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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:39:10 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 ***
+
+BACCARA
+
+HECTOR MALOT
+
+
+1886
+
+
+
+BACCARA
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+I
+
+Ouvrez les livres de géographie les plus complets, étudiez les cartes,
+même celle de l'état-major, et vous y chercherez en vain un petit
+affluent de la Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse
+ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour
+Rouen.--Cette rivière est le Puchot. Il est vrai que de sa source à son
+embouchure elle n'a que quelques centaines de mètres, mais si peu long
+que soit son cours, si peu considérable que soit le débit de ses eaux,
+ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.
+
+Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives que se sont
+entassées les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent
+l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines
+teintes, le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de la
+vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles manufactures
+l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les
+_Puchotiers_ que la petite rivière n'a pas été remplacée, et que si
+Elbeuf n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce qu'on a
+renoncé à se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douées de
+toutes sortes de vertus spéciales qui lui appartenaient en propre.
+Mauvaises, les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi mauvaises
+que le sont les drogues chimiques qui ont remplacé dans la teinture le
+noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival.
+
+Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives
+basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas
+du château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de
+la forêt de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu à peu se sont
+groupés les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux
+maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles étroites où les
+ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois épaisses
+comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre à foulon,
+que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vécu jusqu'à nos jours.
+
+Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline (Constant), O. *,
+médailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition
+universelle de 1855, hors concours 1867, médaille de progrès Vienne,
+_nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots_», occupe, impasse du
+Glayeul, une de ces cours étroites et noires; et c'est probablement la
+plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement à la révocation
+de l'Édit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors
+accaparé l'industrie du drap en introduisant les façons de Hollande et
+d'Angleterre, forcés comme protestants de quitter la France, laissèrent
+la place libre à leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline;
+il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de cet esprit
+d'initiative et de prudence avisée qui est le propre du caractère
+normand: mais, lié par l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé,
+comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'établir maître à
+son tour, il serait resté ouvrier toute sa vie. Libéré par le départ de
+ses patrons, il avait commencé à fabriquer pour son compte des draps
+façon de Hollande et d'Angleterre, et il était devenu ainsi le fondateur
+de la maison actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre Adeline
+était venu après ceux-là; un quatrième après le troisième, et ainsi
+jusqu'à Constant Adeline, que le nom estimé de ses pères, au moins
+autant que le mérite personnel, avaient fait successivement conseiller
+général, président du tribunal de commerce, chevalier puis officier de
+la Légion d'honneur, et enfin député.
+
+C'était petitement que le premier Adeline avait commencé, en ouvrier qui
+n'a rien et qui ne sait pas s'il réussira, et il avait fallu des succès
+répétés pendant des séries d'années pour que ses successeurs eussent
+la pensée d'agrandir l'établissement primitif; peu à peu cependant ils
+avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant
+en briques leurs bicoques de bois, montant étages sur étages, mais sans
+vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent.
+Il semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille,
+et que le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison
+sociale.
+
+Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique:
+c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré,
+c'était impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer;
+l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de
+grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin
+ni du bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées
+bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient
+leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération
+commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout
+était là, et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout
+ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la
+fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient
+du collège de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation,
+c'était pour travailler,--ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère.
+
+Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite
+existence, qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus
+riches, mais à cette époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en
+vente ce qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le château du
+Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château»
+les avait un moment arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de
+ce château dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état,
+des bois qui rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait
+avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer
+le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et
+d'appeler «notre maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout
+ce qui pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains:
+petits bourgeois étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient
+rester, mettant leur ostentation dans la modestie.
+
+Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec
+elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la
+famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux
+roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui,
+quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable
+jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais
+on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau
+temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une
+voiture; on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore
+solide, si elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle
+étaient plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne
+restât que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis,
+après la paye des ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux
+carrosse chargé de provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot
+pacifique de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du
+Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur
+temps à se promener à travers les bois, les parents parcourant les
+terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter,
+estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans
+la semaine écoulée.
+
+Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne
+s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la
+vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit
+à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce
+paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude
+ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
+jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux
+qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?
+
+Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les
+habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830
+ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850.
+Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point
+systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment,
+au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore,
+au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils
+contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche
+de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les
+innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts
+représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils
+avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées
+autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces
+casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit,
+vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui
+seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs
+rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne,
+celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le
+dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage,
+la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en
+pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent
+au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la
+fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et
+à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris.
+
+Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent
+peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on
+estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on
+disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec
+envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on
+écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les
+parvenus fils d'_épinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de
+continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans
+leurs hôtels ou leurs châteaux.
+
+Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier
+de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi
+justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait
+répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès
+le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade,
+estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver
+en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce
+qui était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de
+Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un
+excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues
+de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se
+faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt
+contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt
+particulier pesât sur lui.
+
+A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes
+à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique
+paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en
+Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf,
+qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait
+rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu.
+
+--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante»,
+on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les
+casinos?
+
+Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à
+personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance,
+et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé
+entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais
+humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.
+
+On l'avait alors marié.
+
+Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en
+plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal
+de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des
+députés.
+
+--Voyez Adeline!
+
+Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde?
+N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la
+fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas
+considérable.
+
+
+II
+
+C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là
+où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement
+les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y
+avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la
+conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir.
+
+Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette
+croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être
+amoindrie.
+
+A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant,
+l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de
+s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de
+laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente
+au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à
+Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était
+un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit
+à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en
+quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être
+l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de
+grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par
+la ruine complète--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la
+vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite.
+Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter
+ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et
+la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières,
+s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui
+revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande
+de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette
+part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté
+de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au
+tableau des faillites.
+
+Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans
+embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer
+cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison;
+s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce
+trou; il n'avait qu'à travailler.
+
+Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui
+dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté
+en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une
+supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne
+et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;--au lieu des bonnes
+années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de
+travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour
+qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi.
+Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les
+crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs,
+elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en
+magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt
+de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut
+pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le
+fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de
+telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces
+laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après
+certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon;
+apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la
+teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette étoffe soit
+vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a
+été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la
+vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou
+changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se
+présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis
+pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des
+crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui
+qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres.
+
+Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique
+comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses
+journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf
+n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la
+séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez
+lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner
+retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame
+Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des
+jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille
+de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle,
+ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à
+sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis,
+et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait
+plus qu'on ne mangeait.
+
+--Comment vas-tu, la Maman?
+
+--Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre
+cette semaine, tu as dû te brûler _les sangs_, c'est vraiment trop
+_arkanser_.
+
+La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la
+peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la
+toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en
+indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir
+garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle
+elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait
+les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles
+elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses
+petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient
+adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des
+charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que
+«ne rien faire de bon» vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire
+pour ceux qui n'entendent pas le normand.
+
+Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait _arkansé_, car la
+Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait
+l'_Officiel_ d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun
+détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des
+députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses
+contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant
+que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le
+blâmait--c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne
+mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel
+chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle
+aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit!
+
+Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à
+changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de
+venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était
+point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il
+avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens
+dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant,
+où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa
+fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui
+parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante
+qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires
+d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus,
+ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets
+mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis
+la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier
+du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée
+de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait
+l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre
+à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il
+entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure
+qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois
+se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se
+refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus
+que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le
+commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de
+famille.
+
+Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de
+retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres
+qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que
+bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses
+approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le
+faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as
+raison, certainement, sans aucun doute.»
+
+C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était
+laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition
+inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans
+il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa
+femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la
+grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que
+chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la
+droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était
+inappréciable depuis son entrée dans la vie politique--le flair et
+le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il
+pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication
+que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la
+France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles
+de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare
+d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais
+comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir
+avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la
+comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même.
+
+Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires
+qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires,
+il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui
+écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui
+occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus
+ou moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre.
+S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était
+pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et
+l'embrasser en la prenant dans ses bras:
+
+--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?
+
+Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa
+beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit
+ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne
+voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur,
+une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne
+de coeur, si facile, si aimable de caractère!
+
+Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots
+affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il
+était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
+maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être
+envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les
+filles des Adeline avaient été élevées.
+
+Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée;
+alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait
+au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était
+paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient
+à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors
+commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus
+d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.
+
+Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés
+d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre
+d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui
+rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire;
+à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur
+maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait
+vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se
+procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les
+comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux.
+
+Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points,
+leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée,
+celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient
+commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité:
+la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour
+la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants
+seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter
+jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce
+nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était
+arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de
+la peine à combiner ses échéances.
+
+
+III
+
+Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau
+dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et
+des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de
+l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un
+pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline
+couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui,
+cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de
+papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse;
+au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre,
+et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la
+plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps
+elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le
+frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions,
+recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le
+geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée.
+
+--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.
+
+--Non.
+
+La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement
+
+--Qu'est-ce qui ne va pas!
+
+--Mais rien.
+
+Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car
+évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose
+préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part
+de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même
+liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance,
+sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame
+Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune
+à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la
+donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était
+pas juste. Et la bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère
+nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de
+caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce,
+elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un
+associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été
+communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu
+demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son
+fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais
+le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains
+sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des
+affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand
+elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les
+choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et
+même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec
+inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent
+mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation
+critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de
+faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois
+venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu
+rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un
+soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela
+ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la
+fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre;
+la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi
+bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les
+services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes
+savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes.
+
+Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce
+rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain
+qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru
+aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme
+d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme
+ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.
+
+Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne
+pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à
+un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:
+
+--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?
+
+--MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements.
+
+Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas
+interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.
+
+--Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme?
+
+--Assez grosse.
+
+--Et elle vous manque pour votre échéance?
+
+--Constant doit m'apporter les fonds.
+
+Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de
+cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait,
+on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères
+Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame
+Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus
+anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une
+diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non
+irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point
+que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on
+traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait
+vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de
+vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait
+voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et
+mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une
+seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à
+Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de
+plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier
+avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui
+semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant
+et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à
+l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne
+quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse,
+avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui
+qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays
+natal.
+
+La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand
+dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait
+qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau,
+où discrètement on frappa quelques coups.
+
+--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec
+l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre
+un travail ennuyeux.
+
+--Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise
+qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de
+l'appartement.
+
+Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit.
+
+-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.
+
+C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on
+l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux.
+
+--_Ponchour, matemoiselle_, dit le père Eck avec son plus pur accent
+alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.
+
+L'oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de
+manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte,
+gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat
+trahissaient tout de suite l'origine sémitique; le neveu, au contraire,
+était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents
+blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et
+une barbe noire frisée.
+
+--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle
+Perthe_.
+
+Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.
+
+-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-là, je _groyais_
+qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumière au
+_pureau_, j'ai _gru_ que c'était lui qui _trafaillait; foilà gomment_
+j'ai frappé à cette _borte_; excusez-moi, _mestames_.
+
+Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était
+meublé avec une simplicité véritablement antique: une table en bois
+noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce
+pour les registres et la collection des échantillons de toutes les
+étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises
+en paille, et c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi à
+plus de trois cent millions d'affaires.
+
+C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en
+Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande
+manufacture de «draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et
+couleurs», comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, sans
+le secours d'aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles
+passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré
+à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec
+Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient
+au-dessus de l'envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient
+trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup d'autres
+fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces relations s'étaient continuées,
+s'étendant même aux familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait
+point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi
+fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne;
+mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des
+visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck
+et les trois frères Debs avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.
+
+Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et,
+regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres:
+
+--_Touchours à l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien
+afoir_ une _embloyée gomme fous_ et... au même _brix_.
+
+Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il était toujours le
+premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquiéter de
+savoir s'il n'était pas quelquefois le seul à les trouver drôles.
+
+Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-à-dire
+instantanément; il prit une figure grave, presque désolée:
+
+--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier
+frères? demanda-t-il.
+
+--J'en ai reçu ce matin.
+
+--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_?
+
+--C'est ce qu'on m'écrit.
+
+--Est-ce que _fous_ étiez engagés _afec_ eux?
+
+--Malheureusement. Et vous?
+
+--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas
+foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_;
+c'était _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux
+Champs-Élysées, château aux _enfirons_ de _Baris, filla_ à Trouville,
+_séchour_ à Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_.
+
+Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez gêné, et madame
+Adeline l'était aussi jusqu'à un certain point, se demandant ce que
+pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:
+
+--Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture?
+demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier,
+qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs elle était
+bien aise de tirer au clair.
+
+--Oh! _drès satisvait_.
+
+--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay?
+
+Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut
+seulement après quelques secondes de réflexion qu'il se décida:
+
+--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire,
+l'infentaire_ n'a _bas_ été _vait_.
+
+Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire
+à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de
+changer de sujet.
+
+--Quand _fous foutrez fenir_ à la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de
+_fous_ montrer ça; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est
+nos nouveaux métiers-fixes à _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle
+infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installés, tous
+les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_
+de _véraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouvé_ un _bervectionnement_
+aussi simple que _barvait_; il faut voir ça; je lui ai fait _brendre_ un
+_prefet_. Il a vraiment le _chénie_ de la mécanique, ce garçon-là.
+
+--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet?
+
+--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble,
+_touchoure_.
+
+--Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en
+répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf.
+
+Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame
+Adeline:
+
+--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_?
+
+Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon.
+
+
+IV
+
+--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?
+
+Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu'elle
+eut la force, cependant, de retenir pour elle.
+
+Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu'elle savait
+droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie,
+elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui
+s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient précisément d'où on
+n'aurait pas dû les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous
+sur ses gardes, inquiète et craintive.
+
+Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps
+des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme
+ils fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette visite
+étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s'outiller et
+qui réussissaient quand tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer
+des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses
+affaires!
+
+Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de
+son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance
+amicale?
+
+De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans
+admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'était
+de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie
+ordinairement ouverte et gaie.
+
+Elle s'était assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et
+elle attendait qu'il commençât; ce qu'il avait à dire était donc bien
+difficile?
+
+Enfin il se décida:
+
+--Quand nous nous sommes expatriés _pour fenir à Elpeuf_, nous n'_afons
+pas drouvé_ ici tout le monde bien _tisposé_ à nous recevoir. On
+_tisait_: «Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin
+t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ été parmi ceux-là, au _gontraire_, il
+n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa
+ville où nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a été
+au coeur; _tans_ la position où nous étions, quittant notre pays,
+recommençant la vie à un âge où beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos,
+nous _afons_ été heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_.
+
+Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame
+Adeline se détendit.
+
+--Quand l'année _ternière_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin
+de perdre mon _peau_-frère Debs, nous _afons_ encore retrouvé M.
+_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens
+se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on
+_tisait_: «Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire
+concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés
+contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui
+auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. _Ateline_
+était alors à _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il
+_bouvait_ très _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce
+qui se passait ici,--peut-être même est-ce _bar fous, matame_?
+
+--Il est vrai que je lui ai écrit.
+
+M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement:
+
+--J'aime à _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin,
+_aferti_, il a quitté _Baris_ et sur cette tombe, lui député, il n'a pas
+craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté
+ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une
+ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui
+retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les
+membres de notre famille.
+
+Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis
+reprenant:
+
+--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_
+allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demandé
+ce moment d'entretien _bartigulier_. Après ces _exbligations, fous
+gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels
+termes nous _barlons_ de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes
+_nefeux_ et moi-même; il n'est _bersonne_ à _Elpeuf_ pour qui nous avons
+autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous
+touche nous intéresse et _pien_ souvent nous nous sommes _réchouis_
+en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes
+affligés en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier.
+
+Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec
+une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se
+calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots,
+qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses
+craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui
+se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles aboutir à une
+conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait
+voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de
+voir partout le danger.
+
+--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pésoin_ d'être dans des
+conditions _bartigulières_ pour être charmé en voyant mademoiselle
+_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa
+mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille,
+ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien _blus_ fortement
+doit-il l'être quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_
+exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis
+betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en réalité un sage
+garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands
+services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractère le _blus_
+aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ égal que
+je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous
+_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille.
+
+Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié
+sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires
+étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité
+avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle
+n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif!
+
+Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé.
+
+--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez à _matame Ateline_ mère, qui est
+une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_
+notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la
+vôtre. C'est ce que j'ai _tit_ à mon _betit_ Michel quand il m'a _barlé_
+de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de _mademoiselle
+Perthe_, hein!»
+
+Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces
+grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.
+
+De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme
+une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère
+et l'inconnu rendaient effrayantes.
+
+Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise
+aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil
+regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que
+de la viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier
+alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès?
+
+Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages
+qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir
+quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et
+ne pas en être frappée.
+
+Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des
+usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée
+dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi
+à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter
+qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur
+le saignât;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles;
+qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui
+appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour
+le maigre;--que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à
+l'huile ou à la graisse;--que, dans les repas où il était servi de la
+viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;--qu'on
+préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là
+les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de
+fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant
+les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains
+juives;--enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau
+de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas
+laisser pousser leurs cheveux.
+
+Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le
+vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu
+encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis
+vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour
+vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée
+qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de
+celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde
+n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf.
+
+Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait:
+
+--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de
+son amour, c'est un honnête homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame
+Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barlé_, mais ses
+lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle
+est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces
+choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a
+_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui
+m'amène chez vous. J'espérais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne
+manque pas les occasions où il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu à
+m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-être pas très convenable.
+Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fût absent et j'en suis heureux,
+puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une
+mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez à _M. Ateline_ et, si
+_fous_ le jugez _pon_, à _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_
+prie d'insister sur son amour; c'est sincèrement, c'est _tentrement_
+qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un
+mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur
+que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous
+_barler_ franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne
+recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est député
+et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _técoré_ et n'ai rien à
+attendre du gouvernement; quant à la situation de nos affaires, elle
+est _ponne_; là où d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons;
+les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les
+communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_.
+
+Il se frotta les mains:
+
+--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est
+organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura
+un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas
+que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement
+dans ce mariage, c'est l'honneur d'être de _fotre_ famille: le père
+Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront,
+et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et
+Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre
+repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient
+des _Ateline_.
+
+Sur ce mot, il se leva.
+
+--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline.
+
+--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidée_
+que je ne la _blaiderais_ moi-même.
+
+Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure
+épanouie par un éclat de rire.
+
+--Je _fois_ qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a taillé une _ponne
+pafette_.
+
+--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.
+
+--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et
+qu'est-ce donc qu'il vous contait?
+
+--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le
+savez-vous, monsieur Eck?
+
+--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques
+n'étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que
+les Carthaginois se _cantaient_.
+
+--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains.
+
+--Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas compris.
+
+--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire
+d'excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur
+Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'égayer. Je crois que
+maintenant elle n'oubliera plus Annibal.
+
+--M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman.
+
+Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il
+était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque
+chose d'agréable,--mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie.
+L'aimait-elle donc?
+
+
+V
+
+L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail;
+elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait
+marché.
+
+On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger,
+et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas
+moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir
+quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger
+attendre.
+
+--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas?
+
+--Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne.
+
+--Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train?
+
+Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente,
+en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience
+extraordinaire.
+
+Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés
+dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.
+
+Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa
+main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa,
+puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa
+de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit
+Léonie.
+
+Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer
+ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme
+blanche.
+
+--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement
+ouvertes devant la flamme.
+
+Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de
+lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement;
+ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.
+
+Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il
+fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de
+banque qu'il tendit à sa femme:
+
+--Serre donc cela, dit-il.
+
+La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit
+rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la
+façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner
+son émotion et son sentiment de délivrance.
+
+Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à
+table.
+
+Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la
+politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les
+frères Bouteillier:
+
+--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en
+arriver à cette catastrophe?
+
+--L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit
+Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent.
+
+Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement
+il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les
+mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui,
+ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose,
+convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.
+
+Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce
+mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier
+n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de
+payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait
+même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait
+peu de chose avec eux.
+
+Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq
+liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord
+tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne
+voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel.
+
+--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.
+
+--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit
+madame Adeline.
+
+--Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton
+indifférent en se versant à boire.
+
+Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle
+était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait
+ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi
+le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif
+n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse?
+
+--Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline.
+
+--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman
+avec une dignité blessée.
+
+--Oh! Maman! s'écria Adeline.
+
+--Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline
+sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre
+chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.
+
+Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît
+des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait
+pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une
+diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen:
+
+--Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me
+l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias
+mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes
+élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront
+longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et
+j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux
+donc faire la tienne comme tu voudras.
+
+--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une
+moyenne et une courte?
+
+--C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que
+j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.
+
+Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux
+commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'_Atlas_ qu'elle
+désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa
+Nourry.
+
+--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner
+ses oiseaux.
+
+--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!
+
+Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine
+servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi.
+Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la
+visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne
+voulait pas retarder le moment des explications.
+
+--Viens, dit-elle à sa cousine.
+
+Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil
+de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.
+
+--Eh bien? demanda-t-elle.
+
+--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son
+neveu Michel.
+
+--Le père Eck! s'écria Adeline.
+
+--Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que
+l'indignation rendait tremblantes.
+
+Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit:
+
+--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!
+
+--Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous,
+puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie
+de sa fortune.
+
+--Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne
+le serait pas?
+
+--Enfin, il ne l'est pas.
+
+--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!
+
+--Assurément non.
+
+--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!
+
+--Je suis au moins aussi surpris que vous.
+
+--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui
+me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte.
+
+--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?
+
+--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en
+existe pas moins.
+
+--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous
+demandant la main de notre fille.
+
+--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est
+juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?
+
+--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un
+autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut
+de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe
+aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.
+
+Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée
+que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué:
+
+--Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant
+peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu
+des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des
+juifs que tu trouveras.
+
+Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.
+
+--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus
+d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la
+fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta
+mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant,
+la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes
+habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant
+de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce
+qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu
+ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a
+pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé.
+
+Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle
+faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point
+appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore
+vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de
+sa volonté.
+
+--Il doit être écrasé.
+
+Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être
+vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose
+idéale--ce mal qui l'enflammait.
+
+Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi,
+lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours,
+lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de
+la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien
+abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des
+engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas
+une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une
+affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille--celle
+de sa vie même.
+
+--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter
+par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck
+injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente.
+
+--Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.
+
+Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:
+
+--Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck.
+
+Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit
+autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans
+doute.
+
+Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près
+textuellement les paroles de M. Eck.
+
+Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers
+mots elle lui coupa la parole:
+
+--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la
+répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner
+d'honnêtes gens par la concurrence.
+
+--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons
+rien.
+
+Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit
+encore:
+
+--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main!
+tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté!
+
+Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les
+Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant:
+
+--L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas
+de quoi se rengorger comme tu le fais.
+
+Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se
+contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été
+la conclusion du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise raison
+sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des
+rameaux nouveaux», elle poussa un cri d'indignation:
+
+--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre
+maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent,
+c'est la maison qu'il leur faut.
+
+Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait
+les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant
+ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main
+de son fils violemment:
+
+--Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même.
+Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien
+malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi?
+
+Il hésita un moment en regardant sa femme:
+
+--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton
+coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère?
+
+Il hésita encore.
+
+--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement.
+
+--Oui.
+
+
+VI
+
+La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à
+son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la
+main qu'il lui avait donnée entre les siennes.
+
+--Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon!
+
+--Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme
+d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité.
+
+--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère,
+un autre soutien?
+
+--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de
+repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te
+tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de
+durée?
+
+--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas
+mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous
+séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.
+
+Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son
+mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe
+ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers
+mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser
+passer sans répondre.
+
+--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien
+difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire
+remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour
+vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que
+notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en
+avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire
+vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat?
+Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus
+influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement,
+spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était
+vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi
+comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.
+
+--Et quand vous avez vu qu'ils duraient?
+
+--Il était trop tard pour vous porter un si gros coup.
+
+--Enfin, quels sont-ils?
+
+Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole:
+
+--Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai
+remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent?
+
+--De chez un banquier?
+
+--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité,
+de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à
+m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour
+que j'accepte ce prêt.
+
+Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite
+la rassurer.
+
+--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre
+chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un
+homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus,
+et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère
+parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde
+parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce.
+Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché
+qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi
+mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a
+accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très
+galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui
+comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que
+peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai
+refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres
+de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses
+cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon
+refus.
+
+--Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.
+
+--Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup
+moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que
+j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire
+qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie;
+s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre.
+
+--Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit
+la Maman.
+
+--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme
+lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de
+commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi:
+c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un
+service dont nous devons lui être reconnaissants.
+
+--En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver
+cinquante mille francs? s'écria la Maman.
+
+--Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne
+le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier,
+dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie
+pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante
+mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé;
+la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous
+retourner: n'est-ce pas, Hortense?
+
+--Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent
+leurs payements.
+
+--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle
+créée? comment en est-elle arrivée là?
+
+--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste
+découragé.
+
+--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense,
+elle administre aussi bien que possible.
+
+--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la
+nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la
+direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise,
+comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses.
+
+--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le
+directeur.
+
+--Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le
+succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions
+bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que
+nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation
+parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure
+que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation
+nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que
+les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix
+qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous
+nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer
+par la science professionnelle le sens de la transformation et de la
+mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le _foulé_, sans
+nous apercevoir que le _foulé_ ne pouvait pas être éternel, La mode n'en
+veut plus; nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on
+ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte? C'est là que
+ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit
+en artiste, non en commerçant.
+
+--Tu as été un Adeline, dit la Maman.
+
+--Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés,
+d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de
+rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et
+c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à
+perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire
+produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune
+industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui
+ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie
+légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers
+mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie,
+la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de
+l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à
+l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où
+la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie,
+Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la
+draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à
+meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre
+nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que
+l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est
+vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de
+Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie.
+
+--Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline.
+
+La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus
+d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne.
+
+--Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à
+Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique;
+c'est même là, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de
+difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers
+en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au
+lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur
+toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils
+d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat
+vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante
+à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une
+légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas
+présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour.
+
+--Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques,
+affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être,
+de l'Elbeuf, non.
+
+Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait
+inutile, il continua:
+
+--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage:
+pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers
+prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille
+cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec
+l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut
+compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la
+teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage,
+mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les
+apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive
+ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas.
+
+Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer
+directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à
+la réflexion de se produire, il reprit:
+
+--Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a
+pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre
+travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il
+s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la _sonnette_,
+comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à
+la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il
+enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec
+elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité
+disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour
+devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari
+est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère;
+plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va
+forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai
+pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation
+sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout
+nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas
+voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un
+Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont
+imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront--et
+prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas
+de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention
+d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre
+point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être
+accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence;
+ils sont dans le mouvement.
+
+--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux
+plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus?
+
+--Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité.
+
+--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change
+et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être
+habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre
+quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient
+toujours.
+
+--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous
+comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du
+mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se
+vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine.
+
+--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste,
+avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline
+périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs.
+
+--Et Berthe?
+
+--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un
+juif!
+
+
+VII
+
+--Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre,
+dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de
+devenir la femme d'un juif?
+
+--Veux-tu donc ce mariage?
+
+--Et toi ne le veux-tu point?
+
+--J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.
+
+--As-tu quelques griefs contre Michel Debs?
+
+--Aucun.
+
+--Ne le trouves-tu pas beau garçon?
+
+--Certainement.
+
+--Intelligent, sage, rangé, travailleur!
+
+--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.
+
+--Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le
+monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête
+dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui
+sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck
+se retirera.
+
+--C'est vrai.
+
+--Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être
+heureuse?
+
+--Je ne dis pas cela; et pourtant....
+
+--Quoi?
+
+--Il est juif.
+
+--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes
+opposées, cela suffit, restons-en là.
+
+--Tu le désires donc?
+
+--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par
+cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un
+autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier, mais qui en sa
+qualité de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire,
+plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant
+dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton
+préjugé.
+
+--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, ce préjugé.
+
+--C'est déjà quelque chose.
+
+--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, et si je le voyais
+pour la première fois, si l'on m'énumérait les qualités que je lui
+reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il désire épouser ma fille
+sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, je serais toute disposée
+à le considérer comme un gendre possible... et peut-être même désirable.
+Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa
+grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, je t'avoue que je
+n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille
+juive fanatique.
+
+--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous
+la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout obligé, il me semble.
+D'ailleurs la vieille madame Eck mène une existence si retirée qu'elle
+ne doit pas être une gêne pour les siens. Je comprends que, si tout ce
+qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais
+comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos
+moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chrétiens.
+
+--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi.
+
+--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas
+hostile et trouve qu'il est faisable, voilà la vérité vraie. Il y a
+quelqu'un qu'il touche encore de plus près que nous; c'est Berthe;
+aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que
+Berthe doit être consultée. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination
+des abominations; pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance
+a pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant le
+repousser par des raisons sérieuses et autrement que d'instinct, sans
+trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut être désirable. C'est à voir.
+Si elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de préjugé tout à
+fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne m'étonnerait pas.
+
+Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; elle fit asseoir son
+mari devant la cheminée, et s'assit elle-même à côté de lui.
+
+--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.
+
+--N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne veux pas plus la marier
+malgré elle que je ne voudrais qu'elle se mariât malgré moi.
+
+--Et ta mère?
+
+--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de
+nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposée à accepter ce
+mariage, nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... et avec
+toi.
+
+--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe:
+il est évident que la répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande
+de M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun reproche ne peut
+être adressé à Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais été
+chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a
+donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges Berthe et elle
+te répond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de
+Michel. J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu en lui un
+futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre.
+Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et
+se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est
+beau garçon, et qu'il sait mieux que personne être aimable quand il veut
+plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur
+de ta mère que nous faisons; à son âge, avec son despotisme d'idées,
+cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu
+subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe,
+si ce sentiment est né.
+
+--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a
+été surprise, finirait par entendre raison.
+
+Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la
+Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience
+qu'on ne lui faisait pas entendre raison.
+
+--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais
+tout n'est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de
+nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons
+lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre
+fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même
+temps celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et
+dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille
+sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre à une certaine fortune
+escomptée vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, et
+trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle
+des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous
+pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour
+l'humiliation d'un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un
+pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses,
+non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à
+cela.
+
+Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et
+déduisait les raisons qui s'opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout
+d'abord l'avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu,
+absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.
+
+--Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de
+luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'énergie, pour
+en arriver là! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en était
+temps encore!
+
+Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête
+grisonnante. Quels changements s'étaient faits en lui en ces derniers
+temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était
+resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré les rides s'étaient
+profondément incrustées; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent
+égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou
+d'inquiétude.
+
+--Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore
+qu'il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et
+comment! J'ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.
+
+Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête
+de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait;
+s'il se décourageait, elle le réconfortait; de même que s'il
+s'emballait, elle l'enrayait.
+
+--Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien
+que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente
+ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à
+ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la
+risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'être abstenu.
+
+--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-même,
+car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais
+pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais à mon
+aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans,
+c'est-à-dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer
+notre fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin de compte
+j'étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que
+c'était pour nous le salut. J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris
+la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de
+conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à Elbeuf, j'écrivis
+à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos
+concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction.
+La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240
+francs le wagon, coûte là-bas 120 francs; le gaz, grâce aux primes de
+consommation, coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction
+d'un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel; tu
+vois, sans qu'il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis;
+et comme je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification pour
+rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les choses continuèrent
+à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me
+paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes
+arrivés.
+
+Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec
+agitation:
+
+--Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un côté des choses, ils
+peuvent se décider et agir, ils ont de l'initiative et de l'élan. Moi,
+je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement,
+toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre
+malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce
+le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie,
+tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec
+elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face
+d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait
+disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.
+
+--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle
+tendrement; tu es le meilleur des hommes.
+
+--A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que
+je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents
+m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu
+aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le
+meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai
+le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu.
+J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline
+d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris
+pour faire mon choix. Et maintenant!
+
+Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et
+s'arrêtant devant elle:
+
+--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai
+point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile
+de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser»,
+attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi,
+j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai
+point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la
+tranquillité du tête-à-tête je l'interrogerai.
+
+Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le
+dessus:
+
+--Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage.
+
+
+VIII
+
+Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses
+filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas
+chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait
+plus de liberté et plus d'expansion avec son père.
+
+Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu
+perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants.
+Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa
+maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle
+ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu;
+elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme
+la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des
+regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si
+habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la
+mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient
+comptées.
+
+Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle,
+sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre
+chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui,
+lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait
+que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il
+commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui
+plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme,
+lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache
+avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de
+visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui
+toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine
+d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux
+un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait
+point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant
+du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi
+sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une
+gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa
+mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la
+défendre.
+
+--Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus
+tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus
+tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge.
+
+Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien
+encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en
+visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris
+les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.
+
+Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât
+de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent
+joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir
+la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour
+remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.»
+
+Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit
+heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel
+était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du
+levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies
+d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout
+de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de
+derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie.
+Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on
+devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait
+ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé.
+
+--Bon voyage!
+
+--A ce soir!
+
+Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice
+pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les
+glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du
+Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire.
+
+--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il.
+
+--Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant.
+
+--Ce n'est pas la peine.
+
+On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait
+dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste
+de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au
+salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?
+
+--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce
+matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés.
+
+--Comment l'aurait-il su?
+
+--Tu aurais pu le lui dire hier au soir.
+
+Berthe ne répondit pas.
+
+Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel,
+Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le
+continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva
+que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui
+fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se
+décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était
+si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries
+ambitieuses, il avait espéré!
+
+Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses
+pensées, Berthe le provoqua à parler.
+
+--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux
+d'aller au Thuit?
+
+C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout
+de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa
+demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de
+lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire
+t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles
+conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y
+avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de
+refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents,
+que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.
+
+--Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que
+d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu
+as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les
+terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un
+sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas planté
+un arbre, je n'ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me
+dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne
+vais pas être obligé de le vendre.
+
+--Vendre le Thuit!
+
+--Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle puisse être pour
+toi: nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés,
+il faut avouer que nous sommes gênés; la crise que nous traversons et
+les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espère en
+sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au
+Thuit, hypothéqué déjà lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a
+été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé
+la terre en Normandie, il nous coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous
+rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous
+ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n'ai plus le même plaisir
+qu'autrefois à aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour
+moi, mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes
+enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée
+de m'en séparer m'attriste?
+
+Berthe prit la main de son père et l'embrassant tendrement:
+
+--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.
+
+Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un chemin coupant à
+travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à
+se couvrir d'une tendre verdure; à une courte distance sur la droite se
+détachait sur le fond sombre d'une futaie la façade blanche et rouge
+d'une grande maison: c'était le château du Thuit, qui, par la masse
+de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en
+ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme
+groupés à l'entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et
+de poiriers puissants comme des chênes.
+
+--C'était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout
+cela! dit-il en promenant çà et là un regard attristé.
+
+Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là. On avait vu la
+voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses
+deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître.
+
+Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait
+quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupées, les prit
+par la main.
+
+--Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des
+gâteaux.
+
+--Faut que je les _débraude_, dit la mère.
+
+--Je les _débrauderai_ moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien
+parler normand avec les paysans.
+
+En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna,
+les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l'autre à sa gauche,
+de façon à les bien surveiller--ce qui n'était pas inutile, car avec
+leur gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point encore adoucie,
+ils voulaient commencer par les gâteaux.
+
+Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux
+gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu'elle avait pour
+eux en leur disant de douces paroles à l'accent maternel, il
+s'attendrissait.
+
+--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier
+plus tard? Ne serait-elle pas privée d'enfants, elle qui les aimait si
+tendrement?
+
+A un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en
+partie:
+
+--Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.
+
+Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent
+seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris
+le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées
+des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement
+côte à côte, lui ému par ce qu'il avait à dire, elle troublée et
+angoissée par cette émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux
+tourments de leur situation.
+
+--Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une bonne mère, te
+doutes-tu que ce n'était pas une allusion à un fait en l'air?
+
+Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en
+rougissant.
+
+--As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il.
+
+Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les
+baissant:
+
+--Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.
+
+--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette réponse
+féminine.
+
+Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire.
+
+--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs.
+
+--Ah!
+
+--C'est là tout ce que tu dis?
+
+--Qu'est-ce que maman lui a répondu?
+
+--Qu'elle m'en parlerait.
+
+--Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?
+
+--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il
+y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous répondions, ta mère
+et moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.
+
+Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu'elle
+adressa à son père, ce fut une nouvelle question.
+
+Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-à-dire est-ce qu'il
+connaît la vérité sur la situation de tes affaires?
+
+--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la
+vérité, il la soupçonne en partie; dans le monde des affaires, il n'est
+personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui
+ce qu'elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il
+avec la réponse que je te demande?
+
+--Ah! papa!
+
+--C'est naïf, ce que je dis?
+
+Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante.
+
+--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande
+néanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime.
+
+--Ah! j'y suis.
+
+--Dame!
+
+--Et cela te fait plaisir?
+
+--Tu demandes des choses...
+
+--Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?
+
+--Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je voyais bien que M. Debs
+était très aimable avec moi; partout où j'allais, je le rencontrais;
+toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; il avait
+en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les
+autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans
+une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec
+Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais été plus loin.
+
+--Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu'elles en restent
+là s'il ne te plaît point.
+
+--Je ne dis pas cela.
+
+--Dis-tu qu'il te plaît?
+
+--Il est très bien.
+
+Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être ne voulait-elle
+pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en
+aide:
+
+--Il est vrai qu'il est juif.
+
+Elle se mit à rire franchement:
+
+--Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif?
+
+
+IX
+
+L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si
+spontanément du coeur que la preuve était faite: l'affaiblissement de
+préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce chez la
+grand'mère, résistant encore chez la mère, il n'existait plus chez la
+fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux
+que ça me fasse qu'il soit juif?»
+
+--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline après un moment
+de réflexion, il n'en est pas de même pour ta grand'mère.
+
+--Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix
+qui tremblait.
+
+--Peux-tu en douter?
+
+--Et maman?
+
+--Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n'y fera pas
+d'opposition si de ton côté tu le désires?
+
+--Et toi, papa?
+
+Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui remua le coeur du père.
+
+--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.
+
+Elle se serra contre lui.
+
+--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement.
+Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je
+te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer,
+sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c'est
+un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme
+l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père,
+crois-le bien, voudrait n'avoir pas à appuyer. Mais il le faut.
+
+--Je n'ai rien à te cacher.
+
+--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as
+commencé à grandir, je t'ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans
+que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord
+existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. Est-ce donc
+impossible?
+
+--Oh! non.
+
+--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton père? Où en
+trouveras-tu un qui t'écoute avec plus de sympathie?
+
+Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie
+pour entrer dans la forêt.
+
+--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se décidait point et voulant
+l'encourager.
+
+Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle
+question:
+
+--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que
+tu penses toi-même de M. Debs?
+
+--Je n'en pense que du bien; c'est un honnête garçon.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Travailleur.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue.
+
+--Alors il te plaît?
+
+--Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas
+celui-là.
+
+Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles
+avant qu'il eût achevé de les prononcer.
+
+--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le
+mariage lui-même, dit-elle.
+
+--Et ce n'est pas du tout la même chose.
+
+--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es à M. Debs, le mari?
+
+--Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.
+
+--Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!
+
+Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l'impossible.
+
+Elle lui sourit tendrement:
+
+--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille?
+
+--Gamine!
+
+--Je t'en prie, réponds-moi franchement!
+
+--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari.
+
+Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette réponse; elle pâlit
+et resta un moment sans trouver une parole.
+
+--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin.
+
+--Il y a des raisons qui lui sont contraires.
+
+--Des raisons... graves?
+
+--Malheureusement.
+
+--Qui te sont personnelles?
+
+--Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.
+
+--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa
+religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui épouse
+une chrétienne ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.
+
+--C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est
+pas chose facile; me le dire à moi, c'est prêcher un converti; tu sais
+comme ta grand'mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et,
+d'autre part, elle est d'une époque où les juifs étaient victimes de
+préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force.
+
+Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se
+séparer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'était point
+écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait
+tourner ou sauter.
+
+--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation?
+demanda-t-elle.
+
+--Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant si Michel Debs
+savait la vérité sur nos affaires. S'il connaît la vérité et veut
+t'épouser, c'est, comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant
+la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour toi, non pour ta
+dot; pour ta beauté, pour tes qualités, parce que tu lui plais, enfin
+parce qu'il t'aime.
+
+--Cela est possible, n'est-ce pas?
+
+--Assurément; mais le contraire aussi est possible; c'est-à-dire que,
+tout en étant sensible à tes qualités, Michel Debs peut l'être aussi à
+la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage
+d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors
+simplement d'un mariage de convenance: l'un des associés de la maison
+Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la fille de
+Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis
+pas que cela soit, mais simplement que cela peut être. Alors que se
+passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être bonne,
+comme il le croyait, est médiocre ou même mauvaise? Il ne la fait point,
+n'est-ce pas? et c'est un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage
+manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait
+humiliant; pour nous ce serait désastreux. C'est quand le crédit d'une
+maison est ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point être
+prudent que de nous exposer à donner un aliment aux bavardages du monde.
+N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi Michel
+Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu
+d'une fille ruinée.» Parler couramment de la ruine d'une maison dont les
+affaires sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà pourquoi, avant
+de répondre à M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me
+dire franchement si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est
+indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un
+autre, auquel tu n'as pas de raisons particulières pour tenir, il est
+sage de répondre par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec ta
+grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers du mariage manqué.
+Au contraire, si Michel te plaît, si tu vois en lui le mari qui doit
+assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il faut
+aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle puisse être pour toi
+comme pour nous, affronter le mécontentement de ta grand'mère, et courir
+aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur
+laquelle il comptait... peut-être.
+
+--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?
+
+--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le
+soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu
+vois que, par la force même des choses, nous voilà ramenés au point d'où
+nous sommes partis et que tu es obligée de répondre franchement, puisque
+ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite.
+
+Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait
+ramenés au point d'où ils étaient partis, mais la situation n'était
+plus du tout la même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus
+solennelle par les paroles de son père: si un sentiment de retenue
+féminine et de pudeur filiale lui avait fermé les lèvres, maintenant
+elle devait les ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait
+pour son père, elle le devait pour elle-même.
+
+--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et
+moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres;
+il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage
+dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est
+jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas
+de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes
+dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que,
+dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant
+que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais
+peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on
+passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du
+Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux
+noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel.
+Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de
+la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser
+un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est
+très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos
+amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le
+prend où l'on peut.
+
+--Il ne t'avait jamais rien dit?
+
+--Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était
+déjà un jeune homme.
+
+--Et quand tu es rentrée du couvent?
+
+--Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais
+pas indifférente... et que je lui plaisais.
+
+Il voulut lui venir en aide:
+
+--Et tu en as été heureuse?
+
+--Dame!
+
+--L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?
+
+--Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné,
+je ne pouvais pas ne pas être satisfaite.
+
+--Satisfaite seulement?
+
+--Heureuse, si tu veux.
+
+--Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?
+
+--Peux-tu croire!
+
+--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne
+le refuseras point.
+
+--Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en
+lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne
+serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas
+à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.
+
+Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se
+jeta:
+
+--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle
+il doit compter, il ne se retirerait pas.
+
+Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère,
+son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien...
+que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que
+tu ne peux pas me donner de dot?
+
+--Il le faut bien.
+
+--Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi!
+
+Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un
+accent qui remua Adeline.
+
+--Comme tu es émue!
+
+--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué.
+
+Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel
+qu'elle pût faire.
+
+Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il
+l'embrassa tendrement.
+
+--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie.
+
+--Comment?
+
+--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons.
+Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi?
+
+--Il faut répondre.
+
+--Certainement, certainement.
+
+--Que veux-tu répondre?
+
+Le Normand se retrouva:
+
+--Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je
+ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à
+une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute
+possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours
+aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à
+gagner du temps.
+
+--Oh! je ne suis pas pressée de me marier.
+
+--C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le
+temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.
+
+
+X
+
+De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient
+de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les
+branches nues des grands arbres.
+
+--Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les
+bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que
+je puisse aller ce soir même chez M. Eck.
+
+Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps
+des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui
+tremblait,--celui d'un grand arbre abattu.
+
+--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les
+bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal
+maintenant!
+
+Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent
+rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il
+n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.
+
+Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le
+matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en
+allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien
+n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves sur preuves pour
+démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père
+Eck.
+
+--Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera
+suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu
+verras.
+
+Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la
+situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui
+avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances
+commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé,
+parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la
+spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules
+était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de
+délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il
+n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne
+penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est
+d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus
+sacré que celui-là. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en
+avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du
+repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se
+laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la
+corbeille de mariage.
+
+Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se
+dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait
+pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se
+réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle
+désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces
+questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie,
+et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle
+avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle
+pouvait ne point penser à elle.
+
+Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour
+si prompt, ne les attendant que pour dîner.
+
+--Déjà!
+
+Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'était dit
+entre le père et la fille, mais malgré l'envie qu'elle en avait, il
+lui était impossible d'interroger son mari, la Maman étant là dans son
+fauteuil.
+
+--Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; il faut changer de
+chaussures, je vais monter avec toi.
+
+Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte:
+
+--Eh bien?
+
+--Elle l'aime.
+
+--Elle te l'a dit?
+
+--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoué dans un cri de
+douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme.
+
+--Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.
+
+--Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune
+fille.
+
+Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et lui.
+
+--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.
+
+Il expliqua son plan.
+
+--Et après? quand nous aurons gagné du temps, le mariage sera-t-il
+assuré?
+
+--Il sera facilité.
+
+--Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner la vie qui a
+été la tienne jusqu'à ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de
+spéculation; tu as trop de droiture, trop de loyauté.
+
+--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les
+garanties?
+
+--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les
+honnêtes gens? serais-tu le premier qui, malgré son intelligence et sa
+prudence, se laisserait tromper et entraîner.
+
+--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que
+des affaires sûres.
+
+--Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent les gros gains.
+
+--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai
+laissé passer des centaines d'occasions qui nous auraient donné une
+fortune considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront
+maintenant, voilà tout.
+
+--Le temps est passé des belles occasions; tu le sais mieux que moi.
+
+--Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper court à ces observations,
+cela n'engage à rien de prendre du temps.
+
+Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en
+l'embrassant elle lui serra la main dans une étreinte où elle avait mis
+toutes ses espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.
+
+La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans
+le nouveau, celui qui confine à Caudebec, là, où de vastes espaces
+permettaient après la guerre, la libre construction d'un établissement
+industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isolé, d'accès commode,
+avec des dégagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau
+facile à atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le
+dégraissage ainsi que le foulage des draps en pièces. Construite en
+briques rouges et blanches, elle occupe entièrement un îlot de terrain
+compris entre quatre rues se coupant à angle droit; sur trois de ces
+rues se dressent ses hautes murailles percées de larges châssis vitrés,
+et sur la quatrième s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés
+de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir
+une cour carrée au fond de laquelle le balancier de la machine lève et
+abaisse ses deux bras.
+
+Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps
+déjà, mais par les fenêtres tombaient des nappes de lumière qui
+éclairaient la rue au loin; les métiers battaient, les broches
+tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche,
+et dans le ruisseau coulait une petite rivière d'eaux laiteuses qui
+fumaient.
+
+Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il aperçut le père Eck
+travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penchés
+sur leurs pupitres.
+
+--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au
+père Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement.
+
+--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le père Eck, à leur poste.
+
+Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un prétexte à sa visite:
+
+--Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a dit que vous en étiez
+satisfait.
+
+--Très satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre,
+c'est son affaire.
+
+Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et Michel ne tarda pas à
+arriver; en apercevant Adeline, il s'arrêta un court instant avec un
+mouvement de surprise et d'hésitation.
+
+--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos métiers fixes, dit le père
+Eck.
+
+Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'était
+vraiment le désir de voir les métiers fixes qui était la cause de cette
+visite: ce serait bien étrange après la demande adressée la veille à
+madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, il ne pouvait qu'attendre.
+
+Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur les perfectionnements
+qu'il avait apportés à ces métiers manquèrent-elles de clarté: son
+esprit était ailleurs.
+
+Heureusement son oncle lui vint en aide:
+
+--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches
+ces métiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre
+cents broches.
+
+Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, Adeline ne l'était
+pas moins en écoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre
+ne pensait guère à ce qu'il entendait.
+
+--Il est vraiment très bien, se disait Adeline en examinant Michel; je
+ne l'avais jamais vu si beau garçon.
+
+--Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, se disait Michel en
+regardant le père de Berthe à la dérobée.
+
+Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le
+père Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel.
+
+Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, Adeline et le père
+Eck marchant côte à côte, tandis que Michel restait en arrière pour se
+dérober: il était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux
+était donc qu'il leur laissât la liberté du tête-à-tête.
+
+Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit une bande de drap
+divisée en petits carrés de diverses couleurs.
+
+--Que _tites-fous_ de ça? demanda-t-il.
+
+Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants de nouveautés
+essayent pour chercher le modèle qu'ils adopteront.
+
+--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.
+
+Le père Eck donna un coup de coude à Adeline et, se haussant vers lui en
+mettant une main devant sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers
+auprès desquels ils passaient:
+
+--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_.
+
+Ils sortirent dans la cour.
+
+--_Fous afez_ à me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le père Eck.
+
+--Oui.
+
+--Les métiers, c'était un _brétexte_; je _fais fous_ conduire dans mon
+_pureau_.
+
+Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, il ne l'était
+jamais pour l'exécuter.
+
+--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitôt qu'ils furent
+installés dans le bureau particulier du père Eck, et nous en sommes fort
+honorés.
+
+--C'est moi, c'est nous qui serions honorés de nous allier à _fotre_
+famille, madame _Adeline_ a _tû fous tire_ que c'est le _put_ de mon
+_ampition_.
+
+--J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique et conforme à
+nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables à ce
+mariage....
+
+--Ah! mon cher monsieur _Ateline_!
+
+--Malheureusement nous sommes, à cause de ma mère, obligé à de grands
+ménagements; vous savez quelle est la sévérité de ses principes
+religieux.
+
+--Je sais par ma mère ce que _beut_ être cette sevérité; et je _fous
+afoue_ que je ne lui ai _bas_ même _barlé_ de ce mariage, qui pour nous
+n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la première fois que
+l'un _te_ nous pense à épouser une chrétienne: il a fallu l'amour de
+Michel pour me décider moi-même; vous savez le préjugé, la tradition, la
+fierté!
+
+--Vous comprenez donc que nous hésitions avant d'en parler à ma mère; il
+faut des précautions, des préparations, sans quoi nous nous heurterions
+à un refus formel.
+
+--Je _gomprends_.
+
+--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille
+n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours désiré ne pas la marier trop
+jeune.
+
+--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mère s'est mariée à
+quinze ans.
+
+--Enfin je vous demande du temps.
+
+--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai
+_pien_ été _viancé_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous
+sommes mariés j'aurais _pien_ attendu encore.
+
+Il dit cela avec son bon rire.
+
+A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du
+bureau.
+
+--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'écria M. Eck, n'_endrez bas_, hein!
+
+Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vêtue de noir,
+avec un châle sur les épaules, le front caché par un bandeau de velours
+posé en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait
+un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression affable:
+c'était madame Eck.
+
+--J'ai cru que c'était un _gommis_! s'écria le père Eck, est se levant
+vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret
+et du respect.
+
+--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.
+
+Et tout de suite s'adressant à Adeline:
+
+--J'ai appris que vous étiez dans la maison et je suis descendue pour
+vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez
+prononcées sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis
+longtemps déjà, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de
+vous avoir dérangé, je vous laisse à vos affaires.
+
+--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille
+courbée.
+
+--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'écria le père Eck quand la
+porte fut refermée, ma mère vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui
+ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ça _fa pien_, ça _fa pien_!
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+I
+
+En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez son collègue le comte
+de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui
+s'était trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille francs,
+Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.
+
+En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette
+rencontre, c'était chez Raphaëlle, la maîtresse de ce collègue. Mais ce
+petit arrangement était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler de
+Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait rien de la vie parisienne?
+Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son
+mari! Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en plus finir.
+On ne peut pas demander à une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne
+sont ni de son éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris
+qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, et qu'il se trouvât
+des amis--alors surtout que c'étaient des députés--pour accepter cette
+invitation; la province a sur les maîtresses et sur les députés des
+opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une
+femme de député restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son
+mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces,
+ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il caquette, ce ne peut être
+qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une
+bonne place de tribune.
+
+Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait qu'imiter
+plusieurs de ses collègues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient
+embarrassés à la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on
+était là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on s'amusait plus
+que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le
+comte. C'était donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu à
+l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte qui payait le loyer de
+cette aimable maison où ils étaient si bien reçus, et qui payait aussi
+cette bonne chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse,
+il aurait fallu un excès de puritanisme pour s'en fâcher.
+
+A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis
+longtemps déjà le comte de Cheylus n'était pas en état d'entretenir le
+train de maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous les députés qui
+connaissent à fond les dessous de la politique française et étrangère
+n'ont pas pénétré aussi profondément les dessous de la vie parisienne:
+ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec
+soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agréable, une femme
+qui, pour n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux
+restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille célébrité, et
+ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se
+contentait pas des apparences?
+
+D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui était l'homme le
+plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire à tous,
+amis comme adversaires, et même à ses adversaires plus encore qu'à
+ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, il avait administré les
+départements par où il avait successivement passé avec de bonnes
+paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignées de
+main et des banquets à toute occasion. Et quand, après vingt années de
+ce régime, la chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était
+trouvé un de ces arrondissements où les maires, les conseillers
+municipaux, les curés, les pompiers, les orphéonistes, les fanfaristes,
+tous ceux enfin qui l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient
+envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur
+importait à lui et à eux la politique, il les avait convertis à son
+système: «Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la
+Chambre il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses bonnes
+paroles; bien avec son parti, très bien avec ses ennemis, ce n'était pas
+lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la
+main toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la bouche, même avec
+ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austérité ou de leur
+mépris et qu'il finissait par adoucir.
+
+«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour venir dîner avec moi
+lundi prochain.»
+
+Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on
+arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs
+vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur du barreau de
+Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis
+longtemps le comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait de
+bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il
+y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les dîners, on
+la faisait pour la maîtresse.
+
+Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé la vérité, toute la
+vérité à ces honnêtes convives.
+
+C'était vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la
+connaissance de Raphaëlle, alors dans toute sa splendeur, et au
+mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la
+_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot
+avec toute la bohème tapageuse de cette époque; pour lui il n'était pas
+moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage
+dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, le comte avait dissipé
+toute sa fortune et il n'était plus qu'un simple député, sans aucune
+influence même dans son parti, où personne ne le prenait au sérieux;
+quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, au moins avait-elle
+laissé dévorer par des spéculations aventureuses la plus grosse part de
+ce que son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie lui avait fait
+gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient
+lourdement marqué leur passage: la maigriotte Parisienne s'était
+alourdie et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa physionomie
+gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'était
+immobilisée, les teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, les
+rouges, les bleus avaient tanné la peau.
+
+Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves des oreilles, et
+la tradition les rend aveugles à la réalité: quand pendant dix ans on
+a été la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour
+les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'être pendant
+vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ça finisse; il
+faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre
+sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en qui M. de Cheylus
+n'avait vu que «la charmante Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait
+encore dans «tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient son
+nom dans les soirées théâtrales, on pouvait se montrer avec elle alors
+surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un
+député. Assurément, si elle lui revenait, ce n'était point par intérêt,
+et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanité d'un vieux
+beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans,
+sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voilà tout; et
+vraiment il ne pouvait que lui être reconnaissant de cette preuve de
+goût.
+
+--Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il n'était donc pas si
+déplumé!
+
+Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil
+de l'homme ruiné l'emportait sur la fatuité du triomphateur; de là sa
+formule d'invitation à ses chers collègues--«avec moi».
+
+Elle était réellement une providence pour lui, cette bonne fille, et
+près d'elle il retrouvait dans son désastre un peu des satisfactions de
+son ancienne existence: un intérieur à la mode, une table bien servie et
+une femme, une maîtresse aussi élégante que celles qu'il avait aimées
+autrefois.
+
+Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la réputation
+d'âpreté au gain s'était cependant établie sur tant de ruines, c'est
+qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait
+essayé d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un
+écarté heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours
+refusés.
+
+--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait même pas l'apparence
+de l'intérêt: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais
+rien qu'une fleur.
+
+Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois elle lui avait
+demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une démarche, d'un
+acte de complaisance et de bonne amitié.
+
+L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la
+refuser à son influence: elle consistait à obtenir du préfet de police
+l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait
+vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.
+
+Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait cette
+autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez
+pour vivre, et elle ne tenait pas à gagner de l'argent; à quoi bon le
+superflu, quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses ambitions
+d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'améliorer en
+vieillissant.
+
+C'était pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte
+Frédéric de Mussidan, dont la soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur
+dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement,
+il y avait aussi un intérêt personnel qui la faisait insister: si elle
+obtenait cette autorisation, Faré, reconnaissant du service qu'elle
+aurait rendu à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans sa
+pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une création importante,
+et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie.
+Quant à lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la
+présidence de ce cercle qui serait administré avec la plus rigoureuse
+délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons à
+prendre.
+
+Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs qu'il eût fait la
+démarche qui lui était demandée, il lui devait bien ça, à la bonne
+fille; mais les vingt mille francs donnèrent à sa parole une conviction
+et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'était plus le
+sceptique qui se moquait de lui-même et accompagnait des discours les
+plus pathétiques d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond tout cela
+m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre au sérieux plus que moi,
+et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez.»
+
+Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, aussi entraînant
+que lorsqu'il présenta la demande à son ami le préfet de police, «à son
+cher préfet».
+
+--Un cercle dont vous seriez le président, mon cher député,
+n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le
+laissassent bien vite tourner au tripot?
+
+--Pas plus que les autres.
+
+--C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.
+
+Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, malgré ses retours,
+il n'avait rien pu obtenir.
+
+C'était alors que les sentiments de Raphaëlle s'étaient affirmés dans
+toute leur beauté, et que son désintéressement avait éclaté--aux yeux
+de M. de Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au moins à du
+mécontentement; non seulement elle n'avait pas formulé le plus léger
+reproche, non seulement elle n'avait pas montré de mécontentement,
+mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait prié d'inviter
+quelques-uns de ses amis à venir dîner le lundi chez elle.
+
+--Ici n'êtes-vous pas chez vous?
+
+C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle de se laisser
+jamais emporter par la colère ou la fâcherie, ni de compromettre ses
+intérêts.
+
+Or, il y avait intérêt pour elle--un intérêt capital--à obtenir cette
+autorisation, et là où le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu
+la simplicité de compter, échouait, d'autres réussiraient,--il lui
+amènerait ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle choisirait
+celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation
+sans craindre de se la voir refuser.
+
+L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un
+ancien lutteur appelé Barthelasse, elle avait fait la connaissance du
+vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort
+avaient fait échouer là comme croupier. Il était jeune, il était beau,
+il était noble, elle l'avait aimé, et elle s'était laissé affoler par
+l'envie de se faire épouser.
+
+Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son vrai nom on s'appelle
+Françoise Hurpin, et qu'on a donné une notoriété vraiment trop tapageuse
+à celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient
+épousé vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un
+vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour
+amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur nom.
+
+Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de Mussidan, il
+semblait qu'il dût se laisser épouser par une femme qui le tirerait
+de la misère; mais quand elle avait adroitement abordé la question du
+mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; puis, quand elle avait
+précisé de façon à ce qu'il lui fût impossible de s'échapper, il avait
+nettement répondu par la question de fortune.
+
+--Qu'apportait-elle en mariage?
+
+Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune ne suffirait pas à
+la vie qu'il entendait mener.
+
+Elle s'était désespérée, et, comme il était bon prince, il l'avait
+consolée.
+
+--Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette fortune; le moyen
+était en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle
+obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne
+tarderaient pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse,
+à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux
+honnêtes fiancés qui ont travaillé pour leur dot.
+
+
+II
+
+C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son cher collègue»
+qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme
+du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré,
+Comment, dans ce jeune homme élégant et distingué, d'une politesse
+exquise, de grandes manières, reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier
+de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, alors même qu'on
+l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: «Messieurs, faites
+votre jeu; le jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point,
+car on ne jouait pas chez Raphaëlle.
+
+Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception du vicomte de
+Mussidan et du père de la maîtresse de la maison, un ancien militaire
+de belle prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues avec
+lesquels on continuait les conversations commencées au Palais-Bourbon;
+aussi était-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas
+acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, à deux pas de la
+Chambre, que demeurait Raphaëlle; en sortant après la séance, on était
+tout de suite chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade sous
+les arbres des Champs-Elysées, avant de rentrer chez soi, aidait la
+digestion des bonnes choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on
+avait bus.
+
+Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitalière, et même
+on n'y mangeait que de très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet
+de la Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux amis dans son
+département, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps à son souvenir
+par l'envoi d'une caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve
+pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui pendant son passage à
+travers la haute noce avait appris à apprécier la bonne chère, savait
+quelle lassitude éprouvent ceux que les invitations accablent, en
+s'asseyant tous les soirs devant le même dîner--celui qui sort des
+quatre ou cinq grandes cuisines où un certain monde fait ses
+commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou à la Belle
+Jardinière--et ce n'était point ce menu banal qu'elle offrait à ses
+convives. Pendant huit jours à l'avance, quand elle avait décidé de
+donner un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui était une
+femme de mérite, les mets qu'elle voulait servir à ses hôtes; et ceux-là
+seuls qui étaient supérieurement réussis paraissaient sur sa table.
+
+Que demander encore?
+
+Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction à
+son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait été répété:
+
+--Décidément on dîne bien chez les gueuses.
+
+Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fût un bon
+provincial, c'était avec une pointe de vanité libertine qu'il lâchait
+son mot; à Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches même
+quand on était l'honneur du barreau de cette ville célèbre, et à Elbeuf
+non plus, quand même on était la gloire de la fabrique elbeuvienne.
+
+Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M.
+Hurpin, le père de la maîtresse de maison, qui se carrait à table
+avec une si belle prestance, était bien vulgaire, et que sa manie de
+présenter son épaule gauche décorée du ruban rouge, quand on parlait
+d'honneur, était insupportable; que ses observations, lorsqu'il en
+lâchait, ce qui d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche
+que pour manger, étaient stupides ou grossières, mais ces critiques ne
+portaient pas.
+
+--Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très bien chez les gueuses; et
+ce coquin de Cheylus est bien heureux!
+
+Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte:
+Charmant! Il était la joie et la jeunesse de ces dîners. Il en était le
+champagne--le mot avait été dit par l'honneur du barreau de Carpentras,
+qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un
+inépuisable répertoire d'anecdotes curieuses et salées sur le monde du
+second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous
+les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous
+révélait un Paris qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant,
+discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aïeux. Si
+quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Faré,
+l'auteur dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en parait point
+davantage, malgré les brillants succès que celui-ci avait obtenus en
+ces dernières années; tout au contraire, il laissait entendre, mais à
+demi-mot et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage pour sa
+soeur, héritière d'une des belles fortunes du Midi.
+
+Évidemment, si ces convives avaient connu la bohème parisienne, ils
+auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place à
+la table de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, décoré
+à l'ancienneté, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de
+même ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons
+que la modestie et la discrétion pour ne point parler de sa fortune;
+mais ils ne la connaissaient point, cette bohème, et s'en tenaient à
+ce qu'ils voyaient, à ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt
+à chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux sous les
+apparences.
+
+--On dîne bien chez les gueuses.
+
+Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au delà: de quoi se
+seraient-ils inquiétés? Si quelquefois on se demandait qu'elle était la
+situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la
+maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il
+convient à des gens qui voient clair.
+
+--Pauvre comte de Cheylus!
+
+--Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!
+
+Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher collègue» des
+nouvelles du jeune vicomte.
+
+Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en
+parlant de la faillite des frères Bouteillier, il était revenu vivement
+avenue d'Antin, après avoir mis le député chez lui, et il avait trouvé
+Raphaëlle l'attendant devant le feu.
+
+--Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en venant à lui. Est-ce
+fini, au moins?
+
+--Non.
+
+--Parce que?
+
+--Ah! parce que!
+
+--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?
+
+--Exactement.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Il s'est défendu.
+
+--L'imbécile!
+
+--C'était gros.
+
+--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de
+suite lâché sur lui.
+
+--Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à être préparée.
+
+--C'est quand j'ai compris, à son air plus encore qu'à ses paroles,
+combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idée m'en est
+venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre côté et nous
+trouvions la place prise.
+
+--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en était pas moins
+délicate.
+
+--Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que lui as-tu dit? Que
+t'a-t-il répondu?
+
+Il s'était approché du feu et il présentait un pied à la flamme.
+
+--Comme tu es mouillé! dit-elle.
+
+--Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai
+accompagné comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les
+peines du monde à l'empêcher de prendre une voiture.
+
+--Je vais te donner tes pantoufles.
+
+Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchée, cherchant.
+
+--Ne te trompe pas, dit-il.
+
+Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au théâtre pour
+traduire la dignité outragée:
+
+--Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.
+
+--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet déplumé.
+
+--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus
+besoin de lui.
+
+Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, et l'ayant fait
+asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.
+
+--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite
+chaise basse.
+
+--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites,
+et à ce propos, je lui ai dit les choses les plus éloquentes sur
+l'infamie des commerçants qui font faillite tranquillement pour ne pas
+payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brûlons la
+cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché là-dessus.
+
+--Et notre homme?
+
+--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: il s'est mis à
+m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y
+avait pas de plus grande douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors
+voyant ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,--le contraire de
+ce que je disais.
+
+--Es-tu gentil?
+
+Elle lui baisa la main.
+
+--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel drame que celui
+qui se joue dans le crâne d'un commerçant faisant ses additions! Quelle
+situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et,
+par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont menacés, alors même
+qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scène sans que je te la file.
+C'est à ce moment que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que
+je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais
+prêté un sou à personne, a passé sa vie à offrir tout ce qu'il possède à
+tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre homme,
+c'eût été trop.
+
+--Tu es adorable.
+
+--...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition une cinquantaine
+de mille francs... et même plus s'il en avait besoin.
+
+--Et il a refusé?
+
+--Parfaitement.
+
+--Tu n'as pas insisté?
+
+--Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce refus était une offense à
+ma sympathie, à mon amitié, enfin tout ce qu'on peut dire.
+
+--Il n'en a donc pas besoin?
+
+--Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal menée? il est gêné, très
+gêné; s'il marche encore, il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis
+que ses concurrents, les fabricants moins haut placés que lui, se
+sont conformés aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur
+demandait, il s'est entêté à fabriquer le genre de sa maison, et on n'en
+veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer à
+bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ça l'a
+mené où il est arrivé.
+
+--Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?
+
+--Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte pas un prêt qu'il n'a
+pas demandé: il aurait fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des
+_fafiots_.
+
+Elle réfléchit un moment:
+
+--Il faut recommencer.
+
+--Toi?
+
+--Non, toi.
+
+--J'en arrive.
+
+--Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement cette fois tu pourras
+jouer du _fafiot_. Je vais te signer un chèque de cinquante mille
+francs; tu iras le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, et
+aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pensé à lui
+toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu
+lui as proposés, que c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui
+te passera par la tête.
+
+--Il aura de la défiance.
+
+--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demandé; quand plus tard
+il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne
+pourra plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des
+_fafiots_; tu l'auras; à toi d'en jouer de manière à réussir. Le moment
+est décisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme
+ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a pas moins de
+l'influence à la Chambre et, ce qui vaut mieux, auprès des gens du
+gouvernement. Ce n'est pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre
+Cheylus.
+
+--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là?
+
+--On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je l'ai pris. Nous avons
+Adeline, ne le laissons pas nous échapper des mains. Où retrouver son
+pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne,
+il n'a que des relations politiques; il a des amis à la Chambre; on le
+croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilité à revendre
+et à couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait
+qu'il se trouve dans une position embarrassée, où nous pouvons l'aider.
+Prenons-le de force. Fais-moi un reçu de cinquante mille francs, je
+signe le chèque.
+
+Il ne se montra pas offusqué de cette demande de reçu, et tout de suite
+il l'écrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il
+n'eût pas à se déranger.
+
+--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te
+réveiller à temps.
+
+En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, et, après s'être
+habillé, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Crédit
+lyonnais, où, depuis un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion
+d'être employés.
+
+Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute différente de
+celle de la veille, disait qu'il avait réussi.
+
+Elle lui prit les deux mains follement:
+
+--Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; nous le tenons.
+
+Et elle l'entraîna.
+
+
+III
+
+Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle n'en était pas moins
+assez simple: Adeline, embarrassé dans ses affaires, aurait de la peine
+à rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement
+sa situation.
+
+Mais pour que cette exploitation fût possible, il fallait qu'elle fût
+menée d'une main légère, sans quoi il regimberait, et, en voyant où
+on voulait le conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu le
+prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait réussi une fois,
+échouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie
+de vouloir encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, qui
+lui avait forcé la main, elle n'eût assurément pas procédé de cette
+façon; cela n'était pas dans sa manière; quand elle avait réussi une
+affaire, ç'avait toujours été par la douceur, par l'enveloppement, en
+prenant son temps, ses précautions et ses distances, et ceux dont elle
+avait triomphé étaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai
+qu'alors elle opérait elle-même; tandis que maintenant elle était bien
+forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de
+femme: on serait vraiment bien venu de proposer à cet honnête provincial
+une association avec une ex-comédienne! Il fallait qu'elle se tînt dans
+la coulisse et que Frédéric seul parût en scène. Heureusement, elle
+pouvait lui faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était
+intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, félin; il
+irait.
+
+Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée de fonder un cercle
+à Paris, ils n'avaient pas laissé passer un jour sans travailler à son
+organisation. L'appartement même où ils l'installeraient était choisi
+et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, comme
+s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de
+l'Opéra, en plein Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire,
+lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa
+dernière chance; superbe avec ses vingt fenêtres de façade au premier
+étage sur l'avenue; luxueux à éblouir un étranger, et en même temps
+assez sévère pour disposer à la confiance le naïf qui monterait son
+escalier sonore. Il importait de ne pas laisser échapper cette occasion
+unique, car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire à un
+locataire qui ne marchande pas, le propriétaire se lasserait d'attendre
+et de sacrifier à un avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien
+essayé sur lui le système de la participation mis en oeuvre par eux
+avec tous ceux qui devaient prendre part à leur affaire: tapissiers,
+marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en
+plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux
+bénéfices de la cagnotte; mais ce mirage irrésistible pour des
+fournisseurs plus ou moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris
+assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et assez défiant pour
+n'avoir pas une foi aveugle dans la probité de ceux qui gardent les
+clefs de cette cagnotte.
+
+Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une
+heure.
+
+A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez lui un billet «du
+charmant vicomte» le prévenant que, le lendemain, aurait lieu aux
+Français une première représentation qui serait une des grandes
+premières de la saison, celle d'une comédie de son beau-frère Faré, et
+que, pour cette représentation, il était heureux de mettre un fauteuil
+d'orchestre à sa disposition.
+
+«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la
+peine à obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me
+donner le plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la vérité
+m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. Au premier mot
+que j'ai adressé, à mon beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à
+celui qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement par un refus,
+mais quand j'ai prononcé votre nom, ce refus s'est changé en la plus
+gracieuse des offres.--Dites bien à M. Adeline--ce sont les propres
+paroles de mon beau-frère que je vous rapporte--que je considérerai
+comme un honneur qu'il veuille bien assister à ma pièce; avec un public
+composé d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et l'on oserait
+aller jusqu'au bout de son originalité.»
+
+Adeline n'était point un habitué des premières, et s'il voyait une pièce
+c'était ordinairement lorsque le chiffre de la centième lui permettait
+de s'aventurer sans trop de risques, de même que, s'il allait au
+Salon de peinture, c'était après que les médailles étaient données et
+affichées; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette
+forme, était vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique.
+Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir par les filles,
+composaient mieux leur salle de première représentation, le niveau de
+l'art ne tarderait pas à s'élever,--c'était une observation qu'il avait
+présentée lui-même plus d'une fois à la commission du budget lors de
+la discussion de la subvention des théâtres, et il lui plaisait de la
+retrouver dans la lettre du «cher vicomte»,--qui, bien évidemment,
+répétait les paroles mêmes de Paré.
+
+La salle était brillante, c'était bien une grande première, comme
+l'avait annoncé Frédéric, qui, placé à côté d'Adeline, lui nomma le
+Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez
+provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric dévidait comme un
+montreur de figures de cire, mais c'était la première fois qu'il voyait
+la plupart de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait les
+histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. Tous ces noms et toutes
+ces histoires défilaient sur les lèvres de Frédéric, légèrement; pour
+deux seulement il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au fond d'une
+baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Américain, qui occupait
+une avant-scène avec sa femme.
+
+Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, Adeline cependant la vit
+assez pour remarquer la grâce et le charme de sa physionomie; il en fit
+compliment à Frédéric, qui répondit aussitôt:
+
+--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se
+laisser gagner par elle; ma soeur est réellement une charmeuse, et je
+le sais mieux que personne, puisque l'expérience en a été faite à mes
+dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers d'une tante que
+nous avons dans le Midi, à Cordes, et qui devait nous laisser à chacun
+quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour
+lui déplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son côté
+pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation
+de toute sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci l'a
+charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore,
+c'est que ni mon frère ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais
+sentiment contre notre soeur, l'aimant après comme nous l'aimions
+auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur
+de ne jamais nous inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je
+regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, construite par
+notre aïeul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte
+de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restée telle qu'elle
+était du temps de notre aïeul; j'avoue que j'aurais aimé à passer un
+mois de villégiature dans une maison du treizième siècle, meublée de
+meubles de l'époque.
+
+Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet héritage perdu, mais
+c'était la première fois qu'on lui en faisait l'histoire complète, et la
+présence de l'héroïne la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte
+était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et aussi bien
+désintéressé: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent
+eussent peu d'intérêt pour lui, et comme son frère était dans le même
+cas, il y avait là sans doute une disposition héréditaire.
+
+L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais
+celle-là ne touchait en rien Frédéric, et s'il la raconta, ce fut
+évidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin.
+
+--Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle que ce colonel,
+maintenant si connu, a fait pour la première fois parler de lui à Paris.
+C'était il y a quelques années.
+
+Il se garda de préciser l'année--1867--ce qui eût un peu trop vieilli
+Raphaëlle.
+
+--C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui était déjà une
+comédienne de grand talent, donnait une soirée. Le colonel, qui arrivait
+d'Amérique, fut conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur
+dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, célèbre pour avoir
+fait sauter les banques du Rhin.
+
+Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, qu'on en eût ou qu'on n'en
+eût pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait
+perdu trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait volé trois
+cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'était aperçu de rien,
+mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de
+portées ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à l'avance
+et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui déchira ses
+vêtements, et on lui reprit l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale
+épouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, car, en
+femme d'expérience, elle sait que partout où il y a des joueurs il peut
+se glisser des filous, si sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir
+où ce scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, l'élite
+du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire
+du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux
+l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au moins à ouvrir des
+cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une sécurité
+complète. Si j'étais député, ce serait une question qui m'occuperait.
+
+--Rétablir les jeux! c'est bien grave!
+
+--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entrée
+des maisons de jeu ne soit pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec
+vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus
+supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrît à ceux qui
+en sont affligés d'honnêtes lieux de réunion où ils seraient assurés de
+n'être pas volés. C'est une question de moralité, de salubrité publique.
+Songez donc que dans les cercles autorisés ou tolérés la police n'a rien
+à voir et ne pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles
+ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés comme dans un bois,
+sans que personne vienne à leur secours. Or, ces directeurs sont-ils
+honnêtes?
+
+Le rideau en se levant coupa court à ce discours, qui ne recommença pas
+ce soir-là, car Adeline s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce,
+et il se donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au succès du
+beau-frère de son ami. Quand de longs applaudissements saluèrent le nom
+de Faré, il se passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline que
+sa sympathie et son amitié pour Frédéric de Mussidan s'en trouvèrent
+augmentés.
+
+Deux jours après, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire
+une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face à face avec
+Frédéric, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et
+tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allèrent flâner sur les
+boulevards: le temps était doux, les passants se montraient assez rares,
+on pouvait causer librement.
+
+Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point de départ pour ce
+qu'il voulait dire:
+
+--N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de la transformation qui
+s'opère à Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons déjà vu je ne
+sais combien de magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur
+gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez
+qu'on n'est plus coudoyé et bousculé comme autrefois. Il y a là un
+changement qui, me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement
+comme vous.
+
+--Que voulez-vous que le gouvernement fasse à cela?
+
+--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris
+perd de son élégance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est
+plus l'auberge du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il n'y a
+plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus
+bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement
+et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, pour la
+prospérité du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes
+de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les
+pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications
+ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez
+point. Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à Paris son
+animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du
+monde les étrangers affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la
+fête? c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous les objets
+de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux,
+leurs vêtements. C'était du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient
+pour ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours de Lyon que
+nos couturières habillaient leurs femmes. Rentrés dans leurs pays, ils
+y exhibaient fièrement leurs achats, et, pour les imiter, leurs
+compatriotes demandaient à la France des produits français. D'où la
+fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voilà
+pourquoi il faut ramener les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a
+qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, où chacun trouve
+à s'amuser selon ses goûts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas
+aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai
+part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. Assurément mon nom,
+ma famille, mes ancêtres, mon éducation, mes convictions, mes
+principes devraient m'empêcher de travailler à la consolidation du
+gouvernement,--mais l'intérêt de la France avant tout.
+
+
+IV
+
+En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout de suite visité
+quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient proposé des affaires;
+mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur,
+surtout si l'on entend se réserver la liberté de choisir. Naguère, on
+était venu le chercher, le prier; quand à son tour il s'était offert, on
+l'avait écouté avec une certaine défiance. Que signifiait ce changement?
+Il n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquée,
+il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre.
+
+Cela était trop conforme à la logique des choses pour qu'Adeline s'en
+étonnât; il n'avait jamais eu la naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait
+qu'à se présenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et
+pour que ceux qui étaient à table fussent heureux de lui faire sa part
+au gâteau. Ce n'était pas à date fixe que devait se faire le mariage
+de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins
+n'avaient pas d'importance; le mot du père Eck, qu'il ne se rappelait
+qu'en riant, était là pour le rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme
+pendant quatre ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais bien
+attendu encore.»
+
+Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient débarrassé des échéances
+pressantes qui menaçaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il
+avait le temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, et
+même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeât. Alors il
+rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de
+cette espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent ne lui pesait
+pas, tant il avait été galamment offert, mais cependant, par une
+bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il
+éprouverait du soulagement à ne plus le devoir.
+
+Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent point comme
+il l'avait espéré: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au
+contraire, et, après plusieurs réunions, qui se succédèrent de plus
+en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la requête de quelques
+créanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humiliés.
+
+Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux que personne,
+connaissait la procédure des faillites: de combien serait le premier
+dividende et quand le toucherait-on?
+
+Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, dans sa position,
+était difficile, car, bien que le vicomte n'eût jamais fait la plus
+légère allusion à son prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas
+être considéré comme un placement à échéance plus ou moins longue dans
+lequel le créancier aussi bien que le débiteur trouvent un égal intérêt;
+c'était un service rendu, et rien que cela.
+
+Comme il se demandait par quel moyen il sortirait à bref délai de cet
+embarras, il crut remarquer que le vicomte était moins à l'aise avec
+lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement
+n'était que trop facile à deviner: il s'étonnait de n'être pas encore
+remboursé, et il s'en fâchait.
+
+Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a appris à ne pas
+s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer avec les créanciers de façon
+à les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font
+patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, entré dans la vie
+avec de la fortune, était arrivé à près de cinquante ans sans devoir un
+sou à personne. Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était
+confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant
+pas un mot à dire, honteux de son silence même. N'aurait-il donc pas la
+force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: «Ne
+croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je
+comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était ce bientôt qui
+lui fermait les lèvres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le
+tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère.
+Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner
+quand il ne savait pas lui-même à quelle époque il serait en état de
+payer ces cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un jour à
+l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne pouvait pas encore le traduire
+par une date précise.
+
+Il en était là quand un soir, en sortant de dîner chez Raphaëlle, le
+vicomte lui prit le bras, et, comme le jour où il lui avait offert ces
+cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet.
+
+--Ne vous détournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu
+échapper à l'entretien dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.
+
+--J'ai affaire par là.
+
+--Alors, marchons vite, dit Adeline.
+
+Puis, voulant donner une explication à ce mot qui était sorti de ses
+lèvres sans qu'il eût le temps de le retenir:
+
+--Nous nous réchaufferons.
+
+Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, silencieux, dans
+l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa déclaration, ou plutôt
+d'un fils respectueux qui a une confession délicate à faire à son père.
+
+Enfin, il se décida:
+
+--Vous me voyez bien embarrassé, mon cher député.
+
+Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:
+
+--Avec moi?
+
+--Précisément parce que c'est à vous que je m'adresse. Ah! si c'était un
+autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié,
+permettez-moi le mot, je suis tout confus.
+
+--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami.
+
+Cependant, malgré cet encouragement, il y eut encore un silence:
+
+--Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de
+risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct
+que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. En
+un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu
+me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais
+besoin....
+
+Il y eut une pause:
+
+--Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais
+dans un délai que vous fixerez vous-même, si toutefois cela ne vous gêne
+point.
