfin il n'en +devait pas moins resulter pour lui certains avantages qui genaient sa +liberte; il se fut senti plus allegre, il eut porte la tete plus haut +s'il avait ete degage de toute attache. + +Il s'y prit a trois fois avant d'aborder le prefet de police, comme s'il +n'osait point sauter le pas. + +Aux premiers mots, le prefet de police, qui, depuis qu'il etait en +fonctions, avait cependant appris a ecouter en se faisant une tete de +circonstance, laissa echapper un mouvement de surprise: + +--Vous, mon cher depute! + +Ce n'etait pas sans que la lecon lui eut ete faite a l'avance par +Frederic, qu'Adeline s'adressait a "son cher prefet". Il savait que sa +demande pouvait provoquer une certaine surprise, et meme il en attendait +la manifestation: "Vous comprenez que le prefet ne sera pas sans +eprouver un certain etonnement en vous entendant lui demander une +autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vecu en +dehors des cercles. Et puis, a son etonnement se melera probablement une +certaine contrariete: le nombre de ces autorisations n'est pas illimite; +il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruine a encore +dans sa poche: quand il en depense un, il compte ceux qui lui restent +et fait le calcul qu'il sera bientot a sec. Et personne n'aime a etre +a sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent etre une monnaie +commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre prefet +se serve de cette monnaie, mais il a eu des predecesseurs qui l'ont +employee. Et Frederic avait raconte l'histoire d'un prefet aimable et +vert-galant qui avait paye les depenses d'une liaison demi-mondaine avec +une de ces autorisations; que celle a qui il l'avait donnee l'avait tout +de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur +les produits de la cagnotte. Puis, a cette histoire, il en avait ajoute +d'autres, afin qu'Adeline eut un dossier bien prepare et ne restat pas +court. Si on avait accorde ces autorisations a des gens plus ou moins +vereux, comment en refuser une a un honnete homme, entoure de l'estime +publique, dont le nom seul etait une garantie? + +Ce dossier et ces histoires avaient donne a Adeline une assurance que, +sans eux, il n'eut certes pas eue: + +--Et pourquoi pas, mon cher prefet? + +C'etait un homme fin que cet prefet, et peut-etre meme trop fin, car +bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, +il allait au dela de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'apres +lui-meme. + +Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement. + +--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous etonner de +ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idee ou +j'etais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon pere de famille. + +--C'est a Elbeuf que je suis pere de famille. A Paris, je n'ai pas ma +famille; je suis seul; les soirees sont longues. Et elles ne le sont +pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collegues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de +reunion, ou nous aurions plaisir et interet meme a nous retrouver dans +l'intimite, sans avoir a craindre une promiscuite genante. + +--Et c'est un cercle s'administrant lui-meme que vous voulez fonder? + +--Oh! non; nous avons a cote de nous, derriere nous, une societe +representee par un gerant qui aura la responsabilite de la question +financiere; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepte +les fonctions de president. + +Cette fois le prefet ne laissa echapper aucune exclamation de surprise, +mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui. + +Adeline n'etait-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'a ce +jour? etait-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? +ou bien encore etait-il plus profondement provincial qu'on ne pouvait +decemment l'imaginer pour un collegue? + +Il fallait voir. + +--Et quel est ce gerant? + +--Un ancien notaire de province. + +--Il se nomme? + +--Maurin. + +C'etait la un nom qui n'apprenait rien au prefet, il y a tant de gens +qui s'appellent Morin ou Maurin? + +--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant +au-devant d'une nouvelle question. + +--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepte, car ce +n'est pas a un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un +gerant... un mauvais gerant, peut entrainer loin et meme tres loin le +president et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi. + +Cela ne fut pas dit sur le ton d'une lecon, ni comme un avertissement +direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravite qui devait +donner a reflechir. + +--Nous n'aurons rien a craindre de ce cote, dit Adeline en pensant a son +ami le vicomte, qui serait le veritable gerant sous le nom de Maurin, +beaucoup plus qu'a l'ancien notaire, qu'il connaissait a peine. + +Evidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le prefet +aurait garde son observation pour lui, ou plutot elle ne lui serait pas +venue a l'esprit, mais c'eut ete une indiscretion: le vicomte avait des +raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait +de l'y laisser. + +--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le prefet. + +--Voici les noms de ceux qui ont signe la demande avec moi, repondit +Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche. + +Le prefet lut les noms: + +--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, general Castagnede... + +A ce nom, il fit une pause, car ce general etait celui-la meme qu'on +appelait le general Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait. + +Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence +besoigneuse ne lui etait pas inconnue. + +Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le +statuaire, il lut couramment, de meme pour les notables commercants dont +Adeline avait obtenu lui-meme les signatures. + +A l'exception du general Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y +avait rien a dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer a ceux +qui n'etaient pas nets manquait-il de precision: on accusait le general +de tricher, mais il n'avait jamais ete chasse d'aucun cercle; l'ancien +ambassadeur vivait dans les tripots, cela etait certain, mais en +vivait-il reellement comme on le racontait? Barthelasse et les +directeurs de casinos qui l'avaient employe s'etaient bien gardes de +publier leurs memoires avec pieces justificatives a l'appui; combien +d'autres aussi haut places que lui etaient comme lui des declasses! + +--Vous voyez, dit Adeline, qui etait fier de sa liste, que je ne vous +presente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance. + +--Evidemment. + +--Et je crois que plus d'une fois on a accorde des autorisations a des +gens qui ne presentaient pas les garanties que nous offrons. + +--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons ete trompes. Nous ne +sommes pas infaillibles. Il est arrive, j'en conviens, qu'on nous a +presente des listes de noms aussi honorables que ceux de la votre, avec +un gerant offrant toutes les garanties de moralite, de solvabilite, et +que cependant le cercle que nous avons autorise s'est change, au bout +de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la +cagnotte et _etouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce +pas plutot celle des fondateurs qui se sont laisse tromper et par qui +nous avons ete trompes nous-memes? Voila ce qu'il faut examiner et le +point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous +le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez. + +Si Adeline etait un naif et un ignorant qui se laissait duper par des +coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de +quoi lui ouvrir les yeux et lui donner a reflechir. + +Mais ce n'etait pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait +foi, c'etait aussi en lui-meme, en son honnetete, en sa clairvoyance; il +ne serait pas un president qui laisserait aller les choses au hasard; +il lui donnerait son temps, a son cercle, il le surveillerait, il le +gouvernerait d'une main ferme. + +--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs +administrateurs ne les ont point administres, c'est que leurs presidents +ne les ont point presides; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un president serieux et que le tableau que vous venez de +m'esquisser ne se realisera point pour nous. + +Etait-il reellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le prefet +voulut faire une derniere tentative; affectueusement il lui prit le bras +et le passant sous le sien: + +--Voyons, mon cher depute, franchement est-ce que vous croyez que la +fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis +vous ne trouveriez pas dans un des cercles deja existants le centre de +reunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas deja assez de cercles? + +--Non, mon cher prefet, et, puisque l'occasion s'en presente, +laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le +developpement de la vie mondaine a Paris. Quand le luxe va a Paris, la +fabrication va en province. + +Et, presque dans les memes termes que Frederic, Adeline repeta ce theme +qui lui avait ete souffle, sans avoir conscience qu'il etait un echo. + +--Evidemment c'est un point de vue, dit le prefet, quand Adeline fut +arrive au bout de son morceau. + +Et il en resta la. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il +avait pu pour eclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'etait +ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collegue? Pour etre prefet de police, on n'est +pas professeur de morale. Et il n'etait pas du tout dans son caractere +de mettre les points sur les i. + +--Je ferai faire l'enquete d'usage, dit-il en terminant l'entretien. + +Elle fut confiee a un agent de la brigade des jeux qui, apres avoir +visite le local de l'avenue de l'Opera et constate qu'il n'avait pas +deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, +se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signe la +demande, se bornant a une seule question: celle de savoir si la +signature mise au bas de cette demande etait bien la leur, puis il fit +son rapport, qu'il transmit a son chef, lequel a son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police +municipale, qui en fit un troisieme corroborant le second. + +Tout etait en regle: le prefet n'avait qu'a donner ou a refuser +l'autorisation. + +Pouvait-il la refuser quand elle etait demandee par un homme dans la +position d'Adeline? + +Il la donna. + +--Apres tout, on verra bien. + +Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait +averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministere, +ce service rendu lui donnerait droit a son bon souvenir. + + +VIII + +L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons des +le lendemain, malgre l'envie qu'en avaient Raphaelle et Frederic: si le +personnel etait engage a l'avance, si le mobilier etait pret, il fallait +laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les +tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver +sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de facon a ce +que la caisse n'en ait pas trop de faux a rembourser aux joueurs qui +se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins +dangereuse a contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet +des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces +industriels est pince au moment ou il tache d'en ecouler quelques-unes, +il est aussi simplement que discretement expulse du cercle, sans +encourir les travaux forces que la vignette des billets de banque promet +aux contrefacteurs. + +D'ailleurs, a cote des travaux materiels a accomplir pour la parfaite +organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient +tout autant et plus encore que ceux-la, peut-etre concourir a sa +prosperite--c'etaient ceux de la publicite: un cercle de ce genre ne +pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait +longtemps que Raphaelle avait engage son orchestre. + +Il avait commence: _pianissimo_, il etait vaguement question d'un +nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien a ceux qui avaient +existe jusqu'a ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort +inconnus en France, en meme temps qu'une securite absolue contre les +tricheries; a l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas a +se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du +jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opera, dans la +plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernieres +annees;--l'attention etant alors suffisamment eveillee, les trompettes +avaient enfin donne son nom: _maestoso ma non troppo_, c'etait le "Grand +international";--_largo_, il avait pour fondateurs l'elite du monde +de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de +l'armee (le general Epaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, +Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce +parisien, representes par une kyrielle de noms serieux bien faits pour +inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'etait pas une speculation louche +comme tant d'autres; _con calore_, c'etait une affaire nationale, _con +fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di +marcia_, au relevement de la fortune publique. + +Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la presence a Paris +n'etait pas utile, puisque l'amenagement du cercle ne le regardait en +rien, avait ete passer quelques jours a Elbeuf. + +Comme toujours il etait arrive le soir, et il avait trouve sa famille +dans la salle a manger, l'attendant devant le couvert mis. + +Comme toujours il vint a sa mere, qu'il embrassa respectueusement. + +--Comment vas-tu la Maman? + +--Bien, mon garcon, et toi? Sais-tu que je commencais a etre inquiete de +toi? + +--Pourquoi donc? + +--Tu es marque parmi ceux qui se sont abstenus a la Chambre, et depuis +plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas meme une interruption. + +--Tu sais bien que je n'interromps jamais. + +--Tu as tort; quand on a son mot a dire, on le dit: ca fait plaisir aux +electeurs, qui voient que leur depute est a son banc. + +--J'etais pris par le travail des commissions. + +En realite, c'avait ete par le travail de la fondation de son cercle +qu'Adeline avait ete pris; mais il ne pouvait pas le dire a sa mere, +puisqu'il n'en avait pas encore parle a sa femme, attendant, pour le +faire, qu'il eut obtenu son autorisation: ce serait ce soir-la qu'il lui +annoncerait cette grande nouvelle. + +Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite apres le souper; car +en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre +comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui +ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires. + +Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle a dire? + +Avec elle il n'y avait jamais longtemps a attendre; les paroles ne se +figeaient point sur ses levres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou +dans l'esprit elle s'en debarrassait au plus vite; aussitot que Berthe +et Leonie se furent retirees, elle commenca: + +--Mon fils, il se passe ici d'etranges choses. + +Adeline regarda sa femme avec inquietude, s'imaginant qu'une difficulte +ou une querelle s'etait elevee entre sa mere et elle, ce qu'il redoutait +le plus au monde. + +--Je m'en suis plainte a ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a +pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse +a toi-meme, quoiqu'il m'en coute d'_affaiter_ ton retour de querelles, +quand tu rentres chez toi pour te reposer. + +Madame Adeline voulut epargner a son mari l'impatience de chercher ou +tendait ce discours. + +--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement. + +--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne demarre pas d'ici. + +--Oh! Maman! interrompit madame Adeline. + +--Je suis _fiable_ peut-etre; quand je dis quelque chose on peut me +croire: bien sur que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je +ne pretends pas ca, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et +pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie? + +--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche a la +rencontrer. + +--Alors tu autorises ces visites? + +Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand. + +--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garcon; il me +semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait proceder dans un mariage. + +--Et s'il lui plait? + +--Dame! + +--Tu l'accepterais pour gendre? + +--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille? + +--C'est justement pour n'avoir pas a faire son malheur que j'ai demande +a ta femme de fermer notre porte a ce garcon; elle ne m'a pas ecoutee; +il a continue a venir et on a continue a lui faire bonne figure; je me +suis tenue a quatre pour ne pas le mettre moi-meme a la porte; c'est un +scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour +Berthe; a la messe on me regarde. + +Il etait vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec +Berthe Adeline. Des discussions s'etaient engagees sur ce sujet. On +ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence a personne, on se demandait si c'etait +possible. Pour tacher de deviner quelque chose, les devotes de +Saint-Etienne devisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces +regards elle s'exasperait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle +etait un objet de curiosite que parce qu'elle devinait les hesitations +de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage! + +--Maintenant, reprit-elle, tu vas me repondre franchement et decider +entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle. + +Si Normand que fut Adeline, il lui etait difficile de ne pas repondre a +une question posee en ces termes et avec cette solennite; cependant il +l'essaya. + +--Je fai dit que c'etait une sorte d'epreuve. + +--Alors tu les autorises? + +--Mais.... + +--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu a ce que je fasse +comprendre a ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se presenter +ici? + +Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer. + +--C'est impossible, dit-il. + +Il allait expliquer et justifier cette impossibilite, elle lui coupa la +parole. + +--Roule-moi dans ma chambre. + +--Mais, Maman. + +--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de +mes jambes, je serais deja sortie. Je t'ai deja dit ce que je pensais de +ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la +femme d'un juif. Je te le repete. Je sais bien que tu n'as pas besoin de +mon consentement pour faire ce mariage, mais reflechis a ce que je te +dis: il n'aura jamais ma benediction. + +--Mais, Maman.... + +--Roule-moi dans ma chambre. + +Il n'y avait pas a discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, +tristement, il revint aupres de sa femme. + +--Tu vois, dit celle-ci. + +--Et justement au moment ou j'apportais de bonnes nouvelles, ou je +croyais qu'un pas decisif etait fait pour assurer ce mariage. + +--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'apprehension que +d'esperance, comme ceux que le sort a frappes injustement et qui n'osent +plus croire a rien de bon. + +Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si +gracieusement oblige au moment de la crise provoquee par la faillite +Bouteillier, il avait ete amene a s'occuper de la fondation d'un cercle, +dont le but etait le relevement de la fortune publique, il expliqua +la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation +materielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accorde +l'autorisation qu'il demandait. + +--Et tu ne m'avais parle de rien! s'ecria-t-elle. + +--Tout etait subordonne a l'autorisation administrative, c'est +d'avant-hier que je l'ai. + +Ce n'etait pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur +le visage de madame Adeline, tout au contraire. + +--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc +rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de +trente-six mille? + +--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Je ne sais pas. + +--Eh bien, alors? + +--Je n'entends rien a ces choses, tu n'y entends rien toi-meme; comment +me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et +que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher. + +--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour +jouer comme un speculateur paye un agent de change pour jouer a la +Bourse. + +--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source ou on le prend me... +(elle allait dire: me degoute, elle se reprit:)... me repugne. + +--C'est celle ou puisent tous les cercles; sois sure qu'il n'y a que les +joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutot dispose a trouver que ce tant +pour cent n'est pas assez eleve. + +--Mais si tu allais devenir joueur toi-meme! A vivre avec les gens, on +prend leurs defauts. + +--Moi, joueur! a mon age! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, +celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer a en perdre! Tu ne +crois pas ce que tu dis. + +--Enfin, si tu etais trompe par ces gens: tout ce monde qui vit par le +jeu n'a pas bonne reputation. + +--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas president +a vie: le jour ou je verrais la plus petite irregularite compromettante, +si petite qu'elle fut, je me retirerais! + +--Et si tu ne la vois pas? + +--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour +rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen +de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons +mettre de cote? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas +l'occasion qui se presente, meme si elle nous expose a un risque. Tu +conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous +nous en garerons bien. + +Que dire de plus? C'etait son instinct qui protestait, et encore +vaguement, sans avoir rien de precis a opposer aux reponses de son mari. +Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son cote, se promettait +de les ouvrir aussi. + +Aupres de Berthe, sa bonne nouvelle recut, le lendemain matin, un +meilleur accueil. + +--Alors, cela assure notre mariage! s'ecria-t-elle quand il lui eut +explique la situation. + +--Au moins cela l'avance-t-il. + +--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant +que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; +plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de +qualites en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me +tourmentais, me desesperais, en me disant que peut-etre il faudrait +renoncer a lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas? + +--Pas encore. Il faut menager ta grand'mere et la sienne. Mais voici +une idee qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fete pour +l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta +mere, et j'inviterai Michel. + +--Decidement, tu es le roi des peres! + +--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales a leurs filles, tu +vas me dire quelle robe je dois commander a madame Dupont. + +--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose +que je n'ai mise qu'une fois: elle me va tres bien, elle suffira, +puisque Michel ne la connait pas et... que ce sera pour lui que je +m'habillerai. + + +IX + +C'avait ete une grosse affaire de dresser le programme de la fete que +le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait deja en +abregeant son nom, devait donner pour son ouverture. + +Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de +tapageur qui frappat l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est +difficile a trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient etre tapageuses, que toutes les combinaisons, meme absurdes, +ont ete epuisees; il est terriblement blase sur ce genre de fetes, le +public parisien et surtout le public boulevardier. + +Bagarry avait propose un acte inedit de sa composition, mondain, leger +et piquant; Fastou avait suggere l'idee d'exposer quelques-unes de ses +dernieres oeuvres; des pianistes avaient assiege Frederic, Raphaelle, M. +de Cheylus et meme Adeline; des guitaristes espagnols s'etaient offerts; +un Americain celebre dans son pays pour jouer des airs varies en faisant +craquer ses bottes s'etait mis a la disposition de Frederic, qui avait +refuse avec autant d'indignation que de mepris: son cercle servir a de +pareilles exhibitions! C'etait quelque chose d'artistique, de distingue, +de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caracteristique qui +montrat bien a tous dans quelle maison on se trouvait. + +Un moment il avait eu la pensee d'obtenir de son beau-frere Fare +un petit acte inedit, dont la representation eut ete un "evenement +parisien"; mais le beau-frere avait obstinement refuse, et ce qui etait +plus indigne encore (le mot etait de Raphaelle), la soeur elle-meme +n'avait pas voulu s'interposer entre son frere et son mari pour +amener celui-ci a donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se facher, invoquer la solidarite de la famille, elle avait +resiste aux prieres comme aux reproches et aux menaces: + +--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon +mari, jamais. + +--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se presente? + +--Non, quand elle se presente mal. + +--On dirait vraiment que M. Fare nous a fait un honneur en entrant dans +notre famille. + +--Au moins ferait-il honneur a votre maison de jeu en lui donnant son +nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point. + +--Nous nous en passerons. + +Ils s'en passerent en effet, mais, si le programme manqua de cette +attraction, il en eut d'autres: d'abord un diner pour les invites +serieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis +une soiree reunissant une elite de comediens et de chanteurs comme +on n'en voit que dans les grandes representations a benefices, et a +laquelle des femmes seraient invitees, ce qui serait une originalite, +une innovation que l'influence du president ferait tolerer,--pour une +fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient ete remplacees +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les +salons, la vraie fete commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouat +point ce jour-la, mais il avait du ceder aux reclamations de son comite: +tout le monde s'etait mis contre lui, meme les honnetes commercants ses +amis qui jusqu'a ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'etait +precisement ceux-la qui avaient montre le plus d'empressement a jouir +des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute securite: ce ne +serait pas chez eux qu'il y aurait a observer son voisin pour voir s'il +ne triche pas. + +Le diner etait pour huit heures; des sept heures et demie les invites +commencaient a monter le grand escalier, si bien rempli de plantes +vertes et de camelias que le buste de la Republique, place dans sa +niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il etait impossible de +distinguer si on avait devant les yeux une tete de saint ou d'empereur +romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, etait un veritable +hall, se tenaient les valets de pied en grande livree: souliers a +boucles d'argent, bas de soie, habit a la francaise fleur de pecher, +galonne d'argent. A tous les invites, le secretaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, a ce programme il ajoutait discretement +une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'etait une +attention delicate dont Raphaelle avait suggere l'idee; avec quelques +milliers de francs, on pouvait donner de la gaiete au diner... et, plus +tard, de l'animation au jeu. + +Dans le salon, les membres du comite recevaient leurs hotes, qu'ils +ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adosse a la cheminee, +souriant et accueillant, avait pres de lui le comte de Cheylus, le +general Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennite, +avaient cru devoir sortir toutes leurs decorations: M. de Cheylus en +etait si haut cravate, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un +torticolis ou d'un lumbago. + +Le plus souvent, les diners d'inauguration sont ecoeurants par leur +banalite, mais celui du _Grand I_ etait exquis, ayant ete prepare dans +les cuisines memes du cercle par un chef de talent. Il importait, en +effet, au succes de l'entreprise, qu'on parlat de la cuisine du _Grand +I_ et qu'on sut dans Paris qu'elle etait superieure, de beaucoup +superieure, a celle que pour le meme prix on pouvait trouver ailleurs. +Au premier abord, une speculation consistant a donner pour deux francs +cinquante, avec le vin, un dejeuner qui en vaut cinq, et pour quatre +francs un diner qui en vaut huit, peut paraitre detestable; cependant +elle est en realite excellente, bien qu'elle se traduise par une +allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens +qui frequentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se +disent que deux francs cinquante d'economie sur le dejeuner, quatre +francs sur le diner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille +quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est +vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-etre pas tres +delicat de faire ce benefice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la +cagnotte payera ca. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire +pour elle: c'est par le diner que bien des joueurs sont attires et +retenus; et c'est par le dejeuner que plus d'une cagnotte a ete sauvee +des justes severites de la police. Si bien fondees que soient les +plaintes contre un cercle, l'administration y regarde a deux fois avant +de le fermer, quand son dejeuner est frequente par des gens ayant un nom +honorable: des commercants, des artistes, des medecins, des avocats qui +leves avant midi pour s'asseoir a la table du restaurant ne sont pas +des joueurs de profession; ceux-la font du cercle ce qu'il doit etre, un +lieu de reunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coute. + +La bonne chere d'un cote, de l'autre l'attention de Raphaelle, combinant +leurs effets, le diner fut tres gai, et l'on arriva a l'heure des toasts +sans avoir conscience du temps ecoule. + +Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la sante des +representants de l'armee, de la diplomatie, de la politique, des +lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fiere +satisfaction de voir reunis autour de lui dans un but patriotique. + +A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant +guere qu'en mangeant ce bon diner, dans cette salle luxueuse, au +milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait a un but +patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du +cimier de chevreuil, et aussi celui du Chateau-yquem. + +Mais Adeline etait trop absorbe dans son discours, qu'il disait et ne +lisait pas, pour rien voir; il continuait et developpait la pensee sur +laquelle il vivait depuis qu'il s'etait decide a demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses levres voltigeaient les grands mots de +Paris-lumiere, de ville de toutes les elegances et de tous les genies, +de relevement de la fortune publique par le luxe, de travail francais, +de production nationale. + +Si les convives a l'intelligence alerte avaient ete un peu surpris +d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient a cette +table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relevement de +la fortune publique. + +--En voila une bonne! murmura l'un d'eux. + +Mais les commentaires ne purent pas s'echanger; Bunou-Bunou venait de se +lever pour repondre au president, et aussitot le silence avait succede +aux applaudissements: c'etait un regal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui +depensait des tresors de lyrisme dans ses rapports pour eriger une +commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs etonnants +etait affiche dans les bureaux des journaux. + +--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: +"J'ignore si je m'abuse", dit un journaliste parlementaire; qui tient +mes deux louis? + +Mais personne ne lui repondit, et ce fut avec raison, car le premier mot +qui sortit de la bouche inspiree du depute fut precisement la fameuse +phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon: + +--Messieurs, j'ignore si je m'abuse.... + +Le rire etouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui +avaient deja entendu cette phrase celebre, il y en eut plus d'un qui se +cacha la figure dans sa serviette; d'autres se facherent et declarerent +qu'au lieu de les obliger a ecouter ces jolies choses, "on ferait bien +mieux d'en tailler une petite." + +Heureusement les discours tournerent court; il fallait enlever les +tables pour la soiree, et il n'y avait pas de temps a perdre. + +En sortant de la salle a manger, Adeline se rendit dans son cabinet, ou +il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs. + +Ils etaient venus d'Elbeuf dans l'apres-midi,--ce qui avait donne a +Michel et a Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le +meme compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et +ils n'avaient pas encore visite les salons du cercle. + +--Voulez-vous offrir votre bras a ma fille? dit Adeline a Michel; en +attendant que la soiree commence, nous ferons un tour dans les salons; +il faut que je vous montre _mon_ cercle. + +C'etait de la meilleure foi du monde qu'il disait "mon cercle": +n'etait-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en +etait-il pas le president, ne decidait-il pas des admissions, tout le +monde n'etait-il pas chapeau bas devant lui: Frederic se tenait si +discretement a l'ecart qu'il n'avait pas paru au diner; il se montrerait +seulement a la soiree, comme bien d'autres. + +Ils avaient commence leur tour, Adeline donnant le bras a sa femme, +Michel conduisant Berthe; a mesure qu'ils avancaient, l'impression +n'etait pas la meme chez la mere que chez la fille: madame Adeline se +montrait effrayee du luxe qu'elle voyait, Berthe en etait emerveillee; +quant a Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait +etre toujours tourne vers elle, il la regardait venir dans les glaces, +et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait +plus a lui: a la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement +des yeux: qu'elle etait charmante dans sa toilette rose! + +Ils arriverent a la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et +ils se trouverent dans une grande piece, plus longue que large et tres +haute, puisque de deux etages on en avait fait un seul en supprimant le +plancher; le plafond etait a caissons dores et les murs etaient tendus +de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres. + +--Comment trouvez-vous ca? demanda Adeline avec fierte. + +--On dirait une chapelle, repondit Berthe. + +En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frederic vinrent +au-devant d'eux, et les presentations eurent lieu: + +--Mon cher president, on vous reclame, dit Frederic; si ces dames +veulent bien m'accepter a votre place, je vais les installer; je +resterai avec elles pour leur nommer vos invites; il faut bien qu'elles +les connaissent, puisqu'elles sont les maitresses de la maison. + +Et ce fut reellement en maitresses de la maison qu'il les traita: on +ne pouvait etre plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame +Adeline, qui avait pour lui une repulsion instinctive, fut gagnee. +C'etait vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait depeint. + +Les salons s'emplirent "_et la fete commenca_". Comme le programme en +avait ete tres habilement compose, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'executa; de tous cotes partaient des exclamations enthousiastes, +et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait a qui repondre, un +peu grise de ce triomphe. + +Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se +manifestaient de sourdes protestations et des impatiences. + +--Ca ne finira donc jamais, leur bete de fete? + +--On n'en taillera donc pas une petite? + +Si Raphaelle avait ete presente, elle aurait vu que, parmi ces +mecontents se trouvaient quelques-uns de ceux a qui elle avait eu la +prevenance de faire remettre des jetons de nacre. + +Enfin la fete s'acheva, et le souper, bien que trainant un peu en +longueur, se termina aussi: les invites peu a peu se retirerent, au +moins ceux qui etaient venus avec leurs femmes. + +Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, +et, quoiqu'elle fut vaste, on s'y entassa si bien que ce fut a peine si +ceux qui s'etaient assis a la table purent remuer les coudes. + +--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus. + +Le lendemain, les journaux racontaient cette fete, mais, ce qui valait +mieux, le bruit se repandait dans Paris, se colportait, se repetait +qu'il y avait une caisse serieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement. + +Le _Grand I_ etait fonde. + + + + +TROISIEME PARTIE + + +I + +Le _Grand I_ n'etait ouvert que depuis quelques mois et deja Adeline +se demandait comment, pendant tant d'annees il avait pu vivre a Paris +ailleurs que dans un cercle. + +Elles avaient ete si longues pour lui, si vides, si mortellement +ennuyeuses, les soirees qu'il passait a tourner dans son petit +appartement de la rue Tronchet, ou a se promener melancoliquement tout +seul autour de la Madeleine, allant du boulevard a la gare Saint-Lazare +et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que +de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans +le wagon qui l'emmenerait jusqu'a Elbeuf! Il manquerait la seance du +lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les +siens; il embrasserait sa fille a son reveil; quelle joie dans la +vieille maison de l'impasse du Glayeul! La etaient la liberte, la +gaiete, le repos; Paris n'etait qu'une prison ou il faisait son temps, +et ce temps etait si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pense +a se retirer de la politique pour vivre tranquille a Elbeuf, dans sa +famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, +taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupe, le +coeur rempli, entoure, enveloppe d'affection et de tendresse, comme il +avait besoin de l'etre. + +Mais du jour ou le _Grand I_ avait ete ouvert, cette existence monotone +du provincial perdu dans Paris avait change: plus de soirees vides, plus +de diners melancoliques en tete a tete avec son verre, plus de dejeuners +hates au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un +chez lui, un nid chaud, capitonne, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, ou +toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, ou les sourires +les plus engageants accueillaient son entree, ou il etait, pour tous +"Monsieur le president." + +A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien a celle des restaurants +mediocres qu'il avait jusque-la frequentes avec la prudente economie +d'un provincial, il etait un vrai maitre de maison; on l'ecoutait, on le +consultait, on le traitait avec une deference dont les premiers jours il +avait ete un peu gene, mais a laquelle il n'avait pas tarde a si bien +s'habituer que ce n'etait plus seulement pour les valets, empresses +a lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il etait "monsieur le +president", il l'etait devenu pour lui-meme, croyant a son titre, le +prenant au serieux, s'imaginant "que c'etait arrive"; president! ne le +fut-on que de la Societe des bons drilles, on est toujours "Monsieur le +president" pour quelqu'un et consequemment pour soi. + +Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanite, celles de la +camaraderie et de l'amitie l'avaient attache a son cercle. En sortant de +la Chambre il n'etait plus seul sur le pave de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait ete, il ne s'arretait plus sur le pont de la +Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel cote il +allait aller, a droite, a gauche, sans but, au hasard. + +Il etait rare que maintenant il sortit seul de la Chambre, presque tous +les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, charge d'un portefeuille bourre de +paperasses, et toujours regulierement M. de Cheylus, qui, mis a la porte +par Raphaelle le jour meme ou elle n'avait plus eu besoin de lui, etait +heureux de trouver au cercle un bon diner qui ne lui coutait rien,--le +_suif_. + +D'autres collegues aussi se joignaient a eux quelquefois, invites par +Adeline, ou bien s'invitant eux-memes, quand ils etaient en disposition +de s'offrir un diner meilleur et moins cher que dans n'importe quel +restaurant. + +--Je vais diner avec vous. + +On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par +les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue +de l'Opera, en causant amicalement. Lorsqu'a travers les glaces de la +porte a deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu +qui arrivait, il se hatait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand +escalier decore de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses +invites devant lui; si quelqu'un, par deference d'age ou pour autre +raison, voulait lui ceder le pas, il n'acceptait jamais: + +--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi. + +C'etait chez lui qu'il recevait ses amis; c'etait a lui les valets qui +dans le hall s'empressaient autour de ses invites; a lui ces vitraux +chauds aux yeux, ces tableaux signes de noms celebres. + +A vivre sous ces corniches dorees, a marcher sur ces tapis doux aux +pieds, a s'engourdir dans des fauteuils savamment etudies, a n'avoir +qu'un signe a faire pour etre compris et obei, il s'etait vite laisse +gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un +attrait si puissant sur certains habitues des cercles qu'ils se trouvent +mal a leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette +attraction avait ete d'autant plus envahissante qu'il avait toujours +vecu au milieu d'une simplicite patriarcale: point de tapis, point de +vitraux a Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas a demi-mot. + +Mais ce qu'il n'avait jamais eu a Elbeuf, et ce qu'il avait trouve dans +son cercle, c'etait la conversation facile et legere de _ses_ diners +qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses droleries ou ses +douleurs. Bien qu'habitue aux propos graves et lourds de la province, +qui partent de rien pour arriver a rien, il aimait cependant la +raillerie fine et le mot vif, et quand il avait a sa table--ce qui +d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit a la langue aiguisee ou +a la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point +que de bien dire ce qu'ils repetaient, c'etait pour lui un regal de les +ecouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-la, tous venaient lui +donner leur representation sans qu'il eut a se deranger; il n'avait qu'a +leur sourire, qu'a les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une +amabilite pleine de bonhomie. + +Comme la nature l'avait doue de l'esprit de justice en meme temps que +d'une ame reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence +agreable sans se dire que c'etait a Frederic qu'il la devait. + +Parfait le vicomte. Il avait rencontre en lui le collaborateur le plus +zele en meme temps que le plus discret, deux qualites qui ordinairement +s'excluent l'une l'autre. + +Bien qu'il surveillat tout, bien qu'il fit tout, et ne quittat guere +le cercle, jamais Frederic ne se mettait en avant: Maurin, qui avait +toujours le titre de gerant, etait, il est vrai, bien efface, mais ce +qui importait a Adeline, c'etait que lui, president, ne le fut point; +c'etait que la gestion financiere n'empietat point sur la direction +morale, et, apres dix mois d'exercice, il se sentait aussi maitre de +cette direction qu'au jour ou, pour la premiere fois, il avait pris la +presidence. + +Pour les admissions, lui et son comite etaient restes les maitres +absolus, et jamais le gerant n'avait essaye de leur faire admettre des +membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, ou le souci de +faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver +au _Grand I_, lui avait-on predit charitablement en l'avertissant de se +bien tenir de ce cote; mais ces cercles avaient pour gerant un Maurin, +non un vicomte de Mussidan! + +D'autre part, jamais il ne lui etait venu a lui ni a son comite des +plaintes, ou simplement des reclamations, tant la machine administrative +fonctionnait avec regularite. + +C'etait bien le cercle modele dont le vicomte avait parle dans leurs +entretiens du soir sur les boulevards, et que, grace a la severite de sa +surveillance, ils avaient pu realiser. + +--Ou diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en +faisant son eloge aux membres du comite. + +A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient +Raphaelle a Frederic et aussi la part que celui-ci avait prise a son +expulsion, repondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris a +faire; mais cette reponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui +dementait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire enigmatique +eut inquiete Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'etait simplement la vengeance d'un... battu. + +Et quand M. de Cheylus etait absent, Adeline riait avec les autres +membres du comite de cette petite traitrise. + +--Il n'en prend pas son parti, le comte. + +--Dame! il y a de quoi! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'a la place de M. de +Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gre. +Peut-etre trouverez-vous que ce que je dis la a l'air d'une naivete; je +vous affirme que c'est profond. + +Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, +par exces de conscience plutot que par curiosite, avait voulu savoir ce +qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien repondu aux +questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce +qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de "ce jeune +homme" que ce que tout le monde savait. + +Adeline eut eu le plus leger soupcon sur Frederic qu'il eut cherche, au +dela de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en +avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le +_Grand I_ etait le modele des cercles? + +On sait que l'ete fait le vide dans les cercles comme dans les theatres: +avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est a Trouville, +a Dieppe, "en deplacement de sport ou de villegiature"; plus tard on +chasse, on ne va pas a son cercle, et plus ce cercle est d'un rang +eleve, plus il est abandonne par ses membres. Cependant tous ces membres +ne restent pas sans venir a Paris pendant cinq ou six mois, et ceux +qui n'y sont pas ramenes pour une raison quelconque de sentiment ou +d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de +l'est dans l'ouest. Ou passer ses soirees? au theatre? ils sont fermes; +a son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on +donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joue; les doigts +vous demangent. Si alors on entend parler d'un cercle ou la partie a +garde un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisieme +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous +presentent, et l'on s'assied a la table du baccara. + +C'etait ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles +chomaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_ +les membres les plus connus des grands cercles. Frederic ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, +d'ailleurs. + +--Vous voyez comme on vient a nous. + +Adeline etait ebloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui +defilaient sur les levres de son gerant, et quand il allait a Elbeuf il +ne manquait pas de les repeter a sa femme. + +--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain +neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui +travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie republicaine et +le monde elegant. + +Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus +clair, c'est que son mari venait moins souvent a Elbeuf; c'est que, +quand il etait chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible +qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa +cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la premiere fois depuis +quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule. + + +II + +Si grande que fut la satisfaction d'Adeline, elle n'etait pourtant pas +sans melange. + +Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le +marquis de..., etaient venus perdre quelques milliers de francs chez +lui, il eprouvait un sentiment de vanite dont il ne pouvait se defendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il presidait servait de +trait d'union entre la bourgeoisie republicaine et le monde elegant, +c'etait un sentiment de juste fierte qui le portait et auquel il pouvait +s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli. + +Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait pres de cinquante +mille francs a la caisse de _son_ cercle, qui n'etait pas _sa_ caisse, +par malheur, c'etait un sentiment de honte qui l'aneantissait. + +Comment avait-il pu se laisser entrainer a jouer? + +C'etait avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassure sa femme +lorsqu'elle avait manifeste la crainte qu'il ne devint joueur. + +--Moi, joueur! + +Il se croyait alors d'autant plus surement a l'abri, qu'il avait joue +dans sa jeunesse et que par experience il connaissait les dangers du +jeu. + +Ce n'est pas quand on a ete entraine une premiere fois et qu'on a eu la +chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans +on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances +qu'on n'a plus a cinquante apres avoir appris la vie. + +Qu'il eut joue et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, +il y avait eu alors toutes sortes de raisons et meme d'excuses a sa +faiblesse: sa maitresse etait joueuse; les casinos etaient devant lui +avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait +et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coutait rien, pas +meme un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte etait +legere pour la fortune de ses parents. + +Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute etait simplement celle +d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire +grand mal a personne, ni a sa famille, ni a lui-meme; c'avait ete une +epreuve salutaire; s'il etait entre dans la fournaise, il s'y etait +bronze, et si completement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus +joue. Pourquoi eut-il joue? Il n'avait jamais eu le gout des cartes; +s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumiere d'une +lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il etait assez riche +pour que l'argent gagne au jeu ne lui donnat aucun plaisir, et il ne +l'etait pas assez pour que celui perdu ne lui fut pas une cause de +regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cesse de repeter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer: + +--Que faites-vous la, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? +Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas. + +Et voila que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres. + +Comme il etait sincere, pourtant, dans ses remontrances; comme il les +trouvait miserables, ceux qui succombaient a la passion du jeu! + +Encore ceux-la etaient-ils jusqu'a un point excusables, puisqu'ils +etaient des passionnes, c'est-a-dire des etres inconscients et par la +des irresponsables; mais lui, quand pour la premiere fois il s'etait +assis a la table de baccara de son cercle, il n'avait pas ete pousse par +la main irresistible de la passion. + +C'etait meme cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que +les cartes l'ennuyaient acquise dans sa premiere jeunesse, et confirmee +pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui +avaient inspire une complete securite lorsqu'il avait discute dans sa +conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les +propositions de Frederic. + +Qu'il se decidat, et il etait assure a l'avance de n'avoir rien a +craindre pour lui-meme: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au +milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie +contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou +qu'on meprise ceux qui ont le malheur d'en etre infectes. + +Comme ces fievreux et ces agites lui paraissaient ridicules ou +pitoyables: sur leurs visages convulses, rouges ou pales, selon le +temperament, dans leurs mouvements saccades, dans leurs regards ivres de +joie ou navres de douleur, dans leur exaltation ou leur aneantissement, +il s'amusait a suivre les sensations par lesquelles ils passaient. + +Et avec la satisfaction egoiste de celui qui, du rivage, jouit de +l'horreur d'une tempete, il se disait qu'heureusement pour lui il etait +a l'abri de ce danger. + +--Qu'irait-il faire dans cette galere? + +Mais comme l'egoisme justement ne faisait pas du tout le fond de sa +nature, comme il etait au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur +sensible a la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir +adresser des avertissements a quelques-uns de ceux qui, pour une raison +ou pour une autre, l'interessaient plus particulierement. + +Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant +le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, +il leur avait dit ce qu'il croyait propre a leur ouvrir les yeux, les +grondant, les chapitrant. Quelquefois meme, dans des cas graves, il +les avait fait comparaitre dans son cabinet de president, et la, entre +quatre yeux, il les avait serieusement avertis: "Vous jouez trop gros +jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est +pas en rapport avec vos ressources." + +Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaitre que ses +discours les plus affectueux etaient aussi peu efficaces que les +semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet. + +Alors il avait renonce aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin +il y avait renonce, n'etant point homme a persister dans une tache dont +il reconnaissait lui-meme l'inutilite. + +--Ils sont trop betes! s'etait-il dit. + +Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas a faire le +president: c'etait lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, +et l'honneur du _Grand I_ etait que le jeu y fut contenu dans des +limites raisonnables. + +Il veillerait a cela; il protegerait les joueurs malgre eux et contre +eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot. + +Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois meme y passer +la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les +salons, rodant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait +eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un +fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitot qu'il s'eveillait, il +reprenait ses promenades en cherchant a savoir ce qui s'etait passe +pendant qu'il sommeillait. + +Plus d'une fois il etait arrive que pendant qu'il se tenait debout, les +mains dans ses poches a cote de la table de baccara, un joueur lui avait +dit: + +--Et vous, mon president, n'en taillez-vous donc pas une? + +Et alors il avait repondu en haussant les epaules + +--Le baccara! mais c'est a peine si je sais les regles de ce jeu, si +simples cependant. + +--C'est si facile. + +--Plus facile qu'amusant: il y a des presidents dont c'est la force de +ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-la. + +Jusqu'alors Frederic, qui avait assiste aux tentatives que son president +faisait pour detourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'etait jamais +intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fut pas du tout +pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait a rien moins qu'a diminuer les +produits de la cagnotte: il importait de le menager, et d'ailleurs les +probabilites n'etaient pas pour qu'il reussit dans ces tentatives. Qui a +jamais empeche un joueur de jouer? c'etait ce qu'il avait pu repondre a +Raphaelle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous etre +utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le president du _Grand I_ +eloigne les joueurs au lieu de les attirer; ca vous pose bien.--Et s'il +les detourne?--Je te promets qu'il n'en detournera pas un seul, tandis +qu'il detournera peut-etre quelqu'un que nous avons interet a eloigner +de chez nous.--Le prefet de police?--C'est toi qui l'as nomme; comment +veux-tu qu'on prenne jamais un arrete de fermeture contre un cercle +ou le jeu est combattu par son president?--Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera a jouer lui-meme, et tu sais bien que nous +ne le tiendrons que quand il sera endette a la caisse; jusque-la +j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous a sa +place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-etre plus +que tu ne voudras.--Pousse-le. + +Le jour ou Adeline s'etait felicite de ne pas toucher aux cartes, +Frederic, cedant comme toujours a l'impulsion de Raphaelle, avait releve +ce mot: + +--Croyez-vous, mon cher president, dit-il de son ton le plus doux et +avec ses manieres les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus +d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-meme? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire a un de ceux que vous avez +dernierement catechises--je vous demande la permission de ne pas le +nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu. + +--C'est parfaitement vrai. + +--Tres bien; mais vous comprenez que cela enleve beaucoup d'autorite +a vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition +systematique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, +c'est contre le jeu lui-meme; c'est de la theorie, ce n'est pas de la +sympathie. + +--J'ai joue autrefois. + +--Alors il est bien etonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; +qui a joue jouera.... + +--Jamais de la vie. + +--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; +je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait +en vous un ami au lieu de voir un adversaire. + +En effet, il n'insista pas, laissant au temps et a la reflexion le soin +d'achever ce qu'il avait commence: il connaissait son Adeline et savait +avec quelle surete germait le grain qu'on semait en lui. + +Avec l'experience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait +combien sont rares les guerisons radicales chez les joueurs, et combien, +au contraire, sont frequentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui +etaient restes dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans +leur age mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-la se reveillait d'autant plus forte qu'elle etait seule +desormais! + + +III + +Autrefois Adeline eut ri de cet axiome: "qui a joue jouera", comme de +tant d'autres qu'on repete sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont +monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, +mais a cette heure il en etait jusqu'a un certain point frappe. + +Qui avait formule ce proverbe? l'experience evidemment, et comme les +proverbes vont rarement seuls, il lui en etait venu un autre qui +s'imposait, dans les circonstances particulieres ou il se trouvait, +et celui-la c'etait "qu'il n'y a pas de fumee sans feu"; pour que +l'experience populaire se fut formulee en cette petite phrase: "qui a +joue jouera", il fallait que bien des faits lui eussent donne naissance. + +Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme +qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il +suivait le jeu avec une curiosite qu'il n'avait pas aux premiers jours +de l'ouverture de son cercle. + +S'ils etaient encore coupables, les joueurs, ils n'etaient plus +ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se +passionnat pour ces luttes a coups de cartes, qui se passent en quelques +minutes, et peuvent avoir pour resultat la ruine ou la fortune. Il en +avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi +les phases avec emotion--avec cette sympathie dont parlait Frederic. + +C'etait un symptome, cela. + +En fallait-il conclure que, parce qu'il s'interessait maintenant au jeu, +il allait prendre les cartes lui-meme. + +Il ne le croyait pas, il se defendait de le croire, mais enfin il n'en +etait pas moins vrai qu'il y avait la quelque chose de caracteristique, +ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir. + +Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques a la +caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, +il n'avait pas pu se defendre contre un certain sentiment d'envie et ne +pas se dire que c'etait de l'argent facilement, agreablement gagne en +quelques heures. + +De la a se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la +bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi. + +Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y +reussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme +la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens +qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et +ils perdent, voila tout. Quand il etait tout jeune, et qu'il jouait des +billes a pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela etait un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, +lorsqu'il etait entre a Bade dans la salle de la roulette, il avait mis +un louis sur le 24, qui etait le chiffre de son age, et le 24 etait +sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maitresse recommence la +meme experience, et le 24 etait sorti encore. Deux numeros pleins +sortant ainsi expres pour lui, a son appel pour ainsi dire, cela +n'etait-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la verite, elle n'avait pas continue, et il avait perdu +a la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les +soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnes. Mais cette perte +n'etait pas, semblait-il, caracteristique, comme son gain, et elle ne +prouvait nullement qu'a un moment donne il n'avait pas eu la chance--une +chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a +egaree, ne revient-elle pas? C'etaient la des questions qu'il n'avait +pas songe a examiner, puisqu'il avait renonce au jeu pendant de longues +annees, mais qui maintenant lui revenaient. + +Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, +il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils +seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est +aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui reglerait cette +partie qu'il ne jouerait pas pour lui-meme? En somme, il y a une justice +superieure qui dirige les choses et les destinees en ce monde, et cette +justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme +Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fut malheureuse. + +Il avait alors ete frappe d'une remarque qui, jusqu'a ce jour, ne +s'etait pas presentee a son esprit. C'est que celui qui a de la fortune +ou qui gagne largement, surement, ce qui est necessaire a ses besoins, +ne considere pas le jeu au meme point de vue que celui qui est gene et +qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du +jeu eussent ete de peu d'interet pour lui quand il possedait sa fortune +hereditaire qu'augmentaient tous les ans les benefices de sa maison de +commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que +sa maison ne donnait plus de benefices, ces gains arriveraient bien a +propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui. + +Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, +retentissait a son oreille la phrase qu'il etait habitue a entendre: + +--Eh bien, mon president, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous +feriez! + +Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses +gestes desordonnes, ses eclats de voix insultent au malheur des pontes, +et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas a etudier longuement son +point pour torturer a l'avance ceux que dans quelques secondes il va +saigner a blanc. + +Et, bien qu'il ne fut pas vaniteux, Adeline etait flatte qu'on ne crut +pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes +qui viennent miserablement au cercle pour jouer la _materielle_, +c'est-a-dire tacher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie +au jour le jour; recommencant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, +atteles a ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en +usant les nerfs par une tension constante, conduit au gatisme ceux qui +le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier meme, certainement +il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'etre, pas plus +que ponte d'ailleurs. + +Quand Raphaelle avait fonde _son_ cercle, car dans l'intimite elle +disait _son_ cercle, comme Frederic et Adeline le disaient eux-memes, +elle aurait voulu etre la seule a mettre de l'argent dans l'affaire, de +maniere a toucher seule les benefices. Malheureusement cela lui avait +ete impossible, et elle avait du accepter de ses amis ce qui lui +manquait, ou plutot d'un ami de Frederic, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brule partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur +de cercle, Barthelasse en etait reduit dans sa vieillesse, ce qui etait +un grand chagrin pour lui--a faire valoir par les mains des autres la +fortune que quarante annees de travail lui avaient acquise--c'etait lui +qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent a Raphaelle, il aurait +voulu, lui, etre le chef de partie du cercle, c'est-a-dire le caissier +preteur auquel le joueur decave fait des emprunts pour continuer de +jouer. Mais Raphaelle n'avait pas ete assez naive pour accepter cette +combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des +benefices qu'on peut faire dans un cercle. C'etait elle qui voulait +etre chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait a accorder a celui-ci qu'une part proportionnelle a son +apport. Ils s'etaient fortement querelles sur ce point, ils s'etaient +non moins fortement injuries, puis ils avaient fini par s'entendre et +s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce role de chef de +partie en pretant non son argent, mais le leur a elle et a lui, et a eux +deux ils se partageraient les benefices. + +Pour surveiller cette operation des plus delicates, puisqu'il s'agit +d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et +instantanement, sans avoir le temps d'etudier la solvabilite et +l'honnetete de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant +qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges +epaules d'ancien lutteur. Que faisait-il la, on n'en savait trop rien; +il semblait etre un surveillant aux fonctions assez mal definies. Mais +qu'un emprunteur s'adressat a Auguste, le chef de partie, Barthelasse +survenait, et, a distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il +disait lui-meme le oui ou le non, que le chef de partie repetait. + +Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se +permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que +tout le monde repetait: "Vous ne jouez pas, monsieur le president?" mais +sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline repondit a cette +invite par un sourire, il alla plus loin: + +--Mais un _presidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, +dit-il avec son accent provencal le plus pur, c'est un patissier qui +ne mange jamais de ses gateaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous +le demande? Alors il s'en trouve qui disent: "C'est qu'ils sont +empoisonnes." D'autres: "C'est qu'ils sont faits _malpropremint_." + +Adeline se repeta ce "malproprement" plus d'une fois. Etait-il possible +qu'on crut dans le monde qu'a son cercle il se passait des choses +malpropres? Evidemment son abstention systematique pouvait etre mal +interpretee. De meme pouvaient etre mal interpretes aussi ses discours +contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas +lui-meme, et s'il cherchait a detourner du jeu ceux a qui il +s'interessait, c'etait parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne +jouait pas loyalement? + +Mais alors? + +Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment ou +il venait d'etre fortement ebranle par une partie qui s'etait jouee sous +ses yeux: un commercant de ses amis, qu'il savait gene dans ses affaires +et plus pres de la faillite que de la fortune, avait gagne deux cent +mille francs qui le sauvaient. Et en presence de cette veine heureuse +Adeline s'etait tout naturellement demande si elle n'aurait pas pu etre +pour lui. Qu'il prit la banque a la place de son ami, et il gagnait +ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette +nuit-la, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami. + +Mais etait-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalite dans +un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un +bonheur merite? + +On va vite sur cette pente: de la a se dire qu'il etait vraiment trop +timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin. + +Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne +vivaient que par le jeu et pour le jeu. + +Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois. + +Il ne serait pas ruine parce qu'il aurait perdu quelques milliers de +francs; avec le calme et la raison qui etaient son caractere meme, il +n'y avait pas a craindre qu'il se laissat entrainer au dela du chiffre +qu'a l'avance il se serait decide de risquer; a la verite ce serait une +perte, mais enfin elle n'irait pas loin. + +Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, +comme il lui semblait juste que cela arrivat, son gain pouvait etre +considerable. + +Et, gain ou perte, il s'en tiendrait la: un homme comme lui ne s'emballe +pas; il se connaissait bien. + +Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et apres ce serait fini: +on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie. + +Cependant, cette resolution arretee, il ne la mit pas tout de suite a +execution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, +se disant que ce serait pour ce soir-la, sans que ce fut jamais pour ce +soir-la. + +Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des +theatres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle: + +--Qui prend la banque? + +Il se decida a quitter la place ou il semblait cloue, et, s'avancant +vers la table: + +--Moi, dit-il. + + +IV + +--Le president prend la banque! + +C'etait le cri qui instantanement avait couru dans tout le cercle. + +Meme dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et +d'ecarte, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, meme d'echecs, +avaient quitte leur partie pour voir cette curiosite: le president +taillant une banque; eveilles par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient +dans le salon de lecture ou ca et la dans les coins sombres, avaient +suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara: + +--Auguste, six mille. + +A cette demande de son president, Auguste, le chef de partie, sans meme +consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui etait jamais arrive, +s'etait empresse d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau +les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une +genuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait deposes sur la +table. + +C'etait chose tellement extraordinaire, tellement stupefiante de voir +"M. le president" tailler une banque, que Julien le croupier oubliait +de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table +chacun eut trouve sa place, ce qui etait difficile, car ceux qui +occupaient deja des sieges n'avaient eu garde de les abandonner. + +Dans cette salle ordinairement silencieuse ou sous ce haut plafond +regnait toujours une sorte de recueillement comme dans une eglise ou un +tribunal, s'etait eleve un brouhaha tout a fait insolite. + +Cependant Adeline s'etait assis sur sa chaise de banquier, un peu +surpris de se trouver si eleve au-dessus des pontes assis autour de la +table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'etait au dela de cette table qu'etaient son esprit +et sa pensee. + +En attendant que le jeu commencat, un de ceux qui se tenaient a cote de +sa chaise se pencha sur son epaule, et d'une voix moqueuse: + +--Tenez-vous bien, mon president, la lutte sera terrible: Frimaux +revient de l'Odeon. + +Un eclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arreterent +sur un joueur assis a cote du croupier et qui n'etait autre que Frimaux, +le plus grand feticheur du cercle. Au theatre, ou il avait fait +representer quelques pieces avec des fortunes diverses, des chutes +ecrasantes ou de solides succes, selon les hasards de la collaboration, +Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premieres un vendredi ou tout au +moins un 13. Au cercle, ou regulierement il passait quatre heures par +jour, du 1er janvier au 31 decembre, pour gagner sa pauvre existence a +la sueur de son front, comme il le disait lui-meme, c'est-a-dire les +quatre ou cinq louis necessaires a sa vie--la materielle--il ne jouait +que dans certaines circonstances particulieres qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait ete convaincu qu'il ne pouvait +gagner que s'il tournait le dos a l'avenue de l'Opera: toutes les +fois qu'il lui faisait face, il tirait des _buches_, c'etait fatal; +maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odeon; aussi tous +les soirs apres son diner descendait-il des hauteurs des Batignolles ou +il demeurait pour s'en aller a l'Odeon, dont il faisait sept fois le +tour en monologuant comme un personnage de l'ancien repertoire: "J'aurai +la veine ce soir"; puis il revenait au _Grand I_, ou pendant quatre +heures il restait inebranlable dans sa foi, malgre la deveine qui +souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus +serieuses pour se l'expliquer sans jamais ebranler sa confiance en son +fetiche, aussi solide que les pierres memes de l'Odeon. Pour tout le +reste parfaitement incredule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de +Dieu comme du diable, et ne croyant meme pas a sa paternite, bien que +madame Frimaux fut la plus honnete femme du monde. + +--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se +moquat de lui. + +--Vous n'avez pas besoin de le dire, ca se voit. + +En effet, Frimaux, qui pour son pieux pelerinage ne prenait jamais de +voiture--le fiacre n'est pas mascotte--etait crotte comme un chien. + +Cependant peu a peu l'ordre s'etait fait parmi ceux qui se pressaient +autour de la table: + +--Messieurs, faites votre jeu.... + +Du haut de son siege, Adeline voyait tous les yeux ramasses sur lui et +particulierement ceux de Frederic, place en face de lui, derriere trois +rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de +depasser. + +--Rien ne va plus? + +Adeline, qui avait use son emotion d'avance, etait maintenant assez +calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux +deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-a-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), +ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans +empressement de mauvais gout, qu'il mit ses cartes sur la table. + +Il n'y eut qu'un cri: + +--Et il ne voulait pas jouer! + +Bien qu'Adeline s'efforcat de se contenir, il exultait, car sa joie +allait au dela du coup gagne, qui par lui-meme ne donnait reellement +qu'un resultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve +etait faite, et elle confirmait ses pressentiments bases sur les +esperances de sa jeunesse: quelle faute il eut commise de ne point +tenter l'aventure! + +Ce fut avec une parfaite serenite qu'il donna les cartes pour le second +coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'etait a +croire que le gain comme la perte lui etaient indifferents; les vieux +joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux etaient demontes par son +assurance: + +--Qui aurait cru cela de lui? + +Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait ete admis +jusqu'a ce moment que, s'il ne jouait pas, c'etait tout simplement +parce qu'il n'etait pas en situation de supporter une perte de quelque +importance. + +Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite +et gagna au tableau de gauche; le troisieme, le quatrieme furent +pour lui, quand il arriva a sa derniere taille, il etait en benefice +d'environ une vingtaine de mille francs. + +Alors sa serenite s'envola et de nouveau l'emotion lui etreignit le +coeur, des gouttes de sueur lui coulerent dans le cou: sans doute ce +n'etait point une fortune, celle dont il avait reve quand il balancait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'etait +une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la +reduire a rien; enfin, ce dernier coup allait decider si oui ou non il +avait la chance,--ce qui etait le grand point. + +Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il +semblait qu'elles ne pouvaient se detacher de ses doigts, comme s'il +esperait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir +ce qu'il desirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, +n'osant pas les regarder. + +Il avait cinq. + +La situation etait critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne +demanderent de cartes ni l'un ni l'autre. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par +les discussions sur le tirage a cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? +Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point delicat, il ne lui +etait pas reste grand'chose de precis dans l'esprit, et il n'etait pas +en etat en ce moment de se rappeler la theorie et de la raisonner. + +Ce qui fait l'intensite des angoisses du jeu, c'est la rapidite avec +laquelle les resolutions doivent se prendre: avait-il interet a s'en +tenir a cinq ou a se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il ameliorait son point et le rapprochait de neuf; mais +s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et +perdait. Un vieux joueur aurait instantanement resolu theoriquement la +question; mais il n'etait pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, +et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la decider. + +Jamais appel a la chance ne s'etait presente dans des conditions plus +caracteristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui +rendrait l'arret. + +Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite +avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs etaient a +lui. + +Decidement la preuve etait faite, l'arret etait rendu: il avait la +chance. + +Ce fut d'ailleurs le cri de tous. + +Parmi ceux qui s'empressaient a le feliciter, Frederic ne fut pas le +dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les +autres. + +Quand Adeline lui repeta que c'etait la premiere fois qu'il jouait, il +ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de +suite le parti qu'il en pouvait tirer: + +--La facon dont vous avez joue prouve une chose, qui est que vous avez +le genie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous +avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que +vous meprisiez bien la fortune pour ne pas jouer. + +Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas a repondre qu'aux +complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de +Cheylus en tete, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, +et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus. + +Adeline n'avait pas l'esprit tourne a la raillerie, et ce soir-la moins +que jamais; cependant il ne put pas s'empecher de lancer une legere +allusion a l'Odeon. + +--L'Odeon! s'ecria Frimaux, ils l'ont gratte! alors, vous comprenez! + +Le lendemain, a la Chambre, les felicitations recommencerent. Les amis +d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'etait pas quarante mille +francs qu'il avait gagnes, c'etait deux cent mille, trois cent mille. + +De peur de se laisser entrainer a risquer ses quarante mille francs ou +ce qui lui en restait, c'est-a-dire trente-cinq mille francs, Adeline, +en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya a Elbeuf, ou ils +seraient plus en surete qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien +de dire a sa femme d'ou ils venaient; pour qu'elle ne s'inquietat point, +il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de +faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fut tout +naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'etait trouvee cette somme: +les debiteurs qui payent integralement ce qu'ils doivent pour obtenir +leur rehabilitation sont rares, mais enfin on en trouve. + +Quand Adeline arriva a son cercle, ceux qu'il avait battus la veille +l'entourerent: + +--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher president. + +--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez +enleve hier si joliment. + +Il repondit en riant que cela etait impossible, attendu que cet argent +roulait vers Elbeuf; puis serieusement il expliqua qu'il n'etait pas +joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille +a tailler une banque qu'en cedant aux sollicitations de ceux qui le +tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur etre agreable, +pour le plaisir du cercle. + +--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous +rien? + +Apres tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il +ne meprisait pas la fortune comme le croyait Frederic,--loin de la. + +Mais ce soir-la il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui +lui appartenait et lui etait personnelle; elle l'abandonna au moins en +partie; c'est-a-dire qu'apres des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs. + +Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit a la caisse qu'il +payerait le lendemain. + +--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher president, dit +Frederic, ce n'est pas pour vous que vous avez joue aujourd'hui, c'est +pour le cercle. C'est vous meme qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour ou vous vous serez refait, si vous tenez a +rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: +mais, jusque-la, la caisse vous est fermee... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre genie du jeu, votre revanche sera facile: vous +rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec. + +C'etait ainsi qu'il avait ete pris,--en se laissant incorporer dans la +troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court apres son argent. + + +V + +Si le feticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment +son fetiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur +n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver a +lui-meme a grand renfort de "si" qu'elle pouvait etre evitee. + +Cela etait arrive pour Adeline: quand il avait gagne, il avait bien +joue; au contraire, il avait mal joue quand il avait perdu. + +--Si.... + +Quand on reconnait ses torts, on est bien pres de les reparer; +evidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle +est contrariee? et il avait contrarie la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'etait-elle pas +toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est +pas la theorie qui enseigne a bien jouer, c'est la pratique; ce n'est +pas la theorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la decision, +c'est la pratique. + +Cette pratique, ce metier, il aurait pu les apprendre en prenant place +tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant +sagement quelques louis risques avec prudence, ce qui ne l'eut ni +appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taille que deux banques, il n'en +avait pas moins gagne une maladie d'un genre special, que le contact +seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique a tant de +joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complete, puisse desormais +les en guerir--celle qui consiste a vouloir toujours et toujours etre +banquier. + +A remplir ce role, les esprits les plus fermes se laissent eblouir, les +natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec +l'affolement de la melee, non celle ou l'on fait le coup de fusil en +soldat, mais celle ou l'on commande et ou, sous le panache, on ressent +toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilite. Du haut du +fauteuil ou il trone, le banquier tient tete a l'assaut et brave les +regards braques sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le +devorer: "dix manants contre un gentilhomme." + +Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus +qu'il n'y avait sur sa tete le moindre panache; cependant, comme tant +d'autres qui n'ont point eu le degout de s'asseoir sur ce cuir chaud, il +avait subi ces eblouissements et ces fascinations: banquier toujours, +ponte jamais. + +Et il avait taille; malheureusement sa chance ne lui avait pas ete +fidele constamment, et plus d'une fois elle avait passe du cote des +manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en etait arrive a devoir cinquante mille +francs a son cercle. + +Quand il avait perdu, Frederic se trouvait la a point pour le +reconforter: + +--Vous vous rattraperez. + +Et quand il avait gagne se trouvaient la non moins a point quelques +besoigneux pour lui faire une saignee: + +--Mon cher president... + +La voix etait si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas +refuser, bien qu'il eut vu plus d'une fois les quelques louis qu'il +venait de preter changes aussitot en jetons et tomber sur le tapis vert: +eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en +blamer? + +Et le matin, pale, les yeux bouffis, on le voyait a moitie endormi +descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches +s'enfoncaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le +secouait, le reveillait, et honteux, fache contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, ou il avait si +tranquillement dormi autrefois, et ou maintenant il n'avait a passer +avant la Chambre que quelques heures agitees. + +Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont +celles ou la voix de la conscience prend le plus de force, il s'etait +dit qu'il devait renoncer a son cercle et donner sa demission,--seul +moyen sur de ne pas ceder a la tentation. Mais il fallait commencer par +rembourser ce qu'il devait a la caisse, et il n'avait pas cet argent. + +Et puis la deveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle +vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagne quarante mille +francs le jour ou, pour la premiere fois, il avait taille une banque +alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il +pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les +combinaisons du baccara? En realite, il ne s'etait endette que d'une +quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoye trente-cinq mille +a Elbeuf qui, Dieu merci, etaient intacts. Pour quinze mille francs +aventures, devait-il renoncer a toutes ses esperances? Que fallait-il +pour qu'elles pussent se realiser, au dela meme de ce qu'il avait promis +a Berthe? Quelques minutes de veine! Etait-il fou de croire qu'elles ne +se representeraient pas pour lui! + +Et puis, d'autre part, sa presence, sa presidence etaient indispensables +a son cercle qu'il aimait. + +Si sa direction et sa surveillance avaient ete utiles dans les premiers +temps, elles l'etaient maintenant encore et meme plus que jamais. Son +cercle, c'etait lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: "Allons au +Grand International" ou simplement comme les boulevardiers. "Allons au +_Grand I_", ils disaient familierement: "Allons chez Adeline"; cela lui +creait des devoirs en meme temps qu'une responsabilite. + +Deja le _Grand I_ n'etait plus ce qu'on l'avait vu a l'ouverture et des +changements s'etaient faits, inappreciables sans doute pour tout le +monde, mais qui n'echappaient pas a ses yeux de pere toujours attentif. + +A sa table d'hote paraissaient maintenant des figures qui ne s'y +montraient pas autrefois et qui l'etonnaient; corrects, ils l'etaient +trop; decores, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est +decent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux +faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la realite. + +D'ou venaient ces gens-la? Quand il avait fait des recherches, il +avait trouve qu'ils etaient le plus souvent presentes par des parrains +suffisants, ou membres reguliers de plusieurs cercles. A la verite, il +surveillait toujours avec la meme severite les admissions des membres +permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours ete serieux. +Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les +cercles, un membre permanent pouvait amener un invite; et cette petite +porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en realite plus +frequentee que la grand'porte, avait laisse passer plus d'un nouveau +venu qui l'inquietait. + +Il ne les eut vus qu'une fois a sa table qu'il ne s'en serait pas +autrement tourmente, des invites sans doute; mais au contraire ils +venaient regulierement et ils amenaient avec eux des invites a l'air +generalement honnete et simple, des braves gens ceux-la a coup sur, qui +ne faisaient pas long feu au cercle: ils dinaient une fois ou deux, +jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il +avait essaye d'obtenir des explications de Frederic, mais inutilement: +malgre sa connaissance du monde parisien, Frederic n'en savait pas plus +que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects +et si decores n'etaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le +supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-a-dire des +racoleurs charges d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au +_Grand I_ ces moeurs n'etaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait +pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans +les cercles; c'etaient la des histoires de journaux; pour lui qui avait +beaucoup vecu dans les cercles a Paris, il n'avait jamais vu une vraie +volerie... + +Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles etaient +en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontees autrefois, +Frederic s'etait rejete sur la province: + +A Nice, a Biarritz, dans les villes d'eaux, la ou on ne se connait pas, +tout est possible; mais a Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, ou +il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs! + +Ce qui tourmentait Adeline, c'etait que precisement le _Grand I_ ne fut +pas exclusivement compose, comme il l'avait espere, sinon d'amis, au +moins de membres ayant entre eux des relations d'intimite qui creent une +sorte de solidarite et de responsabilite collective. Il aurait voulu +qu'on n'y vint que pour s'y reunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un meme but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait a +craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passes dans son +cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +annees a la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considerable +le jeu tient dans un certain monde ou la gene est la regle a peu pres +commune, ou l'on depense chaque mois plus qu'on n'a, et ou l'on ne +compte que sur une bonne chance pour combler le deficit qui, de jour en +jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fut le lieu +de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en etait un +lui-meme, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les +occasions et les facilites qui l'avaient perdu. + +Au lieu d'etre un sujet de contentement pour lui, les benefices de la +cagnotte en etaient un de contrariete: il eut voulu qu'elle donnat +moins, puisque les produits etaient en proportion du jeu: un louis pour +une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un +matin qu'il assistait a l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait +ete stupefait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: pres de +dix mille francs. Dix mille francs de benefices pour une nuit de jeu! + +Son etonnement avait ete si grand qu'il l'avait franchement montre a +Frederic, occupe a compter les jetons et les plaques: le cercle etait +vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que +lui, Frederic, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employes. + +--Dix mille francs! est-ce possible? + +Frederic l'avait regarde d'une facon etrange, sans repondre, avec un +sourire enigmatique. + +A la fin, il s'etait decide: + +--Vous voyez, mon cher president. + +De nouveau ils s'etaient regardes, et Adeline avait baisse les yeux, +n'osant pas insister: n'etait-ce pas avouer qu'il croyait possible le +_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et +de plaques par le croupier au detriment des joueurs; mais, pour que +ce bourrage puisse se faire, il faut la complicite du gerant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupconner Frederic d'une +pareille infamie. + +--Faut-il les refuser? demanda Frederic en plaisantant. + +--Puisqu'ils y sont! repondit Adeline. + +--Je suis heureux de voir, acheva Frederic, que nous sommes d'accord. + +D'accord! d'accord! Ils ne l'etaient plus toujours comme au +commencement. + +Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commercant de Bordeaux, +avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint a lui en +souriant, les mains tendues: + +--Vous etes bien aimable de m'avoir invite a diner, ce soir, a votre +cercle, dit le commercant. + +--Je vous ai invite? dit Adeline stupefait, pour ce soir? + +--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir? + +C'etait une invitation lithographiee avec elegance et sur beau bristol, +signee: "le president Adeline." + +Seule l'adresse etait manuscrite. + +J'ai ete bien surpris quand le garcon de l'hotel m'a remis cette lettre, +car je ne suis arrive que d'hier dans la nuit. + +--A ce soir, dit Adeline qui avait hate d'echapper a des explications +plus qu'embarrassantes. + +Ces explications, c'etait a Frederic de les lui donner: comment, les +garcons d'hotel distribuaient des invitations signees de son nom: "le +president Adeline!" + +--Mais, mon cher president, repondit Frederic en essayant de rire, ce +qui vous etonne se fait partout. + +--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle. + +--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que +nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, +il faut des joueurs. + +--Mon nom ne servira pas a les attirer. + + +VI + +L'histoire de la cagnotte avait jete l'inquietude dans l'association +Mussidan, Raphaelle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si +ce president s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas? + +L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le desarroi quand Frederic +raconta l'algarade qui venait de lui etre faite. + +--Qu'as-tu repondu? demanda Raphaelle. + +--Rien. + +Vous ne lui avez pas casse les _rinss_? s'ecria Barthelasse, dont le +premier mouvement etait toujours de revenir a son ancien metier de +lutteur, malgre les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir +et se calmer... a _Pariss_.... + +Raphaelle haussa les epaules: + +--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin. + +--C'est selon. Moi, quand les gens elevaient trop la voix, je n'avais +qu'a faire ca:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-meme, enfonca +son cou court dans ses larges epaules en tendant ses deux bras en avant +dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans +l'arene;--et tout de suite c'etait fini; on lui permet trop de faire +ce qui lui plait, a ce depute. Pourquoi est-ce que nous lui donnons +trente-six mille francs? Est-ce pour nous embeter? Je vous le demande. +Hein! + +--C'est a lui qu'il faut le demander, repliqua Frederic impatiente. + +--Je suis pret quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai +peur. + +--Il ne s'agit pas de ca, interrompit Raphaelle sechement, nous avons +besoin de lui, il faut manoeuvrer en consequence. + +--Je vous l'ai deja dit et je vous le repete, continua Barthelasse, on +ne sera sur de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour ou il filera +la carte, il sera a nous. + +--Et vous croyez qu'il acceptera vos lecons? + +--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandees, et je +puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouves. + +Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux a ce sujet, +car du jour ou Adeline avait accepte la presidence du cercle, ils +s'etaient demande comment ils le garderaient a la tete de leur affaire. +Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils +pouvaient etre tranquilles. Mais a mesure que ses yeux s'ouvriraient, et +il n'etait pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout a coup, +au moins peu a peu, la situation changerait. + +--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot +de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux +prejuges dont sont encombres les imbeciles et dont les grecs sont +affranchis. + +--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait repondu +Raphaelle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son +president. + +Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait meme pas qu'il en +put etre autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner a coup sur et sans +danger, en operant soi-meme, sans complice, avec une securite egale a +celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris a travailler. Alors +pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il +n'y a rien de plus doux et de plus agreable que l'argent gagne par le +travail. + +Mais Raphaelle et Frederic, qui, sans etre au fond beaucoup plus +embarrasses de prejuges que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le +monde en fut arrive comme eux a envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne a ne voir que l'argent gagne sans se soucier de la +facon dont on le gagne, etaient certains du refus d'Adeline et meme de +son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre a +travailler pour jouer a coup sur. Ce n'etait point ainsi qu'il fallait +proceder avec celui que d'un air de mepris ils appelaient "_Puchotier_" +depuis qu'Adeline, se defendant un jour de ses ignorances parisiennes, +s'etait lui-meme donne ce nom en disant qu'a Elbeuf les _Puchotiers_ +sont les encroutes de la ville, ceux qui repoussent tout progres en ne +jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire ecouter si +on lui parlait franchement? + +Il fallait vraiment etre _Puchotier_ pour avoir la naivete de croire +qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnete +cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impots, vingt-cinq mille francs +d'eclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au +personnel, trente-six mille francs de traitement au president, trente +mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour +abonnements aux journaux, impressions, concerts, fetes, c'est-a-dire +d'une depense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces depenses et pour donner un benefice suffisant a ceux qui avaient +fonde l'affaire, gerant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de +comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins +influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer +leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchat, +et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec +tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il +serait souvent monotone, le diner de plus d'un cercle, si on ne s'etait +pas procure des convives en lancant, partout ou l'on a chance de +rencontrer un naif, des invitations comme celle qui avait indigne +Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres reguliers du cercle, +gentlemen en apparence, besoigneux en realite, repandus dans le monde ou +plutot dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de +leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris +a la table d'hote, seront une heure apres devores a celle du baccara et +apporteront a la cagnotte un aliment plus serieux que les seigneurs +des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons pretes, +prenant des attitudes de comediens; ivres de joie quand ils gagnent, +a deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte +donnerait-elle des benefices suffisants si dans le feu de la partie +les croupiers "aux doigts legers"--l'epithete est du plus grand des +grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonne de jetons d'ivoire et +de nacre qui tombent la sans bruit? Et le change de la monnaie, que +donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en +plus legers: "Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie"; et tandis que le +valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas +quitte la table, celui-ci, par-dessus son epaule, lui passe deux plaques +au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle +prospere--sinon modele. + +Mais pour les employer sans qu'Adeline les decouvrit, il avait fallu +toute la dexterite de Frederic et toute sa souplesse de caractere. + +Et voila que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que +celui des invitations devait etre abandonne. + +Au moins ce fut le conseil de Raphaelle, qui n'etait pas pour qu'on +attaquat jamais de front les difficultes. + +--Cede, dit-elle a Frederic. + +--Comment, ceder! s'ecria Barthelasse. + +--Il faut renoncer a ces invitations, ou nous auront un eclat, peut-etre +une rupture. + +--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! +Comptez-vous qu'il va vous tomber tout roti sur votre table, hein? Je +vous le dis et je vous le repete, vous prenez trop de precautions avec +ce president; vous le gatez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas +comment les 10,000 francs etaient venus dans la cagnotte. Je vous le +demande, hein? Il vous l'a faite au president qui ne veut rien voir, qui +ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est depute, il +est decore, il est considere, il faut bien qu'il menage sa reputation... +pour lui-meme. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. +Autrement! Il a bien avale la cagnotte--il n'en reparle plus, de la +cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ca se passera tacitement; ca +lui est plus commode a cet homme, c'est son genre: il faut le prendre +comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'a continuer, puisque vous ne +voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus +facile. + +Cependant, malgre le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours +d'ailleurs, l'avis de Raphaelle qui l'emporta: on cederait. + +Le lendemain, Frederic, qui etait toujours le porte-parole de la +participation, fit ses excuses a son cher president. + +--Pardonnez-moi la facon un peu vive dont je vous ai repondu hier. J'ai +eu tort. J'ai reflechi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraine, c'est +que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres presidents signent ces lettres. Mais vous n'etes pas de +ces presidents-la, j'en conviens. Votre haute situation, votre +respectabilite, votre nom si honore rendent legitimes toutes les +susceptibilites. + +Il etait entre dans le cabinet de son president en tenant dans sa main +gauche un paquet de papier: + +--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la +cheminee, ou brulait un feu de bois. + +Adeline avait ecoute le commencement de ce petit discours avec une +attitude raide, en homme fache,--et il l'etait en effet;--il fut +attendri. + +On ne pouvait pas reconnaitre ses torts plus galamment: tous les griefs +qu'il avait entasses contre le vicomte s'evanouirent. + +--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il +en tendant la main a Frederic. + +--Et moi donc! s'ecria celui-ci. + +Adeline eut une pensee de prevoyance pour Frederic, a laquelle se melait +un vague sentiment d'inquietude: + +--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte. + +--Vous savez comme le premier mouvement court aux extremes. Il est +certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain +embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... +au moins je l'espere. + +--Que puis-je pour vous? + +--Vous en rapporter a moi, et ne pas vous inquieter quand quelque chose +se presente mal. Soyez sur que vous n'avez qu'un mot a dire pour qu'il y +soit porte remede. Comme vous, mon cher president, je mets au-dessus +de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, +puisque, pour ceux qui savent, je suis le gerant responsable. Mais, a +cote de l'honneur, de la respectabilite dont vous avez la garde, il +y des interets respectables dont je me trouve charge par ma gerance +effective. On me les a confies, ces interets.--A l'argent que j'ai mis +dans cette affaire s'est ajoute l'argent qui m'a ete confie,--et dont +je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de facon a ce +qu'il donne les produits legitimes qu'on est en droit d'attendre. + +--Mais que puis-je? + +--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes +qui ont eu confiance en moi? + +--Certes, non. + +--Soyez sur qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse +nous compromettre ou meme nous inquieter. + +--Que voulez-vous donc de moi? + +--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez +marcher la partie. + + +VII + +Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet etat de +demi-somnolence du joueur qui a passe la nuit, le corps brise de +fatigue, le sang enfievre, l'esprit abattu, honteux de lui-meme, furieux +contre les autres, rejouant dans sa tete troublee les coups importants +qu'il venait de perdre et qui avaient augmente sa dette d'une dizaine de +mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hotel. + +Il n'etait guere en disposition de donner des audiences et d'ecouter des +solliciteurs: il fallait qu'avant la seance de la Chambre, ou devait +venir en discussion un projet de loi dont il etait rapporteur, il se +rafraichit, et dans un peu de repos se retrouvat. + +--Vous direz a cette dame que je ne peux pas recevoir, repondit-il. + +Et il continua son chemin pour monter a son appartement. + +Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parle assez +bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une +jeune femme de tournure elegante qui lui barra le passage. + +--Monsieur Adeline? + +--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je +suis tres presse; ecrivez-moi. + +--Je vous en prie, monsieur, ecoutez-moi, je vous en supplie. + +L'accent etait si emu, si tremblant, le regard etait si trouble, si +desole, qu'Adeline se laissa attendrir. + +La precedant, il l'introduisit dans le petit salon banal des +appartements meubles qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans +cette piece froide, qui n'etait plus habitee que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tete aux pieds; alors, frottant une +allumette, il la mit sous le bois prepare dans la cheminee, puis, +attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait +dans une attitude embarrassee et confuse. + +--Madame, je vous ecoute. + +Comme elle ne commencait pas, il voulut lui venir en aide: elle etait +fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient +pas ne pas inspirer la sympathie. + +--Madame? demanda-t-il. + +--Madame Paul Combaz. + +--La femme du peintre? + +--Oui, monsieur. + +Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierte. + +La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'interet: il oublia ses +fatigues et ses emotions de la nuit pour regarder cette jeune femme +qui se tenait devant lui dans une attitude desolee. Non seulement il +connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, +tres apprecie dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme +lui-meme, un des plus fideles habitues du _Grand I_, depuis quelque +temps. + +--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si +douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... +qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus +d'un mois j'aie prepare cent fois par jour ce que je dois vous dire. + +Adeline fit un signe pour la rassurer. + +--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte. + +--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste. + +Elle laissa echapper un soupir de soulagement, et ses yeux navres +s'eclairerent d'une flamme de tendresse et de fierte. + +--Soyez certain qu'il les merite; c'est le coeur le plus loyal, le +caractere le plus droit: et ce n'est pas a vous que j'ai a dire qu'il +est un grand artiste, ses succes sont la pour l'affirmer; je serais la +plus heureuse et la plus fiere des femmes si... s'il ne jouait pas; et +c'est parce qu'il joue... a votre cercle que je viens vous demander de +nous sauver, mes enfants et moi. + +--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empecher les gens de jouer! s'ecria-t-il +blesse de cet appel a son intervention, qui semblait le rendre +responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous meprenez +etrangement sur l'autorite d'un president de cercle. + +Elle le regarda, le visage bouleverse, les levres tremblantes. + +--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas +pour moi que vous m'ecoutez, et je le comprends, puisque vous ne me +connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-etre dans huit jours, seront jetees dans +la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez +une fille que vous aimez, c'est au pere que je m'adresse. + +--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille? + +--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais +que vous avez une fille, et c'est en pensant a elle que l'esperance +s'est presentee a moi que vous nous viendrez en aide. Desesperee par les +pertes au jeu de mon mari, j'ai cherche, comme une affolee que je +suis, a qui je pourrais demander protection, et l'idee m'est venue, +l'inspiration, que si je n'avais pas pu empecher mon mari d'aller au +cercle ou il s'est ruine, le president de ce cercle pourrait lui en +fermer les portes. Mais ce president etait-il homme a m'entendre? ou +bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-meme de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais +interroge, je savais quel homme politique vous etes, la situation +que vous occupez, l'estime dont vous etes entoure; c'etait beaucoup; +pourtant ce n'etait pas assez; dans l'homme politique y avait-il un +homme de coeur capable de se laisser attendrir par le desespoir d'une +mere? J'ai une amie de couvent mariee a Rouen, je lui ai ecrit pour +qu'elle tache d'apprendre quel homme etait M. Constant Adeline. Sa +reponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand +j'ai su quel pere vous etes pour votre fille, que la foi en vous m'est +venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette demarche. + +Peu a peu il s'etait laisse gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux +qui plusieurs fois s'etaient noyes de larmes, cet elan, et en meme temps +cette discretion dans les paroles, surtout cette evocation de Berthe lui +troublaient le coeur. + +--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le +faire. + +--Je sentais que je ne m'adresserais pas a vous en vain, et de tout +coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai explique +notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois +moi-meme, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle facon vous +pouvez agir sur mon mari. + +Adeline sonna, et au garcon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne +laissat monter personne. + +--Il y a sept ans que je sais mariee, dit-elle, j'ai apporte une dot de +cent mille francs a mon mari, et un an apres, a la mort de mon pere, +deux cent mille francs. Quand mon mari m'a epousee, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient +cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit +hotel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous +avions paye, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'heritage de mon +pere. Ce n'etait point la une prodigalite, car vous savez que le peintre +qui n'a pas son hotel n'a guere de prestige sur le marchand de tableaux +et encore moins sur l'amateur; c'est une necessite professionnelle, +quelque chose comme un outillage. Nous etions tres heureux, j'etais tres +heureuse: aimee de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, pres de lui, +fiere de le voir travailler, fiere de le voir se retourner vers moi pour +me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais +pas l'atelier, et en six annees, les seules heures que je n'aie point +passees a ses cotes sont celles ou je promenais mes filles au parc +Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant +atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les +premieres annees de notre mariage, il etait tombe a quelques milliers de +francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. +Il avait fallu restreindre nos depenses. J'avais ete la premiere a le +demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante +au moins pour moi, et qui pouvait tres bien se prolonger jusqu'a des +temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il +y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que +trop bien, M. Fastou... + +Adeline laissa echapper un mouvement. + +--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon +mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit +qu'il etait trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il +fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller +les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, +les cercles, terrain neutre, etaient un bon endroit; que, pour lui, +c'etait a son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze +bustes dont il vivait; et il termina en proposant a mon mari de le faire +recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; +mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux. + +--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu +Combaz a la table de baccara. + +--Aujourd'hui, notre hotel est hypotheque pour 80,000 francs, +c'est-a-dire a peu pres pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que +mon mari avait dans son atelier ont ete emportes, et une partie de +l'ameublement, ce qui etait de vente sure et facile, a suivi les +tableaux. + +--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypotheques, s'ecria +Adeline, elle n'achete pas des tableaux! + +--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais +comment vous l'appelez, celui qui prete aux joueurs: Auguste. + +--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste +n'etait qu'un petit employe. + +--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas a +son profit qu'Auguste a prete les sommes perdues par mon mari, c'est +au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le resultat est le +meme,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et +quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hotel ne +tardera pas a etre vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les interets de la somme pour laquelle il est hypotheque. Vous voyez +notre situation: en trois mois tout a ete englouti; mon mari ne +travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fievre le +devore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le desespoir +de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Deja il n'ose plus me +regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des elans qui +m'epouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de +m'adresser a vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, +il ne trouvera pas a jouer ailleurs, puisqu'il est ruine, et il me +reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au +travail, quand ce ne serait qu'a des illustrations; vous l'aurez gueri; +vous nous aurez sauves. + +Adeline secoua la tete, et se parlant a lui-meme plus encore peut-etre +qu'a madame Combaz, il murmura: + +--Guerit-on les joueurs? + +Croyant que c'etait a elle que cette exclamation s'adressait, vivement +elle repondit: + +--Oui, on les guerit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons +fait notre voyage de noces dans les Pyrenees; en arrivant a Luchon, mon +mari s'est mis a jouer et a passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai +accompagne, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles +de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me desolant, +me desesperant, interrogeant de temps en temps les garcons, pour savoir +ou en etait la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie ete +elevee honnetement, j'en etais arrivee a me faire assez familiere avec +eux pour qu'ils voulussent bien me repondre. Et non seulement ils me +repondaient, mais encore ils voulaient bien dire a mon mari que j'etais +la. Il s'est laisse toucher. Le sixieme soir, j'ai obtenu de lui qu'il +n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourne. + +--A Luchon? + +--Ni ailleurs. + +--Mais a Paris? + +--Apres sept ans! Vous voyez que la guerison a dure longtemps et qu'elle +est possible. + +Adeline ne repondit rien de ce qui lui montait aux levres. + +--Vous avez eu raison de vous adresser a moi, dit-il, je vous promets +que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai. + +--Surtout qu'il ne sache pas ma demarche. + +--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai. + + +VIII + +Guerit-on les joueurs? + +C'etait ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'etait-il pas ridicule +de vouloir guerir les autres quand il ne pouvait pas se guerir lui-meme? + +Pourtant il fallait qu'il tint sa promesse; cette pauvre petite femme +etait trop touchante dans son desespoir pour qu'il refusat de lui venir +en aide. + +Que de ruines, que de desastres seraient evites si les joueurs ne +trouvaient pas ces facilites a emprunter, qui, s'offrant a eux, les +entrainent et les perdent? Eut-il jamais joue lui-meme s'il avait du +tirer de sa poche, ou ils n'etaient pas d'ailleurs, les premiers billets +de mille francs qu'il avait risques au baccara? "Auguste, six mille, +dix mille" cela n'etait pas bien douloureux a dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne serie, et l'on etait pris pour jamais;--mieux que +personne il le savait. + +Combaz travaillant toute la journee dans son atelier aupres de sa femme, +c'etait le soir seulement qu'il venait au cercle, apres avoir embrasse +ses trois petites filles a moitie endormies dans leurs lits blancs. +Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans +la salle de baccara, il le prendrait a l'arrivee. + +En effet, le soir meme, un peu apres dix heures, Adeline, qui, depuis +quelques instants deja, etait a son poste, le vit entrer d'un air +en apparence indifferent, mais sous lequel se lisait facilement la +preoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme +qui suit sa pensee, insensible a tout ce qui vient du dehors. + +Il alla au-devant de lui: + +--Je desirerais vous dire un mot. + +--Mais, quand vous voudrez, repondit Combaz, sans attacher aucun sens a +ses paroles, bien evidemment. + +Arrive dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un +fauteuil au peintre, il s'assit vis-a-vis de lui, en le regardant. + +Bien que Combaz n'eut pas depuis quelques mois l'esprit dispose a la +plaisanterie, il etait trop reste en lui du rapin et du gamin de sa +jeunesse pour qu'il manifestat sa surprise autrement que par la blague: + +--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrement de +comparoir? dit-il. + +--Non devant le juge d'instruction, repondit Adeline, l'instruction +est faite, mais devant le juge, ou, si vous le preferez, devant le +president, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot. + +Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses +gardes parce qu'il sent qu'il peut etre facilement attaque. + +--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire. + +Et il enfila une phrase de politesse a laquelle il n'attachait en +realite aucun sens. + +--Vous ne vous blesserez donc pas, commenca Adeline, si je vous dis que +vous jouez trop gros jeu. + +Au contraire, Combaz se facha et, relevant la tete: + +--Permettez, monsieur! + +Adeline ne se laissa pas couper la parole: + +--C'est a moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je +n'ai meme pas commence ce que j'ai a vous dire. Je suis le president +de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, +alors surtout qu'elles sont dictees par votre interet... + +--Mais, monsieur... + +--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois +petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir +ici, et qui demain peut-etre seront dans la rue, sans lit, sans pain. + +Combaz etendit la main pour protester; Adeline la lui prit et +chaleureusement il la lui serra: + +--Vous voyez que je sais tout: votre hotel hypotheque pour quatre-vingt +mille francs, vos tableaux vendus a Auguste, vos objets d'art, vos +tentures emportes. + +--Qui vous a dit? + +--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent +mille francs ici, sans m'inquieter de savoir quelles etaient ses +ressources, si c'etait sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il +jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le president qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense a votre +avenir gache, c'est le pere qui pense a vos petites filles, parce +qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'interesse aux votres. +Allez-vous les sacrifier a votre passion, vous, un artiste qui avez dans +le coeur et dans la tete des emotions plus hautes que celle que peut +donner le jeu? + +Combaz etait dans une situation ou la sympathie, meme alors qu'elle +est accompagnee de reproches, touche les plus endurcis, et il n'etait +nullement endurci. + +--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me +fait jouer? Passionne, oui, je l'ai ete: quand j'etais plus jeune, tout +jeune, j'ai passe des nuits au jeu pour le jeu lui-meme et les secousses +qu'il donne; mais ce temps est loin de moi. + +--Alors, pourquoi jouez-vous? + +Il secoua la tete; puis, apres un assez long intervalle de silence, en +homme qui prend son parti: + +--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis a jouer +apres etre reste sept annees sans toucher aux cartes: simplement par +calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon +travail etait insuffisant a leur continuer, notre vie ordinaire, rien +de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai +voulu, quand je n'ai presque plus rien gagne, parce que ma peinture ne +se vendait plus, que la transition d'une vie large a une vie etroite ne +fut pas trop dure, et j'ai demande au jeu d'equilibrer notre budget; il +l'a culbute. Que d'autres, genes comme moi, ont fait comme moi! + +--Et comme vous se sont ruines! s'ecria Adeline avec un accent d'une +violence qui surprit Combaz, et ont ruine leur famille. Il manque deux, +trois, dix mille francs, pour se remettre en etat, on les demande au +jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a. + +--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours. + +Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline. + +Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises series; mais depuis +trois mois que vous jouez, vous etes dans une mauvaise; ne vous obstinez +point. Peut-etre, si vous aviez quelques centaines de mille francs +derriere vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous +ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez reduit a la misere. Vous, ce n'est rien: un homme se +tire toujours d'affaires. Mais les votres, votre femme, vos filles! Vous +ne vouliez pas que leur vie fut amoindrie; que sera-t-elle quand on +les mettra a la porte de l'hotel ou elles sont nees, et que, brise ou +affole, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc +que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +trainer une jeunesse de misere. Il en est temps encore, arretez-vous. +Vous serez genes, cela est certain, mais la gene n'est pas la honte, +n'est pas la misere; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront. + +Evidemment Combaz etait touche; a l'examiner, il etait facile de +comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'etait dit a lui-meme bien +des fois; mais par cette repetition, ces paroles avaient pris une force +que la conscience seule ne leur donnait pas. + +Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu: + +--Vous venez pour jouer? + +--Je sens que je vais avoir une serie, c'est ce qui m'a decide une +derniere fois. + +--Combien croyez-vous qu'on