+
+L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient cruels, et bien qu'il eût
+souvent pensé au moment où cette question se poserait, il n'avait point
+imaginé qu'il serait aussi pénible.
+
+--C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais dû, depuis longtemps,
+vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont
+présentées... j'ai compté sur des affaires qui ne se sont point
+réalisées... sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref,
+j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....
+
+Le vicomte lui coupa la parole:
+
+--Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne de votre amitié si je
+ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si
+tant est que je puisse en avoir une.
+
+--Je vous en prie.
+
+--C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous savez combien je suis peu
+homme d'argent, cela tient peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce
+qui s'appelle une fortune assise; mon père en a dévoré trois ou quatre,
+et moi-même j'ai fortement entamé celle qui m'est venue de ma mère. Je
+comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle
+est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez
+souvent de me trouver à court; ce qui est mon cas présentement. Dans
+ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme
+justement une occasion se présente, en mettant quelques fonds dans une
+affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idée m'est venue
+de m'adresser à vous.
+
+--Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline décidé à se procurer ces
+cinquante mille francs à quelque prix que ce fût.
+
+--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois
+homme à user de pareils procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas
+faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir qu'à une date
+précise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est là tout ce
+que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je
+n'aurais demandé davantage.
+
+Adeline respira.
+
+--Je vais étudier mes échéances, demain je vous donnerai cette date, ou,
+ce qui est mieux, je vous enverrai un billet.
+
+Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on
+faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout à coup,
+s'arrêtant et changeant de sujet:
+
+--Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-même
+cette affaire?
+
+--Quelle affaire?
+
+--La mienne.
+
+--Je n'ai pas de fonds libres.
+
+--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire.
+
+--Je n'y suis pas du tout.
+
+--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité de fonder un
+nouveau cercle, et je vous ai démontré de quelle utilité sera cette
+fondation à tous les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle:
+elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il
+arrive toujours pour les choses à point. Mais c'est une si grosse
+affaire que la fondation d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas
+l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne
+veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que
+je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance de
+ce capital?
+
+--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien à ces choses.
+
+--Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000
+francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle impérial
+200,000 francs, la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au
+Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, aux Ganaches
+50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000
+francs, à l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier établissement
+ne reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit
+pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable
+sur lequel on puisse prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur
+qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un
+billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte à la caisse
+du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou
+la partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... follement.
+J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais à ceux
+qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million,
+les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai
+adressé ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par
+une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le
+comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre à
+Paris sa vie brillante, présentez la demande d'autorisation qui ne peut
+pas être refusée à un homme tel que vous, soyez son président.
+
+--Moi!
+
+--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilité et la
+haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la
+politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes...
+(il hésita un moment cherchant son mot...) fières de votre initiative.
+Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez
+entreprendre, par le seul fait de votre présidence elles viennent à
+vous, et vous n'avez pas à aller à elles. Dans la politique vous êtes un
+centre; et on doit compter avec votre influence.
+
+--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider un cercle parisien,
+moi, le plus provincial des provinciaux.
+
+--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la première
+qualité qu'il faut pour présider un cercle à Paris.
+
+--Laquelle?
+
+--L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des cercles, c'est la crainte
+d'être volé; quand on se met à une table de jeu pour son plaisir, on
+n'aime pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller ses
+voisins; avec un président comme vous à la tête d'un cercle, on aurait
+toute sécurité, et par cela seul le succès de ce cercle serait assuré;
+au jeu, on ne vole guère que là où l'on trouve des complices.
+
+--Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne
+serait que le temps.
+
+--Il est certain que cette présidence vous prendrait un certain temps,
+mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous
+demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des
+avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: il y a des
+présidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque
+chose.
+
+Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.
+
+--Adieu! dit celui-ci.
+
+Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:
+
+--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous
+assure, mérite d'être examinée sérieusement.
+
+
+V
+
+Ils revinrent sur la place de la Madeleine.
+
+--Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que
+tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle
+donne des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer ceux
+qui les procurent. Quand vous apportez à une société une concession
+quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre
+influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis
+certain que l'autorisation qui donnerait naissance à notre cercle ne
+serait pas comptée pour moins de soixante à soixante-quinze mille
+francs; c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient changés:
+vous ne seriez plus mon débiteur, c'est-à-dire que la société serait le
+vôtre.
+
+La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait été longuement répétée
+avec Raphaëlle, et il avait été convenu qu'en cet endroit il se ferait
+un silence de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils
+connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-même,
+et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir
+pas à payer à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient
+très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne
+suffirait pas, par cette raison qu'elle était à terme, tandis que
+le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un résultat
+immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un effet sûr.
+
+Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été réglées, et ce fut
+seulement après un moment de silence que Frédéric reprit:
+
+--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos lèvres: vous ne
+voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle.
+
+--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut
+administrer que ce que l'on connaît, et je ne connais rien aux affaires
+d'un cercle.
+
+--Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de vous donner cette
+administration: vous êtes président de notre cercle, comme le comte de
+Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le
+duc de la Trémoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'êtes
+que président, c'est-à-dire quelque chose comme un président de la
+République ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, à qui
+vous assurez la stabilité, vous régnez, mais vous ne gouvernez pas; à
+côté de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion
+financière du cercle s'exerce par une société en commandite représentée
+par un gérant responsable. Vous et votre comité, composé de hautes
+notabilités, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les
+admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irréprochables. Les
+questions financières ne vous regardent en rien et n'entraînent pour
+vous aucune responsabilité--ce qui est le grand point; vous touchez,
+vous ne payez pas.
+
+Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus rapportée à
+l'improvisation de Frédéric que pour le précédent; il avait été répété
+aussi, car il importait qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu»,
+de façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. Si son
+assimilation aux présidents des grands cercles devait agir sur lui,--et
+ils n'en doutaient pas,--c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le
+temps de réfléchir et de comprendre par conséquent qu'il n'y avait aucun
+rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-mêmes, ne faisant
+pas de bénéfices, n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on lui
+proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses
+gérants avec l'argent prélevé sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait
+connu les cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule,
+mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'était un argument comme
+ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour
+que sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands noms qu'il se
+répéterait.
+
+--Pour vous rassurer complètement, continua Frédéric, et pour que vous
+dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative;
+mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en
+avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-même, mais
+aussi pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore une autre
+raison... politique celle-là, et sur laquelle il est inutile d'insister.
+
+Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait point enlevé par cette
+offre cependant si tentante, Frédéric lança son dernier argument, celui
+qui devait briser les dernières résistances.
+
+--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui
+ont été opposées à M. de Cheylus.
+
+--Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?
+
+--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le
+président, et il l'a demandée en effet; mais on la lui a refusée--vous
+devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a
+pas voulu le laisser créer un centre de réunion qui devait lui donner
+une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons été
+irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme des manières,
+l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur
+président que le comte. Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est
+calmée, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise
+aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas réussi. Toute chose a sa
+contre-partie: l'amabilité du comte eût dégénéré en faiblesse, il
+n'aurait rien su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de
+respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.
+
+Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce
+dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se sépara de «son cher
+député».
+
+--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas
+dans le sac, j'y renonce; voilà un bonhomme qui certainement dormira
+moins bien que moi.
+
+En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guère, tandis que
+lui-même fut bercé par le bon et calme sommeil que donne le travail
+accompli.
+
+De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un fait se dégageait
+pour Adeline, si menaçant qu'il ne voyait que lui: l'échéance immédiate
+de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonné, cette heure qui,
+tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce n'était plus: «J'aurai à
+payer» qu'il se disait, c'était: «J'ai à payer».
+
+Comment?
+
+Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des
+commerçants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du
+jour au lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui précisément
+le rendait difficile à recommencer; les sources où il avait puisé
+s'étaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en
+compromettant plus encore son crédit déjà si ébranlé, et encore sans
+être certain à l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui
+fallait.
+
+Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de la fondation de
+son cercle, il n'aurait pensé qu'aux moyens de trouver cette somme; il
+fallait payer, et à n'importe quel prix il s'exécutait.
+
+Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que le mirage de cette
+fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultés d'un
+côté pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour en
+gagner!
+
+Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement il s'acquittait,
+non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par
+an; mais encore il se trouvait en position de réaliser son plan, de
+faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il eût à prendre la
+peine d'aller les chercher.
+
+En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guère
+quelle différence il y a entre le cercle qui s'administre lui-même et
+celui dont la gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui
+qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, et celui, au
+contraire, qui n'a pas d'autre raison d'être que de gagner de l'argent
+par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui
+qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont
+là des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se
+valent ou à peu près.
+
+Là-dessus Adeline était gros public, comme il l'était d'ailleurs pour
+bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaëlle avait deviné
+juste en pensant qu'on pouvait effrontément lui citer quelques grands
+noms qui l'éblouiraient.
+
+--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'être présidents,
+pourquoi, lui, refuserait-il?
+
+Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, c'était celle de ses
+membres et aussi celle de son président: puisque les admissions seraient
+prononcées par lui et par le comité qu'il aurait composé, il n'avait
+rien à craindre, il saurait leur garder le caractère de respectabilité
+sévère dont parlait le vicomte: entre honnêtes gens il ne se passe rien
+que d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son cercle--il
+disait déjà _son_ cercle--devînt un tripot comme ceux dont il avait
+vaguement entendu parler.
+
+Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accablé, lui
+rebattant les oreilles jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à
+son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une
+importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.
+
+Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit du rôle que Paris
+jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de
+s'associer à tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute
+ce serait naïveté de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle pût
+produire à elle seule ce résultat; mais si une hirondelle ne fait pas le
+printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au
+sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.
+
+Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient appris à la
+connaître pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entraîner
+les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà
+un but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être pas laissé
+prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par
+l'appât du traitement de 36,000, mais il devait être enlevé par
+l'argument commercial. «Quand on est fier de la bêtise qu'on fait,
+avait-elle dit à Frédéric, on la pousse jusqu'au bout, alors même qu'on
+voit que c'est une bêtise.»
+
+Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et toutes les raisons
+personnelles qui s'ajoutaient à ce sentiment, Adeline ne s'était point
+décidé à accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à
+les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, prendre avis de ceux
+qui savaient ce que lui-même ignorait.
+
+De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne n'était plus
+autorisé pour lui répondre que son collègue le comte de Cheylus, si bien
+au courant de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce cercle lui
+avait été proposée, il connaissait l'affaire et l'avait pesée avec ses
+bons et ses mauvais côtés. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le
+lendemain même.
+
+--Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporté la
+proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et
+que, quand l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé
+l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite me l'a refusée.
+
+--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a données
+pour expliquer son refus?
+
+--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, ce cercle
+deviendrait en quelques mois un tripot; que j'étais trop faible, trop
+indulgent, trop aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot tout
+ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies
+d'un refus.
+
+--Et ces raisons vraies?
+
+--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen
+d'influence à un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se
+faire accuser d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à des
+amis.
+
+--Alors?
+
+--Si vous voulez me prendre dans votre comité, j'accepte. Que vous dire
+de plus?
+
+Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans être
+jaloux de Frédéric,--il n'avait jamais eu la naïveté d'être jaloux,--il
+commençait à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans
+la maison de Raphaëlle, et que le meilleur moyen de se débarrasser de
+lui était de lui faire avoir un cercle où il passerait ses journées
+et... ses nuits.
+
+
+VI
+
+C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric d'avoir un président
+en situation d'obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir
+leur cercle, mais ce n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on
+adresserait au préfet fût signée par vingt membres fondateurs, et il
+était de leur intérêt de ne pas laisser le choix de ces membres à
+Adeline, qui ne saurait où les chercher, et qui, les trouvât-il, les
+choisirait mal. A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la
+composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait
+prendre, sans qu'il se doutât de rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait
+qu'il prît.
+
+Raphaëlle voulait des noms chics.
+
+Frédéric voulait des noms sérieux.
+
+Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient point là-dessus;
+en bons associés qu'ils étaient, ils se faisaient des concessions.
+
+--Mêlons les noms chics aux noms sérieux.
+
+Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'épluchant
+sévèrement: on n'était jamais assez chic pour Frédéric, et pour
+Raphaëlle on n'était jamais assez sérieux,--au moins en théorie, car
+dans la pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question de
+savoir s'ils pourraient avoir réellement ces noms sur leur liste,
+ils étaient bien obligés d'abaisser leurs prétentions et de se faire
+mutuellement des concessions.
+
+--Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur il peut
+passer.
+
+--Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si nous sommes trop
+difficiles, nous finirons par n'avoir personne.
+
+Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était une véritable
+obsession, elle en rêvait, et plus d'une fois le matin elle avait
+réveillé Frédéric pour l'entretenir des idées qui lui étaient venues
+dans la nuit.
+
+--Tu ne dors pas, chéri?
+
+--Si, je dors.
+
+-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute donc.
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
+
+--Nous n'avons pas de duc.
+
+--Pourquoi faire un duc?
+
+--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a
+trente-six.
+
+--Les _Ganaches_ n'en ont pas.
+
+--La _Crémerie_ en a bien un.
+
+--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en même temps tâche de
+trouver un lord, ça serait plus sérieux: on en a bien abusé, des ducs;
+d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est
+espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.
+
+Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait
+composé un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont
+elle s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle ne lui
+permettaient point de s'adresser à eux; elle eût été bien accueillie
+vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les
+folies les plus extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, avaient
+été jusqu'au crime; mais ces temps étaient loin, et le souvenir qu'ils
+en avaient conservé n'était ni doux ni attendri.
+
+En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini
+par former une liste dont les noms de tête ne manquaient pas d'une
+certaine apparence décorative.
+
+Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service
+extraordinaire, ancien préfet, député, commandeur de Légion d'honneur,
+grand-croix de cinq ou six ordres étrangers;--un général qu'à Nice et à
+Cannes on avait surnommé le général Epaminondas, ce qui, dans le monde
+des grecs, était caractéristique;--un commodore américain;--un musicien
+et un statuaire affamés de notoriété, toujours en quête de relations,
+comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes à l'un et
+faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait en portefeuille
+depuis vingt ans; un journaliste qui exerçait autant d'influence dans
+la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par là devenait un
+personnage utile, avec qui il était prudent de prendre les devants.
+
+Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient
+des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe,
+c'était encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse,
+autrefois directeur de cercles à Biarritz, à Pau et en Provence, où il
+avait gagné une fortune de deux à trois millions et chez qui Frédéric
+avait été croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait
+exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_,
+c'est-à-dire le dîner de la table de l'hôte, et un jeton d'un louis
+qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse
+avait, pendant plusieurs années, promené cet ancien ambassadeur dans le
+Midi, mais ces représentations en province ne l'avaient pas encore tout
+à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, il ferait encore
+assez bonne figure.
+
+Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à Adeline le soin de
+trouver les autres comparses nécessaires à la représentation parmi les
+gros commerçants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et
+aussi parmi ses collègues. Plusieurs de ceux qui avaient honoré de leur
+présence les dîners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet
+emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour
+être président au moment même où la faillite des frères Bouteillier
+leur avait livré Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que
+l'Elbeuvien, était à coup sûr le plus travailleur des députés, et il n'y
+avait guère de projet de loi d'intérêt local qui ne fût rapporté
+par lui: «L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M.
+Bunou-Bunou.» Il était si souvent imprimé dans les journaux, ce nom de
+Bunou-Bunou, qu'il était connu de la France entière, et que par là aux
+yeux de Raphaëlle il avait une certaine valeur, celle de la notoriété.
+Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour beaucoup au rapport
+fameux dans lequel il avait traité de la vaine pâture et de la
+divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant
+six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car,
+en fait de notoriété, ce qui compte, c'est la notoriété même, et,
+la dût-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le
+ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public
+n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très connu; oubliée la vaine pâture.
+D'ailleurs le meilleur et le plus honnête homme du monde, toujours à son
+banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant sa tête blanche sur
+son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait
+ses écritures, mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre d'hôtel où,
+comme il le disait lui-même, «le bois coûtait diantrement plus cher qu'à
+Château-Chinon.»
+
+Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; ce fut ce que
+Raphaëlle demanda, exigea même, tandis que Frédéric se montrait disposé
+à laisser à la réflexion le temps d'agir.
+
+--C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, il ne le sera
+plus demain; il pèse le pour et le contre comme un pharmacien pèse ses
+drogues.
+
+--Avoue que la pilule est dure à avaler.
+
+--Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons;
+d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et c'est ton affaire.
+
+--Je suis à bout.
+
+--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire et tu ne vois plus
+rien à faire?
+
+Il haussa les épaules.
+
+--Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a
+encore à dire et à faire; écoute-la, et souviens-toi plus tard, quand
+nous serons mariés, que tu as eu intérêt à la consulter, alors que tu
+restais à bout dans une affaire d'où dépendait notre fortune, et qu'elle
+est bonne à quelque chose.
+
+--Je t'écoute.
+
+--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme?
+
+--Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.
+
+Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer qu'elle était
+bonne à quelque chose, quand lui n'était bon à rien; trop souvent elle
+avait insisté sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de ses
+ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en réalité elle se
+faisait plutôt prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce
+avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant
+plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les
+tiennent.
+
+--C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous sommes adressés, dit-elle,
+à son orgueil, à sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule
+dans son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu as parlé.
+
+Il la regarda sans comprendre où elle voulait arriver.
+
+--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est à
+ses yeux qu'il faut parler.
+
+--Les yeux? Quoi, les yeux?
+
+--Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras visiter le local en
+détail. Ce n'est pas difficile, ça.
+
+--J'y suis; il sera ébloui.
+
+--Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon bourgeois se promenant
+dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et
+qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu
+qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maître dans ce
+palais?
+
+--Es-tu canaille!
+
+--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le
+mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit être sensible
+aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son
+affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre fers en l'air comme
+les salons, mais ça lui inspirera confiance: sérieuse, l'impression du
+mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la
+livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevée,
+j'avoue comme toi que je suis à bout.
+
+Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution de ce programme; il en
+intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commença par
+là: il y aurait progression.
+
+Aux premiers mots, Adeline se défendit:
+
+--Il sera temps si je me décide, mais je vous avoue que je balance: je
+vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon
+bourgeois comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, je n'en ai
+aucune des qualités, et j'y serais l'homme le plus emprunté du monde; je
+compromettrais le succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... et,
+ce qui est plus grave, de vous.
+
+Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une
+réfutation en règle:
+
+--Nous reviendrons plus tard à la question de savoir si vous acceptez ou
+si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande
+simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livrée; nous ne
+fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livrée
+pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il
+faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de
+m'assister.
+
+Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils à son ami. Il se
+laissa donc conduire chez le tailleur, où il choisit un drap solide,
+un bon drap français, comme le demandait Frédéric, qui devait durer
+longtemps.
+
+Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui
+était travail de la laine, il avait des connaissances spéciales qu'il ne
+pouvait pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il n'eut qu'à
+admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et
+qui étaient vraiment superbes, les portières magnifiques; il passa plus
+de deux heures à se griser de l'enchantement de leurs couleurs.
+
+Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», comme disait Raphaëlle,
+ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opéra.
+
+--Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric dans chaque place.
+
+Et partout il faisait la même réponse:
+
+--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris.
+
+--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque
+chose.
+
+Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur où leurs
+pas sonnaient comme sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui
+trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par
+lesquels il avait passé.
+
+Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur le palier et faisant
+face à la porte d'entrée.
+
+--Nous mettrons là un buste de la République, dit-il, comme s'il se
+parlait à lui-même.
+
+--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher président, car vous serez
+maître chez vous; mais si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai
+point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me
+retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre où tout le
+monde doit pouvoir se rencontrer.
+
+Adeline hésita un moment:
+
+--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.
+
+
+VII
+
+C'était la première fois qu'Adeline avait quelque chose à demander pour
+lui-même.
+
+Comme tous les députés, il avait passé bien des heures de sa vie dans
+les antichambres des ministres et usé de nombreuses paires de bottines
+sur le carreau poussiéreux des corridors des bureaux à la Guerre, aux
+Finances, à la Justice, à la Marine, au Commerce, à l'Agriculture, aux
+Travaux publics, à l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux
+Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la Préfecture de
+police, aux ambassades, aux consulats, partout où il y a à solliciter et
+à faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester,
+mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou des communes de
+sa circonscription, pour les affaires de ses électeurs, jamais dans le
+sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui,
+il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons financières à
+appuyer, pas de concessions à obtenir; quand on l'avait décoré, on était
+venu à lui et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.
+
+Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en
+attendant, il fallait demander.
+
+De là son embarras.
+
+A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans un intérêt général,
+supérieur à toutes considérations personnelles: mais enfin il n'en
+devait pas moins résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa
+liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la tête plus haut
+s'il avait été dégagé de toute attache.
+
+Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de police, comme s'il
+n'osait point sauter le pas.
+
+Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis qu'il était en
+fonctions, avait cependant appris à écouter en se faisant une tête de
+circonstance, laissa échapper un mouvement de surprise:
+
+--Vous, mon cher député!
+
+Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à l'avance par
+Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son cher préfet». Il savait que sa
+demande pouvait provoquer une certaine surprise, et même il en attendait
+la manifestation: «Vous comprenez que le préfet ne sera pas sans
+éprouver un certain étonnement en vous entendant lui demander une
+autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu en
+dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se mêlera probablement une
+certaine contrariété: le nombre de ces autorisations n'est pas illimité;
+il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruiné a encore
+dans sa poche: quand il en dépense un, il compte ceux qui lui restent
+et fait le calcul qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être
+à sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent être une monnaie
+commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre préfet
+se serve de cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui l'ont
+employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire d'un préfet aimable et
+vert-galant qui avait payé les dépenses d'une liaison demi-mondaine avec
+une de ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée l'avait tout
+de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur
+les produits de la cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté
+d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé et ne restât pas
+court. Si on avait accordé ces autorisations à des gens plus ou moins
+véreux, comment en refuser une à un honnête homme, entouré de l'estime
+publique, dont le nom seul était une garantie?
+
+Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline une assurance que,
+sans eux, il n'eût certes pas eue:
+
+--Et pourquoi pas, mon cher préfet?
+
+C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être même trop fin, car
+bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner,
+il allait au delà de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après
+lui-même.
+
+Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.
+
+--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous étonner de
+ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idée où
+j'étais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon père de famille.
+
+--C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A Paris, je n'ai pas ma
+famille; je suis seul; les soirées sont longues. Et elles ne le sont
+pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de
+mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de
+réunion, où nous aurions plaisir et intérêt même à nous retrouver dans
+l'intimité, sans avoir à craindre une promiscuité gênante.
+
+--Et c'est un cercle s'administrant lui-même que vous voulez fonder?
+
+--Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière nous, une société
+représentée par un gérant qui aura la responsabilité de la question
+financière; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepté
+les fonctions de président.
+
+Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation de surprise,
+mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui.
+
+Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'à ce
+jour? était-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie?
+ou bien encore était-il plus profondément provincial qu'on ne pouvait
+décemment l'imaginer pour un collègue?
+
+Il fallait voir.
+
+--Et quel est ce gérant?
+
+--Un ancien notaire de province.
+
+--Il se nomme?
+
+--Maurin.
+
+C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il y a tant de gens
+qui s'appellent Morin ou Maurin?
+
+--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant
+au-devant d'une nouvelle question.
+
+--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepté, car ce
+n'est pas à un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un
+gérant... un mauvais gérant, peut entraîner loin et même très loin le
+président et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi.
+
+Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni comme un avertissement
+direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravité qui devait
+donner à réfléchir.
+
+--Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit Adeline en pensant à son
+ami le vicomte, qui serait le véritable gérant sous le nom de Maurin,
+beaucoup plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.
+
+Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le préfet
+aurait gardé son observation pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas
+venue à l'esprit, mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte avait des
+raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait
+de l'y laisser.
+
+--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le préfet.
+
+--Voici les noms de ceux qui ont signé la demande avec moi, répondit
+Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche.
+
+Le préfet lut les noms:
+
+--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, général Castagnède...
+
+A ce nom, il fit une pause, car ce général était celui-là même qu'on
+appelait le général Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait.
+
+Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence
+besoigneuse ne lui était pas inconnue.
+
+Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le
+statuaire, il lut couramment, de même pour les notables commerçants dont
+Adeline avait obtenu lui-même les signatures.
+
+A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y
+avait rien à dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux
+qui n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait le général
+de tricher, mais il n'avait jamais été chassé d'aucun cercle; l'ancien
+ambassadeur vivait dans les tripots, cela était certain, mais en
+vivait-il réellement comme on le racontait? Barthelasse et les
+directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient bien gardés de
+publier leurs mémoires avec pièces justificatives à l'appui; combien
+d'autres aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!
+
+--Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, que je ne vous
+présente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance.
+
+--Évidemment.
+
+--Et je crois que plus d'une fois on a accordé des autorisations à des
+gens qui ne présentaient pas les garanties que nous offrons.
+
+--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons été trompés. Nous ne
+sommes pas infaillibles. Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a
+présenté des listes de noms aussi honorables que ceux de la vôtre, avec
+un gérant offrant toutes les garanties de moralité, de solvabilité, et
+que cependant le cercle que nous avons autorisé s'est changé, au bout
+de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la
+cagnotte et _étouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce
+pas plutôt celle des fondateurs qui se sont laissé tromper et par qui
+nous avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut examiner et le
+point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous
+le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez.
+
+Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait duper par des
+coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de
+quoi lui ouvrir les yeux et lui donner à réfléchir.
+
+Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait
+foi, c'était aussi en lui-même, en son honnêteté, en sa clairvoyance; il
+ne serait pas un président qui laisserait aller les choses au hasard;
+il lui donnerait son temps, à son cercle, il le surveillerait, il le
+gouvernerait d'une main ferme.
+
+--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs
+administrateurs ne les ont point administrés, c'est que leurs présidents
+ne les ont point présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole
+que je serai un président sérieux et que le tableau que vous venez de
+m'esquisser ne se réalisera point pour nous.
+
+Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le préfet
+voulut faire une dernière tentative; affectueusement il lui prit le bras
+et le passant sous le sien:
+
+--Voyons, mon cher député, franchement est-ce que vous croyez que la
+fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis
+vous ne trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le centre de
+réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas déjà assez de cercles?
+
+--Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion s'en présente,
+laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le
+développement de la vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la
+fabrication va en province.
+
+Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, Adeline répéta ce thème
+qui lui avait été soufflé, sans avoir conscience qu'il était un écho.
+
+--Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, quand Adeline fut
+arrivé au bout de son morceau.
+
+Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il
+avait pu pour éclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'était
+ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce
+qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de police, on n'est
+pas professeur de morale. Et il n'était pas du tout dans son caractère
+de mettre les points sur les i.
+
+--Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant l'entretien.
+
+Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux qui, après avoir
+visité le local de l'avenue de l'Opéra et constaté qu'il n'avait pas
+deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches,
+se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signé la
+demande, se bornant à une seule question: celle de savoir si la
+signature mise au bas de cette demande était bien la leur, puis il fit
+son rapport, qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un
+second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police
+municipale, qui en fit un troisième corroborant le second.
+
+Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner ou à refuser
+l'autorisation.
+
+Pouvait-il la refuser quand elle était demandée par un homme dans la
+position d'Adeline?
+
+Il la donna.
+
+--Après tout, on verra bien.
+
+Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait
+averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministère,
+ce service rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.
+
+
+VIII
+
+L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons dès
+le lendemain, malgré l'envie qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le
+personnel était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il fallait
+laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les
+tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver
+sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à ce
+que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser aux joueurs qui
+se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins
+dangereuse à contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet
+des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces
+industriels est pincé au moment où il tâche d'en écouler quelques-unes,
+il est aussi simplement que discrètement expulsé du cercle, sans
+encourir les travaux forcés que la vignette des billets de banque promet
+aux contrefacteurs.
+
+D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir pour la parfaite
+organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient
+tout autant et plus encore que ceux-là, peut-être concourir à sa
+prospérité--c'étaient ceux de la publicité: un cercle de ce genre ne
+pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait
+longtemps que Raphaëlle avait engagé son orchestre.
+
+Il avait commencé: _pianissimo_, il était vaguement question d'un
+nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient
+existé jusqu'à ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort
+inconnus en France, en même temps qu'une sécurité absolue contre les
+tricheries; à l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas à
+se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du
+jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opéra, dans la
+plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernières
+années;--l'attention étant alors suffisamment éveillée, les trompettes
+avaient enfin donné son nom: _maestoso ma non troppo_, c'était le «Grand
+international»;--_largo_, il avait pour fondateurs l'élite du monde
+de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de
+l'armée (le général Épaminondas), de la politique (le comte de Cheylus,
+Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts
+(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce
+parisien, représentés par une kyrielle de noms sérieux bien faits pour
+inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'était pas une spéculation louche
+comme tant d'autres; _con calore_, c'était une affaire nationale, _con
+fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di
+marcia_, au relèvement de la fortune publique.
+
+Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la présence à Paris
+n'était pas utile, puisque l'aménagement du cercle ne le regardait en
+rien, avait été passer quelques jours à Elbeuf.
+
+Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait trouvé sa famille
+dans la salle à manger, l'attendant devant le couvert mis.
+
+Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa respectueusement.
+
+--Comment vas-tu la Maman?
+
+--Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais à être inquiète de
+toi?
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus à la Chambre, et depuis
+plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas même une interruption.
+
+--Tu sais bien que je n'interromps jamais.
+
+--Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le dit: ça fait plaisir aux
+électeurs, qui voient que leur député est à son banc.
+
+--J'étais pris par le travail des commissions.
+
+En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation de son cercle
+qu'Adeline avait été pris; mais il ne pouvait pas le dire à sa mère,
+puisqu'il n'en avait pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le
+faire, qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là qu'il lui
+annoncerait cette grande nouvelle.
+
+Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite après le souper; car
+en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre
+comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui
+ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.
+
+Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?
+
+Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; les paroles ne se
+figeaient point sur ses lèvres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou
+dans l'esprit elle s'en débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe
+et Léonie se furent retirées, elle commença:
+
+--Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.
+
+Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant qu'une difficulté
+ou une querelle s'était élevée entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait
+le plus au monde.
+
+--Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a
+pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse
+à toi-même, quoiqu'il m'en coûte d'_affaiter_ ton retour de querelles,
+quand tu rentres chez toi pour te reposer.
+
+Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience de chercher où
+tendait ce discours.
+
+--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.
+
+--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne démarre pas d'ici.
+
+--Oh! Maman! interrompit madame Adeline.
+
+--Je suis _fiable_ peut-être; quand je dis quelque chose on peut me
+croire: bien sûr que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je
+ne prétends pas ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et
+pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche à la
+rencontrer.
+
+--Alors tu autorises ces visites?
+
+Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.
+
+--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garçon; il me
+semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.
+
+--Et s'il lui plaît?
+
+--Dame!
+
+--Tu l'accepterais pour gendre?
+
+--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?
+
+--C'est justement pour n'avoir pas à faire son malheur que j'ai demandé
+à ta femme de fermer notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée;
+il a continué à venir et on a continué à lui faire bonne figure; je me
+suis tenue à quatre pour ne pas le mettre moi-même à la porte; c'est un
+scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour
+Berthe; à la messe on me regarde.
+
+Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec
+Berthe Adeline. Des discussions s'étaient engagées sur ce sujet. On
+ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline
+n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait si c'était
+possible. Pour tâcher de deviner quelque chose, les dévotes de
+Saint-Etienne dévisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces
+regards elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle
+était un objet de curiosité que parce qu'elle devinait les hésitations
+de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable
+d'accepter un pareil mariage!
+
+--Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre franchement et décider
+entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle.
+
+Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile de ne pas répondre à
+une question posée en ces termes et avec cette solennité; cependant il
+l'essaya.
+
+--Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.
+
+--Alors tu les autorises?
+
+--Mais....
+
+--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu à ce que je fasse
+comprendre à ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter
+ici?
+
+Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.
+
+--C'est impossible, dit-il.
+
+Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, elle lui coupa la
+parole.
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+--Mais, Maman.
+
+--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de
+mes jambes, je serais déjà sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de
+ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la
+femme d'un juif. Je te le répète. Je sais bien que tu n'as pas besoin de
+mon consentement pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que je te
+dis: il n'aura jamais ma bénédiction.
+
+--Mais, Maman....
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, et,
+tristement, il revint auprès de sa femme.
+
+--Tu vois, dit celle-ci.
+
+--Et justement au moment où j'apportais de bonnes nouvelles, où je
+croyais qu'un pas décisif était fait pour assurer ce mariage.
+
+--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'appréhension que
+d'espérance, comme ceux que le sort a frappés injustement et qui n'osent
+plus croire à rien de bon.
+
+Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si
+gracieusement obligé au moment de la crise provoquée par la faillite
+Bouteillier, il avait été amené à s'occuper de la fondation d'un cercle,
+dont le but était le relèvement de la fortune publique, il expliqua
+la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation
+matérielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accordé
+l'autorisation qu'il demandait.
+
+--Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.
+
+--Tout était subordonné à l'autorisation administrative, c'est
+d'avant-hier que je l'ai.
+
+Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur
+le visage de madame Adeline, tout au contraire.
+
+--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc
+rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de
+trente-six mille?
+
+--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends rien toi-même; comment
+me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et
+que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.
+
+--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour
+jouer comme un spéculateur paye un agent de change pour jouer à la
+Bourse.
+
+--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source où on le prend me...
+(elle allait dire: me dégoûte, elle se reprit:)... me répugne.
+
+--C'est celle où puisent tous les cercles; sois sûre qu'il n'y a que les
+joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes
+qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à trouver que ce tant
+pour cent n'est pas assez élevé.
+
+--Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A vivre avec les gens, on
+prend leurs défauts.
+
+--Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci,
+celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne
+crois pas ce que tu dis.
+
+--Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce monde qui vit par le
+jeu n'a pas bonne réputation.
+
+--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas président
+à vie: le jour où je verrais la plus petite irrégularité compromettante,
+si petite qu'elle fût, je me retirerais!
+
+--Et si tu ne la vois pas?
+
+--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour
+rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen
+de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons
+mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas
+l'occasion qui se présente, même si elle nous expose à un risque. Tu
+conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous
+nous en garerons bien.
+
+Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, et encore
+vaguement, sans avoir rien de précis à opposer aux réponses de son mari.
+Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment.
+Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son côté, se promettait
+de les ouvrir aussi.
+
+Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain matin, un
+meilleur accueil.
+
+--Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle quand il lui eut
+expliqué la situation.
+
+--Au moins cela l'avance-t-il.
+
+--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant
+que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas;
+plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de
+qualités en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me
+tourmentais, me désespérais, en me disant que peut-être il faudrait
+renoncer à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement,
+n'est-ce pas?
+
+--Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et la sienne. Mais voici
+une idée qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fête pour
+l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta
+mère, et j'inviterai Michel.
+
+--Décidément, tu es le roi des pères!
+
+--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales à leurs filles, tu
+vas me dire quelle robe je dois commander à madame Dupont.
+
+--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose
+que je n'ai mise qu'une fois: elle me va très bien, elle suffira,
+puisque Michel ne la connaît pas et... que ce sera pour lui que je
+m'habillerai.
+
+
+IX
+
+Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme de la fête que
+le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait déjà en
+abrégeant son nom, devait donner pour son ouverture.
+
+Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de
+tapageur qui frappât l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est
+difficile à trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui
+devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, même absurdes,
+ont été épuisées; il est terriblement blasé sur ce genre de fêtes, le
+public parisien et surtout le public boulevardier.
+
+Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, mondain, léger
+et piquant; Fastou avait suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses
+dernières oeuvres; des pianistes avaient assiégé Frédéric, Raphaëlle, M.
+de Cheylus et même Adeline; des guitaristes espagnols s'étaient offerts;
+un Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs variés en faisant
+craquer ses bottes s'était mis à la disposition de Frédéric, qui avait
+refusé avec autant d'indignation que de mépris: son cercle servir à de
+pareilles exhibitions! C'était quelque chose d'artistique, de distingué,
+de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caractéristique qui
+montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.
+
+Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son beau-frère Faré
+un petit acte inédit, dont la représentation eût été un «événement
+parisien»; mais le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui était
+plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), la soeur elle-même
+n'avait pas voulu s'interposer entre son frère et son mari pour
+amener celui-ci à donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier,
+s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, elle avait
+résisté aux prières comme aux reproches et aux menaces:
+
+--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon
+mari, jamais.
+
+--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se présente?
+
+--Non, quand elle se présente mal.
+
+--On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un honneur en entrant dans
+notre famille.
+
+--Au moins ferait-il honneur à votre maison de jeu en lui donnant son
+nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point.
+
+--Nous nous en passerons.
+
+Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme manqua de cette
+attraction, il en eut d'autres: d'abord un dîner pour les invités
+sérieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis
+une soirée réunissant une élite de comédiens et de chanteurs comme
+on n'en voit que dans les grandes représentations à bénéfices, et à
+laquelle des femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité,
+une innovation que l'influence du président ferait tolérer,--pour une
+fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient été remplacées
+par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les
+salons, la vraie fête commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouât
+point ce jour-là, mais il avait dû céder aux réclamations de son comité:
+tout le monde s'était mis contre lui, même les honnêtes commerçants ses
+amis qui jusqu'à ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était
+précisément ceux-là qui avaient montré le plus d'empressement à jouir
+des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne
+serait pas chez eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir s'il
+ne triche pas.
+
+Le dîner était pour huit heures; dès sept heures et demie les invités
+commençaient à monter le grand escalier, si bien rempli de plantes
+vertes et de camélias que le buste de la République, placé dans sa
+niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il était impossible de
+distinguer si on avait devant les yeux une tête de saint ou d'empereur
+romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, était un véritable
+hall, se tenaient les valets de pied en grande livrée: souliers à
+boucles d'argent, bas de soie, habit à la française fleur de pêcher,
+galonné d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le
+programme, et pour quelques-uns, à ce programme il ajoutait discrètement
+une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'était une
+attention délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec quelques
+milliers de francs, on pouvait donner de la gaieté au dîner... et, plus
+tard, de l'animation au jeu.
+
+Dans le salon, les membres du comité recevaient leurs hôtes, qu'ils
+ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adossé à la cheminée,
+souriant et accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, le
+général Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennité,
+avaient cru devoir sortir toutes leurs décorations: M. de Cheylus en
+était si haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un
+torticolis ou d'un lumbago.
+
+Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont écoeurants par leur
+banalité, mais celui du _Grand I_ était exquis, ayant été préparé dans
+les cuisines mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, en
+effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de la cuisine du _Grand
+I_ et qu'on sût dans Paris qu'elle était supérieure, de beaucoup
+supérieure, à celle que pour le même prix on pouvait trouver ailleurs.
+Au premier abord, une spéculation consistant à donner pour deux francs
+cinquante, avec le vin, un déjeuner qui en vaut cinq, et pour quatre
+francs un dîner qui en vaut huit, peut paraître détestable; cependant
+elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise par une
+allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens
+qui fréquentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se
+disent que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, quatre
+francs sur le dîner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille
+quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est
+vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-être pas très
+délicat de faire ce bénéfice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la
+cagnotte payera ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette
+perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire
+pour elle: c'est par le dîner que bien des joueurs sont attirés et
+retenus; et c'est par le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée
+des justes sévérités de la police. Si bien fondées que soient les
+plaintes contre un cercle, l'administration y regarde à deux fois avant
+de le fermer, quand son déjeuner est fréquenté par des gens ayant un nom
+honorable: des commerçants, des artistes, des médecins, des avocats qui
+levés avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne sont pas
+des joueurs de profession; ceux-là font du cercle ce qu'il doit être, un
+lieu de réunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.
+
+La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de Raphaëlle, combinant
+leurs effets, le dîner fut très gai, et l'on arriva à l'heure des toasts
+sans avoir conscience du temps écoulé.
+
+Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la santé des
+représentants de l'armée, de la diplomatie, de la politique, des
+lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fière
+satisfaction de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.
+
+A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant
+guère qu'en mangeant ce bon dîner, dans cette salle luxueuse, au
+milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un but
+patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du
+cimier de chevreuil, et aussi celui du Château-yquem.
+
+Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, qu'il disait et ne
+lisait pas, pour rien voir; il continuait et développait la pensée sur
+laquelle il vivait depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation
+de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands mots de
+Paris-lumière, de ville de toutes les élégances et de tous les génies,
+de relèvement de la fortune publique par le luxe, de travail français,
+de production nationale.
+
+Si les convives à l'intelligence alerte avaient été un peu surpris
+d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient à cette
+table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture
+de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relèvement de
+la fortune publique.
+
+--En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.
+
+Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; Bunou-Bunou venait de se
+lever pour répondre au président, et aussitôt le silence avait succédé
+aux applaudissements: c'était un régal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui
+dépensait des trésors de lyrisme dans ses rapports pour ériger une
+commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants
+était affiché dans les bureaux des journaux.
+
+--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase:
+«J'ignore si je m'abuse», dit un journaliste parlementaire; qui tient
+mes deux louis?
+
+Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, car le premier mot
+qui sortit de la bouche inspirée du député fut précisément la fameuse
+phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon:
+
+--Messieurs, j'ignore si je m'abuse....
+
+Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui
+avaient déjà entendu cette phrase célèbre, il y en eut plus d'un qui se
+cacha la figure dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent
+qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies choses, «on ferait bien
+mieux d'en tailler une petite.»
+
+Heureusement les discours tournèrent court; il fallait enlever les
+tables pour la soirée, et il n'y avait pas de temps à perdre.
+
+En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit dans son cabinet, où
+il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs.
+
+Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,--ce qui avait donné à
+Michel et à Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le
+même compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et
+ils n'avaient pas encore visité les salons du cercle.
+
+--Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit Adeline à Michel; en
+attendant que la soirée commence, nous ferons un tour dans les salons;
+il faut que je vous montre _mon_ cercle.
+
+C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait «mon cercle»:
+n'était-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en
+était-il pas le président, ne décidait-il pas des admissions, tout le
+monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric se tenait si
+discrètement à l'écart qu'il n'avait pas paru au dîner; il se montrerait
+seulement à la soirée, comme bien d'autres.
+
+Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant le bras à sa femme,
+Michel conduisant Berthe; à mesure qu'ils avançaient, l'impression
+n'était pas la même chez la mère que chez la fille: madame Adeline se
+montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe en était émerveillée;
+quant à Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait
+être toujours tourné vers elle, il la regardait venir dans les glaces,
+et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait
+plus à lui: à la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement
+des yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette rose!
+
+Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et
+ils se trouvèrent dans une grande pièce, plus longue que large et très
+haute, puisque de deux étages on en avait fait un seul en supprimant le
+plancher; le plafond était à caissons dorés et les murs étaient tendus
+de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres.
+
+--Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline avec fierté.
+
+--On dirait une chapelle, répondit Berthe.
+
+En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frédéric vinrent
+au-devant d'eux, et les présentations eurent lieu:
+
+--Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; si ces dames
+veulent bien m'accepter à votre place, je vais les installer; je
+resterai avec elles pour leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles
+les connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la maison.
+
+Et ce fut réellement en maîtresses de la maison qu'il les traita: on
+ne pouvait être plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame
+Adeline, qui avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée.
+C'était vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait dépeint.
+
+Les salons s'emplirent «_et la fête commença_». Comme le programme en
+avait été très habilement composé, ce fut au milieu des applaudissements
+qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations enthousiastes,
+et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait à qui répondre, un
+peu grisé de ce triomphe.
+
+Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se
+manifestaient de sourdes protestations et des impatiences.
+
+--Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?
+
+--On n'en taillera donc pas une petite?
+
+Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, parmi ces
+mécontents se trouvaient quelques-uns de ceux à qui elle avait eu la
+prévenance de faire remettre des jetons de nacre.
+
+Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant un peu en
+longueur, se termina aussi: les invités peu à peu se retirèrent, au
+moins ceux qui étaient venus avec leurs femmes.
+
+Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara,
+et, quoiqu'elle fût vaste, on s'y entassa si bien que ce fut à peine si
+ceux qui s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.
+
+--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus.
+
+Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, mais, ce qui valait
+mieux, le bruit se répandait dans Paris, se colportait, se répétait
+qu'il y avait une caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait
+facilement.
+
+Le _Grand I_ était fondé.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+I
+
+Le _Grand I_ n'était ouvert que depuis quelques mois et déjà Adeline
+se demandait comment, pendant tant d'années il avait pu vivre à Paris
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si mortellement
+ennuyeuses, les soirées qu'il passait à tourner dans son petit
+appartement de la rue Tronchet, ou à se promener mélancoliquement tout
+seul autour de la Madeleine, allant du boulevard à la gare Saint-Lazare
+et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que
+de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la
+tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans
+le wagon qui l'emmènerait jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du
+lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les
+siens; il embrasserait sa fille à son réveil; quelle joie dans la
+vieille maison de l'impasse du Glayeul! Là étaient la liberté, la
+gaieté, le repos; Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps,
+et ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pensé
+à se retirer de la politique pour vivre tranquille à Elbeuf, dans sa
+famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique,
+taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupé, le
+coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection et de tendresse, comme il
+avait besoin de l'être.
+
+Mais du jour où le _Grand I_ avait été ouvert, cette existence monotone
+du provincial perdu dans Paris avait changé: plus de soirées vides, plus
+de dîners mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de déjeuners
+hâtés au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un
+chez lui, un nid chaud, capitonné, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, où
+toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les sourires
+les plus engageants accueillaient son entrée, où il était, pour tous
+«Monsieur le président.»
+
+A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien à celle des restaurants
+médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés avec la prudente économie
+d'un provincial, il était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le
+consultait, on le traitait avec une déférence dont les premiers jours il
+avait été un peu gêné, mais à laquelle il n'avait pas tardé à si bien
+s'habituer que ce n'était plus seulement pour les valets, empressés
+à lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était «monsieur le
+président», il l'était devenu pour lui-même, croyant à son titre, le
+prenant au sérieux, s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le
+fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours «Monsieur le
+président» pour quelqu'un et conséquemment pour soi.
+
+Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanité, celles de la
+camaraderie et de l'amitié l'avaient attaché à son cercle. En sortant de
+la Chambre il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant
+si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus sur le pont de la
+Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel côté il
+allait aller, à droite, à gauche, sans but, au hasard.
+
+Il était rare que maintenant il sortît seul de la Chambre, presque tous
+les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, chargé d'un portefeuille bourré de
+paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, qui, mis à la porte
+par Raphaëlle le jour même où elle n'avait plus eu besoin de lui, était
+heureux de trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait rien,--le
+_suif_.
+
+D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, invités par
+Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, quand ils étaient en disposition
+de s'offrir un dîner meilleur et moins cher que dans n'importe quel
+restaurant.
+
+--Je vais dîner avec vous.
+
+On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par
+les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue
+de l'Opéra, en causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de la
+porte à deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu
+qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand
+escalier décoré de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses
+invités devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou pour autre
+raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait jamais:
+
+--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.
+
+C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à lui les valets qui
+dans le hall s'empressaient autour de ses invités; à lui ces vitraux
+chauds aux yeux, ces tableaux signés de noms célèbres.
+
+A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur ces tapis doux aux
+pieds, à s'engourdir dans des fauteuils savamment étudiés, à n'avoir
+qu'un signe à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé
+gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un
+attrait si puissant sur certains habitués des cercles qu'ils se trouvent
+mal à leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette
+attraction avait été d'autant plus envahissante qu'il avait toujours
+vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: point de tapis, point de
+vitraux à Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas à demi-mot.
+
+Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce qu'il avait trouvé dans
+son cercle, c'était la conversation facile et légère de _ses_ dîners
+qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses
+scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses drôleries ou ses
+douleurs. Bien qu'habitué aux propos graves et lourds de la province,
+qui partent de rien pour arriver à rien, il aimait cependant la
+raillerie fine et le mot vif, et quand il avait à sa table--ce qui
+d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit à la langue aiguisée ou
+à la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point
+que de bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un régal de les
+écouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-là, tous venaient lui
+donner leur représentation sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à
+leur sourire, qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une
+amabilité pleine de bonhomie.
+
+Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice en même temps que
+d'une âme reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence
+agréable sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.
+
+Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur le plus
+zélé en même temps que le plus discret, deux qualités qui ordinairement
+s'excluent l'une l'autre.
+
+Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne quittât guère
+le cercle, jamais Frédéric ne se mettait en avant: Maurin, qui avait
+toujours le titre de gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce
+qui importait à Adeline, c'était que lui, président, ne le fût point;
+c'était que la gestion financière n'empiétât point sur la direction
+morale, et, après dix mois d'exercice, il se sentait aussi maître de
+cette direction qu'au jour où, pour la première fois, il avait pris la
+présidence.
+
+Pour les admissions, lui et son comité étaient restés les maîtres
+absolus, et jamais le gérant n'avait essayé de leur faire admettre des
+membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, où le souci de
+faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver
+au _Grand I_, lui avait-on prédit charitablement en l'avertissant de se
+bien tenir de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un Maurin,
+non un vicomte de Mussidan!
+
+D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à son comité des
+plaintes, ou simplement des réclamations, tant la machine administrative
+fonctionnait avec régularité.
+
+C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait parlé dans leurs
+entretiens du soir sur les boulevards, et que, grâce à la sévérité de sa
+surveillance, ils avaient pu réaliser.
+
+--Où diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en
+faisant son éloge aux membres du comité.
+
+A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient
+Raphaëlle à Frédéric et aussi la part que celui-ci avait prise à son
+expulsion, répondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à
+faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui
+démentait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire énigmatique
+eût inquiété Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance;
+c'était simplement la vengeance d'un... battu.
+
+Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait avec les autres
+membres du comité de cette petite traîtrise.
+
+--Il n'en prend pas son parti, le comte.
+
+--Dame! il y a de quoi!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à la place de M. de
+Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gré.
+Peut-être trouverez-vous que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je
+vous affirme que c'est profond.
+
+Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline,
+par excès de conscience plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce
+qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien répondu aux
+questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce
+qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce jeune
+homme» que ce que tout le monde savait.
+
+Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric qu'il eût cherché, au
+delà de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en
+avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le
+_Grand I_ était le modèle des cercles?
+
+On sait que l'été fait le vide dans les cercles comme dans les théâtres:
+avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville,
+à Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; plus tard on
+chasse, on ne va pas à son cercle, et plus ce cercle est d'un rang
+élevé, plus il est abandonné par ses membres. Cependant tous ces membres
+ne restent pas sans venir à Paris pendant cinq ou six mois, et ceux
+qui n'y sont pas ramenés pour une raison quelconque de sentiment ou
+d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de
+l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? au théâtre? ils sont fermés;
+à son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on
+donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joué; les doigts
+vous démangent. Si alors on entend parler d'un cercle où la partie a
+gardé un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisième
+ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous
+présentent, et l'on s'assied à la table du baccara.
+
+C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles
+chômaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_
+les membres les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait
+pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait,
+d'ailleurs.
+
+--Vous voyez comme on vient à nous.
+
+Adeline était ébloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui
+défilaient sur les lèvres de son gérant, et quand il allait à Elbeuf il
+ne manquait pas de les répéter à sa femme.
+
+--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain
+neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui
+travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine et
+le monde élégant.
+
+Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus
+clair, c'est que son mari venait moins souvent à Elbeuf; c'est que,
+quand il était chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible
+qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa
+cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la première fois depuis
+quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule.
+
+
+II
+
+Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle n'était pourtant pas
+sans mélange.
+
+Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le
+marquis de..., étaient venus perdre quelques milliers de francs chez
+lui, il éprouvait un sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre;
+et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait servait de
+trait d'union entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant,
+c'était un sentiment de juste fierté qui le portait et auquel il pouvait
+s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli.
+
+Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait près de cinquante
+mille francs à la caisse de _son_ cercle, qui n'était pas _sa_ caisse,
+par malheur, c'était un sentiment de honte qui l'anéantissait.
+
+Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?
+
+C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassuré sa femme
+lorsqu'elle avait manifesté la crainte qu'il ne devînt joueur.
+
+--Moi, joueur!
+
+Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, qu'il avait joué
+dans sa jeunesse et que par expérience il connaissait les dangers du
+jeu.
+
+Ce n'est pas quand on a été entraîné une première fois et qu'on a eu la
+chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans
+on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances
+qu'on n'a plus à cinquante après avoir appris la vie.
+
+Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne,
+il y avait eu alors toutes sortes de raisons et même d'excuses à sa
+faiblesse: sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant lui
+avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait
+et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coûtait rien, pas
+même un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte était
+légère pour la fortune de ses parents.
+
+Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute était simplement celle
+d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire
+grand mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; ç'avait été une
+épreuve salutaire; s'il était entré dans la fournaise, il s'y était
+bronzé, et si complètement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus
+joué. Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût des cartes;
+s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumière d'une
+lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il était assez riche
+pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât aucun plaisir, et il ne
+l'était pas assez pour que celui perdu ne lui fût pas une cause de
+regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter
+cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer:
+
+--Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver?
+Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas.
+
+Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres.
+
+Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; comme il les
+trouvait misérables, ceux qui succombaient à la passion du jeu!
+
+Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, puisqu'ils
+étaient des passionnés, c'est-à-dire des êtres inconscients et par là
+des irresponsables; mais lui, quand pour la première fois il s'était
+assis à la table de baccara de son cercle, il n'avait pas été poussé par
+la main irrésistible de la passion.
+
+C'était même cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que
+les cartes l'ennuyaient acquise dans sa première jeunesse, et confirmée
+pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui
+avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il avait discuté dans sa
+conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les
+propositions de Frédéric.
+
+Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de n'avoir rien à
+craindre pour lui-même: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au
+milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie
+contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou
+qu'on méprise ceux qui ont le malheur d'en être infectés.
+
+Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient ridicules ou
+pitoyables: sur leurs visages convulsés, rouges ou pâles, selon le
+tempérament, dans leurs mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de
+joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou leur anéantissement,
+il s'amusait à suivre les sensations par lesquelles ils passaient.
+
+Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du rivage, jouit de
+l'horreur d'une tempête, il se disait qu'heureusement pour lui il était
+à l'abri de ce danger.
+
+--Qu'irait-il faire dans cette galère?
+
+Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas du tout le fond de sa
+nature, comme il était au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur
+sensible à la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir
+adresser des avertissements à quelques-uns de ceux qui, pour une raison
+ou pour une autre, l'intéressaient plus particulièrement.
+
+Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant
+le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade,
+il leur avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les yeux, les
+grondant, les chapitrant. Quelquefois même, dans des cas graves, il
+les avait fait comparaître dans son cabinet de président, et là, entre
+quatre yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez trop gros
+jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est
+pas en rapport avec vos ressources.»
+
+Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaître que ses
+discours les plus affectueux étaient aussi peu efficaces que les
+semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient
+aucun effet.
+
+Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin
+il y avait renoncé, n'étant point homme à persister dans une tâche dont
+il reconnaissait lui-même l'inutilité.
+
+--Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.
+
+Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas à faire le
+président: c'était lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle,
+et l'honneur du _Grand I_ était que le jeu y fût contenu dans des
+limites raisonnables.
+
+Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré eux et contre
+eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot.
+
+Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois même y passer
+la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les
+salons, rôdant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait
+eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un
+fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il
+reprenait ses promenades en cherchant à savoir ce qui s'était passé
+pendant qu'il sommeillait.
+
+Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il se tenait debout, les
+mains dans ses poches à côté de la table de baccara, un joueur lui avait
+dit:
+
+--Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc pas une?
+
+Et alors il avait répondu en haussant les épaules
+
+--Le baccara! mais c'est à peine si je sais les règles de ce jeu, si
+simples cependant.
+
+--C'est si facile.
+
+--Plus facile qu'amusant: il y a des présidents dont c'est la force de
+ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-là.
+
+Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives que son président
+faisait pour détourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'était jamais
+intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas du tout
+pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien moins qu'à diminuer les
+produits de la cagnotte: il importait de le ménager, et d'ailleurs les
+probabilités n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. Qui a
+jamais empêché un joueur de jouer? c'était ce qu'il avait pu répondre à
+Raphaëlle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire;
+cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous être
+utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le président du _Grand I_
+éloigne les joueurs au lieu de les attirer; ça vous pose bien.--Et s'il
+les détourne?--Je te promets qu'il n'en détournera pas un seul, tandis
+qu'il détournera peut-être quelqu'un que nous avons intérêt à éloigner
+de chez nous.--Le préfet de police?--C'est toi qui l'as nommé; comment
+veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de fermeture contre un cercle
+où le jeu est combattu par son président?--Ce n'est pas en discourant
+contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais bien que nous
+ne le tiendrons que quand il sera endetté à la caisse; jusque-là
+j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous à sa
+place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-être plus
+que tu ne voudras.--Pousse-le.
+
+Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher aux cartes,
+Frédéric, cédant comme toujours à l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé
+ce mot:
+
+--Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son ton le plus doux et
+avec ses manières les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus
+d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même?
+Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que vous avez
+dernièrement catéchisés--je vous demande la permission de ne pas le
+nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu.
+
+--C'est parfaitement vrai.
+
+--Très bien; mais vous comprenez que cela enlève beaucoup d'autorité
+à vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition
+systématique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti,
+c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, ce n'est pas de la
+sympathie.
+
+--J'ai joué autrefois.
+
+--Alors il est bien étonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu;
+qui a joué jouera....
+
+--Jamais de la vie.
+
+--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas;
+je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait
+en vous un ami au lieu de voir un adversaire.
+
+En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la réflexion le soin
+d'achever ce qu'il avait commencé: il connaissait son Adeline et savait
+avec quelle sûreté germait le grain qu'on semait en lui.
+
+Avec l'expérience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait
+combien sont rares les guérisons radicales chez les joueurs, et combien,
+au contraire, sont fréquentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui
+étaient restés dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans
+leur âge mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que
+celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était seule
+désormais!
+
+
+III
+
+Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a joué jouera», comme de
+tant d'autres qu'on répète sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont
+monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance,
+mais à cette heure il en était jusqu'à un certain point frappé.
+
+Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, et comme les
+proverbes vont rarement seuls, il lui en était venu un autre qui
+s'imposait, dans les circonstances particulières où il se trouvait,
+et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans feu»; pour que
+l'expérience populaire se fût formulée en cette petite phrase: «qui a
+joué jouera», il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.
+
+Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme
+qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il
+suivait le jeu avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers jours
+de l'ouverture de son cercle.
+
+S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient plus
+ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se
+passionnât pour ces luttes à coups de cartes, qui se passent en quelques
+minutes, et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. Il en
+avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi
+les phases avec émotion--avec cette sympathie dont parlait Frédéric.
+
+C'était un symptôme, cela.
+
+En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait maintenant au jeu,
+il allait prendre les cartes lui-même.
+
+Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, mais enfin il n'en
+était pas moins vrai qu'il y avait là quelque chose de caractéristique,
+ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir.
+
+Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques à la
+caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque,
+il n'avait pas pu se défendre contre un certain sentiment d'envie et ne
+pas se dire que c'était de l'argent facilement, agréablement gagné en
+quelques heures.
+
+De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la
+bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi.
+
+Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y
+réussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme
+la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens
+qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et
+ils perdent, voilà tout. Quand il était tout jeune, et qu'il jouait des
+billes à pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante,
+cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne,
+lorsqu'il était entré à Bade dans la salle de la roulette, il avait mis
+un louis sur le 24, qui était le chiffre de son âge, et le 24 était
+sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé la
+même expérience, et le 24 était sorti encore. Deux numéros pleins
+sortant ainsi exprès pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela
+n'était-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance
+personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et il avait perdu
+à la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les
+soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette perte
+n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme son gain, et elle ne
+prouvait nullement qu'à un moment donné il n'avait pas eu la chance--une
+chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a
+égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions qu'il n'avait
+pas songé à examiner, puisqu'il avait renoncé au jeu pendant de longues
+années, mais qui maintenant lui revenaient.
+
+Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes,
+il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils
+seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est
+aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait cette
+partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? En somme, il y a une justice
+supérieure qui dirige les choses et les destinées en ce monde, et cette
+justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme
+Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fût malheureuse.
+
+Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à ce jour, ne
+s'était pas présentée à son esprit. C'est que celui qui a de la fortune
+ou qui gagne largement, sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins,
+ne considère pas le jeu au même point de vue que celui qui est gêné et
+qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du
+jeu eussent été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait sa fortune
+héréditaire qu'augmentaient tous les ans les bénéfices de sa maison de
+commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que
+sa maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient bien à
+propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui.
+
+Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui,
+retentissait à son oreille la phrase qu'il était habitué à entendre:
+
+--Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous
+feriez!
+
+Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses
+gestes désordonnés, ses éclats de voix insultent au malheur des pontes,
+et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à étudier longuement son
+point pour torturer à l'avance ceux que dans quelques secondes il va
+saigner à blanc.
+
+Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était flatté qu'on ne crût
+pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes
+qui viennent misérablement au cercle pour jouer la _matérielle_,
+c'est-à-dire tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie
+au jour le jour; recommençant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille,
+attelés à ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en
+usant les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme ceux qui
+le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier même, certainement
+il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus
+que ponte d'ailleurs.
+
+Quand Raphaëlle avait fondé _son_ cercle, car dans l'intimité elle
+disait _son_ cercle, comme Frédéric et Adeline le disaient eux-mêmes,
+elle aurait voulu être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de
+manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement cela lui avait
+été impossible, et elle avait dû accepter de ses amis ce qui lui
+manquait, ou plutôt d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux
+Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur
+de cercle, Barthelasse en était réduit dans sa vieillesse, ce qui était
+un grand chagrin pour lui--à faire valoir par les mains des autres la
+fortune que quarante années de travail lui avaient acquise--c'était lui
+qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, il aurait
+voulu, lui, être le chef de partie du cercle, c'est-à-dire le caissier
+prêteur auquel le joueur décavé fait des emprunts pour continuer de
+jouer. Mais Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter cette
+combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des
+bénéfices qu'on peut faire dans un cercle. C'était elle qui voulait
+être chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne
+consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle à son
+apport. Ils s'étaient fortement querellés sur ce point, ils s'étaient
+non moins fortement injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et
+s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce rôle de chef de
+partie en prêtant non son argent, mais le leur à elle et à lui, et à eux
+deux ils se partageraient les bénéfices.
+
+Pour surveiller cette opération des plus délicates, puisqu'il s'agit
+d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et
+instantanément, sans avoir le temps d'étudier la solvabilité et
+l'honnêteté de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant
+qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges
+épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il là, on n'en savait trop rien;
+il semblait être un surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais
+qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de partie, Barthelasse
+survenait, et, à distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il
+disait lui-même le oui ou le non, que le chef de partie répétait.
+
+Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se
+permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que
+tout le monde répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» mais
+sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline répondit à cette
+invite par un sourire, il alla plus loin:
+
+--Mais un _présidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle,
+dit-il avec son accent provençal le plus pur, c'est un pâtissier qui
+ne mange jamais de ses gâteaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous
+le demande? Alors il s'en trouve qui disent: «C'est qu'ils sont
+empoisonnés.» D'autres: «C'est qu'ils sont faits _malpropremint_.»
+
+Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une fois. Etait-il possible
+qu'on crût dans le monde qu'à son cercle il se passait des choses
+malpropres? Evidemment son abstention systématique pouvait être mal
+interprétée. De même pouvaient être mal interprétés aussi ses discours
+contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas
+lui-même, et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à qui il
+s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne
+jouait pas loyalement?
+
+Mais alors?
+
+Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment où
+il venait d'être fortement ébranlé par une partie qui s'était jouée sous
+ses yeux: un commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses affaires
+et plus près de la faillite que de la fortune, avait gagné deux cent
+mille francs qui le sauvaient. Et en présence de cette veine heureuse
+Adeline s'était tout naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être
+pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, et il gagnait
+ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette
+nuit-là, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami.
+
+Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalité dans
+un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un
+bonheur mérité?
+
+On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il était vraiment trop
+timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin.
+
+Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne
+vivaient que par le jeu et pour le jeu.
+
+Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois.
+
+Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques milliers de
+francs; avec le calme et la raison qui étaient son caractère même, il
+n'y avait pas à craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre
+qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la vérité ce serait une
+perte, mais enfin elle n'irait pas loin.
+
+Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver,
+comme il lui semblait juste que cela arrivât, son gain pouvait être
+considérable.
+
+Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme comme lui ne s'emballe
+pas; il se connaissait bien.
+
+Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et après ce serait fini:
+on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie.
+
+Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas tout de suite à
+exécution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara,
+se disant que ce serait pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce
+soir-là.
+
+Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des
+théâtres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle:
+
+--Qui prend la banque?
+
+Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, et, s'avançant
+vers la table:
+
+--Moi, dit-il.
+
+
+IV
+
+--Le président prend la banque!
+
+C'était le cri qui instantanément avait couru dans tout le cercle.
+
+Même dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et
+d'écarté, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, même d'échecs,
+avaient quitté leur partie pour voir cette curiosité: le président
+taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient
+dans le salon de lecture ou çà et là dans les coins sombres, avaient
+suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara:
+
+--Auguste, six mille.
+
+A cette demande de son président, Auguste, le chef de partie, sans même
+consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui était jamais arrivé,
+s'était empressé d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau
+les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une
+génuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait déposés sur la
+table.
+
+C'était chose tellement extraordinaire, tellement stupéfiante de voir
+«M. le président» tailler une banque, que Julien le croupier oubliait
+de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table
+chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, car ceux qui
+occupaient déjà des sièges n'avaient eu garde de les abandonner.
+
+Dans cette salle ordinairement silencieuse où sous ce haut plafond
+régnait toujours une sorte de recueillement comme dans une église ou un
+tribunal, s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.
+
+Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de banquier, un peu
+surpris de se trouver si élevé au-dessus des pontes assis autour de la
+table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement,
+sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient son esprit
+et sa pensée.
+
+En attendant que le jeu commençât, un de ceux qui se tenaient à côté de
+sa chaise se pencha sur son épaule, et d'une voix moqueuse:
+
+--Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera terrible: Frimaux
+revient de l'Odéon.
+
+Un éclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arrêtèrent
+sur un joueur assis à côté du croupier et qui n'était autre que Frimaux,
+le plus grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait
+représenter quelques pièces avec des fortunes diverses, des chutes
+écrasantes ou de solides succès, selon les hasards de la collaboration,
+Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premières un vendredi ou tout au
+moins un 13. Au cercle, où régulièrement il passait quatre heures par
+jour, du 1er janvier au 31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à
+la sueur de son front, comme il le disait lui-même, c'est-à-dire les
+quatre ou cinq louis nécessaires à sa vie--la matérielle--il ne jouait
+que dans certaines circonstances particulières qui devaient lui donner
+la veine: pendant trois mois il avait été convaincu qu'il ne pouvait
+gagner que s'il tournait le dos à l'avenue de l'Opéra: toutes les
+fois qu'il lui faisait face, il tirait des _bûches_, c'était fatal;
+maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi tous
+les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs des Batignolles où
+il demeurait pour s'en aller à l'Odéon, dont il faisait sept fois le
+tour en monologuant comme un personnage de l'ancien répertoire: «J'aurai
+la veine ce soir»; puis il revenait au _Grand I_, où pendant quatre
+heures il restait inébranlable dans sa foi, malgré la déveine qui
+souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus
+sérieuses pour se l'expliquer sans jamais ébranler sa confiance en son
+fétiche, aussi solide que les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le
+reste parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de
+Dieu comme du diable, et ne croyant même pas à sa paternité, bien que
+madame Frimaux fût la plus honnête femme du monde.
+
+--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se
+moquât de lui.
+
+--Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.
+
+En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage ne prenait jamais de
+voiture--le fiacre n'est pas mascotte--était crotté comme un chien.
+
+Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux qui se pressaient
+autour de la table:
+
+--Messieurs, faites votre jeu....
+
+Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux ramassés sur lui et
+particulièrement ceux de Frédéric, placé en face de lui, derrière trois
+rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de
+dépasser.
+
+--Rien ne va plus?
+
+Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était maintenant assez
+calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux
+deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage,
+c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner),
+ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans
+empressement de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.
+
+Il n'y eut qu'un cri:
+
+--Et il ne voulait pas jouer!
+
+Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, car sa joie
+allait au delà du coup gagné, qui par lui-même ne donnait réellement
+qu'un résultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve
+était faite, et elle confirmait ses pressentiments basés sur les
+espérances de sa jeunesse: quelle faute il eût commise de ne point
+tenter l'aventure!
+
+Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les cartes pour le second
+coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'était à
+croire que le gain comme la perte lui étaient indifférents; les vieux
+joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux étaient démontés par son
+assurance:
+
+--Qui aurait cru cela de lui?
+
+Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait été admis
+jusqu'à ce moment que, s'il ne jouait pas, c'était tout simplement
+parce qu'il n'était pas en situation de supporter une perte de quelque
+importance.
+
+Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite
+et gagna au tableau de gauche; le troisième, le quatrième furent
+pour lui, quand il arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice
+d'environ une vingtaine de mille francs.
+
+Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion lui étreignit le
+coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent dans le cou: sans doute ce
+n'était point une fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait
+la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'était
+une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la
+réduire à rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou non il
+avait la chance,--ce qui était le grand point.
+
+Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il
+semblait qu'elles ne pouvaient se détacher de ses doigts, comme s'il
+espérait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir
+ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes,
+n'osant pas les regarder.
+
+Il avait cinq.
+
+La situation était critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne
+demandèrent de cartes ni l'un ni l'autre.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par
+les discussions sur le tirage à cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer?
+Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui
+était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, et il n'était pas
+en état en ce moment de se rappeler la théorie et de la raisonner.
+
+Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la rapidité avec
+laquelle les résolutions doivent se prendre: avait-il intérêt à s'en
+tenir à cinq ou à se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois
+ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait de neuf; mais
+s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et
+perdait. Un vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement la
+question; mais il n'était pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout,
+et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la décider.
+
+Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans des conditions plus
+caractéristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui
+rendrait l'arrêt.
+
+Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite
+avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs étaient à
+lui.
+
+Décidément la preuve était faite, l'arrêt était rendu: il avait la
+chance.
+
+Ce fut d'ailleurs le cri de tous.
+
+Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric ne fut pas le
+dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les
+autres.
+
+Quand Adeline lui répéta que c'était la première fois qu'il jouait, il
+ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de
+suite le parti qu'il en pouvait tirer:
+
+--La façon dont vous avez joué prouve une chose, qui est que vous avez
+le génie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous
+avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que
+vous méprisiez bien la fortune pour ne pas jouer.
+
+Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas à répondre qu'aux
+complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de
+Cheylus en tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres,
+et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus.
+
+Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et ce soir-là moins
+que jamais; cependant il ne put pas s'empêcher de lancer une légère
+allusion à l'Odéon.
+
+--L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! alors, vous comprenez!
+
+Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. Les amis
+d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'était pas quarante mille
+francs qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent mille.
+
+De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante mille francs ou
+ce qui lui en restait, c'est-à-dire trente-cinq mille francs, Adeline,
+en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, où ils
+seraient plus en sûreté qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien
+de dire à sa femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât point,
+il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de
+faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fût tout
+naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'était trouvée cette somme:
+les débiteurs qui payent intégralement ce qu'ils doivent pour obtenir
+leur réhabilitation sont rares, mais enfin on en trouve.
+
+Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait battus la veille
+l'entourèrent:
+
+--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher président.
+
+--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez
+enlevé hier si joliment.
+
+Il répondit en riant que cela était impossible, attendu que cet argent
+roulait vers Elbeuf; puis sérieusement il expliqua qu'il n'était pas
+joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille
+à tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de ceux qui le
+tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur être agréable,
+pour le plaisir du cercle.
+
+--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous
+rien?
+
+Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il
+ne méprisait pas la fortune comme le croyait Frédéric,--loin de là.
+
+Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui
+lui appartenait et lui était personnelle; elle l'abandonna au moins en
+partie; c'est-à-dire qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina
+par une perte de six mille francs.
+
+Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à la caisse qu'il
+payerait le lendemain.
+
+--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher président, dit
+Frédéric, ce n'est pas pour vous que vous avez joué aujourd'hui, c'est
+pour le cercle. C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos
+propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si vous tenez à
+rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser:
+mais, jusque-là, la caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre
+chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera facile: vous
+rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec.
+
+C'était ainsi qu'il avait été pris,--en se laissant incorporer dans la
+troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court après son argent.
+
+
+V
+
+Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment
+son fétiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur
+n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver à
+lui-même à grand renfort de «si» qu'elle pouvait être évitée.
+
+Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait gagné, il avait bien
+joué; au contraire, il avait mal joué quand il avait perdu.
+
+--Si....
+
+Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de les réparer;
+évidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle
+est contrariée? et il avait contrarié la sienne par son ignorance plus
+encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'était-elle pas
+toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est
+pas la théorie qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce n'est
+pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la décision,
+c'est la pratique.
+
+Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre en prenant place
+tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant
+sagement quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne l'eût ni
+appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé que deux banques, il n'en
+avait pas moins gagné une maladie d'un genre spécial, que le contact
+seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique à tant de
+joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complète, puisse désormais
+les en guérir--celle qui consiste à vouloir toujours et toujours être
+banquier.
+
+A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se laissent éblouir, les
+natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec
+l'affolement de la mêlée, non celle où l'on fait le coup de fusil en
+soldat, mais celle où l'on commande et où, sous le panache, on ressent
+toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du
+fauteuil où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et brave les
+regards braqués sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le
+dévorer: «dix manants contre un gentilhomme.»
+
+Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus
+qu'il n'y avait sur sa tête le moindre panache; cependant, comme tant
+d'autres qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir chaud, il
+avait subi ces éblouissements et ces fascinations: banquier toujours,
+ponte jamais.
+
+Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne lui avait pas été
+fidèle constamment, et plus d'une fois elle avait passé du côté des
+manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois,
+par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir cinquante mille
+francs à son cercle.
+
+Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à point pour le
+réconforter:
+
+--Vous vous rattraperez.
+
+Et quand il avait gagné se trouvaient là non moins à point quelques
+besoigneux pour lui faire une saignée:
+
+--Mon cher président...
+
+La voix était si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas
+refuser, bien qu'il eût vu plus d'une fois les quelques louis qu'il
+venait de prêter changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis vert:
+eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en
+blâmer?
+
+Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à moitié endormi
+descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches
+s'enfonçaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le
+secouait, le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il
+regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où il avait si
+tranquillement dormi autrefois, et où maintenant il n'avait à passer
+avant la Chambre que quelques heures agitées.
+
+Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont
+celles où la voix de la conscience prend le plus de force, il s'était
+dit qu'il devait renoncer à son cercle et donner sa démission,--seul
+moyen sûr de ne pas céder à la tentation. Mais il fallait commencer par
+rembourser ce qu'il devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.
+
+Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle
+vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagné quarante mille
+francs le jour où, pour la première fois, il avait taillé une banque
+alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il
+pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les
+combinaisons du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que d'une
+quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoyé trente-cinq mille
+à Elbeuf qui, Dieu merci, étaient intacts. Pour quinze mille francs
+aventurés, devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que fallait-il
+pour qu'elles pussent se réaliser, au delà même de ce qu'il avait promis
+à Berthe? Quelques minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne
+se représenteraient pas pour lui!
+
+Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence étaient indispensables
+à son cercle qu'il aimait.
+
+Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles dans les premiers
+temps, elles l'étaient maintenant encore et même plus que jamais. Son
+cercle, c'était lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons au
+Grand International» ou simplement comme les boulevardiers. «Allons au
+_Grand I_», ils disaient familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui
+créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.
+
+Déjà le _Grand I_ n'était plus ce qu'on l'avait vu à l'ouverture et des
+changements s'étaient faits, inappréciables sans doute pour tout le
+monde, mais qui n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.
+
+A sa table d'hôte paraissaient maintenant des figures qui ne s'y
+montraient pas autrefois et qui l'étonnaient; corrects, ils l'étaient
+trop; décorés, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est
+décent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux
+faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la réalité.
+
+D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des recherches, il
+avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent présentés par des parrains
+suffisants, ou membres réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il
+surveillait toujours avec la même sévérité les admissions des membres
+permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours été sérieux.
+Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les
+cercles, un membre permanent pouvait amener un invité; et cette petite
+porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus
+fréquentée que la grand'porte, avait laissé passer plus d'un nouveau
+venu qui l'inquiétait.
+
+Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne s'en serait pas
+autrement tourmenté, des invités sans doute; mais au contraire ils
+venaient régulièrement et ils amenaient avec eux des invités à l'air
+généralement honnête et simple, des braves gens ceux-là à coup sûr, qui
+ne faisaient pas long feu au cercle: ils dînaient une fois ou deux,
+jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il
+avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, mais inutilement:
+malgré sa connaissance du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus
+que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects
+et si décorés n'étaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le
+supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-à-dire des
+racoleurs chargés d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au
+_Grand I_ ces moeurs n'étaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait
+pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans
+les cercles; c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui avait
+beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait jamais vu une vraie
+volerie...
+
+Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles étaient
+en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontées autrefois,
+Frédéric s'était rejeté sur la province:
+
+A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on ne se connaît pas,
+tout est possible; mais à Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, où
+il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs!
+
+Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément le _Grand I_ ne fût
+pas exclusivement composé, comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au
+moins de membres ayant entre eux des relations d'intimité qui créent une
+sorte de solidarité et de responsabilité collective. Il aurait voulu
+qu'on n'y vînt que pour s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens
+ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait à
+craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passés dans son
+cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs
+années à la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considérable
+le jeu tient dans un certain monde où la gêne est la règle à peu près
+commune, où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où l'on ne
+compte que sur une bonne chance pour combler le déficit qui, de jour en
+jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fût le lieu
+de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en était un
+lui-même, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les
+occasions et les facilités qui l'avaient perdu.
+
+Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, les bénéfices de la
+cagnotte en étaient un de contrariété: il eût voulu qu'elle donnât
+moins, puisque les produits étaient en proportion du jeu: un louis pour
+une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un
+matin qu'il assistait à l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait
+été stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: près de
+dix mille francs. Dix mille francs de bénéfices pour une nuit de jeu!
+
+Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait franchement montré à
+Frédéric, occupé à compter les jetons et les plaques: le cercle était
+vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que
+lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employés.
+
+--Dix mille francs! est-ce possible?
+
+Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, sans répondre, avec un
+sourire énigmatique.
+
+A la fin, il s'était décidé:
+
+--Vous voyez, mon cher président.
+
+De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait baissé les yeux,
+n'osant pas insister: n'était-ce pas avouer qu'il croyait possible le
+_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une
+fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et
+de plaques par le croupier au détriment des joueurs; mais, pour que
+ce bourrage puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des
+croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner Frédéric d'une
+pareille infamie.
+
+--Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.
+
+--Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.
+
+--Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que nous sommes d'accord.
+
+D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours comme au
+commencement.
+
+Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commerçant de Bordeaux,
+avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint à lui en
+souriant, les mains tendues:
+
+--Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à dîner, ce soir, à votre
+cercle, dit le commerçant.
+
+--Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour ce soir?
+
+--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?
+
+C'était une invitation lithographiée avec élégance et sur beau bristol,
+signée: «le président Adeline.»
+
+Seule l'adresse était manuscrite.
+
+J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel m'a remis cette lettre,
+car je ne suis arrivé que d'hier dans la nuit.
+
+--A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper à des explications
+plus qu'embarrassantes.
+
+Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: comment, les
+garçons d'hôtel distribuaient des invitations signées de son nom: «le
+président Adeline!»
+
+--Mais, mon cher président, répondit Frédéric en essayant de rire, ce
+qui vous étonne se fait partout.
+
+--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle.
+
+--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que
+nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche,
+il faut des joueurs.
+
+--Mon nom ne servira pas à les attirer.
+
+
+VI
+
+L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude dans l'association
+Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si
+ce président s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait
+pas?
+
+L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi quand Frédéric
+raconta l'algarade qui venait de lui être faite.
+
+--Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.
+
+--Rien.
+
+Vous ne lui avez pas cassé les _rinss_? s'écria Barthelasse, dont le
+premier mouvement était toujours de revenir à son ancien métier de
+lutteur, malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir
+et se calmer... à _Pariss_....
+
+Raphaëlle haussa les épaules:
+
+--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin.
+
+--C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop la voix, je n'avais
+qu'à faire ça:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-même, enfonça
+son cou court dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en avant
+dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans
+l'arène;--et tout de suite c'était fini; on lui permet trop de faire
+ce qui lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui donnons
+trente-six mille francs? Est-ce pour nous embêter? Je vous le demande.
+Hein!
+
+--C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua Frédéric impatienté.
+
+--Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai
+peur.
+
+--Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle sèchement, nous avons
+besoin de lui, il faut manoeuvrer en conséquence.
+
+--Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua Barthelasse, on
+ne sera sûr de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour où il filera
+la carte, il sera à nous.
+
+--Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?
+
+--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandées, et je
+puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouvés.
+
+Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux à ce sujet,
+car du jour où Adeline avait accepté la présidence du cercle, ils
+s'étaient demandé comment ils le garderaient à la tête de leur affaire.
+Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils
+pouvaient être tranquilles. Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et
+il n'était pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout à coup,
+au moins peu à peu, la situation changerait.
+
+--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot
+de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux
+préjugés dont sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont
+affranchis.
+
+--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait répondu
+Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son
+président.
+
+Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait même pas qu'il en
+pût être autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans
+danger, en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité égale à
+celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris à travailler. Alors
+pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il
+n'y a rien de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné par le
+travail.
+
+Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond beaucoup plus
+embarrassés de préjugés que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le
+monde en fût arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie
+pratique qui enseigne à ne voir que l'argent gagné sans se soucier de la
+façon dont on le gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même de
+son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre à
+travailler pour jouer à coup sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait
+procéder avec celui que d'un air de mépris ils appelaient «_Puchotier_»
+depuis qu'Adeline, se défendant un jour de ses ignorances parisiennes,
+s'était lui-même donné ce nom en disant qu'à Elbeuf les _Puchotiers_
+sont les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout progrès en ne
+jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire écouter si
+on lui parlait franchement?
+
+Il fallait vraiment être _Puchotier_ pour avoir la naïveté de croire
+qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnête
+cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer,
+d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq mille francs
+d'éclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au
+personnel, trente-six mille francs de traitement au président, trente
+mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour
+abonnements aux journaux, impressions, concerts, fêtes, c'est-à-dire
+d'une dépense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir
+ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant à ceux qui avaient
+fondé l'affaire, gérant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de
+comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins
+influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer
+leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchât,
+et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec
+tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il
+serait souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, si on ne s'était
+pas procuré des convives en lançant, partout où l'on a chance de
+rencontrer un naïf, des invitations comme celle qui avait indigné
+Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il
+entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres réguliers du cercle,
+gentlemen en apparence, besoigneux en réalité, répandus dans le monde ou
+plutôt dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de
+leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris
+à la table d'hôte, seront une heure après dévorés à celle du baccara et
+apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux que les seigneurs
+des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons prêtés,
+prenant des attitudes de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent,
+à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte
+donnerait-elle des bénéfices suffisants si dans le feu de la partie
+les croupiers «aux doigts légers»--l'épithète est du plus grand des
+grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire et
+de nacre qui tombent là sans bruit? Et le change de la monnaie, que
+donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en
+plus légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; et tandis que le
+valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas
+quitté la table, celui-ci, par-dessus son épaule, lui passe deux plaques
+au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle
+prospère--sinon modèle.
+
+Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, il avait fallu
+toute la dextérité de Frédéric et toute sa souplesse de caractère.
+
+Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que
+celui des invitations devait être abandonné.
+
+Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était pas pour qu'on
+attaquât jamais de front les difficultés.
+
+--Cède, dit-elle à Frédéric.
+
+--Comment, céder! s'écria Barthelasse.
+
+--Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront un éclat, peut-être
+une rupture.
+
+--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon!
+Comptez-vous qu'il va vous tomber tout rôti sur votre table, hein? Je
+vous le dis et je vous le répète, vous prenez trop de précautions avec
+ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas
+comment les 10,000 francs étaient venus dans la cagnotte. Je vous le
+demande, hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien voir, qui
+ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est député, il
+est décoré, il est considéré, il faut bien qu'il ménage sa réputation...
+pour lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous.
+Autrement! Il a bien avalé la cagnotte--il n'en reparle plus, de la
+cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ça se passera tacitement; ça
+lui est plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut le prendre
+comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à continuer, puisque vous ne
+voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus
+facile.
+
+Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours
+d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle qui l'emporta: on céderait.
+
+Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole de la
+participation, fit ses excuses à son cher président.
+
+--Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je vous ai répondu hier. J'ai
+eu tort. J'ai réfléchi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est
+que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien
+d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous n'êtes pas de
+ces présidents-là, j'en conviens. Votre haute situation, votre
+respectabilité, votre nom si honoré rendent légitimes toutes les
+susceptibilités.
+
+Il était entré dans le cabinet de son président en tenant dans sa main
+gauche un paquet de papier:
+
+--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la
+cheminée, où brûlait un feu de bois.
+
+Adeline avait écouté le commencement de ce petit discours avec une
+attitude raide, en homme fâché,--et il l'était en effet;--il fut
+attendri.
+
+On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: tous les griefs
+qu'il avait entassés contre le vicomte s'évanouirent.
+
+--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il
+en tendant la main à Frédéric.
+
+--Et moi donc! s'écria celui-ci.
+
+Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, à laquelle se mêlait
+un vague sentiment d'inquiétude:
+
+--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.
+
+--Vous savez comme le premier mouvement court aux extrêmes. Il est
+certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain
+embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir...
+au moins je l'espère.
+
+--Que puis-je pour vous?
+
+--Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter quand quelque chose
+se présente mal. Soyez sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y
+soit porté remède. Comme vous, mon cher président, je mets au-dessus
+de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous,
+puisque, pour ceux qui savent, je suis le gérant responsable. Mais, à
+côté de l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la garde, il
+y des intérêts respectables dont je me trouve chargé par ma gérance
+effective. On me les a confiés, ces intérêts.--A l'argent que j'ai mis
+dans cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,--et dont
+je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de façon à ce
+qu'il donne les produits légitimes qu'on est en droit d'attendre.
+
+--Mais que puis-je?
+
+--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes
+qui ont eu confiance en moi?
+
+--Certes, non.
+
+--Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse
+nous compromettre ou même nous inquiéter.
+
+--Que voulez-vous donc de moi?
+
+--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez
+marcher la partie.
+
+
+VII
+
+Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet état de
+demi-somnolence du joueur qui a passé la nuit, le corps brisé de
+fatigue, le sang enfiévré, l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux
+contre les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups importants
+qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté sa dette d'une dizaine de
+mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de
+l'hôtel.
+
+Il n'était guère en disposition de donner des audiences et d'écouter des
+solliciteurs: il fallait qu'avant la séance de la Chambre, où devait
+venir en discussion un projet de loi dont il était rapporteur, il se
+rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.
+
+--Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, répondit-il.
+
+Et il continua son chemin pour monter à son appartement.
+
+Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parlé assez
+bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une
+jeune femme de tournure élégante qui lui barra le passage.
+
+--Monsieur Adeline?
+
+--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je
+suis très pressé; écrivez-moi.
+
+--Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie.
+
+L'accent était si ému, si tremblant, le regard était si troublé, si
+désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.
+
+La précédant, il l'introduisit dans le petit salon banal des
+appartements meublés qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans
+cette pièce froide, qui n'était plus habitée que quelques instants, le
+matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; alors, frottant une
+allumette, il la mit sous le bois préparé dans la cheminée, puis,
+attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait
+dans une attitude embarrassée et confuse.
+
+--Madame, je vous écoute.
+
+Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir en aide: elle était
+fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient
+pas ne pas inspirer la sympathie.
+
+--Madame? demanda-t-il.
+
+--Madame Paul Combaz.
+
+--La femme du peintre?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.
+
+La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'intérêt: il oublia ses
+fatigues et ses émotions de la nuit pour regarder cette jeune femme
+qui se tenait devant lui dans une attitude désolée. Non seulement il
+connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent,
+très apprécié dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme
+lui-même, un des plus fidèles habitués du _Grand I_, depuis quelque
+temps.
+
+--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si
+douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari...
+qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus
+d'un mois j'aie préparé cent fois par jour ce que je dois vous dire.
+
+Adeline fit un signe pour la rassurer.
+
+--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte.
+
+--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste.
+
+Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et ses yeux navrés
+s'éclairèrent d'une flamme de tendresse et de fierté.
+
+--Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le plus loyal, le
+caractère le plus droit: et ce n'est pas à vous que j'ai à dire qu'il
+est un grand artiste, ses succès sont là pour l'affirmer; je serais la
+plus heureuse et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait pas; et
+c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je viens vous demander de
+nous sauver, mes enfants et moi.
+
+--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens de jouer! s'écria-t-il
+blessé de cet appel à son intervention, qui semblait le rendre
+responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez
+étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.
+
+Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres tremblantes.
+
+--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas
+pour moi que vous m'écoutez, et je le comprends, puisque vous ne me
+connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites
+filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, seront jetées dans
+la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez
+une fille que vous aimez, c'est au père que je m'adresse.
+
+--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?
+
+--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais
+que vous avez une fille, et c'est en pensant à elle que l'espérance
+s'est présentée à moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par les
+pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme une affolée que je
+suis, à qui je pourrais demander protection, et l'idée m'est venue,
+l'inspiration, que si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au
+cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait lui en
+fermer les portes. Mais ce président était-il homme à m'entendre? ou
+bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-même de la ruine des
+joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais
+interrogé, je savais quel homme politique vous êtes, la situation
+que vous occupez, l'estime dont vous êtes entouré; c'était beaucoup;
+pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique y avait-il un
+homme de coeur capable de se laisser attendrir par le désespoir d'une
+mère? J'ai une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit pour
+qu'elle tâche d'apprendre quel homme était M. Constant Adeline. Sa
+réponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand
+j'ai su quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en vous m'est
+venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette démarche.
+
+Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux
+qui plusieurs fois s'étaient noyés de larmes, cet élan, et en même temps
+cette discrétion dans les paroles, surtout cette évocation de Berthe lui
+troublaient le coeur.
+
+--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le
+faire.
+
+--Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous en vain, et de tout
+coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai expliqué
+notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois
+moi-même, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle façon vous
+pouvez agir sur mon mari.
+
+Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne
+laissât monter personne.
+
+--Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai apporté une dot de
+cent mille francs à mon mari, et un an après, à la mort de mon père,
+deux cent mille francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas
+de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient
+cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit
+hôtel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous
+avions payé, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'héritage de mon
+père. Ce n'était point là une prodigalité, car vous savez que le peintre
+qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige sur le marchand de tableaux
+et encore moins sur l'amateur; c'est une nécessité professionnelle,
+quelque chose comme un outillage. Nous étions très heureux, j'étais très
+heureuse: aimée de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, près de lui,
+fière de le voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi pour
+me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais
+pas l'atelier, et en six années, les seules heures que je n'aie point
+passées à ses côtés sont celles où je promenais mes filles au parc
+Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant
+atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les
+premières années de notre mariage, il était tombé à quelques milliers de
+francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez.
+Il avait fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première à le
+demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante
+au moins pour moi, et qui pouvait très bien se prolonger jusqu'à des
+temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il
+y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que
+trop bien, M. Fastou...
+
+Adeline laissa échapper un mouvement.
+
+--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon
+mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit
+qu'il était trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il
+fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller
+les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables,
+les cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, pour lui,
+c'était à son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze
+bustes dont il vivait; et il termina en proposant à mon mari de le faire
+recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa;
+mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs
+qui devaient nous acheter des tableaux.
+
+--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu
+Combaz à la table de baccara.
+
+--Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour 80,000 francs,
+c'est-à-dire à peu près pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que
+mon mari avait dans son atelier ont été emportés, et une partie de
+l'ameublement, ce qui était de vente sûre et facile, a suivi les
+tableaux.
+
+--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, s'écria
+Adeline, elle n'achète pas des tableaux!
+
+--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais
+comment vous l'appelez, celui qui prête aux joueurs: Auguste.
+
+--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste
+n'était qu'un petit employé.
+
+--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas à
+son profit qu'Auguste a prêté les sommes perdues par mon mari, c'est
+au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le
+même,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et
+quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hôtel ne
+tardera pas à être vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer
+les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. Vous voyez
+notre situation: en trois mois tout a été englouti; mon mari ne
+travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fièvre le
+dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le désespoir
+de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Déjà il n'ose plus me
+regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui
+m'épouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de
+m'adresser à vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle,
+il ne trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et il me
+reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au
+travail, quand ce ne serait qu'à des illustrations; vous l'aurez guéri;
+vous nous aurez sauvés.
+
+Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même plus encore peut-être
+qu'à madame Combaz, il murmura:
+
+--Guérit-on les joueurs?
+
+Croyant que c'était à elle que cette exclamation s'adressait, vivement
+elle répondit:
+
+--Oui, on les guérit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons
+fait notre voyage de noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, mon
+mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai
+accompagné, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles
+de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me désolant,
+me désespérant, interrogeant de temps en temps les garçons, pour savoir
+où en était la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été
+élevée honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière avec
+eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. Et non seulement ils me
+répondaient, mais encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais
+là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu de lui qu'il
+n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourné.
+
+--A Luchon?
+
+--Ni ailleurs.
+
+--Mais à Paris?
+
+--Après sept ans! Vous voyez que la guérison a duré longtemps et qu'elle
+est possible.
+
+Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux lèvres.
+
+--Vous avez eu raison de vous adresser à moi, dit-il, je vous promets
+que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai.
+
+--Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.
+
+--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai.
+
+
+VIII
+
+Guérit-on les joueurs?
+
+C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'était-il pas ridicule
+de vouloir guérir les autres quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?
+
+Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette pauvre petite femme
+était trop touchante dans son désespoir pour qu'il refusât de lui venir
+en aide.
+
+Que de ruines, que de désastres seraient évités si les joueurs ne
+trouvaient pas ces facilités à emprunter, qui, s'offrant à eux, les
+entraînent et les perdent? Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû
+tirer de sa poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers billets
+de mille francs qu'il avait risqués au baccara? «Auguste, six mille,
+dix mille» cela n'était pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on
+comptait sur une bonne série, et l'on était pris pour jamais;--mieux que
+personne il le savait.
+
+Combaz travaillant toute la journée dans son atelier auprès de sa femme,
+c'était le soir seulement qu'il venait au cercle, après avoir embrassé
+ses trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits blancs.
+Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans
+la salle de baccara, il le prendrait à l'arrivée.
+
+En effet, le soir même, un peu après dix heures, Adeline, qui, depuis
+quelques instants déjà, était à son poste, le vit entrer d'un air
+en apparence indifférent, mais sous lequel se lisait facilement la
+préoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme
+qui suit sa pensée, insensible à tout ce qui vient du dehors.
+
+Il alla au-devant de lui:
+
+--Je désirerais vous dire un mot.
+
+--Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, sans attacher aucun sens à
+ses paroles, bien évidemment.
+
+Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un
+fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis de lui, en le regardant.
+
+Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois l'esprit disposé à la
+plaisanterie, il était trop resté en lui du rapin et du gamin de sa
+jeunesse pour qu'il manifestât sa surprise autrement que par la blague:
+
+--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrément de
+comparoir? dit-il.
+
+--Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, l'instruction
+est faite, mais devant le juge, ou, si vous le préférez, devant le
+président, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de
+votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot.
+
+Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses
+gardes parce qu'il sent qu'il peut être facilement attaqué.
+
+--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire.
+
+Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait en
+réalité aucun sens.
+
+--Vous ne vous blesserez donc pas, commença Adeline, si je vous dis que
+vous jouez trop gros jeu.
+
+Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:
+
+--Permettez, monsieur!
+
+Adeline ne se laissa pas couper la parole:
+
+--C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je
+n'ai même pas commencé ce que j'ai à vous dire. Je suis le président
+de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous
+admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations,
+alors surtout qu'elles sont dictées par votre intérêt...
+
+--Mais, monsieur...
+
+--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois
+petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir
+ici, et qui demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans pain.
+
+Combaz étendit la main pour protester; Adeline la lui prit et
+chaleureusement il la lui serra:
+
+--Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué pour quatre-vingt
+mille francs, vos tableaux vendus à Auguste, vos objets d'art, vos
+tentures emportés.
+
+--Qui vous a dit?
+
+--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent
+mille francs ici, sans m'inquiéter de savoir quelles étaient ses
+ressources, si c'était sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il
+jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si
+c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense à votre
+avenir gâché, c'est le père qui pense à vos petites filles, parce
+qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'intéresse aux vôtres.
+Allez-vous les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez dans
+le coeur et dans la tête des émotions plus hautes que celle que peut
+donner le jeu?
+
+Combaz était dans une situation où la sympathie, même alors qu'elle
+est accompagnée de reproches, touche les plus endurcis, et il n'était
+nullement endurci.
+
+--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me
+fait jouer? Passionné, oui, je l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout
+jeune, j'ai passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les secousses
+qu'il donne; mais ce temps est loin de moi.
+
+--Alors, pourquoi jouez-vous?
+
+Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle de silence, en
+homme qui prend son parti:
+
+--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis à jouer
+après être resté sept années sans toucher aux cartes: simplement par
+calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon
+travail était insuffisant à leur continuer, notre vie ordinaire, rien
+de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai
+voulu, quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma peinture ne
+se vendait plus, que la transition d'une vie large à une vie étroite ne
+fût pas trop dure, et j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il
+l'a culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait comme moi!
+
+--Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline avec un accent d'une
+violence qui surprit Combaz, et ont ruiné leur famille. Il manque deux,
+trois, dix mille francs, pour se remettre en état, on les demande au
+jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a.
+
+--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours.
+
+Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline.
+
+Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises séries; mais depuis
+trois mois que vous jouez, vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez
+point. Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille francs
+derrière vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous
+ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste
+perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est rien: un homme se
+tire toujours d'affaires. Mais les vôtres, votre femme, vos filles! Vous
+ne vouliez pas que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand on
+les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, et que, brisé ou
+affolé, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc
+que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire,
+traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, arrêtez-vous.
+Vous serez gênés, cela est certain, mais la gêne n'est pas la honte,
+n'est pas la misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.
+
+Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, il était facile de
+comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'était dit à lui-même bien
+des fois; mais par cette répétition, ces paroles avaient pris une force
+que la conscience seule ne leur donnait pas.
+
+Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu:
+
+--Vous venez pour jouer?
+
+--Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui m'a décidé une
+dernière fois.
+
+--Combien croyez-vous qu'on prêtera?
+
+--Rien.
+
+--Alors?
+
+--J'ai pu me procurer trois mille francs.
+
+--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez
+faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et
+remettez cet argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, qui
+pleure auprès de ses filles, en sachant que vous êtes ici; la joie que
+vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir
+demain, son souvenir vous retiendra.
+
+Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de père et de mari arracha
+Combaz à ses hésitations.
+
+Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et la serra longuement.
+
+--Je rentre chez moi, dit-il.
+
+--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place
+Malesherbes.
+
+--Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en riant.
+
+Adeline changea la conversation, car s'il était vrai qu'il ne se fiât
+point à cette bonne résolution d'un joueur, il trouvait imprudent
+de laisser voir ses doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils
+s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois
+il fût question de jeu.
+
+--Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant à la
+place, bonsoir!
+
+--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui
+serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux
+aînées pour qu'elles vous embrassent.
+
+--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit
+Adeline, et les embrassements de vos chères petites; il ne faut pas que
+vous repassiez la porte du cercle.
+
+--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.
+
+Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant allègrement, la
+conscience satisfaite: il avait sauvé un brave garçon. Sans doute dans
+ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des
+points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais
+enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son
+devoir.
+
+En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait chez lui se
+coucher où s'il irait faire un tour au cercle; sûr de ne pas se laisser
+entraîner au jeu ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de
+ses propres paroles, il se décida pour le cercle.
+
+Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononçait les
+mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: «Le jeu est fait».
+Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux
+lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les
+enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus
+que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses
+doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pâle glissaient
+des filets de sueur.
+
+--Rien ne va plus?
+
+À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent ceux d'Adeline et vivement
+il les détourna, puis il donna les cartes.
+
+Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demandé des cartes,
+reçurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hésitation manifeste
+se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une
+inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer?
+Si furieux que fût Adeline, il était encore plus anxieux. Le joueur
+l'emporta sur le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait
+lui-même. Combaz ne tira point et gagna.
+
+--Je vous disais bien que j'allais avoir une série! s'écria Combaz en
+venant vivement à Adeline, c'est cette certitude qui m'a empêché de
+rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.
+
+--Au moins allez-vous vous sauver maintenant.
+
+--Au plus vite.
+
+Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq
+beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frédéric.
+
+--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prêté d'argent à M.
+Combaz.
+
+--Et pourquoi donc, mon cher président?
+
+--Il est ruiné.
+
+--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche.
+
+--Je désire qu'il les garde.
+
+--Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons les joueurs? Vous
+savez bien que ce ne sont pas là nos conventions; les recettes baissent;
+intéressant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais
+si nous éloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les
+coquins ne viennent pas ici?
+
+
+IX
+
+Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à venir dîner à son
+cercle, dans un de ses voyages à Paris; mais les voyages du père Eck à
+Paris étaient rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller sa
+fabrique.
+
+Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé de venir à Paris deux
+fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines
+pour faire accepter par les acheteurs les échantillons de la saison
+prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante négociants en draps
+qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-à-dire la caisse dans laquelle
+sont rangés ses échantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas à
+supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer à l'avance,
+pour la saison d'hiver et la saison d'été, cinq ou six cents
+échantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque
+fil, chaque nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication est
+beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont
+faites ou refusées; pour les recevoir, il n'est pas nécessaire que le
+chef de la maison se dérange lui-même.
+
+Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; que serait-il venu
+faire à Paris? Ce n'était pas à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à
+Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir
+comme le plus alerte de ses fils; c'était dans son bureau à consulter
+ses livres; c'était surtout le jour des inventaires qu'il clôturait tout
+seul quand il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux
+et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta part, Samuel; la tienne,
+David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel;
+maintenant, allez travailler.»
+
+Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait sa présence à
+Paris, il s'était décidé à partir; par la même occasion il verrait
+Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six
+heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la Chambre.
+
+--Je _fiens tiner_ avec _fous_ à _fotre_ cercle.
+
+Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il traînait à bout de bras,
+accompagnait Adeline; la présentation eut lieu en règle, et le père Eck
+exprima toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un député
+dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce
+n'était pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que
+de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués de lui, mais la
+physionomie ouverte du père Eck et son air bonhomme effacèrent vite la
+mauvaise impression que ce mot «journaux» avait commencé à produire..
+
+Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnèrent l'avenue
+de l'Opéra. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards
+étonnés que le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements de
+marbre aussi bien que sur la livrée fleur de pêcher des valets de pied,
+il sourit intérieurement, comme si ce luxe lui était personnel et devait
+éblouir le futur oncle de Berthe.
+
+--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le
+hall.
+
+--Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, c'est très _peau_.
+
+Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené partout un regard
+curieux, et tâté le tapis du pied, en homme qui connaît la qualité de la
+laine, répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces
+vastes pièces:
+
+--C'est très _peau_.
+
+En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le cabinet d'Adeline avec
+Bunou-Bunou et quelques commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme
+ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta à la porte
+pour écouter le père Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une
+discussion contre Bunou-Bunou.
+
+--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me semble reconnaître
+l'accent de mon ancien département.
+
+--M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, dit Adeline; M.
+Eck, de la maison Eck et Debs.
+
+Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât sur son accent:
+
+--Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, je suis Alsacien,
+ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de
+certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en
+_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays.
+
+Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effaré:
+
+--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des
+Normands l'a _peaucoup_ atténué, comme vous pouvez le _foir_, et je le
+regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des
+pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?
+
+--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait jamais de rien ni
+contre personne.
+
+À table, le père Eck répéta son même mot, en ne lui faisant subir qu'une
+légère variante:
+
+--C'est très _pon_; vraiment, pour le prix, c'est très _pon_.
+
+Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de la cagnotte, à un certain
+moment il ajouta:
+
+--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles
+elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de
+cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de
+cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dressés, et de
+tout ce luxe.
+
+Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se
+jouaient en deux ou trois minutes, il commença à changer d'avis sur les
+cercles.
+
+--C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques de nacre valent
+5,000 francs et 10,000 francs?
+
+--Parfaitement.
+
+--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_
+en or sur le tapis vert, ils y regarderaient à deux fois, à dix fois;
+ces plaques, ça glisse des doigts comme les haricots de ceux des
+enfants. Et je vois des commerçants à cette table, des gens qui savent
+ce que c'est que l'argent gagné. C'est une honte!
+
+Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements du père Eck,
+voulut changer la conversation qui menaçait de prendre une mauvaise voie
+et de conduire à un résultat complètement opposé à celui qu'il avait
+espéré au commencement de cette visite.
+
+Mais on ne changeait pas le cours des idées du père Eck, pas plus qu'on
+ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua:
+
+--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une
+spéculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour
+s'amuser entre honnêtes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont,
+comme ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais
+instincts de la bête se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en!
+
+Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise
+impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara où cette
+indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore,
+était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât pas le cercle
+dans cet état violent, et, après lui avoir fait traverser les salons
+des jeux de commerce où quelques membres jouaient tranquillement,
+silencieusement, en automates, au whist et à l'écarté, il le conduisit
+dans son cabinet, où Bunou-Bunou, bien chauffé et bien éclairé,
+répondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt
+ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues dans la journée.
+
+--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le père Eck, en
+s'asseyant devant la cheminée.
+
+--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire,
+qu'un accident, et ce soir, particulièrement, la partie a pris un
+développement insolite.
+
+Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus élevé leur cercle avait
+été fondé; malheureusement il fut interrompu, dans sa démonstration que
+le père Eck écoutait sans paraître bien touché, par M. de Cheylus, qui
+entra en riant:
+
+--Il se joue en ce moment une comédie qui aurait bien amusé M. Eck s'il
+en avait été témoin, dit-il.
+
+--Quelle comédie?
+
+--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; où les avait-il
+eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les était
+procurés, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer
+une série, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. À la caisse,
+brûlé. Auprès d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé,
+archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même pas un louis. Ou bien
+on ne lui répond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus
+humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il
+fallait voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les
+humiliations, son impassibilité. Averti par Auguste, je suivais son
+manège. C'est la comédie que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris
+encore. Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais plaisant
+qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voilà mon comte qui, par
+l'escalier de service, se précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.
+
+--Est-ce _bossible!_ s'écria le père Eck en levant les bras au ciel.
+
+--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans
+celui de toute sa famille. Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas
+ruiné, était si foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la peine
+d'administrer sa fortune. À sa mort on a trouvé chez lui des tas de
+titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs
+coupons. Pourquoi se donner le mal de détacher ces coupons avec des
+ciseaux quand on fait des différences de trente ou quarante mille francs
+toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le
+moment, le comte est aux prises avec le chef et tâche de l'amadouer.
+Venez voir sa rentrée, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera
+curieuse.
+
+Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y était pas, mais presque
+aussitôt il arriva allègrement, gaiement, et il courut à la caisse: sur
+la tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, de deux francs,
+de cinquante centimes et même une poignée de gros sous.
+
+--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis.
+
+Et vivement il courut à la table où le croupier annonçait justement une
+nouvelle taille: «Messieurs, faites votre jeu.» Sans hésitation, en
+homme qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à gauche: il
+était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise
+doublée et gagna encore. Puis encore une troisième fois.
+
+Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, qui n'avait nulle
+envie de passer la nuit à regarder jouer. Il en avait assez; il en avait
+trop. Adeline le reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et
+promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils
+avaient à faire ensemble.
+
+Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la porte, l'attendant.
+
+Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue
+de l'Opéra, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour
+donner un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un brouhaha de
+voix qui partait de l'escalier du cercle, et à travers les glaces de la
+porte contre laquelle il était adossé ils virent un homme en veste et en
+calotte blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait avec de grands
+mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, défait,
+exténué, qui voulait sortir.
+
+Que signifiait cela?
+
+Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen
+d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et
+d'ailleurs il ne voyait pas son président, à qui il tournait le dos.
+Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient
+ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques.
+
+À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui était descendu par
+l'escalier de service.
+
+--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant à lui vivement.
+
+--M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier cent francs au chef; il
+a gagné cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il
+ne lui reste pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut pas le
+laisser partir.
+
+--Vous m'avez donné votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce
+matin, hurlait Félicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas!
+
+Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, et, mettant cinq
+louis dans la main du cuisinier:
+
+--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même quittez le cercle à
+l'instant.
+
+Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent côte à côte
+assez longtemps sans rien dire. À la fin, le père Eck prit le bras
+d'Adeline:
+
+--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils
+qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi,
+laissez ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave
+homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons
+un peu réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en
+étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la
+fortune que la famille est _ponne_.
+
+
+X
+
+Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous l'impression de ces
+conseils, sans pouvoir la secouer: «Laissez ces gens-là à leurs
+plaisirs.» Est-ce que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?
+
+Mais dans la journée il lui vint un second avertissement qui le
+bouleversa plus profondément encore.
+
+Comme il allait entrer dans la salle des séances, le préfet de
+police--celui-là même qui lui avait accordé l'autorisation d'ouvrir le
+_Grand I_,--l'arrêta au passage.
+
+--Eh bien, mon cher député, êtes-vous content de votre cercle?
+
+Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène du matin,
+s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la
+préfecture était bien rapidement renseignée.
+
+Mais le préfet se mit à rire:
+
+--Je ne peux pas partager votre colère contre votre cuisinier, et
+même je trouve qu'il serait désirable que les joueurs eussent à payer
+quelquefois leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. Ce
+n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si
+vous étiez content de votre cercle.
+
+--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous
+les jours; nos fêtes sont très réussies; notre situation financière
+est bonne; je n'ai que des remerciements à vous renouveler pour
+l'autorisation que vous m'avez accordée avec tant de bonne grâce.
+
+Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et
+sévèrement surveillés, qui n'était à peu de chose près que la répétition
+de ce que Frédéric lui avait dit et répété plus de cinquante fois, sur
+tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-à-dire que si
+les tricheries sont jusqu'à un certain point possibles dans un cercle
+fermé, où, par cela même que tous les membres ne font en quelque sorte
+qu'une même famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas
+de même dans les cercles ouverts, où, au contraire, la défiance et la
+surveillance sont la règle ordinaire, comme si on était dans une réunion
+de voleurs connus.
+
+Mais le préfet l'interrompit en riant:
+
+--Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne m'inspirent pas plus
+une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout où
+l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois,
+comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de
+rente, ou qu'on crève de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un
+gérant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous répond que par suite
+de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont
+absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il
+est vrai que lorsqu'on passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien
+découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais un seul chez lui,
+tandis qu'ils vont tous à côté, où il se passe des choses abominables,
+et l'on est tout étonné, la première fois, de voir que le récit de ces
+choses abominables est le même dans les deux bouches; ce qui se fait ici
+se fait là, et ce qui se fait là se fait ici. C'est par ce simple rôle
+de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais
+jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de
+s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je résiste tant
+que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux
+cercles.
+
+--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques années,
+quand le jeu était peu connu? demanda Adeline persistant dans les idées
+qu'il avait reçues.
+
+--Autant, oui, et même davantage; seulement les procédés se sont
+perfectionnés, ils sont moins gros et par là plus difficiles à
+découvrir; parce que de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il
+qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a changé
+de manière tout simplement, il en a adopté une nouvelle, moins
+dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre réponse de tout
+à l'heure; quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous ne me le
+demandiez à moi-même, pourquoi vous ne seriez pas content de votre
+cercle.
+
+--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.
+
+--On triche chez vous.
+
+--C'est impossible.
+
+--Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai rien à ajouter.
+
+--Mais, qui triche?
+
+--Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, mais, comme il arrive
+le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent
+protéger le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien
+pour le monsieur à qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent
+pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent
+pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi
+ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que
+vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez vous, afin d'éviter un
+éclat: voilà pourquoi je vous avertis.
+
+Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline trouva de chaudes
+paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait
+prendre avec son gérant et son commissaire des jeux pour découvrir les
+voleurs.
+
+Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:
+
+--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec
+vous-même. Vous avez confiance dans votre gérant, c'est parfait; mais
+enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son
+tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prévenir, il y est
+encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de
+recourir à ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous fiez qu'à
+vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs.
+
+--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.
+
+--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de
+prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la façon dont
+un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on
+s'inspire mutuellement dans cette corporation.
+
+--Faut-il donc soupçonner tout le monde?
+
+--Hé, hé!
+
+--Mais alors ce serait à quitter la société.
+
+--Au moins une certaine société.
+
+Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline le retint: il était
+épouvanté de la responsabilité qui lui tombait sur les épaules, et il
+ne l'était pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. Comment
+découvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait à peine les
+anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il
+termina en demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:
+
+--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un.
+
+--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent
+encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous
+l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se
+passeront avec une correction parfaite.
+
+Adeline se montra si désappointé que le préfet ne voulut pas le laisser
+sur cette réponse décourageante.
+
+--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une
+surveillance sans danger d'être reconnu, et aussi sans provoquer
+l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la
+diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure
+et la tenue seraient déplacées dans votre cercle. Demain vous aurez ma
+réponse.
+
+Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller les joueurs,
+rôdant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien
+d'irrégulier. À la vérité, le prince de Heinick eut une banque
+exceptionnellement heureuse, mais sans que rien pût éveiller les
+soupçons dans sa manière de tailler, qui était la plus correcte au
+contraire, la plus élégante qu'on eût encore vue au _Grand I_. C'était
+presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'était presque
+un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier,
+numéroté dans l'_Almanach de Gotha_, et apparenté à des Altesses: «J'ai
+attrapé hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!» Ça
+pose de se faire culotter par un prince.
+
+Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec une impatience nerveuse.
+
+--J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. Un ancien agent
+politique versé dans la brigade des jeux. Il paraît qu'il a été
+_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni
+pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. En tout cas, il
+connaît tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'exécute chez
+vous est neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais de
+vous dire qu'il est assez bien pour passer inaperçu dans votre cercle et
+partout; en plus décoré, d'un ordre étranger, pour services politiques.
+Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle heure?
+
+--Dix heures.
+
+Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa à la porte d'Adeline,
+et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure
+militaire, correctement habillé comme tout le monde et avec aisance, les
+mains gantées; la tête était énergique, le visage montrait des traits
+détendus et fatigués comme ceux des comédiens qui ont exprimé toute la
+gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'était
+de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans
+mouvements apparents, un rayon visuel plus considérable qu'il n'est
+donné à une vue ordinaire.
+
+--Je viens de la part de M. le préfet de police.
+
+En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui.
+
+--Très bien, monsieur; vous voudrez bien me présenter comme... une
+personne de votre connaissance.
+
+--Assurément; votre nom?
+
+--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble
+ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou
+ne lui met pas d'apostrophe.
+
+Dantin allait se retirer; Adeline le retint.
+
+--M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des
+grecs.
+
+--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes
+neuves dans les cercles, mais je connais à peu près toutes celles qui
+ont servi; quant aux inédites, une certaine expérience me permet de les
+deviner quelquefois!
+
+--M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même d'une façon
+surprenante.
+
+--M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain doigté. Au reste, je
+me mets à votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une...
+séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.
+
+Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher.
+
+Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant le bureau
+d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout en causant, parut les examiner
+assez légèrement.
+
+--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je
+l'espère.
+
+Il les étala sur le bureau et les remua à deux mains avec de grands
+mouvements des épaules et des coudes; puis, les ayant rassemblées, il
+les posa en tas devant Adeline.
+
+--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si
+vous voulez bien me désigner le neuf que vous désirerez, je vais vous le
+donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont
+des neuf.
+
+Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de
+Dantin.
+
+--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre?
+
+--Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant bien de voir
+comment Dantin opérait.
+
+Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni pour ceux de coeur et
+de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ébahi.
+
+--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas
+davantage entendu.
+
+--Pas du tout.
+
+--Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté du filage,
+l'oreille perçoit ce qui échappe aux yeux; heureusement, j'ai travaillé
+une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le
+musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez
+peut-être pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas
+de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez ces cartes;
+pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles étaient
+mauvaises, je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à peine
+perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu
+de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la
+_salade_; et je vous ai donné à couper; mais, au moyen de cette carte
+légèrement bombée, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez
+coupé. Et voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude
+et d'adresse.
+
+
+XI
+
+À neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit
+passer son nom au président, qui à ce moment causait avec son gérant.
+
+--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joué,
+faites-le monter.
+
+Puis s'adressant à Frédéric:
+
+--Un ami de Nantes.
+
+Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté de cette façon,
+devait passer inaperçu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosité:
+ce n'était point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs
+à qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur était que
+ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement séduire par
+les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois à ponter un
+louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin
+quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la même valeur
+à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.
+
+À cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux
+bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou à l'écarté; mais le
+baccara chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait passer
+l'inspection des lieux avant celle des joueurs.
+
+Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial à la
+perfection, c'est-à-dire avec une discrétion qui n'allait pas jusqu'aux
+gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la première
+fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de
+lui avec curiosité, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend
+un peu.
+
+Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne
+pouvait se recommencer indéfiniment, et, d'autre part, deux amis qui se
+retrouvent après une longue séparation ne peuvent pas se mettre à lire
+les journaux en face l'un de l'autre.
+
+--Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fissions quelques
+carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans
+provoquer l'attention.
+
+Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il fut court.
+
+--Après tout! se dit-il.
+
+Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée des joueurs permît
+de commencer la partie; alors ils passèrent dans la salle de baccara;
+mais les joueurs assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie
+autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas
+tromper sur la qualité de ces joueurs, qui, pour lui, n'étaient que des
+_allumeurs_ chargés de lancer la partie avec quelques modestes jetons de
+cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au banquier, c'était
+non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec
+quinze louis avancés par la caisse; si la partie avait marché pour de
+bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.
+
+Entre la première et la seconde banque, Frédéric s'approcha de l'ami du
+président, et les présentations se firent.
+
+--M. d'Antin.
+
+--M. le vicomte de Mussidan.
+
+--Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui ne dédaignait pas
+d'allumer lui-même la partie, même au détriment des amis de son
+président.
+
+--Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec franchise et
+simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes nous ne cultivons pas encore le
+baccara.
+
+--Cependant...
+
+--Au moins dans ma société; c'est même la première fois que je vois
+jouer ce jeu.
+
+--Il est bien facile.
+
+--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais
+aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas.
+Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?
+
+--C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le banquier.
+
+--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du
+banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles.
+
+Frédéric s'éloigna en se disant que son président avait des amis
+vraiment bien naïfs,--ce qui d'ailleurs ne l'étonna pas.
+
+--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline,
+quand Frédéric fut passé dans une autre salle, le vicomte de Mussidan
+est le vrai gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.
+
+--Pardon, je ne savais pas.
+
+Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant et le président ne
+faisaient qu'un, il fallait être attentif à veiller sur sa langue. Il
+avait reçu l'ordre de se mettre à la disposition de M. Constant Adeline,
+député, président du _Grand I_, afin d'aider celui-ci à découvrir des
+vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels étaient ces vols,
+quels étaient les voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de
+les trouver. Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait les
+tricheries des grecs, il était disposé à voir des voleurs dans tous ceux
+qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là
+d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force;
+s'ils étaient moins soupçonneux, ils ne découvriraient rien. Tel qu'il
+avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnête homme du
+monde, un brave et digne président, comme après tout il peut en exister.
+Mais si ce brave président ne faisait qu'un avec son gérant, et un
+gérant vicomte, c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait
+autre qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de ne pas
+s'aventurer avec lui. Un député est un personnage influent et c'est
+niaiserie d'agir de façon à s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a
+que sa place pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le cas
+de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joué les Don Quichotte,
+ce qui l'avait mené à être simple inspecteur de la brigade des jeux à
+quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas.
+
+Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche
+curiosité du provincial qui voit jouer le baccara pour la première fois;
+de temps en temps il adressait à Adeline discrètement une question,
+que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un peu l'oreille; elles
+étaient tellement naïves, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que
+d'un provincial renforcé.
+
+Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il
+n'en était pas moins attentif à ce qui se passait à la table, qu'il ne
+quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux
+valets de service.
+
+Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs étaient arrivés, et la
+misérable petite banque de quinze louis du début était montée à cent, à
+deux cents, à cinq cents louis.
+
+Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vît il ne
+lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout éviter un éclat, qui,
+colporté le lendemain dans le Paris des cercles et peut-être même dans
+tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en même temps que la réputation
+de son président.
+
+Cependant, bien que Dantin se fût conformé à cette instruction, plus
+d'une fois il avait regardé Adeline pour appeler son attention sur la
+table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui
+ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que
+par cela il est dans l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue.
+Alors Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire à un
+aveugle volontaire ou non, et si vraiment le président et le gérant ne
+faisaient qu'un.
+
+Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à Adeline qu'il
+voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes.
+
+--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux.
+
+Dantin fit un signe affirmatif.
+
+Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline referma la porte
+avec soin.
+
+--Qu'avez-vous vu? parlez bas.
+
+--J'ai vu que le croupier a _étouffé_ de quarante-cinq à cinquante
+louis, rien que dans les trois dernières banques, répondit Dantin en
+sifflant ses paroles du bout des lèvres.
+
+--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu.
+
+--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la
+salle, comme vous serez prévenu, vous les verrez se répéter si c'est
+toujours le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne pas les
+recommencer.
+
+--Mais c'est Julien!
+
+Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait clairement
+que Julien était la dernière personne qu'Adeline aurait crue capable
+d'étouffer le plus petit louis.
+
+--Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua Dantin, et c'est
+une sage précaution qui prouve que celui qui leur a imposé ce vêtement
+connaît les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent
+qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un
+jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait
+dû en même temps leur imposer une cravate serrée au cou.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Pour les empêcher de faire glisser des jetons dans leur chemise.
+Rappelez-vous le col de Julien, il est très lâche, n'est-ce pas? et la
+cravate est lâche aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui
+respire difficilement, paraît-il, surtout au moment où il paye ou quand
+il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'élargir, et
+laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa
+ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les.
+De même qu'il éprouve le besoin de respirer, il éprouve aussi celui
+de se moucher: deux fois il a tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs
+différents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche,
+où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replié et remis dans sa
+poche; ci, deux louis.
+
+--Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le gérant, ni le
+commissaire des jeux!
+
+C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.
+
+--Je dois dire que tout cela était fait très proprement, avec adresse.
+Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur?
+
+--Continuez.
+
+--Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, le change a été
+fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde,
+quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son épaule,
+il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une
+qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis.
+
+--Mais alors Théodore serait son complice?
+
+--Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant passons à la dernière
+opération. Vous avez dû remarquer un ponte à sa droite, un monsieur à
+barbe rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, en commençant
+par lui, il lui a payé sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il
+est revenu au monsieur roux, et alors il lui a payé les dix louis que
+celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon
+compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu.
+
+Adeline était atterré:
+
+--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils
+misérables!
+
+Dantin se dit que si ce président ne valait pas mieux que d'autres
+qu'il avait connus, en tout cas c'était un habile comédien qui jouait
+admirablement la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou ne
+fût pas sincère, était-il prudent de paraître la prendre au sérieux.
+
+--Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi de vous dire que ce
+qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis
+pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnêtes, c'est très possible,
+seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnêtes gens
+que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il
+est mauvais de manier sans contrôle possible de grosses sommes qui
+semblent, à un moment donné, n'appartenir à personne: pourquoi celui qui
+les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela
+que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes étonnantes,
+que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant
+pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de
+vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait
+pourquoi, si ce n'est peut-être pour les remercier de les avoir volés
+proprement. Ils sont partis de bas, garçons de café pour la plupart,
+valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un
+jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu
+faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; à
+moins qu'ils ne soient joueurs eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous
+voyez une charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval de
+prix et chercher à accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne
+demandez pas à qui; c'est à un croupier: les plus belles villas,
+aux croupiers; les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris,
+voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq
+ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent
+mille francs. Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, ces
+fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous
+en dévorent une grosse part, car on n'opère pas ces voleries sans que
+d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur
+roux payé deux fois était un mangeur; et si j'allais dire à votre
+croupier ce que j'ai vu, soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce
+qu'il a gagné pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers
+ont autour d'eux toute une bohème qui vit d'eux tranquillement, sans
+danger, sans rien faire. Allez un jour dans le café où se réunissent les
+croupiers à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre,
+vous verrez comme on les fait chanter.
+
+Adeline restait accablé.
+
+--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin.
+
+Dantin hésita un moment:
+
+--N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.
+
+--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre
+surveillance, je vous rejoindrai tout à l'heure.
+
+
+XII
+
+Si Dantin avait hésité un moment pour répondre à la question d'Adeline,
+c'est que le tout qu'il disait n'était pas le tout qu'il avait vu.
+
+En plus de l'_étouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la
+cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de réflexion, il s'était
+demandé s'il devait parler de ce _bourrage_.
+
+Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il ne sût rien de la
+situation qui avait été faite au président du cercle dans lequel il
+opérait, il devait croire que ce président comme tant d'autres touchait
+un traitement; or ce traitement c'était, toujours comme chez les autres,
+la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du
+_bourrage_ de cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce
+pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent volé»; cela n'est
+agréable à dire à personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un
+pauvre diable d'employé de la préfecture de police, ce serait plus
+que de l'imprudence de dire à un ami du préfet «Vous n'êtes qu'un
+_mangeur_.»
+
+C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président de cercle que son
+croupier étouffait les jetons, mais enfin c'était possible: le croupier
+pouvait opérer pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il
+aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'était pas le
+croupier qui en avait la clef, c'était le gérant, et s'il la _bourrait_,
+ce ne pouvait être que par ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au
+mot d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il fallait y regarder
+à deux fois avant de dénoncer ce _bourrage_.
+
+De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë qui n'accusait
+personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions.
+
+Que le président le poussât, en homme qui réellement veut tout savoir,
+il répondrait aux questions nettement posées.
+
+Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, surtout à
+propos de choses qu'on ne lui demandait pas.
+
+Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore on l'avait envoyé
+reprendre sa surveillance; il se l'était tenu pour dit: on n'a pas été
+fonctionnaire de la préfecture pendant de longues années sans apprendre
+à retenir sa langue.
+
+Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance en
+continuant à se donner l'air provincial.
+
+--Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, commencez-vous à connaître le
+jeu?
+
+--Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne
+pourrais jamais me décider.
+
+--Alors vous ne jouez pas?
+
+--Demain.
+
+--Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.
+
+L'imbécile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps
+qu'il avait passé dans le cabinet du président, le nombre des joueurs
+avait augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, derrière
+les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le
+tapis vert était encombré de jetons rouges et blancs et de plaques de
+nacre au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques louis
+jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas eu la patience de les
+changer. Comme les filouteries du croupier ne l'intéressaient plus
+puisqu'il les connaissait, c'était aux joueurs et au banquier qu'il
+donnait toute son attention. Mais à l'exception d'une pauvre petite
+_poussette_, c'est-à-dire d'une plaque de vingt-cinq louis à cheval et
+qu'un ponte avait adroitement poussée quand son tableau avait gagné,
+il ne vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en banquier,
+jouaient correctement.
+
+Mais il en est du policier comme du chasseur à l'affût, il n'a qu'à
+attendre; il attendit donc.
+
+Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la
+salle, vers lequel tous les yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe
+s'avançait un grand jeune homme blond à lunettes, qui semblait marcher
+assez gauchement, un peu à l'aventure, le prince de Heinick, à qui l'on
+faisait une entrée, comme il arrive souvent pour les gros joueurs.
+Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou
+en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez.
+
+Tout de suite le prince vint à la table, et, deux joueurs s'étant
+écartés avec l'empressement de courtisans, il plaça sur le tapis une
+plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il
+perdit encore.
+
+--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai
+aussi malheureux en banque.
+
+Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus
+d'un joueur se promettait de profiter de cette déveine, quand il serait
+en banque: il avait assez gagné, l'heure de la restitution allait
+sonner.
+
+Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, le prince alla
+s'asseoir dans un coin, et resta là d'un air indifférent et ennuyé
+jusqu'au moment où la banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se
+pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le premier croupier,
+un Béarnais appelé Camy, qui avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à
+Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour
+les joueurs de qualité.
+
+Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait demandé des cartes
+neuves; et le garçon d'appel avait apporté trois jeux au croupier. En
+poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au
+second rang derrière les pontes assis, et il n'était qu'à trois pas du
+banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrième
+rang, Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les cartes sur le
+tapis, il les examina et constata que les bandes timbrées paraissaient
+intactes. Le croupier déchira les enveloppes, battit les cartes et les
+passa à un ponte qui les battit à son tour.
+
+--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un
+aimable sourire; je suis féticheur.
+
+Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; Dantin pouvait être
+tranquille de ce côté; il n'avait plus qu'à surveiller les mains de cet
+aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table,
+il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portée
+préparée à l'avance--un _cataplasme_, si cette portée était épaisse; un
+_rigolo_, si elle était mince; mais tout se passa avec une régularité
+parfaite, il n'y eut aucune applique.
+
+Les jetons, les plaques, les louis et même quelques billets de banque
+s'étaient abattus sur le tapis.
+
+--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue.
+
+--Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil
+exercé, avait fait son compte.
+
+--Rien ne va plus, dit le prince.
+
+--Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.
+
+Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les
+deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et,
+quand il montra son point, un murmure de surprise s'éleva: il s'était
+tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de
+gauche baccara.
+
+--Quelle veine!
+
+Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution
+ne paraissait guère arrivée: aussi quand le prince fit sa question
+ordinaire: «Combien, je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept
+mille francs; les prudents se réservaient; il fallait voir.
+
+Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit
+cette taille en tirant une bûche qui laissa le même, son point de trois.
+
+Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier annonça qu'il y
+avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car
+ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce
+coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été le premier: le
+prince tira à six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre
+7.
+
+Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, c'était trop beau,
+trop sûr pour lui; il y avait là quelque volerie, mais laquelle? Il n'y
+voyait rien; il avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus
+léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où l'anxiété arrêtait
+les respirations. Devenait-il sourd? Il écouta s'il entendait le
+battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit.
+
+La banque continua en suivant à peu près la même marche, sur quatre
+coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté
+de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le
+prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se
+trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.
+
+Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de
+nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec
+son aimable sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait le
+lendemain et leur offrirait leur revanche.
+
+C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida presque
+complètement; bien certainement il ne se passerait plus rien de sérieux.
+
+Adeline emmena Dantin dans son cabinet.
+
+--Eh bien? demanda-t-il.
+
+--Le prince est un filou.
+
+--Vous avez vu?
+
+--Rien.
+
+--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un
+homme dans sa situation et que nous a présenté un membre des grands
+cercles?
+
+--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que
+je ne dise rien, je me tais.
+
+--Mais qui vous fait croire...?
+
+Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince était un filou,
+en insistant principalement sur la sûreté de son tirage:
+
+--Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il n'y a très
+probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque
+chose je le chercherai, j'espère même que je le trouverai, seulement
+il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a
+taillé.
+
+--Elles étaient neuves.
+
+Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et
+comme ce soir-là il était impossible de retrouver avec certitude dans la
+corbeille celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut convenu
+que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline,
+qui aurait voulu ce soir même expulser de son cercle le croupier Julien,
+ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait bien attendre et
+laisser le prince prendre encore une banque sans éveiller les soupçons
+de personne, alors même que cette banque du lendemain devait être aussi
+désastreuse que celle qui venait de finir.
+
+Elle le fut; les choses se passèrent exactement comme la veille: même
+façon de jouer et de tirer, même gain, même impossibilité pour Dantin de
+rien voir.
+
+Comme cela avait été convenu, aussitôt que la banque fut finie, il
+se rendit dans le cabinet du président, où celui-ci arriva presque
+aussitôt, accompagné de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner
+plus de solennité à l'examen. Ils apportaient les cartes de la dernière
+banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes
+passèrent par ses doigts et sous ses yeux.
+
+--Je ne trouve rien, dit-il enfin.
+
+--Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté vous avez soupçonné le
+prince, dit Adeline sévèrement; par bonheur, personne n'en saura rien.
+
+--Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.
+
+--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement
+et avec non moins de sévérité qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec
+prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous?
+
+Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à l'idée que le prince de
+Heinick pouvait être un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent
+avec une pitié méprisante:
+
+--Ces policiers!
+
+Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin sur le prince qu'Adeline
+avait entretenu son collègue, c'était aussi des accusations portées
+contre Julien et Théodore; aussi, en voyant le découragement de l'agent,
+tous deux se demandaient-ils si accusations et soupçons ne se valaient
+pas.
+
+Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais
+que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: «On n'accuse pas
+sans preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.
+
+--Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, au moins pour les
+joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous
+pouvez ne pas revenir demain.
+
+--Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport.
+
+Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint
+vivement, en se frappant le front:
+
+--Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!
+
+Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant s'il était pris
+d'un accès de folie.
+
+--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces
+cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui
+voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe?
+
+--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard.
+
+--Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, heureusement, j'en
+ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de
+retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.
+
+--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance.
+
+
+XIII
+
+--Voilà un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit
+Bunou-Bunou quand Dantin eut refermé la porte.
+
+--C'est le rôle d'un policier de voir partout des coquins.
+
+--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick,
+c'est vif.
+
+--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des
+manoeuvres de Théodore et de Julien.
+
+--Je me le demande aussi.
+
+--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, les accusant!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions
+d'agent de police on doit prendre bien souvent le rêve pour la réalité.
+
+--C'est ainsi que courent de par le monde tant de légendes sur les
+tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connaît des
+gens qui ont vu, et alors...
+
+--Et alors?
+
+--Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux et discrets: «Mon
+cher député, on triche chez vous»; ah! ah! ah!
+
+--Ah! ah! ah!
+
+--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux!
+
+À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un
+journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'était Frédéric
+qui venait aux renseignements; en voyant ces allées et venues, ces
+conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; que signifiait tout cela?
+Mais en trouvant son président et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se
+rassura; évidemment il ne se passait rien de grave; et après quelques
+mots pour justifier tant bien que mal son entrée, il se retira se disant
+qu'à coup sûr ils se moquaient du commerçant de Nantes.
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la démence
+toute pure de prétendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur
+des cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées du timbre
+de l'État. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous
+m'expliquer ce qu'il a voulu dire?
+
+--Je n'en sais vraiment rien.
+
+--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux.
+
+--Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller nous coucher.
+
+Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent
+écoulées, Dantin arriva.
+
+--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix
+haletante.
+
+--Si vous voulez.
+
+L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas long:
+
+--Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, regardez
+vous-mêmes, là.
+
+Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui montra du doigt où il
+fallait regarder.
+
+Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait
+exprès pour lui, au lieu d'être unies, étaient tarotées en losanges
+roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe était une
+toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui
+répondait au point même de la carte, sur le premier pour l'as, sur le
+troisième pour le 3, sur le neuvième, sur le douzième (afin de laisser
+un écart facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de sorte
+qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la
+regardait à découvert.
+
+--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque
+je n'y étais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille
+rougie, approchée des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est
+du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.
+
+--Mais ces cartes étaient dans des enveloppes scellées par la régie! dit
+Bunou-Bunou.
+
+--Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes gommées de la
+poste, on les ouvre sans les déchirer en les exposant à la vapeur de
+l'eau bouillante; on retire alors les cartes une à une par le bout
+ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on les replace une à
+une; on gomme la bande; et le tour est joué: voilà des cartes neuves
+qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de
+fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très habiles opticiens que
+messieurs les Allemands.
+
+--Mais il faut un complice, dit Adeline.
+
+--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garçon d'appel qui
+apporte les jeux, et qui substitue à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont
+été préparés.
+
+--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.
+
+--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garçon; mais, en
+attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes
+on joue à jeu découvert, et vous montrer comment le prince opère. Tout à
+l'heure, vous avez douté de moi, je m'en suis bien aperçu; laissez-moi
+me réhabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous
+avez cru.
+
+Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui refuser ce qu'il
+demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline
+à sa droite et Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à une table
+de baccara où il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main
+gauche, de la droite il donna les cartes.
+
+--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous
+dire vos points: à droite, il y a une figure et un 6, à gauche un as et
+un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais
+d'autant plus sûrement que je sais que la carte que je vais retourner
+est un 4.
+
+Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme les points qu'il
+avait annoncés étaient bien ce qu'il avait dit.
+
+Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; la démonstration était
+plus que faite.
+
+--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez
+faire?
+
+La même réponse sortit instantanément de leurs deux bouches:
+
+--Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.
+
+Cette réponse était trop conforme à la tradition pour que Dantin s'en
+étonnât: pas de scandale, c'est la mot de tous les présidents de cercle
+lorsqu'un scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout le monde,
+on crie «au voleur»; dans un cercle où il n'y a qu'un monde choisi,
+on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prévenir
+personne, de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller voler chez
+le voisin.
+
+Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son nom serait mêlé et qui
+compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince
+allât continuer son industrie dans les autres cercles de Paris.
+
+--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunité au
+prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui écrire
+une lettre banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; il faut
+qu'il quitte Paris et la France.
+
+--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je
+n'y vois pas d'inconvénient, au contraire.
+
+--Et le garçon de jeu? demanda Dantin.
+
+--Je vais le chasser.
+
+--Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit Bunou-Bunou, nous
+ne pouvons pas lui livrer le complice.
+
+--Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité s'est établie?
+
+--Certainement.
+
+--Nous allons l'interroger.
+
+Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se présenta d'aller lui
+chercher Léon.
+
+--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai
+moi-même; j'obtiendrai peut-être des aveux plus vite, en même temps que
+je le forcerai à ne pas ébruiter l'affaire.
+
+--Faites.
+
+Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant autour de lui.
+
+--Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en
+désignant de la main Dantin, adossé à la cheminée.
+
+--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude.
+
+--Mais... Léon.
+
+--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?
+
+--Chemin.
+
+--Tu es Normand?
+
+--C'est vrai.
+
+--D'où?
+
+--D'Arques.
+
+--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le métier?
+
+--Oui.
+
+--Tu es marié?
+
+Il fit un signe affirmatif.
+
+--Où est ta femme; que fait-elle?
+
+--Elle tient un café à Arques.
+
+--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq
+pour Dieppe, et tu resteras auprès de ta femme, à tenir ton café avec
+elle; si tu reviens à Paris, la police correctionnelle et après Poissy.
+Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs ce que le prince de
+Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes préparées, et
+comment l'affaire s'est arrangée entre vous.
+
+--Des cartes préparées!
+
+Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux.
+
+--Les voici.
+
+Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale de l'interroger en
+affirmant lui avait fait perdre la tête; la vue des cartes l'acheva.
+
+--Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, balbutia-t-il.
+
+--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?
+
+--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grêlé, que j'ai connu au
+café où je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses
+cartes, des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, quoi.
+
+--Bien sûr.
+
+--Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais
+jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira
+que je suis un honnête homme: j'ai quatre enfants.
+
+--Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il est fameux.
+
+Léon hésita un moment.
+
+--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.
+
+--Mille francs.
+
+Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot à personne:
+si tu causes, au lieu d'aller jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme
+le poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne s'amuse pas.
+
+Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il avait reculé vers la
+porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors.
+
+--Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de
+cartes à un autre et la tête tourne.
+
+Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils
+procéderaient avec le prince, et il fut décidé qu'on attendrait son
+arrivée le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle
+du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du président.
+
+--Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin, et vous préciserez la
+tricherie, si le prince essaye de la contester.
+
+Dantin allait se retirer, Adeline le retint:
+
+--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous
+nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue à
+un certain moment nous avons douté de vous. Le préfet saura combien vous
+nous avez été utile en cette misérable affaire.
+
+Quand Dantin arriva le soir à onze heures au _Grand I_, il remarqua
+qu'on le regardait d'une façon bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En
+effet, les conciliabules dans le bureau du président, la disparition
+des cartes qui avaient servi à la banque du prince de Heinick, enfin
+l'absence inexpliquée de Léon avaient fait travailler les langues:
+ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec
+l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui
+adressa la parole, pas même Frédéric qui causait avec Barthelasse, car
+Adeline vint au-devant de lui.
+
+--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y
+trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout à l'heure.
+
+En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné du prince, qu'il
+fit passer devant lui poliment.
+
+--Vous désirez me parler? demanda le prince avec une hauteur
+dédaigneuse.
+
+--Oui, monsieur, nous avons à vous demander des explications sur votre
+façon de jouer.
+
+--À moi!
+
+Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.
+
+--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua
+Adeline en désignant Dantin.
+
+Celui-ci s'avança:
+
+--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.
+
+--Qu'est-ce à dire?
+
+--C'est-à-dire que vous trichez, prince.
+
+--Misérable!
+
+--Vous trichez avec ces cartes--il présenta les cartes--que vous remet
+le garçon de jeu, à qui vous donnez mille francs.
+
+Le prince hésita un moment en jetant autour de lui des regards féroces;
+puis tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes
+flageolantes, comme s'il allait défaillir:
+
+--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment
+d'égarement, je vous expliquerai.
+
+--Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous avez à prendre demain
+matin le train de sept heures trente pour Cologne, et à ne jamais
+revenir en France.
+
+--C'est impossible demain; la princesse...
+
+--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle.
+
+--Je partirai.
+
+Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de surveillance à la gare du
+Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de
+voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se
+tenant en dehors des barrières au lieu de passer dedans et en détournant
+la tête pour que le prince ne le reconnût pas.
+
+--Compiègne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la
+tablette du guichet.
+
+Dantin lui prit le bras:
+
+--Compiègne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire?
+
+--Cologne.
+
+
+XIV
+
+Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin
+s'expliquer avec Frédéric et lui demander l'expulsion du croupier Julien
+et du garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit
+franchement, sévèrement.
+
+Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un agent au cercle!
+qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le président?
+
+Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer,
+il fallait être renseigné.
+
+Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout de son réquisitoire
+qu'il prit la parole--d'un air consterné, et aussi outragé.
+
+--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Théodore seront
+chassés du cercle; ce sont des misérables qui méritent d'autant moins de
+pitié que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce côté
+je suis en faute; j'ai péché par trop de confiance précisément; je ne
+les ai point surveillés avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort,
+je le reconnais.
+
+Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; mais il la
+releva et reprit sa fierté, son air Mussidan:
+
+--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris,
+plus que peiné, en un mot, profondément blessé, que tout ce qui vient
+de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tête, en
+me tenant à l'écart, comme si je n'avais pas la responsabilité de
+l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande
+les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette façon.
+
+Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline s'en fâchât; il
+en attendait même l'explosion, et il n'eût pas compris que chez un homme
+comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse était-elle
+prête:
+
+--J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le service qu'il m'a rendu,
+qu'il nous a rendu, était assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter
+les conditions qu'il mettait à son concours.
+
+Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: Frédéric ne se
+fâcha point. Il avait mieux à faire, c'était d'amener Adeline à parler
+longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait
+été dans ses découvertes.
+
+Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.
+
+Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait
+à profiter des observations de cet agent, non pour le passé, mais
+pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se
+reproduire, non seulement avec les croupiers et les garçons de jeu,
+mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de
+celui-ci avait été si originale, si audacieuse qu'elle l'avait
+trompé; malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et cette
+veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la découvrir; mais
+dorénavant des précautions seraient prises qui empêcheraient toute
+fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait
+avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, roses, chamois, ce qui
+couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi
+seraient brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une perte de
+cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes,
+mais la sécurité absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs,
+cette leçon donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions
+légales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une
+fois de plus que, bien décidément, le _Grand I_ était un cercle modèle.
+
+Que le _Grand I_ dût devenir, dans un temps donné, plus cercle modèle
+qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait pas changer les résolutions
+d'Adeline.
+
+Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez vous», il avait vécu
+sous le poids écrasant d'une obsession qui ne le lâchait ni jour ni
+nuit: il se voyait devant le tribunal obligé de répondre comme
+témoin aux questions du président, et d'écouter la tête basse ses
+admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractère,
+blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point?
+
+Et tout en entendant les questions sévères ou bienveillantes du
+président, tout en voyant son sourire narquois ou dédaigneux, il se
+répétait les paroles du père Eck:
+
+«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la
+fortune que la famille est bonne.»
+
+Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le
+marin au milieu de la tempête: s'il échappait au danger qui le menaçait,
+il renoncerait à cette existence si peu faite pour lui, et, suivant
+le conseil du père Eck, il laisserait ces gens à leurs plaisirs, qui
+n'étaient pas du tout les siens.
+
+Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiété et
+cette intensité de pensée: que lui avait-elle donné, cette existence
+qu'il n'avait acceptée qu'en vue de résultats que l'imagination lui
+montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à tenir aussi
+éloignés qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses intérêts
+personnels lui avait apportées cette présidence qui devait lui créer
+tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son intérêt
+personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt général, il était bien
+forcé de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait
+concourir au développement de la vie brillante à Paris, avait tout
+simplement concouru au développement du jeu: où étaient-ils, les
+commerçants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis
+qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruinés--lui
+tout le premier. Car le plus clair de cette misérable aventure, c'était
+sa dette à la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, à cette
+heure, en formaient le chiffre.
+
+Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît son voeu, et
+qu'en donnant sa démission il reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y
+avait pas à hésiter, pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être
+étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce
+qu'il avait appris l'épouvantait. Eh quoi, c'étaient là les moeurs de ce
+monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette;
+et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: «Allons chez Adeline»;
+c'était chez Adeline que les croupiers _étouffaient_ les jetons; chez
+Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles de travail
+et de probité aboutissaient à ce résultat.
+
+Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il sortît de cet
+enfer, qui ne dévorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui
+le dévorait lui-même, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y
+laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui
+élèvent le coeur et l'esprit, ce n'est pas précisément celle du jeu;
+depuis qu'il était à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient
+passé devant les yeux et dans des conditions où la bête humaine se livre
+le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler.
+
+À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il avait caressées pour
+Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui
+gagner? elle serait la première à ne pas le vouloir.
+
+Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier Julien et Théodore,
+il n'hésita pas une minute, contrairement à ce qui arrivait toujours
+lorsqu'il avait une résolution difficile à prendre, il quitta le _Grand
+I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, il
+fallait qu'il s'acquittât à la caisse,--ce qui n'était possible qu'en
+redemandant à sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait
+envoyés quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant avec
+elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres.
+
+Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation!
+
+L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf comme à
+l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa femme pour lui annoncer son
+arrivée, et, quand il entra dans la salle à manger, il trouva tout son
+monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa
+femme, Berthe et Léonie.
+
+--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas
+donné, dit Berthe en l'embrassant.
+
+--Alors, la politique chauffe? dit la Maman.
+
+Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage de Berthe avec
+Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un
+jour à Elbeuf; c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle
+ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait pu être
+question d'intérêts de famille. Comme de leur côté, Adeline et madame
+Adeline ne tenaient pas moins à ce que ces sujets ne fussent pas
+abordés, et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à sa
+grand'mère la plus légère occasion de manifester franchement ou par des
+allusions son hostilité, c'étaient des conversations politiques sans fin
+auxquelles tout le monde prenait part.
+
+Mais ce soir-là la politique elle-même languit et plus d'une fois
+Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mère
+la discussion commencée.
+
+--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours désireuse de ces
+promenades avec son père.
+
+--Non, je repars demain matin pour Paris.
+
+Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère chez elle; puis, ayant
+embrassé sa fille et Léonie, il passa dans le bureau avec sa femme:
+
+--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermée; comme tu es
+préoccupé ce soir!
+
+--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause,
+à moi, une cruelle humiliation.
+
+Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.
+
+Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste
+maternel, elle se pencha à son oreille:
+
+--Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.
+
+--Oui.
+
+--Mon pauvre Constant!
+
+--J'ai été entraîné, une fatalité.
+
+--Je pense bien.
+
+Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, bien que le plus dur
+ne fût pas dit.
+
+--Combien? demanda-t-elle.
+
+--Il me faut vingt-cinq mille francs.
+
+Bien que dans leur situation la somme fût très grosse, elle avait craint
+le malheur plus grand encore.
+
+--Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. Puis, voulant le
+relever:
+
+--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons
+pas eu cette année.
+
+--Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en toi, quelle indulgence!
+
+--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas
+pleurer; est-ce qu'il doit être question d'indulgence entre nous?
+
+--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.
+
+--Mon Dieu!
+
+En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras,
+la préoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter à
+sa femme, avaient changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était
+vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille mis de côté sur
+son gain qu'il lui fallait.
+
+--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour?
+
+--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.
+
+--Qui t'a dit?... s'écria-t-il.
+
+--Tu les avais gagnés au jeu.
+
+Il la regarda interdit.
+
+--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six
+ans unis de coeur et de pensées sans se connaître et sans lire l'un dans
+l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien
+vu d'où ils venaient. Et c'est là ce qui, depuis, a fait mon tourment;
+puisque tu avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que
+de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser
+commencer. J'étais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs
+provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai
+jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, il n'y a qu'à les
+prendre.
+
+Il la serra dans ses bras.
+
+--Nous aurions toujours été heureux que je ne te connaîtrais pas!
+s'écria-t-il avec effusion.
+
+--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle.
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, je trouve comme un soulagement à le savoir; j'ai l'esprit
+ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ça bien
+souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée,
+dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis que ces
+trente-cinq mille francs maudits me sont arrivés; et puis si tu te
+décides à payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces,
+n'est-ce pas, à les rattraper par le jeu?
+
+--Ce n'est pas seulement à les rattraper que je renonce, c'est aussi à
+la présidence du cercle.
+
+--Ah! Constant! s'écria-t-elle.
+
+--Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas
+me retirer sans la payer; aussitôt que j'aurai payé, je donnerai ma
+démission.
+
+--Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est pas acheter notre
+repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans
+son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces
+vingt-cinq mille francs.
+
+--Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; tout pouvait y
+rester.
+
+--Même l'honneur.
+
+Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner sa démission.
+
+
+XV
+
+Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, Barthelasse et
+Raphaëlle tenaient conseil chez celle-ci.
+
+Depuis que le _Grand I_ était ouvert, jamais il ne s'était trouvé dans
+des conditions aussi critiques; si l'avertissement du préfet: «On triche
+chez vous», n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des plaintes
+certaines, la surveillance de l'agent et les précautions prises pour
+qu'elle pût s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers
+de la situation.
+
+Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne pouvait avoir aucune
+responsabilité pour ce qu'il s'y passait, était furieuse contre ses
+associés, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric
+comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, passant de l'un à
+l'autre, quand elle ne les réunissait pas dans le même sac pour les
+secouer en les cognant l'un contre l'autre.
+
+--Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que vous fichez dans le
+cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait à
+Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empêché un prêt douteux de
+cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait à Frédéric--tu n'as
+qu'à dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé la revue
+de ton personnel, et que tu l'as trouvé correct. Et vous êtes du métier!
+
+Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; puis se tournant vers
+Barthelasse:
+
+--Vous dites que vous êtes le malin des malins--imitant son accent--oui,
+mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les
+connaissez, et quand un particulier à lunettes opère sous vos yeux, tire
+à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement vous trouvez ça tout
+naturel.
+
+Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taillé en taureau, se
+laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tête, et
+par Raphaëlle plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût,
+comme il disait d'elle.
+
+--Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.
+
+--Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, vous avez remâché
+toutes les vieilleries de votre honorable carrière, les télégraphistes
+que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas,
+le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin
+tout votre répertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas
+bien difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à tricoter
+donnant juste le point de la carte, et ça n'était pas bien difficile non
+plus à découvrir, puisque ce policier l'a découverte.
+
+Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que
+Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il se reprochait lui-même: «Comment
+n'avait-il pas eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait
+examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin,
+tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti.
+
+Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.
+
+--Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est:
+négociant à Nantes!
+
+--J'ai eu des soupçons.
+
+--Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur
+Nantes? il n'y a peut-être jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des
+bêtises.
+
+--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent
+que personne ne connaît.
+
+--Il vous aurait fallu un commissaire avec son écharpe; vous auriez
+ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert.
+
+--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là qu'est la question
+intéressante.
+
+--C'est clair, ce qu'il a vu.
+
+--Et la cagnotte? continua Barthelasse.
+
+--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? demanda Raphaëlle.
+
+--Rien.
+
+--Il n'y a pas fait d'allusion?
+
+--Aucune.
+
+--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, dit Raphaëlle.
+
+--Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et rien de celui-là?
+demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin!
+
+--Puisqu'il n'a rien dit.
+
+--C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, mais l'agent
+savons-nous ce qu'il a dit au président?
+
+--Puisque le président n'a parlé de rien, répéta Raphaëlle avec colère.
+
+--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la
+connaît pas?
+
+--S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, et pour exiger
+leur renvoi immédiat? s'est-il gêné pour renvoyer lui-même Léon?
+
+--Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui fait? je vous le demande,
+hein! s'écria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle
+lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se
+fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu;
+c'est son genre, à cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce
+n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul;
+j'en ai connu plus d'un comme ça.
+
+--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaëlle,
+agacée par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre président.
+
+--Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle
+pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il
+accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien.
+
+--Il accepte?
+
+--Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour le dire.
+
+--Oui, mais acceptera-t-il maintenant?
+
+--Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.
+
+--Que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Qu'il ne nous quitte.
+
+--Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, nous le tenons!
+
+--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi?
+
+--Qu'a-t-il donc dit?
+
+--Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé pour lui; ce brave homme
+n'était pas plus fait pour être président de cercle que moi je ne le
+suis pour être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré là-dedans;
+je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à s'en aller; et s'il n'est
+pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages
+qui dans sa position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en
+espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; mais ce qui s'est
+réalisé, ce sont des ennuis et des tourments qui l'épouvantent. Il a
+peur d'être compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout à fait
+affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et qui lui fera
+commettre toutes les bêtises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce
+moment il n'eût pas d'autre idée que de se procurer les soixante
+mille francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors que
+deviendrons-nous?
+
+Les trois associés se regardèrent avec stupeur.
+
+--Personne mieux que moi ne sait combien il est embêtant, continua
+Frédéric, combien on a de difficultés à manoeuvrer avec lui, combien il
+est gênant; mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que si
+nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un
+paratonnerre; estimé de tout le monde et de tous les mondes, ami du
+préfet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le
+cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir
+qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main heureuse; elle l'eût fabriqué
+elle-même qu'elle ne l'eût pas mieux réussi.
+
+--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon à ce qu'il durât
+plus longtemps.
+
+--Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera pour quelles
+raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-être lui-même,
+ses raisons. Alors nous voilà livrés aux _mangeurs_; si nous refusons
+leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra
+les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille
+francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous étions
+tranquilles et c'était crânement que je répondais que nous n'avions
+besoin de personne: «Merci, nous avons notre président.»
+
+--Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six
+mille francs, c'est bon à garder.
+
+--Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, vous verriez que je
+n'exagère rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Après le premier
+moment de surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince de Heinick
+et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de Théodore, sévèrement, comme
+un juge qui s'adresse à un coupable, je me suis vite remis et tout de
+suite je lui ai longuement expliqué toutes les précautions que nous
+prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de
+pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il
+m'écoutait; lui qui autrefois eût voulu explications sur explications,
+il avait l'air de me dire: «Vous savez que tout cela m'est indifférent,
+ce n'est pas pour moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner l'éveil.
+Si son intention avait été de rester avec nous, il m'eût interrogé au
+lieu de me fermer la bouche.
+
+--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Théodore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser
+qu'au premier mot je ne lui ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris
+les devants.
+
+--Mes pressentiments sont les mêmes que ceux de Frédéric, dit Raphaëlle;
+il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous?
+
+Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent comme pour chercher,
+dans les yeux des uns des autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en
+eux.
+
+--Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il
+avait gagné, il ne demanderait qu'à continuer; mais toujours perdre, je
+m'imagine que ça dégoûte.
+
+--Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il nous devait deux cent
+mille francs, nous le tiendrions.
+
+--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frédéric.
+
+--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse.
+D'abord ça n'appauvrira pas la caisse, qui n'a été que trop soulagée par
+cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens
+comme le succès, c'est la leçon de la morale.
+
+Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de plaisanter,
+cependant cette leçon de la morale invoquée par ce vieux crocodile de
+Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire:
+
+--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des
+exemples: il y a sept ans, à Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante
+mille francs et je commençais à comprendre que j'aurais bien du mal à
+les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passé
+des séquences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagné près de
+nonante mille francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante
+aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne
+s'était rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend à
+demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, un
+peu avant qu'il prenne la banque....
+
+--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?
+
+--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc disposé à la
+prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien:
+«Mon _présidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous
+mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les
+banquiers»; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle
+séquence que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou huit coups
+sûrs: comme il est reconnu que notre _présidint_ est le plus honnête
+homme du monde, personne n'ose le soupçonner, et il empoche une belle
+somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a pas parlé du
+_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les séquences
+qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de
+la cagnotte lui passe devant le nez.
+
+Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son enfance faubourienne
+qui lui était resté.
+
+--Savez-vous ce que produira votre discours au _présidint_,
+répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance et ne voudra pas prendre
+la banque; ou bien, s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement,
+bêtement, et battra les cartes, les fera couper; voilà votre belle
+séquence brouillée, et... il perd.
+
+Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.
+
+--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout
+simplement la séquence dans la main en lui disant de jouer les cartes
+dans l'ordre où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier à
+qui l'on imposerait une séquence sans qu'il se doute de rien, quitte à
+le prévenir délicatement une fois la chose faite, à seule fin de lui
+inspirer de la reconnaissance.
+
+--Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le jeu n'avait ni la science
+ni les roueries de Barthelasse.
+
+--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en
+banque le baron ou Salzman et nous leur passons la séquence; ils ne la
+brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou trois coups ils
+l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le président prenne leur
+suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent
+de laisser, et, sans que personne puisse soupçonner un homme dans sa
+position, il fait une rafle qui nous le livre.
+
+--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frédéric. Et
+taillera-t-il? Là est la question.
+
+
+XVI
+
+C'était avec des valeurs à escompter et des factures à recevoir que
+madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux
+trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille
+dus à la caisse du cercle.
+
+En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à son banquier, et
+s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'élevant à trois
+mille et quelques cents francs, était due par un marchand de draperie de
+la rue des Deux-Écus, un vieux, très vieux client de la maison, qui ne
+faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que la
+Banque de France.
+
+Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter pour être payé,
+qu'il l'avait gardé pour le dernier; il la connaissait, la formule du
+vieux drapier: «Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler notre petit
+compte.» Et ce compte, on le réglait dans la salle à manger, en buvant
+un verre de cassis, tandis que, par un châssis vitré, on voyait les
+commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient de chez le
+fabricant, ou vendre le métrage d'un pantalon à un petit tailleur. Le
+seul ennui de ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons où
+se trouvaient un défaut, qui avaient été soigneusement conservés et qui
+permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle
+du petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme
+autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier.
+
+Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir
+tombait, mais la nuit n'était pas encore faite; dans la demi-obscurité
+de la rue étroite, il lui semblait vaguement que les choses n'étaient
+pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de
+son vieux client. Où donc était l'étalage avec ses pièces de drap de
+toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent que le magasin
+était fermé, et que, sur les volets, quatre pains à cacheter fixaient
+une bande de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la rue des
+Deux-Écus est en grande partie occupée par des drapiers, il entra chez
+un autre de ses clients qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une
+attaque d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont
+fait tout de suite apposer les scellés.»
+
+La déception était contrariante pour Adeline, car elle renversait tout
+son plan: à cette heure de la soirée, les maisons où il aurait pu se
+procurer la somme qui lui manquait étaient fermées, et par là il se
+trouvait dans l'impossibilité d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette
+et pour y signer sa démission sur son bureau qu'il ouvrirait une
+dernière fois.
+
+Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel côté tourner.
+
+A la vérité il devait se dire que c'était là un retard insignifiant, et
+qu'il serait encore parfaitement temps de démissionner le lendemain;
+mais cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on est arrêté par
+un incident qu'on n'a pas prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé
+aussi sa phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les garder.
+
+Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas le portèrent
+machinalement avenue de l'Opéra; et arrivé devant sa porte il monta:
+après tout, autant dîner là qu'ailleurs.
+
+Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils échangèrent un
+sourire de soulagement. Ce n'était pas une lettre, la lettre de
+démission qu'ils attendaient presque, c'était lui; puisqu'il revenait,
+rien n'était perdu.
+
+Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de
+Théodore.
+
+--J'ai profité de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur à tout le
+personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.
+
+Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui importait ce qui se
+passerait au _Grand I_ dans quelques jours?
+
+Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire part de cette
+mauvaise réception à Barthelasse.
+
+--Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; il doit avoir sa
+démission dans sa poche.
+
+--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse
+pas en sortir: je vais préparer la séquence.
+
+--Taillera-t-il?
+
+--En le poussant.
+
+--Envoyez chercher le baron et Salzman.
+
+A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: justement c'était le
+jour des invitations et elles avaient amené de nombreux convives. A côté
+d'étrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitués, des
+amis. Le menu était réussi; on racontait des histoires drôles; il se
+laissa d'autant plus facilement aller que c'était la dernière fois qu'il
+faisait fonction de président, et peu à peu il retrouva les agréables
+sensations de ses premiers mois de présidence, quand il voyait tout
+en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint nerveux et
+impatient.
+
+--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?
+
+Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant
+et avec sympathie, il s'exaspérait. C'était déjà bien assez pour lui
+d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des
+cartes, le murmure étouffé des joueurs, que dominait de temps en temps
+l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne va plus?», sans qu'on vînt encore
+le tenter et le pousser.
+
+Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches,
+et, à chaque mouvement qu'il faisait, il éprouvait un singulier
+sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur
+produite par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient pas pu
+résister à la tentation de tâter la chance, car tout joueur sait que ce
+n'est pas du tout la même chose d'opérer avec une petite mise qu'avec
+une grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, on est à peu
+près sûr de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne
+toute liberté de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; c'est
+une affaire de tactique.
+
+--Comment, mon président, vous n'en taillez pas une ce soir?
+
+Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le pousser.
+
+Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait nettement.
+
+Et cependant?
+
+S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours à ceux qui jouent
+pour la première fois, n'est-ce pas vrai également pour ceux qui
+jouent leur dernière partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède
+continuellement qu'elle vous abandonne à la déveine.
+
+Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la
+dernière.
+
+Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il les rejetait loin de
+lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui
+pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur dernière
+partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera
+bien décidément la dernière.
+
+Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'était la mort de son
+client de la rue des Deux-Écus; pourquoi le père Huet était-il mort
+juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs
+dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de providentiel; une
+impossibilité qui était un avertissement? On n'est pas joueur sans être
+superstitieux, et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer
+de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la
+manie dont on est obsédé Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde
+de croire que le père Huet était mort exprès pour le pousser au jeu, il
+se disait en même temps que cette mort pouvait bien signifier quelque
+chose.
+
+Pourquoi ne pas voir quoi?
+
+Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, c'était de tâter
+la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas même avec
+quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement
+avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche.
+
+Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant
+l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la
+veine sans mettre la main dessus, si réellement elle s'offrait à lui.
+Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui
+savent l'arrêter quand elle passe à leur portée.