pretera? + +--Rien. + +--Alors? + +--J'ai pu me procurer trois mille francs. + +--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez +faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et +remettez cet argent a votre femme, qui se desespere en ce moment, qui +pleure aupres de ses filles, en sachant que vous etes ici; la joie que +vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir +demain, son souvenir vous retiendra. + +Ce mot qu'Adeline avait trouve dans son coeur de pere et de mari arracha +Combaz a ses hesitations. + +Avec un elan d'epanchement, il lui prit la main et la serra longuement. + +--Je rentre chez moi, dit-il. + +--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place +Malesherbes. + +--Vous ne vous fiez pas a moi? dit Combaz en riant. + +Adeline changea la conversation, car s'il etait vrai qu'il ne se fiat +point a cette bonne resolution d'un joueur, il trouvait imprudent +de laisser voir ses doutes; et jusqu'a la place Malesherbes ils +s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois +il fut question de jeu. + +--Vous voici a deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant a la +place, bonsoir! + +--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui +serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux +ainees pour qu'elles vous embrassent. + +--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit +Adeline, et les embrassements de vos cheres petites; il ne faut pas que +vous repassiez la porte du cercle. + +--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant. + +Adeline s'en revint a pied, lentement, marchant allegrement, la +conscience satisfaite: il avait sauve un brave garcon. Sans doute dans +ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais +enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son +devoir. + +En passant place de la Madeleine, il hesita s'il rentrerait chez lui se +coucher ou s'il irait faire un tour au cercle; sur de ne pas se laisser +entrainer au jeu ce soir-la, alors qu'il etait encore tout fremissant de +ses propres paroles, il se decida pour le cercle. + +Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononcait les +mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: "Le jeu est fait". +Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux +levres, c'etait Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les +enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus +que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses +doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pale glissaient +des filets de sueur. + +--Rien ne va plus? + +A ce moment les yeux de Combaz rencontrerent ceux d'Adeline et vivement +il les detourna, puis il donna les cartes. + +Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demande des cartes, +recurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hesitation manifeste +se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une +inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? +Si furieux que fut Adeline, il etait encore plus anxieux. Le joueur +l'emporta sur le president, et ses yeux dirent ce qu'il eut fait +lui-meme. Combaz ne tira point et gagna. + +--Je vous disais bien que j'allais avoir une serie! s'ecria Combaz en +venant vivement a Adeline, c'est cette certitude qui m'a empeche de +rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison. + +--Au moins allez-vous vous sauver maintenant. + +--Au plus vite. + +Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq +beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frederic. + +--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prete d'argent a M. +Combaz. + +--Et pourquoi donc, mon cher president? + +--Il est ruine. + +--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche. + +--Je desire qu'il les garde. + +--Et la partie, qui la fera marcher, si nous ecartons les joueurs? Vous +savez bien que ce ne sont pas la nos conventions; les recettes baissent; +interessant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais +si nous eloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les +coquins ne viennent pas ici? + + +IX + +Bien souvent Adeline avait invite le pere Eck a venir diner a son +cercle, dans un de ses voyages a Paris; mais les voyages du pere Eck a +Paris etaient rares; il aimait mieux rester a Elbeuf a surveiller sa +fabrique. + +Tandis que le fabricant de nouveautes est oblige de venir a Paris deux +fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines +pour faire accepter par les acheteurs les echantillons de la saison +prochaine, trainant chez les quarante ou cinquante negociants en draps +qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-a-dire la caisse dans laquelle +sont ranges ses echantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas a +supporter ces ennuis et cette grosse depense de preparer a l'avance, +pour la saison d'hiver et la saison d'ete, cinq ou six cents +echantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque +fil, chaque nuance, la force, l'appret; sa gamme de fabrication est +beaucoup plus limitee, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont +faites ou refusees; pour les recevoir, il n'est pas necessaire que le +chef de la maison se derange lui-meme. + +Le pere Eck ne se derangeait donc que bien rarement; que serait-il venu +faire a Paris? Ce n'etait pas a Paris qu'etaient ses plaisirs, c'etait a +Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir +comme le plus alerte de ses fils; c'etait dans son bureau a consulter +ses livres; c'etait surtout le jour des inventaires qu'il cloturait tout +seul quand il faisait comparaitre devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: "Voila ta part, Samuel; la tienne, +David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; +maintenant, allez travailler." + +Cependant, un jour qu'une affaire importante reclamait sa presence a +Paris, il s'etait decide a partir; par la meme occasion il verrait +Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six +heures, il alla attendre Adeline a la sortie de la Chambre. + +--Je _fiens tiner_ avec _fous_ a _fotre_ cercle. + +Bunou-Bunou, charge de son portefeuille qu'il trainait a bout de bras, +accompagnait Adeline; la presentation eut lieu en regle, et le pere Eck +exprima toute la satisfaction qu'il eprouvait a connaitre un depute +dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce +n'etait pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que +de lui parler des journaux, tant ils s'etaient moques de lui, mais la +physionomie ouverte du pere Eck et son air bonhomme effacerent vite la +mauvaise impression que ce mot "journaux" avait commence a produire.. + +Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnerent l'avenue +de l'Opera. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards +etonnes que le pere Eck promenait autour de lui, sur les revetements de +marbre aussi bien que sur la livree fleur de pecher des valets de pied, +il sourit interieurement, comme si ce luxe lui etait personnel et devait +eblouir le futur oncle de Berthe. + +--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le +hall. + +--Je n'avais aucune idee de ce qu'est un cercle, c'est tres _peau_. + +Dans chaque salon, le pere Eck apres avoir promene partout un regard +curieux, et tate le tapis du pied, en homme qui connait la qualite de la +laine, repetait a mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces +vastes pieces: + +--C'est tres _peau_. + +En attendant le diner, ils se retirerent dans le cabinet d'Adeline avec +Bunou-Bunou et quelques commercants qui connaissaient le pere Eck. Comme +ils etaient la a causer, M. de Cheylus entra, et s'arreta a la porte +pour ecouter le pere Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une +discussion contre Bunou-Bunou. + +--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avancant, il me semble reconnaitre +l'accent de mon ancien departement. + +--M. le comte de Cheylus, ancien prefet de Strasbourg, dit Adeline; M. +Eck, de la maison Eck et Debs. + +Mais le pere Eck n'aimait pas qu'on le plaisantat sur son accent: + +--Oui, monsieur, dit-il en venant a M. de Cheylus, je suis Alsacien, +ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de +certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en +_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays. + +Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effare: + +--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des +Normands l'a _peaucoup_ attenue, comme vous pouvez le _foir_, et je le +regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des +pates de Strasbourg qui ne sentissent rien? + +--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fachait jamais de rien ni +contre personne. + +A table, le pere Eck repeta son meme mot, en ne lui faisant subir qu'une +legere variante: + +--C'est tres _pon_; vraiment, pour le prix, c'est tres _pon_. + +Et comme il ne soupconnait pas les mysteres de la cagnotte, a un certain +moment il ajouta: + +--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles +elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de +cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de +cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dresses, et de +tout ce luxe. + +Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se +jouaient en deux ou trois minutes, il commenca a changer d'avis sur les +cercles. + +--C'est vrai, demanda-t-il a Adeline, que ces plaques de nacre valent +5,000 francs et 10,000 francs? + +--Parfaitement. + +--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_ +en or sur le tapis vert, ils y regarderaient a deux fois, a dix fois; +ces plaques, ca glisse des doigts comme les haricots de ceux des +enfants. Et je vois des commercants a cette table, des gens qui savent +ce que c'est que l'argent gagne. C'est une honte! + +Adeline, qui jusque-la avait ete ravi des emerveillements du pere Eck, +voulut changer la conversation qui menacait de prendre une mauvaise voie +et de conduire a un resultat completement oppose a celui qu'il avait +espere au commencement de cette visite. + +Mais on ne changeait pas le cours des idees du pere Eck, pas plus qu'on +ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua: + +--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une +speculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour +s'amuser entre honnetes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, +comme ils sont pales ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais +instincts de la bete se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en! + +Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise +impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara ou cette +indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore, +etait nee, il manoeuvra pour que le pere Eck ne quittat pas le cercle +dans cet etat violent, et, apres lui avoir fait traverser les salons +des jeux de commerce ou quelques membres jouaient tranquillement, +silencieusement, en automates, au whist et a l'ecarte, il le conduisit +dans son cabinet, ou Bunou-Bunou, bien chauffe et bien eclaire, +repondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait recues dans la journee. + +--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le pere Eck, en +s'asseyant devant la cheminee. + +--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, +qu'un accident, et ce soir, particulierement, la partie a pris un +developpement insolite. + +Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus eleve leur cercle avait +ete fonde; malheureusement il fut interrompu, dans sa demonstration que +le pere Eck ecoutait sans paraitre bien touche, par M. de Cheylus, qui +entra en riant: + +--Il se joue en ce moment une comedie qui aurait bien amuse M. Eck s'il +en avait ete temoin, dit-il. + +--Quelle comedie? + +--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; ou les avait-il +eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les etait +procures, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer +une serie, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. A la caisse, +brule. Aupres d'Auguste, brule. Aupres de tous les garcons, brule, +archi-brule, et si bien brule qu'il ne trouve meme pas un louis. Ou bien +on ne lui repond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus +humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il +fallait voir ses graces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les +humiliations, son impassibilite. Averti par Auguste, je suivais son +manege. C'est la comedie que j'aurais voulu que vit M. Eck. J'en ris +encore. Enfin il tombe sur une bonne ame ou sur un mauvais plaisant +qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voila mon comte qui, par +l'escalier de service, se precipite a la cuisine. Il y est en ce moment. + +--Est-ce _bossible!_ s'ecria le pere Eck en levant les bras au ciel. + +--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans +celui de toute sa famille. Son frere, qui d'ailleurs ne s'est pas +ruine, etait si foncierement joueur qu'il ne prenait meme pas la peine +d'administrer sa fortune. A sa mort on a trouve chez lui des tas de +titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs +coupons. Pourquoi se donner le mal de detacher ces coupons avec des +ciseaux quand on fait des differences de trente ou quarante mille francs +toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le +moment, le comte est aux prises avec le chef et tache de l'amadouer. +Venez voir sa rentree, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera +curieuse. + +Quand ils entrerent dans la salle, le comte n'y etait pas, mais presque +aussitot il arriva allegrement, gaiement, et il courut a la caisse: sur +la tablette, il deposa un tas de pieces de cinq francs, de deux francs, +de cinquante centimes et meme une poignee de gros sous. + +--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis. + +Et vivement il courut a la table ou le croupier annoncait justement une +nouvelle taille: "Messieurs, faites votre jeu." Sans hesitation, en +homme qui poursuit une idee, le comte placa son jeton a gauche: il +etait radieux, sur de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise +doublee et gagna encore. Puis encore une troisieme fois. + +Mais cela n'avait plus d'interet pour le pere Eck, qui n'avait nulle +envie de passer la nuit a regarder jouer. Il en avait assez; il en avait +trop. Adeline le reconduisit a son hotel, rue de la Michodiere, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils +avaient a faire ensemble. + +Adeline fut exact et il trouva le pere Eck sous la porte, l'attendant. + +Comme c'etait au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue +de l'Opera, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour +donner un ordre. Des la porte cochere, ils entendirent un brouhaha de +voix qui partait de l'escalier du cercle, et a travers les glaces de la +porte contre laquelle il etait adosse ils virent un homme en veste et en +calotte blanche, un cuisinier evidemment, qui perorait avec de grands +mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, defait, +extenue, qui voulait sortir. + +Que signifiait cela? + +Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen +d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et +d'ailleurs il ne voyait pas son president, a qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient +ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques. + +A ce moment, dans la cour parut Auguste, qui etait descendu par +l'escalier de service. + +--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant a lui vivement. + +--M. le comte de Sermizelles avait emprunte hier cent francs au chef; il +a gagne cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il +ne lui reste pas un sou pour rembourser Felicien, qui ne veut pas le +laisser partir. + +--Vous m'avez donne votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce +matin, hurlait Felicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas! + +Adeline frappa a la glace de facon a se faire ouvrir, et, mettant cinq +louis dans la main du cuisinier: + +--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-meme quittez le cercle a +l'instant. + +Quand il reprit sa route avec le pere Eck, ils marcherent cote a cote +assez longtemps sans rien dire. A la fin, le pere Eck prit le bras +d'Adeline: + +--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils +qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi, +laissez ces gens-la a leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave +homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons +un peu reussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en +etant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la +fortune que la famille est _ponne_. + + +X + +Quand ils se furent separes, Adeline resta sous l'impression de ces +conseils, sans pouvoir la secouer: "Laissez ces gens-la a leurs +plaisirs." Est-ce que c'etait pour le sien qu'il restait avec eux? + +Mais dans la journee il lui vint un second avertissement qui le +bouleversa plus profondement encore. + +Comme il allait entrer dans la salle des seances, le prefet de +police--celui-la meme qui lui avait accorde l'autorisation d'ouvrir le +_Grand I_,--l'arreta au passage. + +--Eh bien, mon cher depute, etes-vous content de votre cercle? + +Adeline, croyant que c'etait une allusion a la scene du matin, +s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la +prefecture etait bien rapidement renseignee. + +Mais le prefet se mit a rire: + +--Je ne peux pas partager votre colere contre votre cuisinier, et +meme je trouve qu'il serait desirable que les joueurs eussent a payer +quelquefois leurs emprunts a ce prix, ils emprunteraient moins. Ce +n'etait donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si +vous etiez content de votre cercle. + +--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous +les jours; nos fetes sont tres reussies; notre situation financiere +est bonne; je n'ai que des remerciements a vous renouveler pour +l'autorisation que vous m'avez accordee avec tant de bonne grace. + +Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et +severement surveilles, qui n'etait a peu de chose pres que la repetition +de ce que Frederic lui avait dit et repete plus de cinquante fois, sur +tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-a-dire que si +les tricheries sont jusqu'a un certain point possibles dans un cercle +ferme, ou, par cela meme que tous les membres ne font en quelque sorte +qu'une meme famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas +de meme dans les cercles ouverts, ou, au contraire, la defiance et la +surveillance sont la regle ordinaire, comme si on etait dans une reunion +de voleurs connus. + +Mais le prefet l'interrompit en riant: + +--Laissez-moi vous dire que les cercles fermes ne m'inspirent pas plus +une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout ou +l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus eleve quelquefois, +comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de +rente, ou qu'on creve de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un +gerant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous repond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont +absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il +est vrai que lorsqu'on passe a ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +decourage les philosophes qu'ils n'en parait jamais un seul chez lui, +tandis qu'ils vont tous a cote, ou il se passe des choses abominables, +et l'on est tout etonne, la premiere fois, de voir que le recit de ces +choses abominables est le meme dans les deux bouches; ce qui se fait ici +se fait la, et ce qui se fait la se fait ici. C'est par ce simple role +de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'etais +jeune, les procedes de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de +s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je resiste tant +que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles. + +--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques annees, +quand le jeu etait peu connu? demanda Adeline persistant dans les idees +qu'il avait recues. + +--Autant, oui, et meme davantage; seulement les procedes se sont +perfectionnes, ils sont moins gros et par la plus difficiles a +decouvrir; parce que de nos jours on vole peu a main armee, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a change +de maniere tout simplement, il en a adopte une nouvelle, moins +dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre reponse de tout +a l'heure; quand vous vous etes demande, bien plus que vous ne me le +demandiez a moi-meme, pourquoi vous ne seriez pas content de votre +cercle. + +--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie. + +--On triche chez vous. + +--C'est impossible. + +--Si vous me repondez avec cette certitude, je n'ai rien a ajouter. + +--Mais, qui triche? + +--Cela est plus delicat; nous avons des soupcons, mais, comme il arrive +le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent +proteger le pauvre diable a qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien +pour le monsieur a qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent +pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports serieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi +ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez interet a savoir ce qui se passe chez vous, afin d'eviter un +eclat: voila pourquoi je vous avertis. + +Bien que bouleverse par cette revelation, Adeline trouva de chaudes +paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait +prendre avec son gerant et son commissaire des jeux pour decouvrir les +voleurs. + +Mais aux premiers mots le prefet l'arreta: + +--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec +vous-meme. Vous avez confiance dans votre gerant, c'est parfait; mais +enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son +tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prevenir, il y est +encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de +recourir a ceux qui sont en faute. Operez vous-meme. Ne vous fiez qu'a +vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs. + +--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick. + +--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de +prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la facon dont +un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on +s'inspire mutuellement dans cette corporation. + +--Faut-il donc soupconner tout le monde? + +--He, he! + +--Mais alors ce serait a quitter la societe. + +--Au moins une certaine societe. + +Sur ce mot le prefet voulut s'eloigner, mais Adeline le retint: il etait +epouvante de la responsabilite qui lui tombait sur les epaules, et il +ne l'etait pas moins de son incapacite qu'il avoua franchement. Comment +decouvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait a peine les +anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'eclairer, le guider. Il +termina en demandant au prefet de lui donner ce quelqu'un: + +--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un. + +--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent +encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous +l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera la se +passeront avec une correction parfaite. + +Adeline se montra si desappointe que le prefet ne voulut pas le laisser +sur cette reponse decourageante. + +--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une +surveillance sans danger d'etre reconnu, et aussi sans provoquer +l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure +et la tenue seraient deplacees dans votre cercle. Demain vous aurez ma +reponse. + +Cette nuit-la, Adeline la passa au cercle a surveiller les joueurs, +rodant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien +d'irregulier. A la verite, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien put eveiller les +soupcons dans sa maniere de tailler, qui etait la plus correcte au +contraire, la plus elegante qu'on eut encore vue au _Grand I_. C'etait +presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'etait presque +un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, +numerote dans l'_Almanach de Gotha_, et apparente a des Altesses: "J'ai +attrape hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!" Ca +pose de se faire culotter par un prince. + +Le lendemain, Adeline attendait le prefet avec une impatience nerveuse. + +--J'ai votre homme, mon cher depute, rassurez-vous. Un ancien agent +politique verse dans la brigade des jeux. Il parait qu'il a ete +_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opere d'une facon surprenante. En tout cas, il +connait tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'execute chez +vous est neuf, il est assez intelligent pour le decouvrir. J'oubliais de +vous dire qu'il est assez bien pour passer inapercu dans votre cercle et +partout; en plus decore, d'un ordre etranger, pour services politiques. +Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. A quelle heure? + +--Dix heures. + +Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa a la porte d'Adeline, +et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habille comme tout le monde et avec aisance, les +mains gantees; la tete etait energique, le visage montrait des traits +detendus et fatigues comme ceux des comediens qui ont exprime toute la +gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'etait +de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans +mouvements apparents, un rayon visuel plus considerable qu'il n'est +donne a une vue ordinaire. + +--Je viens de la part de M. le prefet de police. + +En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui. + +--Tres bien, monsieur; vous voudrez bien me presenter comme... une +personne de votre connaissance. + +--Assurement; votre nom? + +--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble +ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou +ne lui met pas d'apostrophe. + +Dantin allait se retirer; Adeline le retint. + +--M. le prefet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des +grecs. + +--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes +neuves dans les cercles, mais je connais a peu pres toutes celles qui +ont servi; quant aux inedites, une certaine experience me permet de les +deviner quelquefois! + +--M. le prefet m'a dit que vous operiez vous-meme d'une facon +surprenante. + +--M. le prefet est trop bon; j'ai acquis un certain doigte. Au reste, je +me mets a votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... +seance, je suis pret. Vous avez des cartes. + +Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher. + +Quand on les apporta, Dantin, qui s'etait assis devant le bureau +d'Adeline, les prit, les mela, et, tout en causant, parut les examiner +assez legerement. + +--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je +l'espere. + +Il les etala sur le bureau et les remua a deux mains avec de grands +mouvements des epaules et des coudes; puis, les ayant rassemblees, il +les posa en tas devant Adeline. + +--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si +vous voulez bien me designer le neuf que vous desirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont +des neuf. + +Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de +Dantin. + +--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre? + +--Oui, le neuf de trefle, dit Adeline, se promettant bien de voir +comment Dantin operait. + +Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trefle, ni pour ceux de coeur et +de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ebahi. + +--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas +davantage entendu. + +--Pas du tout. + +--Comme vous le savez, c'est la la grande difficulte du filage, +l'oreille percoit ce qui echappe aux yeux; heureusement, j'ai travaille +une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le +musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez +peut-etre pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de pretention au role de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; +pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles etaient +mauvaises, je les ai marquees de quelques coups d'ongles, a peine +perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu +de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la +_salade_; et je vous ai donne a couper; mais, au moyen de cette carte +legerement bombee, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez +coupe. Et voila. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse. + + +XI + +A neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit +passer son nom au president, qui a ce moment causait avec son gerant. + +--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joue, +faites-le monter. + +Puis s'adressant a Frederic: + +--Un ami de Nantes. + +Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, presente de cette facon, +devait passer inapercu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosite: +ce n'etait point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs +a qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur etait que +ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement seduire par +les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois a ponter un +louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin +quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la meme valeur +a Elbeuf ou a Rouen qu'a Paris. + +A cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux +bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou a l'ecarte; mais le +baccara chomait; si Dantin etait venu si tot, c'est qu'il voulait passer +l'inspection des lieux avant celle des joueurs. + +Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial a la +perfection, c'est-a-dire avec une discretion qui n'allait pas jusqu'aux +gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la premiere +fois, penetre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de +lui avec curiosite, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend +un peu. + +Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne +pouvait se recommencer indefiniment, et, d'autre part, deux amis qui se +retrouvent apres une longue separation ne peuvent pas se mettre a lire +les journaux en face l'un de l'autre. + +--Verriez-vous un inconvenient a ce que nous fissions quelques +carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans +provoquer l'attention. + +Adeline eut un mouvement d'hesitation, mais il fut court. + +--Apres tout! se dit-il. + +Ils se mirent a un billard jusqu'a ce que l'arrivee des joueurs permit +de commencer la partie; alors ils passerent dans la salle de baccara; +mais les joueurs assis a la table n'etaient guere serieux, et la galerie +autour d'eux etait peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas +tromper sur la qualite de ces joueurs, qui, pour lui, n'etaient que des +_allumeurs_ charges de lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet a la caisse; quant au banquier, c'etait +non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec +quinze louis avances par la caisse; si la partie avait marche pour de +bon, le croupier l'aurait menee d'une autre allure. + +Entre la premiere et la seconde banque, Frederic s'approcha de l'ami du +president, et les presentations se firent. + +--M. d'Antin. + +--M. le vicomte de Mussidan. + +--Monsieur ne joue pas? demanda Frederic, qui ne dedaignait pas +d'allumer lui-meme la partie, meme au detriment des amis de son +president. + +--Pour jouer il faut savoir, repondit Dantin avec franchise et +simplicite, et je vous avoue qu'a Nantes nous ne cultivons pas encore le +baccara. + +--Cependant... + +--Au moins dans ma societe; c'est meme la premiere fois que je vois +jouer ce jeu. + +--Il est bien facile. + +--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais +aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. +Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne recoit-il pas? + +--C'est le croupier qui paie et qui recoit pour le banquier. + +--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du +banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles. + +Frederic s'eloigna en se disant que son president avait des amis +vraiment bien naifs,--ce qui d'ailleurs ne l'etonna pas. + +--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, +quand Frederic fut passe dans une autre salle, le vicomte de Mussidan +est le vrai gerant du cercle, et c'est un autre moi-meme. + +--Pardon, je ne savais pas. + +Et Dantin se promit d'etre circonspect: si le gerant et le president ne +faisaient qu'un, il fallait etre attentif a veiller sur sa langue. Il +avait recu l'ordre de se mettre a la disposition de M. Constant Adeline, +depute, president du _Grand I_, afin d'aider celui-ci a decouvrir des +vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels etaient ces vols, +quels etaient les voleurs, il n'en savait rien; c'etait a lui de +les trouver. Ou les chercher? Justement parce qu'il connaissait les +tricheries des grecs, il etait dispose a voir des voleurs dans tous ceux +qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gerants. C'est la +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; +s'ils etaient moins soupconneux, ils ne decouvriraient rien. Tel qu'il +avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnete homme du +monde, un brave et digne president, comme apres tout il peut en exister. +Mais si ce brave president ne faisait qu'un avec son gerant, et un +gerant vicomte, c'est-a-dire un declasse, la situation se trouvait +autre qu'il l'avait jugee tout d'abord, et il etait prudent de ne pas +s'aventurer avec lui. Un depute est un personnage influent et c'est +niaiserie d'agir de facon a s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a +que sa place pour vivre et qu'on desire la garder, ce qui etait le cas +de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joue les Don Quichotte, +ce qui l'avait mene a etre simple inspecteur de la brigade des jeux a +quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas. + +Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche +curiosite du provincial qui voit jouer le baccara pour la premiere fois; +de temps en temps il adressait a Adeline discretement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en pretant un peu l'oreille; elles +etaient tellement naives, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que +d'un provincial renforce. + +Mais pour echanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il +n'en etait pas moins attentif a ce qui se passait a la table, qu'il ne +quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux +valets de service. + +Peu a peu la partie s'etait animee, les joueurs etaient arrives, et la +miserable petite banque de quinze louis du debut etait montee a cent, a +deux cents, a cinq cents louis. + +Il avait ete convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vit il ne +lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout eviter un eclat, qui, +colporte le lendemain dans le Paris des cercles et peut-etre meme dans +tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en meme temps que la reputation +de son president. + +Cependant, bien que Dantin se fut conforme a cette instruction, plus +d'une fois il avait regarde Adeline pour appeler son attention sur la +table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui +ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que +par cela il est dans l'impossibilite d'entendre ce qu'on lui insinue. +Alors Dantin l'avait examine, se demandant s'il avait affaire a un +aveugle volontaire ou non, et si vraiment le president et le gerant ne +faisaient qu'un. + +Il s'eloigna un peu de la table, et tout bas il dit a Adeline qu'il +voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes. + +--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux. + +Dantin fit un signe affirmatif. + +Ils passerent dans le cabinet du president, et Adeline referma la porte +avec soin. + +--Qu'avez-vous vu? parlez bas. + +--J'ai vu que le croupier a _etouffe_ de quarante-cinq a cinquante +louis, rien que dans les trois dernieres banques, repondit Dantin en +sifflant ses paroles du bout des levres. + +--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu. + +--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la +salle, comme vous serez prevenu, vous les verrez se repeter si c'est +toujours le meme croupier, car il les reussit trop bien pour ne pas les +recommencer. + +--Mais c'est Julien! + +Cela fut dit d'un ton de surprise indignee qui signifiait clairement +que Julien etait la derniere personne qu'Adeline aurait crue capable +d'etouffer le plus petit louis. + +--Vous avez donne l'habit a vos croupiers, continua Dantin, et c'est +une sage precaution qui prouve que celui qui leur a impose ce vetement +connait les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent +qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un +jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait +du en meme temps leur imposer une cravate serree au cou. + +--Pourquoi donc? + +--Pour les empecher de faire glisser des jetons dans leur chemise. +Rappelez-vous le col de Julien, il est tres lache, n'est-ce pas? et la +cravate est lache aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui +respire difficilement, parait-il, surtout au moment ou il paye ou quand +il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'elargir, et +laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrete a sa +ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De meme qu'il eprouve le besoin de respirer, il eprouve aussi celui +de se moucher: deux fois il a tire son mouchoir, mais deux mouchoirs +differents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, +ou il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replie et remis dans sa +poche; ci, deux louis. + +--Et personne n'a rien vu, s'ecria Adeline, ni le gerant, ni le +commissaire des jeux! + +C'etait le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer. + +--Je dois dire que tout cela etait fait tres proprement, avec adresse. +Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur? + +--Continuez. + +--Deux fois il a demande de la monnaie: la premiere, le change a ete +fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, +quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son epaule, +il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une +qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis. + +--Mais alors Theodore serait son complice? + +--Dame, ca se voit tous les jours. Maintenant passons a la derniere +operation. Vous avez du remarquer un ponte a sa droite, un monsieur a +barbe rousse. Eh bien, il l'a paye deux fois: la premiere, en commencant +par lui, il lui a paye sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il +est revenu au monsieur roux, et alors il lui a paye les dix louis que +celui-ci avait laisses sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon +compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu. + +Adeline etait atterre: + +--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils +miserables! + +Dantin se dit que si ce president ne valait pas mieux que d'autres +qu'il avait connus, en tout cas c'etait un habile comedien qui jouait +admirablement la douleur indignee; aussi, que cette douleur fut ou ne +fut pas sincere, etait-il prudent de paraitre la prendre au serieux. + +--Mon Dieu, monsieur le president, permettez-moi de vous dire que ce +qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis +pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnetes, c'est tres possible, +seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnetes gens +que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le votre. C'est qu'il +est mauvais de manier sans controle possible de grosses sommes qui +semblent, a un moment donne, n'appartenir a personne: pourquoi celui qui +les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela +que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes etonnantes, +que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant +pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de +vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait +pourquoi, si ce n'est peut-etre pour les remercier de les avoir voles +proprement. Ils sont partis de bas, garcons de cafe pour la plupart, +valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un +jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu +faire leurs predecesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; a +moins qu'ils ne soient joueurs eux-memes. A Pau, a Biarritz, quand vous +voyez une charrette anglaise bruler le pave tiree par un cheval de +prix et chercher a accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne +demandez pas a qui; c'est a un croupier: les plus belles villas, +aux croupiers; les plus belles maitresses, aux croupiers. A Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq +ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent +mille francs. Ca ne se gagne pas honnetement en quelques annees, ces +fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous +en devorent une grosse part, car on n'opere pas ces voleries sans que +d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur +roux paye deux fois etait un mangeur; et si j'allais dire a votre +croupier ce que j'ai vu, soyez sur qu'il m'offrirait une part de ce +qu'il a gagne pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une boheme qui vit d'eux tranquillement, sans +danger, sans rien faire. Allez un jour dans le cafe ou se reunissent les +croupiers a cote de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, +vous verrez comme on les fait chanter. + +Adeline restait accable. + +--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin. + +Dantin hesita un moment: + +--N'est-ce pas assez? dit-il sans repondre franchement. + +--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre +surveillance, je vous rejoindrai tout a l'heure. + + +XII + +Si Dantin avait hesite un moment pour repondre a la question d'Adeline, +c'est que le tout qu'il disait n'etait pas le tout qu'il avait vu. + +En plus de l'_etouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la +cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de reflexion, il s'etait +demande s'il devait parler de ce _bourrage_. + +Il n'etait pas dans un cercle ferme, et, bien qu'il ne sut rien de la +situation qui avait ete faite au president du cercle dans lequel il +operait, il devait croire que ce president comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'etait, toujours comme chez les autres, +la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du +_bourrage_ de cette cagnotte a un president qui en vivait? n'etait-ce +pas lui dire en face: "On vous paye avec de l'argent vole"; cela n'est +agreable a dire a personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un +pauvre diable d'employe de la prefecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire a un ami du prefet "Vous n'etes qu'un +_mangeur_." + +C'etait deja bien assez gros d'avertir ce president de cercle que son +croupier etouffait les jetons, mais enfin c'etait possible: le croupier +pouvait operer pour lui-meme et sans autre partage que celui qu'il +aurait a faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'etait pas le +croupier qui en avait la clef, c'etait le gerant, et s'il la _bourrait_, +ce ne pouvait etre que par ordre du gerant; or, si Dantin s'en tenait au +mot d'Adeline "Mon gerant est un autre moi-meme", il fallait y regarder +a deux fois avant de denoncer ce _bourrage_. + +De la son hesitation, et de la aussi sa reponse ambigue qui n'accusait +personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions. + +Que le president le poussat, en homme qui reellement veut tout savoir, +il repondrait aux questions nettement posees. + +Qu'on ne le poussat point, il n'en dirait pas davantage, surtout a +propos de choses qu'on ne lui demandait pas. + +Non seulement on ne l'avait pas pousse, mais encore on l'avait envoye +reprendre sa surveillance; il se l'etait tenu pour dit: on n'a pas ete +fonctionnaire de la prefecture pendant de longues annees sans apprendre +a retenir sa langue. + +Et, obeissant a la consigne, il avait repris sa surveillance en +continuant a se donner l'air provincial. + +--Eh bien, monsieur, lui demanda Frederic, commencez-vous a connaitre le +jeu? + +--Ca vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne +pourrais jamais me decider. + +--Alors vous ne jouez pas? + +--Demain. + +--Quel imbecile! se dit Frederic en s'eloignant. + +L'imbecile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps +qu'il avait passe dans le cabinet du president, le nombre des joueurs +avait augmente, il ne se trouvait plus qu'au troisieme rang, derriere +les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le +tapis vert etait encombre de jetons rouges et blancs et de plaques de +nacre au milieu desquels eclatait ca et la l'or de quelques louis +jetes par des joueurs fievreux qui n'avaient pas eu la patience de les +changer. Comme les filouteries du croupier ne l'interessaient plus +puisqu'il les connaissait, c'etait aux joueurs et au banquier qu'il +donnait toute son attention. Mais a l'exception d'une pauvre petite +_poussette_, c'est-a-dire d'une plaque de vingt-cinq louis a cheval et +qu'un ponte avait adroitement poussee quand son tableau avait gagne, +il ne vit rien que de regulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, +jouaient correctement. + +Mais il en est du policier comme du chasseur a l'affut, il n'a qu'a +attendre; il attendit donc. + +Tout a coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la +salle, vers lequel tous les yeux se tournerent: au milieu de ce groupe +s'avancait un grand jeune homme blond a lunettes, qui semblait marcher +assez gauchement, un peu a l'aventure, le prince de Heinick, a qui l'on +faisait une entree, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. +Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou +en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez. + +Tout de suite le prince vint a la table, et, deux joueurs s'etant +ecartes avec l'empressement de courtisans, il placa sur le tapis une +plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avanca une seconde qu'il +perdit encore. + +--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai +aussi malheureux en banque. + +Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus +d'un joueur se promettait de profiter de cette deveine, quand il serait +en banque: il avait assez gagne, l'heure de la restitution allait +sonner. + +Sans suivre le jeu pour voir d'ou soufflait le vent, le prince alla +s'asseoir dans un coin, et resta la d'un air indifferent et ennuye +jusqu'au moment ou la banque lui fut adjugee. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaitre le premier croupier, +un Bearnais appele Camy, qui avait longtemps opere a Pau, a Biarritz, a +Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour +les joueurs de qualite. + +Le prince de Heinick, assis a son fauteuil, avait demande des cartes +neuves; et le garcon d'appel avait apporte trois jeux au croupier. En +poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au +second rang derriere les pontes assis, et il n'etait qu'a trois pas du +banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrieme +rang, Adeline se tenait derriere lui. Quand on posa les cartes sur le +tapis, il les examina et constata que les bandes timbrees paraissaient +intactes. Le croupier dechira les enveloppes, battit les cartes et les +passa a un ponte qui les battit a son tour. + +--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un +aimable sourire; je suis feticheur. + +Evidemment, ce n'etait pas des jeux sequences; Dantin pouvait etre +tranquille de ce cote; il n'avait plus qu'a surveiller les mains de cet +aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portee +preparee a l'avance--un _cataplasme_, si cette portee etait epaisse; un +_rigolo_, si elle etait mince; mais tout se passa avec une regularite +parfaite, il n'y eut aucune applique. + +Les jetons, les plaques, les louis et meme quelques billets de banque +s'etaient abattus sur le tapis. + +--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue. + +--Vingt-huit mille francs, repondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil +exerce, avait fait son compte. + +--Rien ne va plus, dit le prince. + +--Messieurs, rien ne va plus, repeta Camy. + +Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les +deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, +quand il montra son point, un murmure de surprise s'eleva: il s'etait +tenu a 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de +gauche baccara. + +--Quelle veine! + +Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution +ne paraissait guere arrivee: aussi quand le prince fit sa question +ordinaire: "Combien, je vous prie?" le croupier n'annonca-t-il que sept +mille francs; les prudents se reservaient; il fallait voir. + +Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit +cette taille en tirant une buche qui laissa le meme, son point de trois. + +Alors l'esperance revint aux joueurs, et le croupier annonca qu'il y +avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car +ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait ete le premier: le +prince tira a six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre +7. + +Si les pontes furent consternes, Dantin fut etonne, c'etait trop beau, +trop sur pour lui; il y avait la quelque volerie, mais laquelle? Il n'y +voyait rien; il avait beau preter l'oreille, il n'entendait pas le plus +leger bruit de filage dans cette piece silencieuse ou l'anxiete arretait +les respirations. Devenait-il sourd? Il ecouta s'il entendait le +battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit. + +La banque continua en suivant a peu pres la meme marche, sur quatre +coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une surete +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le +prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se +trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'etait un desastre. + +Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de +nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec +son aimable sourire, promettre a quelques joueurs qu'il reviendrait le +lendemain et leur offrirait leur revanche. + +C'en etait assez pour ce soir-la; le cercle se vida presque +completement; bien certainement il ne se passerait plus rien de serieux. + +Adeline emmena Dantin dans son cabinet. + +--Eh bien? demanda-t-il. + +--Le prince est un filou. + +--Vous avez vu? + +--Rien. + +--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un +homme dans sa situation et que nous a presente un membre des grands +cercles? + +--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que +je ne dise rien, je me tais. + +--Mais qui vous fait croire...? + +Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince etait un filou, +en insistant principalement sur la surete de son tirage: + +--Il n'y a pas de sequences, dit-il en concluant, il n'y a tres +probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque +chose je le chercherai, j'espere meme que je le trouverai, seulement +il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a +taille. + +--Elles etaient neuves. + +Dantin ne repliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et +comme ce soir-la il etait impossible de retrouver avec certitude dans la +corbeille celles qui avaient servi au prince a tailler, il fut convenu +que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, +qui aurait voulu ce soir meme expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garcon de jeu Theodore; mais il fallait bien attendre et +laisser le prince prendre encore une banque sans eveiller les soupcons +de personne, alors meme que cette banque du lendemain devait etre aussi +desastreuse que celle qui venait de finir. + +Elle le fut; les choses se passerent exactement comme la veille: meme +facon de jouer et de tirer, meme gain, meme impossibilite pour Dantin de +rien voir. + +Comme cela avait ete convenu, aussitot que la banque fut finie, il +se rendit dans le cabinet du president, ou celui-ci arriva presque +aussitot, accompagne de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner +plus de solennite a l'examen. Ils apportaient les cartes de la derniere +banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes +passerent par ses doigts et sous ses yeux. + +--Je ne trouve rien, dit-il enfin. + +--Vous voyez, monsieur, avec quelle legerete vous avez soupconne le +prince, dit Adeline severement; par bonheur, personne n'en saura rien. + +--Je jure que c'est un grec, s'ecria Dantin. + +--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement +et avec non moins de severite qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec +prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous? + +Comme Adeline, Bunou-Bunou s'etait revolte a l'idee que le prince de +Heinick pouvait etre un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent +avec une pitie meprisante: + +--Ces policiers! + +Ce n'etait pas seulement des soupcons de Dantin sur le prince qu'Adeline +avait entretenu son collegue, c'etait aussi des accusations portees +contre Julien et Theodore; aussi, en voyant le decouragement de l'agent, +tous deux se demandaient-ils si accusations et soupcons ne se valaient +pas. + +Dantin etait trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais +que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: "On n'accuse pas +sans preuve"; et cette preuve, il ne l'avait pas. + +--Votre surveillance n'ayant pas produit de resultat, au moins pour les +joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous +pouvez ne pas revenir demain. + +--Tres bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport. + +Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint +vivement, en se frappant le front: + +--Les lunettes! s'ecria-t-il, les lunettes! + +Adeline et Bunou-Bunou le regarderent en se demandant s'il etait pris +d'un acces de folie. + +--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces +cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui +voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe? + +--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard. + +--Les opticiens sont fermes a cette heure; mais, heureusement, j'en +ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de +retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes. + +--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance. + + +XIII + +--Voila un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit +Bunou-Bunou quand Dantin eut referme la porte. + +--C'est le role d'un policier de voir partout des coquins. + +--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, +c'est vif. + +--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des +manoeuvres de Theodore et de Julien. + +--Je me le demande aussi. + +--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garcons, les accusant! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions +d'agent de police on doit prendre bien souvent le reve pour la realite. + +--C'est ainsi que courent de par le monde tant de legendes sur les +tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connait des +gens qui ont vu, et alors... + +--Et alors? + +--Et le prefet de police, avec ses airs mysterieux et discrets: "Mon +cher depute, on triche chez vous"; ah! ah! ah! + +--Ah! ah! ah! + +--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux! + +A ce moment on frappa a la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un +journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'etait Frederic +qui venait aux renseignements; en voyant ces allees et venues, ces +conciliabules, il n'etait pas sans inquietude; que signifiait tout cela? +Mais en trouvant son president et Bunou-Bunou riant aux eclats, il se +rassura; evidemment il ne se passait rien de grave; et apres quelques +mots pour justifier tant bien que mal son entree, il se retira se disant +qu'a coup sur ils se moquaient du commercant de Nantes. + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la demence +toute pure de pretendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur +des cartes neuves enfermees dans des enveloppes scellees du timbre +de l'Etat. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous +m'expliquer ce qu'il a voulu dire? + +--Je n'en sais vraiment rien. + +--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux. + +--Et nous restons la a l'attendre au lieu d'aller nous coucher. + +Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent +ecoulees, Dantin arriva. + +--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix +haletante. + +--Si vous voulez. + +L'examen de Dantin, arme de sa loupe, ne fut pas long: + +--Le voila, le signe! s'ecria-t-il; tenez, messieurs, regardez +vous-memes, la. + +Et donnant la loupe et la carte a Adeline, il lui montra du doigt ou il +fallait regarder. + +Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait +expres pour lui, au lieu d'etre unies, etaient tarotees en losanges +roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe etait une +toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui +repondait au point meme de la carte, sur le premier pour l'as, sur le +troisieme pour le 3, sur le neuvieme, sur le douzieme (afin de laisser +un ecart facilement appreciable) pour le 10 et les figures; de sorte +qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la +regardait a decouvert. + +--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque +je n'y etais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille +rougie, approchee des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est +du bel ouvrage, propre, original... et trouve. + +--Mais ces cartes etaient dans des enveloppes scellees par la regie! dit +Bunou-Bunou. + +--Il en est des bandes de la regie comme des enveloppes gommees de la +poste, on les ouvre sans les dechirer en les exposant a la vapeur de +l'eau bouillante; on retire alors les cartes une a une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont seches, on les replace une a +une; on gomme la bande; et le tour est joue: voila des cartes neuves +qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de +fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de tres habiles opticiens que +messieurs les Allemands. + +--Mais il faut un complice, dit Adeline. + +--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garcon d'appel qui +apporte les jeux, et qui substitue a ceux qu'on lui a remis ceux qui ont +ete prepares. + +--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou. + +--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garcon; mais, en +attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes +on joue a jeu decouvert, et vous montrer comment le prince opere. Tout a +l'heure, vous avez doute de moi, je m'en suis bien apercu; laissez-moi +me rehabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru. + +Ils etaient trop confus de leur incredulite pour lui refuser ce qu'il +demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline +a sa droite et Bunou-Bunou a sa gauche, comme s'ils etaient a une table +de baccara ou il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main +gauche, de la droite il donna les cartes. + +--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous +dire vos points: a droite, il y a une figure et un 6, a gauche un as et +un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus surement que je sais que la carte que je vais retourner +est un 4. + +Disant cela, il la retourna: c'etait bien un 4, comme les points qu'il +avait annonces etaient bien ce qu'il avait dit. + +Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternes; la demonstration etait +plus que faite. + +--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez +faire? + +La meme reponse sortit instantanement de leurs deux bouches: + +--Pas de scandale; il faut etouffer l'affaire. + +Cette reponse etait trop conforme a la tradition pour que Dantin s'en +etonnat: pas de scandale, c'est la mot de tous les presidents de cercle +lorsqu'un scandale eclate chez eux; dans la rue ou il y a tout le monde, +on crie "au voleur"; dans un cercle ou il n'y a qu'un monde choisi, +on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prevenir +personne, de facon a lui laisser toutes les facilites d'aller voler chez +le voisin. + +Si Adeline voulait eviter un scandale auquel son nom serait mele et qui +compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince +allat continuer son industrie dans les autres cercles de Paris. + +--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunite au +prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui ecrire +une lettre banale pour lui interdire l'entree de notre cercle; il faut +qu'il quitte Paris et la France. + +--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je +n'y vois pas d'inconvenient, au contraire. + +--Et le garcon de jeu? demanda Dantin. + +--Je vais le chasser. + +--Ne livrant pas l'auteur principal a la justice, dit Bunou-Bunou, nous +ne pouvons pas lui livrer le complice. + +--Ne desirez-vous pas savoir comment cette complicite s'est etablie? + +--Certainement. + +--Nous allons l'interroger. + +Et Adeline, ayant sonne, dit au domestique qui se presenta d'aller lui +chercher Leon. + +--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai +moi-meme; j'obtiendrai peut-etre des aveux plus vite, en meme temps que +je le forcerai a ne pas ebruiter l'affaire. + +--Faites. + +Leon entra, l'air embarrasse et inquiet, regardant autour de lui. + +--Repondez a tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en +designant de la main Dantin, adosse a la cheminee. + +--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude. + +--Mais... Leon. + +--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre? + +--Chemin. + +--Tu es Normand? + +--C'est vrai. + +--D'ou? + +--D'Arques. + +--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le metier? + +--Oui. + +--Tu es marie? + +Il fit un signe affirmatif. + +--Ou est ta femme; que fait-elle? + +--Elle tient un cafe a Arques. + +--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq +pour Dieppe, et tu resteras aupres de ta femme, a tenir ton cafe avec +elle; si tu reviens a Paris, la police correctionnelle et apres Poissy. +Mais avant de partir tu vas dire a ces messieurs ce que le prince de +Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes preparees, et +comment l'affaire s'est arrangee entre vous. + +--Des cartes preparees! + +Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux. + +--Les voici. + +Leon etait deja a moitie aneanti, cette facon brutale de l'interroger en +affirmant lui avait fait perdre la tete; la vue des cartes l'acheva. + +--Je n'ai jamais parle au prince, je vous le jure, balbutia-t-il. + +--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux? + +--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grele, que j'ai connu au +cafe ou je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses +cartes, des cartes neuves faites expres pour lui, un fetiche, quoi. + +--Bien sur. + +--Sans ca, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais +jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira +que je suis un honnete homme: j'ai quatre enfants. + +--Ca vaut cher, un fetiche comme celui-la, car il est fameux. + +Leon hesita un moment. + +--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement. + +--Mille francs. + +Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot a personne: +si tu causes, au lieu d'aller jusqu'a Arques, ou tu seras heureux comme +le poisson dans l'eau, tu t'arreteras a Poissy, ou on ne s'amuse pas. + +Leon ne se le fit pas dire deux fois; peu a peu il avait recule vers la +porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors. + +--Voila! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de +cartes a un autre et la tete tourne. + +Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils +procederaient avec le prince, et il fut decide qu'on attendrait son +arrivee le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle +du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du president. + +--Vous vous trouverez la, dit Adeline a Dantin, et vous preciserez la +tricherie, si le prince essaye de la contester. + +Dantin allait se retirer, Adeline le retint: + +--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous +nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue a +un certain moment nous avons doute de vous. Le prefet saura combien vous +nous avez ete utile en cette miserable affaire. + +Quand Dantin arriva le soir a onze heures au _Grand I_, il remarqua +qu'on le regardait d'une facon bizarre et qui lui parut soupconneuse. En +effet, les conciliabules dans le bureau du president, la disparition +des cartes qui avaient servi a la banque du prince de Heinick, enfin +l'absence inexpliquee de Leon avaient fait travailler les langues: +ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilite d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui +adressa la parole, pas meme Frederic qui causait avec Barthelasse, car +Adeline vint au-devant de lui. + +--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y +trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout a l'heure. + +En effet, Adeline ne tarda pas a arriver, accompagne du prince, qu'il +fit passer devant lui poliment. + +--Vous desirez me parler? demanda le prince avec une hauteur +dedaigneuse. + +--Oui, monsieur, nous avons a vous demander des explications sur votre +facon de jouer. + +--A moi! + +Ce "moi" fut dit avec la fierte la plus superbe. + +--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua +Adeline en designant Dantin. + +Celui-ci s'avanca: + +--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux. + +--Qu'est-ce a dire? + +--C'est-a-dire que vous trichez, prince. + +--Miserable! + +--Vous trichez avec ces cartes--il presenta les cartes--que vous remet +le garcon de jeu, a qui vous donnez mille francs. + +Le prince hesita un moment en jetant autour de lui des regards feroces; +puis tout a coup, laissant tomber sa tete sur sa poitrine, les jambes +flageolantes, comme s'il allait defaillir: + +--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment +d'egarement, je vous expliquerai. + +--Vous n'avez rien a expliquer, dit Dantin, vous avez a prendre demain +matin le train de sept heures trente pour Cologne, et a ne jamais +revenir en France. + +--C'est impossible demain; la princesse... + +--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle. + +--Je partirai. + +Le lendemain, a sept heures quinze, Dantin, de surveillance a la gare du +Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de +voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se +tenant en dehors des barrieres au lieu de passer dedans et en detournant +la tete pour que le prince ne le reconnut pas. + +--Compiegne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la +tablette du guichet. + +Dantin lui prit le bras: + +--Compiegne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire? + +--Cologne. + + +XIV + +Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin +s'expliquer avec Frederic et lui demander l'expulsion du croupier Julien +et du garcon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit +franchement, severement. + +Aux premiers mots, l'emoi de Frederic fut vif: un agent au cercle! +qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le president? + +Aussi ecoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, +il fallait etre renseigne. + +Ce fut seulement quand Adeline fut arrive au bout de son requisitoire +qu'il prit la parole--d'un air consterne, et aussi outrage. + +--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Theodore seront +chasses du cercle; ce sont des miserables qui meritent d'autant moins de +pitie que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce cote +je suis en faute; j'ai peche par trop de confiance precisement; je ne +les ai point surveilles avec les yeux du soupcon; je suis dans mon tort, +je le reconnais. + +Il avait debite ce petit couplet la tete basse, humblement; mais il la +releva et reprit sa fierte, son air Mussidan: + +--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, +plus que peine, en un mot, profondement blesse, que tout ce qui vient +de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tete, en +me tenant a l'ecart, comme si je n'avais pas la responsabilite de +l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande +les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette facon. + +Cette susceptibilite etait trop legitime pour qu'Adeline s'en fachat; il +en attendait meme l'explosion, et il n'eut pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'eclatat point; aussi sa reponse etait-elle +prete: + +--J'ai du me conformer aux desirs du prefet; le service qu'il m'a rendu, +qu'il nous a rendu, etait assez grand pour que je n'eusse qu'a accepter +les conditions qu'il mettait a son concours. + +Il fallait accepter cette explication ou se facher: Frederic ne se +facha point. Il avait mieux a faire, c'etait d'amener Adeline a parler +longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'ou celui-ci avait +ete dans ses decouvertes. + +Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se repeter. + +Alors Frederic expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait +a profiter des observations de cet agent, non pour le passe, mais +pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver put se +reproduire, non seulement avec les croupiers et les garcons de jeu, +mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de +celui-ci avait ete si originale, si audacieuse qu'elle l'avait +trompe; malgre les soupcons que cette surete de tirage et cette +veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la decouvrir; mais +dorenavant des precautions seraient prises qui empecheraient toute +fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs differentes, blancs, roses, chamois, ce qui +couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi +seraient brulees devant les joueurs; a la verite, ce serait une perte de +cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, +mais la securite absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, +cette lecon donnee aux autres cercles qui, malgre les prohibitions +legales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une +fois de plus que, bien decidement, le _Grand I_ etait un cercle modele. + +Que le _Grand I_ dut devenir, dans un temps donne, plus cercle modele +qu'il ne l'etait deja, cela ne pouvait pas changer les resolutions +d'Adeline. + +Depuis que le prefet lui avait dit: "On triche chez vous", il avait vecu +sous le poids ecrasant d'une obsession qui ne le lachait ni jour ni +nuit: il se voyait devant le tribunal oblige de repondre comme +temoin aux questions du president, et d'ecouter la tete basse ses +admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractere, +blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point? + +Et tout en entendant les questions severes ou bienveillantes du +president, tout en voyant son sourire narquois ou dedaigneux, il se +repetait les paroles du pere Eck: + +"Laissez ces gens-la a leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la +fortune que la famille est bonne." + +Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le +marin au milieu de la tempete: s'il echappait au danger qui le menacait, +il renoncerait a cette existence si peu faite pour lui, et, suivant +le conseil du pere Eck, il laisserait ces gens a leurs plaisirs, qui +n'etaient pas du tout les siens. + +Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiete et +cette intensite de pensee: que lui avait-elle donne, cette existence +qu'il n'avait acceptee qu'en vue de resultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la realite s'obstinait a tenir aussi +eloignes qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses interets +personnels lui avait apportees cette presidence qui devait lui creer +tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de cote son interet +personnel, il ne prenait souci que de l'interet general, il etait bien +force de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait +concourir au developpement de la vie brillante a Paris, avait tout +simplement concouru au developpement du jeu: ou etaient-ils, les +commercants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis +qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruines--lui +tout le premier. Car le plus clair de cette miserable aventure, c'etait +sa dette a la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, a cette +heure, en formaient le chiffre. + +Cependant, malgre cette dette, il fallait qu'il accomplit son voeu, et +qu'en donnant sa demission il reprit sa liberte, sa dignite. Il n'y +avait pas a hesiter, pas a balancer; le repos, l'honneur peut-etre +etaient a ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce +qu'il avait appris l'epouvantait. Eh quoi, c'etaient la les moeurs de ce +monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; +et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: "Allons chez Adeline"; +c'etait chez Adeline que les croupiers _etouffaient_ les jetons; chez +Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siecles de travail +et de probite aboutissaient a ce resultat. + +Son parti etait pris; coute que coute, il fallait qu'il sortit de cet +enfer, qui ne devorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui +le devorait lui-meme, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y +laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui +elevent le coeur et l'esprit, ce n'est pas precisement celle du jeu; +depuis qu'il etait a son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passe devant les yeux et dans des conditions ou la bete humaine se livre +le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler. + +A la verite, c'etait renoncer aux esperances qu'il avait caressees pour +Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui +gagner? elle serait la premiere a ne pas le vouloir. + +Lorsque Frederic le quitta pour aller congedier Julien et Theodore, +il n'hesita pas une minute, contrairement a ce qui arrivait toujours +lorsqu'il avait une resolution difficile a prendre, il quitta le _Grand +I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa demission, il +fallait qu'il s'acquittat a la caisse,--ce qui n'etait possible qu'en +redemandant a sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait +envoyes quand il avait joue pour la premiere fois, et en arrangeant avec +elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres. + +Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation! + +L'affaire du prince l'avait empeche d'aller a Elbeuf comme a +l'ordinaire; il envoya une depeche a sa femme pour lui annoncer son +arrivee, et, quand il entra dans la salle a manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa +femme, Berthe et Leonie. + +--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas +donne, dit Berthe en l'embrassant. + +--Alors, la politique chauffe? dit la Maman. + +Depuis que la Maman s'etait expliquee sur le mariage de Berthe avec +Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un +jour a Elbeuf; c'etait sa maniere de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle evitait les sujets ou il aurait pu etre +question d'interets de famille. Comme de leur cote, Adeline et madame +Adeline ne tenaient pas moins a ce que ces sujets ne fussent pas +abordes, et comme, du sien, Berthe veillait a ne pas offrir a sa +grand'mere la plus legere occasion de manifester franchement ou par des +allusions son hostilite, c'etaient des conversations politiques sans fin +auxquelles tout le monde prenait part. + +Mais ce soir-la la politique elle-meme languit et plus d'une fois +Adeline preoccupe laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mere +la discussion commencee. + +--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours desireuse de ces +promenades avec son pere. + +--Non, je repars demain matin pour Paris. + +Aussitot apres le souper, Adeline roula sa mere chez elle; puis, ayant +embrasse sa fille et Leonie, il passa dans le bureau avec sa femme: + +--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermee; comme tu es +preoccupe ce soir! + +--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, +a moi, une cruelle humiliation. + +Elle le regarda, effrayee; il detourna les yeux. + +Alors elle vint a lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste +maternel, elle se pencha a son oreille: + +--Tu as joue! dit-elle a voix basse, sans le regarder. + +--Oui. + +--Mon pauvre Constant! + +--J'ai ete entraine, une fatalite. + +--Je pense bien. + +Le premier coup porte, elle s'etait remise un peu, bien que le plus dur +ne fut pas dit. + +--Combien? demanda-t-elle. + +--Il me faut vingt-cinq mille francs. + +Bien que dans leur situation la somme fut tres grosse, elle avait craint +le malheur plus grand encore. + +--Nous les trouverons, ne t'inquiete pas, dit-elle. Puis, voulant le +relever: + +--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons +pas eu cette annee. + +--Chere femme, murmura-t-il, quelle bonte en toi, quelle indulgence! + +--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas +pleurer; est-ce qu'il doit etre question d'indulgence entre nous? + +--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit. + +--Mon Dieu! + +En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, +la preoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter a +sa femme, avaient change la marche qu'Adeline voulait suivre: c'etait +vingt-cinq mille francs ajoutes aux trente-cinq mille mis de cote sur +son gain qu'il lui fallait. + +--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour? + +--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour. + +--Qui t'a dit?... s'ecria-t-il. + +--Tu les avais gagnes au jeu. + +Il la regarda interdit. + +--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six +ans unis de coeur et de pensees sans se connaitre et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parle de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien +vu d'ou ils venaient. Et c'est la ce qui, depuis, a fait mon tourment; +puisque tu avais joue, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que +de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser +commencer. J'etais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs +provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont a ta disposition, il n'y a qu'a les +prendre. + +Il la serra dans ses bras. + +--Nous aurions toujours ete heureux que je ne te connaitrais pas! +s'ecria-t-il avec effusion. + +--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle. + +--Oui. + +--Eh bien, je trouve comme un soulagement a le savoir; j'ai l'esprit +ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ca bien +souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis reveillee ruinee, +dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a ete ma vie depuis que ces +trente-cinq mille francs maudits me sont arrives; et puis si tu te +decides a payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, +n'est-ce pas, a les rattraper par le jeu? + +--Ce n'est pas seulement a les rattraper que je renonce, c'est aussi a +la presidence du cercle. + +--Ah! Constant! s'ecria-t-elle. + +--Comme c'est a la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas +me retirer sans la payer; aussitot que j'aurai paye, je donnerai ma +demission. + +--Tu la payeras des demain! s'ecria-t-elle, ce n'est pas acheter notre +repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces +vingt-cinq mille francs. + +--Nous nous en tirons encore a peu pres, dit-elle; tout pouvait y +rester. + +--Meme l'honneur. + +Et il lui raconta comment il s'etait resolu a donner sa demission. + + +XV + +Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frederic, Barthelasse et +Raphaelle tenaient conseil chez celle-ci. + +Depuis que le _Grand I_ etait ouvert, jamais il ne s'etait trouve dans +des conditions aussi critiques; si l'avertissement du prefet: "On triche +chez vous", n'annoncait rien de bon, puisqu'il revelait des plaintes +certaines, la surveillance de l'agent et les precautions prises pour +qu'elle put s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers +de la situation. + +Raphaelle, qui n'allait pas au cercle, et par la ne pouvait avoir aucune +responsabilite pour ce qu'il s'y passait, etait furieuse contre ses +associes, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frederic +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frederic, passant de l'un a +l'autre, quand elle ne les reunissait pas dans le meme sac pour les +secouer en les cognant l'un contre l'autre. + +--Non, vraiment, c'est trop bete; qu'est-ce que vous fichez dans le +cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait a +Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empeche un pret douteux de +cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait a Frederic--tu n'as +qu'a dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passe la revue +de ton personnel, et que tu l'as trouve correct. Et vous etes du metier! + +Elle haussa les epaules en les toisant avec pitie; puis se tournant vers +Barthelasse: + +--Vous dites que vous etes le malin des malins--imitant son accent--oui, +mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les +connaissez, et quand un particulier a lunettes opere sous vos yeux, tire +a six, ne tire pas a quatre, gagne honteusement vous trouvez ca tout +naturel. + +Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taille en taureau, se +laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tete, et +par Raphaelle plus que par toute autre, "si moucheron" qu'elle fut, +comme il disait d'elle. + +--Je n'ai pas trouve ca naturel du tout, repliqua-t-il. + +--Non; seulement, au lieu de chercher ou il fallait, vous avez remache +toutes les vieilleries de votre honorable carriere, les telegraphistes +que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, +le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin +tout votre repertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ca n'etait pas +bien difficile a inventer, cette petite marque d'aiguille a tricoter +donnant juste le point de la carte, et ca n'etait pas bien difficile non +plus a decouvrir, puisque ce policier l'a decouverte. + +Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que +Raphaelle lui reprochait etait ce qu'il se reprochait lui-meme: "Comment +n'avait-il pas eu l'idee de se servir d'une loupe?" car il les avait +examinees, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, +tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti. + +Elle