+
+Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il errait par
+les différentes pièces du cercle, s'arrêtant devant le billard pour
+applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un
+ami qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire un journal
+du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgré son application, mais
+quand cette idée de la mort du père Huet eut traversé son esprit,
+il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son
+porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant
+lui,--celui de gauche.
+
+Le banquier donna les cartes et perdit à droite comme à gauche.
+
+Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain pour Adeline,
+cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il
+avait gagné 1,000 louis, car, s'il était insignifiant en soi, quelle
+importance ne prenait-il pas comme indication de la veine.
+
+Il laissa ces cent francs et, gagna encore.
+
+Décidément, la mort du père Huet semblait bien être providentielle.
+
+Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa à droite,
+où il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche
+perdit, le tableau de droite gagna.
+
+Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui
+
+--Quelle veine, mon président!
+
+Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui.
+
+--N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.
+
+--Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, je n'userais
+pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque.
+
+Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront pas l'émotion
+d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interrogé l'oracle, et
+quatre fois l'oracle lui avait répondit par une affirmation contre
+laquelle toute discussion était impossible.
+
+--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus
+survenant.
+
+--Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.
+
+Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre en banque, mais ces
+excitations tombant sur lui de différents côtés firent pencher sa
+résolution chancelante.
+
+Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme le retint: il fit une
+nouvelle tournée dans les salons et de nouveau il tâcha de s'intéresser
+aux carambolages, à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui,
+inconsciemment, il revint à la salle de baccara, où, pendant son
+absence, quelques gros coups avaient imprimé à la partie une allure plus
+animée.
+
+C'était un des habitués du cercle, un Américain appelé Salzman, qui
+venait prendre la banque, et on avait apporté trois jeux de cartes que
+Camy était en train de mêler.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût rien de précis à
+reprocher à Salzman, on le tenait vaguement en défiance, et puis c'était
+un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y
+eut guère que les étrangers qui pontèrent.
+
+Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles
+encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus
+soupçonneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans
+la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au
+talon_, c'est-à-dire en prenant les cartes une à une devant lui, sous
+les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le
+_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit à
+droite et gagna à gauche; alors il se leva:
+
+--Messieurs, il y a une suite.
+
+--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.
+
+C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté de la table ayant
+Frédéric à sa gauche et M. de Cheylus à sa droite.
+
+--C'est à vous, mon président, dit Frédéric.
+
+--Allez donc, dit M. de Cheylus.
+
+Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son collègue; il savait
+par expérience l'intérêt que celui-ci avait à le voir gagner, d'ailleurs
+ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.
+
+Il s'assit au fauteuil.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline était
+un beau banquier: les plaques, les billets de banque tombèrent sur le
+tapis.
+
+--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone.
+
+Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la manière de tailler;
+une à une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se
+les donner à lui-même.
+
+Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9,
+comme il avait deux bûches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et
+sur la gauche qui avait 4, 6 et 5.
+
+--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus.
+
+Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent de plus en
+plus dru.
+
+--Combien y a-t-il? demanda Adeline.
+
+--Dix-sept mille francs.
+
+Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une bûche.
+
+Il y eût un mouvement d'hésitation chez les pontes; plus que jamais il
+fallait se rattraper: le vent allait tourner.
+
+Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le
+quatrième coup avec 9, le cinquième avec un nouvel abatage, le sixième,
+au milieu de la stupéfaction générale et de la consternation d'un
+certain nombre de pontes, encore avec un 8.
+
+Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où s'était entassé son gain
+dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs.
+
+
+XVII
+
+Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette partie l'ébranla.
+
+Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné de cette persistance
+de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de réfléchir, il fallait se
+rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment
+sont donnés les coups qu'on reçoit, on tâche de les rendre; après, on
+verra.
+
+Après on avait vu que cette veine était vraiment bien extraordinaire, et
+telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, si solide qu'elle fût, qui pût
+la mettre à l'abri du soupçon.
+
+Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affolés
+par l'émotion de la lutte ou paralysés par l'angoisse, incapables
+par conséquent de voir autre chose que ce qui leur est étroitement
+personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces
+acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent
+la carte et notent tous les coups dans l'espérance de saisir une veine
+qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à l'aurore; il
+y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance
+non en vue d'empêcher les tricheries, mais simplement en vue de prendre
+une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent dénoncer;
+enfin il y a encore le personnel du cercle, très expert aux choses de
+jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres quand ce
+qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.
+
+Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant suite à celles de
+Salzman, elles constituaient un ensemble révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0.
+5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0.
+2.--0. 8. 0. 7. 6. 9....
+
+Cette série de chiffres qui se continuait était absolument
+incompréhensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle
+ressemblait terriblement à une séquence: ce n'était ni la _surprenante_,
+ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre
+fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de
+celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par là
+sont trop usées pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre;
+mais elle sentait cependant la préparation d'une main plus complaisante
+que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde,
+peut-être, et qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au
+banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle n'avait pas été
+inspirée par l'idée d'empêcher les hésitations de tirage.
+
+Pour ceux qui admettaient la séquence, la question était de savoir si un
+homme du caractère et de l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à
+jouer avec des cartes séquencées.
+
+C'était là-dessus que la discussion s'était engagée quand, après le
+premier moment de surprise, on avait commencé à discuter la victoire
+du président du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait été
+obtenue.
+
+Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui connaissaient Adeline
+s'étaient récriés:--Allons donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à
+quels signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes les fois qu'un
+banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des
+séquences.--Mais à ces objections, les répliques n'avaient pas manqué,
+et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas restés court:--Ce n'est
+généralement pas à vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y
+est peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. La position
+d'Adeline était-elle assez bonne pour qu'il n'eût pas besoin de gagner
+quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être
+président d'un cercle, avec un traitement payé par la cagnotte?
+
+D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient
+pas Adeline et n'avaient pas dès lors de raisons pour le défendre.
+Un président de cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence,
+c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés vifs par ce
+genre de vol contre lequel la défense est à peu près impossible qu'ils
+voient des séquences partout et plus souvent encore que dans la réalité,
+où cependant elles se rencontrent si fréquemment. Et puis ce président
+n'était pas le premier venu; il avait un nom; il était député; on lisait
+ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations devenaient plus
+vraisemblables; c'était drôle; il y aurait du scandale.
+
+Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément couru le tout-Paris
+des cercles et du boulevard:
+
+--Le président du _Grand I_ a passé une séquence à son cercle.
+
+--Est-ce qu'il n'est pas député?
+
+--Justement.
+
+--Ah! elle est bien bonne!
+
+--Si les présidents s'en mêlent!
+
+C'était cette double qualité de député et de président qui donnait du
+piquant à la chose: pas intéressantes pour le boulevard, les histoires
+de gens que personne ne connaît. Il arrive assez souvent qu'il se gagne
+des sommes importantes, et d'une façon étonnante sans qu'on s'en occupe
+en dehors des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est qu'alors
+ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas
+pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline
+était quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et dès lors
+«elle était bien bonne»; ceux-là mêmes qui auraient haussé les épaules,
+si on leur avait parlé d'une séquence passée dans un des cercles les
+plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un étranger
+du Pérou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que
+le coupable était un député, un homme en vue, c'était un événement
+parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: «C'est
+bien possible!» et cette possibilité, ils la faisaient partager aux
+autres en leur racontant cette histoire: «Un député, elle est bien
+bonne.»
+
+A côté de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle était
+drôle, il y avait tout une catégorie de gens qui s'en occupaient, parce
+qu'elle les intéressait personnellement--celle qui vit du jeu et des
+joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protègent les cercles et
+sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux
+_rameneurs_, aux _dîneurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: «Ah! le député
+Adeline en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en tirer parti
+du député et en _manger_ quelques morceaux!» On pourrait le mettre en
+avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les
+villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; de même,
+on pourrait aussi l'employer pour prévenir des arrêtés de fermeture que
+prendraient ces préfets; au député influent, à l'ami des ministres, les
+préfets n'oseraient rien refuser; et lui-même le député n'oserait rien
+refuser à ceux qui le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est
+surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.
+
+Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui
+l'avait soulevé, sans qu'il en entendît rien et se doutât même qu'on
+pouvait s'occuper de lui autrement que pour le féliciter, et aussi pour
+lui faire quelques emprunts, comme cela était arrivé la première fois
+qu'il avait gagné une somme importante.
+
+De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la réalité avait même
+été au delà de ce qu'il imaginait.
+
+Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle tout de suite pour
+aller se coucher tranquillement à quoi bon se coucher? Il était bien
+trop surexcité, trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, sans
+être un passionné du jeu, il jouait néanmoins en passionné, le coeur
+arrêté ou bondissant, les nerfs crispés, et il n'y avait aucun point de
+ressemblance entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après une
+nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la ruine et de la ruine à
+la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils
+avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs qui tout d'abord
+l'avaient enveloppé, il avait repris sa promenade à travers le cercle,
+en tâchant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne
+l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient les désintéressés qui
+tout d'abord s'étaient jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès
+spontanément comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres,
+toujours à l'affût des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fût seul
+pour l'aborder:
+
+--Mon cher président....
+
+Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent là sans
+autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou
+d'un jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche
+le prix du déjeuner ou du dîner, ils ne quittent pas le cercle. Tout
+ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le
+dévorent, mais sans jamais se permettre la prodigalité d'un extra, même
+quand il ne coûte que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied
+en marchant, de peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait
+l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus
+exigeants à se faire passer leur pardessus par les valets de pied:
+«Valet de pied», ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche,
+et n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on les sert.
+
+--Mon cher président....
+
+Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la
+chanson qu'elle allait amener: «Vingt-cinq louis, dix louis, un louis,
+mon cher président.» Il était difficile de refuser ces pauvres diables
+dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu
+avait roulés dans ces bas-fonds.
+
+Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un certain point ne
+l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait réellement
+stupéfié.
+
+Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin à rentrer chez
+lui, il avait trouvé, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi à
+partir.
+
+Ils avaient endossé leurs pardessus en même temps, et, en même temps
+aussi, ils avaient descendu l'escalier.
+
+--Vous rentrez chez vous, mon président? demanda Salzman.
+
+--Sans doute.
+
+--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'à la place de
+l'Opéra.
+
+Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; après avoir joué, la
+marche le calmait et rafraîchissait son sang; quelquefois même, pour
+mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'était léger
+d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui
+l'eussent arrêté auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il
+avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses
+poches.
+
+--Je vais prendre une voiture, répondit-il.
+
+--Alors, avant de nous séparer, je vous demande un moment d'entretien,
+deux minutes.
+
+L'heure était étrangement choisie, alors surtout que quelques instants
+auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodément pour tous
+les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes.
+
+--Volontiers.
+
+Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en ce moment
+complètement désert, tandis que sur la chaussée quelques coupés du
+cercle attendaient la sortie des joueurs.
+
+--Vous conviendrez, mon cher président, dit Salzman, que celui qui vous
+a donné cette banque a la main heureuse.
+
+--Cela, c'est vrai.
+
+--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue
+de vous laisser ma suite n'a pas été moins heureuse que la main... pour
+vous au moins.
+
+Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure qu'allait prendre cet
+entretien bizarre, devint attentif à ce mot.
+
+--Mais si elle a été heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne
+l'a guère été pour moi, car si j'avais taillé jusqu'au bout, les
+quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la
+mienne... et franchement, ils y arriveraient à propos.
+
+--Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, qui voulait prendre ses
+précautions.
+
+--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes,
+et dans ma suite il y avait une jolie série. Cependant, rassurez-vous,
+je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus
+d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma discrétion; Je viens seulement
+vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme prêt,
+parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.
+
+Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur
+son compte, Adeline ne l'aimait point, cette façon de demander ces cinq
+cents louis, en s'adressant à lui comme à un associé, acheva ce que les
+préventions avaient commencé.
+
+--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous désirez, dit-il
+sèchement, mais cela m'est tout à fait impossible.
+
+--Cependant....
+
+--Tout à fait impossible.
+
+Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il ouvrit la portière.
+
+A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le
+trottoir.
+
+--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portière.
+
+Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les yeux des joueurs qu'il
+sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline.
+
+
+XVIII
+
+Cette façon de demander en faisant valoir des droits au partage avait
+exaspéré Adeline. Vraiment ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix
+mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait
+perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une
+part dans sa perte?
+
+D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait répondu
+comme il fallait à ce drôle.
+
+Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là et des autres ses
+pareils, car s'il n'avait pas donné sa démission ce soir-là, après avoir
+payé sa dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à maintenir
+cette démission et à abandonner la _Grand I_ aussitôt qu'il pourrait le
+faire décemment, sans paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était
+plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait
+vite oubliée; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter
+son escalier, ni celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience
+qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune carte.
+
+Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le
+lendemain, à la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire;
+il y eut même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement s'il
+était vrai, comme on le racontait, qu'il eût gagné cinq cent mille
+francs. Adeline se récria.
+
+--On ne parle que de ça!
+
+Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en
+effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se
+taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à
+l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait un gros gain, ses
+amis l'en avaient plaisanté; maintenant, semblait-il, ce n'était plus de
+la plaisanterie, c'était de l'étonnement.
+
+Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près de quatre-vingt-dix
+mille francs? Était-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent
+provoquer la surprise?
+
+Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction de voir
+celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était rien passé entre eux dans la
+nuit.
+
+--Je ne vous en veux pas, mon cher président, dit l'Américain, j'avoue
+même qu'à votre place j'aurais probablement répondu comme vous;
+seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite
+du même genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas?
+
+Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était celui de la bonhomie
+et de la drôlerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline
+ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention
+chez l'Américain de tourner en plaisanterie ce qui avait commencé par
+être sérieux, et n'avait pas réussi sous cette forme. Mais trois jours
+après se présenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'était
+pas trompé.
+
+C'était le soir, la partie était assez animée, et Salzman venait de
+prendre la banque; on avait apporté des cartes que Camy avait battues
+pendant que Salzman répétait d'un voix indifférente:
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposés à
+aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier.
+
+Au montent où le croupier présentait les cartes à un joueur pour les
+faire couper, un autre joueur avança la main et les prit.
+
+--Permettez, dit-il.
+
+A ce moment même Adeline arrivait auprès de la table, et il vit le
+joueur qui avait pris les cartes se préparer à les battre sérieusement.
+
+--Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant
+d'hésitation, en homme qui se demande s'il va se fâcher de cette marque
+de défiance, ou s'il va ne pas la relever.
+
+Bien que cette question eût été faite sur le ton de la provocation, ce
+fut avec calme et sans élever la voix que le joueur répondit:
+
+--Rien autre chose que ce que je fais.
+
+Et avec le même calme, il continua à battre les cartes, qui claquaient
+entre ses doigts.
+
+Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, comme s'il était
+desséché dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier,
+paraissait plus grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un
+regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et chétif; ne se
+laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui répondit.
+
+--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman.
+
+--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit?
+
+--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement.
+
+--Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, je cède la place à
+monsieur.
+
+D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément en accord avec
+ses paroles, il se leva de son fauteuil.
+
+--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui
+décidément ne perdait pas la tête.
+
+Tout à l'algarade qui venait de se produire et à laquelle il avait coupé
+court par son intervention, Adeline ne pensa pas immédiatement à ce
+dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina.
+
+«L'affaire n'aura pas de suite.»
+
+Que voulait dire cela?--Était-ce simplement le cri de triomphe d'un
+grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tête? Ou bien
+n'était-ce pas une allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise
+quand Salzman avait abandonné sa banque?
+
+Cette supposition le jeta dans un trouble profond.
+
+Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation qui
+s'adressait à lui.
+
+Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le frappa: «L'affaire
+n'aura pas de suite!» On croyait donc que, comme il avait pris la suite
+de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il
+avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que l'injure faite à Salzman en lui
+battant les cartes rejaillissait sur lui.
+
+Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il tourna et retourna
+cette idée dans sa tête affolée.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues
+d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les
+soupçons s'attaquer aux gens qui à ses yeux étaient les plus honorables;
+cependant jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour on pourrait le
+soupçonner lui-même.
+
+Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et que l'âge n'eût
+fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'était pas homme
+cependant à répondre à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme l'avait
+fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitôt que l'heure
+fut arrivée où il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût
+lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point,
+il partit pour l'avenue de l'Opéra. Mais justement il ne rencontra
+personne pour lui répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène de
+la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le personnel de service à
+cette heure matinale ne savait rien: un garçon croyait que ce joueur
+était un créole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été
+présenté ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin,
+M. Barthelasse ou Camy le connaissaient.
+
+Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin;
+mais comme à l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il
+était gérant en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric
+l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait pris la
+prudente habitude de ne rien voir, pas même ce qui lui crevait les yeux;
+comme cela il ne risquait pas de se compromettre: «Je chercherai, je
+réfléchirai, comptez sur moi», étaient les trois seules réponses qu'il
+se permît, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en démordait
+pas. C'était auprès de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci
+voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, sans y rien
+ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire
+avec Adeline: «Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le président.»
+
+Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et
+ne savait pas qui l'avait présenté.
+
+Alors Adeline se fâcha:
+
+--Comment! c'était ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, à quoi
+servait le comité? A quoi servait le président? S'il ne servait à rien,
+il n'avait qu'à se retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une
+simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait pas de son
+nom... plus longtemps.
+
+Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, commençait justement
+à se rassurer et à croire que la séquence, ou plutôt le gain produit
+par elle, leur avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement
+laissé paraître sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait être pris, et bien
+pris; voilà que précisément cette menace de démission éclatait quand il
+s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question!
+
+Heureusement il n'était pas homme à se laisser démonter, et tout de
+suite il se défendit: on le prenait à l'improviste, il n'avait pu
+interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le
+nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; ce n'était pas
+dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irrégulier; il
+était de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas
+particulier comme pour tout.
+
+Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les
+choses à l'extrême cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous
+cette allusion «à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait
+tout moyen de recherches.
+
+--Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom.
+
+Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, il ne poussa pas son
+enquête plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon.
+
+Si les jours précédents, il avait été frappé de la façon dont on le
+regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions où
+il se trouvait et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.
+
+Pourquoi cette curiosité?
+
+Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas même à ses meilleurs amis;
+et par cela seul il se trouva singulièrement embarrassé, confus, comme
+s'il se sentait coupable.
+
+Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il
+entra tout de suite dans la salle des séances, bien que le président
+ne fût pas encore monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait
+Bunou-Bunou pour voisin.
+
+Comme tous les jours, celui-ci était penché sur son pupitre, écrivant,
+car c'était son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture
+de la séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte qu'il était
+un sujet de récréation et de conversation pour le public des tribunes
+qui occupait les longues minutes de l'attente à regarder dans le vaste
+hémicycle désert où ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux
+bonhomme à la tête blanche qui, collé sur son papier, écrivait,
+écrivait, écrivait.
+
+--Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, après lui
+avoir serré la main, s'assit auprès de lui.
+
+--Comment? quand nous devions nous voir?
+
+--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est
+question.
+
+--Votre démission de membre du comité du _Grand I_, dit Adeline très
+ému, et pourquoi?
+
+Bunou-Bunou se montra embarrassé.
+
+--Je vous en prie, insista Adeline.
+
+--Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure;
+alors vous comprenez.
+
+Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage
+d'insister; si cruelle que pût être la vérité, il devait la demander.
+
+--Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, votre raison
+vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi franchement, comme à
+un... ami.
+
+--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, très graves.
+
+Adeline pâlit.
+
+--Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est d'usage de donner des
+surnoms aux cercles: ainsi la _Crémerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_.
+Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnés d'autres qui sont
+des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a un qui s'appelle
+l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Béotie_, et ces appellations
+empruntées à la Grèce sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout;
+il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Épire_ ou, dans la langue du
+boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si
+je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma
+réélection. Que ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus
+bon à rien.
+
+Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'était
+cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira.
+
+--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si complètement que moi
+aussi je vais me retirer.
+
+--Vous feriez cela?
+
+--Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, nous donnerons nos
+deux démissions en même temps.
+
+--Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites!
+
+Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux blancs serrer les
+mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le
+temps de s'adresser des questions sur cette scène pathétique; un flot de
+députés envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours
+battre aux champs.
+
+
+XIX
+
+Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de concession que lui
+avait fait Adeline en ne donnant pas immédiatement sa démission: ce
+n'était pas parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait
+cette démission, c'était parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom
+de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'était pas possible, et
+Frédéric commençait à bien le connaître.
+
+Le danger était donc menaçant.
+
+Comment l'empêcher d'éclater?
+
+La question était assez grave pour qu'il ne voulût pas prendre la
+responsabilité de l'examiner et de la trancher tout seul; c'était entre
+associés qu'elle devait se décider.
+
+Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline fût parti, il alla
+prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaëlle: le joueur,
+on verrait plus tard.
+
+Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaëlle recevant
+en ce moment même la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea
+cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont
+l'impatience et le mécontentement étaient visibles, allait le quitter
+pour rompre ce tête-à-tête. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir,
+et Raphaëlle entra dans le petit salon où ils attendaient.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de les voir.
+
+Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait.
+
+Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de l'associé qui rend
+les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte à son avoir tout
+ce qui va bien.
+
+--Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle en se tournant
+vers Barthelasse.
+
+--Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa démission, puisqu'il a
+attendu jusqu'à maintenant.
+
+--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le
+voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouvé que ce n'est pas votre
+séquence qui décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, sans
+doute, balancée longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni
+des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des
+points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la surprise?
+
+--J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, ce qui, avec lui, était
+possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on
+est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était
+pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'était pas mauvais qu'il se
+sentît un peu compromis.
+
+--Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va.
+
+Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.
+
+-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il
+s'en _vatt_, s'écria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle
+part, il serait resté avec nous.
+
+--Ça, c'est une idée.
+
+--Et une bonne, encore.
+
+--Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une discussion inutile.
+
+--Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, à la fin!
+
+--C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric étonné.
+
+--Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux qu'on ne
+pouvait plus vivre avec lui.
+
+--Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit de savoir si nous
+pourrons vivre sans lui.
+
+--Et comment? dit Barthelasse.
+
+--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; il n'y a pas qu'un
+président au monde; j'y ai pensé.
+
+--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là, dit Barthelasse.
+
+--Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.
+
+--A la Chambre.
+
+--Ce n'est pas M. de Cheylus?
+
+--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je
+lui ai inventé une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire.
+
+--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous défendre.
+
+--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant
+pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a
+fait penser à M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le
+_Puchotier_ nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai fait venir.
+J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze
+mille francs au lieu des trente-six mille que nous coûte le _Puchotier_;
+je lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus payer cette
+somme qu'Adeline se retirait.
+
+--J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs que Cheylus à douze
+mille, dit Barthelasse.
+
+--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agît de ce qui est
+possible; Adeline est mort, vive Cheylus!
+
+--Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit Barthelasse.
+
+--Malheureusement, répondit Frédéric.
+
+--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.
+
+--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas?
+
+--Assurément.
+
+--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il
+restât notre président?
+
+--Parbleu.
+
+--Eh bien, laissez-moi faire.
+
+--Quoi?
+
+--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à craindre, n'est-ce
+pas? Si je réussis, il reste. Si au contraire j'échoue, il ne s'en ira
+pas deux fois.
+
+Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle était agacée de voir
+Barthelasse qu'elle considérait comme un parfait imbécile, faire
+l'important; et de plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas
+dire par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas donner sa
+démission.
+
+--Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au moment où il partait.
+
+--C'est bon, nous verrons.
+
+Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric en revenant au
+cercle.
+
+--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.
+
+Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher le nom qu'Adeline
+lui avait demandé, mais ce fut inutilement; ce joueur était-il venu avec
+une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être largement
+distribuées un peu partout? avait-il été amené par quelqu'un qui s'était
+dispensé de la formalité du registre? toujours est-il qu'on ne
+trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frédéric se
+contenta-t-il de répondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la
+soirée.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans son cabinet quand
+Barthelasse frappa à la porte et entra:
+
+--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le président?
+
+Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis il se résigna, se
+disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter que d'éconduire Barthelasse,
+dont il connaissait la ténacité.
+
+--Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, me
+permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporté est
+fondé? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre
+démission?
+
+--Oui, cela est vrai.
+
+Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez?
+
+--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir à un
+honnête homme.
+
+Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant:
+
+--J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, et dans mes voyages j'ai
+entendu un mot qui m'a frappé c'est que la conscience est une méchante
+bête qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous pas mordu par
+cette vilaine bête? je vous le demande.
+
+Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse à la porte,
+mais il réfléchit qu'un entretien qui commençait de la sorte pouvait lui
+apprendre des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il se retint,
+décidé à écouter jusqu'au bout.
+
+--Voyez-vous, monsieur le président, continua Barthelasse, on a les plus
+fausses idées sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une
+affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux
+qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas été adroit,
+est-ce que j'aurais gagné les deux millions qui composent ma petite
+fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma jeunesse? un
+pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une
+côte de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la
+paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas
+trouver mieux. J'allais beaucoup au café et dans les petits cercles, la
+profession veut ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au
+jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte,
+pour dire les choses. Alors je me suis demandé ce que c'était qu'un
+voleur, et après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme qui
+gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans étude, était un voleur
+et qu'il méritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui
+gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait
+jamais être un voleur.
+
+Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de son président
+l'effet qu'avait pu produire ce début.
+
+--Continuez, dit Adeline.
+
+Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là, avait cherché ses mots,
+s'exprima plus librement et plus vite:
+
+--Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en
+continuant mon métier de lutteur, tous les soirs je me faisais les
+doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez
+bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre,
+je m'essayais à filer la carte, et sans lumière encore, car ce qui est
+difficile c'est d'opérer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit
+pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne pouvais pas
+me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans
+je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a
+récompensé ma persévérance: je ne m'entendais plus. C'était au moment de
+la guerre de Crimée; j'avais amassé un peu d'argent je me suis embarqué
+à Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers.
+Nous n'étions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme.
+On a joué pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans me
+vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour
+la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitôt je
+me suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des officiers à bord
+qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que
+leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent.
+J'ai fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement de mon petit
+avoir.
+
+--Où voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait à quatre pour
+ne pas éclater.
+
+--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre
+fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous
+allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est
+votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? autrement vous ne
+seriez pas un bon père, et vous en êtes un. A ce moment une petite
+fée se penche à votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec une
+épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille
+francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver
+ta famille, ton honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que vous
+feriez?
+
+Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec
+son meilleur sourire:
+
+--Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous
+piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqûre, désagréable, j'en
+conviens, et laissez la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois,
+vous aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous
+aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de
+votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?
+
+Adeline étouffait d'indignation:
+
+--Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? dit-il.
+
+--Une simple petite politesse, une prévenance, pour vous montrer ce
+qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en
+parler; vous verrez mieux que cela.
+
+--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?
+
+--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.
+
+--Ah!
+
+Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait pris l'indignation
+d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en
+face de certaines choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant la
+fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fâchait, le
+président?
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est à lui que je répondrai.
+
+--Mais...
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan.
+
+Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était pas loin.
+
+--Eh bien?
+
+--Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et puis ça paraît se fâcher;
+il est incompréhensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec
+vous, il vous demande.
+
+Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulsé.
+
+--Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les poings levés, vous, vous
+un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!...
+
+Frédéric resta un moment décontenancé, puis se remettant:
+
+--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs!
+
+
+
+QUATRIÈME PARTIE
+
+
+I
+
+Voleur!
+
+C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant l'avenue de l'Opéra
+pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son
+chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le
+reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se répétait:
+
+--Voleur!
+
+Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce
+qu'il avait besoin d'être seul. Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on
+ne lui parlât point.
+
+Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un voleur? L'allusion de ce
+joueur à la «suite» le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait
+pas immédiatement relevée, il avait passé condamnation, exactement comme
+ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbé
+le front.
+
+Comment prouver qu'au lieu d'être complice de ce vol il en était
+lui-même victime? Où trouverait-il quelqu'un, même parmi ceux qui le
+connaissaient, même parmi ses amis, pour accepter une justification
+aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, ou plutôt qui le
+reconnaîtrait? Qui aurait le courage de continuer à rester son ami?
+
+Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, se laissant tomber
+dans un fauteuil, il resta là anéanti; un flot de larmes jaillit de ses
+yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant
+de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il pleurait misérablement,
+désespérément, abîmé dans sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité,
+son honneur, sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la vie, la
+dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur!
+
+Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le
+prit de se trouver si faible; ce n'était pas en s'abandonnant qu'il
+rachèterait sa faute, si elle pouvait être rachetée.
+
+Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille francs; avant
+tout, il devait les rendre à ceux qu'il avait dépouillés; après, il
+verrait à se défendre contre ceux qui l'accuseraient.
+
+Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; où trouver, où
+chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs?
+Trente, quarante, cinquante personnes peut-être avaient joué contre lui
+dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à l'exception de cinq ou
+six qu'il avait remarquées, il ne savait pas le nom des autres, il ne
+se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait même pas
+regardés dans son agitation, et qu'il avait à peine vus à travers un
+brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'étaient
+fixés sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions
+de physionomie quand il avait gagné de gros coups; mais tout cela se
+brouillait dans sa mémoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait
+perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à qui devait-il deux
+louis?
+
+Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs.
+
+Entre quelles mains les payer?
+
+Si le _Grand I_ avait été le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait
+pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joué que contre des
+membres de ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait;
+mais combien d'inconnus avait-il vus défiler qui s'étaient montrés une
+fois, deux fois, huit jours, et qui n'étaient jamais revenus! sans doute
+ceux qu'il avait dépouillés étaient de ces passants.
+
+Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il leur avait pris.
+
+Comment?
+
+Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de
+réponse.
+
+Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, des étrangers qui
+avaient déjà quitté la France: où les chercher? en Russie, en Amérique?
+l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, comment les
+prévenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux
+pour avertir les personnes qui avaient joué contre lui qu'elles
+pouvaient se présenter rue Tronchet, où il rembourserait à vue ce
+qu'elles avaient perdu; combien s'en présenterait-il, et ce ne serait
+pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour
+quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, combien de
+millions ne lui demanderait-on pas!
+
+Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas
+retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il
+reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaîtrait les
+noms de ses créanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il
+leur devait.
+
+Cette idée le calma un peu; si son honneur était perdu, au moins sa
+conscience serait déchargée du poids qui l'écrasait.
+
+Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du matin il examina
+cette idée qui tout d'abord lui avait paru réalisable, il n'en vit
+plus que l'absurdité. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette
+restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte
+l'étoufferait.
+
+Peut-être un caractère plus ferme et plus digne que lui accepterait
+cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la
+force de s'infliger cette humiliation.
+
+Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit et dans son coeur ne
+le lâchait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et
+après bien des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur de
+l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre à ceux à
+qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne
+salirait plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être mieux,
+mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour
+et le contre de sa résolution; et telle était sa situation qu'il ne
+pouvait prendre conseil de personne.
+
+En se levant il écrivit au président de la Chambre pour demander un
+congé de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux
+fut arrivée, il se rendit à l'Assistance publique, emportant ce que les
+emprunteurs lui avaient laissé sur les quatre-vingt-sept mille francs,
+c'est-à-dire près de quatre-vingt-cinq mille francs.
+
+Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu par le directeur,
+mais avec la prudente réserve d'un fonctionnaire qui va avoir à défendre
+son administration contre les sollicitations d'un député.
+
+--Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'où il tira
+huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de
+quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront être employés
+en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire entend
+n'être pas connue, elle désire seulement que l'insertion de ce versement
+figure au _Journal officiel_.
+
+L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de la réserve à
+l'épanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements à recevoir,
+il se retira, pour aller prendre tout de suite le train à la gare
+Saint-Lazare; ce serait seulement à Elbeuf, entouré des siens, qu'il
+respirerait.
+
+Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent cette route,
+il avait toujours quitté Paris avec allègement, comme si l'air qu'il
+respirait après les fortifications était plus pur, plus léger et plus
+sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait été aussi vif que
+lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper
+dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller
+en augmentant comme d'ordinaire à mesure qu'il s'éloignait de Paris,
+alla en diminuant; il n'avait pas laissé à Paris le souvenir de cette
+terrible nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il pesait de
+tout son poids sur sa conscience:
+
+--Voleur!
+
+Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée par une dépêche.
+Quand il descendit de wagon, il aperçut Berthe, qui était venue
+au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle
+conduisait elle-même.
+
+--Te voilà!
+
+--Maman a bien voulu me laisser venir.
+
+L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnée, jamais il
+ne l'avait embrassée avec cet élan, avec cette émotion.
+
+--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.
+
+--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade?
+
+--Je te trouve pâle.
+
+Il fallait expliquer cette pâleur.
+
+--Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine
+avec vous; j'ai pris un congé.
+
+--Quel bonheur!
+
+Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. Ils montèrent en
+voiture, et Berthe prit les guides.
+
+--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère qu'on me regardera un
+peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule.
+
+En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de voir mademoiselle
+Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette.
+
+Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville même, l'autre où
+descendent les voyageurs qui viennent de Paris, à une assez grande
+distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine
+de Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de chemin où ils
+pouvaient causer librement.
+
+--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline.
+
+--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a?
+
+Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux
+qu'il venait de voir s'était rembruni et attristé.
+
+--J'ai peur, dit-elle.
+
+--Michel?
+
+--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre
+que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman.
+
+--Que se passe-t-il?
+
+--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mère s'adoucissait
+et qu'elle semblait disposée à consentir à notre mariage, m'a prévenu
+hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, qu'il y avait
+un revirement et que madame Eck paraissait fâchée contre lui et contre
+moi.
+
+Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque chose à Elbeuf? En se
+perdant, avait-il perdu sa fille avec lui?
+
+Berthe continuait:
+
+--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par là
+changer ses dispositions à mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait
+qui puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain.
+
+--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle
+est fâchée.
+
+--Contre qui l'est-elle alors?
+
+--Contre moi.
+
+--Pourquoi le serait-elle contre toi.
+
+Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre à cette question; il
+n'osait même pas l'examiner.
+
+--A cause de notre situation embarrassée.
+
+--J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, qui m'a dit que
+les affaires seraient meilleures cette année qu'elles ne l'avaient été
+l'année dernière. Madame Eck doit le savoir.
+
+--Peut-être ne le sait-elle pas.
+
+--Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura avertie.
+
+--Alors, que veux-tu que je te dise?
+
+--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe.
+
+Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même.
+
+--Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque chose qui aura été
+rapporté à madame Eck.
+
+-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'étais morte ou
+encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.
+
+Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle; il fallait donc
+renoncer à cette explication.
+
+Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se
+montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminées qui
+vomissaient des nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers la
+forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches des arbres avant
+d'avoir pu s'élever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et
+ils allaient entrer dans la ville.
+
+--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras
+seule jusqu'à la maison.
+
+--Et maman?
+
+--Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck.
+
+Berthe laissa échapper une exclamation de joie.
+
+--Ah! papa.
+
+--Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je ne veux pas y rester
+moi-même; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec
+M. Eck.
+
+--Que vas-tu lui dire.
+
+--C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop loyal pour ne pas
+s'expliquer franchement.
+
+Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve;
+Berthe arrêta son cheval.
+
+--Il me semblait que quand tu serais là j'aurais moins peur, dit-elle,
+et voilà que mon angoisse n'a jamais été plus forte.
+
+Il descendit de voiture.
+
+--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera
+possible. A tout à l'heure.
+
+Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans la vieille ville, il
+suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve.
+
+
+II
+
+Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline ne l'était pas
+moins, car il ne prévoyait que trop sûrement ce qui se dirait dans cet
+entretien: averti de ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne
+voulait pas que son neveu épousât la fille d'un voleur.
+
+C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, sinon dans ces
+termes au moins concluant à ce résultat: le mariage de Berthe manqué.
+
+Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation.
+
+Sa main tremblait quand il frappa à la porte du bureau du père Eck.
+
+--_Endrez._
+
+Il entra:
+
+--Ah! monsieur _Ateline_!
+
+Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation.
+
+--J'allais justement faire demander à madame _Ateline_ quand vous deviez
+venir à _Elpeuf_.
+
+--Vous avez à me parler?
+
+Le père Eck hésita un moment
+
+--_Voui_.
+
+L'heure avait sonné pour Adeline.
+
+--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le père Eck.
+Depuis le jour où je vous ai _temandé_ la main de mademoiselle _Perthe_,
+je n'ai cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, tantôt
+directement, tantôt par des moyens détournés. Et c'était difficile, très
+difficile, car c'est la première fois que dans notre famille l'un de
+nous veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, les
+préjugés, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait
+la foi religieuse chez ma mère, vous le _safez_ très vive, et telle
+qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin,
+tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui
+_afiez_ inspirée m'était d'un puissant secours. Ah! s'il avait été
+question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait fermé la
+bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait été défendu de
+l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous
+étiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel
+voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était mademoiselle
+_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom
+les principes de ma mère fléchissaient. Les choses en étaient là, et je
+n'avais _blus_ qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement à
+obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscrétion, un propos fâcheux est venu
+tout rompre.
+
+Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et
+ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le père Eck.
+
+--Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, que, lors de mon
+voyage à Paris, je vous ai conseillé d'abandonner votre cercle, de
+laisser ces gens-là à leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et
+que j'ai insisté autant que les convenances le permettaient; vous vous
+le rappelez, n'est-ce _bas_?
+
+--Parfaitement.
+
+--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement en mon nom
+que je parlais. Depuis mon retour, ma mère a vu des amis de Paris qui
+lui ont parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre
+cercle.
+
+Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baissé les yeux et
+les tenait attachés sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever
+pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence.
+
+--On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, continua le père Eck;
+beaucoup trop de choses.
+
+Il dit cela tristement, avec embarras.
+
+--Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce mariage, vous comprenez?
+
+Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le
+serrait à la gorge et l'étouffait.
+
+--Je suis _tésespéré_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_,
+mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous?
+
+--Rien, murmura Adeline accablé.
+
+--Comment répondre à ma mère et la combattre, quand... j'ai le chagrin
+de le dire... je pense comme elle? C'était un grand effort que ma mère
+faisait en donnant son consentement à ce mariage, mais elle s'y décidait
+par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de
+ses forces de se résigner à ce que son petit-fils entre dans une famille
+dont le chef....
+
+Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise.
+
+--... Dont le chef joue; et tant que vous serez président de ce cercle,
+vous jouerez, cela est fatal.
+
+--Président du cercle, murmura Adeline, c'est la présidence du cercle
+que madame Eck me reproche?
+
+--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, hélas!
+
+--Mais je ne le suis plus.
+
+--_Fous_ n'êtes plus président du _Grand I_?
+
+--J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle...
+ni dans aucun autre.
+
+--Jamais?
+
+--Je le jure.
+
+Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les deux mains tendues:
+
+--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement!
+
+Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. Adeline
+renaissait; de l'abîme au fond duquel il se noyait, il remontait à la
+lumière.
+
+--Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'écria
+Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur!
+
+--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques
+jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le
+consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront mariés,
+je vous le promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la vôtre cédera
+bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les mêmes? Je dois vous
+_tire_ que ma mère tient à ce consentement, et qu'elle retirerait le
+sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilité: elle veut
+l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne
+respections pas sa volonté. Quant aux affaires, nous les arrangerons
+ensemble.
+
+Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié cette terrible question
+des affaires; ce mot le rejeta durement dans la réalité.
+
+--Je dois vous dire....
+
+Mais le père Eck lui ferma la bouche:
+
+--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grèvent la
+propriété du Thuit; des dettes personnelles, par exemple?
+
+--Non.
+
+--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas
+donner de dot à mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_
+situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille
+qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire;
+c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours à Michel pour la
+fabrique que nous allons établir, et qui remplacera la vieille
+fabrique «en chambre» _Ateline_, par la fabrique «industrielle» Eck et
+Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour
+soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement Vincent,
+qui en ont coûté quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos
+métiers; nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; dans
+six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de
+tâtonnements, pas de coûteuses expériences. Nous ferons venir de Roubaix
+les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont émigré d'_Elpeuf_
+à Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres
+émigrés; cela sera _trôle_.
+
+Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence commerciale.
+
+--L'engouement du peigné commence à se calmer, on s'aperçoit que deux
+toiles appliquées l'une contre l'autre sans que la laine soit mélangée
+se coupent vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs vives
+qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposées à l'air, et
+_betit_ à _betit_ on revient au foulé; le _chour_ où l'évolution sera
+complète, nous serons là monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme.
+Ah! ah!
+
+Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, léger
+comme s'il avait trente ans et commençait la vie avec l'élan de la
+jeunesse: Ah! ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à
+Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, il voyait les broches
+de son nouvel établissement tourner et il entendait ses métiers battre.
+
+--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre
+gendre visiter la clientèle parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous
+livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire
+qu'elle ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend de _fous_;
+allez trouver _fotre_ mère. A bientôt, mon cher ami; mes amitiés à
+mademoiselle _Perthe_.
+
+Quel revirement! Adeline était entré le désespoir au coeur et la honte
+au front; il sortit relevé, rayonnant; sa vie finie recommençait avec sa
+fille et par son gendre.
+
+S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt auprès de Berthe,
+mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu courir son député?
+
+Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser
+retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant à droite et à
+gauche, sans se donner le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait
+ses coups de chapeau.
+
+Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariée,
+mariée à l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillité!
+il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient
+aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses oreilles: la
+langue que le père Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt
+ans; comme elle sonnait mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre
+jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?»
+
+Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe était
+restée dans la cour; quand elle aperçut son père, elle courut à lui.
+
+Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son père que c'était
+une bonne nouvelle qu'il apportait.
+
+En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: le consentement
+donné par madame Eck, la création de la fabrique nouvelle dans les
+établissements Vincent.
+
+--Dans un mois tu peux être mariée, avant six mois la fabrique peut
+marcher.
+
+Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue étreinte.
+
+--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mère.
+
+--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.
+
+--Puisque madame Eck a donné le sien, il me semble impossible qu'elle le
+refuse.
+
+Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima
+cette espérance.
+
+--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il.
+
+--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est
+convaincu que c'est dans leur intérêt qu'on agit et pour leur bien,--et
+cette conviction est celle de ta mère. Au reste elle t'attend dans sa
+chambre; va tout de suite lui parler.
+
+--Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a
+annoncé que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire
+du bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela.
+
+Elle l'attira et l'embrassa.
+
+--Quand on est jeune, on peut rester séparé de ceux qu'on aime,
+dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper;
+mais à mon âge, quand les heures sont comptées, celles de l'absence sont
+bien longues.
+
+--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il.
+
+--Moi, mon garçon, et comment?
+
+Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la
+parole:
+
+--Il ne devait jamais être question de ce mariage entre nous, dit-elle
+vivement.
+
+--Il n'en a pas été question tant que les conditions ont été les mêmes,
+mais aujourd'hui elles sont changées.
+
+Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient à ces conditions
+le consentement donné par madame Eck et l'acquisition des établissements
+Vincent.
+
+--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'écria la Maman,
+voilà vraiment un beau sacrifice.
+
+--Elle peut être aussi attachée à sa religion que tu l'es à la tienne.
+
+--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle était attachée à sa
+religion, comme tu dis, elle ne céderait pas plus que je peux céder
+moi-même. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le
+demander?
+
+--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre
+chose, et c'est cela seul que tu dois considérer.
+
+--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main
+de la mort suspendue sur sa tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas,
+cette main? Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que tu
+voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner mes derniers jours?
+
+--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos à tous: elle
+aime Michel Debs....
+
+--La malheureuse!
+
+--Le mariage qui se présente est plus beau que dans notre situation nous
+ne pouvons l'espérer, voilà pourquoi je te demande ton consentement,
+pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus
+qui nous désespérerait tous.
+
+--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta
+tête; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le
+donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais!
+
+
+III
+
+--Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt que son mari revint dans le
+bureau où elle était seule avec Berthe.
+
+--Elle résiste.
+
+--Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille.
+
+--Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier mot?
+
+Certes non, elles ne l'avaient point pensé.
+
+--Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua Adeline, nous
+reviendrons à la charge, moi de mon côté, toi du tien, Hortense, toi
+aussi, Berthe; pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce
+soir même et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas
+nous refuser son concours.
+
+--En es-tu sûr? demanda madame Adeline.
+
+--C'est à essayer; en attendant je vais envoyer un mot à Michel pour
+qu'il vienne dîner avec nous demain: ce sera son entrée officielle dans
+la maison en qualité de fiancé, et je crois que cela produira un certain
+effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empêche rien,
+elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a
+d'autre résultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et
+puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il
+est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris
+celui de la petite-fille.
+
+Berthe vint à son père et l'embrassa en restant penchée sur lui un peu
+plus longtemps peut-être qu'il n'en fallait pour un simple baiser.
+
+--Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, employons-les bien; et,
+pour commencer, soyez avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas
+vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner par trop de
+raideur.
+
+Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle était d'ordinaire,
+quand le lendemain son fils lui annonça que Michel Debs dînerait le soir
+avec eux.
+
+--Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier mouvement de
+surprise et d'indignation.
+
+Mais aussitôt elle se calma:
+
+--Tu es le maître, dit-elle.
+
+--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas
+désespérer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience.
+
+Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se demandait comment se
+passerait ce dîner, et quel accueil la Maman ferait à Michel: il fallait
+qu'elle sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le disait, et
+qu'elle crût que par son opposition elle n'empêcherait pas le mariage de
+sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable
+qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaîtrait
+elle-même l'inutilité.
+
+Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman n'accueillit pas
+Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle
+aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui
+répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il
+était un inconnu ou un indifférent qu'elle ne devait jamais revoir.
+Quand, après le dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor,
+chanta avec Berthe le duo de _Faust_: «Laisse-moi, laisse-moi contempler
+ton visage,» elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de
+mécontentement fut de dire à sa belle-fille:
+
+--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laissé chanter de
+pareilles polissonneries avec un jeune homme.
+
+Madame Adeline voulut marcher dans le même sens que son mari:
+
+--Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle.
+
+La Maman resta interdite.
+
+Après que Michel fut parti et que la Maman fut rentrée dans sa chambre,
+Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de
+se passer:
+
+--Vous voyez! dit Adeline.
+
+--J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame Adeline.
+
+--Et moi donc! murmura Berthe.
+
+--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'à
+continuer, demain, après-demain; ne pensons qu'à cela, ne nous occupons
+que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; il faudra, ma
+petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gré de son sacrifice qu'il
+aura été plus douloureux pour elle.
+
+Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que
+du mariage de sa fille.
+
+Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât sa correspondance à
+Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des
+journaux une grande enveloppe cachetée à la cire et portant la mention:
+«Personnelle»; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il
+ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter
+pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attirés par une
+annotation à l'encre rouge «Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette
+page, et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce qu'il devait
+lire:
+
+«On sait que le député Adeline était président d'un des cercles où,
+depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner
+sa démission.
+
+«Pourquoi?
+
+«Nous allons tâcher de le découvrir.
+
+«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs.
+
+«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.
+
+«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête le renouvellement: nous
+ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose.»
+
+Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «_Le François 1er_» avec
+le mot célèbre bien en vedette:
+
+«Tout est perdu, fors l'honneur.»
+
+Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût pas hâte de voir le
+second:
+
+«_Le Redresseur de torts_:
+
+«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait que le désarroi
+règne dans l'_Épire_: on sait que cette province, où les affaires
+marchaient très bien pour les Grecs, était administrée par le député
+Adelinos, l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci vient de se
+retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus
+ses doigts légers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont
+être les résultats de cette colère désastreuse, qui menace de précipiter
+chez Aidès tant de fortes âmes de héros criant la faim.»
+
+Le troisième journal avait pour titre: l'_Honnête homme_; c'était en
+tête de la première page que se trouvait le trait à l'encre rouge:
+
+«Sous ce titre:
+
+UNE USINE A BACCARA
+
+Nous commencerons prochainement une curieuse étude du jeu à Paris, prise
+dans le vif de la réalité, avec des portraits de personnages en vue que
+tout le monde reconnaîtra.
+
+Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des
+entreprises financières, comment ils fonctionnent et les résultats
+qu'ils produisent sur la ruine publique.
+
+Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt de cette étude:
+
+1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie;
+
+2e chap.--Où l'on trouve un président en situation d'obtenir une
+autorisation pour ouvrir un nouveau cercle;
+
+3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des
+croupiers; les ressources de la cagnotte;
+
+4e chap.--Les séquences à l'usage de tout le monde;
+
+5e chap.--_Mangeurs et mangés_.
+
+Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre sur l'envoi de ces
+journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_.
+
+C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme;
+le voyant troublé par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et
+si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.
+
+Pouvait-il répondre franchement et confesser toute la vérité à sa femme?
+La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se
+tourmenterait de son impuissance.
+
+--Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous,
+non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires.
+
+Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son
+courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que
+mal arrivé au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir
+et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être plus sous le
+regard de sa femme.
+
+Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant à gauche
+au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue
+Saint-Auct, qui par une rude montée tortueuse escalade la colline au
+haut de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait lentement, les
+reins courbés, la tête basse, comme dans cette même côte son père le lui
+avait appris quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop vite
+hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, il se retournait
+et regardait en soufflant la ville à ses pieds. Puis il reprenait sa
+montée, distrait de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à
+rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le
+poursuivaient de leurs cris: «Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur
+Adeline», fiers de parler à leur député.
+
+Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point dominant du plateau,
+et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se répétant tout
+haut le mot que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas:
+
+--Que faire?
+
+Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur répondre?
+
+Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait en effet non de
+savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dédaignant, mais
+bien de trouver les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil
+faire le mort, ceux qui avaient commencé cette campagne dans les
+journaux ne s'en tiendraient pas là; le sommaire de l'étude sur le jeu
+le disait: «_Mangeurs et Mangés_»; ils allaient s'abattre sur lui;
+comment les repousser?
+
+Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté Paris pour Elbeuf,
+il allait trouver auprès des siens l'oubli et la tranquillité!
+
+Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette ville, qui s'étalait
+sous lui, et où, jusqu'à ce jour, son nom n'avait été prononcé qu'avec
+respect. Qu'il remontât cette côte dans quelques jours, et personne ne
+se lèverait plus sur son passage; on détournerait la tête, et si les
+gamins lui faisaient encore cortège, ce ne serait plus pour lui crier:
+«Bonjour, monsieur Adeline.»
+
+Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le coeur serré, les nerfs
+crispés, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait
+jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme
+il était fier de lui-même:--la ville avec sa confusion de maisons, de
+fabriques et de cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée
+noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses
+machines qui montaient jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à
+l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue courbe de la Seine,
+avec son cadre vert formé par les masses sombres des forêts.
+
+Il resta là longtemps, regardant alternativement autour de lui et en
+lui. Alors, peu à peu, tout son passé lui revint, d'autant plus amer à
+cette heure d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le vivait.
+En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir
+d'année en année. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et
+l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait
+prête à se relever et à reprendre sa marche, il se voyait précipité,
+sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait
+l'écraser.
+
+Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder.
+
+Pour se défendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joué à son
+insu avec des cartes préparées par des gens qui voulaient le perdre, et
+les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le
+saisirait au bond; les explications, qui les écouterait?
+
+S'il cédait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui
+demanderaient, ne faudrait-il pas céder toujours, tant que ceux qui
+voulaient l'exploiter lui verraient une ressource?
+
+Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte
+de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'était qu'une
+préparation, mais combien menaçante s'annonçait-elle!
+
+Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira en petits morceaux
+qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et
+les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque
+lambeau était un journal complet qu'Elbeuf allait lire.
+
+Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu le demander;
+quelqu'un qui n'était pas un acheteur et qui devait revenir.
+
+Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient affaire à lui; il
+verrait bien; mais il n'était plus au temps où il pouvait se dire
+tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir.
+
+
+IV
+
+Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place
+en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussée par un
+homme de trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette
+d'avocat bourrée de papiers: évidemment c'était l'ennemi.
+
+--M. Adeline.
+
+--C'est moi, monsieur.
+
+--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier?
+
+Disant cela, il tendit sa carte à Adeline:
+
+«LEPARGNEUX,
+
+»Directeur de l'_Honnête Homme_.»
+
+Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le dérangeât point, et,
+passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnête Homme_
+dans le salon.
+
+--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il
+venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le
+directeur; nous n'avons pas encore une longue durée, et il a pu vous
+échapper, malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise dans le
+monde parisien.
+
+Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir
+venir.
+
+--Mon journal, continua Lepargneux, a récemment annoncé la publication
+d'une étude sur le jeu à Paris, intitulée: _Une Usine à Baccara_; la
+voici:
+
+--J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant de prendre le
+journal que Lepargneux lui tendait.
+
+--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.
+
+Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant
+des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni
+adroit de chercher à se dérober.
+
+--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu déconcerté par le calme
+d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnête Homme_, je ne suis
+pas en même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce rédacteur en
+chef et moi hostilité déclarée. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai
+pas commandée cette étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par
+cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits
+de personnages en vue, que tout le monde reconnaîtrait, je me suis
+inquiété; je me suis demandé quels étaient ces personnages, et parmi les
+noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président de l'_Épire_....
+
+Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion:
+
+--Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du _Grand I_.
+
+Puis, reprenant son récit:
+
+--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la
+plus haute estime, non seulement pour le député dont je partage les
+opinions, mais encore pour l'industriel et le commerçant, étant
+commerçant moi-même: Lepargneux, éponges en gros, rue Sainte-Croix de la
+Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas
+permettre que vous figuriez de façon à être reconnu par tout le monde,
+dans une étude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront
+jetées au vent de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me suis
+décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec vous.
+
+--Vous entendre avec moi?
+
+--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'étant
+directeur de l'_Honnête Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec
+personne pour empêcher la publication dans mon journal de ce qui me
+déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, directeur, il y a un
+rédacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre,
+il n'y met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces antagonismes
+dans les journaux que le public ne soupçonne pas.
+
+--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commençait à
+perdre patience.
+
+--Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans mon journal,
+j'empêcherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis
+l'être qu'en mettant mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est
+possible que si vous m'accordez votre concours.
+
+Rien n'était plus simple, plus honnête que le concours qu'il venait
+demander à Adeline,--de commerçant à commerçant, car il était commerçant
+avant tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste seulement
+par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire
+superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle
+de l'_Honnête Homme_. Malheureusement, le rédacteur en chef à qui
+il avait confié son journal était un coquin dont il ne pouvait se
+débarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les
+avait pas... en ce moment, et il venait les demander à Adeline, qui
+était intéressé plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette
+demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en échange,
+c'est-à-dire une part de propriété dans l'_Honnête Homme_, qui était
+en train de prendre une place considérable dans le journalisme
+français--celle réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur la
+reconnaissance publique. Il était évident qu'une campagne s'organisait
+en ce moment dans certains journaux contre le président du _Grand I_; en
+achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnête Homme_ avec l'argent
+qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-à-dire
+avec de l'argent trouvé, Adeline obtenait des avantages importants:
+1° il faisait disparaître la plus dangereuse des attaques qui se
+machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il pouvait imposer
+silence à ses adversaires qui le redouteraient; 3° il employait son
+journal non seulement dans cette circonstance particulière, mais encore
+dans toutes celles où son ambition politique était en jeu; 4° enfin, il
+participait à la grosse fortune que l'_Honnête Homme_ devait apporter à
+ses propriétaires dans un délai très court.
+
+Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une
+table et en tira différents papiers:
+
+--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui
+fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pièces
+authentiques qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire,
+voyez, regardez.
+
+C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu jusque-là. Il se leva,
+mais, au lieu de venir à la table sur laquelle Lepargneux étalait ses
+pièces authentiques, il alla à la porte, et, la montrant par un geste
+énergique:
+
+--Sortez! dit-il.
+
+Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:
+
+--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut
+publier dans cette étude doit vous déshonorer, vous perdre à la Chambre
+et vous perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher le
+mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en
+vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez?
+
+--Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline d'une voix
+sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit.
+
+--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. Si vous n'avez
+pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements.
+
+--Sortez, sortez!
+
+--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille
+francs vous gênent, nous dirons soixante mille.
+
+Adeline montra la porte.
+
+--Nous dirons cinquante mille.
+
+Adeline revint vers la cheminée où un cordon de sonnette pendait le long
+de la glace.
+
+--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?
+
+Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser.
+
+--Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les fourrant dans sa
+serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage,
+entrepris dans votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux
+croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez que j'ai voulu
+uniquement vous sauver. La publication de cette étude ne commencera pas
+avant quelques jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix de
+la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, j'en suis sûr,
+écrivez-moi aux bureaux de l'_Honnête Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de
+rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.
+
+--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans
+le bureau.
+
+--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts
+dans son affaire.
+
+--Il tombait bien!
+
+--J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre dehors, dit Adeline
+pour expliquer ses éclats de voix s'ils étaient venus jusque dans le
+bureau.
+
+Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da
+répondre autrement à cette menace! Mais quelle autre réponse possible
+sans se déshonorer? car telle était la situation que, quoi qu'il fît,
+c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au dénouement: par
+lui-même s'il cédait, par ces misérables s'il résistait. Et quand
+il céderait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs,
+s'arrêteraient-ils là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os tant
+qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne
+pouvait faire que cette réponse, à chaque instant il se répétait la
+conclusion de Lepargneux: «Vous n'avez donc pas compris que cette étude
+doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à Elbeuf, tuer le député,
+ruiner le commerçant, empêcher le mariage de votre fille?»
+
+Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Où trouver
+assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman?
+
+Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus
+qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur
+de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture était
+visiblement déguisée:
+
+«Monsieur,
+
+«Il se prépare contre vous une machination pour vous faire chanter en
+vous menaçant de dévoiler certains procédés de jeu qui vous auraient
+fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher ces machinations
+s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me
+répondre: poste restante A.G. 913.»
+
+Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha même pas à imaginer quel
+pouvait être ce protecteur qui offrait «contre arrangement» d'arrêter
+ces machinations.
+
+Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, un second numéro du
+_François 1er_ qui annonçait que l'enquête qu'il avait commencée sur
+certains joueurs touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement
+le résultat... «étonnant».
+
+Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour
+ou l'autre le scandale éclaterait sans qu'il eût pu rien faire pour le
+prévenir.
+
+A la vérité, il y avait des heures où il se disait que ceux qui le
+connaissaient n'ajouteraient pas foi à ces accusations, et qu'à la
+Chambre pas plus qu'à Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire
+qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas,
+et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit,
+quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, même de ceux qui
+lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnés,
+ces 87,000 francs, cela était un fait certain, il les avait volés;
+comment faire croire qu'il n'était pas d'accord avec ceux qui lui
+avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications
+qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins
+invraisemblables pour ses amis, et pour les indifférents absurde.
+
+Cependant le temps de son congé touchait à sa fin, et il fallait qu'il
+rentrât à Paris; mais Paris maintenant était-il plus dangereux pour
+lui qu'Elbeuf où il avait cru trouver le repos et où il avait été si
+rudement poursuivi?
+
+Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration
+de son congé coïncidait une élection pour lui d'une grande importance:
+celle du président du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le
+portaient à cette présidence, son élection semblait assurée, il ne
+pouvait pas se dispenser de faire acte de présence.
+
+Il partit donc en promettant à Berthe de revenir dans quelques jours
+et de reprendre auprès de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas
+encore abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées.
+
+Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la Chambre, il s'imaginait
+que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient
+lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il était habitué. Au
+contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'éloignait de lui;
+pour un peu on lui eût tourné le dos.
+
+Comme il allait entrer dans le bureau où devait se faire l'élection, on
+lui remit une dépêche qu'il ouvrit: «Envoyons premier numéro de l'étude
+à Elbeuf, particulièrement et personnellement à M. Eck; il est temps
+encore.»
+
+L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent sur lui; il ne
+s'était pas donné la sienne, croyant avoir l'unanimité.
+
+--J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce
+qu'on raconte de l'_Épire_ vous fait le plus grand mal.
+
+Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la
+tête perdue; il ne lui restait qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le
+poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauvés.
+
+Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un
+bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine
+par accident.
+
+Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa
+femme, sa fille se dressèrent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner
+sans avoir assuré le mariage de sa fille?
+
+
+V
+
+Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa femme.
+
+«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel à passer la
+journée de demain avec nous.»
+
+Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une dépêche de ce genre
+voulait dire qu'après la paye, la famille montait dans la vieille
+calèche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à
+la gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les siens; par
+ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on
+s'éveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en
+pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse du Glayeul où, s'il
+y avait eu des glaïeuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y
+trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de
+l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceâtre.
+
+Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: à sept heures, la
+Maman, madame Adeline, Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et
+quand il descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva la
+charrette qui l'attendait: une heure après il arrivait au Thuit, et à
+la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir
+au-devant de lui.
+
+--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.
+
+--Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer
+ce retour sans que sa femme s'en étonnât.
+
+--Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter Michel pour demain! dit
+Berthe en se serrant contre lui.
+
+--Tu es contente?
+
+--Oh! cher papa!
+
+--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.
+
+--Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à placer son mot, elle a
+sauté de joie quand ma tante a lu ta dépêche.
+
+--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria Berthe.
+
+Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle à
+manger où le feu avait été allumé, bien qu'on fût déjà en avril, mais il
+ne voulût pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter Paris;
+au moins le dit-il.
+
+Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait jamais dans la
+chambre de sa mère, car la Maman s'endormait aussitôt qu'elle se mettait
+au lit, et il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement qu'il
+allait lui dire un bonjour matinal.
+
+Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, et le lendemain matin,
+quand tout le monde dormait encore dans le château, il frappa à la porte
+de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. Justement parce
+qu'elle s'endormait aussitôt qu'elle se couchait, la Maman se réveillait
+tôt, et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil:
+
+--Entre, dit-elle.
+
+Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les
+volets.
+
+--Que je te voie, dit-elle.
+
+Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du soleil levant
+emplirent la chambre de leur claire lumière rosée.
+
+Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa mère.
+
+--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.
+
+--Je vais comme toujours.
+
+Elle l'examina longuement.
+
+--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre ouverte; je ne
+te vois pas bien.
+
+--Ne vas-tu pas avoir froid?
+
+--Il fait un temps superbe.
+
+--L'air est vif.
+
+--Va donc.
+
+Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder l'entretien
+décisif qui devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes
+traits sont contractés! Tu n'es pas bien, mon garçon.
+
+--Mais si.
+
+--Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit
+de toi; quand tu étais petit et que tu devais être malade, je le voyais
+avant tout le monde, avant ton père, avant le médecin; je leur disais:
+«Constant va avoir quelque chose»; je ne me suis jamais trompée: les
+mères ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce
+n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les quinze jours que
+tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarqué que tu étais
+tantôt pâle, tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants où tu
+étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce qu'on te disait.
+
+A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait dans son esprit, qui,
+lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté.
+
+--Par tes affaires?
+
+--Par l'état de ma santé et par le mariage de Berthe.
+
+--Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle d'un accent attendri,
+à qui parleras-tu, si ce n'est à ta mère.
+
+--J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je
+peux être mort.
+
+--Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant!
+
+--La vérité; et la pensée que je peux partir sans que la vie de Berthe
+soit fixée, sans que son bonheur soit assuré m'est une angoisse....
+
+--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton âge!
+
+--Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je?
+
+--Mais qu'est-ce que tu as?
+
+Il hésita un moment:
+
+--Un anévrisme.
+
+--Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, qui en avait un, est
+mort à quatre-vingts ans passés.
+
+--Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, c'est que demain je
+peux être mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en
+étais pas sûr.
+
+-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant!
+
+L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur de sa pauvre vieille
+mère lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlât ainsi;
+cependant il faiblit et se penchant sur elle:
+
+--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je
+me trouverais dans de meilleures conditions si je n'étais pas tourmenté
+par cette pensée du mariage de Berthe qui m'enfièvre.
+
+--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait à
+elle-même, tu serais dans de meilleures conditions?
+
+--Tu sais que pour cette maladie les émotions sont mauvaises, et que les
+chagrins aggravent le mal.
+
+De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant à demi
+vers une image de la Vierge fixée au mur contre lequel son lit était
+appuyé, elle parut lui adresser une ardente prière; puis revenant vers
+son fils:
+
+--Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage.
+
+Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose
+que des mots entrecoupés.
+
+--Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-être
+aussi donner son salut; mais ce n'est pas à moi que je dois penser,
+c'est à toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne
+te voie plus ces yeux inquiets.
+
+Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme il se montrait mal à
+l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter.
+
+--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te
+calmera: maintenant tu vas être tranquille.
+
+Comme sa mère le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se
+calmer, le pouvait-il, quand à chaque pas, il se répétait qu'il fallait
+qu'avant le soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre
+un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre
+cette idée de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et
+le printemps qui dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de
+parfums sous le joyeux soleil du matin.
+
+Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait l'embrasser pour la
+dernière fois, et aussi sa pauvre mère et sa chère femme; cette maison
+qu'il s'était plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; ces
+arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait améliorés et qu'il
+aimait, c'était pour la dernière fois qu'il les voyait: tout, ces
+quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons
+verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, ces oiseaux qui
+chantaient, cette odeur de sève parlaient de renouveau, de force, de
+joie, de vie, et lui ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu
+à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur.
+
+Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même quand Berthe vint le
+rejoindre, toute fraîche, toute pimpante dans sa toilette printanière.
+
+--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, après l'avoir embrassé.
+
+--Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: ta grand'mère consent
+à votre mariage.
+
+Elle se jeta dans ses bras:
+
+--Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce premier élan de joie;
+qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré tout, doutais de toi!
+
+--C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais
+le sacrifice qu'elle a fait à ton bonheur.
+
+Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant de Michel, qui
+devait venir à pied par la Londe et le chemin de la forêt; et quand
+l'heure fut arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils
+partirent.
+
+Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de Berthe, rire comme
+elle, lui répondre, mais il y avait des moments où, malgré ses efforts,
+il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant même
+plus.
+
+Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme ils approchaient d'un
+carrefour où se croisaient plusieurs chemins, ils aperçurent Michel
+assis sur un tronc d'arbre couché dans l'herbe.
+
+--C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui cria Berthe.
+
+--C'est justement parce que je me suis trop dépêché que j'attendais
+qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, répondit Michel en venant
+vivement au-devant d'eux.
+
+--Si vous aviez su?... dit Berthe.
+
+Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans
+celle de Berthe.
+
+--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez
+être mariés; mais, aujourd'hui même, vous l'êtes pour moi et par moi;
+embrassez-vous, mes enfants.
+
+Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et il les fit marcher
+devant lui en les regardant.
+
+Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour
+elle au moins sa tâche était accomplie.
+
+Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs et la table en était
+couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la
+joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline,
+qui à chaque instant restait immobile à regarder les minutes fuir sur le
+cadran de la pendule; alors la Maman se disait:
+
+--Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher à la pensée de sa
+maladie.
+
+Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de
+jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel.
+
+Dans les sauts de la conversation, Michel demanda à Adeline ce que
+c'était un journal appelé l'_Honnête Homme_.
+
+--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons reçu chacun un
+exemplaire; il annonce une étude sur les cercles, avec des portraits
+que chacun reconnaîtra; vous me mettrez les noms sous ces portraits,
+n'est-ce pas?
+
+Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa femme posés sur lui,
+il n'avait pas tout de suite trouvé une réponse.
+
+--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il
+enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'intérêt.
+
+Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnête Homme_? il
+n'en avait parlé que par hasard.
+
+Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les bâtiments de la ferme à
+Michel, et, en causant d'un air indifférent, il demanda au fermier s'il
+avait toujours à se plaindre des lapins:
+
+--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon
+_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas.
+
+--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je
+vais vous en tuer quelques-uns à coup de fusil.
+
+--Oh! papa, dit Berthe.
+
+--Pendant que vous vous promènerez; vous me prendrez au retour.
+
+Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et
+Léonie restaient au château, il prit avec Berthe et Michel le chemin du
+parc.
+
+Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza ou de _cossard_,
+comme disait le fermier.
+
+--Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de
+fusil.
+
+Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe:
+
+--Embrasse-moi donc, dit-il.
+
+
+
+Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient en termes émus et
+respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'éminent député de la
+Seine-Inférieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins
+dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le
+canon en sautant un fossé, et le coup qui l'avait frappé à bout portant
+à la tête l'avait tué raide.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 ***
diff --git a/12174-h/12174-h.htm b/12174-h/12174-h.htm
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+ <title>Baccara</title>
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+
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+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 ***</div>
+
+<h1>BACCARA</h1>
+
+<h2>HECTOR MALOT</h2>
+
+
+<h4>1886</h4>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Ouvrez les livres de géographie les plus complets,
+étudiez les cartes, même celle de l'état-major, et
+vous y chercherez en vain un petit affluent de la
+Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse
+ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et
+l'eau de Robec pour Rouen.&mdash;Cette rivière est le
+Puchot. Il est vrai que de sa source à son embouchure
+elle n'a que quelques centaines de mètres,
+mais si peu long que soit son cours, si peu considérable
+que soit le débit de ses eaux, ils n'en ont pas
+moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.</p>
+
+<p>Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives
+que se sont entassées les diverses industries de la
+fabrication du drap qui exigent l'emploi de l'eau, le
+lavage des laines en suint, celui des laines teintes,
+le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de
+la vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles
+manufactures l'abandonnent; encore n'est-il
+pas rare d'entendre dire par les <i>Puchotiers</i> que la
+petite rivière n'a pas été remplacée, et que si Elbeuf
+n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce
+qu'on a renoncé à se servir des eaux froides et limpides
+du Puchot, douées de toutes sortes de vertus
+spéciales qui lui appartenaient en propre. Mauvaises,
+les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi
+mauvaises que le sont les drogues chimiques qui
+ont remplacé dans la teinture le noir qu'on obtenait
+avec le brou des noix d'Orival.</p>
+
+<p>Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est
+aux abords de ses rives basses et tortueuses, au
+pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas du
+château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct
+qui descend de la forêt de la Londe, rue Meleuse,
+rue Royale, que peu à peu se sont groupés les fabricants
+de drap; et c'est encore dans ce quartier aux
+maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles
+étroites où les ruisseaux charrient des eaux rouges,
+bleues, jaunes quelquefois épaisses comme une
+bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre
+à foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui
+ont vécu jusqu'à nos jours.</p>
+
+<p>Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline
+(Constant), O. *, médailles A. 1827 et 1834, O.
+1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition universelle de
+1855, hors concours 1867, médaille de progrès
+Vienne, <i>nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots</i>»,
+occupe, impasse du Glayeul, une de ces
+cours étroites et noires; et c'est probablement la
+plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement
+à la révocation de l'Édit de Nantes, quand
+les grands fabricants qui avaient alors accaparé l'industrie
+du drap en introduisant les façons de Hollande
+et d'Angleterre, forcés comme protestants de
+quitter la France, laissèrent la place libre à leurs
+ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline;
+il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de
+cet esprit d'initiative et de prudence avisée qui est
+le propre du caractère normand: mais, lié par
+l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé,
+comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais
+s'établir maître à son tour, il serait resté ouvrier
+toute sa vie. Libéré par le départ de ses
+patrons, il avait commencé à fabriquer pour son
+compte des draps façon de Hollande et d'Angleterre,
+et il était devenu ainsi le fondateur de la maison
+actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre
+Adeline était venu après ceux-là; un quatrième
+après le troisième, et ainsi jusqu'à Constant Adeline,
+que le nom estimé de ses pères, au moins autant
+que le mérite personnel, avaient fait successivement
+conseiller général, président du tribunal de commerce,
+chevalier puis officier de la Légion d'honneur,
+et enfin député.</p>
+
+<p>C'était petitement que le premier Adeline avait
+commencé, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas
+s'il réussira, et il avait fallu des succès répétés pendant
+des séries d'années pour que ses successeurs
+eussent la pensée d'agrandir l'établissement primitif;
+peu à peu cependant ils avaient pris la place
+de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant
+en briques leurs bicoques de bois, montant étages
+sur étages, mais sans vouloir abandonner l'impasse
+du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. Il semblait
+qu'il y eût dans cette obstination une religion de
+famille, et que le nom d'Adeline formât avec celui
+du Glayeul une sorte de raison sociale.</p>
+
+<p>Pour l'habitation personnelle, il en avait été
+comme pour la fabrique: c'était impasse du Glayeul
+que le premier Adeline avait demeuré, c'était impasse
+du Glayeul que ses héritiers continuaient de
+demeurer; l'appartement était bien noir cependant,
+peu confortable, composé de grandes pièces mal
+closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin ni du
+bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs
+idées bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent
+amassé qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout
+dans l'importance, dans la considération commerciale
+qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés,
+pour eux tout était là, et ils n'épargnaient rien pour
+obtenir ce résultat, surtout ils ne s'épargnaient pas
+eux-mêmes: le mari travaillait dans la fabrique, la
+femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient
+du collège de Rouen, les filles du couvent des
+Dames de la Visitation, c'était pour travailler,&mdash;ceux-ci
+avec le père, celles-là avec la mère.</p>
+
+<p>Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de
+cette petite existence, qui d'ailleurs était celle de
+leurs concurrents les plus riches, mais à cette époque
+le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce
+qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le
+château du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde.
+A la vérité, ce nom de «château» les avait un moment
+arrêtés et failli empêcher leur acquisition;
+mais de ce château dépendaient une ferme dont les
+terres étaient en bon état, des bois qui rejoignaient
+la forêt de la Londe; l'occasion se présentait avantageuse,
+et les bois, la ferme et les terres avaient fait
+passer le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés
+de débaptiser et d'appeler «notre maison du
+Thuit», se gardant soigneusement de tout ce qui
+pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux
+châtelains: petits bourgeois étaient leurs pères,
+petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur
+ostentation dans la modestie.</p>
+
+<p>Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement
+amené avec elle de nouvelles habitudes.
+Jusque-là toutes les distractions de la famille consistaient
+en promenades aux environs le dimanche,
+aux roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en
+parties dans la forêt qui, quelquefois, en été, se prolongeaient
+par le château de Robert-le-Diable jusqu'à
+la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes.
+Mais on ne pouvait pas tous les samedis,
+par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller
+au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une voiture;
+on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion
+encore solide, si elle était ridicule; et, comme
+les harnais vendus avec elle étaient plaqués en argent,
+on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne restât
+que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les
+samedis, après la paye des ouvriers, la famille s'était
+entassée dans le vieux carrosse chargé de provisions,
+et par la côte de Bourgtheroulde, au trot pacifique
+de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison
+du Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les
+enfants passant leur temps à se promener à travers
+les bois, les parents parcourant les terres de la ferme,
+discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter,
+estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux
+extraits dans la semaine écoulée.</p>
+
+<p>Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de
+la fabrique elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées;
+le bien-être, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-là
+à peu près inconnus, avaient gagné petit à
+petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner
+le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement,
+avec indifférence, lassitude ou dégoût. A quoi
+bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
+jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient,
+ou les châteaux qu'ils se faisaient construire avec le
+faste de parvenus?</p>
+
+<p>Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement,
+et chez eux les habitudes, les usages, les procédés
+de la vieille maison étaient en 1830 ce qu'ils
+avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en
+1850. Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie,
+ils ne l'avaient point systématiquement repoussée
+mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment
+juste où ils auraient déchu en ne l'employant
+pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations
+coûteuses, s'étaient-ils contentés de louer à un
+voisin la force motrice nécessaire à la marche de
+leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents,
+les innovations, mauvaises pour eux. Ils
+étaient les plus hauts représentants de la fabrique
+en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient
+toujours été. Les manufactures puissantes qui
+s'étaient élevées autour d'eux ne les avaient point
+tentés. Ils n'enviaient point ces casernes vitrées en
+serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, vomissaient
+des tourbillons de fumée. C'était le chiffre
+d'affaires qui seul méritait considération, et le leur
+était supérieur à ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient
+donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle
+où les nombreuses opérations de la fabrication du
+drap, le dégraissage de la laine en suint, la teinture,
+le séchage, le cardage, la filature, le bobinage,
+l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le
+foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent
+au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez
+l'ouvrier même, et où la fabrique ne sert qu'à visiter
+les produits de ces diverses opérations et à
+créer la nouveauté au moyen de l'agencement des
+fils et du coloris.</p>
+
+<p>Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons
+de gagne-petit eussent peut-être amoindri et déconsidéré
+les Adeline, mais en Normandie on estime
+avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit.
+Quand on disait: «Voyez les Adeline», ce
+n'était pas avec pitié, c'était avec envie quelquefois
+et le plus souvent avec admiration. Avec eux on
+écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi
+bien que les parvenus fils d'<i>épinceteuses</i> ou de <i>rentrayeuses</i>
+qui, au lieu de continuer le commerce de
+leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels
+ou leurs châteaux.</p>
+
+<p>Constant Adeline, le chef de la maison actuelle,
+était le digne héritier de ces sages fabricants; d'aucun
+de ses pères on n'avait pu dire aussi justement
+que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on
+l'avait répété à satiété, à propos de tout, dans toutes
+les circonstances:&mdash;dès le collège où il s'était
+montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé
+de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier,
+heureux de trouver en lui un garçon élevé chrétiennement
+et de complexion religieuse, ce qui était
+rare dans la génération de 1830;&mdash;plus tard au
+tribunal de Commerce, au conseil général et enfin à
+la Chambre, où il était un excellent député, appliqué
+au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir,
+ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et
+alors se faisant écouter de tous, votant selon sa conscience
+tantôt pour, tantôt contre le ministère, sans
+qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt particulier
+pesât sur lui.</p>
+
+<p>A un certain moment cependant, ce modèle avait
+inspiré des craintes à ses amis. Après avoir travaillé
+quelques années dans la fabrique paternelle en sortant
+du collège, il avait fait un voyage d'études en
+Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait
+dit, à Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait;
+un acheteur en laines les avait rencontrés dans des
+casinos, où Adeline jouait gros jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si
+sage! La «femme galante», on la lui pardonnait; il
+faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?</p>
+
+<p>Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne
+s'en rapportant à personne pour sauver son fils.
+Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, soumis,
+repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé
+entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant
+pas le jeu; mais humilié d'avoir perdu son argent,
+il avait voulu le rattraper.</p>
+
+<p>On l'avait alors marié.</p>
+
+<p>Et depuis cette époque, il avait été, comme ses
+amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris,
+des fabricants, des juges au tribunal de Commerce,
+des conseillers généraux, des jurés d'exposition et
+et des députés.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez Adeline!</p>
+
+<p>Que lui manquait-il pour être l'homme le plus
+heureux du monde? N'avait-il pas tout,&mdash;l'estime,
+la considération, les honneurs, la fortune?&mdash;et une
+honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était
+pas considérable.</p>
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune
+des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences
+et où l'on répète consciencieusement les
+phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles
+valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune
+était monnaie courante de la conversation à
+Elbeuf, on continuait à s'en servir.</p>
+
+<p>Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond
+des choses, cette croyance à une fortune, solide et
+inébranlable, commençait à être amoindrie.</p>
+
+<p>A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé
+deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf,
+et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec
+son frère, avait fondé à Paris une importante maison
+de laines en gros, si importante qu'elle avait des
+comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat
+à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff.
+Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité,
+c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune
+gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait
+misérable, il lui fallait celle que donne en quelques
+coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être
+l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait
+laissé de grosses, de très grosses affaires engagées
+qui s'étaient liquidées par la ruine complète&mdash;la
+sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la
+vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors
+c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur
+avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la
+femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et
+la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses
+valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser
+par son fils aîné la part qui lui revenait dans la
+maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la
+demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner
+que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière,
+autant par respect pour la volonté de sa mère que
+pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer
+au tableau des faillites.</p>
+
+<p>Un commerçant ne retire pas douze cent mille
+francs de ses affaires sans embarras et sans trouble,
+cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette
+saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de
+sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques
+bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à
+travailler.</p>
+
+<p>Mais justement à cette époque avait commencé
+une crise commerciale qui dure encore, et un changement
+radical dans la mode qui, à la nouveauté
+en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou
+quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait
+préférer le tissu fortement serré en chaîne et en
+trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;&mdash;au
+lieu des bonnes années attendues, les mauvaises
+s'étaient enchaînées; au lieu de travailler pour
+combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour
+qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y
+avait-on pas réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup
+plus que pour les autres industries, les crises sont
+une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs,
+elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni,
+noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvénient
+pour le fabricant que la perte d'intérêt de l'argent
+avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de
+nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit.
+Lorsque tout a été disposé par le fabricant pour
+faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine
+de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie;
+teinture de ces laines et de cette soie; filature selon
+l'effet cherché; tissage d'après certaines combinaisons
+déterminées pour le dessin, la force, la façon; apprêt
+spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles
+de la teinture, de la filature et du tissage&mdash;il faut
+que cette étoffe soit vendue à son heure précise et
+pour la saison en vue de laquelle elle a été créée, ou
+la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment
+la vendre quand, par suite d'une raison quelconque,
+crise commerciale ou changement de mode, les
+acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se présentent
+pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et
+tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas
+la responsabilité des crises commerciales, il n'est
+ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou
+écarte les maladies, les fléaux et les guerres.</p>
+
+<p>Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper
+de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse,
+du matin au soir, mais, pour passer ses journées
+au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant.
+Elbeuf n'est qu'à deux heures et demie de
+Paris; tous les samedis, après la séance, il prenait le
+train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui,
+où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là,
+le dîner retardé était un souper; et tout le monde,
+même la vieille madame Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre
+ans, infirme et paralysée des jambes,
+qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie
+Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de
+sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à
+table qu'après que le chef de la famille s'était assis
+à sa place, vide pendant toute la semaine; les visages
+étaient épanouis, et, malgré le retard qui avait dit
+aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne mangeait.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu, la Maman?</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du
+tapage à la Chambre cette semaine, tu as dû te brûler
+<i>les sangs</i>, c'est vraiment trop <i>arkanser</i>.</p>
+
+<p>La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé,
+sans se donner la peine de les modifier en
+rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette
+que pour le langage et le parler: en été ses
+robes étaient en indienne de Rouen, en hiver en
+drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de
+dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à
+laquelle elle eût fait des concessions; et avec un
+accent traînant elle lâchait les mots de patois normand
+et les locutions elbeuviennes avec lesquelles
+elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements
+de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en
+face, insinuaient adroitement que les <i>chaircuitiers</i>
+s'appelaient maintenant des charcutiers, que les
+<i>castoroles</i> sont devenues des casseroles, et que «ne
+rien faire de bon» vaut mieux qu'<i>arkanser</i>, qu'on
+doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand.</p>
+
+<p>Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait
+<i>arkansé</i>, car la Maman, assise du matin au soir dans
+son fauteuil roulant, lisait l'<i>Officiel</i> d'un bout à
+l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail,
+plus au courant de ce qui se passait à la Chambre
+que bien des députés. Quand son fils avait parlé,
+elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui
+avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant que
+tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un
+seul point, elle le blâmait&mdash;c'était sur tout ce qui
+touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc
+jamais la religion au-dessus de la politique? Quel
+chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât
+point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si
+pieux, quand il était petit!</p>
+
+<p>Respectueusement il se défendait, mais le plus
+souvent il cherchait à changer la conversation en
+faisant signe à sa femme ou à sa fille de venir à son
+secours; il en avait assez de la politique, et ce
+n'était point pour reprendre et continuer les discussions
+de la semaine qu'il avait hâte d'arriver chez
+lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans
+cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait
+été enfant, où il avait grandi, où son père était mort,
+où il s'était marié, où sa fille était née, où il n'y
+avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât
+au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide
+et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme
+ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces
+vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus,
+ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze
+doré à sujets mythologiques, ces fleurs en papier
+conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de
+sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier
+du petit appartement de garçon qu'il occupait
+dans une maison meublée de la rue Tronchet.
+Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait
+l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait
+mieux à se mettre à table que les bouffées chaudes
+qui le frappaient au visage quand il entrait dans les
+restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure
+qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme
+d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau
+s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien
+restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien,
+l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni;
+le commerçant remplaçait le député; il n'était plus
+que mari et père de famille.</p>
+
+<p>Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui
+déplaisait de retrouver à Elbeuf: c'était de paroles
+affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin,
+du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent,
+pendant que la Maman continuait ses discussions,
+ses approbations ou ses réprimandes, il
+oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en
+quelques mots distraits: «Oui, maman; non,
+maman; tu as raison, certainement, sans aucun
+doute.»</p>
+
+<p>C'était assez indifféremment qu'à son retour
+d'Allemagne il s'était laissé marier par son père avec
+une jeune fille née dans une condition inférieure à
+la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis
+vingt ans il vivait dans une étroite communion de
+sentiment et de pensée avec sa femme, car il s'était
+trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce
+de sa jeunesse était une femme douée de qualités
+réelles que chaque jour révélait: l'intelligence, la
+fermeté de la raison, la droiture du caractère, la
+bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable
+depuis son entrée dans la vie politique&mdash;le
+flair et le génie du commerce qui faisaient d'elle
+une associée à laquelle il pouvait laisser la direction
+de la maison aussi bien pour la fabrication que
+pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des
+affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait d'une
+main aussi habile que ferme celles de la fabrique;
+en vraie femme de commerce, comme il n'était pas
+rare d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux
+verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus
+maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir
+avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance,
+la comptabilité, la caisse et la paye
+qu'elle faisait elle-même.</p>
+
+<p>Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était
+cependant pas d'affaires qu'il avait hâte de s'entretenir
+en arrivant chez lui&mdash;ces affaires, il les connaissait,
+au moins en gros, par les lettres que sa
+femme lui écrivait tous les soirs; c'était sa femme
+même, c'était sa fille qui occupaient son coeur, et
+tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou
+moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une
+à l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait
+celle-là, et il n'était pas rare que tout à coup il s'interrompît
+pour se pencher vers elle et l'embrasser
+en la prenant dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du
+retour du papa?</p>
+
+<p>Il la regardait, il la contemplait avec un bon
+sourire, fier de sa beauté qui lui semblait incomparable;
+où trouver une fille de dix-huit ans plus
+charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux
+qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraîcheur de
+carnation, une profondeur, une tendresse dans le
+regard vraiment admirables, et avec cela si bonne
+de coeur, si facile, si aimable de caractère!</p>
+
+<p>Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait
+aussi des mots affectueux pour la petite Léonie, sa
+nièce, âgée de douze ans, dont il était le tuteur et
+qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
+maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible
+de santé pour être envoyée à Rouen au couvent des
+Dames de la Visitation où toutes les filles des Adeline
+avaient été élevées.</p>
+
+<p>Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure
+était avancée; alors il roulait lui-même sa mère
+jusqu'à la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussée,
+de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle
+était paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe
+et Léonie, qui montaient à leurs chambres, il passait
+avec sa femme dans le bureau, et alors commençait
+entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui,
+plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.</p>
+
+<p>Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance,
+les carrés d'échantillons, ils pouvaient
+discuter sérieusement et se mettre d'accord sur ce
+qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui
+rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle
+voulait faire; à son tour, il racontait ses démarches
+à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait quels
+commissionnaires, quels commerçants il avait vus,
+et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu
+se procurer chez les marchands de drap et chez les
+tailleurs, ils les comparaient à ceux qui avaient été
+essayés chez eux.</p>
+
+<p>Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté
+ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée:
+la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer
+était décidée; mais des temps durs avaient
+commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées
+avec cette facilité: la consommation se ralentissant,
+il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter
+des acheteurs avec lesquels les petits fabricants
+seuls, forcés de courir des aventures, avaient
+consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites
+avaient été le résultat de ce nouveau système; elles
+s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment
+où la maison Adeline, autrefois si solide, avait
+eu de la peine à combiner ses échéances.</p>
+
+
+
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était
+réunie dans le bureau dont on venait de fermer les
+volets après le départ des ouvriers et des employés.
+Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de
+l'<i>Officiel</i>, Berthe tournait les pages d'un livre à
+images, devant un pupitre Léonie achevait ses devoirs,
+et en face d'elle madame Adeline couvrait
+de chiffres un cahier formé de lettres de faire part
+qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et
+économisaient une main de papier écolier. La cour
+si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors,
+on n'entendait que les rafales d'un grand vent
+de novembre, et dans le bureau que le poêle qui
+ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame
+Adeline courant sur la papier. De temps en temps
+elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un
+registre, puis le frôlement de sa main descendant le
+long des colonnes de ses additions, recommençait.
+C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le
+geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une
+main agitée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma
+bru? demanda la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui ne va pas!</p>
+
+<p>&mdash;Mais rien.</p>
+
+<p>Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de
+cette réponse, car évidemment, puisqu'il n'y avait
+pas d'erreur de caisse, quelque chose préoccupait sa
+bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa
+part de propriété dans la maison de commerce, elle
+n'avait plus la même liberté de parole. Ce remboursement
+ne s'était pas fait sans résistance, sinon
+chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au
+moins chez madame Adeline. Qu'une mère avec
+deux enfants donnât la moitié de sa fortune à l'un
+de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle
+voulût la donner entière en dépouillant ainsi l'un
+pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la bru s'était
+expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement.
+De ce jour, les relations entre elles avaient changé
+de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de
+la maison de commerce, elle était une associée, et
+on lui devait les comptes qu'on rend à un associé.
+Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient
+plus été communiqués, les comptes ne lui avaient
+plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle
+n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son
+fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle
+qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux;
+d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que
+cette liberté se montrait; sur la marche des affaires,
+ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre.
+Quand elle insistait près de Constant, il répondait
+invariablement que les choses allaient aussi bien
+qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et même
+la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et
+alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait
+si, en enlevant douze cent mille francs à
+son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation
+critique: les affaires allaient si mal, on parlait si
+souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée
+à voir autrefois venaient maintenant si rarement
+à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur
+sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été
+un soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie
+qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible.
+Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique
+n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus
+d'ordre; la surveillance était de tous les instants du
+haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que
+pour les petites choses; et dans tous les services on
+trouvait de ces économies ingénieuses que seules
+les femmes savent appliquer sans rien désorganiser
+et sans soulever des plaintes.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se
+contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son
+journal: cependant, il était certain qu'il se passait
+quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa
+bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique
+chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que
+personne savait se posséder, et ne dire comme ne
+laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.</p>
+
+<p>Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa
+lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les
+coups de plume qui rayaient le papier; à un certain
+moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une
+question:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?</p>
+
+<p>&mdash;MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs
+payements.</p>
+
+<p>Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui
+voudrait n'être pas interrompue; mais l'angoisse de
+la Maman l'emporta.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes engagée avec eux pour une grosse
+somme?</p>
+
+<p>&mdash;Assez grosse.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle vous manque pour votre échéance?</p>
+
+<p>&mdash;Constant doit m'apporter les fonds.</p>
+
+<p>Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha
+de remarquer le ton de cette réponse: quand son
+fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait
+être tranquille. La suspension de payement des
+frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer
+l'état nerveux de madame Adeline; ils étaient parmi
+les meilleurs clients de la maison, les plus anciens,
+les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par
+une diminution de vente importante. Sans doute
+cela était fâcheux, mais non irrémédiable; elle
+avait foi dans la maison de son fils au même point
+que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que
+la crise qu'on traversait ne dût bientôt prendre fin;
+les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il
+n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de
+vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur
+des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur
+maison assurée, elle serait contente et mourrait en
+paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas
+manqué une seule fois, excepté pendant ses couches,
+la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa
+piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations
+de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue
+prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires
+de son fils lui semblaient en danger. Bien
+qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût
+pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses
+lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait
+l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la
+verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse,
+avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux
+temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement
+pour son fils comme pour son pays natal.</p>
+
+<p>La plume de madame Adeline continuait à courir
+sur son brouillon quand dans la cour on entendit
+un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il
+y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte
+du bureau, où discrètement on frappa quelques
+coups.</p>
+
+<p>&mdash;Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se
+levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit
+toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sans doute, répondit madame Adeline,
+bien qu'un peu surprise qu'à cette heure on frappât
+â cette porte et non à celle de l'appartement.</p>
+
+<p>Les verrous furent promptement tirés et la porte
+s'ouvrit.</p>
+
+<p>-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.</p>
+
+<p>C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs,
+le père Eck, comme on l'appelait à Elbeuf, accompagné
+d'un de ses neveux.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ponchour, matemoiselle</i>, dit le père Eck avec
+son plus pur accent alsacien et en entrant dans le
+bureau, suivi de son neveu.</p>
+
+<p>L'oncle était un homme de soixante ans environ,
+rond de corps et rond de manières, court de jambes
+et court de bras, à la physionomie ouverte, gaie et
+fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le
+teint mat trahissaient tout de suite l'origine sémitique;
+le neveu, au contraire, était un beau jeune
+homme élancé, avec des yeux de velours, et des
+dents blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre
+des lèvres sanguines et une barbe noire frisée.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ponchour, mestames Ateline</i>, continua M. Eck,
+<i>Ponchour, matemoiselle Perthe</i>.</p>
+
+<p>Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.</p>
+
+<p>-<i>Gomment</i>, continua-t-il, M. <i>Ateline</i> n'est <i>bas</i>-là,
+je <i>groyais</i> qu'il <i>tevait refenir te ponne</i> heure; et, en
+<i>foyant te</i> la lumière au <i>pureau</i>, j'ai <i>gru</i> que c'était lui
+qui <i>trafaillait; foilà gomment</i> j'ai frappé à cette <i>borte</i>;
+excusez-moi, <i>mestames</i>.</p>
+
+<p>Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car
+le bureau était meublé avec une simplicité véritablement
+antique: une table en bois noir, deux pupitres,
+des rayons en sapin régnant tout autour de
+la pièce pour les registres et la collection des échantillons
+de toutes les étoffes fabriquées par la maison
+depuis près de cent ans, quatre chaises en paille, et
+c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi
+à plus de trois cent millions d'affaires.</p>
+
+<p>C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis
+jusque-là en Alsace, avaient quitté leur pays pour
+venir créer à Elbeuf une grande manufacture de
+«draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et couleurs»,
+comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient,
+sans le secours d'aucun intermédiaire,
+toutes les opérations par lesquelles passe la laine
+brute pour être transformée en drap prêt à être livré
+à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en
+relations avec Constant Adeline, que son caractère
+autant que sa position mettaient au-dessus de l'envie
+et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient
+trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup
+d'autres fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces
+relations s'étaient continuées, s'étendant même aux
+familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait
+point vu madame Eck mère, une vieille femme de
+quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion
+juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; mais
+mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant
+Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les
+enfants, les deux frères Eck et les trois frères Debs
+avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.</p>
+
+<p>Les politesses échangées, le père Eck prit son air
+bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame
+Adeline faisait ses chiffres:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Touchours à l'oufrage, matame Ateline</i>, dit-il,
+je <i>foutrais bien afoir</i> une <i>embloyée gomme fous</i> et...
+au même <i>brix</i>.</p>
+
+<p>Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il
+était toujours le premier à sonner la fanfare pour
+ses plaisanteries, sans s'inquiéter de savoir s'il n'était
+pas quelquefois le seul à les trouver drôles.</p>
+
+<p>Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils
+partaient, c'est-à-dire instantanément; il prit une
+figure grave, presque désolée:</p>
+
+<p>&mdash;<i>A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles</i>
+de MM. Bouteillier frères? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai reçu ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous safez</i> qu'ils <i>susbendent</i> leurs <i>bayements</i>?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qu'on m'écrit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que <i>fous</i> étiez engagés <i>afec</i> eux?</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement. Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous? Oh! non. Ils auraient <i>pien foulu</i>, mais
+nous n'avons <i>bas foulu</i>, nous. <i>Tebuis</i> trois ans, ils
+ne <i>m'insbiraient blus gonfiance</i>; c'était <i>tes chens</i> qui
+menaient <i>drop</i> de <i>drain: abbardement</i> aux Champs-Élysées,
+château aux <i>enfirons</i> de <i>Baris, filla</i> à Trouville,
+<i>séchour</i> à Cannes pendant l'hiver, cela ne <i>bouvait bas turer</i>.</p>
+
+<p>Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez
+gêné, et madame Adeline l'était aussi jusqu'à un
+certain point, se demandant ce que pouvait signifier
+cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux
+procédés de teinture? demanda-t-elle en portant la
+conversation sur un sujet de leur métier, qui pouvait
+fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs
+elle était bien aise de tirer au clair.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! <i>drès satisvait</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela vous revient vraiment moins cher que,
+chez MM. Blay?</p>
+
+<p>Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma,
+et ce fut seulement après quelques secondes
+de réflexion qu'il se décida:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Matame Ateline, matame Adeline</i>, je ne <i>beux bas
+fous tire, l'infentaire</i> n'a <i>bas</i> été <i>vait</i>.</p>
+
+<p>Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite
+qu'on aurait pu croire à sa sincérité, mais il la compromit
+malheureusement en se hâtant de changer
+de sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Quand <i>fous foutrez fenir</i> à la maison, <i>chaurai</i>
+le <i>blaisir</i> de <i>fous</i> montrer ça; mais ce que je <i>foutrais
+pien fous</i> montrer, c'est nos nouveaux métiers-fixes
+à <i>filer</i>; c'est <i>fraiment</i> une <i>pelle infention</i>; seulement
+<i>tepuis</i> un an que nous les avons installés, tous les
+fils cassaient, nous allions faire <i>bour</i> cinquante mille
+<i>vrancs</i> de <i>véraille</i>, quand mon <i>betit</i> Michel a <i>drouvé</i>
+un <i>bervectionnement</i> aussi simple que <i>barvait</i>; il faut
+voir ça; je lui ai fait <i>brendre</i> un <i>prefet</i>. Il a vraiment
+le <i>chénie</i> de la mécanique, ce garçon-là.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que M. Michel va directement exploiter
+son brevet?</p>
+
+<p>&mdash;Il le <i>fentra</i>; tous les Eck, tous les Debs restent
+ensemble, <i>touchoure</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit
+Michel en riant et en répétant une plaisanterie qui
+était spirituelle à Elbeuf.</p>
+
+<p>Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant,
+vint auprès de madame Adeline: </p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je <i>bourrais fous tire</i> un mot en <i>barticulier</i>?</p>
+
+<p>Passant la première, madame Adeline le conduisit
+dans le salon.</p>
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>&mdash;Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?</p>
+
+<p>Ce fut la question que madame Adeline, troublée,
+se posa, mais qu'elle eut la force, cependant, de
+retenir pour elle.</p>
+
+<p>Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de
+M. Eck, qu'elle savait droit en affaires, brave homme
+et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait
+été si souvent, en ces derniers temps, frappée de
+coups qui s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient
+précisément d'où on n'aurait pas dû les attendre,
+qu'elle se tenait toujours et avec tous sur
+ses gardes, inquiète et craintive.</p>
+
+<p>Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient
+depuis longtemps des essais pour fabriquer la
+nouveauté mécaniquement et en grand comme ils
+fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette
+visite étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui
+savaient si bien s'outiller et qui réussissaient quand
+tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer des
+concurrents qui rendraient plus difficile encore la
+marche de ses affaires!</p>
+
+<p>Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la
+situation politique de son mari qu'il venait lui signaler
+dans un sentiment de bienveillance amicale?</p>
+
+<p>De quelque côté que courût sa pensée, elle ne
+voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l'heureux;
+et ce qui augmentait son trouble, c'était de
+voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette
+physionomie ordinairement ouverte et gaie.</p>
+
+<p>Elle s'était assise en face de lui, le regardant,
+l'examinant, et elle attendait qu'il commençât; ce
+qu'il avait à dire était donc bien difficile?</p>
+
+<p>Enfin il se décida:</p>
+
+<p>&mdash;Quand nous nous sommes expatriés <i>pour fenir
+à Elpeuf</i>, nous n'<i>afons pas drouvé</i> ici tout le monde
+bien <i>tisposé</i> à nous recevoir. On <i>tisait</i>: «Qu'est-ce
+qu'ils <i>fiennent</i> faire; nous n'<i>afons bas pesoin t'eux</i>?
+M. <i>Ateline</i> n'a <i>bas</i> été parmi ceux-là, au <i>gontraire</i>, il
+n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés
+et aussi pour sa ville où nous apportions du <i>trafail</i>;
+et cela, <i>matame</i>, nous a été au coeur; <i>tans</i> la position
+où nous étions, quittant notre pays, recommençant
+la vie à un âge où beaucoup ne <i>bensent blus</i> qu'au
+repos, nous <i>afons</i> été heureux de <i>troufer</i> une main
+loyalement <i>ouferte</i>.</p>
+
+<p>Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude
+de madame Adeline se détendit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand l'année <i>ternière</i>, continua M. Eck, nous
+<i>afons</i> eu le chagrin de perdre mon <i>peau</i>-frère Debs,
+nous <i>afons</i> encore retrouvé M. <i>Ateline. Fous safez</i> ce
+qui s'est passé à ce moment et comment des gens se
+sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles
+convenables; on <i>tisait</i>: «Quel besoin d'honorer ce
+<i>chuif</i> qui est <i>fenu</i> nous faire concurrence?» Toutes
+sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés contre
+le <i>chuif</i> autant que contre le fabricant, et ceux-là
+mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont
+mis en arrière. M. <i>Ateline</i> était alors à <i>Baris</i>, retenu
+<i>bar</i> les travaux de la Chambre, et il <i>bouvait</i> très <i>pien</i>
+y rester s'il avait <i>foulu</i>. Mais, <i>aferti</i> de ce qui se passait
+ici,&mdash;peut-être même est-ce <i>bar fous, matame</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai que je lui ai écrit.</p>
+
+<p>M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua
+respectueusement:</p>
+
+<p>&mdash;J'aime à <i>safoir</i>, comme je m'en <i>toutais</i>, que c'est
+<i>fous</i>. Enfin, <i>aferti</i>, il a quitté <i>Baris</i> et sur cette
+tombe, lui député, il n'a pas craint de <i>tire</i> ce qu'il
+pensait d'un honnête homme qui avait apporté ici
+une industrie faisant vivre <i>blus</i> de mille personnes,
+dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela
+il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans
+notre coeur, le mien et celui de tous les membres de
+notre famille.</p>
+
+<p>Il fit une pause, ému bien manifestement par ces
+souvenirs; puis reprenant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne <i>fous temantez</i> pas, <i>matame</i> pourquoi je rappelle
+cela; <i>fous</i> allez le savoir; c'est pour <i>fous</i> le <i>tire</i>
+que je <i>bous</i> ai demandé ce moment d'entretien <i>bartigulier</i>.
+Après ces <i>exbligations, fous gomprenez</i> quelle
+estime nous avons pour M. <i>Ateline</i> et <i>tans</i> quels
+termes nous <i>barlons</i> de lui: ma mère, ma soeur, ma
+femme, mes fils, mes <i>nefeux</i> et moi-même; il n'est
+<i>bersonne</i> à <i>Elpeuf</i> pour qui nous avons autant d'estime
+et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce
+qui vous touche nous intéresse et <i>pien</i> souvent nous
+nous sommes <i>réchouis</i> en apprenant une <i>ponne</i> affaire
+pour <i>fous</i>, comme nous nous sommes affligés
+en en apprenant une mauvaise:&mdash;ainsi celle de ces
+Bouteillier.</p>
+
+<p>Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout
+cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si
+évidentes que son inquiétude devait se calmer
+comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers
+mots, qui semblaient une entrée en matière
+pour une question d'argent, ses craintes la reprirent.
+Ces protestations de sympathie et d'amitié qui
+se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles
+aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck,
+qui n'était pas un méchant homme avait voulu
+adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation
+de voir partout le danger.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, continua M. Eck, il n'y a <i>bas pésoin</i>
+d'être dans des conditions <i>bartigulières</i> pour
+être charmé en voyant mademoiselle <i>Perthe</i>: c'est
+une <i>pien cholie</i> personne... qui sera la fille de sa
+mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît
+pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit
+par elle, mais combien <i>blus</i> fortement doit-il l'être
+quand il partage les sentiments que je <i>fiens</i> de <i>fous</i>
+exprimer. C'est <i>chustement</i> le cas de mon <i>betit</i> Michel;
+je <i>tis betit</i> parce que je l'ai vu tout <i>betit</i>, mais
+c'est en réalité un sage garçon plein de sens, un
+travailleur, qui nous rend les <i>blus</i> grands services
+dans notre fabrique, et qui est <i>pien</i> le caractère le
+<i>blus</i> aimable, le <i>blus</i> facile, le <i>blus</i> affectueux, le <i>blus</i>
+égal que je <i>gonaisse</i>. Enfin <i>pref</i> il aime <i>matemoiselle
+Perthe</i>, et je vous <i>temande</i> pour lui la main de <i>fotre</i>
+fille.</p>
+
+<p>Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame
+Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre
+très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine
+prospérité, descendant un peu quand cette prospérité
+avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient
+baissé, jamais elle n'avait eu l'idée de Michel Debs.
+Un juif!</p>
+
+<p>Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait,
+en fut frappé.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Je fois</i>, dit-il, que <i>fous</i> pensez à <i>matame Ateline</i>
+mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa
+religion. Nous aussi nous <i>afons</i> notre mère qui pour
+notre religion n'est pas moins rigoureuse que la
+vôtre. C'est ce que j'ai <i>tit</i> à mon <i>betit</i> Michel quand
+il m'a <i>barlé</i> de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la
+grand'mère de <i>mademoiselle Perthe</i>, hein!»</p>
+
+<p>Justement après être revenue un peu de son
+étourdissement, c'était à ces grand'mères qu'elle
+pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.</p>
+
+<p>De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle
+vivait cloîtrée comme une femme d'Orient, tout le
+monde racontait des histoires que le mystère et l'inconnu
+rendaient effrayantes.</p>
+
+<p>Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille
+femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa
+religion? De quel oeil regarderait-elle une chrétienne
+à sa table, elle qui ne mangeait que de la
+viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur,
+ouvrier alsacien versé dans les rites, qu'elle avait
+fait venir exprès?</p>
+
+<p>Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter
+les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline
+n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des
+bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et ne
+pas en être frappée.</p>
+
+<p>Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on
+s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour où
+cette vieille femme s'était installée dans sa maison,
+son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi
+à la critique. C'était monnaie courante de la conversation
+de raconter qu'elle se faisait apporter le
+gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât;&mdash;qu'elle
+ne mangeait pas des poissons sans écailles;
+qu'on faisait traire son lait directement de la vache
+dans un pot lui appartenant;&mdash;qu'elle avait une
+vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;&mdash;que
+le poisson seul pouvait être arrangé au beurre,
+à l'huile ou à la graisse;&mdash;que, dans les repas où
+il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage,
+ni laitage, ni gâteaux;&mdash;qu'on préparait sa nourriture
+le vendredi pour le samedi, et, comme ce
+jour-là les Israëlites ne doivent pas toucher au feu,
+on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur
+cette plaque on plaçait le vase contenant les mets
+tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des
+mains juives;&mdash;enfin, que ses cheveux coupés
+étaient recouverts d'un bandeau de velours, et
+qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser
+pousser leurs cheveux.</p>
+
+<p>Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations,
+mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme
+de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le
+connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt
+ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère
+pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme
+d'un juif! Si bien dégagée qu'elle fût de certains
+préjugés, elle ne l'était point encore de celui-là.
+Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son
+monde n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas
+à Elbeuf.</p>
+
+<p>Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir,
+il continuait:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pien</i> entendu, Michel n'a jamais entretenu
+<i>matemoiselle Perthe</i> de son amour, c'est un honnête
+homme, un <i>calant</i> homme, croyez-le, <i>matame Ateline</i>.
+Je ne <i>tis</i> pas que ses yeux n'aient pas <i>barlé</i>, mais
+ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle
+cependant qu'elle est aimée, car les jeunes filles
+sont bien fines pour <i>teviner</i> ces choses, mais elle ne
+le sait pas par des <i>baroles</i> formelles. Michel a <i>foulu</i>
+qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est
+là ce qui m'amène chez vous. J'espérais trouver
+M. <i>Ateline</i>; et Michel, qui ne manque pas les occasions
+où il peut voir <i>matemoiselle Perthe</i>, a tenu à
+m'accompagner, <i>pien</i> que cela ne soit peut-être pas
+très convenable. Le hasard a <i>foulu</i> que M. <i>Ateline</i>
+fût absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu <i>fous</i>
+adresser ma demande: en ces circonstances une
+mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez
+à <i>M. Ateline</i> et, si <i>fous</i> le jugez <i>pon</i>, à <i>matemoiselle
+Perthe</i>. Pour Michel, je <i>fous</i> prie d'insister sur son
+amour; c'est sincèrement, c'est <i>tentrement</i> qu'il aime
+et <i>bour</i> lui ce n'est pas un mariage de convenance,
+c'est un mariage d'inclination. <i>Bour</i> moi, je vous
+prie d'insister sur l'honneur que nous attachons à
+unir notre famille à la vôtre. Je veux vous <i>barler</i>
+franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas <i>d'ampition</i>
+et ne recherche pas une alliance avec M. <i>Ateline</i>
+parce qu'il est député et sera un jour ou l'autre
+ministre; je suis <i>técoré</i> et n'ai rien à attendre du
+gouvernement; quant à la situation de nos affaires,
+elle est <i>ponne</i>; là où d'autres <i>berdent</i> de l'argent,
+nous en gagnons; les inventaires vous le <i>brouferont</i>,
+quand nous pourrons vous les communiquer, vous
+verrez, vous verrez qu'elle est <i>ponne</i>.</p>
+
+<p>Il se frotta les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est <i>ponne</i>, elle est <i>ponne</i>; la maison Eck
+et Debs est organisée pour bien marcher, elle
+marchera et durera tant qu'il y aura un Eck, tant
+qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois
+pas que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que
+nous cherchons uniquement dans ce mariage, c'est
+l'honneur d'être de <i>fotre</i> famille: le père Eck ne <i>fiffra</i>
+pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, et
+alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale:
+<i>Eck et Debs-Ateline</i>? La <i>fieille</i> maison continuerait;
+le <i>fieil</i> arbre repousserait avec des rameaux
+nouveaux; les enfants de Michel seraient des <i>Ateline</i>.</p>
+
+<p>Sur ce mot, il se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame
+Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Non; je remets notre cause entre vos mains,
+elle sera mieux <i>blaidée</i> que je ne la <i>blaiderais</i> moi-même.</p>
+
+<p>Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent
+Léonie, la figure épanouie par un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>fois</i> qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a
+taillé une <i>ponne pafette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.</p>
+
+<p>&mdash;Il est <i>pien</i> heureux, Michel, de faire rire les
+<i>cholies</i> filles; et qu'est-ce donc qu'il vous contait?</p>
+
+<p>&mdash;Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois
+mettaient des gants; le savez-vous, monsieur Eck?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, <i>matemoiselle</i>; de mon temps, les
+sciences historiques n'étaient pas aussi avancées
+que maintenant, et nous ne savions pas que les
+Carthaginois se <i>cantaient</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les
+Romains.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas
+compris.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant
+avec un sourire d'excuse à madame Adeline,
+mademoiselle Léonie faisait un devoir sur Annibal
+qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu
+l'égayer. Je crois que maintenant elle n'oubliera
+plus Annibal.</p>
+
+<p>&mdash;M. Michel sait trouver un mot agréable pour
+chacun, dit la maman.</p>
+
+<p>Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux,
+et à leur éclat il était évident que, pour Berthe aussi,
+Michel avait trouvé quelque chose d'agréable,&mdash;mais
+à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie.
+L'aimait-elle donc?</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit
+pas son travail; elle n'avait plus la tête aux
+chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marché.</p>
+
+<p>On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère
+dans la salle à manger, et madame Adeline, qui,
+pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins
+la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt
+pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint
+dans la salle à manger attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment va le cartel? demanda la Maman;
+est-ce qu'il n'avance pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme
+Saint-Étienne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il
+manqué le train?</p>
+
+<p>Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude
+évidente, en regardant sa belle-fille, qui,
+elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.</p>
+
+<p>Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit
+des pas pressés dans la cour, Berthe courut
+ouvrir la porte du vestibule.</p>
+
+<p>Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à
+manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout
+de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, puis, après
+avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa
+de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et
+de son chapeau, que lui prit Léonie.</p>
+
+<p>Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des
+vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles
+bûches de charme avec une longue flamme blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses
+deux mains largement ouvertes devant la flamme.</p>
+
+<p>Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale
+anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu'elles
+n'osaient pas lui demander franchement; ce visage
+épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun
+tourment.</p>
+
+<p>Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant
+sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et
+en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit
+à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Serre donc cela, dit-il.</p>
+
+<p>La Maman laissa échapper un soupir de soulagement;
+madame Adeline ne dit rien, mais à l'empressement
+avec lequel elle prit les billets et à la façon
+dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on
+pouvait deviner son émotion et son sentiment de
+délivrance.</p>
+
+<p>Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle
+à manger; on se mit à table.</p>
+
+<p>Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles
+passèrent avant la politique, et la Maman fut la
+première à mettre la conversation sur les frères
+Bouteillier:</p>
+
+<p>&mdash;Comment une maison aussi vieille, aussi honorable,
+a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe?</p>
+
+<p>&mdash;L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas
+une maison, répondit Adeline, c'est même quelquefois
+le contraire qu'elles produisent.</p>
+
+<p>Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant
+plus qu'ordinairement il était d'une extrême
+bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises,
+avec l'indulgence d'une douce philosophie,
+en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se
+fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui
+qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même
+d'atténuer ce mot qui lui avait échappé: la catastrophe
+qui frappait les Bouteillier n'était pas ce qu'on
+avait dit tout d'abord: c'était une suspension de
+payement, non une banqueroute avec insolvabilité
+complète; il paraissait même certain que les payements
+reprendraient bientôt et qu'on perdrait peu
+de chose avec eux.</p>
+
+<p>Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva
+ce que les cinq liasses de billets de banque avaient
+commencé; la conversation, d'abord tendue et sur
+laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on
+ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son
+cours habituel.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de
+Michel Debs, répondit madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline
+d'un ton indifférent en se versant à boire.</p>
+
+<p>Cette question fit relever la tête à la Maman, qui
+maintenant qu'elle était débarrassée de l'angoisse
+de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient
+cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi
+le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A
+son âge, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de
+la vieillesse?</p>
+
+<p>&mdash;Je te conterai cela après dîner, dit madame
+Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma
+chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Maman! s'écria Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop,
+dit madame Adeline sans s'émouvoir. Je demande
+qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre après
+le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.</p>
+
+<p>Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse
+de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa
+bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge
+entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par
+une diversion plus ou moins adroite; il recourut à
+ce moyen:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à
+toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me
+promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi,
+mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes
+élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les
+redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu
+qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui
+s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu
+peux donc faire la tienne comme tu voudras.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant,
+une longue, une moyenne et une courte?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle
+à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est
+fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.</p>
+
+<p>Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était
+acquitté de deux commissions dont elle l'avait
+chargé: il avait acheté l'<i>Atlas</i> qu'elle désirait et commandé
+une boîte de pastels telle que la voulait papa
+Nourry.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense qu'il en sera content et te mettra tout
+de suite à dessiner ses oiseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!</p>
+
+<p>Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire;
+le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et
+fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la
+présence de la Maman qui empêchait de parler de la
+visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris
+et ne voulait pas retarder le moment des explications.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, dit-elle à sa cousine.</p>
+
+<p>Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline
+poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont
+madame Adeline fermait la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... M. Eck est venu me demander la
+main de Berthe pour son neveu Michel.</p>
+
+<p>&mdash;Le père Eck! s'écria Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses
+mains que l'indignation rendait tremblantes.</p>
+
+<p>Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un
+Allemand!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus
+Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et
+qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt
+à être Prussien, il ne le serait pas?</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il ne l'est pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas
+juif!</p>
+
+<p>&mdash;Assurément non.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire
+cette injure!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis au moins aussi surpris que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que
+c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où
+depuis quatre ans je reste inerte.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire
+injure?</p>
+
+<p>&mdash;Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas
+voulu; l'injure n'en existe pas moins.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme dans la position de M. Eck ne nous
+fait pas injure en nous demandant la main de notre
+fille.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa
+religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est
+aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que
+c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est
+plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il
+n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il
+occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la
+haut commerce, l'industrie.</p>
+
+<p>Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la
+violence passionnée que sa mère y mettait, il prit
+un ton enjoué:</p>
+
+<p>&mdash;Si les choses marchent du même pas, il est facile
+de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui
+sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières
+représentations: en tête des personnes citées,
+ce sont des juifs que tu trouveras.</p>
+
+<p>Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée,
+je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je
+n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis
+plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et
+jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah!
+Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces
+avocats et ces journalistes habitués à discuter le
+pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de
+bonnes raisons pour une opinion que pour une
+autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un
+incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne
+sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la
+tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il
+doit être écrasé.</p>
+
+<p>Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne
+avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil,
+quand elle ne voulait point appeler pour qu'on
+le roulât; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse,
+elle frappa le parquet avec une énergie qui
+disait celle de sa volonté.</p>
+
+<p>&mdash;Il doit être écrasé.</p>
+
+<p>Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir
+écraser un être vivant, le père Eck, sans doute,
+ou son neveu, plutôt qu'une chose idéale&mdash;ce mal
+qui l'enflammait.</p>
+
+<p>Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait;
+aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse,
+tâchait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas
+céder, de laisser tomber la conversation ou de la
+détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui
+ferait rien abandonner de ses idées; et d'autre part,
+il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne
+tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas une
+discussion plus ou moins théorique qui était soulevée,
+c'était une affaire personnelle, qui pouvait
+être la plus grave pour sa fille&mdash;celle de sa vie
+même.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te
+laisse pas emporter par ton premier mouvement;
+avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons
+dans quelles conditions elle se présente.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.</p>
+
+<p>Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton
+entretien avec M. Eck.</p>
+
+<p>Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât
+son récit autant qu'elle le pourrait: pendant
+ce temps, sa mère se calmerait sans doute.</p>
+
+<p>Madame Adeline comprit ce que son mari voulait
+et rapporta à peu près textuellement les paroles de
+M. Eck.</p>
+
+<p>Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre;
+aux premiers mots elle lui coupa la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils
+sentirent la répulsion qu'ils inspiraient en venant
+s'établir ici pour ruiner d'honnêtes gens par la concurrence.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue,
+ou nous ne saurons rien.</p>
+
+<p>Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite
+la Maman interrompit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de
+leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de
+ton discours; ah! si tu m'avais écouté!</p>
+
+<p>Quand madame Adeline appuya sur l'estime que
+tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline,
+la Maman secoua la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire
+vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu
+le fais.</p>
+
+<p>Madame Adeline continua lentement et la Maman
+fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru
+répéta les paroles même qui avaient été la conclusion
+du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise
+raison sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre
+repousserait avec des rameaux nouveaux», elle
+poussa un cri d'indignation:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent
+s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont
+bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison
+qu'il leur faut.</p>
+
+<p>Après cette explosion, il y eut un moment de silence:
+la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher
+et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres
+sans former des mots distincts. Tout à coup
+elle prit la main de son fils violemment:</p>
+
+<p>&mdash;Constant, la vérité: on me la cache ici, ta
+femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment
+vont tes affaires? Tu es donc bien malade que
+ces gens pensent pouvoir hériter de toi?</p>
+
+<p>Il hésita un moment en regardant sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre
+conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge,
+ne répondras-tu pas à ta mère?</p>
+
+<p>Il hésita encore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement,
+tendrement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+
+
+
+<h4>VI</h4>
+
+
+<p>La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant,
+avait tendu la main à son fils, et comme il était
+venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la main qu'il
+lui avait donnée entre les siennes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre
+garçon!</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir
+consulté sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai
+que nous t'avons caché la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure
+confidente que ta mère, un autre soutien?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as
+besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposée
+à te donner la fièvre. A quoi bon te tourmenter
+pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de
+peu de durée?</p>
+
+<p>&mdash;Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance;
+je n'avais pas mérité que tu me fisses injustement
+ce chagrin; m'éloigner de toi, nous séparer, je ne
+comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.</p>
+
+<p>Madame Adeline avait pour principe de ne jamais
+intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais
+c'était à condition que d'une façon directe ou indirecte
+elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans
+ces derniers mots elle vit une allusion à son influence
+et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi, Maman, de vous faire observer
+qu'il nous était bien difficile de nous plaindre de
+nos embarras, sans paraître en faire remonter la
+responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé
+pour vous rembourser votre part, car c'est à
+partir de ce moment même que notre gêne a commencé.
+Nous avions compté sur de bonnes années;
+nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque
+perte ou à chaque inventaire vous dire: «Voilà la
+situation!» Cela eût-il été discret et délicat? Nous
+ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas
+plus influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela
+s'est fait tacitement, spontanément entre nous. D'ailleurs
+je pensais comme lui que ce n'était vraiment
+pas la peine de vous tourmenter pour des embarras
+qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas
+devoir durer.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand vous avez vu qu'ils duraient?</p>
+
+<p>&mdash;Il était trop tard pour vous porter un si gros
+coup.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, quels sont-ils?</p>
+
+<p>Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit
+la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante
+mille francs que j'ai remis à Hortense en arrivant;
+d'où crois-tu qu'ils viennent?</p>
+
+<p>&mdash;De chez un banquier?</p>
+
+<p>&mdash;De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop
+fort. En réalité, de chez une simple connaissance ù
+qui je n'aurais jamais pensé à m'adresser, qui est
+venue à moi et qui m'a presque fait violence pour
+que j'accepte ce prêt.</p>
+
+<p>Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il
+voulut tout de suite la rassurer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai
+parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte
+de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du
+monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez
+M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme
+toujours s'y trouvait. On n'a guère parlé que de la
+débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde
+parisien une place égale à celle qu'ils occupaient
+dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans
+lequel elle me mettait, je n'ai pas caché qu'elle était
+un coup sensible pour nous et qui se produisait
+aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti,
+M. de Mussidan m'a accompagné; nous avons causé
+des Bouteillier, longuement causé: très galamment
+il s'est mis à ma disposition, en me demandant
+d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux
+de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme
+aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai
+refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé
+ses offres de services d'une façon si pressante
+que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs;
+il se serait fâché si j'avais persisté dans mon refus.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Qui serait étonnant de la part de tout autre,
+mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je
+vous le répète, le plus charmant homme que j'aie
+rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir
+dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a
+témoigné autant de sympathie; s'il connaissait Berthe,
+je croirais qu'il veut être mon gendre.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être veut-il être tout simplement celui de
+la maison Adeline, dit la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose
+à un jeune homme lancé comme lui et vivant
+dans un monde où la gloire des maisons de commerce
+n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses
+sont ainsi: c'est lui qui m'a prêté ces cinquante
+mille francs, et il nous rend un service dont nous
+devons lui être reconnaissants.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas
+pouvoir trouver cinquante mille francs? s'écria la
+Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré
+à celui qui m'épargne le souci de les chercher. Au
+lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle
+on sait que nous sommes pris, il est bon
+qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis
+avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs;
+notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé;
+la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de
+respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les
+Bouteillier reprennent leurs payements.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, demanda la Maman, comment cette
+situation s'est-elle créée? comment en est-elle arrivée
+là?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant
+la tête d'un geste découragé.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à
+dire contre Hortense, elle administre aussi bien que
+possible.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'administration seule pouvait faire la fortune
+d'une maison, la nôtre serait superbe; malheureusement
+elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut
+des circonstances, et la direction a été mauvaise,
+comme les circonstances depuis quelques années ont
+été désastreuses.</p>
+
+<p>&mdash;La direction mauvaise! interrompit la Maman;
+mais c'est toi le directeur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me
+suis endormi dans le succès, comme d'autres que
+moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions bien,
+nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien
+faire; que nous aurions toujours l'exportation, et
+que nous battrions l'importation parce que nous lui
+étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure
+que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et
+l'importation nous bat, parce qu'en France on aime
+le nouveau et l'original, et que les commissionnaires
+comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix
+qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la
+valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans
+notre supériorité, et au lieu de développer par la
+science professionnelle le sens de la transformation
+et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le
+passé, sur le <i>foulé</i>, sans nous apercevoir que le <i>foulé</i>
+ne pouvait pas être éternel, La mode n'en veut plus;
+nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions
+bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous
+les vendons à perte? C'est là que ma direction a été
+mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit
+en artiste, non en commerçant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as été un Adeline, dit la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline
+des temps passés, d'autres étaient des hommes de
+leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester
+tranquilles comme moi. On nous oppose souvent
+Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout
+pour son flair à imiter et à perfectionner les tissus,
+à transformer son outillage pour lui faire produire
+l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune
+industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit
+d'initiative qui lui ont fait produire l'article de
+Lyon pour l'ameublement et la soierie légère, l'article
+de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des
+métiers mécaniques la dentelle et la robe en laine
+et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace,
+la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent
+à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se
+mettra à l'emballage qu'il tissera aussi bien que
+les étoffes de prix. Le jour où la mode a décidé
+que les vêtements de femme serait en petite draperie,
+Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a
+pris aux Anglais la draperie nouveauté pour
+hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à meilleur
+marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence
+contre nous, aidé par les tailleurs qui
+achètent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le
+revendent comme anglais au prix qu'il veulent;
+c'est vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic
+de l'être en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai
+pensé à me lancer dans cette voie.</p>
+
+<p>&mdash;Je te l'ai assez demandé! interrompit madame
+Adeline.</p>
+
+<p>La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle
+elle avait plus d'une fois reproché d'être une
+mauvaise Elbeuvienne.</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain que, pour la nouveauté, il était
+possible de faire à Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de
+développer le tissage mécanique; c'est même là,
+sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien
+de difficultés dans le présent qui m'ont inquiété!
+Où trouver les ouvriers en état de conduire ces métiers?
+Comment les rompre, du jour au lendemain,
+à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse
+de leur toucher et de leur vue de manière à
+passer brusquement de nos fils d'hier aux fils ténus
+d'aujourd'hui? Le métier à la main bat vingt-cinq
+coups à la minute, le métier mécanique en bat de
+soixante à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité
+de ces métiers, une légèreté de main et une
+finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas présentement
+et qui ne s'acquiert pas en un jour.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les
+métiers mécaniques, affirma la Maman avec conviction:
+du Roubaix, de l'anglais, peut-être, de
+l'Elbeuf, non.</p>
+
+<p>Sans engager une discussion sur ce point avec sa
+mère, ce qu'il savait inutile, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Une autre raison encore m'a retenu&mdash;la mise
+de fonds dans l'outillage: pour une production de
+trois millions par an, il faut cent vingt métiers
+prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier
+coûtant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble
+de trois cent mille francs; avec l'immeuble,
+la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut
+compter deux cent mille francs; bien entendu, je
+laisse de côté la teinture et la filature qui doivent
+s'exécuter au dehors avec avantage, mais j'ajoute
+l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les apprêts,
+qui ne coûte pas moins de deux cent mille
+francs, et j'arrive ainsi à un chiffre de sept cent mille
+francs; je ne les avais pas.</p>
+
+<p>Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à
+ne pas l'appliquer directement à la Maman, et tout
+de suite, pour ne pas laisser le temps à la réflexion
+de se produire, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un
+ordre différent, n'a pas été moins forte pour moi, m'a
+arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien,
+que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est
+qu'il s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui
+n'est pas à la <i>sonnette</i>, comme on le dit si justement,
+qui est chez lui, dans sa maison, à la ville ou à la
+campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il
+enseigne son métier par l'exemple. L'individualité
+existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire,
+dans l'usine l'individualité disparaît comme disparaît
+la famille; l'ouvrier perd même son nom pour
+devenir un numéro; il faut quitter le village pour la
+ville où le mari est séparé de sa femme, où les enfants
+le sont du père et de la mère; plus de table
+commune autour de la soupe préparée par la mère,
+on va forcément au cabaret pour manger, on y
+retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer
+la responsabilité de cette transformation sociale.
+Je sais bien que, pour la terre comme pour
+l'industrie, tout nous amène à créer une nouvelle
+féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre
+la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis
+un Adeline et que deux cents années de vie commune
+avec l'ouvrier m'ont imposé certains devoirs, j'ai reculé.
+Sans doute d'autres feront&mdash;et prochainement&mdash;ce
+que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai
+pas de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai
+pas la prétention d'arrêter la marche de la fatalité.
+Voilà pourquoi, revenant à notre point de départ, je
+trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être
+accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la
+leur commence; ils sont dans le mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne
+prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la
+Maman; ne le peux-tu plus?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la
+stricte vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant
+que la mode change et que notre nouveauté
+reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être habillés
+comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire
+mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon,
+ce qui est beau revient toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Attendre! il y a longtemps que nous attendons;
+il en est chez nous comme à Reims, où de
+père en fils on s'est enrichi à fabriquer du mérinos,
+et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors
+qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend
+qu'il reprenne, et on se ruine.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec
+ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage;
+Mieux vaut que la maison Adeline périsse que de
+la voir passer entre les mains de ces juifs.</p>
+
+<p>&mdash;Et Berthe?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de
+devenir la femme d'un juif!</p>
+
+
+
+
+<h4>VII</h4>
+
+
+<p>&mdash;Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant
+dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux
+vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la
+femme d'un juif?</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu donc ce mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi ne le veux-tu point?</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu quelques griefs contre Michel Debs?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le trouves-tu pas beau garçon?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Intelligent, sage, rangé, travailleur!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux
+autres, à tout le monde, que des enfants Eck et Debs
+il est celui qui semble tenir la tête dans cette belle
+association de frères et de cousins, et que c'est lui
+sans aucun doute qui prendra la direction de la
+maison quand le père Eck se retirera.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que
+sa femme puisse être heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela; et pourtant....</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Il est juif.</p>
+
+<p>&mdash;Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et
+toi vous lui êtes opposées, cela suffit, restons-en là.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le désires donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux
+pas le repousser par cela seul que Michel est juif;
+pour moi, un juif est un homme comme un autre,
+bon ou mauvais selon son caractère particulier,
+mais qui en sa qualité de juif est souvent plus intelligent,
+plus soucieux de plaire, plus aimable dans la
+vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant
+dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux
+donc partager ton préjugé.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même,
+ce préjugé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est déjà quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon,
+et si je le voyais pour la première fois, si l'on
+m'énumérait les qualités que je lui reconnais volontiers,
+si l'on me disait qu'il désire épouser ma
+fille sans m'apprendre en même temps qu'il est juif,
+je serais toute disposée à le considérer comme un
+gendre possible... et peut-être même désirable. Mais
+il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa
+grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande,
+je t'avoue que je n'ai vu qu'une chose, la vie
+de Berthe dans la maison de cette vieille juive fanatique.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison
+de madame Eck et sous la direction de celle-ci? Cela
+n'est pas du tout obligé, il me semble. D'ailleurs la
+vieille madame Eck mène une existence si retirée
+qu'elle ne doit pas être une gêne pour les siens. Je
+comprends que, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai,
+cette existence est bizarre; mais tu sais comme moi
+que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont
+nos moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que
+des chrétiens.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline
+avec un certain effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le veux pas plus que je ne le veux point:
+je ne lui suis pas hostile et trouve qu'il est faisable,
+voilà la vérité vraie. Il y a quelqu'un qu'il touche
+encore de plus près que nous; c'est Berthe; aussi,
+avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je
+trouve que Berthe doit être consultée. Pour Maman,
+ce mariage serait l'abomination des abominations;
+pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance a
+pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant
+le repousser par des raisons sérieuses et autrement
+que d'instinct, sans trop savoir pourquoi. Pour
+Berthe il peut être désirable. C'est à voir. Si
+elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de
+préjugé tout à fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne
+m'étonnerait pas.</p>
+
+<p>Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait;
+elle fit asseoir son mari devant la cheminée, et s'assit
+elle-même à côté de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne
+veux pas plus la marier malgré elle que je ne voudrais
+qu'elle se mariât malgré moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et ta mère?</p>
+
+<p>&mdash;A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel
+il est inutile de nous occuper de Maman; au contraire,
+si elle est disposée à accepter ce mariage,
+nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman...
+et avec toi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras
+et ce que voudra Berthe: il est évident que la
+répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande de
+M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun
+reproche ne peut être adressé à Michel et, s'il n'est
+pas le gendre que j'aurais été chercher, il est cependant
+un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a
+donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges
+Berthe et elle te répond&mdash;je le suppose&mdash;qu'elle
+sera heureuse de devenir la femme de Michel.
+J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu
+en lui un futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui
+d'un sentiment tendre. Mais du jour où tu lui parles
+de ce mariage, ce sentiment peut naître et se développer
+vite, car je conviens sans mauvaise grâce
+que Michel est beau garçon, et qu'il sait mieux que
+personne être aimable quand il veut plaire. Alors
+qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur
+de ta mère que nous faisons; à son âge, avec
+son despotisme d'idées, cela est bien grave, et la responsabilité
+est lourde pour nous. Ou tu subis le refus
+de ta mère, et alors nous faisons le malheur de
+Berthe, si ce sentiment est né.</p>
+
+<p>&mdash;Je passerais outre, et j'ai la conviction que
+Maman, qui, comme toi, a été surprise, finirait par
+entendre raison.</p>
+
+<p>Madame Adeline leva la main par un geste de
+doute: elle connaissait la Maman mieux que le fils
+ne connaissait sa mère, et savait par expérience
+qu'on ne lui faisait pas entendre raison.</p>
+
+<p>&mdash;J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement
+de ta mère, mais tout n'est pas fini, il y a un empêchement
+à ce mariage qui vient de nous, de notre
+situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons
+lever&mdash;c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck
+que nous marions notre fille sans la doter! Et pouvons-nous
+faire cet aveu, sans faire en même temps
+celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur
+mon préjugé et dire que c'est parce que Michel est
+juif qu'il refusera une fille sans dot, alors surtout
+qu'il doit s'attendre à une certaine fortune escomptée
+vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant,
+et trouveras-tu beaucoup de commerçants
+dans une situation égale à celle des Eck et Debs qui
+épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous pouvons
+donc en être pour la honte de notre confession,
+et Berthe pour l'humiliation d'un mariage manqué.
+Est-il sage de nous exposer à un pareil échec qui, se
+réalisant, aurait des conséquences désastreuses, non
+seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit.
+Réfléchis à cela.</p>
+
+<p>Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que
+sa femme parlait et déduisait les raisons qui s'opposaient
+à ce mariage, Adeline, qui tout d'abord l'avait
+écoutée en la regardant, se penchait vers le feu,
+absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant
+d'efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant
+de fatigues, tant d'énergie, pour en arriver là!
+Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en
+était temps encore!</p>
+
+<p>Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui
+éclairait sa tête grisonnante. Quels changements s'étaient
+faits en lui en ces derniers temps! Comme il
+avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était
+resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré
+les rides s'étaient profondément incrustées; ses
+yeux, autrefois doux et le plus souvent égayés par le
+sourire, avaient pris une expression de tristesse ou
+d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se
+parlant plus encore qu'il ne parlait à sa femme, on
+pouvait entrevoir quand cela finira et comment! J'ai
+été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.</p>
+
+<p>Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui
+mettent la main sur la tête de leur mari lorsqu'il va
+se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; s'il se décourageait,
+elle le réconfortait; de même que s'il
+s'emballait, elle l'enrayait.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle,
+mais crois bien que j'ai compris toute la force
+des raisons qui t'ont retenu. A trente ans, ayant sa
+position à faire, on pouvait courir cette aventure,
+mais à ton âge et dans ta situation il était sage et naturel
+de ne pas oser la risquer. Ce n'est pas moi qui
+jamais te reprocherai de t'être abstenu.</p>
+
+<p>&mdash;Tes reproches seraient moins durs que ceux que
+je m'adresse moi-même, car tu n'as vu que les raisons
+avouables qui m'ont retenu et tu ne sais pas, toi qui
+cependant me connais si bien, celles que j'appelais
+à mon aide quand je me sentais prêt à te céder.
+Un jour, il y a trois ans, c'est-à-dire à un moment où
+nous avions encore les moyens de transformer notre
+fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin
+de compte j'étais arrivé à la conclusion évidente,
+claire comme le soleil, que c'était pour nous le salut.
+J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris la plume, quand
+une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de
+conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à
+Elbeuf, j'écrivis à Roubaix, pour demander des renseignements
+sur le prix que nos concurrents payent
+le charbon, le gaz, le mètre courant de construction.
+La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon
+que nous payons 240 francs le wagon, coûte là-bas
+120 francs; le gaz, grâce aux primes de consommation,
+coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction
+d'un bâtiment industriel revient à 22 francs
+le mètre superficiel; tu vois, sans qu'il soit besoin
+que je te le répète, tout ce que je me dis; et comme
+je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification
+pour rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les
+choses continuèrent à aller pendant que je me répétais
+glorieusement les raisons qui me paralysaient,
+et elles finirent par nous amener au point où nous
+sommes arrivés.</p>
+
+<p>Il se leva et se mit à marcher par la chambre à
+grands pas avec agitation:</p>
+
+<p>&mdash;Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un
+côté des choses, ils peuvent se décider et agir, ils ont
+de l'initiative et de l'élan. Moi, je suis ce que l'on
+peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement,
+toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre
+bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle
+à mon caractère, à mon éducation? Est-ce le milieu
+dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma
+vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions
+entraînant avec elles des responsabilités? toujours
+est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle,
+j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaître
+lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de
+conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur
+des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait
+pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre
+position? Celle que mes parents m'avaient faite, je
+ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais
+été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi,
+le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue,
+et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier
+notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de
+si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline
+d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais
+assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant!</p>
+
+<p>Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant
+à sa femme et s'arrêtant devant elle:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se
+présente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma
+vie, me disant: «Il est bien difficile de l'accepter,
+mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser»,
+attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes.
+Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hésitations
+malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe.
+Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la tranquillité
+du tête-à-tête je l'interrogerai.</p>
+
+<p>Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère
+reprit le dessus:</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce
+mariage.</p>
+
+
+
+
+<h4>VIII</h4>
+
+
+<p>Dans une famille, la mère n'est pas toujours la
+confidente de ses filles; c'est quelquefois le père
+qu'elles choisissent; c'était le cas chez les Adeline,
+où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement,
+avait plus de liberté et plus d'expansion avec son
+père.</p>
+
+<p>Occupée, affairée, appartenant à tous; madame
+Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les
+longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand,
+toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser
+sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne
+la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser
+aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu;
+elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait
+pas comme la petite le demandait, sinon en
+paroles franches, au moins avec des regards attendris
+et ces mouvements enveloppants où les enfants sont
+si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement
+donné, la mère reprenait la plume et se
+remettait au travail; ses minutes étaient comptées.</p>
+
+<p>Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son
+père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit
+le mot qu'elle était habituée à entendre chez
+sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas
+à travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi
+qu'il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en
+laissait la liberté; et bien souvent même il commençait
+sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant
+à lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était
+qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle était
+devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache
+avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires!
+Que de visites aux quinze ou vingt poupées
+composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient
+un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine
+d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre
+entre eux un seul de ses petits-fils ou une de
+ses petites-filles. L'âge n'avait point affaibli cette
+passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant
+du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant
+aussi sérieusement, aussi maternellement que
+lorsqu'elle n'était qu'une gamine, ne se fâchant point
+des moqueries de sa grand'mère et de sa mère, mais
+sachant gré à son père de la prendre au sérieux et
+de la défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne la raille point, répétait-il, les petites filles
+qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les
+mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs
+enfants; on est mère à tout âge.</p>
+
+<p>Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il
+voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire
+le «monsieur qui vient en visite», le «médecin»,
+et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris les
+poches pleines de surprises pour les enfants de sa
+fille.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline
+se chargeât de parler à Berthe de la demande
+de Michel Debs; il avait assez souvent joué le rôle
+du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant
+entretenir la «maman» de projets de mariage à
+propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle
+sérieusement et faire pour de bon le «papa.»</p>
+
+<p>Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé,
+et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent
+dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages,
+avec des teintes roses et vertes du côté du levant
+comme on en voit souvent, en novembre, après les
+grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fût sur
+son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il
+fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière
+et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de
+Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit
+pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il
+fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter
+aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut
+fermé.</p>
+
+<p>&mdash;Bon voyage!</p>
+
+<p>&mdash;A ce soir!</p>
+
+<p>Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la
+rue de l'Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde;
+comme le temps était doux, les glaces n'avaient
+point été fermées; en tournant au coin de la
+rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs
+qui venait en sens contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici?
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le lui demander, répondit Berthe en
+riant.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine.</p>
+
+<p>On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua
+qu'il y avait dans le regard de Michel
+comme dans le mouvement de sa tête et le geste de
+son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait
+en rien au salut de tout le monde; comment
+n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Michel Debs savait que nous devions
+aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils
+furent passés.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'aurait-il su?</p>
+
+<p>&mdash;Tu aurais pu le lui dire hier au soir.</p>
+
+<p>Berthe ne répondit pas.</p>
+
+<p>Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien
+sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait
+pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne
+s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva
+que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté
+qu'il lui fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur
+qui allaient se décider, l'émotion lui serrait le
+coeur; l'heure présente était si différente de celle
+qu'autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses,
+il avait espéré!</p>
+
+<p>Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence,
+absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu
+n'es donc pas heureux d'aller au Thuit?</p>
+
+<p>C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon
+pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins
+pour la préparer à se prononcer sur sa demande
+en connaissance de cause; il ne suffisait pas en
+effet de lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison
+Eck et Debs, désire t'épouser»; il fallait aussi qu'elle
+sût à l'avance dans quelles conditions Michel se présentait
+et l'intérêt matériel qu'il pouvait y avoir pour
+elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même
+chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la
+fortune de ses parents, que de le refuser en sachant
+cette fortune gravement compromise.</p>
+
+<p>&mdash;Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de
+plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est là que
+j'ai appris à marcher. C'est là que tu as fait tes premiers
+pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les
+terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas
+un chemin ou un sentier qui n'ait son souvenir. Depuis
+dix-huit ans je n'ai pas planté un arbre, je n'ai
+pas fait une amélioration, un embellissement sans me
+dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me
+demande si je ne vais pas être obligé de le vendre.</p>
+
+<p>&mdash;Vendre le Thuit!</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle
+puisse être pour toi: nos affaires vont mal, très mal,
+et si nous ne sommes pas ruinés, il faut avouer que
+nous sommes gênés; la crise que nous traversons et
+les faillites nous ont mis dans une situation difficile.
+J'espère en sortir, mais il est possible aussi que le
+contraire arrive. Quant au Thuit, hypothéqué déjà
+lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a
+été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation
+qui a frappé la terre en Normandie, il nous
+coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous rapporte; si la
+situation s'aggrave, il n'est que trop certain que
+nous ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je
+n'ai plus le même plaisir qu'autrefois à aller dans
+cette terre que j'aimais non seulement pour moi,
+mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec
+ton mari, tes enfants... et nous-mêmes devenus
+vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée de m'en
+séparer m'attriste?</p>
+
+<p>Berthe prit la main de son père et l'embrassant
+tendrement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.</p>
+
+<p>Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un
+chemin coupant à travers des sillons de blé qui, nouvellement
+ensemencés, commençaient à se couvrir
+d'une tendre verdure; à une courte distance sur la
+droite se détachait sur le fond sombre d'une futaie
+la façade blanche et rouge d'une grande maison:
+c'était le château du Thuit, qui, par la masse de sa
+construction en pierre et en brique, par ses hauts
+combles en ardoises, par ses cheminées élancées,
+écrasait les bâtiments de la ferme groupés à l'entour
+dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers
+et de poiriers puissants comme des chênes.</p>
+
+<p>&mdash;C'était bien vraiment en bon père de famille
+que je soignais tout cela! dit-il en promenant çà et
+là un regard attristé.</p>
+
+<p>Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là.
+On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine
+nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants
+étaient accourus pour recevoir leur maître.</p>
+
+<p>Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants,
+dont l'un avait quatre ans et l'autre cinq et qu'elle
+aimait comme des poupées, les prit par la main.</p>
+
+<p>&mdash;Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière,
+je leur apporte des gâteaux.</p>
+
+<p>&mdash;Faut que je les <i>débraude</i>, dit la mère.</p>
+
+<p>&mdash;Je les <i>débrauderai</i> moi-même, répondit Berthe,
+qui voulait bien parler normand avec les paysans.</p>
+
+<p>En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à
+fond, les peigna, les attifa, et à table en plaça un à
+sa droite et l'autre à sa gauche, de façon à les bien
+surveiller&mdash;ce qui n'était pas inutile, car avec leur
+gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point
+encore adoucie, ils voulaient commencer par les
+gâteaux.</p>
+
+<p>Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait
+s'occuper de ces deux gamins, et à voir les prévenances,
+les attentions qu'elle avait pour eux en leur
+disant de douces paroles à l'accent maternel, il s'attendrissait.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle
+à se marier plus tard? Ne serait-elle pas
+privée d'enfants, elle qui les aimait si tendrement?</p>
+
+<p>A un certain moment, il exprima tout haut cette
+pensée, au moins en partie:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.</p>
+
+<p>Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le
+déjeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la
+futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris le bras de sa
+fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées
+des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils
+allaient lentement côte à côte, lui ému par ce qu'il
+avait à dire, elle troublée et angoissée par cette
+émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux tourments
+de leur situation.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une
+bonne mère, te doutes-tu que ce n'était pas une
+allusion à un fait en l'air?</p>
+
+<p>Elle le regarda toute surprise, sans comprendre,
+et cependant en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier
+soir? continua-t-il.</p>
+
+<p>Elle leva encore les yeux sur lui un court instant,
+puis vivement les baissant:</p>
+
+<p>&mdash;Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant
+de cette réponse féminine.</p>
+
+<p>Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience
+involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il est venu demander ta main pour
+Michel Debs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>&mdash;C'est là tout ce que tu dis?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que maman lui a répondu?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle m'en parlerait.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?</p>
+
+<p>&mdash;Que je t'en parlerais; car avant nous et les
+raisons de convenance, il y a toi et les raisons de
+sentiment; pour que nous répondions, ta mère et
+moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.</p>
+
+<p>Cependant, après un moment de silence, ce ne fut
+pas une réponse qu'elle adressa à son père, ce fut
+une nouvelle question.</p>
+
+<p>Est-ce que M. Debs sait que nous sommes...,
+c'est-à-dire est-ce qu'il connaît la vérité sur la situation
+de tes affaires?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore; cependant il est probable que s'il
+ne sait pas toute la vérité, il la soupçonne en partie;
+dans le monde des affaires, il n'est personne à
+Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas
+aujourd'hui ce qu'elle était il y a quelques années.
+Mais quel rapport cela a-t-il avec la réponse que je
+te demande?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! papa!</p>
+
+<p>&mdash;C'est naïf, ce que je dis?</p>
+
+<p>Elle lui secoua le bras doucement, par un geste
+de mutinerie caressante.</p>
+
+<p>&mdash;Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont
+pas bien, demande néanmoins ma main, c'est...
+qu'il m'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'y suis.</p>
+
+<p>&mdash;Dame!</p>
+
+<p>&mdash;Et cela te fait plaisir?</p>
+
+<p>&mdash;Tu demandes des choses...</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je
+voyais bien que M. Debs était très aimable avec moi;
+partout où j'allais, je le rencontrais; toujours je
+trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement;
+il avait en me parlant des intonations d'une douceur
+qu'il n'avait pas avec les autres, ni avec Marie qui
+est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une
+situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec
+Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n'avaient
+jamais été plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant elles ont marché, et il dépend de
+toi qu'elles en restent là s'il ne te plaît point.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-tu qu'il te plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Il est très bien.</p>
+
+<p>Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être
+ne voulait-elle pas de ce mariage, et n'osait-elle
+pas l'avouer; il fallait lui venir en aide:</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai qu'il est juif.</p>
+
+<p>Elle se mit à rire franchement:</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il
+soit juif?</p>
+
+
+
+
+<h4>IX</h4>
+
+
+<p>L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait
+sortait si spontanément du coeur que la
+preuve était faite: l'affaiblissement de préjugé dont
+Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce
+chez la grand'mère, résistant encore chez la mère, il
+n'existait plus chez la fille; il avait si bien disparu
+qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux que ça me
+fasse qu'il soit juif?»</p>
+
+<p>&mdash;Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline
+après un moment de réflexion, il n'en est pas de même
+pour ta grand'mère.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda
+Berthe d'une voix qui tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Peux-tu en douter?</p>
+
+<p>&mdash;Et maman?</p>
+
+<p>&mdash;Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage,
+mais elle n'y fera pas d'opposition si de ton côté tu
+le désires?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, papa?</p>
+
+<p>Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui
+remua le coeur du père.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.</p>
+
+<p>Elle se serra contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement pour cela qu'il faut que tu
+t'expliques franchement. Tu dois comprendre que
+ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je te
+presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et
+pour te forcer, sans un intérêt majeur, à y lire toi-même.
+Je sens très bien que c'est un sujet délicat
+sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme
+l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur
+lequel un père, crois-le bien, voudrait n'avoir pas à
+appuyer. Mais il le faut.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien à te cacher.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister:
+depuis que tu as commencé à grandir, je t'ai mariée
+déjà bien des fois, mais jamais sans que nous soyons
+d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord
+existe que je te demande de me parler à coeur ouvert.
+Est-ce donc impossible?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non.</p>
+
+<p>&mdash;Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton
+père? Où en trouveras-tu un qui t'écoute avec plus
+de sympathie?</p>
+
+<p>Ils marchèrent quelques instants silencieusement
+et quittèrent la futaie pour entrer dans la forêt.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se
+décidait point et voulant l'encourager.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut
+une nouvelle question:</p>
+
+<p>&mdash;Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne
+peux-tu me dire ce que tu penses toi-même de
+M. Debs?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en pense que du bien; c'est un honnête
+garçon.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Travailleur.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Aimable, doux, sympathique à tous les points
+de vue.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il te plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui
+ne valaient certes pas celui-là.</p>
+
+<p>Elle regardait son père avec un visage rayonnant,
+devinant ses paroles avant qu'il eût achevé de les
+prononcer.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas
+que le mari, il y a le mariage lui-même, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'est pas du tout la même chose.</p>
+
+<p>&mdash;Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es
+à M. Debs, le mari?</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!</p>
+
+<p>Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait
+l'impossible.</p>
+
+<p>Elle lui sourit tendrement:</p>
+
+<p>&mdash;Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta
+fille?</p>
+
+<p>&mdash;Gamine!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, réponds-moi franchement!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au
+mariage qu'au mari.</p>
+
+<p>Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette
+réponse; elle pâlit et resta un moment sans trouver
+une parole.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle
+enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des raisons qui lui sont contraires.</p>
+
+<p>&mdash;Des raisons... graves?</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Qui te sont personnelles?</p>
+
+<p>&mdash;Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec
+feu, sans abjurer sa religion; la femme d'un juif ne
+devient pas juive; un juif qui épouse une chrétienne
+ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre
+cela, et ce n'est pas chose facile; me le dire à moi,
+c'est prêcher un converti; tu sais comme ta grand'mère
+est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa
+foi, et, d'autre part, elle est d'une époque où les
+juifs étaient victimes de préjugés qui pour elle ont
+conservé toute leur force.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux
+les obligea à se séparer; sur le sol plat et argileux,
+l'eau de la nuit ne s'était point écoulée et elle
+formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait
+tourner ou sauter.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelles sont les raisons qui viennent de notre
+situation? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant
+si Michel Debs savait la vérité sur nos affaires.
+S'il connaît la vérité et veut t'épouser, c'est,
+comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant
+la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour
+toi, non pour ta dot; pour ta beauté, pour tes qualités,
+parce que tu lui plais, enfin parce qu'il t'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est possible, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément; mais le contraire aussi est possible;
+c'est-à-dire que, tout en étant sensible à tes
+qualités, Michel Debs peut l'être aussi à la fortune
+qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un
+mariage d'amour tel que nous le supposons dans le
+premier cas, il s'agit alors simplement d'un mariage
+de convenance: l'un des associés de la maison Eck et
+Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la
+fille de Constant Adeline et il la demande. Note bien,
+mon enfant, que je ne dis pas que cela soit, mais
+simplement que cela peut être. Alors que se passe-t-il
+quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être
+bonne, comme il le croyait, est médiocre ou même
+mauvaise? Il ne la fait point, n'est-ce pas? et c'est
+un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage
+manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous.
+Pour toi ce serait humiliant; pour nous ce serait
+désastreux. C'est quand le crédit d'une maison est
+ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait
+point être prudent que de nous exposer à donner un
+aliment aux bavardages du monde. N'entends-tu pas
+ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi
+Michel Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?&mdash;Parce
+qu'il n'a pas voulu d'une fille ruinée.» Parler
+couramment de la ruine d'une maison dont les affaires
+sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà
+pourquoi, avant de répondre à M. Eck, j'ai voulu
+t'interroger et te demander de me dire franchement
+si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est
+indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un
+mari comme un autre, auquel tu n'as pas de raisons
+particulières pour tenir, il est sage de répondre
+par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec
+ta grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers
+du mariage manqué. Au contraire, si Michel te
+plaît, si tu vois en lui le mari qui doit assurer le
+bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il
+faut aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle
+puisse être pour toi comme pour nous, affronter le
+mécontentement de ta grand'mère, et courir aussi
+l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas
+la dot sur laquelle il comptait... peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est
+possible qu'il le soit; si tu as des raisons pour croire
+qu'il ne l'est pas, dis-les; tu vois que, par la force
+même des choses, nous voilà ramenés au point d'où
+nous sommes partis et que tu es obligée de répondre
+franchement, puisque ce sont tes sentiments qui
+dicteront notre conduite.</p>
+
+<p>Et oui, sans doute, elle voyait que la force des
+choses les avait ramenés au point d'où ils étaient
+partis, mais la situation n'était plus du tout la
+même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus
+solennelle par les paroles de son père: si un sentiment
+de retenue féminine et de pudeur filiale lui
+avait fermé les lèvres, maintenant elle devait les
+ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait
+pour son père, elle le devait pour elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien
+passé entre M. Debs et moi qui ressemble même de
+très loin à ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas
+sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant
+notre voyage dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait
+pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non
+plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons
+pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des
+lettres par des soubrettes dont on paye le silence
+avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans
+les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de
+mon côté pendant que du tien tu en faisais d'autres,
+j'ai pensé à lui; tu ne sais peut-être pas qu'on se
+marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on
+passe son temps, eh bien, quand, dans le grand
+jardin de la rue du Maulévrier, je parlais de mon
+mari à mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe
+frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel.
+Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le
+sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me
+donner à penser qu'il voudrait m'épouser un jour.
+Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais;
+on est très hardi en imagination et aussi en conversation;
+quand toutes vos amies ont des maris à revendre,
+il faut bien en avoir un aussi, et on le prend
+où l'on peut.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'avait jamais rien dit?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une
+gamine et que lui était déjà un jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand tu es rentrée du couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que
+je ne lui étais pas indifférente... et que je lui plaisais.</p>
+
+<p>Il voulut lui venir en aide:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu en as été heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Dame!</p>
+
+<p>&mdash;L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'était la continuation de ce que j'avais
+si souvent combiné, je ne pouvais pas ne pas être
+satisfaite.</p>
+
+<p>&mdash;Satisfaite seulement?</p>
+
+<p>&mdash;Heureuse, si tu veux.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?</p>
+
+<p>&mdash;Peux-tu croire!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien
+qu'il pense que tu ne le refuseras point.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le
+mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison
+Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et
+c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas
+à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.</p>
+
+<p>Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance
+sur laquelle il se jeta:</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas
+la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait
+pas.</p>
+
+<p>Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa
+grand'mère, sa mère, son oncle. Me laisserais-tu
+épouser un jeune homme qui n'aurait rien... que
+ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que
+tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot?</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut bien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un
+étranger pour moi!</p>
+
+<p>Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces
+quelques mots, avec un accent qui remua Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es émue!</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans
+un mariage manqué.</p>
+
+<p>Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et
+le plus formel qu'elle pût faire.</p>
+
+<p>Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant
+dans son bras, il l'embrassa tendrement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma
+chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons,
+nous trouverons. Est-ce que tu peux être malheureuse
+par nous, par moi?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu répondre?</p>
+
+<p>Le Normand se retrouva:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au
+père Eck que je ne peux pas te donner demain une
+dot, peut-être arriverions-nous à une rupture; mais
+ce qui me serait impossible demain sera sans doute
+possible dans un délai... quelconque: les affaires
+n'iront pas toujours aussi mal; nous nous relèverons;
+ta mère a des idées; il n'y a qu'à gagner du
+temps.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne suis pas pressée de me marier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous
+gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange;
+ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.</p>
+
+
+
+
+<h4>X</h4>
+
+
+<p>De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois,
+ils apercevaient de petites colonnes de fumée bleuâtre
+qui montaient droit à travers les branches nues
+des grands arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où
+en sont les bûcherons, et tout de suite nous rentrerons
+à Elbeuf, de façon à ce que je puisse aller ce
+soir même chez M. Eck.</p>
+
+<p>Sous bois on entendait des coups de hache et de
+temps en temps des éclats de branches avec un bruit
+sourd sur la terre qui tremblait,&mdash;celui d'un
+grand arbre abattu.</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant
+dans la vente où les bûcherons travaillaient; malheureusement
+les bois se vendent si mal maintenant!</p>
+
+<p>Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers
+et ils revinrent rapidement au château, où tout de
+suite les chevaux furent attelés. Il n'était pas trois
+heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.</p>
+
+<p>Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan
+qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le
+reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit,
+tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien
+n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves
+sur preuves pour démontrer qu'avec du temps il
+trouverait la dot qu'on offrirait au père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais
+enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se
+retirer. Tu verras, ma chérie, tu verras.</p>
+
+<p>Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas
+seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui
+devait s'améliorer; à Paris on lui avait proposé
+d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances
+commerciales pouvaient rendre des services,
+et il avait toujours refusé, parce qu'il voulait se tenir
+à l'écart de tout ce qui touchait à la spéculation;
+il accepterait ces propositions; le temps des scrupules
+était passé; ces affaires étaient honorables,
+c'était par excès de délicatesse, c'était aussi par
+amour du repos et de l'indépendance qu'il n'avait
+point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui;
+il ne penserait qu'à elle; le premier devoir du père
+de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants,
+et il n'est pas de devoir plus sacré que celui-là. A
+plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en
+avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours
+par amour du repos et de l'indépendance il
+s'en était retiré. Maintenant il se laisserait faire:
+fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la
+corbeille de mariage.</p>
+
+<p>Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père,
+son coeur serré se dilatait, l'espérance, la foi en
+l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper;
+ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se
+réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent,
+était-elle désintéressée? Elle n'en savait rien,
+n'ayant jamais eu à examiner ces questions. Mais le
+coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, et
+ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de
+ses pensées qu'elle avait tenu à avoir à sa table
+ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne
+point penser à elle.</p>
+
+<p>Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut
+surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que
+pour dîner.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà!</p>
+
+<p>Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience
+de savoir ce qui s'était dit entre le père et la fille,
+mais malgré l'envie qu'elle en avait, il lui était impossible
+d'interroger son mari, la Maman étant là
+dans son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant;
+il faut changer de chaussures, je vais monter
+avec toi.</p>
+
+<p>Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle
+ferma la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Elle l'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Elle te l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a
+avoué dans un cri de douleur en voyant qu'elle
+pouvait ne pas devenir sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant,
+c'est une jeune fille.</p>
+
+<p>Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.</p>
+
+<p>Il expliqua son plan.</p>
+
+<p>&mdash;Et après? quand nous aurons gagné du temps,
+le mariage sera-t-il assuré?</p>
+
+<p>&mdash;Il sera facilité.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner
+la vie qui a été la tienne jusqu'à ce jour: tu
+n'es pas l'homme des affaires de spéculation; tu as
+trop de droiture, trop de loyauté.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais
+pas toutes les garanties?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas
+plus forts que les honnêtes gens? serais-tu le premier
+qui, malgré son intelligence et sa prudence, se
+laisserait tromper et entraîner.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine
+que je n'accepterai que des affaires sûres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent
+les gros gains.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je te promets de ne rien entreprendre
+sans te consulter; j'ai laissé passer des centaines
+d'occasions qui nous auraient donné une fortune
+considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront
+maintenant, voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps est passé des belles occasions; tu le
+sais mieux que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper
+court à ces observations, cela n'engage à rien de
+prendre du temps.</p>
+
+<p>Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne
+lui dit rien, mais en l'embrassant elle lui serra la
+main dans une étreinte où elle avait mis toutes ses
+espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.</p>
+
+<p>La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil
+Elbeuf, mais dans le nouveau, celui qui confine à
+Caudebec, là, où de vastes espaces permettaient
+après la guerre, la libre construction d'un établissement
+industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui:
+isolé, d'accès commode, avec des dégagements, un
+sol stable reposant sur une couche d'eau facile à atteindre
+et assez abondante pour le lavage des laines
+et le dégraissage ainsi que le foulage des draps en
+pièces. Construite en briques rouges et blanches,
+elle occupe entièrement un îlot de terrain compris
+entre quatre rues se coupant à angle droit; sur
+trois de ces rues se dressent ses hautes murailles
+percées de larges châssis vitrés, et sur la quatrième
+s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés
+de l'appartement particulier de M. Eck, la
+grande porte qui laisse voir une cour carrée au
+fond de laquelle le balancier de la machine lève et
+abaisse ses deux bras.</p>
+
+<p>Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit
+noire depuis longtemps déjà, mais par les fenêtres
+tombaient des nappes de lumière qui éclairaient la
+rue au loin; les métiers battaient, les broches tournaient,
+de la cour montait le ronflement des machines
+en marche, et dans le ruisseau coulait une
+petite rivière d'eaux laiteuses qui fumaient.</p>
+
+<p>Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il
+aperçut le père Eck travaillant avec ses deux fils et
+un de ses neveux autour de lui penchés sur leurs
+pupitres.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle force vraiment que l'association! dit-il
+en serrant la main au père Eck et en saluant les
+jeunes gens affectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Les autres sont <i>tans</i> la fabrique, dit le père
+Eck, à leur poste.</p>
+
+<p>Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un
+prétexte à sa visite:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a
+dit que vous en étiez satisfait.</p>
+
+<p>&mdash;Très satisfait; je <i>fais</i> appeler Michel pour qu'il
+<i>fous</i> les montre, c'est son affaire.</p>
+
+<p>Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et
+Michel ne tarda pas à arriver; en apercevant Adeline,
+il s'arrêta un court instant avec un mouvement de
+surprise et d'hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est M. <i>Ateline</i> qui <i>fient foir</i> nos métiers fixes,
+dit le père Eck.</p>
+
+<p>Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se
+demandait si c'était vraiment le désir de voir les
+métiers fixes qui était la cause de cette visite: ce
+serait bien étrange après la demande adressée la
+veille à madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût,
+il ne pouvait qu'attendre.</p>
+
+<p>Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur
+les perfectionnements qu'il avait apportés à ces métiers
+manquèrent-elles de clarté: son esprit était ailleurs.</p>
+
+<p>Heureusement son oncle lui vint en aide:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous foyez</i>, mon cher monsieur <i>Ateline</i>, avec
+<i>teux</i> cents broches ces métiers <i>broduisent</i> presque
+autant que les <i>renfideurs</i> avec quatre cents broches.</p>
+
+<p>Il est vrai que si Michel était distrait en parlant,
+Adeline ne l'était pas moins en écoutant: l'un ne
+savait pas bien ce qu'il disait, l'autre ne pensait
+guère à ce qu'il entendait.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vraiment très bien, se disait Adeline en
+examinant Michel; je ne l'avais jamais vu si beau
+garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi,
+se disait Michel en regardant le père de Berthe à la
+dérobée.</p>
+
+<p>Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement,
+tandis que le père Eck appuyait sur les
+<i>berfectionnements</i> de son <i>betit</i> Michel.</p>
+
+<p>Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs,
+Adeline et le père Eck marchant côte à côte, tandis
+que Michel restait en arrière pour se dérober: il
+était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le
+mieux était donc qu'il leur laissât la liberté du
+tête-à-tête.</p>
+
+<p>Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit
+une bande de drap divisée en petits carrés de diverses
+couleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Que <i>tites-fous</i> de ça? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants
+de nouveautés essayent pour chercher le
+modèle qu'ils adopteront.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.</p>
+
+<p>Le père Eck donna un coup de coude à Adeline
+et, se haussant vers lui en mettant une main devant
+sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers
+auprès desquels ils passaient:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous</i> tuer, nous, oh non, au <i>gontraire</i>.</p>
+
+<p>Ils sortirent dans la cour.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous afez</i> à me <i>barler</i>, n'est-ce <i>bas</i>? demanda le
+père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Les métiers, c'était un <i>brétexte</i>; je <i>fais fous</i>
+conduire dans mon <i>pureau</i>.</p>
+
+<p>Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution,
+il ne l'était jamais pour l'exécuter.</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il
+aussitôt qu'ils furent installés dans le bureau particulier
+du père Eck, et nous en sommes fort
+honorés.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, c'est nous qui serions honorés de
+nous allier à <i>fotre</i> famille, madame <i>Adeline</i> a <i>tû fous
+tire</i> que c'est le <i>put</i> de mon <i>ampition</i>.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique
+et conforme à nos sentiments, ceux de ma
+femme et les miens, qui sont favorables à ce mariage....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher monsieur <i>Ateline</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement nous sommes, à cause de
+ma mère, obligé à de grands ménagements; vous
+savez quelle est la sévérité de ses principes religieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais par ma mère ce que <i>beut</i> être cette sevérité;
+et je <i>fous afoue</i> que je ne lui ai <i>bas</i> même
+<i>barlé</i> de ce mariage, qui pour nous n'est pas moins
+difficile que pour vous, car c'est la première fois que
+l'un <i>te</i> nous pense à épouser une chrétienne: il a
+fallu l'amour de Michel pour me décider moi-même;
+vous savez le préjugé, la tradition, la fierté!</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez donc que nous hésitions avant
+d'en parler à ma mère; il faut des précautions, des
+préparations, sans quoi nous nous heurterions à un
+refus formel.</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>gomprends</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent
+mieux; ma fille n'a que dix-huit ans, et j'ai
+toujours désiré ne pas la marier trop jeune.</p>
+
+<p>&mdash;Chez nous, <i>fous safez</i>, on se marie <i>cheune</i>; ma
+mère s'est mariée à quinze ans.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin je vous demande du temps.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! <i>barfaitement</i>, nos <i>cheunes chens beuvent</i>
+attendre; moi j'ai <i>pien</i> été <i>viancé</i> avec ma femme
+pendant cinq ans, et quand nous nous sommes
+mariés j'aurais <i>pien</i> attendu encore.</p>
+
+<p>Il dit cela avec son bon rire.</p>
+
+<p>A ce moment on entendit une main tourner le
+bouton de la porte du bureau.</p>
+
+<p>&mdash;N'<i>endrez bas</i>, n'<i>endrez bras</i>! s'écria M. Eck,
+n'<i>endrez bas</i>, hein!</p>
+
+<p>Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille
+vêtue de noir, avec un châle sur les épaules, le front
+caché par un bandeau de velours posé en avant de
+son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait
+un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression
+affable: c'était madame Eck.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru que c'était un <i>gommis</i>! s'écria le père
+Eck, est se levant vivement, pour aller au-devant d'elle
+avec toutes les marques du regret et du respect.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.</p>
+
+<p>Et tout de suite s'adressant à Adeline:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris que vous étiez dans la maison et je
+suis descendue pour vous exprimer toute ma reconnaissance
+au sujet des paroles que vous avez prononcées
+sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu
+le faire depuis longtemps déjà, mais vous savez que
+je ne sors pas. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé,
+je vous laisse à vos affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant
+sa petite taille courbée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! <i>Monsieur Ateline, Monsieur Ateline</i>, s'écria
+le père Eck quand la porte fut refermée, ma mère
+vient de faire pour <i>fous</i> ce que je ne lui ai <i>chamais
+fu</i> faire <i>bour bersonne</i>; ça <i>fa pien</i>, ça <i>fa pien</i>!</p>
+
+
+<br><br>
+
+<h3>DEUXIÈME PARTIE</h3>
+
+<br><br>
+
+
+<h4>I</h4>
+
+
+<p>En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez
+son collègue le comte de Cheylus, ce vicomte de
+Mussidan, ce charmant homme du monde qui s'était
+trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille
+francs, Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.</p>
+
+<p>En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il
+avait fait cette rencontre, c'était chez Raphaëlle, la
+maîtresse de ce collègue. Mais ce petit arrangement
+était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler
+de Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait
+rien de la vie parisienne? Elle aurait pu se tourmenter,
+se demander dans quel monde vivait son mari!
+Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en
+plus finir. On ne peut pas demander à une bonne
+bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne sont ni de son
+éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais
+compris qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse,
+et qu'il se trouvât des amis&mdash;alors surtout
+que c'étaient des députés&mdash;pour accepter cette invitation;
+la province a sur les maîtresses et sur les députés
+des opinions qu'il est bon de laisser intactes.
+Que serait l'existence d'une femme de député restant
+dans sa ville, si elle pouvait supposer que son mari
+ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il
+fait des farces, ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il
+caquette, ce ne peut être qu'avec les amies arrivant
+de son arrondissement pour lui demander une bonne
+place de tribune.</p>
+
+<p>Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait
+qu'imiter plusieurs de ses collègues qui, pas
+plus que lui, ne se trouvaient embarrassés à la table
+d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on était
+là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on
+s'amusait plus que dans beaucoup d'autres maisons.
+En somme, qui les invitait? Le comte. C'était
+donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu
+à l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte
+qui payait le loyer de cette aimable maison où ils
+étaient si bien reçus, et qui payait aussi cette bonne
+chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse,
+il aurait fallu un excès de puritanisme pour
+s'en fâcher.</p>
+
+<p>A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient
+que depuis longtemps déjà le comte de
+Cheylus n'était pas en état d'entretenir le train de
+maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous
+les députés qui connaissent à fond les dessous de la
+politique française et étrangère n'ont pas pénétré
+aussi profondément les dessous de la vie parisienne:
+ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant
+d'ailleurs avec soin, voyaient ce qu'on leur montrait
+une maison agréable, une femme qui, pour
+n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez
+beaux restes et, ce qui valait mieux encore, une
+vieille célébrité, et ils n'en demandaient pas davantage:
+chez qui irait-on si l'on ne se contentait pas
+des apparences?</p>
+
+<p>D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus,
+qui était l'homme le plus aimable du monde et n'avait
+pas d'autre souci que de plaire à tous, amis
+comme adversaires, et même à ses adversaires plus
+encore qu'à ses amis peut-être. Préfet sous l'empire,
+il avait administré les départements par où il avait
+successivement passé avec de bonnes paroles, des
+sourires, des promesses, des compliments, des
+poignées de main et des banquets à toute occasion.
+Et quand, après vingt années de ce régime, la
+chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était
+trouvé un de ces arrondissements où les maires,
+les conseillers municipaux, les curés, les pompiers,
+les orphéonistes, les fanfaristes, tous ceux enfin qui
+l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient
+envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique?
+Que leur importait à lui et à eux la politique,
+il les avait convertis à son système: «Il n'y a pas
+d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la Chambre
+il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses
+bonnes paroles; bien avec son parti, très bien avec
+ses ennemis, ce n'était pas lui qui faisait du boucan
+ou qui se laissait emporter par la passion: la main
+toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la
+bouche, même avec ceux qui essayaient de le regarder
+du haut de leur austérité ou de leur mépris et
+qu'il finissait par adoucir.</p>
+
+<p>«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour
+venir dîner avec moi lundi prochain.»</p>
+
+<p>Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait
+pas dire chez moi, alors qu'on arrivait de province,
+et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs
+vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur
+du barreau de Carpentras ou la gloire de la fabrique
+elbeuvienne? On savait que depuis longtemps le
+comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait
+de bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les
+payer. On se disait qu'il y a ruine et ruine. Et la
+conclusion qu'on faisait pour les dîners, on la faisait
+pour la maîtresse.</p>
+
+<p>Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé
+la vérité, toute la vérité à ces honnêtes convives.</p>
+
+<p>C'était vingt ans auparavant que le comte de
+Cheylus avait fait la connaissance de Raphaëlle,
+alors dans toute sa splendeur, et au mieux avec le
+duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la
+<i>Participation Poupardin, Allen et Cie</i>, le prince de
+Kappel, en un mot avec toute la bohème tapageuse
+de cette époque; pour lui il n'était pas moins brillant,
+riche, bien en cour, en passe de devenir un
+personnage dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés,
+le comte avait dissipé toute sa fortune et il n'était
+plus qu'un simple député, sans aucune influence
+même dans son parti, où personne ne le prenait au
+sérieux; quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée,
+au moins avait-elle laissé dévorer par des spéculations
+aventureuses la plus grosse part de ce que
+son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie
+lui avait fait gagner, et sur elle plus encore que sur
+le comte ces vingt ans avaient lourdement marqué
+leur passage: la maigriotte Parisienne s'était alourdie
+et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa
+physionomie gaie et expressive toujours ouverte,
+toujours en mouvement, s'était immobilisée, les
+teintures avaient desséché les cheveux, les blancs,
+les rouges, les bleus avaient tanné la peau.</p>
+
+<p>Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves
+des oreilles, et la tradition les rend aveugles
+à la réalité: quand pendant dix ans on a été la belle
+madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour
+les journaux et le monde, on a bien des chances
+pour l'être pendant vingt-cinq ou trente; il n'y a pas
+de raisons pour que ça finisse; il faut des catastrophes
+pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre
+sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en
+qui M. de Cheylus n'avait vu que «la charmante
+Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait encore dans
+«tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient
+son nom dans les soirées théâtrales, on pouvait
+se montrer avec elle alors surtout qu'on n'avait pas
+d'autre fortune que la maigre allocation d'un député.
+Assurément, si elle lui revenait, ce n'était
+point par intérêt, et cette conviction ne pouvait que
+chatouiller la vanité d'un vieux beau: une femme
+comme elle acceptant un amant de soixante-huit
+ans, sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en
+hommes, voilà tout; et vraiment il ne pouvait que
+lui être reconnaissant de cette preuve de goût.</p>
+
+<p>&mdash;Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il
+n'était donc pas si déplumé!</p>
+
+<p>Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les
+toits; mais l'orgueil de l'homme ruiné l'emportait
+sur la fatuité du triomphateur; de là sa formule d'invitation
+à ses chers collègues&mdash;«avec moi».</p>
+
+<p>Elle était réellement une providence pour lui,
+cette bonne fille, et près d'elle il retrouvait dans son
+désastre un peu des satisfactions de son ancienne
+existence: un intérieur à la mode, une table bien
+servie et une femme, une maîtresse aussi élégante
+que celles qu'il avait aimées autrefois.</p>
+
+<p>Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme
+dont la réputation d'âpreté au gain s'était cependant
+établie sur tant de ruines, c'est qu'elle ne voulait
+rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait essayé
+d'employer en cadeaux les quelques louis que
+les chances d'un écarté heureux avaient mis dans sa
+poche, et elle les avait toujours refusés.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait
+même pas l'apparence de l'intérêt: une fleur quand
+vous voudrez, tant que vous voudrez, mais rien
+qu'une fleur.</p>
+
+<p>Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois
+elle lui avait demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il
+que d'une démarche, d'un acte de complaisance
+et de bonne amitié.</p>
+
+<p>L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne
+pouvait pas la refuser à son influence: elle consistait
+à obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir
+un nouveau cercle, dont le besoin se faisait
+vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.</p>
+
+<p>Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait
+cette autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu
+merci, il lui restait assez pour vivre, et elle ne tenait
+pas à gagner de l'argent; à quoi bon le superflu,
+quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses
+ambitions d'autrefois, car c'est le propre des bonnes
+natures de s'améliorer en vieillissant.</p>
+
+<p>C'était pour un jeune homme, un fils de grande
+famille, le vicomte Frédéric de Mussidan, dont la
+soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur dramatique.
+Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement,
+il y avait aussi un intérêt personnel qui
+la faisait insister: si elle obtenait cette autorisation,
+Faré, reconnaissant du service qu'elle aurait rendu
+à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans
+sa pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une
+création importante, et aurait ainsi la joie de voir ses
+anciennes amies crever d'envie. Quant à lui, comte
+de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la présidence
+de ce cercle qui serait administré avec la plus
+rigoureuse délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine
+de mille francs bons à prendre.</p>
+
+<p>Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs
+qu'il eût fait la démarche qui lui était demandée, il
+lui devait bien ça, à la bonne fille; mais les vingt
+mille francs donnèrent à sa parole une conviction
+et une chaleur qui ordinairement lui manquaient
+ce n'était plus le sceptique qui se moquait de lui-même
+et accompagnait des discours les plus pathétiques
+d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond
+tout cela m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre
+au sérieux plus que moi, et que vous n'en ferez que
+ce que vous voudrez.»</p>
+
+<p>Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif,
+aussi entraînant que lorsqu'il présenta la demande
+à son ami le préfet de police, «à son cher
+préfet».</p>
+
+<p>&mdash;Un cercle dont vous seriez le président, mon
+cher député, n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance
+et votre indulgence le laissassent bien vite
+tourner au tripot?</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus que les autres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.</p>
+
+<p>Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie,
+malgré ses retours, il n'avait rien pu obtenir.</p>
+
+<p>C'était alors que les sentiments de Raphaëlle
+s'étaient affirmés dans toute leur beauté, et que son
+désintéressement avait éclaté&mdash;aux yeux de M. de
+Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au
+moins à du mécontentement; non seulement elle
+n'avait pas formulé le plus léger reproche, non seulement
+elle n'avait pas montré de mécontentement,
+mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait
+prié d'inviter quelques-uns de ses amis à venir dîner
+le lundi chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ici n'êtes-vous pas chez vous?</p>
+
+<p>C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle
+de se laisser jamais emporter par la colère
+ou la fâcherie, ni de compromettre ses intérêts.</p>
+
+<p>Or, il y avait intérêt pour elle&mdash;un intérêt capital&mdash;à
+obtenir cette autorisation, et là où le comte de
+Cheylus, sur qui elle avait eu la simplicité de compter,
+échouait, d'autres réussiraient,&mdash;il lui amènerait
+ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle
+choisirait celui qui serait en situation d'enlever de
+haute main cette autorisation sans craindre de se la
+voir refuser.</p>
+
+<p>L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle
+qu'elle dirigeait avec un ancien lutteur appelé Barthelasse,
+elle avait fait la connaissance du vicomte
+de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice
+du sort avaient fait échouer là comme croupier. Il
+était jeune, il était beau, il était noble, elle l'avait
+aimé, et elle s'était laissé affoler par l'envie de se
+faire épouser.</p>
+
+<p>Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son
+vrai nom on s'appelle Françoise Hurpin, et qu'on a
+donné une notoriété vraiment trop tapageuse à
+celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies
+enrichies avaient épousé vieilles des jeunes gens,
+mais aucune n'avait pu se payer un vicomte. Elle
+avait eu des princes, des ducs, un fils de roi
+pour amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur
+nom.</p>
+
+<p>Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de
+Mussidan, il semblait qu'il dût se laisser épouser
+par une femme qui le tirerait de la misère; mais
+quand elle avait adroitement abordé la question du
+mariage, il avait commencé par ne pas comprendre;
+puis, quand elle avait précisé de façon à ce qu'il lui
+fût impossible de s'échapper, il avait nettement répondu
+par la question de fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'apportait-elle en mariage?</p>
+
+<p>Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune
+ne suffirait pas à la vie qu'il entendait mener.</p>
+
+<p>Elle s'était désespérée, et, comme il était bon
+prince, il l'avait consolée.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette
+fortune; le moyen était en somme, assez facile: elle
+avait des relations; qu'elle obtint pour lui l'autorisation
+d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne tarderaient
+pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse,
+à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient
+comme deux honnêtes fiancés qui ont travaillé
+pour leur dot.</p>
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son
+cher collègue» qu'Adeline avait fait la connaissance
+du vicomte de Mussidan, l'homme du monde le
+plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré,
+Comment, dans ce jeune homme élégant et
+distingué, d'une politesse exquise, de grandes manières,
+reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier
+de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée,
+alors même qu'on l'aurait entendu prononcer les
+mots sacramentels: «Messieurs, faites votre jeu; le
+jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point,
+car on ne jouait pas chez Raphaëlle.</p>
+
+<p>Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception
+du vicomte de Mussidan et du père de la maîtresse
+de la maison, un ancien militaire de belle
+prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues
+avec lesquels on continuait les conversations
+commencées au Palais-Bourbon; aussi était-il rare
+que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas
+acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin,
+à deux pas de la Chambre, que demeurait Raphaëlle;
+en sortant après la séance, on était tout de suite
+chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade
+sous les arbres des Champs-Elysées, avant de
+rentrer chez soi, aidait la digestion des bonnes
+choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on
+avait bus.</p>
+
+<p>Car on mangeait de bonnes choses dans cette
+maison hospitalière, et même on n'y mangeait que de
+très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet de la
+Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux
+amis dans son département, et ceux-ci se rappelaient
+de temps en temps à son souvenir par l'envoi d'une
+caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve
+pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui
+pendant son passage à travers la haute noce avait
+appris à apprécier la bonne chère, savait quelle lassitude
+éprouvent ceux que les invitations accablent,
+en s'asseyant tous les soirs devant le même dîner&mdash;celui
+qui sort des quatre ou cinq grandes cuisines
+où un certain monde fait ses commandes,
+comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou
+à la Belle Jardinière&mdash;et ce n'était point ce menu
+banal qu'elle offrait à ses convives. Pendant huit
+jours à l'avance, quand elle avait décidé de donner
+un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu,
+qui était une femme de mérite, les mets qu'elle
+voulait servir à ses hôtes; et ceux-là seuls qui
+étaient supérieurement réussis paraissaient sur
+sa table.</p>
+
+<p>Que demander encore?</p>
+
+<p>Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait
+sa satisfaction à son compagnon de route, par
+un mot qui bien souvent avait été répété:</p>
+
+<p>&mdash;Décidément on dîne bien chez les gueuses.</p>
+
+<p>Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait
+ainsi fût un bon provincial, c'était avec une
+pointe de vanité libertine qu'il lâchait son mot; à
+Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches
+même quand on était l'honneur du barreau de cette
+ville célèbre, et à Elbeuf non plus, quand même on
+était la gloire de la fabrique elbeuvienne.</p>
+
+<p>Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique
+insinuait que M. Hurpin, le père de la maîtresse de
+maison, qui se carrait à table avec une si belle prestance,
+était bien vulgaire, et que sa manie de présenter
+son épaule gauche décorée du ruban rouge,
+quand on parlait d'honneur, était insupportable;
+que ses observations, lorsqu'il en lâchait, ce qui
+d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche
+que pour manger, étaient stupides ou grossières,
+mais ces critiques ne portaient pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très
+bien chez les gueuses; et ce coquin de Cheylus est
+bien heureux!</p>
+
+<p>Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un
+mot sur son compte: Charmant! Il était la joie et la
+jeunesse de ces dîners. Il en était le champagne&mdash;le
+mot avait été dit par l'honneur du barreau de
+Carpentras, qui se connaissait en esprit. Si le comte
+de Cheylus avait un inépuisable répertoire d'anecdotes
+curieuses et salées sur le monde du second
+Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait
+tous les jours sur le monde actuel; il savait
+tout, il disait tout, et vous révélait un Paris
+qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant,
+discret, modeste, ne se vantant jamais de sa
+fortune ni de ses aïeux. Si quelquefois le hasard de
+la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, l'auteur
+dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en
+parait point davantage, malgré les brillants succès
+que celui-ci avait obtenus en ces dernières années;
+tout au contraire, il laissait entendre, mais à demi-mot
+et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage
+pour sa soeur, héritière d'une des belles
+fortunes du Midi.</p>
+
+<p>Évidemment, si ces convives avaient connu la
+bohème parisienne, ils auraient su que ce vieux
+militaire, qui tenait si bellement sa place à la table
+de sa fille, était simplement un ancien garde municipal,
+décoré à l'ancienneté, et non officier, comme
+ils l'avaient entendu dire; de même ils auraient su
+que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons
+que la modestie et la discrétion pour ne point parler
+de sa fortune; mais ils ne la connaissaient point,
+cette bohème, et s'en tenaient à ce qu'ils voyaient, à
+ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt à
+chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux
+sous les apparences.</p>
+
+<p>&mdash;On dîne bien chez les gueuses.</p>
+
+<p>Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au
+delà: de quoi se seraient-ils inquiétés? Si quelquefois
+on se demandait qu'elle était la situation vraie
+du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan
+dans la maison, on traitait la question en riant
+comme en un pareil sujet il convient à des gens qui
+voient clair.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre comte de Cheylus!</p>
+
+<p>&mdash;Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!</p>
+
+<p>Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher
+collègue» des nouvelles du jeune vicomte.</p>
+
+<p>Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline
+rue Tronchet, en parlant de la faillite des frères
+Bouteillier, il était revenu vivement avenue d'Antin,
+après avoir mis le député chez lui, et il avait
+trouvé Raphaëlle l'attendant devant le feu.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en
+venant à lui. Est-ce fini, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! parce que!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?</p>
+
+<p>&mdash;Exactement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'est défendu.</p>
+
+<p>&mdash;L'imbécile!</p>
+
+<p>&mdash;C'était gros.</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela
+que je t'ai tout de suite lâché sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à
+être préparée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est quand j'ai compris, à son air plus encore
+qu'à ses paroles, combien cette faillite l'atteignait
+gravement, que l'idée m'en est venue. Si nous attendions,
+il pouvait se tourner d'un autre côté et nous
+trouvions la place prise.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en
+était pas moins délicate.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que
+lui as-tu dit? Que t'a-t-il répondu?</p>
+
+<p>Il s'était approché du feu et il présentait un pied
+à la flamme.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es mouillé! dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors,
+et pourtant je l'ai accompagné comme si j'avais conduit
+un aveugle; j'ai eu toutes les peines du monde
+à l'empêcher de prendre une voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te donner tes pantoufles.</p>
+
+<p>Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps
+penchée, cherchant.</p>
+
+<p>&mdash;Ne te trompe pas, dit-il.</p>
+
+<p>Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on
+prend au théâtre pour traduire la dignité outragée:</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet
+déplumé.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps
+quand nous n'aurons plus besoin de lui.</p>
+
+<p>Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui,
+et l'ayant fait asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre
+lui sur une petite chaise basse.</p>
+
+<p>&mdash;En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation
+sur les faillites, et à ce propos, je lui ai dit les choses
+les plus éloquentes sur l'infamie des commerçants
+qui font faillite tranquillement pour ne pas payer
+leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous
+nous brûlons la cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché
+là-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre homme?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu:
+il s'est mis à m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite
+tranquillement, qu'il n'y avait pas de plus grande
+douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors voyant
+ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,&mdash;le
+contraire de ce que je disais.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu gentil?</p>
+
+<p>Elle lui baisa la main.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel
+drame que celui qui se joue dans le crâne d'un commerçant
+faisant ses additions! Quelle situation! J'avais
+mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et,
+par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont
+menacés, alors même qu'ils sont les plus solides. Tu
+vois la scène sans que je te la file. C'est à ce moment
+que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que
+je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui,
+sans avoir jamais prêté un sou à personne, a passé
+sa vie à offrir tout ce qu'il possède à tout le monde.
+Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre
+homme, c'eût été trop.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es adorable.</p>
+
+<p>&mdash;...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition
+une cinquantaine de mille francs... et même plus
+s'il en avait besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Et il a refusé?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas insisté?</p>
+
+<p>&mdash;Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce
+refus était une offense à ma sympathie, à mon amitié,
+enfin tout ce qu'on peut dire.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en a donc pas besoin?</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal
+menée? il est gêné, très gêné; s'il marche encore,
+il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis que ses concurrents,
+les fabricants moins haut placés que lui, se
+sont conformés aux exigences du commerce et ont
+produit ce qu'on leur demandait, il s'est entêté à
+fabriquer le genre de sa maison, et on n'en veut
+plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut
+continuer à bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est
+sublime, seulement ça l'a mené où il est arrivé.</p>
+
+<p>&mdash;Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?</p>
+
+<p>&mdash;Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte
+pas un prêt qu'il n'a pas demandé: il aurait
+fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des
+<i>fafiots</i>.</p>
+
+<p>Elle réfléchit un moment:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut recommencer.</p>
+
+<p>&mdash;Toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, toi.</p>
+
+<p>&mdash;J'en arrive.</p>
+
+<p>&mdash;Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement
+cette fois tu pourras jouer du <i>fafiot</i>. Je vais te
+signer un chèque de cinquante mille francs; tu iras
+le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux,
+et aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que
+tu as pensé à lui toute la nuit et que tu lui apportes
+les cinquante mille francs que tu lui as proposés, que
+c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui te passera
+par la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Il aura de la défiance.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien
+demandé; quand plus tard il verra qu'on lui demande
+quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne pourra
+plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique
+des <i>fafiots</i>; tu l'auras; à toi d'en jouer de
+manière à réussir. Le moment est décisif, profitons-en.
+Jamais nous ne retrouverons un homme comme
+ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a
+pas moins de l'influence à la Chambre et, ce qui vaut
+mieux, auprès des gens du gouvernement. Ce n'est
+pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre
+Cheylus.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je
+l'ai pris. Nous avons Adeline, ne le laissons pas nous
+échapper des mains. Où retrouver son pareil? Il
+n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne,
+il n'a que des relations politiques; il a des
+amis à la Chambre; on le croit riche; tout le monde
+l'estime; il a de l'honorabilité à revendre et à couvrir
+dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard
+fait qu'il se trouve dans une position embarrassée,
+où nous pouvons l'aider. Prenons-le de force. Fais-moi
+un reçu de cinquante mille francs, je signe le
+chèque.</p>
+
+<p>Il ne se montra pas offusqué de cette demande de
+reçu, et tout de suite il l'écrivit sur une petite table
+volante qu'elle lui apporta pour qu'il n'eût pas à se
+déranger.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle,
+je me charge de te réveiller à temps.</p>
+
+<p>En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures,
+et, après s'être habillé, il partit pour aller toucher
+les 50,000 francs au Crédit lyonnais, où, depuis
+un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion
+d'être employés.</p>
+
+<p>Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie
+toute différente de celle de la veille, disait qu'il avait
+réussi.</p>
+
+<p>Elle lui prit les deux mains follement:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles;
+nous le tenons.</p>
+
+<p>Et elle l'entraîna.</p>
+
+
+
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle
+n'en était pas moins assez simple: Adeline, embarrassé
+dans ses affaires, aurait de la peine à rendre
+les cinquante mille francs, et alors on exploitait
+adroitement sa situation.</p>
+
+<p>Mais pour que cette exploitation fût possible, il
+fallait qu'elle fût menée d'une main légère, sans
+quoi il regimberait, et, en voyant où on voulait le
+conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu
+le prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui
+avait réussi une fois, échouerait infailliblement si
+on l'employait de nouveau: ce serait folie de vouloir
+encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier,
+qui lui avait forcé la main, elle n'eût assurément
+pas procédé de cette façon; cela n'était pas dans sa
+manière; quand elle avait réussi une affaire, ç'avait
+toujours été par la douceur, par l'enveloppement,
+en prenant son temps, ses précautions et ses distances,
+et ceux dont elle avait triomphé étaient plus
+forts que ce bon bourgeois. Il est vrai qu'alors elle
+opérait elle-même; tandis que maintenant elle était
+bien forcée de s'en remettre aux autres qui, eux,
+n'avaient point une main de femme: on serait vraiment
+bien venu de proposer à cet honnête provincial
+une association avec une ex-comédienne! Il fallait
+qu'elle se tînt dans la coulisse et que Frédéric
+seul parût en scène. Heureusement, elle pouvait lui
+faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était
+intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin,
+félin; il irait.</p>
+
+<p>Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée
+de fonder un cercle à Paris, ils n'avaient pas laissé
+passer un jour sans travailler à son organisation.
+L'appartement même où ils l'installeraient était choisi
+et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise,
+comme s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un
+magasin quelconque: avenue de l'Opéra, en plein
+Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire,
+lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour
+venir y tenter sa dernière chance; superbe avec ses
+vingt fenêtres de façade au premier étage sur l'avenue;
+luxueux à éblouir un étranger, et en même
+temps assez sévère pour disposer à la confiance le
+naïf qui monterait son escalier sonore. Il importait
+de ne pas laisser échapper cette occasion unique,
+car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire
+à un locataire qui ne marchande pas, le propriétaire
+se lasserait d'attendre et de sacrifier à un
+avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien
+essayé sur lui le système de la participation mis en
+oeuvre par eux avec tous ceux qui devaient prendre
+part à leur affaire: tapissiers, marchands de tableaux,
+cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en
+plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur
+les vertigineux bénéfices de la cagnotte; mais ce
+mirage irrésistible pour des fournisseurs plus ou
+moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris
+assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et
+assez défiant pour n'avoir pas une foi aveugle dans
+la probité de ceux qui gardent les clefs de cette cagnotte.</p>
+
+<p>Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne
+pas perdre une heure.</p>
+
+<p>A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez
+lui un billet «du charmant vicomte» le prévenant
+que, le lendemain, aurait lieu aux Français une première
+représentation qui serait une des grandes
+premières de la saison, celle d'une comédie de son
+beau-frère Faré, et que, pour cette représentation,
+il était heureux de mettre un fauteuil d'orchestre à
+sa disposition.</p>
+
+<p>«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur,
+que j'ai eu de la peine à obtenir ce billet, si
+courus qu'ils soient. J'aurais voulu me donner le
+plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la
+vérité m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées.
+Au premier mot que j'ai adressé, à mon
+beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à celui
+qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement
+par un refus, mais quand j'ai prononcé votre nom,
+ce refus s'est changé en la plus gracieuse des offres.&mdash;Dites
+bien à M. Adeline&mdash;ce sont les propres
+paroles de mon beau-frère que je vous rapporte&mdash;que
+je considérerai comme un honneur qu'il veuille
+bien assister à ma pièce; avec un public composé
+d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et
+l'on oserait aller jusqu'au bout de son originalité.»</p>
+
+<p>Adeline n'était point un habitué des premières, et
+s'il voyait une pièce c'était ordinairement lorsque le
+chiffre de la centième lui permettait de s'aventurer
+sans trop de risques, de même que, s'il allait au
+Salon de peinture, c'était après que les médailles
+étaient données et affichées; mais comment refuser
+cette invitation qui, faite dans cette forme, était
+vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique.
+Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir
+par les filles, composaient mieux leur salle de première
+représentation, le niveau de l'art ne tarderait
+pas à s'élever,&mdash;c'était une observation qu'il avait
+présentée lui-même plus d'une fois à la commission
+du budget lors de la discussion de la subvention des
+théâtres, et il lui plaisait de la retrouver dans la
+lettre du «cher vicomte»,&mdash;qui, bien évidemment,
+répétait les paroles mêmes de Paré.</p>
+
+<p>La salle était brillante, c'était bien une grande
+première, comme l'avait annoncé Frédéric, qui, placé
+à côté d'Adeline, lui nomma le Tout-Paris qu'ils
+avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez
+provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric
+dévidait comme un montreur de figures de
+cire, mais c'était la première fois qu'il voyait la plupart
+de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait
+les histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot.
+Tous ces noms et toutes ces histoires défilaient sur
+les lèvres de Frédéric, légèrement; pour deux seulement
+il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au
+fond d'une baignoire, et le colonel Chamberlain, le
+riche Américain, qui occupait une avant-scène avec
+sa femme.</p>
+
+<p>Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré,
+Adeline cependant la vit assez pour remarquer la
+grâce et le charme de sa physionomie; il en fit compliment
+à Frédéric, qui répondit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne
+peut la voir sans se laisser gagner par elle; ma soeur
+est réellement une charmeuse, et je le sais mieux
+que personne, puisque l'expérience en a été faite à
+mes dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers
+d'une tante que nous avons dans le Midi, à
+Cordes, et qui devait nous laisser à chacun quelque
+chose comme deux millions; sans que nous ayons
+rien fait pour lui déplaire et sans que notre petite
+soeur ait rien fait de son côté pour nous nuire, ma
+tante a, par contrat de mariage, fait donation de toute
+sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci
+l'a charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce
+qui l'est bien plus encore, c'est que ni mon frère ni
+moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais sentiment
+contre notre soeur, l'aimant après comme
+nous l'aimions auparavant. Il est vrai que dans notre
+famille nous avons le malheur de ne jamais nous
+inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je
+regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison,
+construite par notre aïeul Guillaume de Puylaurens,
+qui fut ministre du dernier comte de Toulouse;
+laquelle maison, par un miracle, est restée telle
+qu'elle était du temps de notre aïeul; j'avoue que
+j'aurais aimé à passer un mois de villégiature dans
+une maison du treizième siècle, meublée de meubles
+de l'époque.</p>
+
+<p>Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet
+héritage perdu, mais c'était la première fois qu'on lui
+en faisait l'histoire complète, et la présence de l'héroïne
+la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte
+était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et
+aussi bien désintéressé: il fallait, comme il le disait,
+que les choses d'argent eussent peu d'intérêt pour
+lui, et comme son frère était dans le même cas, il y
+avait là sans doute une disposition héréditaire.</p>
+
+<p>L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte
+suivant, mais celle-là ne touchait en rien Frédéric,
+et s'il la raconta, ce fut évidemment pour le
+plaisir de conter et pour amuser son voisin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle
+que ce colonel, maintenant si connu, a fait
+pour la première fois parler de lui à Paris. C'était il
+y a quelques années.</p>
+
+<p>Il se garda de préciser l'année&mdash;1867&mdash;ce qui
+eût un peu trop vieilli Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui
+était déjà une comédienne de grand talent, donnait
+une soirée. Le colonel, qui arrivait d'Amérique, fut
+conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur
+dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga,
+célèbre pour avoir fait sauter les banques du Rhin.</p>
+
+<p>Quand Amenzaga était quelque part, on jouait,
+qu'on en eût ou qu'on n'en eût pas envie. On joua
+donc, et en quelques minutes le colonel avait perdu
+trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait
+volé trois cent mille francs. Naturellement le colonel
+ne s'était aperçu de rien, mais un curieux avait vu
+le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de portées
+ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à
+l'avance et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga,
+on lui déchira ses vêtements, et on lui reprit
+l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale épouvantable.
+Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle,
+car, en femme d'expérience, elle sait que partout où
+il y a des joueurs il peut se glisser des filous, si
+sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir où ce
+scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga,
+l'élite du monde parisien, la fine fleur du panier,
+et cependant... l'histoire du colonel. Je n'en
+sais pas de plus instructive et qui prouve mieux
+l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au
+moins à ouvrir des cercles dans lesquels les joueurs
+puissent jouer avec une sécurité complète. Si j'étais
+député, ce serait une question qui m'occuperait.</p>
+
+<p>&mdash;Rétablir les jeux! c'est bien grave!</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus grave encore de les interdire. Je
+comprends que l'entrée des maisons de jeu ne soit
+pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec vous.
+Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut
+pas plus supprimer que les autres passions, je voudrais
+qu'on offrît à ceux qui en sont affligés d'honnêtes
+lieux de réunion où ils seraient assurés de
+n'être pas volés. C'est une question de moralité, de
+salubrité publique. Songez donc que dans les cercles
+autorisés ou tolérés la police n'a rien à voir et ne
+pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces
+cercles ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés
+comme dans un bois, sans que personne vienne à
+leur secours. Or, ces directeurs sont-ils honnêtes?</p>
+
+<p>Le rideau en se levant coupa court à ce discours,
+qui ne recommença pas ce soir-là, car Adeline
+s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, et il se
+donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au
+succès du beau-frère de son ami. Quand de longs
+applaudissements saluèrent le nom de Faré, il se
+passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline
+que sa sympathie et son amitié pour Frédéric de
+Mussidan s'en trouvèrent augmentés.</p>
+
+<p>Deux jours après, comme Adeline sortait de chez
+lui un soir pour faire une courte promenade avant
+de se coucher, il se trouva face à face avec Frédéric,
+qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant
+aussi, et tous deux bras dessus bras dessous, ils
+s'en allèrent flâner sur les boulevards: le temps était
+doux, les passants se montraient assez rares, on
+pouvait causer librement.</p>
+
+<p>Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point
+de départ pour ce qu'il voulait dire:</p>
+
+<p>&mdash;N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de
+la transformation qui s'opère à Paris? Il n'est pas dix
+heures, et nous avons déjà vu je ne sais combien de
+magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur
+gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs,
+mais vous voyez qu'on n'est plus coudoyé et bousculé
+comme autrefois. Il y a là un changement qui,
+me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement
+comme vous.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous que le gouvernement fasse à
+cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait,
+n'est-ce pas, que Paris perd de son élégance, de son
+mouvement, de son bruit, et qu'il n'est plus l'auberge
+du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il
+n'y a plus personne pour donner le ton, et dans
+notre monde de plus en plus bourgeois, il n'y a plus
+que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement
+et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave,
+pour la prospérité du pays et pour la fortune publique,
+car c'est une des causes de la crise commerciale
+dont tout le monde souffre, les riches comme
+les pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie,
+les explications ne vous manquent point,
+n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez point.
+Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à
+Paris son animation d'autrefois. Que se passait-il
+quand des quatre parties du monde les étrangers
+affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la fête?
+c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous
+les objets de luxe dont ils avaient besoin chez eux:
+leurs meubles, leurs bijoux, leurs vêtements. C'était
+du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient pour
+ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours
+de Lyon que nos couturières habillaient leurs femmes.
+Rentrés dans leurs pays, ils y exhibaient fièrement
+leurs achats, et, pour les imiter, leurs compatriotes
+demandaient à la France des produits
+français. D'où la fortune d'Elbeuf, de Lyon et des
+autres villes de fabrique. Voilà pourquoi il faut ramener
+les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a
+qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir,
+où chacun trouve à s'amuser selon ses goûts plus
+que partout ailleurs,&mdash;afin de ne pas aller ailleurs.
+Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai
+part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres.
+Assurément mon nom, ma famille, mes ancêtres,
+mon éducation, mes convictions, mes principes
+devraient m'empêcher de travailler à la consolidation
+du gouvernement,&mdash;mais l'intérêt de la France
+avant tout.</p>
+
+
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout
+de suite visité quelques-uns de ceux qui autrefois lui
+avaient proposé des affaires; mais ce n'est pas du
+jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, surtout
+si l'on entend se réserver la liberté de choisir.
+Naguère, on était venu le chercher, le prier; quand
+à son tour il s'était offert, on l'avait écouté avec une
+certaine défiance. Que signifiait ce changement? Il
+n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors?
+L'occasion manquée, il fallait laisser au temps d'en
+amener de nouvelles et les attendre.</p>
+
+<p>Cela était trop conforme à la logique des choses
+pour qu'Adeline s'en étonnât; il n'avait jamais eu la
+naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait qu'à se présenter
+pour que toutes les portes s'ouvrissent devant
+lui et pour que ceux qui étaient à table fussent
+heureux de lui faire sa part au gâteau. Ce n'était pas
+à date fixe que devait se faire le mariage de Berthe,
+et quelques mois, quelques semaines de plus ou de
+moins n'avaient pas d'importance; le mot du père
+Eck, qu'il ne se rappelait qu'en riant, était là pour le
+rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme pendant
+quatre ans, et quand nous nous sommes mariés
+j'aurais bien attendu encore.»</p>
+
+<p>Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient
+débarrassé des échéances pressantes qui menaçaient
+sa maison; avant qu'il en revint d'autres il avait le
+temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était,
+et même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier
+s'arrangeât. Alors il rembourserait ces cinquante
+mille francs, car le payement d'une dette de cette
+espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent
+ne lui pesait pas, tant il avait été galamment offert,
+mais cependant, par une bizarrerie d'impression
+qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il éprouverait
+du soulagement à ne plus le devoir.</p>
+
+<p>Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent
+point comme il l'avait espéré: l'affaire
+Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au contraire, et,
+après plusieurs réunions, qui se succédèrent de
+plus en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la
+requête de quelques créanciers que le luxe des Bouteillier
+avait trop longtemps humiliés.</p>
+
+<p>Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux
+que personne, connaissait la procédure des faillites:
+de combien serait le premier dividende et quand le
+toucherait-on?</p>
+
+<p>Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui,
+dans sa position, était difficile, car, bien que le vicomte
+n'eût jamais fait la plus légère allusion à son
+prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas être
+considéré comme un placement à échéance plus ou
+moins longue dans lequel le créancier aussi bien
+que le débiteur trouvent un égal intérêt; c'était un
+service rendu, et rien que cela.</p>
+
+<p>Comme il se demandait par quel moyen il sortirait
+à bref délai de cet embarras, il crut remarquer
+que le vicomte était moins à l'aise avec lui, moins
+libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce
+changement n'était que trop facile à deviner: il
+s'étonnait de n'être pas encore remboursé, et il s'en
+fâchait.</p>
+
+<p>Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a
+appris à ne pas s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer
+avec les créanciers de façon à les payer, quand
+l'argent manque, en bonnes paroles qui les font
+patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui,
+entré dans la vie avec de la fortune, était arrivé à
+près de cinquante ans sans devoir un sou à personne.
+Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était
+confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance
+tenir, ne trouvant pas un mot à dire, honteux
+de son silence même. N'aurait-il donc pas la
+force d'aborder nettement la question et de s'expliquer
+franchement: «Ne croyez pas que je vous
+oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je
+comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était
+ce bientôt qui lui fermait les lèvres. Il n'avait
+jamais pris un engagement sans le tenir, comme il
+n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère.
+Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse
+pouvait-il donner quand il ne savait pas lui-même
+à quelle époque il serait en état de payer ces
+cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un
+jour à l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne
+pouvait pas encore le traduire par une date précise.</p>
+
+<p>Il en était là quand un soir, en sortant de dîner
+chez Raphaëlle, le vicomte lui prit le bras, et, comme
+le jour où il lui avait offert ces cinquante mille francs,
+il voulut le reconduire rue Tronchet.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous détournez pas de votre chemin, dit
+Adeline qui aurait voulu échapper à l'entretien
+dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai affaire par là.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, marchons vite, dit Adeline.</p>
+
+<p>Puis, voulant donner une explication à ce mot qui
+était sorti de ses lèvres sans qu'il eût le temps de le
+retenir:</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous réchaufferons.</p>
+
+<p>Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse,
+silencieux, dans l'attitude d'un amoureux qui n'ose
+pas risquer sa déclaration, ou plutôt d'un fils respectueux
+qui a une confession délicate à faire à son
+père.</p>
+
+<p>Enfin, il se décida:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me voyez bien embarrassé, mon cher
+député.</p>
+
+<p>Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:</p>
+
+<p>&mdash;Avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément parce que c'est à vous que je
+m'adresse. Ah! si c'était un autre! Mais avec vous,
+pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié,
+permettez-moi le mot, je suis tout confus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher
+ami.</p>
+
+<p>Cependant, malgré cet encouragement, il y eut
+encore un silence:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui
+souffre, honteuse de risquer une chose qui n'est pas
+correcte, et rien n'est moins correct que de rappeler
+un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami.
+En un mot, il s'agit des cinquante mille francs que
+vous avez bien voulu me faire l'honneur d'accepter
+il y a quelque temps et dont j'aurais besoin....</p>
+
+<p>Il y eut une pause:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant,
+pas demain, mais dans un délai que vous fixerez
+vous-même, si toutefois cela ne vous gêne point.</p>
+
+<p>L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient
+cruels, et bien qu'il eût souvent pensé au moment
+où cette question se poserait, il n'avait point imaginé
+qu'il serait aussi pénible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais
+dû, depuis longtemps, vous rendre cet argent, mais
+certaines circonstances se sont présentées... j'ai
+compté sur des affaires qui ne se sont point réalisées...
+sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref,
+j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....</p>
+
+<p>Le vicomte lui coupa la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne
+de votre amitié si je ne vous disais pas comment ce
+besoin se produit,&mdash;c'est mon excuse, si tant est
+que je puisse en avoir une.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous
+savez combien je suis peu homme d'argent, cela tient
+peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce qui s'appelle
+une fortune assise; mon père en a dévoré trois
+ou quatre, et moi-même j'ai fortement entamé celle
+qui m'est venue de ma mère. Je comptais sur celle
+de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle
+est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il
+m'arrive assez souvent de me trouver à court; ce qui
+est mon cas présentement. Dans ces conditions, je
+serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme
+justement une occasion se présente, en mettant
+quelques fonds dans une affaire excellente, de le tripler,
+de le quadrupler, l'idée m'est venue de m'adresser
+à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline
+décidé à se procurer ces cinquante mille francs à
+quelque prix que ce fût.</p>
+
+<p>&mdash;Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain?
+Croyez-vous que je sois homme à user de pareils
+procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas
+faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir
+qu'à une date précise, celle que vous prendrez, j'aurai
+mes fonds. C'est là tout ce que je vous demande.
+Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je n'aurais
+demandé davantage.</p>
+
+<p>Adeline respira.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais étudier mes échéances, demain je vous
+donnerai cette date, ou, ce qui est mieux, je vous
+enverrai un billet.</p>
+
+<p>Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que
+dans son monde on faisait des billets? un simple
+mot, cela suffisait; puis, tout à coup, s'arrêtant et
+changeant de sujet:</p>
+
+<p>&mdash;Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous
+pas vous-même cette affaire?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle affaire?</p>
+
+<p>&mdash;La mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas de fonds libres.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de
+fonds, au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y suis pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité
+de fonder un nouveau cercle, et je vous ai démontré
+de quelle utilité sera cette fondation à tous
+les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle:
+elle est dans l'air, et bien d'autres que moi,
+l'ont eue, comme il arrive toujours pour les choses
+à point. Mais c'est une si grosse affaire que la fondation
+d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas l'entreprendre
+tout seul. D'abord, il faut une autorisation,
+et je ne veux rien demander au gouvernement.
+Ensuite, il faut un gros capital que je n'ai pas. Vous
+imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance
+de ce capital?</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout; vous savez que je ne connais rien
+à ces choses.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que
+le Jockey a 130,000 francs de loyer, le Cercle agricole
+90,000 francs, le Cercle impérial 200,000 francs,
+la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au
+Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs,
+aux Ganaches 50,000 francs; au Jockey, la perte sur
+la table se chiffre par 40,000 francs, à l'Union par
+15,000 francs. Les frais de premier établissement ne
+reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette
+somme ne suffit pas en caisse, car il faut que cette
+caisse ait un capital respectable sur lequel on puisse
+prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur qui a
+500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne
+tire pas un billet de mille francs de sa poche pour
+jouer; il emprunte à la caisse du Cercle; il ne faut
+donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou la
+partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche...
+follement. J'avoue sans honte que je n'ai pas ce
+million. Alors j'apportais à ceux qui veulent faire l'affaire
+et qui ne l'ont pas non plus, ce million, les
+fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je
+vous ai adressé ma demande. Mais maintenant je
+la retire, et je la remplace par une autre: prenez la
+direction de la fondation du Cercle tel que je le
+comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour
+sa part rendre à Paris sa vie brillante, présentez la
+demande d'autorisation qui ne peut pas être refusée
+à un homme tel que vous, soyez son président.</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu
+par son honorabilité et la haute position qu'il occupe
+dans l'industrie, dans le commerce, dans la
+politique, et vous groupez autour de votre nom cinq
+cents personnes... (il hésita un moment cherchant
+son mot...) fières de votre initiative. Vous parliez
+l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez entreprendre,
+par le seul fait de votre présidence elles
+viennent à vous, et vous n'avez pas à aller à elles.
+Dans la politique vous êtes un centre; et on doit
+compter avec votre influence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider
+un cercle parisien, moi, le plus provincial des provinciaux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant
+la première qualité qu'il faut pour présider
+un cercle à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des
+cercles, c'est la crainte d'être volé; quand on se
+met à une table de jeu pour son plaisir, on n'aime
+pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller
+ses voisins; avec un président comme vous à la tête
+d'un cercle, on aurait toute sécurité, et par cela seul
+le succès de ce cercle serait assuré; au jeu, on ne
+vole guère que là où l'on trouve des complices.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les
+autres; quand ce ne serait que le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain que cette présidence vous prendrait
+un certain temps, mais pas autant que vous
+pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous demandait
+quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir
+des avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées:
+il y a des présidents qui touchent trois mille
+francs par mois, c'est quelque chose.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! dit celui-ci.</p>
+
+<p>Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la
+proposition, je vous assure, mérite d'être examinée
+sérieusement.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>Ils revinrent sur la place de la Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire,
+reprit le vicomte, que tout avantage se paye. Un
+cercle est une affaire comme une autre; elle donne
+des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer
+ceux qui les procurent. Quand vous apportez
+à une société une concession quelconque que vous
+avez obtenue par votre intelligence ou votre influence,
+cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et
+je suis certain que l'autorisation qui donnerait naissance
+à notre cercle ne serait pas comptée pour
+moins de soixante à soixante-quinze mille francs;
+c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient
+changés: vous ne seriez plus mon débiteur,
+c'est-à-dire que la société serait le vôtre.</p>
+
+<p>La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait
+été longuement répétée avec Raphaëlle, et il avait
+été convenu qu'en cet endroit il se ferait un silence
+de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils
+connaissaient la situation d'Adeline comme il la
+connaissait lui-même, et savaient quel soulagement
+serait pour lui la perspective de n'avoir pas à payer
+à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient
+très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois
+mille francs ne suffirait pas, par cette raison qu'elle
+était à terme, tandis que le non-payement des
+cinquante mille francs, qui donnait un résultat
+immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un
+effet sûr.</p>
+
+<p>Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été
+réglées, et ce fut seulement après un moment de silence
+que Frédéric reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais au-devant d'une objection que je vois
+sur vos lèvres: vous ne voulez pas, vous ne pouvez
+pas administrer un cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela pour beaucoup de raisons dont une
+seule suffit: on ne peut administrer que ce que l'on
+connaît, et je ne connais rien aux affaires d'un cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de
+vous donner cette administration: vous êtes président
+de notre cercle, comme le comte de Mortemart
+l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du
+Jockey, le duc de la Trémoille, du cercle de la rue
+Royale, mais vous n'êtes que président, c'est-à-dire
+quelque chose comme un président de la République
+ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle,
+à qui vous assurez la stabilité, vous régnez, mais
+vous ne gouvernez pas; à côté de vous, sous vous,
+il y a des ministres; autrement dit la gestion financière
+du cercle s'exerce par une société en commandite
+représentée par un gérant responsable. Vous et
+votre comité, composé de hautes notabilités, vous
+avez la direction du cercle et seul vous votez sur les
+admissions&mdash;ce qui est une garantie absolue de
+choix irréprochables. Les questions financières ne
+vous regardent en rien et n'entraînent pour vous
+aucune responsabilité&mdash;ce qui est le grand point;
+vous touchez, vous ne payez pas.</p>
+
+<p>Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus
+rapportée à l'improvisation de Frédéric que pour le
+précédent; il avait été répété aussi, car il importait
+qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», de
+façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection.
+Si son assimilation aux présidents des grands
+cercles devait agir sur lui,&mdash;et ils n'en doutaient
+pas,&mdash;c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le
+temps de réfléchir et de comprendre par conséquent
+qu'il n'y avait aucun rapport entre ces grands cercles
+s'administrant eux-mêmes, ne faisant pas de bénéfices,
+n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on
+lui proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en
+enrichissant ses gérants avec l'argent prélevé sur les
+joueurs. Pour quelqu'un qui aurait connu les
+cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule,
+mais pour ce provincial elle pouvait passer;
+c'était un argument comme ceux qu'emploient les
+avocats, au hasard. Il y avait des chances pour que
+sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands
+noms qu'il se répéterait.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous rassurer complètement, continua
+Frédéric, et pour que vous dormiez sur vos deux
+oreilles, j'accepterais la gestion administrative;
+mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne
+veuille pas le mettre en avant dans les affaires, non
+seulement par respect pour moi-même, mais aussi
+pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore
+une autre raison... politique celle-là, et sur laquelle
+il est inutile d'insister.</p>
+
+<p>Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait
+point enlevé par cette offre cependant si tentante,
+Frédéric lança son dernier argument, celui qui devait
+briser les dernières résistances.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien certain que vous ne rencontrerez
+pas les objections qui ont été opposées à M. de
+Cheylus.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?</p>
+
+<p>&mdash;Il devait demander l'autorisation de notre
+cercle dont il serait le président, et il l'a demandée
+en effet; mais on la lui a refusée&mdash;vous devinez
+pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement;
+on n'a pas voulu le laisser créer un centre de
+réunion qui devait lui donner une influence dangereuse.
+Tout d'abord, j'avoue que nous avons été
+irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme
+des manières, l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions
+pas souhaiter un meilleur président que le comte.
+Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est calmée,
+et j'avoue&mdash;mais tout bas entre nous&mdash;que je suis
+bien aise aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas
+réussi. Toute chose a sa contre-partie: l'amabilité
+du comte eût dégénéré en faiblesse, il n'aurait rien
+su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de
+respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.</p>
+
+<p>Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte
+d'Adeline. Sur ce dernier mot, et sans rien ajouter,
+le vicomte se sépara de «son cher député».</p>
+
+<p>&mdash;Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si
+l'affaire n'est pas dans le sac, j'y renonce; voilà un
+bonhomme qui certainement dormira moins bien
+que moi.</p>
+
+<p>En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit
+guère, tandis que lui-même fut bercé par le bon et
+calme sommeil que donne le travail accompli.</p>
+
+<p>De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un
+fait se dégageait pour Adeline, si menaçant qu'il ne
+voyait que lui: l'échéance immédiate de ces cinquante
+mille francs. Elle avait enfin sonné, cette
+heure qui, tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce
+n'était plus: «J'aurai à payer» qu'il se disait, c'était:
+«J'ai à payer».</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p>Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli
+le tour de force des commerçants aux abois, de
+trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du jour au
+lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui
+précisément le rendait difficile à recommencer; les
+sources où il avait puisé s'étaient taries; il ne pourrait
+leur demander quelque chose qu'en compromettant
+plus encore son crédit déjà si ébranlé, et
+encore sans être certain à l'avance d'obtenir les cinquante
+mille francs qu'il lui fallait.</p>
+
+<p>Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de
+la fondation de son cercle, il n'aurait pensé qu'aux
+moyens de trouver cette somme; il fallait payer, et
+à n'importe quel prix il s'exécutait.</p>
+
+<p>Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que
+le mirage de cette fondation produirait une diversion
+favorable; tant de difficultés d'un côté pour se
+procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour
+en gagner!</p>
+
+<p>Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement
+il s'acquittait, non seulement il gagnait un
+traitement de trente-six mille francs par an; mais
+encore il se trouvait en position de réaliser son plan,
+de faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il
+eût à prendre la peine d'aller les chercher.</p>
+
+<p>En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs,
+on ne sait guère quelle différence il y a entre le
+cercle qui s'administre lui-même et celui dont la
+gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui
+qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres,
+et celui, au contraire, qui n'a pas d'autre raison
+d'être que de gagner de l'argent par la cagnotte;
+entre celui qui est une association d'amis, et celui
+qui est une exploitation industrielle. Mais pour le
+gros public ce sont là des nuances; rien de plus:
+un cercle est un cercle pour lui, tous se valent ou à
+peu près.</p>
+
+<p>Là-dessus Adeline était gros public, comme il
+l'était d'ailleurs pour bien d'autres points de la vie
+parisienne, et Raphaëlle avait deviné juste en pensant
+qu'on pouvait effrontément lui citer quelques
+grands noms qui l'éblouiraient.</p>
+
+<p>&mdash;Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient
+d'être présidents, pourquoi, lui, refuserait-il?</p>
+
+<p>Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle,
+c'était celle de ses membres et aussi celle de son
+président: puisque les admissions seraient prononcées
+par lui et par le comité qu'il aurait composé, il
+n'avait rien à craindre, il saurait leur garder le caractère
+de respectabilité sévère dont parlait le vicomte:
+entre honnêtes gens il ne se passe rien que
+d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son
+cercle&mdash;il disait déjà <i>son</i> cercle&mdash;devînt un tripot
+comme ceux dont il avait vaguement entendu parler.</p>
+
+<p>Les arguments dont le vicomte l'avait en ces
+derniers temps accablé, lui rebattant les oreilles
+jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à son esprit,
+prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels,
+une importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.</p>
+
+<p>Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit
+du rôle que Paris jouait dans la crise commerciale,
+et comme il serait patriotique de s'associer à tout ce
+qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute ce
+serait naïveté de s'imaginer que la fondation de <i>son</i>
+cercle pût produire à elle seule ce résultat; mais si
+une hirondelle ne fait pas le printemps, au moins
+l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au
+sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.</p>
+
+<p>Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient
+appris à la connaître pratiquement, et elle savait
+que le meilleur moyen d'entraîner les gens dans une
+faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà un
+but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être
+pas laissé prendre par le non-payement des
+50,000 francs qu'il devait et par l'appât du traitement
+de 36,000, mais il devait être enlevé par l'argument
+commercial. «Quand on est fier de la bêtise
+qu'on fait, avait-elle dit à Frédéric, on la pousse
+jusqu'au bout, alors même qu'on voit que c'est une
+bêtise.»</p>
+
+<p>Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et
+toutes les raisons personnelles qui s'ajoutaient à ce
+sentiment, Adeline ne s'était point décidé à accepter
+les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à
+les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer,
+prendre avis de ceux qui savaient ce que lui-même
+ignorait.</p>
+
+<p>De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne
+n'était plus autorisé pour lui répondre que
+son collègue le comte de Cheylus, si bien au courant
+de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce
+cercle lui avait été proposée, il connaissait l'affaire
+et l'avait pesée avec ses bons et ses mauvais côtés.
+Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le lendemain
+même.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand
+il lui eut rapporté la proposition du vicomte. J'avoue
+que je n'ai pas eu vos scrupules, et que, quand
+l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé
+l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite
+me l'a refusée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il indiscret de vous demander les raisons
+qu'il vous a données pour expliquer son refus?</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président,
+ce cercle deviendrait en quelques mois un
+tripot; que j'étais trop faible, trop indulgent, trop
+aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot
+tout ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas
+donner les raisons vraies d'un refus.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces raisons vraies?</p>
+
+<p>&mdash;Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas
+donner un moyen d'influence à un adversaire; et,
+d'autre part, on ne voulait pas se faire accuser
+d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à
+des amis.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez me prendre dans votre comité,
+j'accepte. Que vous dire de plus?</p>
+
+<p>Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus,
+c'est que, sans être jaloux de Frédéric,&mdash;il n'avait
+jamais eu la naïveté d'être jaloux,&mdash;il commençait
+à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de
+place dans la maison de Raphaëlle, et que le meilleur
+moyen de se débarrasser de lui était de lui faire
+avoir un cercle où il passerait ses journées et... ses
+nuits.</p>
+
+
+<h4>VI</h4>
+
+
+<p>C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric
+d'avoir un président en situation d'obtenir du préfet
+de police l'autorisation d'ouvrir leur cercle, mais ce
+n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on
+adresserait au préfet fût signée par vingt membres
+fondateurs, et il était de leur intérêt de ne pas laisser
+le choix de ces membres à Adeline, qui ne saurait où
+les chercher, et qui, les trouvât-il, les choisirait mal.
+A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la
+composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement,
+on lui ferait prendre, sans qu'il se doutât de
+rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait qu'il prît.</p>
+
+<p>Raphaëlle voulait des noms chics.</p>
+
+<p>Frédéric voulait des noms sérieux.</p>
+
+<p>Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient
+point là-dessus; en bons associés qu'ils étaient,
+ils se faisaient des concessions.</p>
+
+<p>&mdash;Mêlons les noms chics aux noms sérieux.</p>
+
+<p>Et constamment ils faisaient cette salade, mais en
+l'épluchant sévèrement: on n'était jamais assez chic
+pour Frédéric, et pour Raphaëlle on n'était jamais
+assez sérieux,&mdash;au moins en théorie, car dans la
+pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question
+de savoir s'ils pourraient avoir réellement ces
+noms sur leur liste, ils étaient bien obligés d'abaisser
+leurs prétentions et de se faire mutuellement des
+concessions.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur
+il peut passer.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si
+nous sommes trop difficiles, nous finirons par n'avoir
+personne.</p>
+
+<p>Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était
+une véritable obsession, elle en rêvait, et plus d'une
+fois le matin elle avait réveillé Frédéric pour l'entretenir
+des idées qui lui étaient venues dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne dors pas, chéri?</p>
+
+<p>&mdash;Si, je dors.</p>
+
+<p>-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute
+donc.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons pas de duc.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire un duc?</p>
+
+<p>&mdash;Pour notre liste; il nous en faut au moins deux;
+le <i>Jockey</i> en a trente-six.</p>
+
+<p>&mdash;Les <i>Ganaches</i> n'en ont pas.</p>
+
+<p>&mdash;La <i>Crémerie</i> en a bien un.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en
+même temps tâche de trouver un lord, ça serait plus
+sérieux: on en a bien abusé, des ducs; d'ailleurs si
+tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est
+espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.</p>
+
+<p>Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien
+monde, elle se serait composé un petit Gotha; malheureusement,
+ses relations avec ceux dont elle
+s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle
+ne lui permettaient point de s'adresser à eux; elle eût
+été bien accueillie vraiment! et cependant il y en
+avait qui pour elle avaient fait les folies les plus
+extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés,
+avaient été jusqu'au crime; mais ces temps étaient
+loin, et le souvenir qu'ils en avaient conservé n'était
+ni doux ni attendri.</p>
+
+<p>En ne se montrant pas trop difficiles dans leur
+choix, ils avaient fini par former une liste dont les
+noms de tête ne manquaient pas d'une certaine apparence
+décorative.</p>
+
+<p>Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller
+d'Etat en service extraordinaire, ancien préfet, député,
+commandeur de Légion d'honneur, grand-croix
+de cinq ou six ordres étrangers;&mdash;un général qu'à
+Nice et à Cannes on avait surnommé le général
+Epaminondas, ce qui, dans le monde des grecs, était
+caractéristique;&mdash;un commodore américain;&mdash;un
+musicien et un statuaire affamés de notoriété, toujours
+en quête de relations, comme si chaque relation
+nouvelle allait donner des commandes à l'un et
+faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait
+en portefeuille depuis vingt ans; un journaliste qui
+exerçait autant d'influence dans la presse que dans le
+gouvernement, disait-il, et par là devenait un personnage
+utile, avec qui il était prudent de prendre
+les devants.</p>
+
+<p>Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue,
+sur lesquels ils avaient des raisons personnelles
+de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, c'était
+encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi
+Barthelasse, autrefois directeur de cercles à Biarritz,
+à Pau et en Provence, où il avait gagné une fortune
+de deux à trois millions et chez qui Frédéric avait été
+croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on
+pourrait exhiber tous les soirs dans les salons du
+cercle, moyennant le <i>suif</i>, c'est-à-dire le dîner de la
+table de l'hôte, et un jeton d'un louis qu'il perdrait
+d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse
+avait, pendant plusieurs années, promené cet
+ancien ambassadeur dans le Midi, mais ces représentations
+en province ne l'avaient pas encore tout
+à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu,
+il ferait encore assez bonne figure.</p>
+
+<p>Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à
+Adeline le soin de trouver les autres comparses
+nécessaires à la représentation parmi les gros commerçants
+parisiens avec lesquels il faisait des
+affaires et aussi parmi ses collègues. Plusieurs de
+ceux qui avaient honoré de leur présence les dîners
+de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet
+emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils
+caressaient pour être président au moment même où
+la faillite des frères Bouteillier leur avait livré Adeline.
+Ce Nivernais, plus provincial encore que l'Elbeuvien,
+était à coup sûr le plus travailleur des députés,
+et il n'y avait guère de projet de loi d'intérêt
+local qui ne fût rapporté par lui: «L'ordre du jour
+appelle la discussion du rapport de M. Bunou-Bunou.»
+Il était si souvent imprimé dans les journaux,
+ce nom de Bunou-Bunou, qu'il était connu
+de la France entière, et que par là aux yeux de Raphaëlle
+il avait une certaine valeur, celle de la notoriété.
+Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour
+beaucoup au rapport fameux dans lequel il avait
+traité de la vaine pâture et de la divagation des animaux
+domestiques dans les rues de Paris, qui pendant
+six mois avait fait la joie des journaux; mais
+cela importait peu; car, en fait de notoriété, ce qui
+compte, c'est la notoriété même, et, la dût-on au ridicule,
+ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le
+ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom
+que le public n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très
+connu; oubliée la vaine pâture. D'ailleurs le meilleur
+et le plus honnête homme du monde, toujours
+à son banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant
+sa tête blanche sur son pupitre, ne s'interrompant
+que pour voter. Au cercle il continuerait ses écritures,
+mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre
+d'hôtel où, comme il le disait lui-même, «le bois
+coûtait diantrement plus cher qu'à Château-Chinon.»</p>
+
+<p>Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline;
+ce fut ce que Raphaëlle demanda, exigea même,
+tandis que Frédéric se montrait disposé à laisser à
+la réflexion le temps d'agir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui,
+il ne le sera plus demain; il pèse le pour
+et le contre comme un pharmacien pèse ses drogues.</p>
+
+<p>&mdash;Avoue que la pilule est dure à avaler.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous
+qui l'avalons; d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et
+c'est ton affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis à bout.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire
+et tu ne vois plus rien à faire?</p>
+
+<p>Il haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle
+te montre qu'il y a encore à dire et à faire; écoute-la,
+et souviens-toi plus tard, quand nous serons mariés,
+que tu as eu intérêt à la consulter, alors que
+tu restais à bout dans une affaire d'où dépendait
+notre fortune, et qu'elle est bonne à quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'écoute.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre
+homme?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.</p>
+
+<p>Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer
+qu'elle était bonne à quelque chose, quand
+lui n'était bon à rien; trop souvent elle avait insisté
+sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de
+ses ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis
+qu'en réalité elle se faisait plutôt prendre en grippe:
+elle n'avait jamais eu la main douce avec ses
+amants, et ne savait pas que les hommes se laissent
+d'autant plus facilement conduire qu'ils ne sentent
+pas les ficelles qui les tiennent.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous
+sommes adressés, dit-elle, à son orgueil, à sa gloriole,
+et tout ce que tu lui as dit, il le roule dans
+son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu
+as parlé.</p>
+
+<p>Il la regarda sans comprendre où elle voulait
+arriver.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il
+faut le prendre, c'est à ses yeux qu'il faut parler.</p>
+
+<p>&mdash;Les yeux? Quoi, les yeux?</p>
+
+<p>&mdash;Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras
+visiter le local en détail. Ce n'est pas difficile, ça.</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis; il sera ébloui.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon
+bourgeois se promenant dans ces salons qui vont lui
+jeter toute leur poudre d'or aux yeux et qui va se
+mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants?
+crois-tu qu'il ne va pas se sentir fier en se
+disant qu'il sera le maître dans ce palais?</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu canaille!</p>
+
+<p>&mdash;En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui
+feras montrer le mobilier, surtout les tapis et les
+tentures; il doit être sensible aux couleurs, ce fabricant
+de drap; les ouvrages en laine, c'est son
+affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre
+fers en l'air comme les salons, mais ça lui inspirera
+confiance: sérieuse, l'impression du mobilier; tu le
+conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la
+livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire
+est enlevée, j'avoue comme toi que je suis à bout.</p>
+
+<p>Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution
+de ce programme; il en intervertit l'ordre
+au lieu de finir par le tailleur, il commença par là:
+il y aurait progression.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, Adeline se défendit:</p>
+
+<p>&mdash;Il sera temps si je me décide, mais je vous
+avoue que je balance: je vous assure que je ne suis
+pas du tout celui qu'il vous faut; un bon bourgeois
+comme moi serait déplacé dans ce rôle de président,
+je n'en ai aucune des qualités, et j'y serais l'homme
+le plus emprunté du monde; je compromettrais le
+succès de l'entreprise; on se moquerait de moi...
+et, ce qui est plus grave, de vous.</p>
+
+<p>Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer
+pourtant dans une réfutation en règle:</p>
+
+<p>&mdash;Nous reviendrons plus tard à la question de
+savoir si vous acceptez ou si vous n'acceptez point,
+dit-il; pour le moment, ce que je vous demande
+simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre
+livrée; nous ne fondons pas une oeuvre d'un jour, et
+nous ne prenons pas cette livrée pour qu'elle dure
+un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il
+faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap
+que je demande de m'assister.</p>
+
+<p>Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses
+conseils à son ami. Il se laissa donc conduire chez
+le tailleur, où il choisit un drap solide, un bon drap
+français, comme le demandait Frédéric, qui devait
+durer longtemps.</p>
+
+<p>Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier
+Lobel; dans tout ce qui était travail de la laine, il
+avait des connaissances spéciales qu'il ne pouvait
+pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il
+n'eut qu'à admirer les tapis de Smyrne, de Perse et
+de l'Inde qu'on lui montra et qui étaient vraiment
+superbes, les portières magnifiques; il passa plus
+de deux heures à se griser de l'enchantement de
+leurs couleurs.</p>
+
+<p>Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air»,
+comme disait Raphaëlle, ce fut en visitant les salons
+de l'avenue de l'Opéra.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric
+dans chaque place.</p>
+
+<p>Et partout il faisait la même réponse:</p>
+
+<p>&mdash;C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment
+digne de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien
+nous donner quelque chose.</p>
+
+<p>Comme ils redescendaient l'escalier tout en
+marbres de couleur où leurs pas sonnaient comme
+sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui
+trahit le travail de son esprit et la progression des
+sentiments par lesquels il avait passé.</p>
+
+<p>Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur
+le palier et faisant face à la porte d'entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Nous mettrons là un buste de la République,
+dit-il, comme s'il se parlait à lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher
+président, car vous serez maître chez vous; mais
+si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai point
+ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles
+qui me retiendraient, j'estime qu'un cercle
+est un terrain neutre où tout le monde doit pouvoir
+se rencontrer.</p>
+
+<p>Adeline hésita un moment:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.</p>
+
+
+<h4>VII</h4>
+
+
+<p>C'était la première fois qu'Adeline avait quelque
+chose à demander pour lui-même.</p>
+
+<p>Comme tous les députés, il avait passé bien des
+heures de sa vie dans les antichambres des ministres
+et usé de nombreuses paires de bottines sur le carreau
+poussiéreux des corridors des bureaux à la
+Guerre, aux Finances, à la Justice, à la Marine, au
+Commerce, à l'Agriculture, aux Travaux publics, à
+l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux
+Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la
+Préfecture de police, aux ambassades, aux consulats,
+partout où il y a à solliciter et à faire sortir des
+cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester,
+mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou
+des communes de sa circonscription, pour les
+affaires de ses électeurs, jamais dans le sien et pour
+les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour
+lui, il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons
+financières à appuyer, pas de concessions à
+obtenir; quand on l'avait décoré, on était venu à lui
+et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.</p>
+
+<p>Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement
+chez soi en attendant, il fallait demander.</p>
+
+<p>De là son embarras.</p>
+
+<p>A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans
+un intérêt général, supérieur à toutes considérations
+personnelles: mais enfin il n'en devait pas moins
+résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa
+liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la
+tête plus haut s'il avait été dégagé de toute attache.</p>
+
+<p>Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de
+police, comme s'il n'osait point sauter le pas.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis
+qu'il était en fonctions, avait cependant appris
+à écouter en se faisant une tête de circonstance,
+laissa échapper un mouvement de surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mon cher député!</p>
+
+<p>Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à
+l'avance par Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son
+cher préfet». Il savait que sa demande pouvait provoquer
+une certaine surprise, et même il en attendait
+la manifestation: «Vous comprenez que le préfet
+ne sera pas sans éprouver un certain étonnement
+en vous entendant lui demander une autorisation
+pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu
+en dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se
+mêlera probablement une certaine contrariété: le
+nombre de ces autorisations n'est pas illimité; il en
+est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme
+ruiné a encore dans sa poche: quand il en dépense
+un, il compte ceux qui lui restent et fait le calcul
+qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être à
+sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent
+être une monnaie commode pour payer certains
+services. Je ne dis pas que votre préfet se serve de
+cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui
+l'ont employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire
+d'un préfet aimable et vert-galant qui avait payé les
+dépenses d'une liaison demi-mondaine avec une de
+ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée
+l'avait tout de suite vendue cent vingt mille francs,
+en plus d'un tant pour cent sur les produits de la
+cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté
+d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé
+et ne restât pas court. Si on avait accordé ces
+autorisations à des gens plus ou moins véreux,
+comment en refuser une à un honnête homme, entouré
+de l'estime publique, dont le nom seul était
+une garantie?</p>
+
+<p>Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline
+une assurance que, sans eux, il n'eût certes
+pas eue:</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas, mon cher préfet?</p>
+
+<p>C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être
+même trop fin, car bien souvent, dans son besoin de
+tout comprendre et de tout deviner, il allait au delà
+de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après lui-même.</p>
+
+<p>Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison
+de vous étonner de ma surprise, qui n'a pas d'autre
+cause, croyez-le bien, que l'idée où j'étais que vous
+viviez en dehors des cercles,&mdash;en bon père de
+famille.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A
+Paris, je n'ai pas ma famille; je suis seul; les soirées
+sont longues. Et elles ne le sont pas seulement pour
+moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de
+mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux
+d'avoir un centre de réunion, où nous aurions plaisir
+et intérêt même à nous retrouver dans l'intimité,
+sans avoir à craindre une promiscuité gênante.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est un cercle s'administrant lui-même que
+vous voulez fonder?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière
+nous, une société représentée par un gérant qui
+aura la responsabilité de la question financière;
+sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas
+accepté les fonctions de président.</p>
+
+<p>Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation
+de surprise, mais il regarda Adeline en
+homme qui se demande si on se moque de lui.</p>
+
+<p>Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait
+cru jusqu'à ce jour? était-il au contraire un roublard
+qui s'enveloppait de bonhomie? ou bien encore était-il
+plus profondément provincial qu'on ne pouvait
+décemment l'imaginer pour un collègue?</p>
+
+<p>Il fallait voir.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est ce gérant?</p>
+
+<p>&mdash;Un ancien notaire de province.</p>
+
+<p>&mdash;Il se nomme?</p>
+
+<p>&mdash;Maurin.</p>
+
+<p>C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il
+y a tant de gens qui s'appellent Morin ou Maurin?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui,
+dit Adeline, allant au-devant d'une nouvelle question.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez
+pas accepté, car ce n'est pas à un homme comme
+vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un gérant...
+un mauvais gérant, peut entraîner loin et même
+très loin le président et les administrateurs d'un
+cercle; vous savez cela comme moi.</p>
+
+<p>Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni
+comme un avertissement direct; mais, cependant, il
+y avait dans l'accent une gravité qui devait donner à
+réfléchir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit
+Adeline en pensant à son ami le vicomte, qui serait
+le véritable gérant sous le nom de Maurin, beaucoup
+plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.</p>
+
+<p>Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de
+Mussidan, le préfet aurait gardé son observation
+pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas venue à l'esprit,
+mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte
+avait des raisons respectables pour vouloir rester
+dans la coulisse, il convenait de l'y laisser.</p>
+
+<p>&mdash;Et quels sont avec vous les membres fondateurs?
+demanda le préfet.</p>
+
+<p>&mdash;Voici les noms de ceux qui ont signé la demande
+avec moi, répondit Adeline en tirant une feuille de
+papier de sa poche.</p>
+
+<p>Le préfet lut les noms:</p>
+
+<p>&mdash;Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou,
+général Castagnède...</p>
+
+<p>A ce nom, il fit une pause, car ce général était
+celui-là même qu'on appelait le général Epaminondas
+dans le Midi, et il le connaissait.</p>
+
+<p>Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur,
+dont l'existence besoigneuse ne lui était pas
+inconnue.</p>
+
+<p>Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de
+musique, Fastou, le statuaire, il lut couramment, de
+même pour les notables commerçants dont Adeline
+avait obtenu lui-même les signatures.</p>
+
+<p>A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien
+ambassadeur, il n'y avait rien à dire sur ces
+noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux qui
+n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait
+le général de tricher, mais il n'avait jamais été
+chassé d'aucun cercle; l'ancien ambassadeur vivait
+dans les tripots, cela était certain, mais en vivait-il
+réellement comme on le racontait? Barthelasse et
+les directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient
+bien gardés de publier leurs mémoires avec
+pièces justificatives à l'appui; combien d'autres
+aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste,
+que je ne vous présente que des noms en qui on doit
+avoir pleine confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment.</p>
+
+<p>&mdash;Et je crois que plus d'une fois on a accordé des
+autorisations à des gens qui ne présentaient pas les
+garanties que nous offrons.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement; mais c'est qu'alors nous
+avons été trompés. Nous ne sommes pas infaillibles.
+Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a présenté
+des listes de noms aussi honorables que ceux de la
+vôtre, avec un gérant offrant toutes les garanties de
+moralité, de solvabilité, et que cependant le cercle
+que nous avons autorisé s'est changé, au bout de
+quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec
+<i>bourrage</i> de la cagnotte et <i>étouffage</i> des jetons. Mais
+est-ce notre faute? N'est-ce pas plutôt celle des fondateurs
+qui se sont laissé tromper et par qui nous
+avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut
+examiner et le point sur lequel j'appelle toute votre
+attention, en insistant, si vous le permettez, sur l'estime
+que vous m'inspirez.</p>
+
+<p>Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait
+duper par des coquins assez adroits pour se
+cacher, il y avait dans cette tirade de quoi lui ouvrir
+les yeux et lui donner à réfléchir.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte
+qu'Adeline avait foi, c'était aussi en lui-même,
+en son honnêteté, en sa clairvoyance; il ne serait
+pas un président qui laisserait aller les choses au
+hasard; il lui donnerait son temps, à son cercle,
+il le surveillerait, il le gouvernerait d'une main
+ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il,
+c'est que leurs administrateurs ne les ont point administrés,
+c'est que leurs présidents ne les ont point
+présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole
+que je serai un président sérieux et que le tableau
+que vous venez de m'esquisser ne se réalisera point
+pour nous.</p>
+
+<p>Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas
+entendre? Le préfet voulut faire une dernière tentative;
+affectueusement il lui prit le bras et le passant
+sous le sien:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon cher député, franchement est-ce
+que vous croyez que la fondation d'un nouveau cercle
+est bien urgente, et que vous et vos amis vous ne
+trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le
+centre de réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il
+pas déjà assez de cercles?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion
+s'en présente, laissez-moi vous dire que le gouvernement
+ne favorise pas assez le développement de la
+vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la
+fabrication va en province.</p>
+
+<p>Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric,
+Adeline répéta ce thème qui lui avait été soufflé, sans
+avoir conscience qu'il était un écho.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet,
+quand Adeline fut arrivé au bout de son morceau.</p>
+
+<p>Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il
+avait dit ce qu'il avait pu pour éclairer cet aveugle
+inconscient ou conscient, il n'était ni prudent ni politique
+d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce
+qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de
+police, on n'est pas professeur de morale. Et il n'était
+pas du tout dans son caractère de mettre les points
+sur les i.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant
+l'entretien.</p>
+
+<p>Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux
+qui, après avoir visité le local de l'avenue de l'Opéra
+et constaté qu'il n'avait pas deux escaliers, ce qui
+est le grand point dans ce genre de recherches, se
+rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient
+signé la demande, se bornant à une seule question:
+celle de savoir si la signature mise au bas de cette
+demande était bien la leur, puis il fit son rapport,
+qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un
+second corroborant le premier, qu'il transmit au
+chef de la police municipale, qui en fit un troisième
+corroborant le second.</p>
+
+<p>Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner
+ou à refuser l'autorisation.</p>
+
+<p>Pouvait-il la refuser quand elle était demandée
+par un homme dans la position d'Adeline?</p>
+
+<p>Il la donna.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, on verra bien.</p>
+
+<p>Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline
+sombrait, il l'avait averti; si, au lieu de faire naufrage,
+il arrivait un jour au ministère, ce service
+rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.</p>
+
+
+
+
+<h4>VIII</h4>
+
+
+<p>L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas
+ouvrir ses salons dès le lendemain, malgré l'envie
+qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le personnel
+était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il
+fallait laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis
+et de poser les tentures, aux sommeliers de meubler
+la cave, au tabletier de bien graver sur les jetons et
+les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à
+ce que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser
+aux joueurs qui se servent de cette monnaie, plus
+facile, plus productive et moins dangereuse à contrefaire
+que les billets de banque. Il y a en effet des
+plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un
+de ces industriels est pincé au moment où il tâche
+d'en écouler quelques-unes, il est aussi simplement
+que discrètement expulsé du cercle, sans encourir
+les travaux forcés que la vignette des billets de
+banque promet aux contrefacteurs.</p>
+
+<p>D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir
+pour la parfaite organisation du cercle, il y en avait
+d'un autre genre qui devaient tout autant et plus
+encore que ceux-là, peut-être concourir à sa prospérité&mdash;c'étaient
+ceux de la publicité: un cercle de ce
+genre ne pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour
+ni trompette, et il y avait longtemps que Raphaëlle
+avait engagé son orchestre.</p>
+
+<p>Il avait commencé: <i>pianissimo</i>, il était vaguement
+question d'un nouveau cercle;&mdash;<i>piano</i>, il ne ressemblerait
+en rien à ceux qui avaient existé jusqu'à
+ce jour;&mdash;<i>adagio</i>, on y trouverait un luxe et un
+confort inconnus en France, en même temps qu'une
+sécurité absolue contre les tricheries; à l'avance les
+joueurs seraient certains de n'avoir pas à se surveiller
+les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir
+du jeu;&mdash;<i>andante</i>, ses salons seraient avenue de
+l'Opéra, dans la plus belle maison que Paris ait vu
+construire en ces dernières années;&mdash;l'attention
+étant alors suffisamment éveillée, les trompettes
+avaient enfin donné son nom: <i>maestoso ma non
+troppo</i>, c'était le «Grand international»;&mdash;<i>largo</i>, il
+avait pour fondateurs l'élite du monde de la diplomatie
+(l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse),
+de l'armée (le général Épaminondas), de la
+politique (le comte de Cheylus, Adeline, Bunou-Bunou),
+de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts
+(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du
+commerce parisien, représentés par une kyrielle
+de noms sérieux bien faits pour inspirer confiance;&mdash;<i>fortissimo</i>,
+ce n'était pas une spéculation louche
+comme tant d'autres; <i>con calore</i>, c'était une affaire
+nationale, <i>con fuoco</i>, qui dans l'esprit de ses fondateurs
+devait concourir, <i>tempo di marcia</i>, au relèvement
+de la fortune publique.</p>
+
+<p>Pendant que se jouait cette symphonie Adeline,
+dont la présence à Paris n'était pas utile, puisque
+l'aménagement du cercle ne le regardait en rien,
+avait été passer quelques jours à Elbeuf.</p>
+
+<p>Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait
+trouvé sa famille dans la salle à manger, l'attendant
+devant le couvert mis.</p>
+
+<p>Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa
+respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu la Maman?</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais
+à être inquiète de toi?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus
+à la Chambre, et depuis plusieurs jours tu n'as pas
+dit un mot, pas même une interruption.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je n'interromps jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le
+dit: ça fait plaisir aux électeurs, qui voient que leur
+député est à son banc.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais pris par le travail des commissions.</p>
+
+<p>En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation
+de son cercle qu'Adeline avait été pris; mais il ne
+pouvait pas le dire à sa mère, puisqu'il n'en avait
+pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le faire,
+qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là
+qu'il lui annoncerait cette grande nouvelle.</p>
+
+<p>Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite
+après le souper; car en quittant la table, la Maman,
+au lieu de se retirer dans sa chambre comme tous les
+soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,&mdash;ce
+qui ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.</p>
+
+<p>Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?</p>
+
+<p>Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre;
+les paroles ne se figeaient point sur ses lèvres, et ce
+qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit elle s'en
+débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe et
+Léonie se furent retirées, elle commença:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.</p>
+
+<p>Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant
+qu'une difficulté ou une querelle s'était élevée
+entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait le plus au
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman,
+mais comme elle n'a pas tenu compte de mes
+observations, il faut bien que je te les fasse à toi-même,
+quoiqu'il m'en coûte d'<i>affaiter</i> ton retour de
+querelles, quand tu rentres chez toi pour te reposer.</p>
+
+<p>Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience
+de chercher où tendait ce discours.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne
+démarre pas d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Maman! interrompit madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis <i>fiable</i> peut-être; quand je dis quelque
+chose on peut me croire: bien sûr que ce <i>clampin</i>
+ne reste pas ici du matin au soir, je ne prétends pas
+ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir
+et pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel
+qu'il cherche à la rencontrer.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu autorises ces visites?</p>
+
+<p>Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse
+mieux ce garçon; il me semble que c'est toujours
+ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Et s'il lui plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Dame!</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'accepterais pour gendre?</p>
+
+<p>&mdash;Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement pour n'avoir pas à faire son
+malheur que j'ai demandé à ta femme de fermer
+notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; il a
+continué à venir et on a continué à lui faire bonne
+figure; je me suis tenue à quatre pour ne pas le
+mettre moi-même à la porte; c'est un scandale, une
+abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous
+pour Berthe; à la messe on me regarde.</p>
+
+<p>Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage
+de Michel Debs avec Berthe Adeline. Des discussions
+s'étaient engagées sur ce sujet. On ne parlait que de
+cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline
+n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait
+si c'était possible. Pour tâcher de deviner
+quelque chose, les dévotes de Saint-Etienne dévisageaient
+la vieille madame Adeline, et devant ces regards
+elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant
+parce qu'elle était un objet de curiosité que parce
+qu'elle devinait les hésitations de celles qui l'examinaient:
+comment pouvaient-elles la croire capable
+d'accepter un pareil mariage!</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre
+franchement et décider entre ta femme et moi: autorises-tu
+ces visites? Parle.</p>
+
+<p>Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile
+de ne pas répondre à une question posée en ces
+termes et avec cette solennité; cependant il l'essaya.</p>
+
+<p>&mdash;Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu les autorises?</p>
+
+<p>&mdash;Mais....</p>
+
+<p>&mdash;Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu
+à ce que je fasse comprendre à ce jeune
+homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter
+ici?</p>
+
+<p>Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, dit-il.</p>
+
+<p>Il allait expliquer et justifier cette impossibilité,
+elle lui coupa la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Roule-moi dans ma chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Je te demande de me rouler dans ma chambre.
+Si je pouvais me servir de mes jambes, je serais déjà
+sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de ce mariage:
+mieux vaut que Berthe ne se marie jamais
+que de devenir la femme d'un juif. Je te le répète.
+Je sais bien que tu n'as pas besoin de mon consentement
+pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que
+je te dis: il n'aura jamais ma bénédiction.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Maman....</p>
+
+<p>&mdash;Roule-moi dans ma chambre.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait,
+et, tristement, il revint auprès de sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, dit celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Et justement au moment où j'apportais de
+bonnes nouvelles, où je croyais qu'un pas décisif
+était fait pour assurer ce mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec
+plus d'appréhension que d'espérance, comme ceux
+que le sort a frappés injustement et qui n'osent plus
+croire à rien de bon.</p>
+
+<p>Il raconta comment par son ami le vicomte de
+Mussidan, qui l'avait si gracieusement obligé au
+moment de la crise provoquée par la faillite Bouteillier,
+il avait été amené à s'occuper de la fondation
+d'un cercle, dont le but était le relèvement de la
+fortune publique, il expliqua la situation qu'on lui
+faisait, situation honorifique et situation matérielle;
+enfin, il dit avec quel empressement on lui avait
+accordé l'autorisation qu'il demandait.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tout était subordonné à l'autorisation administrative,
+c'est d'avant-hier que je l'ai.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle
+qui se peignait sur le visage de madame Adeline,
+tout au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre
+position ce n'est donc rien qu'un gain de soixante-quinze
+mille francs et un traitement de trente-six
+mille?</p>
+
+<p>&mdash;C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends
+rien toi-même; comment me rassurerais-tu? Ce que
+je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et que c'est
+sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tous les cercles: un joueur joue chez
+nous, il nous paye pour jouer comme un spéculateur
+paye un agent de change pour jouer à la Bourse.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La
+source où on le prend me... (elle allait dire: me dégoûte,
+elle se reprit:)... me répugne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est celle où puisent tous les cercles; sois
+sûre qu'il n'y a que les joueurs qui trouvent immoral
+de payer un tant pour cent sur les sommes
+qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à
+trouver que ce tant pour cent n'est pas assez élevé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A
+vivre avec les gens, on prend leurs défauts.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand
+je n'ai qu'un souci, celui de vous gagner de l'argent,
+j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne crois pas ce
+que tu dis.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce
+monde qui vit par le jeu n'a pas bonne réputation.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts?
+Je ne suis pas président à vie: le jour où je verrais
+la plus petite irrégularité compromettante, si petite
+qu'elle fût, je me retirerais!</p>
+
+<p>&mdash;Et si tu ne la vois pas?</p>
+
+<p>&mdash;As-tu le moyen de me donner cinquante mille
+francs demain pour rembourser le vicomte? Non,
+n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen de me
+faire gagner trente-six mille francs par an, que nous
+pouvons mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien!
+alors, ne repoussons pas l'occasion qui se présente,
+même si elle nous expose à un risque. Tu conviendras,
+au moins, que ce risque est bien petit. A nous
+deux, nous nous en garerons bien.</p>
+
+<p>Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait,
+et encore vaguement, sans avoir rien de précis
+à opposer aux réponses de son mari. Elle ne pouvait
+que subir le fait accompli,&mdash;au moins pour le moment.
+Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de
+son côté, se promettait de les ouvrir aussi.</p>
+
+<p>Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain
+matin, un meilleur accueil.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle
+quand il lui eut expliqué la situation.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins cela l'avance-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux
+bien te dire maintenant que, depuis notre promenade
+dans les bois du Thuit, je ne vis pas; plus je
+trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais
+de qualités en lui, plus il me plaisait, plus
+je... l'aimais, plus je me tourmentais, me désespérais,
+en me disant que peut-être il faudrait renoncer
+à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et
+la sienne. Mais voici une idée qui me vient et qui
+va te consoler. Nous donnons une fête pour l'ouverture
+de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras
+avec ta mère, et j'inviterai Michel.</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, tu es le roi des pères!</p>
+
+<p>&mdash;Comme les rois doivent offrir des toilettes
+royales à leurs filles, tu vas me dire quelle robe je
+dois commander à madame Dupont.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai
+ma robe de tulle rose que je n'ai mise qu'une fois:
+elle me va très bien, elle suffira, puisque Michel ne
+la connaît pas et... que ce sera pour lui que je m'habillerai.</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+
+<p>Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme
+de la fête que le <i>Grand International</i>, ou le
+<i>Grand I</i>, comme on disait déjà en abrégeant son
+nom, devait donner pour son ouverture.</p>
+
+<p>Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de
+brillant, surtout de tapageur qui frappât l'attention.
+Et en un pareil sujet le neuf est difficile à trouver.
+On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui
+devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons,
+même absurdes, ont été épuisées; il est terriblement
+blasé sur ce genre de fêtes, le public parisien
+et surtout le public boulevardier.</p>
+
+<p>Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition,
+mondain, léger et piquant; Fastou avait
+suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses dernières
+oeuvres; des pianistes avaient assiégé
+Frédéric, Raphaëlle, M. de Cheylus et même Adeline;
+des guitaristes espagnols s'étaient offerts; un
+Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs
+variés en faisant craquer ses bottes s'était mis à la
+disposition de Frédéric, qui avait refusé avec autant
+d'indignation que de mépris: son cercle servir
+à de pareilles exhibitions! C'était quelque chose
+d'artistique, de distingué, de noble qu'il lui fallait,
+en un mot, un programme caractéristique qui
+montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.</p>
+
+<p>Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son
+beau-frère Faré un petit acte inédit, dont la représentation
+eût été un «événement parisien»; mais
+le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui
+était plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle),
+la soeur elle-même n'avait pas voulu s'interposer
+entre son frère et son mari pour amener celui-ci à
+donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier,
+s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille,
+elle avait résisté aux prières comme aux
+reproches et aux menaces:</p>
+
+<p>&mdash;De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme
+autrefois; le nom de mon mari, jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une
+occasion se présente?</p>
+
+<p>&mdash;Non, quand elle se présente mal.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un
+honneur en entrant dans notre famille.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins ferait-il honneur à votre maison de
+jeu en lui donnant son nom, et c'est pour cela que
+je ne le lui demanderai point.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous en passerons.</p>
+
+<p>Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme
+manqua de cette attraction, il en eut d'autres:
+d'abord un dîner pour les invités sérieux, ceux qui
+devaient largement le payer en services rendus;
+puis une soirée réunissant une élite de comédiens et
+de chanteurs comme on n'en voit que dans les
+grandes représentations à bénéfices, et à laquelle des
+femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité,
+une innovation que l'influence du président ferait
+tolérer,&mdash;pour une fois; enfin un souper.
+Quand les nappes blanches auraient été remplacées
+par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des
+joueurs dans les salons, la vraie fête commencerait.
+Adeline aurait voulu qu'on ne jouât point ce jour-là,
+mais il avait dû céder aux réclamations de son comité:
+tout le monde s'était mis contre lui, même
+les honnêtes commerçants ses amis qui jusqu'à ce
+jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était
+précisément ceux-là qui avaient montré le plus
+d'empressement à jouir des plaisirs qu'ils pouvaient
+enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne serait pas chez
+eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir
+s'il ne triche pas.</p>
+
+<p>Le dîner était pour huit heures; dès sept heures
+et demie les invités commençaient à monter le
+grand escalier, si bien rempli de plantes vertes et
+de camélias que le buste de la République, placé
+dans sa niche, disparaissait sous le feuillage et
+qu'il était impossible de distinguer si on avait devant
+les yeux une tête de saint ou d'empereur romain.
+Dans le vestibule, qui, par les dimensions,
+était un véritable hall, se tenaient les valets de pied
+en grande livrée: souliers à boucles d'argent, bas de
+soie, habit à la française fleur de pêcher, galonné
+d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le
+programme, et pour quelques-uns, à ce programme
+il ajoutait discrètement une petite enveloppe contenant
+quelques jetons de nacre: c'était une attention
+délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec
+quelques milliers de francs, on pouvait donner de la
+gaieté au dîner... et, plus tard, de l'animation au
+jeu.</p>
+
+<p>Dans le salon, les membres du comité recevaient
+leurs hôtes, qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart;
+Adeline, adossé à la cheminée, souriant et
+accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus,
+le général Epaminondas et l'ancien ambassadeur
+qui, pour cette solennité, avaient cru devoir sortir
+toutes leurs décorations: M. de Cheylus en était si
+haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait
+d'un torticolis ou d'un lumbago.</p>
+
+<p>Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont
+écoeurants par leur banalité, mais celui du <i>Grand I</i>
+était exquis, ayant été préparé dans les cuisines
+mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait,
+en effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de
+la cuisine du <i>Grand I</i> et qu'on sût dans Paris qu'elle
+était supérieure, de beaucoup supérieure, à celle que
+pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. Au
+premier abord, une spéculation consistant à donner
+pour deux francs cinquante, avec le vin, un déjeuner
+qui en vaut cinq, et pour quatre francs un dîner qui
+en vaut huit, peut paraître détestable; cependant
+elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise
+par une allocation de vingt ou trente mille francs
+au cuisinier. Parmi les gens qui fréquentent les
+cercles, il en est qui savent compter, et qui se disent
+que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner,
+quatre francs sur le dîner, donnent deux
+cents francs par mois, soit deux mille quatre cents
+francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il
+est vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est
+peut-être pas très délicat de faire ce bénéfice; mais
+sans doute ils n'y pensent pas: la cagnotte payera
+ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette
+perte de vingt ou trente mille francs sur la table est
+une bonne affaire pour elle: c'est par le dîner que
+bien des joueurs sont attirés et retenus; et c'est par
+le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée
+des justes sévérités de la police. Si bien fondées
+que soient les plaintes contre un cercle, l'administration
+y regarde à deux fois avant de le fermer,
+quand son déjeuner est fréquenté par des gens
+ayant un nom honorable: des commerçants, des
+artistes, des médecins, des avocats qui levés
+avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne
+sont pas des joueurs de profession; ceux-là font du
+cercle ce qu'il doit être, un lieu de réunion; et ce
+paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.</p>
+
+<p>La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de
+Raphaëlle, combinant leurs effets, le dîner fut très
+gai, et l'on arriva à l'heure des toasts sans avoir
+conscience du temps écoulé.</p>
+
+<p>Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la
+santé des représentants de l'armée, de la diplomatie,
+de la politique, des lettres, des arts, du commerce
+et de l'industrie qu'il avait la fière satisfaction
+de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.</p>
+
+<p>A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les
+oreilles, ne se doutant guère qu'en mangeant ce bon
+dîner, dans cette salle luxueuse, au milieu de ces
+belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un
+but patriotique et accomplissait un devoir: vraiment
+doux, le devoir du cimier de chevreuil, et
+aussi celui du Château-yquem.</p>
+
+<p>Mais Adeline était trop absorbé dans son discours,
+qu'il disait et ne lisait pas, pour rien voir; il continuait
+et développait la pensée sur laquelle il vivait
+depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation
+de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands
+mots de Paris-lumière, de ville de toutes les élégances
+et de tous les génies, de relèvement de la
+fortune publique par le luxe, de travail français, de
+production nationale.</p>
+
+<p>Si les convives à l'intelligence alerte avaient été
+un peu surpris d'entendre parler du devoir patriotique
+qu'ils accomplissaient à cette table, ils ne le
+furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture
+de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler
+au relèvement de la fortune publique.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.</p>
+
+<p>Mais les commentaires ne purent pas s'échanger;
+Bunou-Bunou venait de se lever pour répondre au
+président, et aussitôt le silence avait succédé aux
+applaudissements: c'était un régal qu'un toast de
+Bunou-Bunou, qui dépensait des trésors de lyrisme
+dans ses rapports pour ériger une commune en chef-lieu
+de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants
+était affiché dans les bureaux des journaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je parie deux louis que nous allons entendre la
+fameuse phrase: «J'ignore si je m'abuse», dit un
+journaliste parlementaire; qui tient mes deux louis?</p>
+
+<p>Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison,
+car le premier mot qui sortit de la bouche inspirée
+du député fut précisément la fameuse phrase
+qui planait sous la coupole du palais Bourbon:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, j'ignore si je m'abuse....</p>
+
+<p>Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et
+parmi ceux qui avaient déjà entendu cette phrase
+célèbre, il y en eut plus d'un qui se cacha la figure
+dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent
+qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies
+choses, «on ferait bien mieux d'en tailler une
+petite.»</p>
+
+<p>Heureusement les discours tournèrent court; il
+fallait enlever les tables pour la soirée, et il n'y avait
+pas de temps à perdre.</p>
+
+<p>En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit
+dans son cabinet, où il trouva sa femme et Berthe
+qui venaient d'arriver avec Michel Debs.</p>
+
+<p>Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,&mdash;ce
+qui avait donné à Michel et à Berthe la joie de se
+trouver pendant trois heures dans le même compartiment
+en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,&mdash;et
+ils n'avaient pas encore visité les salons du
+cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit
+Adeline à Michel; en attendant que la soirée commence,
+nous ferons un tour dans les salons; il faut
+que je vous montre <i>mon</i> cercle.</p>
+
+<p>C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait
+«mon cercle»: n'était-ce pas lui qui avait obtenu
+l'autorisation de l'ouvrir, n'en était-il pas le président,
+ne décidait-il pas des admissions, tout le
+monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric
+se tenait si discrètement à l'écart qu'il n'avait
+pas paru au dîner; il se montrerait seulement à la
+soirée, comme bien d'autres.</p>
+
+<p>Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant
+le bras à sa femme, Michel conduisant Berthe; à
+mesure qu'ils avançaient, l'impression n'était pas la
+même chez la mère que chez la fille: madame Adeline
+se montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe
+en était émerveillée; quant à Michel, il n'avait
+d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait être toujours
+tourné vers elle, il la regardait venir dans les
+glaces, et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur
+son bras, il la sentait plus à lui: à la douceur du
+contact de la main s'ajoutait le ravissement des
+yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette
+rose!</p>
+
+<p>Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline
+ouvrit la porte, et ils se trouvèrent dans une grande
+pièce, plus longue que large et très haute, puisque
+de deux étages on en avait fait un seul en supprimant
+le plancher; le plafond était à caissons dorés
+et les murs étaient tendus de belles tapisseries tombant
+sur des boiseries sombres.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline
+avec fierté.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait une chapelle, répondit Berthe.</p>
+
+<p>En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et
+Frédéric vinrent au-devant d'eux, et les présentations
+eurent lieu:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric;
+si ces dames veulent bien m'accepter à votre
+place, je vais les installer; je resterai avec elles pour
+leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles les
+connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la
+maison.</p>
+
+<p>Et ce fut réellement en maîtresses de la maison
+qu'il les traita: on ne pouvait être plus respectueux,
+plus aimable, plus Mussidan; madame Adeline, qui
+avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée.
+C'était vraiment l'homme que si souvent son mari
+lui avait dépeint.</p>
+
+<p>Les salons s'emplirent «<i>et la fête commença</i>».
+Comme le programme en avait été très habilement
+composé, ce fut au milieu des applaudissements
+qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations
+enthousiastes, et les compliments accablaient
+Adeline, qui ne savait à qui répondre, un peu grisé
+de ce triomphe.</p>
+
+<p>Cependant tout le monde n'applaudissait point, et
+dans les coins se manifestaient de sourdes protestations
+et des impatiences.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?</p>
+
+<p>&mdash;On n'en taillera donc pas une petite?</p>
+
+<p>Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que,
+parmi ces mécontents se trouvaient quelques-uns
+de ceux à qui elle avait eu la prévenance de faire
+remettre des jetons de nacre.</p>
+
+<p>Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant
+un peu en longueur, se termina aussi: les
+invités peu à peu se retirèrent, au moins ceux qui
+étaient venus avec leurs femmes.</p>
+
+<p>Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit
+la salle de baccara, et, quoiqu'elle fût vaste, on
+s'y entassa si bien que ce fut à peine si ceux qui
+s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien
+ne va plus.</p>
+
+<p>Le lendemain, les journaux racontaient cette fête,
+mais, ce qui valait mieux, le bruit se répandait dans
+Paris, se colportait, se répétait qu'il y avait une
+caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait
+facilement.</p>
+
+<p>Le <i>Grand I</i> était fondé.</p>
+
+
+<br><br>
+<h3>TROISIÈME PARTIE</h3>
+<br><br>
+
+
+<h4>I</h4>
+
+
+<p>Le <i>Grand I</i> n'était ouvert que depuis quelques
+mois et déjà Adeline se demandait comment, pendant
+tant d'années il avait pu vivre à Paris ailleurs
+que dans un cercle.</p>
+
+<p>Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si
+mortellement ennuyeuses, les soirées qu'il passait à
+tourner dans son petit appartement de la rue Tronchet,
+ou à se promener mélancoliquement tout seul
+autour de la Madeleine, allant du boulevard à la
+gare Saint-Lazare et de la gare au boulevard en
+gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que de fois, en
+entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la
+tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen
+et de s'asseoir dans le wagon qui l'emmènerait
+jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du lendemain,
+eh bien! tant pis, il se trouverait au moins,
+parmi les siens; il embrasserait sa fille à son réveil;
+quelle joie dans la vieille maison de l'impasse du
+Glayeul! Là étaient la liberté, la gaieté, le repos;
+Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, et
+ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois,
+il avait pensé à se retirer de la politique pour vivre
+tranquille à Elbeuf, dans sa famille, avec ses amis,
+pendant la semaine surveillant sa fabrique, taillant
+ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit
+occupé, le coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection
+et de tendresse, comme il avait besoin de
+l'être.</p>
+
+<p>Mais du jour où le <i>Grand I</i> avait été ouvert, cette
+existence monotone du provincial perdu dans Paris
+avait changé: plus de soirées vides, plus de dîners
+mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de
+déjeuners hâtés au hasard des courses et des rendez-vous
+d'affaires; il avait un chez lui, un nid chaud,
+capitonné, luxueux, joyeux,&mdash;<i>son</i> cercle, où toutes
+les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les
+sourires les plus engageants accueillaient son entrée,
+où il était, pour tous «Monsieur le président.»</p>
+
+<p>A <i>sa</i> table, qui ne ressemblait en rien à celle des
+restaurants médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés
+avec la prudente économie d'un provincial, il
+était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le
+consultait, on le traitait avec une déférence dont les
+premiers jours il avait été un peu gêné, mais à laquelle
+il n'avait pas tardé à si bien s'habituer que ce
+n'était plus seulement pour les valets, empressés à
+lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était
+«monsieur le président», il l'était devenu pour lui-même,
+croyant à son titre, le prenant au sérieux,
+s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le
+fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours
+«Monsieur le président» pour quelqu'un et
+conséquemment pour soi.</p>
+
+<p>Mais bien plus encore que les satisfactions de la
+vanité, celles de la camaraderie et de l'amitié l'avaient
+attaché à son cercle. En sortant de la Chambre
+il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant
+si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus
+sur le pont de la Concorde pour regarder l'eau couler
+en se demandant de quel côté il allait aller, à droite,
+à gauche, sans but, au hasard.</p>
+
+<p>Il était rare que maintenant il sortît seul de la
+Chambre, presque tous les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait,
+chargé d'un portefeuille bourré de
+paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus,
+qui, mis à la porte par Raphaëlle le jour même où
+elle n'avait plus eu besoin de lui, était heureux de
+trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait
+rien,&mdash;le <i>suif</i>.</p>
+
+<p>D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois,
+invités par Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes,
+quand ils étaient en disposition de s'offrir un
+dîner meilleur et moins cher que dans n'importe
+quel restaurant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais dîner avec vous.</p>
+
+<p>On partait en troupe, et par les Tuileries quand il
+faisait beau, par les arcades de la rue de Rivoli
+quand il pleuvait, on gagnait l'avenue de l'Opéra, en
+causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de
+la porte à deux battants, le valet de service dans le
+vestibule avait vu qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir
+en saluant bas, et par le grand escalier décoré de
+fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses invités
+devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou
+pour autre raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait
+jamais:</p>
+
+<p>&mdash;Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.</p>
+
+<p>C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à
+lui les valets qui dans le hall s'empressaient autour
+de ses invités; à lui ces vitraux chauds aux yeux, ces
+tableaux signés de noms célèbres.</p>
+
+<p>A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur
+ces tapis doux aux pieds, à s'engourdir dans des
+fauteuils savamment étudiés, à n'avoir qu'un signe
+à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé
+gagner par le besoin de la vie facile et confortable
+qui exerce un attrait si puissant sur certains habitués
+des cercles qu'ils se trouvent mal à leur aise partout
+ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette attraction
+avait été d'autant plus envahissante qu'il avait
+toujours vécu au milieu d'une simplicité patriarcale:
+point de tapis, point de vitraux à Elbeuf, et des domestiques
+qui ne comprenaient pas à demi-mot.</p>
+
+<p>Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce
+qu'il avait trouvé dans son cercle, c'était la conversation
+facile et légère de <i>ses</i> dîners qui, en une heure,
+lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses
+scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses
+drôleries ou ses douleurs. Bien qu'habitué aux propos
+graves et lourds de la province, qui partent de
+rien pour arriver à rien, il aimait cependant la raillerie
+fine et le mot vif, et quand il avait à sa table&mdash;ce
+qui d'ailleurs, arrivait souvent&mdash;des gens d'esprit
+à la langue aiguisée ou à la dent dure, aussi
+capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point que de
+bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un
+régal de les écouter. Un jour celui-ci, le lendemain
+celui-là, tous venaient lui donner leur représentation
+sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à leur sourire,
+qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec
+une amabilité pleine de bonhomie.</p>
+
+<p>Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice
+en même temps que d'une âme reconnaissante,
+il ne pouvait pas jouir de cette existence agréable
+sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.</p>
+
+<p>Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur
+le plus zélé en même temps que le plus
+discret, deux qualités qui ordinairement s'excluent
+l'une l'autre.</p>
+
+<p>Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne
+quittât guère le cercle, jamais Frédéric ne se mettait
+en avant: Maurin, qui avait toujours le titre de
+gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce qui importait
+à Adeline, c'était que lui, président, ne le
+fût point; c'était que la gestion financière n'empiétât
+point sur la direction morale, et, après dix mois
+d'exercice, il se sentait aussi maître de cette direction
+qu'au jour où, pour la première fois, il avait
+pris la présidence.</p>
+
+<p>Pour les admissions, lui et son comité étaient
+restés les maîtres absolus, et jamais le gérant n'avait
+essayé de leur faire admettre des membres douteux,
+comme il arrive dans tant de cercles, où le
+souci de faire marcher la partie passe avant tout; et,
+comme il devait arriver au <i>Grand I</i>, lui avait-on prédit
+charitablement en l'avertissant de se bien tenir
+de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un
+Maurin, non un vicomte de Mussidan!</p>
+
+<p>D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à
+son comité des plaintes, ou simplement des réclamations,
+tant la machine administrative fonctionnait
+avec régularité.</p>
+
+<p>C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait
+parlé dans leurs entretiens du soir sur les boulevards,
+et que, grâce à la sévérité de sa surveillance,
+ils avaient pu réaliser.</p>
+
+<p>&mdash;Où diable a-t-il appris l'administration? demandait
+parfois Adeline en faisant son éloge aux
+membres du comité.</p>
+
+<p>A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens
+qui attachaient Raphaëlle à Frédéric et aussi la part
+que celui-ci avait prise à son expulsion, répondait
+qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à
+faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire
+railleur qui démentait ses paroles. Venant de
+tout autre, ce sourire énigmatique eût inquiété
+Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance;
+c'était simplement la vengeance d'un...
+battu.</p>
+
+<p>Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait
+avec les autres membres du comité de cette petite
+traîtrise.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en prend pas son parti, le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! il y a de quoi!</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à
+la place de M. de Cheylus, au lieu d'en vouloir au
+vicomte, je lui en saurais gré. Peut-être trouverez-vous
+que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je
+vous affirme que c'est profond.</p>
+
+<p>Cependant, devant la persistance du sourire de
+M. de Cheylus, Adeline, par excès de conscience
+plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce qu'il
+cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait
+rien répondu aux questions les plus pressantes; il
+n'avait rien voulu dire de plus que ce qu'il avait
+dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce
+jeune homme» que ce que tout le monde savait.</p>
+
+<p>Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric
+qu'il eût cherché, au delà de ces sourires et de ces
+propos vagues, mais comment pouvait-il en avoir
+quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la
+preuve que le <i>Grand I</i> était le modèle des cercles?</p>
+
+<p>On sait que l'été fait le vide dans les cercles
+comme dans les théâtres: avec la chaleur, la vie
+mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, à
+Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»;
+plus tard on chasse, on ne va pas à son cercle,
+et plus ce cercle est d'un rang élevé, plus il est
+abandonné par ses membres. Cependant tous ces
+membres ne restent pas sans venir à Paris pendant
+cinq ou six mois, et ceux qui n'y sont pas ramenés
+pour une raison quelconque de sentiment ou d'affaires,
+le traversent en se rendant du nord dans le
+midi, ou de l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées?
+au théâtre? ils sont fermés; à son cercle! la partie y
+est morte faute de combattants. Ne pourrait-on donc
+pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas
+joué; les doigts vous démangent. Si alors on entend
+parler d'un cercle où la partie a gardé un peu d'entrain,
+on y court; qu'il soit de second ou de troisième
+ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en
+passant? deux parrains vous présentent, et l'on
+s'assied à la table du baccara.</p>
+
+<p>C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors
+que les autres cercles chômaient, Adeline avait eu
+la satisfaction de voir venir au <i>Grand I</i> les membres
+les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait
+pas d'en faire la remarque, sans y insister plus
+qu'il ne fallait, d'ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez comme on vient à nous.</p>
+
+<p>Adeline était ébloui par les noms des ducs, des
+princes, des marquis qui défilaient sur les lèvres de
+son gérant, et quand il allait à Elbeuf il ne manquait
+pas de les répéter à sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois comme on vient chez nous: nous
+sommes un centre, un terrain neutre, celui de la
+fusion, le trait d'union entre la France qui travaille
+et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine
+et le monde élégant.</p>
+
+<p>Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce
+qu'elle voyait de plus clair, c'est que son mari venait
+moins souvent à Elbeuf; c'est que, quand il était
+chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible qu'autrefois
+aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques,
+boudant sa cuisine, blaguant son vieux mobilier
+qui, pour la première fois depuis quarante ans,
+lui semblait aussi peu confortable que ridicule.</p>
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle
+n'était pourtant pas sans mélange.</p>
+
+<p>Quand il se disait que Son Altesse le prince de...
+le duc de..., le marquis de..., étaient venus perdre
+quelques milliers de francs chez lui, il éprouvait un
+sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre;
+et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait
+servait de trait d'union entre la bourgeoisie
+républicaine et le monde élégant, c'était un sentiment
+de juste fierté qui le portait et auquel il
+pouvait s'abandonner franchement, avec la conscience
+du devoir accompli.</p>
+
+<p>Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait
+près de cinquante mille francs à la caisse de <i>son</i>
+cercle, qui n'était pas <i>sa</i> caisse, par malheur, c'était
+un sentiment de honte qui l'anéantissait.</p>
+
+<p>Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?</p>
+
+<p>C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait
+rassuré sa femme lorsqu'elle avait manifesté la
+crainte qu'il ne devînt joueur.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, joueur!</p>
+
+<p>Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri,
+qu'il avait joué dans sa jeunesse et que par expérience
+il connaissait les dangers du jeu.</p>
+
+<p>Ce n'est pas quand on a été entraîné une première
+fois et qu'on a eu la chance de se sauver, qu'on se
+laisse prendre une seconde. A vingt ans on a une
+faiblesse et une ignorance, des emportements et des
+vaillances qu'on n'a plus à cinquante après avoir
+appris la vie.</p>
+
+<p>Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en
+voyageant en Allemagne, il y avait eu alors toutes
+sortes de raisons et même d'excuses à sa faiblesse:
+sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant
+lui avec leurs portes ouvertes et leurs tentations;
+l'argent qu'il risquait et qu'il n'avait point eu la
+peine de gagner ne lui coûtait rien, pas même un
+regret bien profond s'il le perdait, puisque cette
+perte était légère pour la fortune de ses parents.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute
+était simplement celle d'un jeune homme riche, d'un
+fils de famille qui s'amuse, sans faire grand
+mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même;
+ç'avait été une épreuve salutaire; s'il était entré
+dans la fournaise, il s'y était bronzé, et si complètement
+que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus joué.
+Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût
+des cartes; s'asseoir pendant des heures devant un
+tapis vert, sous la lumière d'une lampe, rester immobile,
+ne pas parler, l'ennuyait; il était assez
+riche pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât
+aucun plaisir, et il ne l'était pas assez pour que
+celui perdu ne lui fût pas une cause de regret et de
+remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter
+cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait
+jouer:</p>
+
+<p>&mdash;Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous
+bien vous sauver? Amusez-vous tant que vous voudrez,
+ne jouez pas.</p>
+
+<p>Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait
+aux autres.</p>
+
+<p>Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances;
+comme il les trouvait misérables, ceux qui
+succombaient à la passion du jeu!</p>
+
+<p>Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables,
+puisqu'ils étaient des passionnés, c'est-à-dire
+des êtres inconscients et par là des irresponsables;
+mais lui, quand pour la première fois il
+s'était assis à la table de baccara de son cercle, il
+n'avait pas été poussé par la main irrésistible de la
+passion.</p>
+
+<p>C'était même cette absence de passion pour le jeu,
+cette certitude que les cartes l'ennuyaient acquise
+dans sa première jeunesse, et confirmée pendant plus
+de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui
+lui avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il
+avait discuté dans sa conscience la question de savoir
+s'il accepterait ou s'il refuserait les propositions
+de Frédéric.</p>
+
+<p>Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de
+n'avoir rien à craindre pour lui-même: on ne devient
+pas joueur parce qu'on vit au milieu des joueurs et
+qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie contagieuse
+qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on
+plaint ou qu'on méprise ceux qui ont le malheur
+d'en être infectés.</p>
+
+<p>Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient
+ridicules ou pitoyables: sur leurs visages convulsés,
+rouges ou pâles, selon le tempérament, dans leurs
+mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de
+joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou
+leur anéantissement, il s'amusait à suivre les sensations
+par lesquelles ils passaient.</p>
+
+<p>Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du
+rivage, jouit de l'horreur d'une tempête, il se disait
+qu'heureusement pour lui il était à l'abri de ce
+danger.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'irait-il faire dans cette galère?</p>
+
+<p>Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas
+du tout le fond de sa nature, comme il était au contraire
+bonhomme, et compatissait d'un coeur sensible
+à la douleur et au malheur, plus d'une fois il
+avait cru devoir adresser des avertissements à quelques-uns
+de ceux qui, pour une raison ou pour une
+autre, l'intéressaient plus particulièrement.</p>
+
+<p>Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement,
+en leur prenant le bras et en le passant sous
+le sien comme on fait avec un camarade, il leur
+avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les
+yeux, les grondant, les chapitrant. Quelquefois même,
+dans des cas graves, il les avait fait comparaître
+dans son cabinet de président, et là, entre quatre
+yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez
+trop gros jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de
+vous le dire, un jeu qui n'est pas en rapport avec
+vos ressources.»</p>
+
+<p>Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour
+reconnaître que ses discours les plus affectueux
+étaient aussi peu efficaces que les semonces les plus
+vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient
+aucun effet.</p>
+
+<p>Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il
+est vrai, mais enfin il y avait renoncé, n'étant point
+homme à persister dans une tâche dont il reconnaissait
+lui-même l'inutilité.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.</p>
+
+<p>Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait
+pas à faire le président: c'était lui qui avait la
+charge de l'honneur de son cercle, et l'honneur du
+<i>Grand I</i> était que le jeu y fût contenu dans des limites
+raisonnables.</p>
+
+<p>Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré
+eux et contre eux: son cercle ne deviendrait pas
+un tripot.</p>
+
+<p>Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois
+même y passer la plus grande partie de la
+nuit: continuellement il circulait dans les salons,
+rôdant autour des tables, regardant le jeu comme
+s'il avait eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait
+endormi dans un fauteuil, surpris par la fatigue;
+mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il reprenait ses
+promenades en cherchant à savoir ce qui s'était
+passé pendant qu'il sommeillait.</p>
+
+<p>Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il
+se tenait debout, les mains dans ses poches à côté
+de la table de baccara, un joueur lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc
+pas une?</p>
+
+<p>Et alors il avait répondu en haussant les épaules</p>
+
+<p>&mdash;Le baccara! mais c'est à peine si je sais les
+règles de ce jeu, si simples cependant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si facile.</p>
+
+<p>&mdash;Plus facile qu'amusant: il y a des présidents
+dont c'est la force de ne pas toucher une carte... et je
+suis de ceux-là.</p>
+
+<p>Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives
+que son président faisait pour détourner du jeu
+quelques jeunes joueurs, n'était jamais intervenu
+entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas
+du tout pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien
+moins qu'à diminuer les produits de la cagnotte: il
+importait de le ménager, et d'ailleurs les probabilités
+n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives.
+Qui a jamais empêché un joueur de jouer? c'était
+ce qu'il avait pu répondre à Raphaëlle furieuse
+contre Adeline.&mdash;Laissons-le faire, laissons le dire;
+cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela
+peut nous être utile; il est bon qu'on sache dans
+Paris que le président du <i>Grand I</i> éloigne les joueurs
+au lieu de les attirer; ça vous pose bien.&mdash;Et s'il
+les détourne?&mdash;Je te promets qu'il n'en détournera
+pas un seul, tandis qu'il détournera peut-être quelqu'un
+que nous avons intérêt à éloigner de chez nous.&mdash;Le
+préfet de police?&mdash;C'est toi qui l'as nommé;
+comment veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de
+fermeture contre un cercle où le jeu est combattu
+par son président?&mdash;Ce n'est pas en discourant
+contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais
+bien que nous ne le tiendrons que quand il sera
+endetté à la caisse; jusque-là j'ai peur qu'il ne nous
+manque dans la main; qui mettrions-nous à sa
+place?&mdash;Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera...
+peut-être plus que tu ne voudras.&mdash;Pousse-le.</p>
+
+<p>Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher
+aux cartes, Frédéric, cédant comme toujours à
+l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son
+ton le plus doux et avec ses manières les plus insinuantes,
+que l'homme qui a le plus d'influence sur
+un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même?
+Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que
+vous avez dernièrement catéchisés&mdash;je vous demande
+la permission de ne pas le nommer&mdash;c'est
+que vous n'entendez rien au jeu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est parfaitement vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien; mais vous comprenez que cela enlève
+beaucoup d'autorité à vos paroles; on ne voit dans
+votre intervention qu'une opposition systématique;
+ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez
+parti, c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie,
+ce n'est pas de la sympathie.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai joué autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il est bien étonnant que vous ne vous
+soyez pas remis au jeu; qui a joué jouera....</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira.
+Enfin je n'insiste pas; je dis seulement que vos paroles
+auraient plus d'influence si on voyait en vous
+un ami au lieu de voir un adversaire.</p>
+
+<p>En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la
+réflexion le soin d'achever ce qu'il avait commencé:
+il connaissait son Adeline et savait avec quelle
+sûreté germait le grain qu'on semait en lui.</p>
+
+<p>Avec l'expérience qu'il avait du monde et des
+choses du jeu, il savait combien sont rares les guérisons
+radicales chez les joueurs, et combien, au contraire,
+sont fréquentes les rechutes: que d'anciens
+joueurs qui étaient restés dix ans, vingt ans
+sans jouer, retournaient au jeu dans leur âge mur,
+alors que toute passion semblait morte en eux et que
+celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était
+seule désormais!</p>
+
+
+
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a
+joué jouera», comme de tant d'autres qu'on répète
+sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont monnaie
+courante, par habitude, sans y attacher la
+moindre importance, mais à cette heure il en était
+jusqu'à un certain point frappé.</p>
+
+<p>Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment,
+et comme les proverbes vont rarement
+seuls, il lui en était venu un autre qui s'imposait,
+dans les circonstances particulières où il se trouvait,
+et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans
+feu»; pour que l'expérience populaire se fût formulée
+en cette petite phrase: «qui a joué jouera»,
+il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.</p>
+
+<p>Il avait fait son examen de conscience bravement,
+loyalement, en homme qui veut lire en soi, et il
+avait vu que, depuis quelque temps, il suivait le jeu
+avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers
+jours de l'ouverture de son cercle.</p>
+
+<p>S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient
+plus ridicules: il les comprenait, et admettait
+maintenant qu'on se passionnât pour ces luttes à
+coups de cartes, qui se passent en quelques minutes,
+et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune.
+Il en avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites,
+et il en avait suivi les phases avec émotion&mdash;avec
+cette sympathie dont parlait Frédéric.</p>
+
+<p>C'était un symptôme, cela.</p>
+
+<p>En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait
+maintenant au jeu, il allait prendre les cartes lui-même.</p>
+
+<p>Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire,
+mais enfin il n'en était pas moins vrai qu'il y avait
+là quelque chose de caractéristique, ce serait mensonge
+et hypocrisie de ne pas en convenir.</p>
+
+<p>Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons
+et leurs plaques à la caisse contre cent ou cent cinquante
+mille francs de billets de banque, il n'avait
+pas pu se défendre contre un certain sentiment
+d'envie et ne pas se dire que c'était de l'argent facilement,
+agréablement gagné en quelques heures.</p>
+
+<p>De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait,
+elle serait la bienvenue, il n'y avait pas loin, et
+ce petit pas il l'avait franchi.</p>
+
+<p>Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent
+particulier pour y réussir, un long apprentissage, au
+moins dans le baccara, le gain comme la perte sont
+affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des
+gens qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui
+ne l'ont pas, et ils perdent, voilà tout. Quand il était
+tout jeune, et qu'il jouait des billes à pair ou non
+avec ses camarades, il avait une chance constante,
+cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en
+Allemagne, lorsqu'il était entré à Bade dans la salle
+de la roulette, il avait mis un louis sur le 24, qui
+était le chiffre de son âge, et le 24 était sorti. A
+Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé
+la même expérience, et le 24 était sorti
+encore. Deux numéros pleins sortant ainsi exprès
+pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela n'était-il
+pas particulier et ne constituait-il pas une chance
+personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et
+il avait perdu à la roulette et au trente et quarante
+plus, beaucoup plus que les soixante-douze
+louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette
+perte n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme
+son gain, et elle ne prouvait nullement qu'à un moment
+donné il n'avait pas eu la chance&mdash;une chance
+providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on
+l'a égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions
+qu'il n'avait pas songé à examiner, puisqu'il
+avait renoncé au jeu pendant de longues années,
+mais qui maintenant lui revenaient.</p>
+
+<p>Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques
+coups de cartes, il gagnait deux cent mille francs:
+quelle joie pour Berthe, car ils seraient pour elle; et
+s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est aux
+jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait
+cette partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même?
+En somme, il y a une justice supérieure qui dirige les
+choses et les destinées en ce monde, et cette justice
+ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille
+comme Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien,
+fût malheureuse.</p>
+
+<p>Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à
+ce jour, ne s'était pas présentée à son esprit.
+C'est que celui qui a de la fortune ou qui gagne largement,
+sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins,
+ne considère pas le jeu au même point de vue
+que celui qui est gêné et qui, quoi qu'il fasse, se retrouve
+toujours devant un trou. Les gains du jeu eussent
+été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait
+sa fortune héréditaire qu'augmentaient tous les ans
+les bénéfices de sa maison de commerce, tandis que
+maintenant que cette fortune avait disparu et que sa
+maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient
+bien à propos pour combler le trou qu'il
+voyait sans cesse devant lui.</p>
+
+<p>Et de temps en temps, pendant que ce travail se
+faisait en lui, retentissait à son oreille la phrase qu'il
+était habitué à entendre:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!&mdash;Quel
+beau banquier vous feriez!</p>
+
+<p>Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa
+physionomie riante, ses gestes désordonnés, ses
+éclats de voix insultent au malheur des pontes, et
+qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à
+étudier longuement son point pour torturer à l'avance
+ceux que dans quelques secondes il va saigner
+à blanc.</p>
+
+<p>Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était
+flatté qu'on ne crût pas, que, s'il jouait, il serait un
+de ces pauvres diables de pontes qui viennent misérablement
+au cercle pour jouer la <i>matérielle</i>, c'est-à-dire
+tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut
+pour la vie au jour le jour; recommençant le lendemain
+ce qu'ils ont fait la veille, attelés à ce labeur
+aussi dur que n'importe quel travail et qui, en usant
+les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme
+ceux qui le continuent longtemps.&mdash;Banquier
+et beau banquier même, certainement il le serait...
+s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus que
+ponte d'ailleurs.</p>
+
+<p>Quand Raphaëlle avait fondé <i>son</i> cercle, car dans
+l'intimité elle disait <i>son</i> cercle, comme Frédéric et
+Adeline le disaient eux-mêmes, elle aurait voulu
+être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de
+manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement
+cela lui avait été impossible, et elle avait dû
+accepter de ses amis ce qui lui manquait, ou plutôt
+d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux
+Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur;
+que comme directeur de cercle, Barthelasse en
+était réduit dans sa vieillesse, ce qui était un
+grand chagrin pour lui&mdash;à faire valoir par les
+mains des autres la fortune que quarante années de
+travail lui avaient acquise&mdash;c'était lui qui disait
+travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle,
+il aurait voulu, lui, être le chef de partie du cercle,
+c'est-à-dire le caissier prêteur auquel le joueur décavé
+fait des emprunts pour continuer de jouer. Mais
+Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter
+cette combinaison, qui met dans la poche du chef de
+partie, le plus net des bénéfices qu'on peut faire dans
+un cercle. C'était elle qui voulait être chef de partie,
+et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne
+consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle
+à son apport. Ils s'étaient fortement querellés
+sur ce point, ils s'étaient non moins fortement
+injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et s'associer;
+un homme leur appartenant remplirait ce rôle
+de chef de partie en prêtant non son argent, mais le
+leur à elle et à lui, et à eux deux ils se partageraient
+les bénéfices.</p>
+
+<p>Pour surveiller cette opération des plus délicates,
+puisqu'il s'agit d'accorder ou de refuser de grosses
+sommes par oui ou par non, et instantanément, sans
+avoir le temps d'étudier la solvabilité et l'honnêteté de
+l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle
+tant qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait
+rouler ses larges épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il
+là, on n'en savait trop rien; il semblait être un
+surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais
+qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de
+partie, Barthelasse survenait, et, à distance, sans en
+avoir l'air, d'un signe convenu, il disait lui-même le
+oui ou le non, que le chef de partie répétait.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline&mdash;car,
+en public, il ne se permettait pas de lui adresser
+la parole&mdash;il lui avait dit le mot que tout le monde
+répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?»
+mais sans jamais insister; un jour, cependant,
+qu'Adeline répondit à cette invite par un sourire,
+il alla plus loin:</p>
+
+<p>&mdash;Mais un <i>présidint</i> qui ne touche jamais aux
+cartes dans son cercle, dit-il avec son accent provençal
+le plus pur, c'est un pâtissier qui ne mange jamais
+de ses gâteaux.&mdash;Et pourquoi? se dit-on.&mdash;Je
+vous le demande? Alors il s'en trouve qui disent:
+«C'est qu'ils sont empoisonnés.» D'autres: «C'est
+qu'ils sont faits <i>malpropremint</i>.»</p>
+
+<p>Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une
+fois. Etait-il possible qu'on crût dans le monde qu'à
+son cercle il se passait des choses malpropres? Evidemment
+son abstention systématique pouvait
+être mal interprétée. De même pouvaient être
+mal interprétés aussi ses discours contre le jeu;
+ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas lui-même,
+et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à
+qui il s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans
+<i>son</i> cercle on ne jouait pas loyalement?</p>
+
+<p>Mais alors?</p>
+
+<p>Justement cette intervention de Barthelasse avait eu
+lieu au moment où il venait d'être fortement ébranlé
+par une partie qui s'était jouée sous ses yeux: un
+commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses
+affaires et plus près de la faillite que de la fortune, avait
+gagné deux cent mille francs qui le sauvaient. Et en
+présence de cette veine heureuse Adeline s'était tout
+naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être
+pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami,
+et il gagnait ces deux cent mille francs. Puisque la
+fortune avait eu des yeux cette nuit-là, elle aurait
+aussi bien pu en avoir pour lui que pour son
+ami.</p>
+
+<p>Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main
+de la fatalité dans un injuste malheur, ne peut-on
+pas voir celle de la Providence dans un bonheur
+mérité?</p>
+
+<p>On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il
+était vraiment trop timide en ne tentant pas la
+chance, il n'y avait pas loin.</p>
+
+<p>Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en
+voyait tant, qui ne vivaient que par le jeu et pour le
+jeu.</p>
+
+<p>Il s'agissait simplement de tenter la chance une
+fois.</p>
+
+<p>Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques
+milliers de francs; avec le calme et la raison
+qui étaient son caractère même, il n'y avait pas à
+craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre
+qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la
+vérité ce serait une perte, mais enfin elle n'irait pas
+loin.</p>
+
+<p>Tandis que, si la chance le favorisait comme cela
+pouvait arriver, comme il lui semblait juste que cela
+arrivât, son gain pouvait être considérable.</p>
+
+<p>Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme
+comme lui ne s'emballe pas; il se connaissait bien.</p>
+
+<p>Il jouerait donc,&mdash;une fois, rien qu'une fois, et
+après ce serait fini: on n'est pas joueur parce qu'on
+prend un billet de loterie.</p>
+
+<p>Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas
+tout de suite à exécution, et il passa bien des heures autour
+de la table de baccara, se disant que ce serait
+pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce soir-là.</p>
+
+<p>Enfin, un soir que la partie languissait en attendant
+la sortie des théâtres et que le croupier venait de prononcer
+la phrase sacramentelle:</p>
+
+<p>&mdash;Qui prend la banque?</p>
+
+<p>Il se décida à quitter la place où il semblait cloué,
+et, s'avançant vers la table:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit-il.</p>
+
+
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>&mdash;Le président prend la banque!</p>
+
+<p>C'était le cri qui instantanément avait couru dans
+tout le cercle.</p>
+
+<p>Même dans les salons des jeux de commerce, les
+joueurs de whist et d'écarté, les joueurs de billard
+aussi, de tric-trac, même d'échecs, avaient quitté
+leur partie pour voir cette curiosité: le président
+taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux
+qui sommeillaient dans le salon de lecture ou çà et
+là dans les coins sombres, avaient suivi le courant
+qui se dirigeait vers la salle de baccara:</p>
+
+<p>&mdash;Auguste, six mille.</p>
+
+<p>A cette demande de son président, Auguste, le
+chef de partie, sans même consulter Barthelasse du
+regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, s'était empressé
+d'apporter en jetons et en plaques sur un
+plateau les six mille francs, et respectueusement,
+religieusement, avec une génuflexion de sacristain
+devant l'autel, il les avait déposés sur la table.</p>
+
+<p>C'était chose tellement extraordinaire, tellement
+stupéfiante de voir «M. le président» tailler une
+banque, que Julien le croupier oubliait de presser la
+marche de la partie. Il attendait qu'autour de la
+table chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile,
+car ceux qui occupaient déjà des sièges n'avaient
+eu garde de les abandonner.</p>
+
+<p>Dans cette salle ordinairement silencieuse où
+sous ce haut plafond régnait toujours une sorte de
+recueillement comme dans une église ou un tribunal,
+s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.</p>
+
+<p>Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de
+banquier, un peu surpris de se trouver si élevé au-dessus
+des pontes assis autour de la table; son coeur
+battait fort, et il regardait autour de lui vaguement,
+sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient
+son esprit et sa pensée.</p>
+
+<p>En attendant que le jeu commençât, un de ceux
+qui se tenaient à côté de sa chaise se pencha sur son
+épaule, et d'une voix moqueuse:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera
+terrible: Frimaux revient de l'Odéon.</p>
+
+<p>Un éclat de rire courut autour de la table et tous
+les yeux s'arrêtèrent sur un joueur assis à côté du
+croupier et qui n'était autre que Frimaux, le plus
+grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait
+représenter quelques pièces avec des fortunes
+diverses, des chutes écrasantes ou de solides succès,
+selon les hasards de la collaboration, Frimaux n'avait
+qu'un souci: donner ses premières un vendredi
+ou tout au moins un 13. Au cercle, où régulièrement
+il passait quatre heures par jour, du 1er janvier au
+31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à la
+sueur de son front, comme il le disait lui-même,
+c'est-à-dire les quatre ou cinq louis nécessaires à sa
+vie&mdash;la matérielle&mdash;il ne jouait que dans certaines
+circonstances particulières qui devaient lui donner
+la veine: pendant trois mois il avait été convaincu
+qu'il ne pouvait gagner que s'il tournait le dos à
+l'avenue de l'Opéra: toutes les fois qu'il lui faisait
+face, il tirait des <i>bûches</i>, c'était fatal; maintenant il
+ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi
+tous les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs
+des Batignolles où il demeurait pour s'en aller
+à l'Odéon, dont il faisait sept fois le tour en monologuant
+comme un personnage de l'ancien répertoire:
+«J'aurai la veine ce soir»; puis il revenait au
+<i>Grand I</i>, où pendant quatre heures il restait inébranlable
+dans sa foi, malgré la déveine qui souvent
+s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les
+plus sérieuses pour se l'expliquer sans jamais
+ébranler sa confiance en son fétiche, aussi solide que
+les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le reste
+parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se
+moquant de Dieu comme du diable, et ne croyant
+même pas à sa paternité, bien que madame Frimaux
+fût la plus honnête femme du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il
+n'aimait pas qu'on se moquât de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.</p>
+
+<p>En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage
+ne prenait jamais de voiture&mdash;le fiacre n'est pas
+mascotte&mdash;était crotté comme un chien.</p>
+
+<p>Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux
+qui se pressaient autour de la table:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu....</p>
+
+<p>Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux
+ramassés sur lui et particulièrement ceux de Frédéric,
+placé en face de lui, derrière trois rangs de
+joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait
+de dépasser.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne va plus?</p>
+
+<p>Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était
+maintenant assez calme: ce fut bellement, en beau
+banquier, qu'il donna les cartes aux deux tableaux
+et se donna les siennes, et comme il avait un abatage,
+c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut
+point pour gagner), ce fut aussi en beau banquier,
+sans faire languir la galerie et sans empressement
+de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.</p>
+
+<p>Il n'y eut qu'un cri:</p>
+
+<p>&mdash;Et il ne voulait pas jouer!</p>
+
+<p>Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait,
+car sa joie allait au delà du coup gagné, qui
+par lui-même ne donnait réellement qu'un résultat
+peu important: il avait la chance; maintenant la
+preuve était faite, et elle confirmait ses pressentiments
+basés sur les espérances de sa jeunesse: quelle
+faute il eût commise de ne point tenter l'aventure!</p>
+
+<p>Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les
+cartes pour le second coup; jamais on n'avait vu un
+banquier aussi tranquille; c'était à croire que le
+gain comme la perte lui étaient indifférents; les
+vieux joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux
+étaient démontés par son assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Qui aurait cru cela de lui?</p>
+
+<p>Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs,
+il avait été admis jusqu'à ce moment que, s'il
+ne jouait pas, c'était tout simplement parce qu'il
+n'était pas en situation de supporter une perte de
+quelque importance.</p>
+
+<p>Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit
+au tableau de droite et gagna au tableau de gauche;
+le troisième, le quatrième furent pour lui, quand il
+arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice d'environ
+une vingtaine de mille francs.</p>
+
+<p>Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion
+lui étreignit le coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent
+dans le cou: sans doute ce n'était point une
+fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait
+la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait
+point, mais c'était une somme, et le dernier coup
+qui lui restait pouvait la doubler ou la réduire à
+rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou
+non il avait la chance,&mdash;ce qui était le grand point.</p>
+
+<p>Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il
+donna les cartes; il semblait qu'elles ne pouvaient
+se détacher de ses doigts, comme s'il espérait, en les
+gardant dans ses mains, leur donner le temps de
+devenir ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement,
+il releva les siennes, n'osant pas les regarder.</p>
+
+<p>Il avait cinq.</p>
+
+<p>La situation était critique; qu'allaient faire ses
+adversaires? Ils ne demandèrent de cartes ni l'un ni
+l'autre.</p>
+
+<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les
+oreilles rebattues par les discussions sur le tirage à
+cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? Mais de tout
+ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui
+était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit,
+et il n'était pas en état en ce moment de se rappeler
+la théorie et de la raisonner.</p>
+
+<p>Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la
+rapidité avec laquelle les résolutions doivent se
+prendre: avait-il intérêt à s'en tenir à cinq ou à se
+donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois
+ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait
+de neuf; mais s'il se donnait un cinq, un six,
+un sept, il avait dix, onze ou douze et perdait. Un
+vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement
+la question; mais il n'était pas un vieux
+joueur, il s'en fallait de tout, et il n'avait qu'une ou
+deux secondes pour la décider.</p>
+
+<p>Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans
+des conditions plus caractéristiques: il devait donc
+prendre une carte, ce serait elle qui rendrait l'arrêt.</p>
+
+<p>Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le
+tableau de droite avait cinq, celui de gauche sept;
+les quarante mille francs étaient à lui.</p>
+
+<p>Décidément la preuve était faite, l'arrêt était
+rendu: il avait la chance.</p>
+
+<p>Ce fut d'ailleurs le cri de tous.</p>
+
+<p>Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric
+ne fut pas le dernier, et il sut le faire plus intelligemment
+(pour lui) que les autres.</p>
+
+<p>Quand Adeline lui répéta que c'était la première
+fois qu'il jouait, il ne fut pas assez sot pour douter
+de cette affirmation, voyant tout de suite le parti
+qu'il en pouvait tirer:</p>
+
+<p>&mdash;La façon dont vous avez joué prouve une chose,
+qui est que vous avez le génie du jeu; et votre gain
+en prouve une autre, qui est que vous avez la
+chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut
+vraiment que vous méprisiez bien la fortune pour ne
+pas jouer.</p>
+
+<p>Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut
+pas à répondre qu'aux complimenteurs; les emprunteurs
+s'abattirent aussi sur lui, M. de Cheylus en
+tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six
+autres, et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq
+louis qu'il avait perdus.</p>
+
+<p>Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et
+ce soir-là moins que jamais; cependant il ne put pas
+s'empêcher de lancer une légère allusion à l'Odéon.</p>
+
+<p>&mdash;L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté!
+alors, vous comprenez!</p>
+
+<p>Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent.
+Les amis d'Adeline ne parlaient que
+de sa chance; ce n'était pas quarante mille francs
+qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent
+mille.</p>
+
+<p>De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante
+mille francs ou ce qui lui en restait, c'est-à-dire
+trente-cinq mille francs, Adeline, en homme
+sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf,
+où ils seraient plus en sûreté qu'entre ses
+mains. Seulement, il se garda bien de dire à sa
+femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât
+point, il lui inventa une histoire vraisemblable: ils
+avaient subi assez de faillites en ces derniers temps
+et d'assez grosses pour qu'il fût tout naturel d'admettre
+que dans l'une d'elles s'était trouvée cette
+somme: les débiteurs qui payent intégralement ce
+qu'ils doivent pour obtenir leur réhabilitation sont
+rares, mais enfin on en trouve.</p>
+
+<p>Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait
+battus la veille l'entourèrent:</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez nous donner notre revanche, mon
+cher président.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent
+que vous nous avez enlevé hier si joliment.</p>
+
+<p>Il répondit en riant que cela était impossible, attendu
+que cet argent roulait vers Elbeuf; puis sérieusement
+il expliqua qu'il n'était pas joueur et ne
+voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille à
+tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de
+ceux qui le tourmentaient, non pour lui, mais pour
+eux, pour leur être agréable, pour le plaisir du
+cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous?
+ne nous devez-vous rien?</p>
+
+<p>Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne
+pas en profiter? Il ne méprisait pas la fortune comme
+le croyait Frédéric,&mdash;loin de là.</p>
+
+<p>Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa
+chance, celle qui lui appartenait et lui était personnelle;
+elle l'abandonna au moins en partie; c'est-à-dire
+qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina
+par une perte de six mille francs.</p>
+
+<p>Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à
+la caisse qu'il payerait le lendemain.</p>
+
+<p>&mdash;La caisse n'acceptera pas votre argent, mon
+cher président, dit Frédéric, ce n'est pas pour vous
+que vous avez joué aujourd'hui, c'est pour le cercle.
+C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos
+propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si
+vous tenez à rembourser ces six mille francs, nous
+ne pourrons pas les refuser: mais, jusque-là, la
+caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre
+chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera
+facile: vous rattraperez vos six mille francs, et bien
+d'autres avec.</p>
+
+<p>C'était ainsi qu'il avait été pris,&mdash;en se laissant
+incorporer dans la troupe des joueurs la plus nombreuse,
+celle qui court après son argent.</p>
+
+
+
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons
+pour expliquer comment son fétiche, infaillible hier,
+ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur n'en trouve
+pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se
+prouver à lui-même à grand renfort de «si» qu'elle
+pouvait être évitée.</p>
+
+<p>Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait
+gagné, il avait bien joué; au contraire, il avait mal
+joué quand il avait perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Si....</p>
+
+<p>Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de
+les réparer; évidemment il avait la chance; seulement,
+que peut la chance si elle est contrariée? et
+il avait contrarié la sienne par son ignorance plus
+encore que par la maladresse; mais cette ignorance
+n'était-elle pas toute naturelle chez quelqu'un qui
+jouait pour la seconde fois? Ce n'est pas la théorie
+qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce
+n'est pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid
+et la décision, c'est la pratique.</p>
+
+<p>Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre
+en prenant place tout simplement devant l'un ou
+l'autre des deux tableaux, et en pontant sagement
+quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne
+l'eût ni appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé
+que deux banques, il n'en avait pas moins gagné
+une maladie d'un genre spécial, que le contact seul
+du cuir sur lequel s'assied le banquier communique
+à tant de joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine
+complète, puisse désormais les en guérir&mdash;celle
+qui consiste à vouloir toujours et toujours être banquier.</p>
+
+<p>A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se
+laissent éblouir, les natures les plus calmes se
+laissent fasciner. C'est la bataille avec l'affolement
+de la mêlée, non celle où l'on fait le coup
+de fusil en soldat, mais celle où l'on commande et
+où, sous le panache, on ressent toutes les angoisses
+orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du fauteuil
+où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et
+brave les regards braqués sur lui de trente ou quarante
+joueurs qui veulent le dévorer: «dix manants
+contre un gentilhomme.»</p>
+
+<p>Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin
+dans Adeline, pas plus qu'il n'y avait sur sa tête le
+moindre panache; cependant, comme tant d'autres
+qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir
+chaud, il avait subi ces éblouissements et ces fascinations:
+banquier toujours, ponte jamais.</p>
+
+<p>Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne
+lui avait pas été fidèle constamment, et plus d'une
+fois elle avait passé du côté des manants, si bien
+que, de petites sommes en petites sommes, par trois,
+par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir
+cinquante mille francs à son cercle.</p>
+
+<p>Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à
+point pour le réconforter:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rattraperez.</p>
+
+<p>Et quand il avait gagné se trouvaient là non
+moins à point quelques besoigneux pour lui faire
+une saignée:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président...</p>
+
+<p>La voix était si dolente, l'histoire si touchante
+qu'il ne pouvait pas refuser, bien qu'il eût vu plus
+d'une fois les quelques louis qu'il venait de prêter
+changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis
+vert: eux aussi, les emprunteurs, croyaient au
+rattrapage; comment les en blâmer?</p>
+
+<p>Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à
+moitié endormi descendre le noble escalier de son
+cercle, dont les marches s'enfonçaient sous ses
+pieds; dans la rue, le frisson du matin le secouait,
+le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il
+regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où
+il avait si tranquillement dormi autrefois, et où
+maintenant il n'avait à passer avant la Chambre que
+quelques heures agitées.</p>
+
+<p>Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour
+beaucoup d'hommes sont celles où la voix de la
+conscience prend le plus de force, il s'était dit qu'il
+devait renoncer à son cercle et donner sa démission,&mdash;seul
+moyen sûr de ne pas céder à la tentation.
+Mais il fallait commencer par rembourser ce qu'il
+devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.</p>
+
+<p>Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque
+temps prouvait-elle vraiment qu'il avait perdu
+sa chance? S'il avait gagné quarante mille francs le
+jour où, pour la première fois, il avait taillé une
+banque alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi
+n'en gagnerait-il pas cinquante mille, cent mille,
+maintenant qu'il connaissait toutes les combinaisons
+du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que
+d'une quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait
+envoyé trente-cinq mille à Elbeuf qui, Dieu merci,
+étaient intacts. Pour quinze mille francs aventurés,
+devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que
+fallait-il pour qu'elles pussent se réaliser, au delà
+même de ce qu'il avait promis à Berthe? Quelques
+minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne
+se représenteraient pas pour lui!</p>
+
+<p>Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence
+étaient indispensables à son cercle qu'il aimait.</p>
+
+<p>Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles
+dans les premiers temps, elles l'étaient maintenant
+encore et même plus que jamais. Son cercle, c'était
+lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons
+au Grand International» ou simplement comme les
+boulevardiers. «Allons au <i>Grand I</i>», ils disaient
+familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui
+créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.</p>
+
+<p>Déjà le <i>Grand I</i> n'était plus ce qu'on l'avait vu à
+l'ouverture et des changements s'étaient faits, inappréciables
+sans doute pour tout le monde, mais qui
+n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.</p>
+
+<p>A sa table d'hôte paraissaient maintenant des
+figures qui ne s'y montraient pas autrefois et qui
+l'étonnaient; corrects, ils l'étaient trop; décorés,
+ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est décent
+d'en porter; avec cela des noms et des titres plus
+longs, mieux faits, plus retentissants qu'il ne s'en
+trouve dans la réalité.</p>
+
+<p>D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des
+recherches, il avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent
+présentés par des parrains suffisants, ou membres
+réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il
+surveillait toujours avec la même sévérité les admissions
+des membres permanents, et sous sa direction
+les votes avaient toujours été sérieux. Mais un article
+des statuts disait que, comme cela se fait dans
+tous les cercles, un membre permanent pouvait
+amener un invité; et cette petite porte entr'ouverte,
+qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus fréquentée
+que la grand'porte, avait laissé passer plus
+d'un nouveau venu qui l'inquiétait.</p>
+
+<p>Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne
+s'en serait pas autrement tourmenté, des invités
+sans doute; mais au contraire ils venaient régulièrement
+et ils amenaient avec eux des invités à l'air
+généralement honnête et simple, des braves gens
+ceux-là à coup sûr, qui ne faisaient pas long feu au
+cercle: ils dînaient une fois ou deux, jouaient le
+soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais.
+Il avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric,
+mais inutilement: malgré sa connaissance
+du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus que
+lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens
+si corrects et si décorés n'étaient pas des <i>rameneurs</i>
+comme on aurait pu le supposer dans un autre
+cercle que le <i>Grand I</i>, c'est-à-dire des racoleurs chargés
+d'amener des <i>pigeons</i> que le baccara planterait.
+Au <i>Grand I</i> ces moeurs n'étaient pas en usage, et
+d'ailleurs il ne fallait pas croire tout ce qu'on racontait
+des voleries qui se passaient dans les cercles;
+c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui
+avait beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait
+jamais vu une vraie volerie...</p>
+
+<p>Et comme alors Adeline lui avait fait observer
+que ces paroles étaient en contradiction avec les
+histoires qu'il lui avait racontées autrefois, Frédéric
+s'était rejeté sur la province:</p>
+
+<p>A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on
+ne se connaît pas, tout est possible; mais à Paris!
+dans un cercle comme le <i>Grand I</i>, où il n'y a que des
+amis, avec des parrains comme les leurs!</p>
+
+<p>Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément
+le <i>Grand I</i> ne fût pas exclusivement composé,
+comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au moins de
+membres ayant entre eux des relations d'intimité
+qui créent une sorte de solidarité et de responsabilité
+collective. Il aurait voulu qu'on n'y vînt que pour
+s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens
+ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque
+jour lui donnait à craindre qu'on n'y vint que pour y
+jouer. Quelques mois passés dans son cercle lui en
+avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs
+années à la Chambre; Il voyait maintenant
+quelle place considérable le jeu tient dans un certain
+monde où la gêne est la règle à peu près commune,
+où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où
+l'on ne compte que sur une bonne chance pour
+combler le déficit qui, de jour en jour, s'est agrandi,
+et il ne voulait pas que le <i>Grand I</i> fût le lieu de
+rendez-vous de ces besoigneux; justement parce
+qu'il en était un lui-même, il ne voulait pas que les
+autres trouvassent chez lui les occasions et les facilités
+qui l'avaient perdu.</p>
+
+<p>Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui,
+les bénéfices de la cagnotte en étaient un de contrariété:
+il eût voulu qu'elle donnât moins, puisque
+les produits étaient en proportion du jeu: un louis
+pour une banque de vingt-cinq louis, trois louis
+pour une banque de cent. Un matin qu'il assistait à
+l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait été
+stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques:
+près de dix mille francs. Dix mille francs de
+bénéfices pour une nuit de jeu!</p>
+
+<p>Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait
+franchement montré à Frédéric, occupé à compter
+les jetons et les plaques: le cercle était vide, il ne
+restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse,
+que lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le
+caissier, et quelques employés.</p>
+
+<p>&mdash;Dix mille francs! est-ce possible?</p>
+
+<p>Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange,
+sans répondre, avec un sourire énigmatique.</p>
+
+<p>A la fin, il s'était décidé:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, mon cher président.</p>
+
+<p>De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait
+baissé les yeux, n'osant pas insister: n'était-ce pas
+avouer qu'il croyait possible le <i>bourrage</i> de la cagnotte,
+ce fameux <i>bourrage</i> dont il avait plus d'une
+fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction
+de jetons et de plaques par le croupier au
+détriment des joueurs; mais, pour que ce bourrage
+puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des
+croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner
+Frédéric d'une pareille infamie.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que
+nous sommes d'accord.</p>
+
+<p>D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours
+comme au commencement.</p>
+
+<p>Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un
+commerçant de Bordeaux, avec qui il avait eu autrefois
+des relations: celui-ci vint à lui en souriant,
+les mains tendues:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à
+dîner, ce soir, à votre cercle, dit le commerçant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour
+ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?</p>
+
+<p>C'était une invitation lithographiée avec élégance
+et sur beau bristol, signée: «le président Adeline.»</p>
+
+<p>Seule l'adresse était manuscrite.</p>
+
+<p>J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel
+m'a remis cette lettre, car je ne suis arrivé que
+d'hier dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper
+à des explications plus qu'embarrassantes.</p>
+
+<p>Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner:
+comment, les garçons d'hôtel distribuaient des
+invitations signées de son nom: «le président Adeline!»</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher président, répondit Frédéric
+en essayant de rire, ce qui vous étonne se fait partout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans
+mon cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec
+quoi voulez-vous que nous payions nos frais si la
+partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, il faut
+des joueurs.</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom ne servira pas à les attirer.</p>
+
+
+
+<h4>VI</h4>
+
+
+<p>L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude
+dans l'association Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse
+et Cie; qu'allait devenir l'affaire si ce président s'avisait
+de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait
+pas?</p>
+
+<p>L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi
+quand Frédéric raconta l'algarade qui venait de
+lui être faite.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>Vous ne lui avez pas cassé les <i>rinss</i>? s'écria
+Barthelasse, dont le premier mouvement était toujours
+de revenir à son ancien métier de lutteur,
+malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se
+contenir et se calmer... à <i>Pariss</i>....</p>
+
+<p>Raphaëlle haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;On ne casse pas les reins aux gens dont on a
+besoin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop
+la voix, je n'avais qu'à faire ça:&mdash;il plia les jarrets,
+se ramassa sur lui-même, enfonça son cou court
+dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en
+avant dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque
+de son adversaire dans l'arène;&mdash;et tout de
+suite c'était fini; on lui permet trop de faire ce qui
+lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui
+donnons trente-six mille francs? Est-ce pour nous
+embêter? Je vous le demande. Hein!</p>
+
+<p>&mdash;C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua
+Frédéric impatienté.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si
+vous croyez que j'en ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle
+sèchement, nous avons besoin de lui, il faut manoeuvrer
+en conséquence.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua
+Barthelasse, on ne sera sûr de lui que quand on
+l'aura <i>affranchi</i>; le jour où il filera la carte, il sera à
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les
+ont demandées, et je puis dire sans me vanter qu'ils
+s'en sont bien trouvés.</p>
+
+<p>Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu
+entre eux à ce sujet, car du jour où Adeline avait
+accepté la présidence du cercle, ils s'étaient demandé
+comment ils le garderaient à la tête de leur
+affaire. Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous
+de la vie des cercles, ils pouvaient être tranquilles.
+Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et il n'était
+pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon
+tout à coup, au moins peu à peu, la situation changerait.</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'<i>affranchirons</i>, avait dit Barthelasse, se
+servant de ce mot de l'argot de la philosophie qui
+vient sans doute d'une allusion aux préjugés dont
+sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont
+affranchis.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir?
+avait répondu Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse,
+connaissait la nature de son président.</p>
+
+<p>Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait
+même pas qu'il en pût être autrement. De quoi
+s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans danger,
+en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité
+égale à celle de l'acrobate sur la corde raide, qui
+a appris à travailler. Alors pourquoi refuserait-il?
+Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il n'y a rien
+de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné
+par le travail.</p>
+
+<p>Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond
+beaucoup plus embarrassés de préjugés que Barthelasse,
+ne croyaient pas que tout le monde en fût
+arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie
+pratique qui enseigne à ne voir que l'argent
+gagné sans se soucier de la façon dont on le
+gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même
+de son indignation, si on lui proposait tout simplement
+de lui apprendre à travailler pour jouer à coup
+sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait procéder avec
+celui que d'un air de mépris ils appelaient «<i>Puchotier</i>»
+depuis qu'Adeline, se défendant un jour de
+ses ignorances parisiennes, s'était lui-même donné
+ce nom en disant qu'à Elbeuf les <i>Puchotiers</i> sont
+les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout
+progrès en ne jurant que par leur vieux Puchot.
+Quelle chance de se faire écouter si on lui parlait
+franchement?</p>
+
+<p>Il fallait vraiment être <i>Puchotier</i> pour avoir la
+naïveté de croire qu'avec des cotisations de cent
+francs et les produits d'une honnête cagnotte on
+pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer,
+d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq
+mille francs d'éclairage et de chauffage, soixante
+mille francs de gages au personnel, trente-six mille
+francs de traitement au président, trente mille
+francs pour perte sur la table et tous les autres
+frais pour abonnements aux journaux, impressions,
+concerts, fêtes, c'est-à-dire d'une dépense annuelle
+de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir
+ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant
+à ceux qui avaient fondé l'affaire, gérant, tapissiers,
+marchands de vin, fournisseurs de comestibles,
+croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus
+ou moins influents ou, comme on dit dans ce
+monde, <i>mangeurs</i>, qui se font payer leur protection
+en un tant pour cent, il fallait que la partie
+marchât, et non simplement, tranquillement, mais
+follement au contraire, avec tous les avantages
+qu'une administration habile peut en tirer.&mdash;Il serait
+souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle,
+si on ne s'était pas procuré des convives en lançant,
+partout où l'on a chance de rencontrer un naïf, des
+invitations comme celle qui avait indigné Adeline.
+Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il
+entretenir un personnel de <i>rameneurs</i> qui, membres
+réguliers du cercle, gentlemen en apparence, besoigneux
+en réalité, répandus dans le monde ou plutôt
+dans un certain monde, ont pour mission de racoler
+au hasard de leurs connaissances ou d'une heureuse
+rencontre ceux qui, bien nourris à la table d'hôte,
+seront une heure après dévorés à celle du baccara
+et apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux
+que les seigneurs des choeurs qui font la tapisserie,
+et jouent avec des jetons prêtés, prenant des attitudes
+de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent,
+à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette
+cagnotte donnerait-elle des bénéfices suffisants si
+dans le feu de la partie les croupiers «aux doigts
+légers»&mdash;l'épithète est du plus grand des grecs&mdash;ne
+<i>bourraient</i> pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire
+et de nacre qui tombent là sans bruit? Et le
+change de la monnaie, que donnerait-il si le croupier
+ne le faisait pas avec des doigts de plus en plus
+légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»;
+et tandis que le valet de pied apporte ces vingt-cinq
+louis au croupier, qui n'a pas quitté la table, celui-ci,
+par-dessus son épaule, lui passe deux plaques au
+lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui
+font un cercle prospère&mdash;sinon modèle.</p>
+
+<p>Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit,
+il avait fallu toute la dextérité de Frédéric et
+toute sa souplesse de caractère.</p>
+
+<p>Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement
+compromis et que celui des invitations devait
+être abandonné.</p>
+
+<p>Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était
+pas pour qu'on attaquât jamais de front les difficultés.</p>
+
+<p>&mdash;Cède, dit-elle à Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, céder! s'écria Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront
+un éclat, peut-être une rupture.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment comptez-vous rabattre le gibier?
+dites un peu, mon bon! Comptez-vous qu'il va vous
+tomber tout rôti sur votre table, hein? Je vous le dis
+et je vous le répète, vous prenez trop de précautions
+avec ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous
+qu'il ne savait pas comment les 10,000 francs
+étaient venus dans la cagnotte. Je vous le demande,
+hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien
+voir, qui ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le
+comprends, il est député, il est décoré, il est considéré,
+il faut bien qu'il ménage sa réputation... pour
+lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant
+que nous. Autrement! Il a bien avalé la cagnotte&mdash;il
+n'en reparle plus, de la cagnotte,&mdash;il avalera bien
+les invitations. Ça se passera tacitement; ça lui est
+plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut
+le prendre comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à
+continuer, puisque vous ne voulez pas qu'on l'affranchisse,
+ce qui pour nous serait bien plus facile.</p>
+
+<p>Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce
+fut comme toujours d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle
+qui l'emporta: on céderait.</p>
+
+<p>Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole
+de la participation, fit ses excuses à son cher
+président.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je
+vous ai répondu hier. J'ai eu tort. J'ai réfléchi, je le
+reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est que la chose
+dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien
+d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous
+n'êtes pas de ces présidents-là, j'en conviens. Votre
+haute situation, votre respectabilité, votre nom si
+honoré rendent légitimes toutes les susceptibilités.</p>
+
+<p>Il était entré dans le cabinet de son président en
+tenant dans sa main gauche un paquet de papier:</p>
+
+<p>&mdash;Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il.
+Il les jeta dans la cheminée, où brûlait un feu de
+bois.</p>
+
+<p>Adeline avait écouté le commencement de ce petit
+discours avec une attitude raide, en homme fâché,&mdash;et
+il l'était en effet;&mdash;il fut attendri.</p>
+
+<p>On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment:
+tous les griefs qu'il avait entassés contre
+le vicomte s'évanouirent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que je ne veux que l'honneur
+de notre cercle, dit-il en tendant la main à Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi donc! s'écria celui-ci.</p>
+
+<p>Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric,
+à laquelle se mêlait un vague sentiment d'inquiétude:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez comme le premier mouvement court
+aux extrêmes. Il est certain, cependant, que nous
+allons nous trouver dans un certain embarras, mais
+enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en
+sortir... au moins je l'espère.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter
+quand quelque chose se présente mal. Soyez
+sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y soit
+porté remède. Comme vous, mon cher président, je
+mets au-dessus de tout honneur de notre cercle, et,
+si j'osais le dire: avant vous, puisque, pour ceux qui
+savent, je suis le gérant responsable. Mais, à côté de
+l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la
+garde, il y des intérêts respectables dont je me
+trouve chargé par ma gérance effective. On me les a
+confiés, ces intérêts.&mdash;A l'argent que j'ai mis dans
+cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,&mdash;et
+dont je suis responsable. Eh bien, laissez-moi
+l'administrer de façon à ce qu'il donne les produits
+légitimes qu'on est en droit d'attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que puis-je?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez
+pas celle des personnes qui ont eu confiance en
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, non.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma
+direction qui puisse nous compromettre ou même
+nous inquiéter.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous donc de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Simplement ce qui se fait dans tous les cercles?