l'abandonna pour se jeter sur Frederic. + +--Et toi, tu parles a ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: +negociant a Nantes! + +--J'ai eu des soupcons. + +--Et tu les as gardes pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur +Nantes? il n'y a peut-etre jamais mis les pieds, il t'aurait repondu des +betises. + +--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent +que personne ne connait. + +--Il vous aurait fallu un commissaire avec son echarpe; vous auriez +ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert. + +--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est la qu'est la question +interessante. + +--C'est clair, ce qu'il a vu. + +--Et la cagnotte? continua Barthelasse. + +--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton president? demanda Raphaelle. + +--Rien. + +--Il n'y a pas fait d'allusion? + +--Aucune. + +--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce cote, dit Raphaelle. + +--Pourquoi aurait-il tout vu des autres cotes, et rien de celui-la? +demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin! + +--Puisqu'il n'a rien dit. + +--C'est le president qui n'a rien dit a Frederic, mais l'agent +savons-nous ce qu'il a dit au president? + +--Puisque le president n'a parle de rien, repeta Raphaelle avec colere. + +--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la +connait pas? + +--S'est-il gene pour parler de Julien et de Theodore, et pour exiger +leur renvoi immediat? s'est-il gene pour renvoyer lui-meme Leon? + +--Julien, Theodore, Leon, qu'est-ce que ca lui fait? je vous le demande, +hein! s'ecria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle +lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se +facher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; +c'est son genre, a cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce +n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; +j'en ai connu plus d'un comme ca. + +--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaelle, +agacee par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre president. + +--Eh bien, le notre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle +pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il +accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien. + +--Il accepte? + +--Il a accepte, il me semble; la caisse est la pour le dire. + +--Oui, mais acceptera-t-il maintenant? + +--Que veux-tu dire? demanda Raphaelle effrayee. + +--Que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Qu'il ne nous quitte. + +--Il doit soixante mille francs, s'ecria Barthelasse, nous le tenons! + +--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi? + +--Qu'a-t-il donc dit? + +--Rien, repondit Frederic; mais son air a parle pour lui; ce brave homme +n'etait pas plus fait pour etre president de cercle que moi je ne le +suis pour etre eveque; c'est de force que nous l'avons fourre la-dedans; +je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'a s'en aller; et s'il n'est +pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages +qui dans sa position lui etaient agreables, et aussi parce qu'il en +esperait d'autres qui ne se sont nullement realises; mais ce qui s'est +realise, ce sont des ennuis et des tourments qui l'epouvantent. Il a +peur d'etre compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout a fait +affole. C'est une terreur qui s'est emparee de lui, et qui lui fera +commettre toutes les betises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce +moment il n'eut pas d'autre idee que de se procurer les soixante +mille francs qu'il nous doit, pour nous planter la. Alors que +deviendrons-nous? + +Les trois associes se regarderent avec stupeur. + +--Personne mieux que moi ne sait combien il est embetant, continua +Frederic, combien on a de difficultes a manoeuvrer avec lui, combien il +est genant; mais tout cela n'empeche pas qu'il ait du bon et que si +nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un +paratonnerre; estime de tout le monde et de tous les mondes, ami du +prefet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien a craindre, ni le +cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir +qu'en l'inventant Raphaelle a eu la main heureuse; elle l'eut fabrique +elle-meme qu'elle ne l'eut pas mieux reussi. + +--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de facon a ce qu'il durat +plus longtemps. + +--Que ne dira-t-on pas s'il nous lache? On cherchera pour quelles +raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-etre lui-meme, +ses raisons. Alors nous voila livres aux _mangeurs_; si nous refusons +leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra +les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille +francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous etions +tranquilles et c'etait cranement que je repondais que nous n'avions +besoin de personne: "Merci, nous avons notre president." + +--Peut-etre vous exagerez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six +mille francs, c'est bon a garder. + +--Mon cher, si vous aviez assiste a notre entretien, vous verriez que je +n'exagere rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Apres le premier +moment de surprise, quand il m'a raconte l'histoire du prince de Heinick +et qu'il a exige l'expulsion de Julien, de Theodore, severement, comme +un juge qui s'adresse a un coupable, je me suis vite remis et tout de +suite je lui ai longuement explique toutes les precautions que nous +prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de +pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'etait a peine s'il +m'ecoutait; lui qui autrefois eut voulu explications sur explications, +il avait l'air de me dire: "Vous savez que tout cela m'est indifferent, +ce n'est pas pour moi"; et c'est ce qui a commence a me donner l'eveil. +Si son intention avait ete de rester avec nous, il m'eut interroge au +lieu de me fermer la bouche. + +--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Theodore? demanda +Barthelasse. + +--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser +qu'au premier mot je ne lui ai pas laisse le temps d'exiger, j'ai pris +les devants. + +--Mes pressentiments sont les memes que ceux de Frederic, dit Raphaelle; +il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous? + +Il y eut un moment de silence et ils se regarderent comme pour chercher, +dans les yeux des uns des autres, les idees qu'ils ne trouvaient pas en +eux. + +--Je vais vous dire, s'ecria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il +avait gagne, il ne demanderait qu'a continuer; mais toujours perdre, je +m'imagine que ca degoute. + +--Il n'a pas assez perdu, repliqua Raphaelle; s'il nous devait deux cent +mille francs, nous le tiendrions. + +--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frederic. + +--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. +D'abord ca n'appauvrira pas la caisse, qui n'a ete que trop soulagee par +cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens +comme le succes, c'est la lecon de la morale. + +Raphaelle et Frederic n'etaient pas en situation de plaisanter, +cependant cette lecon de la morale invoquee par ce vieux crocodile de +Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire: + +--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des +exemples: il y a sept ans, a Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante +mille francs et je commencais a comprendre que j'aurais bien du mal a +les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passe +des sequences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagne pres de +nonante mille francs. L'annee d'apres il est revenu; l'annee suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne +s'etait rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend a +demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sur. Demain, apres-demain, un +peu avant qu'il prenne la banque.... + +--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant? + +--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc dispose a la +prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: +"Mon _presidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les +banquiers"; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle +sequence que j'ai preparee moi-meme et qui lui donne sept ou huit coups +surs: comme il est reconnu que notre _presidint_ est le plus honnete +homme du monde, personne n'ose le soupconner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le gout de la chose; s'il n'a pas parle du +_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les sequences +qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez. + +Raphaelle haussa les epaules par un geste de son enfance faubourienne +qui lui etait reste. + +--Savez-vous ce que produira votre discours au _presidint_, +repondit-elle, c'est qu'il aura de la defiance et ne voudra pas prendre +la banque; ou bien, s'il ne se defie pas, il la prendra naivement, +betement, et battra les cartes, les fera couper; voila votre belle +sequence brouillee, et... il perd. + +Barthelasse ne se facha pas de ces objections. + +--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout +simplement la sequence dans la main en lui disant de jouer les cartes +dans l'ordre ou elles sont rangees; mais il ne serait pas le premier a +qui l'on imposerait une sequence sans qu'il se doute de rien, quitte a +le prevenir delicatement une fois la chose faite, a seule fin de lui +inspirer de la reconnaissance. + +--Et comment? demanda Raphaelle, qui pour le jeu n'avait ni la science +ni les roueries de Barthelasse. + +--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en +banque le baron ou Salzman et nous leur passons la sequence; ils ne la +brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais apres deux ou trois coups ils +l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le president prenne leur +suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent +de laisser, et, sans que personne puisse soupconner un homme dans sa +position, il fait une rafle qui nous le livre. + +--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frederic. Et +taillera-t-il? La est la question. + + +XVI + +C'etait avec des valeurs a escompter et des factures a recevoir que +madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutes aux +trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille +dus a la caisse du cercle. + +En arrivant a Paris, Adeline remit ces valeurs a son banquier, et +s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'elevant a trois +mille et quelques cents francs, etait due par un marchand de draperie de +la rue des Deux-Ecus, un vieux, tres vieux client de la maison, qui ne +faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui etait aussi sur que la +Banque de France. + +Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'a se presenter pour etre paye, +qu'il l'avait garde pour le dernier; il la connaissait, la formule du +vieux drapier: "Ah! voila M. Adeline; nous allons regler notre petit +compte." Et ce compte, on le reglait dans la salle a manger, en buvant +un verre de cassis, tandis que, par un chassis vitre, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pieces qui arrivaient de chez le +fabricant, ou vendre le metrage d'un pantalon a un petit tailleur. Le +seul ennui de ces visites etait dans l'exhibition obligee des coupons ou +se trouvaient un defaut, qui avaient ete soigneusement conserves et qui +permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle +du petit compte: "Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme +autrefois." Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier. + +Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir +tombait, mais la nuit n'etait pas encore faite; dans la demi-obscurite +de la rue etroite, il lui semblait vaguement que les choses n'etaient +pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de +son vieux client. Ou donc etait l'etalage avec ses pieces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrerent que le magasin +etait ferme, et que, sur les volets, quatre pains a cacheter fixaient +une bande de papier: "Ferme pour cause de deces." Comme la rue des +Deux-Ecus est en grande partie occupee par des drapiers, il entra chez +un autre de ses clients qui le mit au courant: "Mort ce matin d'une +attaque d'apoplexie, le pere Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont +fait tout de suite apposer les scelles." + +La deception etait contrariante pour Adeline, car elle renversait tout +son plan: a cette heure de la soiree, les maisons ou il aurait pu se +procurer la somme qui lui manquait etaient fermees, et par la il se +trouvait dans l'impossibilite d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette +et pour y signer sa demission sur son bureau qu'il ouvrirait une +derniere fois. + +Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel cote tourner. + +A la verite il devait se dire que c'etait la un retard insignifiant, et +qu'il serait encore parfaitement temps de demissionner le lendemain; +mais cependant il etait mecontent, agace, comme lorsqu'on est arrete par +un incident qu'on n'a pas prevu. Il avait prepare sa lettre, prepare +aussi sa phrase d'adieu a Frederic; il etait ennuye de les garder. + +Justement parce qu'il pensait a son cercle, ses pas le porterent +machinalement avenue de l'Opera; et arrive devant sa porte il monta: +apres tout, autant diner la qu'ailleurs. + +Quand Frederic et Barthelasse le virent entrer, ils echangerent un +sourire de soulagement. Ce n'etait pas une lettre, la lettre de +demission qu'ils attendaient presque, c'etait lui; puisqu'il revenait, +rien n'etait perdu. + +Frederic l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de +Theodore. + +--J'ai profite de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur a tout le +personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez. + +Mais ce fut a peine si Adeline l'ecouta. Que lui importait ce qui se +passerait au _Grand I_ dans quelques jours? + +Frederic se retira donc assez deconfit et alla faire part de cette +mauvaise reception a Barthelasse. + +--Toujours dans les memes dispositions, dit-il; il doit avoir sa +demission dans sa poche. + +--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse +pas en sortir: je vais preparer la sequence. + +--Taillera-t-il? + +--En le poussant. + +--Envoyez chercher le baron et Salzman. + +A table, Adeline oublia sa deception et se derida: justement c'etait le +jour des invitations et elles avaient amene de nombreux convives. A cote +d'etrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitues, des +amis. Le menu etait reussi; on racontait des histoires droles; il se +laissa d'autant plus facilement aller que c'etait la derniere fois qu'il +faisait fonction de president, et peu a peu il retrouva les agreables +sensations de ses premiers mois de presidence, quand il voyait tout +en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'a ce jour, vivre +ailleurs que dans un cercle. + +Ce fut seulement quand le jeu commenca qu'il devint nerveux et +impatient. + +--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon president? + +Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant +et avec sympathie, il s'exasperait. C'etait deja bien assez pour lui +d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des +cartes, le murmure etouffe des joueurs, que dominait de temps en temps +l'eternel: "Le jeu est fait. Rien ne va plus?", sans qu'on vint encore +le tenter et le pousser. + +Jamais il n'etait venu a son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, +et, a chaque mouvement qu'il faisait, il eprouvait un singulier +sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frolant la grosseur +produite par ces liasses. Combien d'autres a sa place n'auraient pas pu +resister a la tentation de tater la chance, car tout joueur sait que ce +n'est pas du tout la meme chose d'operer avec une petite mise qu'avec +une grosse; avec une petite, etrangle dans ses mouvements, on est a peu +pres sur de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne +toute liberte de manoeuvrer, on est a peu pres certain de gagner; c'est +une affaire de tactique. + +--Comment, mon president, vous n'en taillez pas une ce soir? + +Il semblait qu'on se fut donne le mot pour le pousser. + +Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le repondait nettement. + +Et cependant? + +S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours a ceux qui jouent +pour la premiere fois, n'est-ce pas vrai egalement pour ceux qui +jouent leur derniere partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsede +continuellement qu'elle vous abandonne a la deveine. + +Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la +derniere. + +Mais quand ces pensees traversaient son esprit, il les rejetait loin de +lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui +pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur derniere +partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera +bien decidement la derniere. + +Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'etait la mort de son +client de la rue des Deux-Ecus; pourquoi le pere Huet etait-il mort +juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus a la caisse? N'y avait-il pas la quelque chose de providentiel; une +impossibilite qui etait un avertissement? On n'est pas joueur sans etre +superstitieux, et bien qu'on soit le premier tres souvent a se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la +manie dont on est obsede Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde +de croire que le pere Huet etait mort expres pour le pousser au jeu, il +se disait en meme temps que cette mort pouvait bien signifier quelque +chose. + +Pourquoi ne pas voir quoi? + +Il y avait un moyen facile de faire cette experience, c'etait de tater +la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas meme avec +quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche. + +Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant +l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la +veine sans mettre la main dessus, si reellement elle s'offrait a lui. +Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui +savent l'arreter quand elle passe a leur portee. + +Depuis qu'il balancait ainsi le pour et le contre, il errait par +les differentes pieces du cercle, s'arretant devant le billard pour +applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un +ami qui jouait a l'ecarte, dans la salle de lecture pour lire un journal +du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgre son application, mais +quand cette idee de la mort du pere Huet eut traverse son esprit, +il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant +lui,--celui de gauche. + +Le banquier donna les cartes et perdit a droite comme a gauche. + +Sans doute, c'etait bien peu de chose que ce gain pour Adeline, +cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il +avait gagne 1,000 louis, car, s'il etait insignifiant en soi, quelle +importance ne prenait-il pas comme indication de la veine. + +Il laissa ces cent francs et, gagna encore. + +Decidement, la mort du pere Huet semblait bien etre providentielle. + +Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa a droite, +ou il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche +perdit, le tableau de droite gagna. + +Frederic, qui le suivait de pres, s'approcha de, lui + +--Quelle veine, mon president! + +Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui. + +--N'est-ce pas merveilleux! s'ecria Frederic. + +--Moi, si j'etais a la place du president, dit Barthelasse, je n'userais +pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque. + +Ceux-la seuls qui n'ont jamais joue ne comprendront pas l'emotion +d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interroge l'oracle, et +quatre fois l'oracle lui avait repondit par une affirmation contre +laquelle toute discussion etait impossible. + +--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus +survenant. + +--Je vais inscrire le president, dit Barthelasse. + +Cependant Adeline n'etait pas decide a se mettre en banque, mais ces +excitations tombant sur lui de differents cotes firent pencher sa +resolution chancelante. + +Mais il ne voulut pas ceder; la vision de sa femme le retint: il fit une +nouvelle tournee dans les salons et de nouveau il tacha de s'interesser +aux carambolages, a l'ecarte et aux echecs; puis malgre lui, +inconsciemment, il revint a la salle de baccara, ou, pendant son +absence, quelques gros coups avaient imprime a la partie une allure plus +animee. + +C'etait un des habitues du cercle, un Americain appele Salzman, qui +venait prendre la banque, et on avait apporte trois jeux de cartes que +Camy etait en train de meler. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Mais les mises furent mediocres; sans qu'on eut rien de precis a +reprocher a Salzman, on le tenait vaguement en defiance, et puis c'etait +un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y +eut guere que les etrangers qui ponterent. + +Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles +encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus +soupconneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans +la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au +talon_, c'est-a-dire en prenant les cartes une a une devant lui, sous +les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le +_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit a +droite et gagna a gauche; alors il se leva: + +--Messieurs, il y a une suite. + +--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier. + +C'etait le moment decisif: Adeline se tenait a cote de la table ayant +Frederic a sa gauche et M. de Cheylus a sa droite. + +--C'est a vous, mon president, dit Frederic. + +--Allez donc, dit M. de Cheylus. + +Adeline ne s'etonna pas de cette insistance de son collegue; il savait +par experience l'interet que celui-ci avait a le voir gagner, d'ailleurs +ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle. + +Il s'assit au fauteuil. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline etait +un beau banquier: les plaques, les billets de banque tomberent sur le +tapis. + +--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone. + +Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la maniere de tailler; +une a une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se +les donner a lui-meme. + +Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, +comme il avait deux buches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et +sur la gauche qui avait 4, 6 et 5. + +--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus. + +Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tomberent de plus en +plus dru. + +--Combien y a-t-il? demanda Adeline. + +--Dix-sept mille francs. + +Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une buche. + +Il y eut un mouvement d'hesitation chez les pontes; plus que jamais il +fallait se rattraper: le vent allait tourner. + +Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le +quatrieme coup avec 9, le cinquieme avec un nouvel abatage, le sixieme, +au milieu de la stupefaction generale et de la consternation d'un +certain nombre de pontes, encore avec un 8. + +Quand, a la caisse on apporta les corbeilles ou s'etait entasse son gain +dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs. + + +XVII + +Si solide que fut l'honorabilite d'Adeline, cette partie l'ebranla. + +Dans la folie du jeu, on s'etait bien un peu etonne de cette persistance +de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de reflechir, il fallait se +rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment +sont donnes les coups qu'on recoit, on tache de les rendre; apres, on +verra. + +Apres on avait vu que cette veine etait vraiment bien extraordinaire, et +telle qu'il n'y avait pas d'honorabilite, si solide qu'elle fut, qui put +la mettre a l'abri du soupcon. + +Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affoles +par l'emotion de la lutte ou paralyses par l'angoisse, incapables +par consequent de voir autre chose que ce qui leur est etroitement +personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces +acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent +la carte et notent tous les coups dans l'esperance de saisir une veine +qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'a l'aurore; il +y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance +non en vue d'empecher les tricheries, mais simplement en vue de prendre +une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent denoncer; +enfin il y a encore le personnel du cercle, tres expert aux choses de +jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les levres quand ce +qu'il a remarque sort de l'ordinaire. + +Les tailles d'Adeline avaient ete notees et, faisant suite a celles de +Salzman, elles constituaient un ensemble revelateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. +5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. +2.--0. 8. 0. 7. 6. 9.... + +Cette serie de chiffres qui se continuait etait absolument +incomprehensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle +ressemblait terriblement a une sequence: ce n'etait ni la _surprenante_, +ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre +fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de +celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par la +sont trop usees pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la preparation d'une main plus complaisante +que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, +peut-etre, et qui avait prodigue les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'etait adroit de le faire, si elle n'avait pas ete +inspiree par l'idee d'empecher les hesitations de tirage. + +Pour ceux qui admettaient la sequence, la question etait de savoir si un +homme du caractere et de l'honorabilite d'Adeline avait pu consentir a +jouer avec des cartes sequencees. + +C'etait la-dessus que la discussion s'etait engagee quand, apres le +premier moment de surprise, on avait commence a discuter la victoire +du president du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait ete +obtenue. + +Aux premiers mots de sequence, tous ceux qui connaissaient Adeline +s'etaient recries:--Allons donc! a son age! dans sa position! Et puis, a +quels signes certains reconnait-on une sequence? Toutes les fois qu'un +banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des +sequences.--Mais a ces objections, les repliques n'avaient pas manque, +et ceux qui parlaient de sequence n'etaient pas restes court:--Ce n'est +generalement pas a vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y +est peu a peu amene et qu'on n'a plus que cette ressource. La position +d'Adeline etait-elle assez bonne pour qu'il n'eut pas besoin de gagner +quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepte d'etre +president d'un cercle, avec un traitement paye par la cagnotte? + +D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient +pas Adeline et n'avaient pas des lors de raisons pour le defendre. +Un president de cercle qui avait triche, c'etait vrai. Une sequence, +c'etait vrai. Il y a tant de joueurs qui ont ete ecorches vifs par ce +genre de vol contre lequel la defense est a peu pres impossible qu'ils +voient des sequences partout et plus souvent encore que dans la realite, +ou cependant elles se rencontrent si frequemment. Et puis ce president +n'etait pas le premier venu; il avait un nom; il etait depute; on lisait +ce nom dans les journaux, et des lors les accusations devenaient plus +vraisemblables; c'etait drole; il y aurait du scandale. + +Une rumeur s'etait elevee qui avait instantanement couru le tout-Paris +des cercles et du boulevard: + +--Le president du _Grand I_ a passe une sequence a son cercle. + +--Est-ce qu'il n'est pas depute? + +--Justement. + +--Ah! elle est bien bonne! + +--Si les presidents s'en melent! + +C'etait cette double qualite de depute et de president qui donnait du +piquant a la chose: pas interessantes pour le boulevard, les histoires +de gens que personne ne connait. Il arrive assez souvent qu'il se gagne +des sommes importantes, et d'une facon etonnante sans qu'on s'en occupe +en dehors des cercles ou ces parties ont ete jouees, mais c'est qu'alors +ceux qui ont opere ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas +pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline +etait quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et des lors +"elle etait bien bonne"; ceux-la memes qui auraient hausse les epaules, +si on leur avait parle d'une sequence passee dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un etranger +du Perou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que +le coupable etait un depute, un homme en vue, c'etait un evenement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: "C'est +bien possible!" et cette possibilite, ils la faisaient partager aux +autres en leur racontant cette histoire: "Un depute, elle est bien +bonne." + +A cote de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle etait +drole, il y avait tout une categorie de gens qui s'en occupaient, parce +qu'elle les interessait personnellement--celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protegent les cercles et +sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux +_rameneurs_, aux _dineurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: "Ah! le depute +Adeline en etait la; cela etait bon a savoir; on pourrait en tirer parti +du depute et en _manger_ quelques morceaux!" On pourrait le mettre en +avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les +villes d'eaux quand les prefets se montraient recalcitrants; de meme, +on pourrait aussi l'employer pour prevenir des arretes de fermeture que +prendraient ces prefets; au depute influent, a l'ami des ministres, les +prefets n'oseraient rien refuser; et lui-meme le depute n'oserait rien +refuser a ceux qui le feraient chanter, "puisqu'il en etait". C'est +surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres. + +Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui +l'avait souleve, sans qu'il en entendit rien et se doutat meme qu'on +pouvait s'occuper de lui autrement que pour le feliciter, et aussi pour +lui faire quelques emprunts, comme cela etait arrive la premiere fois +qu'il avait gagne une somme importante. + +De ce cote, ces previsions s'etaient realisees, et la realite avait meme +ete au dela de ce qu'il imaginait. + +Apres sa banque, il n'avait pas quitte le cercle tout de suite pour +aller se coucher tranquillement a quoi bon se coucher? Il etait bien +trop surexcite, trop trouble, trop emballe pour s'endormir, car, sans +etre un passionne du jeu, il jouait neanmoins en passionne, le coeur +arrete ou bondissant, les nerfs crispes, et il n'y avait aucun point de +ressemblance entre lui et ces joueurs a l'estomac solide qui, apres une +nuit ou ils ont ete ballottes de la fortune a la ruine et de la ruine a +la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement reve. Debarrasse des complimenteurs qui tout d'abord +l'avaient enveloppe, il avait repris sa promenade a travers le cercle, +en tachant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne +l'avait pas longtemps laisse libre; c'etaient les desinteresses qui +tout d'abord s'etaient jetes en troupe sur lui, ceux qui vont au succes +spontanement comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, +toujours a l'affut des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fut seul +pour l'aborder: + +--Mon cher president.... + +Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent la sans +autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou +d'un jeton legerement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche +le prix du dejeuner ou du diner, ils ne quittent pas le cercle. Tout +ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le +devorent, mais sans jamais se permettre la prodigalite d'un extra, meme +quand il ne coute que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied +en marchant, de peur que leurs semelles usees ne quittent tout a fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus +exigeants a se faire passer leur pardessus par les valets de pied: +"Valet de pied", ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, +et n'ont pas honte du sourire de mepris avec lequel on les sert. + +--Mon cher president.... + +Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la +chanson qu'elle allait amener: "Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, +mon cher president." Il etait difficile de refuser ces pauvres diables +dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu +avait roules dans ces bas-fonds. + +Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'a un certain point ne +l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait reellement +stupefie. + +Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin a rentrer chez +lui, il avait trouve, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi a +partir. + +Ils avaient endosse leurs pardessus en meme temps, et, en meme temps +aussi, ils avaient descendu l'escalier. + +--Vous rentrez chez vous, mon president? demanda Salzman. + +--Sans doute. + +--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'a la place de +l'Opera. + +Ordinairement, Adeline rentrait a pied chez lui; apres avoir joue, la +marche le calmait et rafraichissait son sang; quelquefois meme, pour +mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'etait leger +d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui +l'eussent arrete auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-la, il +avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses +poches. + +--Je vais prendre une voiture, repondit-il. + +--Alors, avant de nous separer, je vous demande un moment d'entretien, +deux minutes. + +L'heure etait etrangement choisie, alors surtout que quelques instants +auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodement pour tous +les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes. + +--Volontiers. + +Ils etaient arrives sur le trottoir de l'avenue en ce moment +completement desert, tandis que sur la chaussee quelques coupes du +cercle attendaient la sortie des joueurs. + +--Vous conviendrez, mon cher president, dit Salzman, que celui qui vous +a donne cette banque a la main heureuse. + +--Cela, c'est vrai. + +--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue +de vous laisser ma suite n'a pas ete moins heureuse que la main... pour +vous au moins. + +Adeline, qui ne prevoyait guere la tournure qu'allait prendre cet +entretien bizarre, devint attentif a ce mot. + +--Mais si elle a ete heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne +l'a guere ete pour moi, car si j'avais taille jusqu'au bout, les +quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la +mienne... et franchement, ils y arriveraient a propos. + +--Chacun taille a sa maniere, repliqua Adeline, qui voulait prendre ses +precautions. + +--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, +et dans ma suite il y avait une jolie serie. Cependant, rassurez-vous, +je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus +d'un qui, a ma place, n'aurait pas ma discretion; Je viens seulement +vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme pret, +parce que j'en ai besoin, un extreme besoin. + +Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur +son compte, Adeline ne l'aimait point, cette facon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant a lui comme a un associe, acheva ce que les +preventions avaient commence. + +--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous desirez, dit-il +sechement, mais cela m'est tout a fait impossible. + +--Cependant.... + +--Tout a fait impossible. + +Et Adeline se dirigea vers un des coupes dont il ouvrit la portiere. + +A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le +trottoir. + +--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portiere. + +Le coupe partit, laissant Salzman ebahi; sous les yeux des joueurs qu'il +sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline. + + +XVIII + +Cette facon de demander en faisant valoir des droits au partage avait +exaspere Adeline. Vraiment ce Salzman etait trop impudent: pourquoi dix +mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait +perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une +part dans sa perte? + +D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait repondu +comme il fallait a ce drole. + +Heureusement il serait bientot debarrasse de celui-la et des autres ses +pareils, car s'il n'avait pas donne sa demission ce soir-la, apres avoir +paye sa dette a la caisse, il n'en etait pas moins decide a maintenir +cette demission et a abandonner la _Grand I_ aussitot qu'il pourrait le +faire decemment, sans paraitre se sauver comme en ce moment: ce n'etait +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait +vite oubliee; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter +son escalier, ni celui-la, ni aucun escalier de cercle: l'experience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus a aucune carte. + +Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le +lendemain, a la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; +il y eut meme un de ses collegues qui lui demanda serieusement s'il +etait vrai, comme on le racontait, qu'il eut gagne cinq cent mille +francs. Adeline se recria. + +--On ne parle que de ca! + +Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en +effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se +taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop a +l'etat de phenomene; la premiere fois qu'il avait fait un gros gain, ses +amis l'en avaient plaisante; maintenant, semblait-il, ce n'etait plus de +la plaisanterie, c'etait de l'etonnement. + +Qu'y avait-il d'etonnant a ce qu'il eut gagne pres de quatre-vingt-dix +mille francs? Etait-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent +provoquer la surprise? + +Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupefaction de voir +celui-ci l'aborder comme s'il ne s'etait rien passe entre eux dans la +nuit. + +--Je ne vous en veux pas, mon cher president, dit l'Americain, j'avoue +meme qu'a votre place j'aurais probablement repondu comme vous; +seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite +du meme genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas? + +Si ces paroles etaient bizarres, le ton, qui etait celui de la bonhomie +et de la drolerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline +ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention +chez l'Americain de tourner en plaisanterie ce qui avait commence par +etre serieux, et n'avait pas reussi sous cette forme. Mais trois jours +apres se presenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'etait +pas trompe. + +C'etait le soir, la partie etait assez animee, et Salzman venait de +prendre la banque; on avait apporte des cartes que Camy avait battues +pendant que Salzman repetait d'un voix indifferente: + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposes a +aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier. + +Au montent ou le croupier presentait les cartes a un joueur pour les +faire couper, un autre joueur avanca la main et les prit. + +--Permettez, dit-il. + +A ce moment meme Adeline arrivait aupres de la table, et il vit le +joueur qui avait pris les cartes se preparer a les battre serieusement. + +--Qu'est-ce a dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant +d'hesitation, en homme qui se demande s'il va se facher de cette marque +de defiance, ou s'il va ne pas la relever. + +Bien que cette question eut ete faite sur le ton de la provocation, ce +fut avec calme et sans elever la voix que le joueur repondit: + +--Rien autre chose que ce que je fais. + +Et avec le meme calme, il continua a battre les cartes, qui claquaient +entre ses doigts. + +Salzman etait un grand gaillard d'Americain maigre, comme s'il etait +desseche dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, +paraissait plus grand encore; il essaya d'assener a cet insolent un +regard de defi, mais l'insolent, bien que tout petit et chetif; ne se +laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui repondit. + +--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman. + +--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit? + +--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement. + +--Ne craignez rien, mon cher president, dit Salzman, je cede la place a +monsieur. + +D'un air de dignite hautaine qui n'etait pas precisement en accord avec +ses paroles, il se leva de son fauteuil. + +--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui +decidement ne perdait pas la tete. + +Tout a l'algarade qui venait de se produire et a laquelle il avait coupe +court par son intervention, Adeline ne pensa pas immediatement a ce +dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina. + +"L'affaire n'aura pas de suite." + +Que voulait dire cela?--Etait-ce simplement le cri de triomphe d'un +grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tete? Ou bien +n'etait-ce pas une allusion a la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonne sa banque? + +Cette supposition le jeta dans un trouble profond. + +Si elle etait fondee, il y avait derriere elle une accusation qui +s'adressait a lui. + +Il resta etourdi sous le coup dont cette pensee le frappa: "L'affaire +n'aura pas de suite!" On croyait donc que, comme il avait pris la suite +de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il +avait gagne ce soir-la; c'est-a-dire que l'injure faite a Salzman en lui +battant les cartes rejaillissait sur lui. + +Il ne dormit pas cette nuit-la, et jusqu'au jour il tourna et retourna +cette idee dans sa tete affolee. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues +d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les +soupcons s'attaquer aux gens qui a ses yeux etaient les plus honorables; +cependant jamais l'idee ne lui etait venue qu'un jour on pourrait le +soupconner lui-meme. + +Bien qu'il eut toujours ete d'humeur pacifique et que l'age n'eut +fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'etait pas homme +cependant a repondre a ce soupcon qui montait jusqu'a lui, comme l'avait +fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitot que l'heure +fut arrivee ou il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui put +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, +il partit pour l'avenue de l'Opera. Mais justement il ne rencontra +personne pour lui repondre: tous ceux qui avaient assiste a la scene de +la nuit etaient encore chez eux a dormir, et le personnel de service a +cette heure matinale ne savait rien: un garcon croyait que ce joueur +etait un creole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il ete +presente ou amene? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, +M. Barthelasse ou Camy le connaissaient. + +Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; +mais comme a l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il +etait gerant en nom, tout lui passait par-dessus la tete et Frederic +l'avait si bien annihile, si bien terrorise, qu'il avait pris la +prudente habitude de ne rien voir, pas meme ce qui lui crevait les yeux; +comme cela il ne risquait pas de se compromettre: "Je chercherai, je +reflechirai, comptez sur moi", etaient les trois seules reponses qu'il +se permit, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en demordait +pas. C'etait aupres de Frederic qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dit, il le repetait consciencieusement, sans y rien +ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire +avec Adeline: "Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le president." + +Enfin Frederic arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et +ne savait pas qui l'avait presente. + +Alors Adeline se facha: + +--Comment! c'etait ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, a quoi +servait le comite? A quoi servait le president? S'il ne servait a rien, +il n'avait qu'a se retirer. Un cercle ainsi administre n'etait qu'une +simple maison de jeu ouverte a tous; il ne la couvrirait pas de son +nom... plus longtemps. + +Frederic, qui devait tant redouter cette demission, commencait justement +a se rassurer et a croire que la sequence, ou plutot le gain produit +par elle, leur avait livre Adeline pour toujours: il avait si naivement +laisse paraitre sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait etre pris, et bien +pris; voila que precisement cette menace de demission eclatait quand il +s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question! + +Heureusement il n'etait pas homme a se laisser demonter, et tout de +suite il se defendit: on le prenait a l'improviste, il n'avait pu +interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le +nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir meme; ce n'etait pas +dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irregulier; il +etait de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout. + +Si belle que fut l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les +choses a l'extreme cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous +cette allusion "a la suite", et en donnant sa demission il s'enlevait +tout moyen de recherches. + +--Alors a ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom. + +Comme l'heure d'aller a la Chambre approchait, il ne poussa pas son +enquete plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon. + +Si les jours precedents, il avait ete frappe de la facon dont on le +regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions ou +il se trouvait et avec les inquietudes qui l'angoissaient. + +Pourquoi cette curiosite? + +Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas meme a ses meilleurs amis; +et par cela seul il se trouva singulierement embarrasse, confus, comme +s'il se sentait coupable. + +Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il +entra tout de suite dans la salle des seances, bien que le president +ne fut pas encore monte a son fauteuil, et gagna son banc, ou il avait +Bunou-Bunou pour voisin. + +Comme tous les jours, celui-ci etait penche sur son pupitre, ecrivant, +car c'etait son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture +de la seance et de se mettre a sa correspondance; de sorte qu'il etait +un sujet de recreation et de conversation pour le public des tribunes +qui occupait les longues minutes de l'attente a regarder dans le vaste +hemicycle desert ou ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux +bonhomme a la tete blanche qui, colle sur son papier, ecrivait, +ecrivait, ecrivait. + +--Justement, je vous ecrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, apres lui +avoir serre la main, s'assit aupres de lui. + +--Comment? quand nous devions nous voir? + +--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est +question. + +--Votre demission de membre du comite du _Grand I_, dit Adeline tres +emu, et pourquoi? + +Bunou-Bunou se montra embarrasse. + +--Je vous en prie, insista Adeline. + +--Je suis fatigue le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; +alors vous comprenez. + +Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage +d'insister; si cruelle que put etre la verite, il devait la demander. + +--Ce n'est pas la votre raison, dit-il, le coeur serre, votre raison +vraie; je fais appel a votre amitie; parlez-moi franchement, comme a +un... ami. + +--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, tres graves. + +Adeline palit. + +--Vous savez mieux que moi qu'a Paris il est d'usage de donner des +surnoms aux cercles: ainsi la _Cremerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_. +Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnes d'autres qui sont +des... qualificatifs. Ainsi il parait qu'il y en a un qui s'appelle +l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Beotie_, et ces appellations +empruntees a la Grece sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; +il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Epire_ ou, dans la langue du +boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si +je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma +reelection. Que ferais-je si je cessais d'etre depute? je ne suis plus +bon a rien. + +Bien que la chose fut grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'etait +cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira. + +--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si completement que moi +aussi je vais me retirer. + +--Vous feriez cela? + +--Nous avons reunion du comite mercredi, venez-y, nous donnerons nos +deux demissions en meme temps. + +--Ah! mon cher ami, s'ecria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites! + +Et les tribunes etonnees virent le depute aux cheveux blancs serrer les +mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le +temps de s'adresser des questions sur cette scene pathetique; un flot de +deputes envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours +battre aux champs. + + +XIX + +Frederic ne s'etait pas mepris sur le semblant de concession que lui +avait fait Adeline en ne donnant pas immediatement sa demission: ce +n'etait pas parce qu'il renoncait a son idee que le president retardait +cette demission, c'etait parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom +de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'etait pas possible, et +Frederic commencait a bien le connaitre. + +Le danger etait donc menacant. + +Comment l'empecher d'eclater? + +La question etait assez grave pour qu'il ne voulut pas prendre la +responsabilite de l'examiner et de la trancher tout seul; c'etait entre +associes qu'elle devait se decider. + +Au lieu de s'occuper du joueur, aussitot qu'Adeline fut parti, il alla +prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaelle: le joueur, +on verrait plus tard. + +Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaelle recevant +en ce moment meme la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea +cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frederic, dont +l'impatience et le mecontentement etaient visibles, allait le quitter +pour rompre ce tete-a-tete. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, +et Raphaelle entra dans le petit salon ou ils attendaient. + +--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiete de les voir. + +Ce fut Frederic qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait. + +Dans leur association, Raphaelle jouait le role de l'associe qui rend +les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte a son avoir tout +ce qui va bien. + +--Il est joli, le resultat de votre sequence, dit-elle en se tournant +vers Barthelasse. + +--Ce n'est pas la sequence qui le fait donner sa demission, puisqu'il a +attendu jusqu'a maintenant. + +--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le +voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouve que ce n'est pas votre +sequence qui decide la demission qu'il balancait, et qu'il aurait, sans +doute, balancee longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni +des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoque la surprise? + +--J'ai voulu empecher des hesitations de tirage, ce qui, avec lui, etait +possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on +est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'etait +pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'etait pas mauvais qu'il se +sentit un peu compromis. + +--Et voila le resultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va. + +Barthelasse secoua la tete par un geste energique. + +-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il +s'en _vatt_, s'ecria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle +part, il serait reste avec nous. + +--Ca, c'est une idee. + +--Et une bonne, encore. + +--Enfin, il s'en va, dit Frederic pour prevenir une discussion inutile. + +--Eh bien, zut, s'ecria Raphaelle, il nous embetait, a la fin! + +--C'est comme ca que tu le prends? fit Frederic etonne. + +--Faut-il s'en faire mourir? Il etait devenu si hargneux qu'on ne +pouvait plus vivre avec lui. + +--Ce n'est pas la la question, fit Frederic; il s'agit de savoir si nous +pourrons vivre sans lui. + +--Et comment? dit Barthelasse. + +--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaelle; il n'y a pas qu'un +president au monde; j'y ai pense. + +--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-la, dit Barthelasse. + +--Et ou vois-tu cet autre? demanda Frederic. + +--A la Chambre. + +--Ce n'est pas M. de Cheylus? + +--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je +lui ai invente une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire. + +--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous defendre. + +--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant +pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a +fait penser a M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +_Puchotier_ nous manquerait, et voila pourquoi je l'ai fait venir. +J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze +mille francs au lieu des trente-six mille que nous coute le _Puchotier_; +je lui ai dit que c'etait parce que nous ne pouvions plus payer cette +somme qu'Adeline se retirait. + +--J'aime mieux Adeline a trente-six mille francs que Cheylus a douze +mille, dit Barthelasse. + +--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agit de ce qui est +possible; Adeline est mort, vive Cheylus! + +--Etes-vous sur qu'il soit si mort que ca? interrompit Barthelasse. + +--Malheureusement, repondit Frederic. + +--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda +Barthelasse. + +--Ne dites donc pas de betises, repliqua Raphaelle. + +--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas? + +--Assurement. + +--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il +restat notre president? + +--Parbleu. + +--Eh bien, laissez-moi faire. + +--Quoi? + +--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien a craindre, n'est-ce +pas? Si je reussis, il reste. Si au contraire j'echoue, il ne s'en ira +pas deux fois. + +Une discussion s'engagea entre eux: Raphaelle etait agacee de voir +Barthelasse qu'elle considerait comme un parfait imbecile, faire +l'important; et de plus sa curiosite s'exasperait qu'il ne voulut pas +dire par quel moyen il comptait amener Adeline a ne pas donner sa +demission. + +--Ce que vous allez faire de betises! dit-elle au moment ou il partait. + +--C'est bon, nous verrons. + +Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frederic en revenant au +cercle. + +--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire. + +Dans ces conditions, Frederic n'avait qu'a chercher le nom qu'Adeline +lui avait demande, mais ce fut inutilement; ce joueur etait-il venu avec +une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient a etre largement +distribuees un peu partout? avait-il ete amene par quelqu'un qui s'etait +dispense de la formalite du registre? toujours est-il qu'on ne +trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frederic se +contenta-t-il de repondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la +soiree. + +Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline etait dans son cabinet quand +Barthelasse frappa a la porte et entra: + +--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le president? + +Adeline voulut repondre qu'il etait occupe, puis il se resigna, se +disant qu'il aurait plus tot fait d'ecouter que d'econduire Barthelasse, +dont il connaissait la tenacite. + +--Monsieur le president, dit Barthelasse en s'asseyant, me +permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporte est +fonde? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre +demission? + +--Oui, cela est vrai. + +Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez? + +--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir a un +honnete homme. + +Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant: + +--J'ai beaucoup voyage, monsieur le president, et dans mes voyages j'ai +entendu un mot qui m'a frappe c'est que la conscience est une mechante +bete qui arme l'homme contre lui-meme; ne seriez-vous pas mordu par +cette vilaine bete? je vous le demande. + +Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse a la porte, +mais il reflechit qu'un entretien qui commencait de la sorte pouvait lui +apprendre des choses qu'il avait interet a connaitre, et il se retint, +decide a ecouter jusqu'au bout. + +--Voyez-vous, monsieur le president, continua Barthelasse, on a les plus +fausses idees sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une +affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux +qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas ete adroit, +est-ce que j'aurais gagne les deux millions qui composent ma petite +fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'etais dans ma jeunesse? un +pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une +cote de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regarde autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas +trouver mieux. J'allais beaucoup au cafe et dans les petits cercles, la +profession veut ca. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au +jeu etaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, +pour dire les choses. Alors je me suis demande ce que c'etait qu'un +voleur, et apres avoir reflechi, je me suis repondu que l'homme qui +gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans etude, etait un voleur +et qu'il meritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui +gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait +jamais etre un voleur. + +Barthelasse fit une pause et etudia sur le visage de son president +l'effet qu'avait pu produire ce debut. + +--Continuez, dit Adeline. + +Se voyant encourage, Barthelasse qui, jusque-la, avait cherche ses mots, +s'exprima plus librement et plus vite: + +--Sur de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en +continuant mon metier de lutteur, tous les soirs je me faisais les +doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez +bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, +je m'essayais a filer la carte, et sans lumiere encore, car ce qui est +difficile c'est d'operer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit +pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurite je ne pouvais pas +me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans +je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a +recompense ma perseverance: je ne m'entendais plus. C'etait au moment de +la guerre de Crimee; j'avais amasse un peu d'argent je me suis embarque +a Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. +Nous n'etions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. +On a joue pour se distraire. C'etait mon debut; je puis dire, sans me +vanter qu'il a ete heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour +la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitot je +me suis rembarque pour la France; il y avait aussi des officiers a bord +qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que +leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. +J'ai fait ainsi dix voyages et ca a ete le commencement de mon petit +avoir. + +--Ou voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait a quatre pour +ne pas eclater. + +--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre +fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous +allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous etes bien emu, n'est-ce pas? autrement vous ne +seriez pas un bon pere, et vous en etes un. A ce moment une petite +fee se penche a votre oreille et vous dit: "Tu vas te piquer avec une +epingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille +francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver +ta famille, ton honneur, tu vas etre un bon pere." Qu'est-ce que vous +feriez? + +Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec +son meilleur sourire: + +--Ne me repondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous +piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqure, desagreable, j'en +conviens, et laissez la petite fee, qui est moi, agir. Dans six mois, +vous aurez gagne trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous +aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de +votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous? + +Adeline etouffait d'indignation: + +--Vous avez deja commence votre role de fee? dit-il. + +--Une simple petite politesse, une prevenance, pour vous montrer ce +qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en +parler; vous verrez mieux que cela. + +--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan? + +--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui. + +--Ah! + +Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-la, avait pris l'indignation +d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en +face de certaines choses, aussi avait-il evite de le regarder pendant la +fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fachait, le +president? + +--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est a lui que je repondrai. + +--Mais... + +--Envoyez-moi M. de Mussidan. + +Barthelasse sortit, assez inquiet. Frederic n'etait pas loin. + +--Eh bien? + +--Je ne sais pas trop: ca a bien commence, et puis ca parait se facher; +il est incomprehensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec +vous, il vous demande. + +Frederic entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulse. + +--Le miserable a tout dit, s'ecria Adeline les poings leves, vous, vous +un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!... + +Frederic resta un moment decontenance, puis se remettant: + +--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs! + + + +QUATRIEME PARTIE + + +I + +Voleur! + +C'etait le mot qu'Adeline se repetait en suivant l'avenue de l'Opera +pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son +chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le +reconnut et qu'on ne lui jetat le mot qu'il se repetait: + +--Voleur! + +Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce +qu'il avait besoin d'etre seul. Pour qu'on ne le vit point; pour qu'on +ne lui parlat point. + +Tout le monde ne savait-il pas qu'il etait un voleur? L'allusion de ce +joueur a la "suite" le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait +pas immediatement relevee, il avait passe condamnation, exactement comme +ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbe +le front. + +Comment prouver qu'au lieu d'etre complice de ce vol il en etait +lui-meme victime? Ou trouverait-il quelqu'un, meme parmi ceux qui le +connaissaient, meme parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaitrait maintenant, ou plutot qui le +reconnaitrait? Qui aurait le courage de continuer a rester son ami? + +Arrive chez lui, il n'alluma pas de lumiere, mais, se laissant tomber +dans un fauteuil, il resta la aneanti; un flot de larmes jaillit de ses +yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mere, comme un amant +de vingt ans abandonne par sa maitresse, il pleurait miserablement, +desesperement, abime dans sa faiblesse: c'etaient sa fierte, sa dignite, +son honneur, sa vie qui etaient perdus a jamais, c'etaient la vie, la +dignite, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur! + +Ce moment de defaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le +prit de se trouver si faible; ce n'etait pas en s'abandonnant qu'il +racheterait sa faute, si elle pouvait etre rachetee. + +Il avait gagne, il avait vole quatre-vingt-sept mille francs; avant +tout, il devait les rendre a ceux qu'il avait depouilles; apres, il +verrait a se defendre contre ceux qui l'accuseraient. + +Mais tout de suite il se heurtait a une difficulte; ou trouver, ou +chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs? +Trente, quarante, cinquante personnes peut-etre avaient joue contre lui +dans cette banque. Quelles etaient-elles? Et a l'exception de cinq ou +six qu'il avait remarquees, il ne savait pas le nom des autres, il ne +se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait meme pas +regardes dans son agitation, et qu'il avait a peine vus a travers un +brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'etaient +fixes sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions +de physionomie quand il avait gagne de gros coups; mais tout cela se +brouillait dans sa memoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; a qui devait-il deux +louis? + +Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs. + +Entre quelles mains les payer? + +Si le _Grand I_ avait ete le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait +pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joue que contre des +membres de ce cercle, c'est-a-dire contre des gens qu'il connaitrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus defiler qui s'etaient montres une +fois, deux fois, huit jours, et qui n'etaient jamais revenus! sans doute +ceux qu'il avait depouilles etaient de ces passants. + +Et cependant il fallait qu'il leur restituat ce qu'il leur avait pris. + +Comment? + +Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de +reponse. + +Parmi ces joueurs il y avait, cela etait bien certain, des etrangers qui +avaient deja quitte la France: ou les chercher? en Russie, en Amerique? +l'impossible. Pour ceux qui etaient encore a Paris, comment les +prevenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux +pour avertir les personnes qui avaient joue contre lui qu'elles +pouvaient se presenter rue Tronchet, ou il rembourserait a vue ce +qu'elles avaient perdu; combien s'en presenterait-il, et ce ne serait +pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il etait pret a restituer, combien de +millions ne lui demanderait-on pas! + +Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas +retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il +reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaitrait les +noms de ses creanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il +leur devait. + +Cette idee le calma un peu; si son honneur etait perdu, au moins sa +conscience serait dechargee du poids qui l'ecrasait. + +Mais quand, dans le calme de la nuit, au reveil du matin il examina +cette idee qui tout d'abord lui avait paru realisable, il n'en vit +plus que l'absurdite. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette +restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte +l'etoufferait. + +Peut-etre un caractere plus ferme et plus digne que lui accepterait +cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la +force de s'infliger cette humiliation. + +Comme l'idee de restitution entree dans son esprit et dans son coeur ne +le lachait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et +apres bien des angoisses il s'arreta a porter cet argent au directeur de +l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre a ceux a +qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne +salirait plus ses mains. Un autre a sa place trouverait peut-etre mieux, +mais il etait si bouleverse qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour +et le contre de sa resolution; et telle etait sa situation qu'il ne +pouvait prendre conseil de personne. + +En se levant il ecrivit au president de la Chambre pour demander un +conge de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux +fut arrivee, il se rendit a l'Assistance publique, emportant ce que les +emprunteurs lui avaient laisse sur les quatre-vingt-sept mille francs, +c'est-a-dire pres de quatre-vingt-cinq mille francs. + +Aussitot qu'il eut fait passer sa carte, il fut recu par le directeur, +mais avec la prudente reserve d'un fonctionnaire qui va avoir a defendre +son administration contre les sollicitations d'un depute. + +--Je suis charge, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'ou il tira +huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de +quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront etre employes +en secours a domicile; la personne dont je suis l'intermediaire entend +n'etre pas connue, elle desire seulement que l'insertion de ce versement +figure au _Journal officiel_. + +L'attitude du directeur s'etait modifiee, passant de la reserve a +l'epanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements a recevoir, +il se retira, pour aller prendre tout de suite le train a la gare +Saint-Lazare; ce serait seulement a Elbeuf, entoure des siens, qu'il +respirerait. + +Depuis qu'il etait depute et qu'il faisait si souvent cette route, +il avait toujours quitte Paris avec allegement, comme si l'air qu'il +respirait apres les fortifications etait plus pur, plus leger et plus +sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait ete aussi vif que +lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper +dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller +en augmentant comme d'ordinaire a mesure qu'il s'eloignait de Paris, +alla en diminuant; il n'avait pas laisse a Paris le souvenir de cette +terrible nuit, il l'avait emporte avec lui, et de nouveau il pesait de +tout son poids sur sa conscience: + +--Voleur! + +Avant de quitter Paris, il avait annonce son arrivee par une depeche. +Quand il descendit de wagon, il apercut Berthe, qui etait venue +au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle +conduisait elle-meme. + +--Te voila! + +--Maman a bien voulu me laisser venir. + +L'etreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnee, jamais il +ne l'avait embrassee avec cet elan, avec cette emotion. + +--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise. + +--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade? + +--Je te trouve pale. + +Il fallait expliquer cette paleur. + +--Je suis fatigue, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine +avec vous; j'ai pris un conge. + +--Quel bonheur! + +Et ce fut elle a son tour qui l'embrassa tendrement. Ils monterent en +voiture, et Berthe prit les guides. + +--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espere qu'on me regardera un +peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule. + +En effet, c'avait ete un evenement pour Elbeuf de voir mademoiselle +Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette. + +Il y a deux gares a Elbeuf, l'une dans la ville meme, l'autre ou +descendent les voyageurs qui viennent de Paris, a une assez grande +distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine +de Saint-Aubin a traverser, c'est-a-dire un bon bout de chemin ou ils +pouvaient causer librement. + +--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline. + +--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler. + +--Qu'est-ce qu'il y a? + +Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux +qu'il venait de voir s'etait rembruni et attriste. + +--J'ai peur, dit-elle. + +--Michel? + +--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre +que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman. + +--Que se passe-t-il? + +--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mere s'adoucissait +et qu'elle semblait disposee a consentir a notre mariage, m'a prevenu +hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu echanger, qu'il y avait +un revirement et que madame Eck paraissait fachee contre lui et contre +moi. + +Adeline aussi eut peur: savait-on deja quelque chose a Elbeuf? En se +perdant, avait-il perdu sa fille avec lui? + +Berthe continuait: + +--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par la +changer ses dispositions a mon egard; quant a Michel, il n'a rien fait +qui puisse deplaire a sa grand'mere, cela est bien certain. + +--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle +est fachee. + +--Contre qui l'est-elle alors? + +--Contre moi. + +--Pourquoi le serait-elle contre toi. + +Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas repondre a cette question; il +n'osait meme pas l'examiner. + +--A cause de notre situation embarrassee. + +--J'ai bien pense a cela, et j'ai questionne maman, qui m'a dit que +les affaires seraient meilleures cette annee qu'elles ne l'avaient ete +l'annee derniere. Madame Eck doit le savoir. + +--Peut-etre ne le sait-elle pas. + +--Sois tranquille de ce cote, Michel l'en aura avertie. + +--Alors, que veux-tu que je te dise? + +--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe. + +Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-meme. + +--Peut-etre ta grand'mere aura-t-elle dit quelque chose qui aura ete +rapporte a madame Eck. + +-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'etais morte ou +encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi. + +Ce qu'elle disait la, Adeline le savait comme elle; il fallait donc +renoncer a cette explication. + +Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se +montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminees qui +vomissaient des nuages de fumee noire que le vent d'est chassait vers la +foret de la Lande ou ils se dechiraient aux branches des arbres avant +d'avoir pu s'elever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et +ils allaient entrer dans la ville. + +--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras +seule jusqu'a la maison. + +--Et maman? + +--Tu diras a ta mere que je suis chez M. Eck. + +Berthe laissa echapper une exclamation de joie. + +--Ah! papa. + +--Je ne veux pas te laisser dans l'inquietude, je ne veux pas y rester +moi-meme; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec +M. Eck. + +--Que vas-tu lui dire. + +--C'est lui qui doit avoir a me dire, et il est trop loyal pour ne pas +s'expliquer franchement. + +Ils avaient traverse la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve; +Berthe arreta son cheval. + +--Il me semblait que quand tu serais la j'aurais moins peur, dit-elle, +et voila que mon angoisse n'a jamais ete plus forte. + +Il descendit de voiture. + +--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera +possible. A tout a l'heure. + +Tandis qu'elle tournait a droite pour entrer dans la vieille ville, il +suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve. + + +II + +Si l'angoisse de Berthe etait forte, celle d'Adeline ne l'etait pas +moins, car il ne prevoyait que trop surement ce qui se dirait dans cet +entretien: averti de ce qui s'etait passe au cercle, le pere Eck ne +voulait pas que son neveu epousat la fille d'un voleur. + +C'etait cette reponse qu'il allait chercher lui-meme, sinon dans ces +termes au moins concluant a ce resultat: le mariage de Berthe manque. + +Et il avait quitte Paris pour fuir cette accusation. + +Sa main tremblait quand il frappa a la porte du bureau du pere Eck. + +--_Endrez._ + +Il entra: + +--Ah! monsieur _Ateline_! + +Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation. + +--J'allais justement faire demander a madame _Ateline_ quand vous deviez +venir a _Elpeuf_. + +--Vous avez a me parler? + +Le pere Eck hesita un moment + +--_Voui_. + +L'heure avait sonne pour Adeline. + +--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le pere Eck. +Depuis le jour ou je vous ai _temande_ la main de mademoiselle _Perthe_, +je n'ai cesse de peser sur ma mere pour la decider a ce mariage, tantot +directement, tantot par des moyens detournes. Et c'etait difficile, tres +difficile, car c'est la premiere fois que dans notre famille l'un de +nous veut epouser une chretienne. Et puis il y avait l'education, les +prejuges, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait +la foi religieuse chez ma mere, vous le _safez_ tres vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin, +tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui +_afiez_ inspiree m'etait d'un puissant secours. Ah! s'il avait ete +question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait ferme la +bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait ete defendu de +l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous +etiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait epouser n'etait plus une chretienne, elle etait mademoiselle +_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom +les principes de ma mere flechissaient. Les choses en etaient la, et je +n'avais _blus_ qu'une defense a emporter ou plutot qu'un engagement a +obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscretion, un propos facheux est venu +tout rompre. + +Bien qu'il fut prepare, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et +ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le pere Eck. + +--Vous vous rappelez peut-etre, continua celui-ci, que, lors de mon +voyage a Paris, je vous ai conseille d'abandonner votre cercle, de +laisser ces gens-la a leurs plaisirs qui n'etaient pas les votres, et +que j'ai insiste autant que les convenances le permettaient; vous vous +le rappelez, n'est-ce _bas_? + +--Parfaitement. + +--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'etait pas seulement en mon nom +que je parlais. Depuis mon retour, ma mere a vu des amis de Paris qui +lui ont parle de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre +cercle. + +Le pere Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baisse les yeux et +les tenait attaches sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever +pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence. + +--On a rapporte beaucoup de choses a ma mere, continua le pere Eck; +beaucoup trop de choses. + +Il dit cela tristement, avec embarras. + +--Et alors ma mere a change de sentiment sur ce mariage, vous comprenez? + +Adeline ne repondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le +serrait a la gorge et l'etouffait. + +--Je suis _tesespere_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_, +mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous? + +--Rien, murmura Adeline accable. + +--Comment repondre a ma mere et la combattre, quand... j'ai le chagrin +de le dire... je pense comme elle? C'etait un grand effort que ma mere +faisait en donnant son consentement a ce mariage, mais elle s'y decidait +par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de +ses forces de se resigner a ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef.... + +Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise. + +--... Dont le chef joue; et tant que vous serez president de ce cercle, +vous jouerez, cela est fatal. + +--President du cercle, murmura Adeline, c'est la presidence du cercle +que madame Eck me reproche? + +--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, helas! + +--Mais je ne le suis plus. + +--_Fous_ n'etes plus president du _Grand I_? + +--J'ai donne ma demission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle... +ni dans aucun autre. + +--Jamais? + +--Je le jure. + +Le pere Eck fit un bond et venant a Adeline les deux mains tendues: + +--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement! + +Ce n'etait pas seulement le pere Eck qui etait soulage. Adeline +renaissait; de l'abime au fond duquel il se noyait, il remontait a la +lumiere. + +--Dites a madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'ecria +Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur! + +--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques +jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le +consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront maries, +je vous le promets. Si ma mere a cede, il me semble que la votre cedera +bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les memes? Je dois vous +_tire_ que ma mere tient a ce consentement, et qu'elle retirerait le +sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilite: elle veut +l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne +respections pas sa volonte. Quant aux affaires, nous les arrangerons +ensemble. + +Dans son trouble de joie, Adeline avait oublie cette terrible question +des affaires; ce mot le rejeta durement dans la realite. + +--Je dois vous dire.... + +Mais le pere Eck lui ferma la bouche: + +--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grevent la +propriete du Thuit; des dettes personnelles, par exemple? + +--Non. + +--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas +donner de dot a mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_ +situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille +qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire; +c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours a Michel pour la +fabrique que nous allons etablir, et qui remplacera la vieille +fabrique "en chambre" _Ateline_, par la fabrique "industrielle" Eck et +Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les batiments de l'etablissement Vincent, +qui en ont coute quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos +metiers; nos essais sont faits; nos echantillons sont prets; dans +six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de +tatonnements, pas de couteuses experiences. Nous ferons venir de Roubaix +les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont emigre d'_Elpeuf_ +a Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres +emigres; cela sera _trole_. + +Il se mit a rire, enchante de ce bon tour de concurrence commerciale. + +--L'engouement du peigne commence a se calmer, on s'apercoit que deux +toiles appliquees l'une contre l'autre sans que la laine soit melangee +se coupent vite a l'usage; on s'apercoit aussi que les couleurs vives +qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposees a l'air, et +_betit_ a _betit_ on revient au foule; le _chour_ ou l'evolution sera +complete, nous serons la monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme. +Ah! ah! + +Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, leger +comme s'il avait trente ans et commencait la vie avec l'elan de la +jeunesse: Ah! ah! cela serait drole! Peut-etre ne pensait-il guere a +Berthe et a Michel, en ce moment, mais a coup sur, il voyait les broches +de son nouvel etablissement tourner et il entendait ses metiers battre. + +--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre +gendre visiter la clientele parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous +livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire +qu'elle ne s'eteindra pas de sitot; maintenant cela depend de _fous_; +allez trouver _fotre_ mere. A bientot, mon cher ami; mes amities a +mademoiselle _Perthe_. + +Quel revirement! Adeline etait entre le desespoir au coeur et la honte +au front; il sortit releve, rayonnant; sa vie finie recommencait avec sa +fille et par son gendre. + +S'il avait ose, il aurait couru pour etre plus tot aupres de Berthe, +mais qu'eut dit Elbeuf s'il avait vu courir son depute? + +Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser +retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant a droite et a +gauche, sans se donner le temps de reconnaitre ceux a qui il distribuait +ses coups de chapeau. + +Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariee, +mariee a l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillite! +il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les metiers battaient a ses oreilles: la +langue que le pere Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt +ans; comme elle sonnait mieux que l'eternel: "Messieurs, faites votre +jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?" + +Sous pretexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe etait +restee dans la cour; quand elle apercut son pere, elle courut a lui. + +Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son pere que c'etait +une bonne nouvelle qu'il apportait. + +En deux mots il lui raconta ce qui s'etait passe: le consentement +donne par madame Eck, la creation de la fabrique nouvelle dans les +etablissements Vincent. + +--Dans un mois tu peux etre mariee, avant six mois la fabrique peut +marcher. + +Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue etreinte. + +--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mere. + +--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse. + +--Puisque madame Eck a donne le sien, il me semble impossible qu'elle le +refuse. + +Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima +cette esperance. + +--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il. + +--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est +convaincu que c'est dans leur interet qu'on agit et pour leur bien,--et +cette conviction est celle de ta mere. Au reste elle t'attend dans sa +chambre; va tout de suite lui parler. + +--Bonjour, mon garcon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a +annonce que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire +du bon temps a tous; je suis bien heureuse de cela. + +Elle l'attira et l'embrassa. + +--Quand on est jeune, on peut rester separe de ceux qu'on aime, +dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper; +mais a mon age, quand les heures sont comptees, celles de l'absence sont +bien longues. + +--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il. + +--Moi, mon garcon, et comment? + +Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la +parole: + +--Il ne devait jamais etre question de ce mariage entre nous, dit-elle +vivement. + +--Il n'en a pas ete question tant que les conditions ont ete les memes, +mais aujourd'hui elles sont changees. + +Et il dit quels etaient les changements qu'apportaient a ces conditions +le consentement donne par madame Eck et l'acquisition des etablissements +Vincent. + +--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'ecria la Maman, +voila vraiment un beau sacrifice. + +--Elle peut etre aussi attachee a sa religion que tu l'es a la tienne. + +--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle etait attachee a sa +religion, comme tu dis, elle ne cederait pas plus que je peux ceder +moi-meme. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le +demander? + +--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre +chose, et c'est cela seul que tu dois considerer. + +--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main +de la mort suspendue sur sa tete qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, +cette main? Attends qu'elle m'ait frappee, tu feras apres ce que tu +voudras, je ne serai plus la; veux-tu empoisonner mes derniers jours? + +--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos a tous: elle +aime Michel Debs.... + +--La malheureuse! + +--Le mariage qui se presente est plus beau que dans notre situation nous +ne pouvons l'esperer, voila pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus +qui nous desespererait tous. + +--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta +tete; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le +donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais! + + +III + +--Eh bien? demanda madame Adeline aussitot que son mari revint dans le +bureau ou elle etait seule avec Berthe. + +--Elle resiste. + +--Tu vois! s'ecrierent la mere et la fille. + +--Aviez-vous donc pense qu'elle cederait au premier mot? + +Certes non, elles ne l'avaient point pense. + +--Il faut qu'elle s'accoutume a cette idee, continua Adeline, nous +reviendrons a la charge, moi de mon cote, toi du tien, Hortense, toi +aussi, Berthe; pour ne rien negliger, je vais voir M. l'abbe Garut ce +soir meme et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas +nous refuser son concours. + +--En es-tu sur? demanda madame Adeline. + +--C'est a essayer; en attendant je vais envoyer un mot a Michel pour +qu'il vienne diner avec nous demain: ce sera son entree officielle dans +la maison en qualite de fiance, et je crois que cela produira un certain +effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empeche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a +d'autre resultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et +puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il +est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris +celui de la petite-fille. + +Berthe vint a son pere et l'embrassa en restant penchee sur lui un peu +plus longtemps peut-etre qu'il n'en fallait pour un simple baiser. + +--Nous avons quinze jours a nous, dit Adeline, employons-les bien; et, +pour commencer, soyez avec Maman comme a l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la flechir par trop de soumission, ni l'eloigner par trop de +raideur. + +Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle etait d'ordinaire, +quand le lendemain son fils lui annonca que Michel Debs dinerait le soir +avec eux. + +--Un juif a notre table! s'ecria-t-elle dans un premier mouvement de +surprise et d'indignation. + +Mais aussitot elle se calma: + +--Tu es le maitre, dit-elle. + +--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas +desesperer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience. + +Adeline n'etait pas sans inquietude quand il se demandait comment se +passerait ce diner, et quel accueil la Maman ferait a Michel: il fallait +qu'elle sentit qu'il etait vraiment le maitre, comme elle le disait, et +qu'elle crut que par son opposition elle n'empecherait pas le mariage de +sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaitrait +elle-meme l'inutilite. + +Mais ses craintes ne se realiserent pas: si la Maman n'accueillit pas +Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle +aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +repondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il +etait un inconnu ou un indifferent qu'elle ne devait jamais revoir. +Quand, apres le diner, Michel, qui avait une tres jolie voix de tenor, +chanta avec Berthe le duo de _Faust_: "Laisse-moi, laisse-moi contempler +ton visage," elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de +mecontentement fut de dire a sa belle-fille: + +--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laisse chanter de +pareilles polissonneries avec un jeune homme. + +Madame Adeline voulut marcher dans le meme sens que son mari: + +--Quand ce jeune homme est un fiance? dit-elle. + +La Maman resta interdite. + +Apres que Michel fut parti et que la Maman fut rentree dans sa chambre, +Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de +se passer: + +--Vous voyez! dit Adeline. + +--J'ai tremble tant qu'a dure le diner, dit madame Adeline. + +--Et moi donc! murmura Berthe. + +--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'a +continuer, demain, apres-demain; ne pensons qu'a cela, ne nous occupons +que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas ceder; il faudra, ma +petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gre de son sacrifice qu'il +aura ete plus douloureux pour elle. + +Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que +du mariage de sa fille. + +Il avait donne ordre rue Tronchet qu'on lui envoyat sa correspondance a +Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des +journaux une grande enveloppe cachetee a la cire et portant la mention: +"Personnelle"; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il +ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attires par une +annotation a l'encre rouge "Voyez page 3." Il alla tout de suite a cette +page, et un encadrement au crayon rouge lui designa ce qu'il devait +lire: + +"On sait que le depute Adeline etait president d'un des cercles ou, +depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner +sa demission. + +"Pourquoi? + +"Nous allons tacher de le decouvrir. + +"Si nous l'apprenons, nous le dirons a nos lecteurs. + +"Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent. + +"C'est en publiant les scandales qu'on en arrete le renouvellement: nous +ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose." + +Adeline retourna la feuille pour voir le titre: "_Le Francois 1er_" avec +le mot celebre bien en vedette: + +"Tout est perdu, fors l'honneur." + +Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eut pas hate de voir le +second: + +"_Le Redresseur de torts_: + +"Nous recevons des nouvelles de la Grece: il parait que le desarroi +regne dans l'_Epire_: on sait que cette province, ou les affaires +marchaient tres bien pour les Grecs, etait administree par le depute +Adelinos, l'excellent agorete des Elheuviens; celui-ci vient de se +retirer dans sa tente, aupres de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus +ses doigts legers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +etre les resultats de cette colere desastreuse, qui menace de precipiter +chez Aides tant de fortes ames de heros criant la faim." + +Le troisieme journal avait pour titre: l'_Honnete homme_; c'etait en +tete de la premiere page que se trouvait le trait a l'encre rouge: + +"Sous ce titre: + +UNE USINE A BACCARA + +Nous commencerons prochainement une curieuse etude du jeu a Paris, prise +dans le vif de la realite, avec des portraits de personnages en vue que +tout le monde reconnaitra. + +Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des +entreprises financieres, comment ils fonctionnent et les resultats +qu'ils produisent sur la ruine publique. + +Le sommaire des chapitres dira quel est l'interet de cette etude: + +1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie; + +2e chap.--Ou l'on trouve un president en situation d'obtenir une +autorisation pour ouvrir un nouveau cercle; + +3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des +croupiers; les ressources de la cagnotte; + +4e chap.--Les sequences a l'usage de tout le monde; + +5e chap.--_Mangeurs et manges_. + +Adeline fut atterre: il n'y avait pas a se meprendre sur l'envoi de ces +journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_. + +C'etait dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme; +le voyant trouble par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et +si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle. + +Pouvait-il repondre franchement et confesser toute la verite a sa femme? +La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se +tourmenterait de son impuissance. + +--Des nouvelles agacantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous, +non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires. + +Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son +courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que +mal arrive au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de reflechir +et de se reconnaitre; surtout il avait besoin de n'etre plus sous le +regard de sa femme. + +Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant a gauche +au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue +Saint-Auct, qui par une rude montee tortueuse escalade la colline au +haut de laquelle commence la foret de la Londe. Il allait lentement, les +reins courbes, la tete basse, comme dans cette meme cote son pere le lui +avait appris quand il etait enfant, pour ne pas se mettre trop vite +hors d'haleine, et de temps en temps, s'arretant, il se retournait +et regardait en soufflant la ville a ses pieds. Puis il reprenait sa +montee, distrait de ses reflexions par les bonjours qu'il avait a +rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le +poursuivaient de leurs cris: "Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur +Adeline", fiers de parler a leur depute. + +Il arriva au Chene de la Vierge, qui est le point dominant du plateau, +et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se repetant tout +haut le mot que, depuis qu'il etait sorti, il repetait tout bas: + +--Que faire? + +Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur repondre? + +Mais la question ainsi posee l'etait mal; il s'agissait en effet non de +savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dedaignant, mais +bien de trouver les moyens de se defendre contre elles, car, voulutil +faire le mort, ceux qui avaient commence cette campagne dans les +journaux ne s'en tiendraient pas la; le sommaire de l'etude sur le jeu +le disait: "_Mangeurs et Manges_"; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser? + +Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitte Paris pour Elbeuf, +il allait trouver aupres des siens l'oubli et la tranquillite! + +Ne serait-il donc qu'un objet de mepris pour cette ville, qui s'etalait +sous lui, et ou, jusqu'a ce jour, son nom n'avait ete prononce qu'avec +respect. Qu'il remontat cette cote dans quelques jours, et personne ne +se leverait plus sur son passage; on detournerait la tete, et si les +gamins lui faisaient encore cortege, ce ne serait plus pour lui crier: +"Bonjour, monsieur Adeline." + +Et c'etait avec un brouillard devant les yeux, le coeur serre, les nerfs +crispes, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait +jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme +il etait fier de lui-meme:--la ville avec sa confusion de maisons, de +fabriques et de cheminees qui vomissaient des tourbillons de fumee +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses +machines qui montaient jusqu'a lui; et au loin, se deroulant jusqu'a +l'horizon bleu, la plaine enfermee dans la longue courbe de la Seine, +avec son cadre vert forme par les masses sombres des forets. + +Il resta la longtemps, regardant alternativement autour de lui et en +lui. Alors, peu a peu, tout son passe lui revint, d'autant plus amer a +cette heure d'examen qu'il avait ete plus doux pendant qu'il le vivait. +En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir +d'annee en annee. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et +l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prete a se relever et a reprendre sa marche, il se voyait precipite, +sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait +l'ecraser. + +Car il ne pouvait pas plus se defendre que ceder. + +Pour se defendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joue a son +insu avec des cartes preparees par des gens qui voulaient le perdre, et +les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le +saisirait au bond; les explications, qui les ecouterait? + +S'il cedait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui +demanderaient, ne faudrait-il pas ceder toujours, tant que ceux qui +voulaient l'exploiter lui verraient une ressource? + +Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte +de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'etait qu'une +preparation, mais combien menacante s'annoncait-elle! + +Pour que sa femme ne les trouvat pas, il les dechira en petits morceaux +qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et +les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque +lambeau etait un journal complet qu'Elbeuf allait lire. + +Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on etait venu le demander; +quelqu'un qui n'etait pas un acheteur et qui devait revenir. + +Jamais il ne s'etait inquiete des gens qui avaient affaire a lui; il +verrait bien; mais il n'etait plus au temps ou il pouvait se dire +tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir. + + +IV + +Il y avait a peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place +en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussee par un +homme de trente a trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette +d'avocat bourree de papiers: evidemment c'etait l'ennemi. + +--M. Adeline. + +--C'est moi, monsieur. + +--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier? + +Disant cela, il tendit sa carte a Adeline: + +"LEPARGNEUX, + +"Directeur de l'_Honnete Homme_." + +Adeline fit un signe a sa femme pour qu'elle ne le derangeat point, et, +passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnete Homme_ +dans le salon. + +--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il +venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le +directeur; nous n'avons pas encore une longue duree, et il a pu vous +echapper, malgre l'importance considerable qu'il a vite conquise dans le +monde parisien. + +Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir +venir. + +--Mon journal, continua Lepargneux, a recemment annonce la publication +d'une etude sur le jeu a Paris, intitulee: _Une Usine a Baccara_; la +voici: + +--J'ai vu cette annonce, repondit Adeline en refusant de prendre le +journal que Lepargneux lui tendait. + +--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci. + +Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant +des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni +adroit de chercher a se derober. + +--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu deconcerte par le calme +d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnete Homme_, je ne suis +pas en meme temps redacteur en chef; il y a meme entre ce redacteur en +chef et moi hostilite declaree. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai +pas commandee cette etude sur le jeu; je ne l'ai connue que par +cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits +de personnages en vue, que tout le monde reconnaitrait, je me suis +inquiete; je me suis demande quels etaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cites se trouve le votre comme president de l'_Epire_.... + +Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion: + +--Pardonnez-moi, s'ecria-t-il, je veux dire du _Grand I_. + +Puis, reprenant son recit: + +--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la +plus haute estime, non seulement pour le depute dont je partage les +opinions, mais encore pour l'industriel et le commercant, etant +commercant moi-meme: Lepargneux, eponges en gros, rue Sainte-Croix de la +Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de facon a etre reconnu par tout le monde, +dans une etude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront +jetees au vent de la publicite. C'est pour empecher cela que je me suis +decide a venir a Elbeuf afin de m'entendre avec vous. + +--Vous entendre avec moi? + +--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'etant +directeur de l'_Honnete Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec +personne pour empecher la publication dans mon journal de ce qui me +deplait. Eh bien, c'est une erreur. A cote de moi, directeur, il y a un +redacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre, +il n'y met que ce qui precisement me deplait. Il y a de ces antagonismes +dans les journaux que le public ne soupconne pas. + +--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commencait a +perdre patience. + +--Vous allez le voir. Si j'etais seul maitre dans mon journal, +j'empecherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis +l'etre qu'en mettant mon redacteur en chef a la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours. + +Rien n'etait plus simple, plus honnete que le concours qu'il venait +demander a Adeline,--de commercant a commercant, car il etait commercant +avant tout, marchand d'eponges par vocation et journaliste seulement +par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire +superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle +de l'_Honnete Homme_. Malheureusement, le redacteur en chef a qui +il avait confie son journal etait un coquin dont il ne pouvait se +debarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les +avait pas... en ce moment, et il venait les demander a Adeline, qui +etait interesse plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette +demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en echange, +c'est-a-dire une part de propriete dans l'_Honnete Homme_, qui etait +en train de prendre une place considerable dans le journalisme +francais--celle reservee a l'honnetete impeccable, et fondee sur la +reconnaissance publique. Il etait evident qu'une campagne s'organisait +en ce moment dans certains journaux contre le president du _Grand I_; en +achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnete Homme_ avec l'argent +qu'il avait gagne dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-a-dire +avec de l'argent trouve, Adeline obtenait des avantages importants: +1 deg. il faisait disparaitre la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2 deg. disposant d'un journal, il pouvait imposer +silence a ses adversaires qui le redouteraient; 3 deg. il employait son +journal non seulement dans cette circonstance particuliere, mais encore +dans toutes celles ou son ambition politique etait en jeu; 4 deg. enfin, il +participait a la grosse fortune que l'_Honnete Homme_ devait apporter a +ses proprietaires dans un delai tres court. + +Arrive a ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une +table et en tira differents papiers: + +--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui +fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pieces +authentiques qui vont vous renseigner sur la solidite de l'affaire, +voyez, regardez. + +C'etait difficilement qu'Adeline s'etait contenu jusque-la. Il se leva, +mais, au lieu de venir a la table sur laquelle Lepargneux etalait ses +pieces authentiques, il alla a la porte, et, la montrant par un geste +energique: + +--Sortez! dit-il. + +Un moment surpris, Lepargneux se remit vite: + +--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut +publier dans cette etude doit vous deshonorer, vous perdre a la Chambre +et vous perdre ici, tuer le depute, ruiner le commercant, empecher le +mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en +vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hesitez? + +--Je n'hesite pas, je vous mets a la porte, dit Adeline d'une voix +sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit. + +--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, reflechissez. Si vous n'avez +pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements. + +--Sortez, sortez! + +--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille +francs vous genent, nous dirons soixante mille. + +Adeline montra la porte. + +--Nous dirons cinquante mille. + +Adeline revint vers la cheminee ou un cordon de sonnette pendait le long +de la glace. + +--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors? + +Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser. + +--Je n'aurais jamais imagine, dit-il, tout en les fourrant dans sa +serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage, +entrepris dans votre seul interet. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous reflechirez et que vous comprendrez que j'ai voulu +uniquement vous sauver. La publication de cette etude ne commencera pas +avant quelques jours: vous avez encore le temps d'ecouter la voix de +la raison. Quand elle aura parle, et elle parlera, j'en suis sur, +ecrivez-moi aux bureaux de l'_Honnete Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de +rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin. + +--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans +le bureau. + +--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts +dans son affaire. + +--Il tombait bien! + +--J'ai eu toutes les peines du monde a le mettre dehors, dit Adeline +pour expliquer ses eclats de voix s'ils etaient venus jusque dans le +bureau. + +Debarrasse de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da +repondre autrement a cette menace! Mais quelle autre reponse possible +sans se deshonorer? car telle etait la situation que, quoi qu'il fit, +c'etait toujours le deshonneur qui se trouvait au denouement: par +lui-meme s'il cedait, par ces miserables s'il resistait. Et quand +il cederait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs, +s'arreteraient-ils la? ne le devoreraient-ils pas jusqu'aux os tant +qu'il y aurait un morceau a manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne +pouvait faire que cette reponse, a chaque instant il se repetait la +conclusion de Lepargneux: "Vous n'avez donc pas compris que cette etude +doit vous perdre a la Chambre, vous perdre a Elbeuf, tuer le depute, +ruiner le commercant, empecher le mariage de votre fille?" + +Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Ou trouver +assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman? + +Trois jours apres, en depouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus +qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur +de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'ecriture etait +visiblement deguisee: + +"Monsieur, + +"Il se prepare contre vous une machination pour vous faire chanter en +vous menacant de devoiler certains procedes de jeu qui vous auraient +fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empecher ces machinations +s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me +repondre: poste restante A.G. 913." + +Bien entendu, il ne repondit pas, et ne chercha meme pas a imaginer quel +pouvait etre ce protecteur qui offrait "contre arrangement" d'arreter +ces machinations. + +Un autre jour, il recut, toujours sous enveloppe, un second numero du +_Francois 1er_ qui annoncait que l'enquete qu'il avait commencee sur +certains joueurs touchait a sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le resultat... "etonnant". + +Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour +ou l'autre le scandale eclaterait sans qu'il eut pu rien faire pour le +prevenir. + +A la verite, il y avait des heures ou il se disait que ceux qui le +connaissaient n'ajouteraient pas foi a ces accusations, et qu'a la +Chambre pas plus qu'a Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire +qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas, +et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit, +quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, meme de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnes, +ces 87,000 francs, cela etait un fait certain, il les avait voles; +comment faire croire qu'il n'etait pas d'accord avec ceux qui lui +avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins +invraisemblables pour ses amis, et pour les indifferents absurde. + +Cependant le temps de son conge touchait a sa fin, et il fallait qu'il +rentrat a Paris; mais Paris maintenant etait-il plus dangereux pour +lui qu'Elbeuf ou il avait cru trouver le repos et ou il avait ete si +rudement poursuivi? + +Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration +de son conge coincidait une election pour lui d'une grande importance: +celle du president du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le +portaient a cette presidence, son election semblait assuree, il ne +pouvait pas se dispenser de faire acte de presence. + +Il partit donc en promettant a Berthe de revenir dans quelques jours +et de reprendre aupres de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas +encore abouti, ne devaient cependant pas etre abandonnees. + +Sans s'attendre a une rentree triomphale a la Chambre, il s'imaginait +que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient +lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il etait habitue. Au +contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'eloignait de lui; +pour un peu on lui eut tourne le dos. + +Comme il allait entrer dans le bureau ou devait se faire l'election, on +lui remit une depeche qu'il ouvrit: "Envoyons premier numero de l'etude +a Elbeuf, particulierement et personnellement a M. Eck; il est temps +encore." + +L'election out lieu; trois voix seulement se porterent sur lui; il ne +s'etait pas donne la sienne, croyant avoir l'unanimite. + +--J'ai vote pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce +qu'on raconte de l'_Epire_ vous fait le plus grand mal. + +Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la +tete perdue; il ne lui restait qu'a se jeter a l'eau; mort, on ne le +poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauves. + +Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un +bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine +par accident. + +Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa +femme, sa fille se dresserent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner +sans avoir assure le mariage de sa fille? + + +V + +Avant de quitter Paris, il envoya une depeche a sa femme. + +"Je rentre a Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel a passer la +journee de demain avec nous." + +Telles qu'etaient les habitudes de la maison, une depeche de ce genre +voulait dire qu'apres la paye, la famille montait dans la vieille +caleche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette a +la gare, a l'arrivee du train de Paris, et rejoignait les siens; par +ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on +s'eveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui etait plus gai que l'impasse du Glayeul ou, s'il +y avait eu des glaieuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y +trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de +l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceatre. + +Les choses s'executerent comme il l'avait demande: a sept heures, la +Maman, madame Adeline, Berthe et Leonie partirent pour le Thuit, et +quand il descendit a neuf heures et demie a la gare, il trouva la +charrette qui l'attendait: une heure apres il arrivait au Thuit, et a +la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa niece venir +au-devant de lui. + +--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline. + +--Il n'y aura pas seance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer +ce retour sans que sa femme s'en etonnat. + +--Comme tu es gentil d'avoir pense a inviter Michel pour demain! dit +Berthe en se serrant contre lui. + +--Tu es contente? + +--Oh! cher papa! + +--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse. + +--Si elle est contente? dit Leonie qui tenait a placer son mot, elle a +saute de joie quand ma tante a lu ta depeche. + +--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'ecria Berthe. + +Comme a l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle a +manger ou le feu avait ete allume, bien qu'on fut deja en avril, mais il +ne voulut pas se mettre a table: il avait dine avant de quitter Paris; +au moins le dit-il. + +Quand il arrivait au Thuit a cette heure, il n'entrait jamais dans la +chambre de sa mere, car la Maman s'endormait aussitot qu'elle se mettait +au lit, et il l'eut reveillee; c'etait le lendemain seulement qu'il +allait lui dire un bonjour matinal. + +Il en fut ce soir-la comme il en etait toujours, et le lendemain matin, +quand tout le monde dormait encore dans le chateau, il frappa a la porte +de la chambre que sa mere occupait au rez-de-chaussee. Justement parce +qu'elle s'endormait aussitot qu'elle se couchait, la Maman se reveillait +tot, et il n'y avait pas a craindre de troubler son sommeil: + +--Entre, dit-elle. + +Apres qu'il l'eut embrassee dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les +volets. + +--Que je te voie, dit-elle. + +Il fit ce qu'elle desirait, et les rayons obliques du soleil levant +emplirent la chambre de leur claire lumiere rosee. + +Il revint s'asseoir aupres du lit en faisant face a sa mere. + +--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant. + +--Je vais comme toujours. + +Elle l'examina longuement. + +--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenetre ouverte; je ne +te vois pas bien. + +--Ne vas-tu pas avoir froid? + +--Il fait un temps superbe. + +--L'air est vif. + +--Va donc. + +Il obeit et revint prendre sa place, decide a aborder l'entretien +decisif qui devait assurer le mariage de Berthe. + +--Comme tu es pale! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes +traits sont contractes! Tu n'es pas bien, mon garcon. + +--Mais si. + +--Il ne faut pas me dementir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit +de toi; quand tu etais petit et que tu devais etre malade, je le voyais +avant tout le monde, avant ton pere, avant le medecin; je leur disais: +"Constant va avoir quelque chose"; je ne me suis jamais trompee: les +meres ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ca ne va pas. Pendant les quinze jours que +tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarque que tu etais +tantot pale, tantot rouge, sans raison; il n'y avait des instants ou tu +etouffais, d'autres ou tu n'entendais pas ce qu'on te disait. + +A mesure que sa mere parlait, une idee s'eveillait dans son esprit, qui, +lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe. + +--Il est vrai, repondit-il, que je suis tres tourmente. + +--Par tes affaires? + +--Par l'etat de ma sante et par le mariage de Berthe. + +--Qu'est-ce que tu as, mon garcon? demanda-t-elle d'un accent attendri, +a qui parleras-tu, si ce n'est a ta mere. + +--J'aurai voulu t'eviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je +peux etre mort. + +--Qu'est-ce que tu me dis-la! Toi, mon Constant! + +--La verite; et la pensee que je peux partir sans que la vie de Berthe +soit fixee, sans que son bonheur soit assure m'est une angoisse.... + +--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton age! + +--Si je n'etais pas sur de ce que je dis, t'en parlerais-je? + +--Mais qu'est-ce que tu as? + +Il hesita un moment: + +--Un anevrisme. + +--Mais on vit avec un anevrisme; le pere Osfrey, qui en avait un, est +mort a quatre-vingts ans passes. + +--Il y a anevrisme et anevrisme; ce que je sais, c'est que demain je +peux etre mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en +etais pas sur. + +-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant! + +L'emotion d'Adeline etait poignante, et la douleur de sa pauvre vieille +mere lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlat ainsi; +cependant il faiblit et se penchant sur elle: + +--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je +me trouverais dans de meilleures conditions si je n'etais pas tourmente +par cette pensee du mariage de Berthe qui m'enfievre. + +--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait a +elle-meme, tu serais dans de meilleures conditions? + +--Tu sais que pour cette maladie les emotions sont mauvaises, et que les +chagrins aggravent le mal. + +De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant a demi +vers une image de la Vierge fixee au mur contre lequel son lit etait +appuye, elle parut lui adresser une ardente priere; puis revenant vers +son fils: + +--Ta tranquillite, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage. + +Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose +que des mots entrecoupes. + +--Une mere donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-etre +aussi donner son salut; mais ce n'est pas a moi que je dois penser, +c'est a toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne +te voie plus ces yeux inquiets. + +Elle voulut qu'il parlat de sa maladie, mais, comme il se montrait mal a +l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter. + +--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te +calmera: maintenant tu vas etre tranquille. + +Comme sa mere le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se +calmer, le pouvait-il, quand a chaque pas, il se repetait qu'il fallait +qu'avant le soir, il en eut fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre +cette idee de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et +le printemps qui dans ce jardin s'epanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin. + +Et lui, il fallait qu'il mourut: sa fille, il allait l'embrasser pour la +derniere fois, et aussi sa pauvre mere et sa chere femme; cette maison +qu'il s'etait plu a embellir pour finir la ses jours tranquillement; ces +arbres qu'il avait plantes, ces champs qu'il avait ameliores et qu'il +aimait, c'etait pour la derniere fois qu'il les voyait: tout, ces +quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui deplissaient leurs feuilles a la lumiere, ces oiseaux qui +chantaient, cette odeur de seve parlaient de renouveau, de force, de +joie, de vie, et lui ne pouvait pas detacher ses yeux de la mort, resolu +a ne pas la fuir, mais cependant secoue d'horreur. + +Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-meme quand Berthe vint le +rejoindre, toute fraiche, toute pimpante dans sa toilette printaniere. + +--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, apres l'avoir embrasse. + +--Tu seras encore bien plus jolie tout a l'heure: ta grand'mere consent +a votre mariage. + +Elle se jeta dans ses bras: + +--Comment as-tu fait? demanda-t-elle apres ce premier elan de joie; +qu'as-tu dit? Et moi qui, malgre tout, doutais de toi! + +--C'etait de ta grand'mere qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais +le sacrifice qu'elle a fait a ton bonheur. + +Elle voulut qu'il lui promit d'aller avec elle au-devant de Michel, qui +devait venir a pied par la Londe et le chemin de la foret; et quand +l'heure fut arrivee ou ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent. + +Il aurait voulu s'associer a la joie debordante de Berthe, rire comme +elle, lui repondre, mais il y avait des moments ou, malgre ses efforts, +il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant meme +plus. + +Ils n'allerent pas bien loin dans la foret; comme ils approchaient d'un +carrefour ou se croisaient plusieurs chemins, ils apercurent Michel +assis sur un tronc d'arbre couche dans l'herbe. + +--C'est comme cela que vous vous depechez, lui cria Berthe. + +--C'est justement parce que je me suis trop depeche que j'attendais +qu'il fut l'heure d'arriver convenablement, repondit Michel en venant +vivement au-devant d'eux. + +--Si vous aviez su?... dit Berthe. + +Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans +celle de Berthe. + +--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez +etre maries; mais, aujourd'hui meme, vous l'etes pour moi et par moi; +embrassez-vous, mes enfants. + +Il voulut que Berthe donnat le bras a son mari, et il les fit marcher +devant lui en les regardant. + +Et a se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour +elle au moins sa tache etait accomplie. + +Leonie avait passe sa matinee a cueillir des fleurs et la table en etait +couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la +joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui a chaque instant restait immobile a regarder les minutes fuir sur le +cadran de la pendule; alors la Maman se disait: + +--Le bonheur meme de sa fille ne peut pas l'arracher a la pensee de sa +maladie. + +Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de +jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel. + +Dans les sauts de la conversation, Michel demanda a Adeline ce que +c'etait un journal appele l'_Honnete Homme_. + +--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons recu chacun un +exemplaire; il annonce une etude sur les cercles, avec des portraits +que chacun reconnaitra; vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas? + +Adeline avait pali, et, en sentant les yeux de sa femme poses sur lui, +il n'avait pas tout de suite trouve une reponse. + +--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il +enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'interet. + +Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnete Homme_? il +n'en avait parle que par hasard. + +Apres le dejeuner, Adeline voulut montrer les batiments de la ferme a +Michel, et, en causant d'un air indifferent, il demanda au fermier s'il +avait toujours a se plaindre des lapins: + +--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon +_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas. + +--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je +vais vous en tuer quelques-uns a coup de fusil. + +--Oh! papa, dit Berthe. + +--Pendant que vous vous promenerez; vous me prendrez au retour. + +Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et +Leonie restaient au chateau, il prit avec Berthe et Michel le chemin du +parc. + +Ils ne tarderent pas a arriver a la piece de colza ou de _cossard_, +comme disait le fermier. + +--Je reste la, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de +fusil. + +Comme ils allaient s'eloigner, il rappela Berthe: + +--Embrasse-moi donc, dit-il. + + + +Le lendemain, les journaux de Rouen annoncaient en termes emus et +respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'eminent depute de la +Seine-Inferieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le +canon en sautant un fosse, et le coup qui l'avait frappe a bout portant +a la tete l'avait tue raide. + + +FIN + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + +***** This file should be named 12174.txt or 12174.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/1/7/12174/ + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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