+que vous laissiez marcher la partie.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>VII</h4>
+
+
+<p>Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans
+cet état de demi-somnolence du joueur qui a passé
+la nuit, le corps brisé de fatigue, le sang enfiévré,
+l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux contre
+les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups
+importants qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté
+sa dette d'une dizaine de mille francs, on lui
+dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de
+l'hôtel.</p>
+
+<p>Il n'était guère en disposition de donner des audiences
+et d'écouter des solliciteurs: il fallait qu'avant
+la séance de la Chambre, où devait venir en discussion
+un projet de loi dont il était rapporteur, il se
+rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.</p>
+
+<p>&mdash;Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir,
+répondit-il.</p>
+
+<p>Et il continua son chemin pour monter à son appartement.</p>
+
+<p>Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur,
+il n'avait pas parlé assez bas, la porte du salon s'ouvrit
+vivement, et il se trouva en face d'une jeune
+femme de tournure élégante qui lui barra le passage.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Adeline?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous
+recevoir en ce moment, je suis très pressé; écrivez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous
+en supplie.</p>
+
+<p>L'accent était si ému, si tremblant, le regard était
+si troublé, si désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.</p>
+
+<p>La précédant, il l'introduisit dans le petit salon
+banal des appartements meublés qui se trouvait
+avant sa chambre? En entrant dans cette pièce froide,
+qui n'était plus habitée que quelques instants, le
+matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds;
+alors, frottant une allumette, il la mit sous le bois
+préparé dans la cheminée, puis, attirant un fauteuil,
+il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait dans
+une attitude embarrassée et confuse.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je vous écoute.</p>
+
+<p>Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir
+en aide: elle était fort jolie et la tristesse, l'angoisse
+de sa physionomie ne pouvaient pas ne pas inspirer
+la sympathie.</p>
+
+<p>&mdash;Madame? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Paul Combaz.</p>
+
+<p>&mdash;La femme du peintre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.</p>
+
+<p>La sympathie un peu vague d'Adeline devint de
+l'intérêt: il oublia ses fatigues et ses émotions de la
+nuit pour regarder cette jeune femme qui se tenait
+devant lui dans une attitude désolée. Non seulement
+il connaissait le nom de Paul Combaz comme celui
+d'un peintre de talent, très apprécié dans le monde
+parisien, mais encore il connaissait l'homme lui-même,
+un des plus fidèles habitués du <i>Grand I</i>, depuis
+quelque temps.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin;
+c'est une situation si douloureuse que celle d'une
+femme qui vient se plaindre de son mari... qu'elle
+aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien
+que depuis plus d'un mois j'aie préparé cent fois par
+jour ce que je dois vous dire.</p>
+
+<p>Adeline fit un signe pour la rassurer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en
+le regardant avec crainte.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai autant de sympathie pour l'homme que
+d'estime pour l'artiste.</p>
+
+<p>Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et
+ses yeux navrés s'éclairèrent d'une flamme de tendresse
+et de fierté. </p>
+
+<p>&mdash;Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le
+plus loyal, le caractère le plus droit: et ce n'est pas à
+vous que j'ai à dire qu'il est un grand artiste, ses
+succès sont là pour l'affirmer; je serais la plus heureuse
+et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait
+pas; et c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je
+viens vous demander de nous sauver, mes enfants et
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens
+de jouer! s'écria-t-il blessé de cet appel à son intervention,
+qui semblait le rendre responsable des
+pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez
+étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.</p>
+
+<p>Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres
+tremblantes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez
+pas. Si ce n'est pas pour moi que vous m'écoutez, et
+je le comprends, puisque vous ne me connaissez pas,
+que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites
+filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours,
+seront jetées dans la rue, mourant de faim, de froid,
+si vous n'intervenez pas. Vous avez une fille que
+vous aimez, c'est au père que je m'adresse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle
+Adeline, mais je sais que vous avez une fille, et c'est
+en pensant à elle que l'espérance s'est présentée à
+moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par
+les pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme
+une affolée que je suis, à qui je pourrais demander
+protection, et l'idée m'est venue, l'inspiration, que
+si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au
+cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait
+lui en fermer les portes. Mais ce président était-il
+homme à m'entendre? ou bien me repousserait-il
+parce qu'il profitait lui-même de la ruine des
+joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon
+mari que j'avais interrogé, je savais quel homme politique
+vous êtes, la situation que vous occupez, l'estime
+dont vous êtes entouré; c'était beaucoup;
+pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique
+y avait-il un homme de coeur capable de se
+laisser attendrir par le désespoir d'une mère? J'ai
+une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit
+pour qu'elle tâche d'apprendre quel homme était
+M. Constant Adeline. Sa réponse, vous la connaissez
+sans que je vous la dise. C'est alors, quand j'ai su
+quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en
+vous m'est venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre
+cette démarche.</p>
+
+<p>Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante,
+ces beaux yeux qui plusieurs fois s'étaient
+noyés de larmes, cet élan, et en même temps cette
+discrétion dans les paroles, surtout cette évocation
+de Berthe lui troublaient le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible,
+je vous promets de le faire.</p>
+
+<p>&mdash;Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous
+en vain, et de tout coeur je vous remercie de vos
+paroles: quand je vous aurai expliqué notre situation,
+vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le
+vois moi-même, comment vous pouvez nous sauver,
+et de quelle façon vous pouvez agir sur mon mari.</p>
+
+<p>Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il
+recommanda qu'on ne laissât monter personne.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai
+apporté une dot de cent mille francs à mon mari, et
+un an après, à la mort de mon père, deux cent mille
+francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas
+de fortune, mais il avait son talent et son nom qui
+lui rapportaient cinquante ou soixante mille francs.
+Nous vivions largement dans un petit hôtel de la
+rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et
+que nous avions payé, ainsi que son ameublement,
+avec ma dot et l'héritage de mon père. Ce n'était
+point là une prodigalité, car vous savez que le
+peintre qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige
+sur le marchand de tableaux et encore moins sur
+l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, quelque
+chose comme un outillage. Nous étions très
+heureux, j'étais très heureuse: aimée de mon mari,
+l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, fière de le
+voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi
+pour me demander mon sentiment d'un geste ou
+d'un coup d'oeil je ne quittais pas l'atelier, et en
+six années, les seules heures que je n'aie point
+passées à ses côtés sont celles où je promenais mes
+filles au parc Monceau. La crise que traverse la peinture
+nous avait cependant atteints, et des soixante
+mille francs que gagnait mon mari pendant les premières
+années de notre mariage, il était tombé à
+quelques milliers de francs seulement, les marchands
+n'achetant plus, comme vous le savez. Il avait
+fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première
+à le demander, et j'avais pu organiser une nouvelle
+existence... suffisante au moins pour moi, et qui
+pouvait très bien se prolonger jusqu'à des temps
+meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois
+mois, il y aura dimanche trois mois, pour mon malheur,
+je ne sais la date que trop bien, M. Fastou...</p>
+
+<p>Adeline laissa échapper un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;... Le statuaire, celui qui fait partie de votre
+cercle, vint voir mon mari. Naturellement, on parla
+du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit qu'il était
+trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient
+plus, il fallait vendre aux amateurs; mais que, pour
+les trouver, on devait aller les chercher; que, pour
+les rencontrer dans des conditions favorables, les
+cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que,
+pour lui, c'était à son cercle qu'il avait obtenu la
+commande des douze ou quinze bustes dont il vivait;
+et il termina en proposant à mon mari de le
+faire recevoir membre du <i>Grand I</i>. Je suppliai si
+bien mon mari qu'il refusa; mais il accompagna
+M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs
+qui devaient nous acheter des tableaux.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors? demanda Adeline anxieusement, car
+bien souvent il avait vu Combaz à la table de baccara.</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour
+80,000 francs, c'est-à-dire à peu près pour sa valeur
+actuelle; tous les tableaux que mon mari avait dans
+son atelier ont été emportés, et une partie de l'ameublement,
+ce qui était de vente sûre et facile, a suivi
+les tableaux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques,
+s'écria Adeline, elle n'achète pas des tableaux!</p>
+
+<p>&mdash;La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de
+partie, je ne sais comment vous l'appelez, celui qui
+prête aux joueurs: Auguste.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, interrompit Adeline qui
+croyait savoir qu'Auguste n'était qu'un petit employé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout
+cas, si ce n'est pas à son profit qu'Auguste a prêté
+les sommes perdues par mon mari, c'est au profit de
+ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le
+même,&mdash;c'est la ruine; encore quelques meubles,
+quelques tentures et quelques tapis vendus, et il ne
+nous restera rien, car l'hôtel ne tardera pas à être
+vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer
+les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué.
+Vous voyez notre situation: en trois mois
+tout a été englouti; mon mari ne travaille plus, il
+est le plus malheureux homme du monde, la fièvre
+le dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur
+que le désespoir de nous avoir perdus ne le pousse
+au suicide. Déjà il n'ose plus me regarder et, quand
+il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui m'épouvantent.
+Vous comprenez maintenant comment
+j'ai eu le courage de m'adresser à vous. Que mon
+mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, il ne
+trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et
+il me reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il
+se remettra au travail, quand ce ne serait qu'à des
+illustrations; vous l'aurez guéri; vous nous aurez
+sauvés.</p>
+
+<p>Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même
+plus encore peut-être qu'à madame Combaz, il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Guérit-on les joueurs?</p>
+
+<p>Croyant que c'était à elle que cette exclamation
+s'adressait, vivement elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on les guérit, et mon mari en est un
+exemple vivant: nous avons fait notre voyage de
+noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon,
+mon mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses
+nuits au Casino; je l'ai accompagné, et comme on
+ne laisse pas les femmes entrer dans les salles de
+jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule,
+me désolant, me désespérant, interrogeant de temps
+en temps les garçons, pour savoir où en était la partie,
+et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été élevée
+honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière
+avec eux pour qu'ils voulussent bien me répondre.
+Et non seulement ils me répondaient, mais
+encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais
+là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu
+de lui qu'il n'irait pas au jeu, et depuis il n'y
+est jamais retourné.</p>
+
+<p>&mdash;A Luchon?</p>
+
+<p>&mdash;Ni ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Après sept ans! Vous voyez que la guérison a
+duré longtemps et qu'elle est possible.</p>
+
+<p>Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux
+lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu raison de vous adresser à moi,
+dit-il, je vous promets que tout ce que je pourrai
+pour sauver votre mari, je le ferai.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui
+parlerai.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>VIII</h4>
+
+
+<p>Guérit-on les joueurs?</p>
+
+<p>C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet
+n'était-il pas ridicule de vouloir guérir les autres
+quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?</p>
+
+<p>Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette
+pauvre petite femme était trop touchante dans son
+désespoir pour qu'il refusât de lui venir en aide.</p>
+
+<p>Que de ruines, que de désastres seraient évités si
+les joueurs ne trouvaient pas ces facilités à emprunter,
+qui, s'offrant à eux, les entraînent et les perdent?
+Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû tirer de sa
+poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers
+billets de mille francs qu'il avait risqués au baccara?
+«Auguste, six mille, dix mille» cela n'était
+pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on
+comptait sur une bonne série, et l'on était pris
+pour jamais;&mdash;mieux que personne il le savait.</p>
+
+<p>Combaz travaillant toute la journée dans son atelier
+auprès de sa femme, c'était le soir seulement
+qu'il venait au cercle, après avoir embrassé ses
+trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits
+blancs. Adeline avait donc la certitude de ne pas le
+manquer: en se tenant dans la salle de baccara, il le
+prendrait à l'arrivée.</p>
+
+<p>En effet, le soir même, un peu après dix heures,
+Adeline, qui, depuis quelques instants déjà, était à
+son poste, le vit entrer d'un air en apparence indifférent,
+mais sous lequel se lisait facilement la préoccupation;
+ses yeux vagues avaient le regard en dedans
+de l'homme qui suit sa pensée, insensible à tout ce
+qui vient du dehors.</p>
+
+<p>Il alla au-devant de lui:</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais vous dire un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz,
+sans attacher aucun sens à ses paroles, bien évidemment.</p>
+
+<p>Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte
+et, poussant un fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis
+de lui, en le regardant.</p>
+
+<p>Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois
+l'esprit disposé à la plaisanterie, il était trop resté
+en lui du rapin et du gamin de sa jeunesse pour
+qu'il manifestât sa surprise autrement que par la
+blague:</p>
+
+<p>&mdash;C'est devant monsieur le juge d'instruction,
+que j'ai l'agrément de comparoir? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline,
+l'instruction est faite, mais devant le juge, ou,
+si vous le préférez, devant le président, ou, ce qui
+est le plus vrai encore, devant un admirateur de
+votre talent, devant un ami, si vous me permettez le
+mot.</p>
+
+<p>Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme
+qui se tient sur ses gardes parce qu'il sent qu'il peut
+être facilement attaqué.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, cher monsieur, de ce que
+vous voulez bien me dire.</p>
+
+<p>Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait
+en réalité aucun sens.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous blesserez donc pas, commença
+Adeline, si je vous dis que vous jouez trop gros jeu.</p>
+
+<p>Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, monsieur!</p>
+
+<p>Adeline ne se laissa pas couper la parole:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car
+je n'ai pas fini, je n'ai même pas commencé ce que
+j'ai à vous dire. Je suis le président de ce cercle, c'est
+en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous
+admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser
+mes observations, alors surtout qu'elles sont dictées
+par votre intérêt...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Par celui de votre jeune femme si charmante,
+par celui de vos trois petites filles que vous venez
+d'embrasser dans leur lit pour accourir ici, et qui
+demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans
+pain.</p>
+
+<p>Combaz étendit la main pour protester; Adeline
+la lui prit et chaleureusement il la lui serra:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué
+pour quatre-vingt mille francs, vos tableaux
+vendus à Auguste, vos objets d'art, vos tentures emportés.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Etait-il possible que je visse un artiste perdre
+plus de deux cent mille francs ici, sans m'inquiéter
+de savoir quelles étaient ses ressources, si c'était sa
+fortune ou le pain de ses enfants qu'il jouait; c'est
+le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si
+c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui
+pense à votre avenir gâché, c'est le père qui pense à
+vos petites filles, parce qu'il aime la sienne et que,
+par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. Allez-vous
+les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez
+dans le coeur et dans la tête des émotions plus hautes
+que celle que peut donner le jeu?</p>
+
+<p>Combaz était dans une situation où la sympathie,
+même alors qu'elle est accompagnée de reproches,
+touche les plus endurcis, et il n'était nullement endurci.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que
+c'est la passion qui me fait jouer? Passionné, oui, je
+l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout jeune, j'ai
+passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les
+secousses qu'il donne; mais ce temps est loin de
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi jouez-vous?</p>
+
+<p>Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle
+de silence, en homme qui prend son parti:</p>
+
+<p>&mdash;Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je
+me suis remis à jouer après être resté sept années
+sans toucher aux cartes: simplement par calcul, sans
+aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce
+que mon travail était insuffisant à leur continuer,
+notre vie ordinaire, rien de plus. Je gagnais soixante
+mille francs environ bon an mal an. J'ai voulu,
+quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma
+peinture ne se vendait plus, que la transition d'une
+vie large à une vie étroite ne fût pas trop dure, et
+j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il l'a
+culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait
+comme moi!</p>
+
+<p>&mdash;Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline
+avec un accent d'une violence qui surprit Combaz,
+et ont ruiné leur famille. Il manque deux, trois, dix
+mille francs, pour se remettre en état, on les demande
+au jeu; et le jeu vous en prend dix mille,
+cent mille, tout ce qu'on a.</p>
+
+<p>&mdash;A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas
+toujours.</p>
+
+<p>Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas
+ne pas toucher Adeline.</p>
+
+<p>Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises
+séries; mais depuis trois mois que vous jouez,
+vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez point.
+Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille
+francs derrière vous, pourriez-vous continuer et
+attendre la veine; mais vous ne les avez pas. Ne risquez
+pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste
+perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est
+rien: un homme se tire toujours d'affaires. Mais les
+vôtres, votre femme, vos filles! Vous ne vouliez pas
+que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand
+on les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées,
+et que, brisé ou affolé, vous serez incapable de vous
+remettre au travail, pensez donc que par votre fait
+elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire,
+traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore,
+arrêtez-vous. Vous serez gênés, cela est certain,
+mais la gêne n'est pas la honte, n'est pas la
+misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.</p>
+
+<p>Evidemment Combaz était touché; à l'examiner,
+il était facile de comprendre que ce qu'Adeline disait,
+il se l'était dit à lui-même bien des fois; mais
+par cette répétition, ces paroles avaient pris une
+force que la conscience seule ne leur donnait pas.</p>
+
+<p>Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait
+obtenu:</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez pour jouer?</p>
+
+<p>&mdash;Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui
+m'a décidé une dernière fois.</p>
+
+<p>&mdash;Combien croyez-vous qu'on prêtera?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pu me procurer trois mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille
+francs vous pouvez faire vivre votre famille pendant
+plusieurs mois; rentrez chez vous et remettez cet
+argent à votre femme, qui se désespère en ce moment,
+qui pleure auprès de ses filles, en sachant que
+vous êtes ici; la joie que vous lui donnerez ce soir
+sera si grande, que si vous vouliez revenir demain,
+son souvenir vous retiendra.</p>
+
+<p>Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de
+père et de mari arracha Combaz à ses hésitations.</p>
+
+<p>Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et
+la serra longuement.</p>
+
+<p>&mdash;Je rentre chez moi, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement
+affaire place Malesherbes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en
+riant.</p>
+
+<p>Adeline changea la conversation, car s'il était vrai
+qu'il ne se fiât point à cette bonne résolution d'un
+joueur, il trouvait imprudent de laisser voir ses
+doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils s'entretinrent
+de choses et d'autres amicalement, sans
+qu'une seule fois il fût question de jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline
+en arrivant à la place, bonsoir!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous porterai les remerciements de ma
+femme, dit Combaz en lui serrant les deux mains
+avec effusion, et je vous conduirai mes deux aînées
+pour qu'elles vous embrassent.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai chercher chez vous les remerciements
+de madame Combaz, dit Adeline, et les embrassements
+de vos chères petites; il ne faut pas que vous
+repassiez la porte du cercle.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.</p>
+
+<p>Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant
+allègrement, la conscience satisfaite: il avait sauvé
+un brave garçon. Sans doute dans ce sauvetage, il y
+avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des
+points de contact douloureux entre cette situation et
+la sienne, mais enfin la satisfaction du devoir accompli
+le portait: il avait fait son devoir.</p>
+
+<p>En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait
+chez lui se coucher où s'il irait faire un tour
+au cercle; sûr de ne pas se laisser entraîner au jeu
+ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de
+ses propres paroles, il se décida pour le cercle.</p>
+
+<p>Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier
+prononçait les mots qui, si souvent, retentissent dans
+une nuit: «Le jeu est fait». Machinalement il regarda
+qui taillait: un cri de surprise lui monta
+aux lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de
+la table et regarda les enjeux: environ une vingtaine
+de mille francs et Combaz n'avait plus que
+quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa
+taille, que ses doigts serraient nerveusement, tandis
+que sur son visage pâle glissaient des filets de
+sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne va plus?</p>
+
+<p>À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent
+ceux d'Adeline et vivement il les détourna, puis il
+donna les cartes.</p>
+
+<p>Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant
+demandé des cartes, reçurent l'un un dix, l'autre
+une figure; alors une hésitation manifeste se traduisit
+sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher
+une inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il
+ou ne devait-il pas tirer? Si furieux que fût Adeline,
+il était encore plus anxieux. Le joueur l'emporta sur
+le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait lui-même.
+Combaz ne tira point et gagna.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous disais bien que j'allais avoir une série!
+s'écria Combaz en venant vivement à Adeline, c'est
+cette certitude qui m'a empêché de rentrer, j'ai pris
+une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins allez-vous vous sauver maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Au plus vite.</p>
+
+<p>Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses
+plaques contre vingt-cinq beaux billets de mille
+francs, Adeline s'approcha de Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus
+prêté d'argent à M. Combaz.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi donc, mon cher président?</p>
+
+<p>&mdash;Il est ruiné.</p>
+
+<p>&mdash;Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il
+les empoche.</p>
+
+<p>&mdash;Je désire qu'il les garde.</p>
+
+<p>&mdash;Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons
+les joueurs? Vous savez bien que ce ne sont pas
+là nos conventions; les recettes baissent; intéressant,
+le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous,
+mais si nous éloignons les sympathiques, qui nous
+fera vivre puisque les coquins ne viennent pas ici?</p>
+
+
+<h4>IX</h4>
+
+
+<p>Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à
+venir dîner à son cercle, dans un de ses voyages à
+Paris; mais les voyages du père Eck à Paris étaient
+rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller
+sa fabrique.</p>
+
+<p>Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé
+de venir à Paris deux fois par an et d'y passer chaque
+fois quinze jours ou trois semaines pour faire accepter
+par les acheteurs les échantillons de la saison
+prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante
+négociants en draps qui sont ses clients sa <i>marmotte</i>,
+c'est-à-dire la caisse dans laquelle sont rangés ses
+échantillons,&mdash;le fabricant de draps lisses n'a pas à
+supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer
+à l'avance, pour la saison d'hiver et la saison
+d'été, cinq ou six cents échantillons dont il lui faudra
+discuter, avec les acheteurs, chaque fil, chaque
+nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication
+est beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un
+mot, ses commandes sont faites ou refusées; pour
+les recevoir, il n'est pas nécessaire que le chef de la
+maison se dérange lui-même.</p>
+
+<p>Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement;
+que serait-il venu faire à Paris? Ce n'était pas
+à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à Elbeuf, dans
+sa fabrique dont il montait les escaliers du matin
+au soir comme le plus alerte de ses fils; c'était dans
+son bureau à consulter ses livres; c'était surtout le
+jour des inventaires qu'il clôturait tout seul quand
+il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux
+et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta
+part, Samuel; la tienne, David, la tienne, Nathaniel,
+la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; maintenant,
+allez travailler.»</p>
+
+<p>Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait
+sa présence à Paris, il s'était décidé à partir;
+par la même occasion il verrait Adeline, et ce
+fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers
+six heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la
+Chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>fiens tiner</i> avec <i>fous</i> à <i>fotre</i> cercle.</p>
+
+<p>Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il
+traînait à bout de bras, accompagnait Adeline; la
+présentation eut lieu en règle, et le père Eck exprima
+toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un
+député dont il avait lu si souvent le nom dans les
+journaux. Ordinairement ce n'était pas un bon
+moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou
+que de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués
+de lui, mais la physionomie ouverte du père
+Eck et son air bonhomme effacèrent vite la mauvaise
+impression que ce mot «journaux» avait commencé
+à produire..</p>
+
+<p>Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils
+gagnèrent l'avenue de l'Opéra. Quand, en montant
+le grand escalier, Adeline vit les regards étonnés que
+le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements
+de marbre aussi bien que sur la livrée fleur
+de pêcher des valets de pied, il sourit intérieurement,
+comme si ce luxe lui était personnel et devait
+éblouir le futur oncle de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je vous montre nos salons?
+dit-il en entrant dans le hall.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle,
+c'est très <i>peau</i>.</p>
+
+<p>Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené
+partout un regard curieux, et tâté le tapis du
+pied, en homme qui connaît la qualité de la laine,
+répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste
+silence de ces vastes pièces:</p>
+
+<p>&mdash;C'est très <i>peau</i>.</p>
+
+<p>En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le
+cabinet d'Adeline avec Bunou-Bunou et quelques
+commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme
+ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta
+à la porte pour écouter le père Eck qui lui tournait
+le dos, et soutenait une discussion contre
+Bunou-Bunou.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me
+semble reconnaître l'accent de mon ancien département.</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg,
+dit Adeline; M. Eck, de la maison Eck et
+Debs.</p>
+
+<p>Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât
+sur son accent:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus,
+je suis Alsacien, ou si je ne le suis <i>blus</i> ce n'est
+<i>bas</i> ma faute, c'est celle de certaines <i>bersonnes</i>; je
+suis fier de mon accent et je voudrais en <i>afoir</i> davantage
+pour hisser haut le drapeau de mon pays.</p>
+
+<p>Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un
+peu effaré:</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement l'habitude de <i>fifre</i> toujours
+maintenant avec des Normands l'a <i>peaucoup</i> atténué,
+comme vous pouvez le <i>foir</i>, et je le regrette: l'accent,
+mais c'est le fumet du <i>pon</i> vin; voudriez-vous
+des pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?</p>
+
+<p>&mdash;Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait
+jamais de rien ni contre personne.</p>
+
+<p>À table, le père Eck répéta son même mot, en ne
+lui faisant subir qu'une légère variante:</p>
+
+<p>&mdash;C'est très <i>pon</i>; vraiment, pour le prix, c'est
+très <i>pon</i>.</p>
+
+<p>Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de
+la cagnotte, à un certain moment il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vraiment une <i>pelle</i> chose que l'association!
+Quels miracles elle produit! Je n'aurais
+jamais cru que, moyennant une cotisation de cent
+francs par an, on pouvait <i>chouir</i> de ces <i>peaux</i> salons
+et de cette <i>ponne</i> table, avec des domestiques aussi
+<i>pien</i> dressés, et de tout ce luxe.</p>
+
+<p>Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara
+les sommes qui se jouaient en deux ou trois minutes,
+il commença à changer d'avis sur les cercles. </p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques
+de nacre valent 5,000 francs et 10,000 francs?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient
+10,000 <i>vrancs</i> en or sur le tapis vert, ils y regarderaient
+à deux fois, à dix fois; ces plaques, ça
+glisse des doigts comme les haricots de ceux des enfants.
+Et je vois des commerçants à cette table, des
+gens qui savent ce que c'est que l'argent gagné.
+C'est une honte!</p>
+
+<p>Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements
+du père Eck, voulut changer la conversation
+qui menaçait de prendre une mauvaise voie et de
+conduire à un résultat complètement opposé à celui
+qu'il avait espéré au commencement de cette visite.</p>
+
+<p>Mais on ne changeait pas le cours des idées du
+père Eck, pas plus qu'on ne le faisait taire quand il
+voulait parler; il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>tis</i> que le jeu ainsi compris est une honte;
+c'est une spéculation, non une distraction; ils jouent
+<i>bour</i> gagner, non pour s'amuser entre honnêtes
+gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, comme
+ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous
+les mauvais instincts de la bête se marquent sur
+leurs visages. Allons-nous-en!</p>
+
+<p>Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur
+cette mauvaise impression; s'il fut bien aise de
+quitter la salle de baccara où cette indignation d'un
+<i>Puchotier</i>, beaucoup plus <i>Puchotier</i> que lui encore,
+était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât
+pas le cercle dans cet état violent, et, après lui avoir
+fait traverser les salons des jeux de commerce où
+quelques membres jouaient tranquillement, silencieusement,
+en automates, au whist et à l'écarté, il
+le conduisit dans son cabinet, où Bunou-Bunou,
+bien chauffé et bien éclairé, répondait scrupuleusement,
+comme tous les soirs il le faisait, aux vingt
+ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues
+dans la journée.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est <i>bour</i> cela qu'on fonde des cercles? dit
+le père Eck, en s'asseyant devant la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu
+n'est qu'un accessoire, qu'un accident, et ce soir,
+particulièrement, la partie a pris un développement
+insolite.</p>
+
+<p>Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus
+élevé leur cercle avait été fondé; malheureusement
+il fut interrompu, dans sa démonstration que le
+père Eck écoutait sans paraître bien touché, par
+M. de Cheylus, qui entra en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Il se joue en ce moment une comédie qui aurait
+bien amusé M. Eck s'il en avait été témoin, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle comédie?</p>
+
+<p>&mdash;Le comte de Sermizelles vient de perdre
+12,000 fr.; où les avait-il eus? me direz-vous. Je
+n'en sais rien, mais enfin il se les était procurés,
+puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va
+rencontrer une série, il cherche cinq louis seulement
+pour l'entamer. À la caisse, brûlé. Auprès
+d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé,
+archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même
+pas un louis. Ou bien on ne lui répond pas, ou bien
+on ne le fait qu'avec les refus les plus humiliants. Il
+ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il fallait
+voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant
+les humiliations, son impassibilité. Averti par
+Auguste, je suivais son manège. C'est la comédie
+que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris encore.
+Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais
+plaisant qui lui dit que le chef a de l'argent. Et
+voilà mon comte qui, par l'escalier de service, se
+précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce <i>bossible!</i> s'écria le père Eck en levant les
+bras au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est
+dans son sang comme dans celui de toute sa famille.
+Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas ruiné, était si
+foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la
+peine d'administrer sa fortune. À sa mort on a
+trouvé chez lui des tas de titres d'obligations de
+chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs coupons.
+Pourquoi se donner le mal de détacher ces
+coupons avec des ciseaux quand on fait des différences
+de trente ou quarante mille francs toutes les
+nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin,
+pour le moment, le comte est aux prises avec le chef
+et tâche de l'amadouer. Venez voir sa rentrée, qu'il
+ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera curieuse.</p>
+
+<p>Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y
+était pas, mais presque aussitôt il arriva allègrement,
+gaiement, et il courut à la caisse: sur la
+tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs,
+de deux francs, de cinquante centimes et même une
+poignée de gros sous.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton
+de cinq louis.</p>
+
+<p>Et vivement il courut à la table où le croupier
+annonçait justement une nouvelle taille: «Messieurs,
+faites votre jeu.» Sans hésitation, en homme
+qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à
+gauche: il était radieux, sûr de gagner. Et, en effet,
+il gagna. Il laissa sa mise doublée et gagna encore.
+Puis encore une troisième fois.</p>
+
+<p>Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck,
+qui n'avait nulle envie de passer la nuit à regarder
+jouer. Il en avait assez; il en avait trop. Adeline le
+reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et
+promit de venir le prendre le lendemain matin pour
+une course qu'ils avaient à faire ensemble.</p>
+
+<p>Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la
+porte, l'attendant.</p>
+
+<p>Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils
+descendirent l'avenue de l'Opéra, et, en passant
+devant son cercle, Adeline voulut entrer pour donner
+un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un
+brouhaha de voix qui partait de l'escalier du cercle,
+et à travers les glaces de la porte contre laquelle il
+était adossé ils virent un homme en veste et en calotte
+blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait
+avec de grands mouvements de bras, barrant le
+passage au comte de Sermizelles, défait, exténué,
+qui voulait sortir.</p>
+
+<p>Que signifiait cela?</p>
+
+<p>Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait
+pas plus moyen d'entrer que de sortir, le cuisinier
+obstruait solidement le passage et d'ailleurs il ne
+voyait pas son président, à qui il tournait le dos.
+Autour de lui et du comte, il y avait une confusion
+de gens qui criaient ou qui riaient, des membres
+du cercle, des croupiers, des domestiques.</p>
+
+<p>À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui
+était descendu par l'escalier de service.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en
+allant à lui vivement.</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier
+cent francs au chef; il a gagné cent vingt-cinq mille
+francs avec; mais il a tout perdu et il ne lui reste
+pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut
+pas le laisser partir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez donné votre parole d'honneur de
+me rendre mon argent ce matin, hurlait Félicien, et
+vous voulez filer. Vous ne passerez pas!</p>
+
+<p>Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir,
+et, mettant cinq louis dans la main du cuisinier:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même
+quittez le cercle à l'instant.</p>
+
+<p>Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent
+côte à côte assez longtemps sans rien dire.
+À la fin, le père Eck prit le bras d'Adeline:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur <i>Ateline</i>, je sais qu'on
+n'aime pas les conseils qu'on ne demande pas, <i>bourtant</i>
+je vous en donnerai un: croyez-moi, laissez
+ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est <i>bas</i> la
+place d'un brave homme comme vous. Vous serez
+mieux dans <i>fotre</i> famille. Si nous avons un peu
+réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille:
+c'est en étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est
+<i>bas</i> seulement pour la fortune que la famille est
+<i>ponne</i>.</p>
+
+
+
+
+<h4>X</h4>
+
+
+<p>Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous
+l'impression de ces conseils, sans pouvoir la secouer:
+«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs.» Est-ce
+que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?</p>
+
+<p>Mais dans la journée il lui vint un second avertissement
+qui le bouleversa plus profondément encore.</p>
+
+<p>Comme il allait entrer dans la salle des séances, le
+préfet de police&mdash;celui-là même qui lui avait accordé
+l'autorisation d'ouvrir le <i>Grand I</i>,&mdash;l'arrêta
+au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon cher député, êtes-vous content
+de votre cercle?</p>
+
+<p>Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène
+du matin, s'empressa de la raconter et de l'expliquer,
+tout en se disant que la préfecture était bien rapidement
+renseignée.</p>
+
+<p>Mais le préfet se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pas partager votre colère contre
+votre cuisinier, et même je trouve qu'il serait désirable
+que les joueurs eussent à payer quelquefois
+leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins.
+Ce n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je
+vous demandais si vous étiez content de votre cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de
+nos membres augmente tous les jours; nos fêtes sont
+très réussies; notre situation financière est bonne;
+je n'ai que des remerciements à vous renouveler
+pour l'autorisation que vous m'avez accordée avec
+tant de bonne grâce.</p>
+
+<p>Puis tout de suite il entama une apologie des cercles
+bien tenus et sévèrement surveillés, qui n'était
+à peu de chose près que la répétition de ce que Frédéric
+lui avait dit et répété plus de cinquante fois,
+sur tous les tons et avec toutes sortes de variantes,
+c'est-à-dire que si les tricheries sont jusqu'à un certain
+point possibles dans un cercle fermé, où, par
+cela même que tous les membres ne font en quelque
+sorte qu'une même famille, personne ne surveille
+son voisin, il n'en est pas de même dans les cercles
+ouverts, où, au contraire, la défiance et la surveillance
+sont la règle ordinaire, comme si on était
+dans une réunion de voleurs connus.</p>
+
+<p>Mais le préfet l'interrompit en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne
+m'inspirent pas plus une confiance absolue que les
+cercles ouverts, attendu que partout où l'on joue on
+peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois,
+comme dans le <i>claquedents</i> souvent, qu'on ait cent
+mille francs de rente, ou qu'on crève de faim. Je sais
+bien que lorsqu'on interroge un gérant de cercle ouvert
+sur les tricheries, il vous répond que par suite
+de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui,
+qu'elles sont absolument impossibles; s'il s'en
+commet, c'est chez son voisin. Il est vrai que lorsqu'on
+passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien
+découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais
+un seul chez lui, tandis qu'ils vont tous à côté, où il
+se passe des choses abominables, et l'on est tout
+étonné, la première fois, de voir que le récit de ces
+choses abominables est le même dans les deux bouches;
+ce qui se fait ici se fait là, et ce qui se fait là
+se fait ici. C'est par ce simple rôle de confident, aux
+oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais
+jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui
+enseigne l'art de s'approprier le bien d'autrui; et
+c'est pour cela que je résiste tant que je peux aux
+demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux
+cercles.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous qu'on vole maintenant autant
+qu'il y a quelques années, quand le jeu était peu
+connu? demanda Adeline persistant dans les idées
+qu'il avait reçues.</p>
+
+<p>&mdash;Autant, oui, et même davantage; seulement
+les procédés se sont perfectionnés, ils sont moins
+gros et par là plus difficiles à découvrir; parce que
+de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il
+qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur
+a changé de manière tout simplement, il en a
+adopté une nouvelle, moins dangereuse... pour lui:
+c'est ce qui explique votre réponse de tout à l'heure;
+quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous
+ne me le demandiez à moi-même, pourquoi vous ne
+seriez pas content de votre cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.</p>
+
+<p>&mdash;On triche chez vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai
+rien à ajouter.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, qui triche?</p>
+
+<p>&mdash;Cela est plus délicat; nous avons des soupçons,
+mais, comme il arrive le plus souvent, les preuves
+manquent; tandis que mes agents peuvent protéger
+le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent
+rien pour le monsieur à qui l'on vole cent
+mille francs, puisqu'ils n'entrent pas dans vos cercles.
+Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent
+pas le doute; on triche chez vous; il
+est vrai qu'on triche aussi ailleurs; mais ce qui
+se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que
+vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez
+vous, afin d'éviter un éclat: voilà pourquoi je vous
+avertis.</p>
+
+<p>Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline
+trouva de chaudes paroles de remerciement, puis il
+expliqua les mesures qu'il allait prendre avec son
+gérant et son commissaire des jeux pour découvrir
+les voleurs.</p>
+
+<p>Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne;
+prenez-les avec vous-même. Vous avez confiance
+dans votre gérant, c'est parfait; mais enfin il
+n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est
+dans son tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans
+vous prévenir, il y est encore bien plus gravement;
+et c'est toujours un mauvais moyen de recourir à
+ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous
+fiez qu'à vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller
+vos gros joueurs.</p>
+
+<p>&mdash;Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.</p>
+
+<p>&mdash;Surveillez le prince de Heinick comme les autres:
+il n'y a pas de prince devant le tapis vert, il n'y
+a que des joueurs, et la façon dont un joueur surveille
+un autre joueur vous montre quelle confiance
+on s'inspire mutuellement dans cette corporation.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il donc soupçonner tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Hé, hé!</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors ce serait à quitter la société.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins une certaine société.</p>
+
+<p>Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline
+le retint: il était épouvanté de la responsabilité
+qui lui tombait sur les épaules, et il ne l'était
+pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement.
+Comment découvrir les nouvelles tricheries, quand
+il connaissait à peine les anciennes? Il lui faudrait
+quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il termina en
+demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux;
+donnez m'en un.</p>
+
+<p>&mdash;Si les inspecteurs connaissent les grecs, les
+grecs connaissent encore mieux les inspecteurs;
+que je vous en donne un, et que vous l'introduisiez
+dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se
+passeront avec une correction parfaite.</p>
+
+<p>Adeline se montra si désappointé que le préfet ne
+voulut pas le laisser sur cette réponse décourageante.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais m'informer si on peut vous donner
+quelqu'un qui exerce une surveillance sans danger
+d'être reconnu, et aussi sans provoquer l'attention:
+mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la
+diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un
+dont la tournure et la tenue seraient déplacées
+dans votre cercle. Demain vous aurez ma réponse.</p>
+
+<p>Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller
+les joueurs, rôdant autour des tables, cherchant,
+examinant, mais ne voyant rien d'irrégulier.
+À la vérité, le prince de Heinick eut une banque
+exceptionnellement heureuse, mais sans que rien
+pût éveiller les soupçons dans sa manière de tailler,
+qui était la plus correcte au contraire, la plus élégante
+qu'on eût encore vue au <i>Grand I</i>. C'était presque
+du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte,
+c'était presque un honneur de se faire gagner son
+argent par un si noble banquier, numéroté dans
+l'<i>Almanach de Gotha</i>, et apparenté à des Altesses:
+«J'ai attrapé hier avec le prince Heinick une culotte
+qui peut compter!» Ça pose de se faire culotter
+par un prince.</p>
+
+<p>Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec
+une impatience nerveuse.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous.
+Un ancien agent politique versé dans la brigade
+des jeux. Il paraît qu'il a été <i>affranchi</i> par les
+grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni
+pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante.
+En tout cas, il connaît tous les tours de ces
+messieurs, et si celui qui s'exécute chez vous est
+neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais
+de vous dire qu'il est assez bien pour passer
+inaperçu dans votre cercle et partout; en plus décoré,
+d'un ordre étranger, pour services politiques. Il sera
+demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle
+heure?</p>
+
+<p>&mdash;Dix heures.</p>
+
+<p>Comme dix heures sonnaient le lendemain, on
+frappa à la porte d'Adeline, et dans son petit salon
+entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure
+militaire, correctement habillé comme tout le
+monde et avec aisance, les mains gantées; la tête
+était énergique, le visage montrait des traits détendus
+et fatigués comme ceux des comédiens qui
+ont exprimé toute la gamme des passions, mais ce
+qui frappait plus encore chez lui, c'était de beaux
+yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser,
+sans mouvements apparents, un rayon visuel
+plus considérable qu'il n'est donné à une vue
+ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de la part de M. le préfet de police.</p>
+
+<p>En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, monsieur; vous voudrez bien me
+présenter comme... une personne de votre connaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Assurément; votre nom?</p>
+
+<p>&mdash;Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est
+un nom commode, noble ou bourgeois, selon les
+dispositions de celui qui l'entend et lui met ou ne
+lui met pas d'apostrophe.</p>
+
+<p>Dantin allait se retirer; Adeline le retint.</p>
+
+<p>&mdash;M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes
+les tricheries des grecs.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes, non; car on en invente tous les jours,
+qu'on apporte toutes neuves dans les cercles, mais
+je connais à peu près toutes celles qui ont servi;
+quant aux inédites, une certaine expérience me
+permet de les deviner quelquefois!</p>
+
+<p>&mdash;M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même
+d'une façon surprenante.</p>
+
+<p>&mdash;M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain
+doigté. Au reste, je me mets à votre disposition,
+et si vous voulez que je vous donne une...
+séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.</p>
+
+<p>Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer
+chercher.</p>
+
+<p>Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant
+le bureau d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout
+en causant, parut les examiner assez légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont bien minces, mais enfin elles seront
+suffisantes, je l'espère.</p>
+
+<p>Il les étala sur le bureau et les remua à deux
+mains avec de grands mouvements des épaules et
+des coudes; puis, les ayant rassemblées, il les posa
+en tas devant Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous
+voudrez. Maintenant si vous voulez bien me désigner
+le neuf que vous désirerez, je vais vous le
+donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni
+celle de dessous ne sont des neuf.</p>
+
+<p>Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta
+pas des yeux les doigts de Dantin.</p>
+
+<p>&mdash;Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un
+autre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant
+bien de voir comment Dantin opérait.</p>
+
+<p>Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni
+pour ceux de coeur et de carreau qu'il lui servit
+ensuite, et il resta ébahi.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et
+vous ne m'avez pas davantage entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté
+du filage, l'oreille perçoit ce qui échappe aux
+yeux; heureusement, j'ai travaillé une heure ce
+matin, car, pour filer il faut faire ses gammes
+comme le musicien; si je restais un jour sans travailler,
+vous ne m'entendriez peut-être pas, mais
+moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas
+de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez
+ces cartes; pendant que j'occupais votre attention
+en vous disant qu'elles étaient mauvaises,
+je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à
+peine perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour
+mes doigts. Puis, au lieu de battre les cartes
+comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle
+la <i>salade</i>; et je vous ai donné à couper; mais, au
+moyen de cette carte légèrement bombée, j'ai fait
+un petit <i>pont</i>, dans lequel vous avez coupé. Et
+voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude
+et d'adresse.</p>
+
+
+<h4>XI</h4>
+
+
+<p>À neuf heures, Dantin arriva au <i>Grand I</i>, et par
+un valet de pied fit passer son nom au président, qui
+à ce moment causait avec son gérant.</p>
+
+<p>&mdash;Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise
+assez bien joué, faites-le monter.</p>
+
+<p>Puis s'adressant à Frédéric:</p>
+
+<p>&mdash;Un ami de Nantes.</p>
+
+<p>Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté
+de cette façon, devait passer inaperçu, ou tout
+au moins ne provoquer aucune curiosité: ce n'était
+point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou
+d'ailleurs à qui Adeline faisait les honneurs de son
+cercle: le malheur était que ces provinciaux, peu
+intelligents, se laissaient rarement séduire par les
+charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois
+à ponter un louis au tableau de droite ou de
+gauche, ils allaient rarement plus loin quand ils
+l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la
+même valeur à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.</p>
+
+<p>À cette heure, il n'y avait presque personne au
+cercle: quelques vieux bien sages qui jouaient tranquillement
+au whist ou à l'écarté; mais le baccara
+chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait
+passer l'inspection des lieux avant celle des
+joueurs.</p>
+
+<p>Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial
+à la perfection, c'est-à-dire avec une discrétion
+qui n'allait pas jusqu'aux gros effets du paysan,
+mais en homme de sa tenue qui, pour la première
+fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement
+regarde autour de lui avec curiosité, parce
+que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend un
+peu.</p>
+
+<p>Cependant, il fallait passer le temps, la promenade
+dans les salons ne pouvait se recommencer indéfiniment,
+et, d'autre part, deux amis qui se retrouvent
+après une longue séparation ne peuvent pas se
+mettre à lire les journaux en face l'un de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Verriez-vous un inconvénient à ce que nous
+fissions quelques carambolages? demanda Dantin;
+il importe de gagner l'heure sans provoquer l'attention.</p>
+
+<p>Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il
+fut court.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout! se dit-il.</p>
+
+<p>Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée
+des joueurs permît de commencer la partie; alors ils
+passèrent dans la salle de baccara; mais les joueurs
+assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie
+autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne
+se laissa-t-il pas tromper sur la qualité de ces joueurs,
+qui, pour lui, n'étaient que des <i>allumeurs</i> chargés de
+lancer la partie avec quelques modestes jetons de
+cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au
+banquier, c'était non moins certainement un autre
+allumeur qui avait pris la banque avec quinze louis
+avancés par la caisse; si la partie avait marché pour
+de bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.</p>
+
+<p>Entre la première et la seconde banque, Frédéric
+s'approcha de l'ami du président, et les présentations
+se firent.</p>
+
+<p>&mdash;M. d'Antin.</p>
+
+<p>&mdash;M. le vicomte de Mussidan.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui
+ne dédaignait pas d'allumer lui-même la partie,
+même au détriment des amis de son président.</p>
+
+<p>&mdash;Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec
+franchise et simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes
+nous ne cultivons pas encore le baccara.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Au moins dans ma société; c'est même la première
+fois que je vois jouer ce jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien facile.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai
+pas demain, mais aujourd'hui je regarde; il y
+a des choses que je ne comprends pas. Ainsi, pourquoi
+le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le
+banquier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui
+est assis en face du banquier; je croyais qu'il n'y en
+avait pas dans les cercles.</p>
+
+<p>Frédéric s'éloigna en se disant que son président
+avait des amis vraiment bien naïfs,&mdash;ce qui d'ailleurs
+ne l'étonna pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance,
+dit Adeline, quand Frédéric fut passé dans
+une autre salle, le vicomte de Mussidan est le vrai
+gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, je ne savais pas.</p>
+
+<p>Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant
+et le président ne faisaient qu'un, il fallait être attentif
+à veiller sur sa langue. Il avait reçu l'ordre de
+se mettre à la disposition de M. Constant Adeline,
+député, président du <i>Grand I</i>, afin d'aider celui-ci à
+découvrir des vols, qui se commettaient dans son
+cercle. Mais quels étaient ces vols, quels étaient les
+voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de les trouver.
+Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait
+les tricheries des grecs, il était disposé à
+voir des voleurs dans tous ceux qui vivent du jeu:
+joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là
+d'ailleurs une disposition commune aux policiers et
+qui fait leur force; s'ils étaient moins soupçonneux,
+ils ne découvriraient rien. Tel qu'il avait vu Adeline
+la veille, il le jugeait le plus honnête homme du
+monde, un brave et digne président, comme après
+tout il peut en exister. Mais si ce brave président ne
+faisait qu'un avec son gérant, et un gérant vicomte,
+c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait autre
+qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de
+ne pas s'aventurer avec lui. Un député est un personnage
+influent et c'est niaiserie d'agir de façon à s'en
+faire un ennemi, surtout quand on n'a que sa place
+pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le
+cas de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers
+joué les Don Quichotte, ce qui l'avait mené à être
+simple inspecteur de la brigade des jeux à quarante-cinq
+ans; il ne voulait pas descendre plus bas.</p>
+
+<p>Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait
+avec la franche curiosité du provincial qui voit jouer
+le baccara pour la première fois; de temps en temps
+il adressait à Adeline discrètement une question,
+que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un
+peu l'oreille; elles étaient tellement naïves, ces
+questions, qu'elles ne pouvaient venir que d'un provincial
+renforcé.</p>
+
+<p>Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline
+de temps en temps, il n'en était pas moins attentif
+à ce qui se passait à la table, qu'il ne quittait
+pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du
+croupier aux valets de service.</p>
+
+<p>Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs
+étaient arrivés, et la misérable petite banque de
+quinze louis du début était montée à cent, à deux
+cents, à cinq cents louis.</p>
+
+<p>Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi
+qu'il vît il ne lui dirait rien, car Adeline voulait
+avant tout éviter un éclat, qui, colporté le lendemain
+dans le Paris des cercles et peut-être même dans tout
+Paris, compromettrait le <i>Grand I</i> en même temps
+que la réputation de son président.</p>
+
+<p>Cependant, bien que Dantin se fût conformé à
+cette instruction, plus d'une fois il avait regardé
+Adeline pour appeler son attention sur la table de
+jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non
+en homme qui ne veut pas, mais parce qu'il ne voit
+pas ce qu'on lui montre, et que par cela il est dans
+l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. Alors
+Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire
+à un aveugle volontaire ou non, et si vraiment
+le président et le gérant ne faisaient qu'un.</p>
+
+<p>Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à
+Adeline qu'il voudrait bien l'entretenir pendant deux
+ou trois minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline
+anxieux.</p>
+
+<p>Dantin fit un signe affirmatif.</p>
+
+<p>Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline
+referma la porte avec soin.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous vu? parlez bas.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu que le croupier a <i>étouffé</i> de quarante-cinq
+à cinquante louis, rien que dans les trois dernières
+banques, répondit Dantin en sifflant ses paroles
+du bout des lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je
+n'ai rien vu.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous reconstituer les tours, et quand
+nous rentrerons dans la salle, comme vous serez
+prévenu, vous les verrez se répéter si c'est toujours
+le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne
+pas les recommencer.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est Julien!</p>
+
+<p>Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait
+clairement que Julien était la dernière personne
+qu'Adeline aurait crue capable d'étouffer le
+plus petit louis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua
+Dantin, et c'est une sage précaution qui prouve
+que celui qui leur a imposé ce vêtement connaît les
+habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec
+l'argent qui leur passe par les mains, il leur est
+facile de laisser tomber un jeton dans la poche de
+leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait dû
+en même temps leur imposer une cravate serrée au
+cou.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Pour les empêcher de faire glisser des jetons
+dans leur chemise. Rappelez-vous le col de Julien, il
+est très lâche, n'est-ce pas? et la cravate est lâche
+aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui respire
+difficilement, paraît-il, surtout au moment où il
+paye ou quand il rend de la monnaie, passe sa main
+dans son col pour l'élargir, et laisse alors glisser
+dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa ceinture.
+Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les.
+De même qu'il éprouve le besoin de respirer,
+il éprouve aussi celui de se moucher: deux fois il a
+tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs différents,
+et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main
+gauche, où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a
+replié et remis dans sa poche; ci, deux louis.</p>
+
+<p>&mdash;Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le
+gérant, ni le commissaire des jeux!</p>
+
+<p>C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois dire que tout cela était fait très proprement,
+avec adresse. Voyez-vous les tours d'un bon
+prestidigitateur?</p>
+
+<p>&mdash;Continuez.</p>
+
+<p>&mdash;Deux fois il a demandé de la monnaie: la première,
+le change a été fait loyalement, on lui a rendu
+la somme qu'il donnait; mais la seconde, quand il a
+tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son
+épaule, il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement
+la monnaie d'une qu'on lui a rendue, ci,
+vingt-cinq louis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors Théodore serait son complice?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant
+passons à la dernière opération. Vous avez dû remarquer
+un ponte à sa droite, un monsieur à barbe
+rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première,
+en commençant par lui, il lui a payé sa mise de
+cinq louis, puis, en finissant, il est revenu au monsieur
+roux, et alors il lui a payé les dix louis que
+celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis.
+Vous voyez que mon compte est exact; au moins le
+compte de ce que j'ai vu.</p>
+
+<p>Adeline était atterré:</p>
+
+<p>&mdash;Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon
+cercle, chez moi, de pareils misérables!</p>
+
+<p>Dantin se dit que si ce président ne valait pas
+mieux que d'autres qu'il avait connus, en tout cas
+c'était un habile comédien qui jouait admirablement
+la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou
+ne fût pas sincère, était-il prudent de paraître la
+prendre au sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi
+de vous dire que ce qui arrive chez vous se passe
+dans bien d'autres cercles. Je ne dis pas qu'il n'y ait
+pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, seulement,
+comme dans notre profession ce n'est pas
+les honnêtes gens que nous voyons, j'en connais plus
+d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il est mauvais de
+manier sans contrôle possible de grosses sommes
+qui semblent, à un moment donné, n'appartenir à
+personne: pourquoi celui qui les distribue n'en garderait-il
+pas une part pour lui? C'est comme cela que
+tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes
+étonnantes, que ne justifient ni leurs appointements
+plus que modestes, ni le tant pour cent
+qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires
+de vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers
+leur donnent, on ne sait pourquoi, si ce n'est
+peut-être pour les remercier de les avoir volés proprement.
+Ils sont partis de bas, garçons de café
+pour la plupart, valets de pied; ils ont vu le jeu et
+l'ont appris avec ses adresses, un jour qu'un croupier
+manque, ils le remplacent et font comme ils
+ont vu faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois
+ans, ils sont riches; à moins qu'ils ne soient joueurs
+eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous voyez une
+charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval
+de prix et chercher à accrocher toutes les voitures
+qu'elle rencontre, ne demandez pas à qui; c'est à
+un croupier: les plus belles villas, aux croupiers;
+les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris,
+voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la
+vaisselle, il y a cinq ans et qui ont aujourd'hui des
+galeries de tableaux de cinq ou six cent mille francs.
+Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années,
+ces fortunes, alors surtout qu'on a autour de
+soi des <i>mangeurs</i> qui vous en dévorent une grosse
+part, car on n'opère pas ces voleries sans que d'habiles
+gens vous voient, et il faut partager avec eux;
+le monsieur roux payé deux fois était un mangeur;
+et si j'allais dire à votre croupier ce que j'ai vu,
+soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce qu'il a gagné
+pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers
+ont autour d'eux toute une bohème qui vit
+d'eux tranquillement, sans danger, sans rien faire.
+Allez un jour dans le café où se réunissent les croupiers
+à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se
+plaindre, vous verrez comme on les fait chanter.</p>
+
+<p>Adeline restait accablé.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il
+enfin.</p>
+
+<p>Dantin hésita un moment:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, retournez dans le salon du baccara et
+reprenez votre surveillance, je vous rejoindrai tout à
+l'heure.</p>
+
+
+
+
+<h4>XII</h4>
+
+
+<p>Si Dantin avait hésité un moment pour répondre
+à la question d'Adeline, c'est que le tout qu'il disait
+n'était pas le tout qu'il avait vu.</p>
+
+<p>En plus de l'<i>étouffage</i> des jetons, il y avait eu le
+<i>bourrage</i> de la cagnotte, et, pendant ses quelques secondes
+de réflexion, il s'était demandé s'il devait
+parler de ce <i>bourrage</i>.</p>
+
+<p>Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il
+ne sût rien de la situation qui avait été faite au président
+du cercle dans lequel il opérait, il devait
+croire que ce président comme tant d'autres touchait
+un traitement; or ce traitement c'était, toujours
+comme chez les autres, la cagnotte qui le payait;
+comment dans ces conditions parler du <i>bourrage</i> de
+cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce
+pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent
+volé»; cela n'est agréable à dire à personne;
+et, d'autre part, quand on n'est qu'un pauvre diable
+d'employé de la préfecture de police, ce serait plus
+que de l'imprudence de dire à un ami du préfet
+«Vous n'êtes qu'un <i>mangeur</i>.»</p>
+
+<p>C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président
+de cercle que son croupier étouffait les jetons, mais
+enfin c'était possible: le croupier pouvait opérer
+pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il
+aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce
+n'était pas le croupier qui en avait la clef, c'était le
+gérant, et s'il la <i>bourrait</i>, ce ne pouvait être que par
+ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au mot
+d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il
+fallait y regarder à deux fois avant de dénoncer ce
+<i>bourrage</i>.</p>
+
+<p>De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë
+qui n'accusait personne, mais qui laissait la
+porte ouverte aux questions.</p>
+
+<p>Que le président le poussât, en homme qui réellement
+veut tout savoir, il répondrait aux questions
+nettement posées.</p>
+
+<p>Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage,
+surtout à propos de choses qu'on ne lui demandait
+pas.</p>
+
+<p>Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore
+on l'avait envoyé reprendre sa surveillance; il
+se l'était tenu pour dit: on n'a pas été fonctionnaire
+de la préfecture pendant de longues années sans apprendre
+à retenir sa langue.</p>
+
+<p>Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance
+en continuant à se donner l'air provincial.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric,
+commencez-vous à connaître le jeu?</p>
+
+<p>&mdash;Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre
+des cartes; je ne pourrais jamais me décider.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous ne jouez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Demain.</p>
+
+<p>&mdash;Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.</p>
+
+<p>L'imbécile continua de regarder le jeu; mais
+comme, pendant le temps qu'il avait passé dans le
+cabinet du président, le nombre des joueurs avait
+augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang,
+derrière les joueurs qui se penchaient sur la table
+pour surveiller leur mise: le tapis vert était encombré
+de jetons rouges et blancs et de plaques de nacre
+au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques
+louis jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas
+eu la patience de les changer. Comme les filouteries
+du croupier ne l'intéressaient plus puisqu'il les connaissait,
+c'était aux joueurs et au banquier qu'il donnait
+toute son attention. Mais à l'exception d'une
+pauvre petite <i>poussette</i>, c'est-à-dire d'une plaque de
+vingt-cinq louis à cheval et qu'un ponte avait adroitement
+poussée quand son tableau avait gagné, il ne
+vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en
+banquier, jouaient correctement.</p>
+
+<p>Mais il en est du policier comme du chasseur à
+l'affût, il n'a qu'à attendre; il attendit donc.</p>
+
+<p>Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un
+groupe entrer dans la salle, vers lequel tous les
+yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe s'avançait
+un grand jeune homme blond à lunettes, qui
+semblait marcher assez gauchement, un peu à l'aventure,
+le prince de Heinick, à qui l'on faisait une
+entrée, comme il arrive souvent pour les gros
+joueurs. Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua
+qu'il regardait en-dessus ou en dessous de ses lunettes
+qu'il portait assez bas sur le nez.</p>
+
+<p>Tout de suite le prince vint à la table, et, deux
+joueurs s'étant écartés avec l'empressement de courtisans,
+il plaça sur le tapis une plaque de vingt-cinq
+louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il perdit
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons
+si je serai aussi malheureux en banque.</p>
+
+<p>Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre
+que plus d'un joueur se promettait de profiter
+de cette déveine, quand il serait en banque: il avait
+assez gagné, l'heure de la restitution allait sonner.</p>
+
+<p>Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent,
+le prince alla s'asseoir dans un coin, et resta là d'un
+air indifférent et ennuyé jusqu'au moment où la
+banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se
+pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le
+premier croupier, un Béarnais appelé Camy, qui
+avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à Luchon, et
+qui ne travaillait que pour les banques importantes
+ou pour les joueurs de qualité.</p>
+
+<p>Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait
+demandé des cartes neuves; et le garçon d'appel
+avait apporté trois jeux au croupier. En poussant,
+en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver
+au second rang derrière les pontes assis, et il
+n'était qu'à trois pas du banquier, dans les meilleures
+conditions pour le bien voir; au quatrième rang,
+Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les
+cartes sur le tapis, il les examina et constata que les
+bandes timbrées paraissaient intactes. Le croupier
+déchira les enveloppes, battit les cartes et les passa à
+un ponte qui les battit à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien,
+dit le prince avec un aimable sourire; je suis féticheur.</p>
+
+<p>Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés;
+Dantin pouvait être tranquille de ce côté; il n'avait
+plus qu'à surveiller les mains de cet aimable banquier
+pour voir si, en approchant son fauteuil de la table,
+il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main
+gauche une portée préparée à l'avance&mdash;un <i>cataplasme</i>,
+si cette portée était épaisse; un <i>rigolo</i>, si
+elle était mince; mais tout se passa avec une
+régularité parfaite, il n'y eut aucune applique.</p>
+
+<p>Les jetons, les plaques, les louis et même quelques
+billets de banque s'étaient abattus sur le tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant
+ainsi mauvaise vue.</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-huit mille francs, répondit le croupier,
+qui, d'un coup d'oeil exercé, avait fait son compte.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne va plus, dit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.</p>
+
+<p>Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les
+quitter des yeux; les deux tableaux prirent des
+cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, quand il
+montra son point, un murmure de surprise s'éleva:
+il s'était tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite
+avait 3, le tableau de gauche baccara.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle veine!</p>
+
+<p>Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de
+la restitution ne paraissait guère arrivée: aussi
+quand le prince fit sa question ordinaire: «Combien,
+je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept
+mille francs; les prudents se réservaient; il fallait
+voir.</p>
+
+<p>Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car
+le banquier perdit cette taille en tirant une bûche
+qui laissa le même, son point de trois.</p>
+
+<p>Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier
+annonça qu'il y avait vingt mille francs, mais cette
+fois ils eurent tort encore, car ce fut le banquier qui
+gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce
+coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été
+le premier: le prince tira à six et amena un 2; ses
+adversaires avaient l'un 6, l'autre 7.</p>
+
+<p>Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné,
+c'était trop beau, trop sûr pour lui; il y avait là
+quelque volerie, mais laquelle? Il n'y voyait rien; il
+avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus
+léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où
+l'anxiété arrêtait les respirations. Devenait-il sourd?
+Il écouta s'il entendait le battement de sa montre
+dans la poche de son gilet, et il l'entendit.</p>
+
+<p>La banque continua en suivant à peu près la
+même marche, sur quatre coups le banquier en
+gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté
+de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on
+apporta devant le prince la corbeille dans laquelle il
+devait emporter son gain, elle se trouva presque
+remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.</p>
+
+<p>Pendant que le prince changeait toute cette mitraille
+d'ivoire et de nacre contre de vrais billets de
+banque, il voulut bien, toujours avec son aimable
+sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait
+le lendemain et leur offrirait leur revanche.</p>
+
+<p>C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida
+presque complètement; bien certainement il ne se
+passerait plus rien de sérieux.</p>
+
+<p>Adeline emmena Dantin dans son cabinet.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Le prince est un filou.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comment pouvez-vous porter une pareille
+accusation contre un homme dans sa situation
+et que nous a présenté un membre des grands cercles?</p>
+
+<p>&mdash;Vous me demandez mon impression, je vous la
+donne; si vous voulez que je ne dise rien, je me
+tais.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui vous fait croire...?</p>
+
+<p>Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le
+prince était un filou, en insistant principalement sur
+la sûreté de son tirage:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il
+n'y a très probablement pas de filage, mais il y a
+quelque chose, et ce quelque chose je le chercherai,
+j'espère même que je le trouverai, seulement il faudrait
+avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le
+prince a taillé.</p>
+
+<p>&mdash;Elles étaient neuves.</p>
+
+<p>Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner
+ces cartes, et comme ce soir-là il était impossible
+de retrouver avec certitude dans la corbeille
+celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut
+convenu que cet examen serait remis au lendemain.
+Ce retard contraria Adeline, qui aurait voulu ce
+soir même expulser de son cercle le croupier Julien,
+ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait
+bien attendre et laisser le prince prendre encore une
+banque sans éveiller les soupçons de personne, alors
+même que cette banque du lendemain devait être
+aussi désastreuse que celle qui venait de finir.</p>
+
+<p>Elle le fut; les choses se passèrent exactement
+comme la veille: même façon de jouer et de tirer,
+même gain, même impossibilité pour Dantin de
+rien voir.</p>
+
+<p>Comme cela avait été convenu, aussitôt que la
+banque fut finie, il se rendit dans le cabinet du président,
+où celui-ci arriva presque aussitôt, accompagné
+de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de
+donner plus de solennité à l'examen. Ils apportaient
+les cartes de la dernière banque. Vivement Dantin
+les prit, les palpa, les examina; toutes passèrent
+par ses doigts et sous ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne trouve rien, dit-il enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté
+vous avez soupçonné le prince, dit Adeline sévèrement;
+par bonheur, personne n'en saura rien.</p>
+
+<p>&mdash;Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou
+sentencieusement et avec non moins de sévérité
+qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec prudence,
+dans quelle situation nous mettiez-vous?</p>
+
+<p>Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à
+l'idée que le prince de Heinick pouvait être un filou,
+et, comme Adeline, il regardait l'agent avec une
+pitié méprisante:</p>
+
+<p>&mdash;Ces policiers!</p>
+
+<p>Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin
+sur le prince qu'Adeline avait entretenu son collègue,
+c'était aussi des accusations portées contre Julien
+et Théodore; aussi, en voyant le découragement
+de l'agent, tous deux se demandaient-ils si accusations
+et soupçons ne se valaient pas.</p>
+
+<p>Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se
+passait en eux, mais que dire? le mot de Bunou-Bunou
+lui fermait la bouche: «On n'accuse pas sans
+preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat,
+au moins pour les joueurs, dit Adeline, je
+pense qu'il est inutile de la continuer; vous pouvez
+ne pas revenir demain.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon
+rapport.</p>
+
+<p>Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir,
+il revint vivement, en se frappant le front:</p>
+
+<p>&mdash;Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!</p>
+
+<p>Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant
+s'il était pris d'un accès de folie.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes.
+Il y a sur ces cartes des signes que nous ne
+voyons pas avec nos yeux, mais que lui voit avec
+ses lunettes. Avez-vous une loupe?</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou,
+d'un air goguenard.</p>
+
+<p>&mdash;Les opticiens sont fermés à cette heure; mais,
+heureusement, j'en ai une chez moi, je vais la chercher;
+dans vingt minutes, je serai de retour; je vous
+en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline
+avec condescendance.</p>
+
+
+<h4>XIII</h4>
+
+
+<p>&mdash;Voilà un particulier qui a failli nous mettre
+dans de beaux draps, dit Bunou-Bunou quand Dantin
+eut refermé la porte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le rôle d'un policier de voir partout des
+coquins.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au
+prince de Heinick, c'est vif.</p>
+
+<p>&mdash;Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il
+dit avoir vu des manoeuvres de Théodore et de
+Julien.</p>
+
+<p>&mdash;Je me le demande aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons,
+les accusant!</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que
+dans ces fonctions d'agent de police on doit prendre
+bien souvent le rêve pour la réalité.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que courent de par le monde tant
+de légendes sur les tricheries dans les cercles: personne
+n'a vu voler, mais on connaît des gens qui ont
+vu, et alors...</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?</p>
+
+<p>&mdash;Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux
+et discrets: «Mon cher député, on triche chez
+vous»; ah! ah! ah!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! ah!</p>
+
+<p>&mdash;Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade
+des jeux!</p>
+
+<p>À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut
+que le temps de jeter un journal sur les cartes qui
+couvraient son bureau; c'était Frédéric qui venait
+aux renseignements; en voyant ces allées et venues,
+ces conciliabules, il n'était pas sans inquiétude;
+que signifiait tout cela? Mais en trouvant son président
+et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se rassura;
+évidemment il ne se passait rien de grave; et après
+quelques mots pour justifier tant bien que mal son
+entrée, il se retira se disant qu'à coup sûr ils se moquaient
+du commerçant de Nantes.</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que
+c'est de la démence toute pure de prétendre qu'il
+peut se trouver des signes quelconques sur des
+cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées
+du timbre de l'État. Vous qui connaissez le jeu
+mieux que moi, voulez-vous m'expliquer ce qu'il a
+voulu dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais vraiment rien.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est le meilleur agent de la brigade des
+jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller
+nous coucher.</p>
+
+<p>Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les
+vingt minutes fussent écoulées, Dantin arriva.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me permettre de fermer la porte,
+dit-il d'une voix haletante.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez.</p>
+
+<p>L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas
+long:</p>
+
+<p>&mdash;Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs,
+regardez vous-mêmes, là.</p>
+
+<p>Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui
+montra du doigt où il fallait regarder.</p>
+
+<p>Les cartes avec lesquelles on jouait au <i>Grand I</i>
+et qu'on fabriquait exprès pour lui, au lieu d'être
+unies, étaient tarotées en losanges roses et blancs, et
+la marque qui se voyait avec la loupe était une toute
+petite tache imperceptible, faite sur un des losanges
+qui répondait au point même de la carte, sur le premier
+pour l'as, sur le troisième pour le 3, sur le
+neuvième, sur le douzième (afin de laisser un écart
+facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de
+sorte qu'en voyant cette petite marque on savait la
+carte comme si on la regardait à découvert.</p>
+
+<p>&mdash;Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je
+n'en sais rien puisque je n'y étais pas, mais je jurerais
+que c'est avec une pointe d'aiguille rougie, approchée
+des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas,
+c'est du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ces cartes étaient dans des enveloppes
+scellées par la régie! dit Bunou-Bunou.</p>
+
+<p>&mdash;Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes
+gommées de la poste, on les ouvre sans les
+déchirer en les exposant à la vapeur de l'eau bouillante;
+on retire alors les cartes une à une par le bout
+ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on
+les replace une à une; on gomme la bande; et le
+tour est joué: voilà des cartes neuves qui doivent
+inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe
+ou de fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très
+habiles opticiens que messieurs les Allemands.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut un complice, dit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le
+garçon d'appel qui apporte les jeux, et qui substitue
+à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont été préparés.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le voir quand vous interrogerez ce
+garçon; mais, en attendant, laissez-moi, je vous en
+prie, vous prouver qu'avec ces cartes on joue à jeu
+découvert, et vous montrer comment le prince opère.
+Tout à l'heure, vous avez douté de moi, je m'en
+suis bien aperçu; laissez-moi me réhabiliter et vous
+convaincre que je ne suis pas le fou... que vous
+avez cru.</p>
+
+<p>Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui
+refuser ce qu'il demandait: il prit place au milieu
+du bureau en faisant asseoir Adeline à sa droite et
+Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à
+une table de baccara où il serait banquier; puis,
+tenant sa loupe de sa main gauche, de la droite il
+donna les cartes.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos
+cartes je vais vous dire vos points: à droite, il y a
+une figure et un 6, à gauche un as et un 7; moi j'ai
+une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais
+d'autant plus sûrement que je sais que la carte que
+je vais retourner est un 4.</p>
+
+<p>Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme
+les points qu'il avait annoncés étaient bien ce qu'il
+avait dit.</p>
+
+<p>Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés;
+la démonstration était plus que faite.</p>
+
+<p>&mdash;Me permettrez-vous de vous demander, dit
+Dantin, ce que vous voulez faire?</p>
+
+<p>La même réponse sortit instantanément de leurs
+deux bouches:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.</p>
+
+<p>Cette réponse était trop conforme à la tradition
+pour que Dantin s'en étonnât: pas de scandale, c'est
+la mot de tous les présidents de cercle lorsqu'un
+scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout
+le monde, on crie «au voleur»; dans un cercle où
+il n'y a qu'un monde choisi, on ne crie rien du tout;
+on expulse poliment le voleur sans prévenir personne,
+de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller
+voler chez le voisin.</p>
+
+<p>Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son
+nom serait mêlé et qui compromettrait le <i>Grand I</i>, il
+ne voulait pas cependant que le prince allât continuer
+son industrie dans les autres cercles de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons
+pas l'impunité au prince de Heinick, et que
+nous ne nous contenterons pas de lui écrire une lettre
+banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle;
+il faut qu'il quitte Paris et la France.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il aille exercer son industrie dans son pays,
+dit Bunou-Bunou, je n'y vois pas d'inconvénient, au
+contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Et le garçon de jeu? demanda Dantin.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais le chasser.</p>
+
+<p>&mdash;Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit
+Bunou-Bunou, nous ne pouvons pas lui livrer le
+complice.</p>
+
+<p>&mdash;Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité
+s'est établie?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons l'interroger.</p>
+
+<p>Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se
+présenta d'aller lui chercher Léon.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je
+l'interrogerai moi-même; j'obtiendrai peut-être des
+aveux plus vite, en même temps que je le forcerai à
+ne pas ébruiter l'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites.</p>
+
+<p>Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant
+autour de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Répondez à tout ce que monsieur vous demandera,
+dit Adeline en désignant de la main Dantin,
+adossé à la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton
+rude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... Léon.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?</p>
+
+<p>&mdash;Chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es Normand?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;D'où?</p>
+
+<p>&mdash;D'Arques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le
+métier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es marié?</p>
+
+<p>Il fit un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;Où est ta femme; que fait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Elle tient un café à Arques.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tu prendras ce matin le train de six
+heures quarante-cinq pour Dieppe, et tu resteras auprès
+de ta femme, à tenir ton café avec elle; si tu
+reviens à Paris, la police correctionnelle et après
+Poissy. Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs
+ce que le prince de Heinick te donne pour que
+tu lui apportes des cartes préparées, et comment
+l'affaire s'est arrangée entre vous.</p>
+
+<p>&mdash;Des cartes préparées!</p>
+
+<p>Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois
+jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Les voici.</p>
+
+<p>Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale
+de l'interroger en affirmant lui avait fait perdre
+la tête; la vue des cartes l'acheva.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure,
+balbutia-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune,
+grêlé, que j'ai connu au café où je vais; il m'a dit
+que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses cartes,
+des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche,
+quoi.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur
+bande, je n'aurais jamais consenti. On peut prendre
+des renseignements, tout le monde dira que je suis
+un honnête homme: j'ai quatre enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il
+est fameux.</p>
+
+<p>Léon hésita un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.</p>
+
+<p>&mdash;Mille francs.</p>
+
+<p>Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer
+sans dire mot à personne: si tu causes, au lieu d'aller
+jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme le
+poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne
+s'amuse pas.</p>
+
+<p>Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il
+avait reculé vers la porte, il l'entr'ouvrit et se faufila
+dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour
+substituer un jeu de cartes à un autre et la tête
+tourne.</p>
+
+<p>Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir
+comment ils procéderaient avec le prince, et il
+fut décidé qu'on attendrait son arrivée le lendemain,
+et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle du
+baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du
+président.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin,
+et vous préciserez la tricherie, si le prince essaye de
+la contester.</p>
+
+<p>Dantin allait se retirer, Adeline le retint:</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous devons des remerciements, dit-il,
+pour le service que vous nous avez rendu; nous vous
+devons aussi des excuses, car, je l'avoue à un certain
+moment nous avons douté de vous. Le préfet
+saura combien vous nous avez été utile en cette misérable
+affaire.</p>
+
+<p>Quand Dantin arriva le soir à onze heures au
+<i>Grand I</i>, il remarqua qu'on le regardait d'une façon
+bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En effet, les
+conciliabules dans le bureau du président, la disparition
+des cartes qui avaient servi à la banque du
+prince de Heinick, enfin l'absence inexpliquée de
+Léon avaient fait travailler les langues: ce n'est pas
+dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec
+l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant
+personne ne lui adressa la parole, pas même
+Frédéric qui causait avec Barthelasse, car Adeline
+vint au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit
+celui-ci, vous y trouverez M. Bunou-Bunou; je vous
+rejoins tout à l'heure.</p>
+
+<p>En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné
+du prince, qu'il fit passer devant lui poliment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désirez me parler? demanda le prince
+avec une hauteur dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, nous avons à vous demander
+des explications sur votre façon de jouer.</p>
+
+<p>&mdash;À moi!</p>
+
+<p>Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous vous prions de nous les donner devant
+monsieur, continua Adeline en désignant Dantin.</p>
+
+<p>Celui-ci s'avança:</p>
+
+<p>&mdash;Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire?</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire que vous trichez, prince.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable!</p>
+
+<p>&mdash;Vous trichez avec ces cartes&mdash;il présenta les
+cartes&mdash;que vous remet le garçon de jeu, à qui vous
+donnez mille francs.</p>
+
+<p>Le prince hésita un moment en jetant autour de
+lui des regards féroces; puis tout à coup, laissant
+tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes flageolantes,
+comme s'il allait défaillir:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur
+de mon nom... un moment d'égarement, je vous
+expliquerai.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous
+avez à prendre demain matin le train de sept heures
+trente pour Cologne, et à ne jamais revenir en
+France.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible demain; la princesse...</p>
+
+<p>&mdash;La princesse vous rejoindra.&mdash;Cologne, ou la
+police correctionnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je partirai.</p>
+
+<p>Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de
+surveillance à la gare du Nord, vit le prince en costume
+de voyage et sans lunettes descendre de voiture
+et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin,
+mais en se tenant en dehors des barrières au lieu de
+passer dedans et en détournant la tête pour que le
+prince ne le reconnût pas.</p>
+
+<p>&mdash;Compiègne, demanda le prince en posant un
+billet de banque sur la tablette du guichet.</p>
+
+<p>Dantin lui prit le bras:</p>
+
+<p>&mdash;Compiègne est en France; c'est Cologne que
+vous voulez dire?</p>
+
+<p>&mdash;Cologne.</p>
+
+
+
+
+<h4>XIV</h4>
+
+
+<p>Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne,
+Adeline put enfin s'expliquer avec Frédéric et
+lui demander l'expulsion du croupier Julien et du
+garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,&mdash;ce
+qu'il fit franchement, sévèrement.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un
+agent au cercle! qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que
+savait le président?</p>
+
+<p>Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois;
+avant de se lancer, il fallait être renseigné.</p>
+
+<p>Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout
+de son réquisitoire qu'il prit la parole&mdash;d'un air
+consterné, et aussi outragé.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord je dois vous dire qu'avant une heure
+Julien et Théodore seront chassés du cercle; ce sont
+des misérables qui méritent d'autant moins de pitié
+que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue
+que de ce côté je suis en faute; j'ai péché par trop
+de confiance précisément; je ne les ai point surveillés
+avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort,
+je le reconnais.</p>
+
+<p>Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement;
+mais il la releva et reprit sa fierté, son air
+Mussidan:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je
+suis... plus que surpris, plus que peiné, en un mot,
+profondément blessé, que tout ce qui vient de se
+passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma
+tête, en me tenant à l'écart, comme si je n'avais
+pas la responsabilité de l'administration de ce cercle;
+vous comprendrez donc que je vous demande les raisons
+pour lesquelles vous avez agi de cette façon.</p>
+
+<p>Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline
+s'en fâchât; il en attendait même l'explosion,
+et il n'eût pas compris que chez un homme
+comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse
+était-elle prête:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le
+service qu'il m'a rendu, qu'il nous a rendu, était
+assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter les
+conditions qu'il mettait à son concours.</p>
+
+<p>Il fallait accepter cette explication ou se fâcher:
+Frédéric ne se fâcha point. Il avait mieux à faire,
+c'était d'amener Adeline à parler longuement de cet
+agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait
+été dans ses découvertes.</p>
+
+<p>Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.</p>
+
+<p>Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait
+savoir; il cherchait à profiter des observations de cet
+agent, non pour le passé, mais pour l'avenir: il ne
+fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se reproduire,
+non seulement avec les croupiers et les garçons
+de jeu, mais encore avec les grecs comme le
+prince de Heinick; la tricherie de celui-ci avait été
+si originale, si audacieuse qu'elle l'avait trompé;
+malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et
+cette veine invraisemblable provoquaient, il n'avait
+pu la découvrir; mais dorénavant des précautions
+seraient prises qui empêcheraient toute fraude; on
+ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait
+avec trois jeux de couleurs différentes, blancs,
+roses, chamois, ce qui couperait radicalement le
+filage; tous les soirs, les cartes ayant servi seraient
+brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une
+perte de cinq ou six mille francs par an que produisait
+la revente de ces cartes, mais la sécurité absolue
+ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, cette leçon
+donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions
+légales, vendent leurs cartes, serait productive:
+elle prouverait une fois de plus que, bien décidément,
+le <i>Grand I</i> était un cercle modèle.</p>
+
+<p>Que le <i>Grand I</i> dût devenir, dans un temps donné,
+plus cercle modèle qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait
+pas changer les résolutions d'Adeline.</p>
+
+<p>Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez
+vous», il avait vécu sous le poids écrasant d'une obsession
+qui ne le lâchait ni jour ni nuit: il se voyait
+devant le tribunal obligé de répondre comme témoin
+aux questions du président, et d'écouter la tête basse
+ses admonestations; que de demandes mortifiantes
+pour son caractère, blessantes pour son honneur ne
+lui adresserait-on point?</p>
+
+<p>Et tout en entendant les questions sévères ou
+bienveillantes du président, tout en voyant son sourire
+narquois ou dédaigneux, il se répétait les paroles
+du père Eck:</p>
+
+<p>«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas
+seulement pour la fortune que la famille est bonne.»</p>
+
+<p>Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait
+fait un voeu comme le marin au milieu de la tempête:
+s'il échappait au danger qui le menaçait, il renoncerait
+à cette existence si peu faite pour lui, et,
+suivant le conseil du père Eck, il laisserait ces gens
+à leurs plaisirs, qui n'étaient pas du tout les siens.</p>
+
+<p>Jamais il n'avait fait son examen de conscience
+avec cette anxiété et cette intensité de pensée: que
+lui avait-elle donné, cette existence qu'il n'avait acceptée
+qu'en vue de résultats que l'imagination lui
+montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à
+tenir aussi éloignés qu'au premier jour? Quelles
+affaires bonnes pour ses intérêts personnels lui avait
+apportées cette présidence qui devait lui créer tant
+de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son
+intérêt personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt
+général, il était bien forcé de s'avouer aussi que
+cette fondation de son cercle, qui devait concourir
+au développement de la vie brillante à Paris, avait
+tout simplement concouru au développement du
+jeu: où étaient-ils, les commerçants que le cercle
+avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis qu'il ne
+voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou
+ruinés&mdash;lui tout le premier. Car le plus clair de
+cette misérable aventure, c'était sa dette à la caisse
+du cercle, les soixante mille francs qui, à cette heure,
+en formaient le chiffre.</p>
+
+<p>Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît
+son voeu, et qu'en donnant sa démission il
+reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y avait pas à hésiter,
+pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être
+étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques
+jours, ce qu'il avait appris l'épouvantait. Eh
+quoi, c'étaient là les moeurs de ce monde, le vol,
+partout le vol, en haut comme en bas, pas une main
+nette; et toutes ces hontes, il les couvrait de son
+nom: «Allons chez Adeline»; c'était chez Adeline
+que les croupiers <i>étouffaient</i> les jetons; chez Adeline
+que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles
+de travail et de probité aboutissaient à ce résultat.</p>
+
+<p>Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il
+sortît de cet enfer, qui ne dévorait pas seulement sa
+fortune et son honneur, mais qui le dévorait lui-même,
+du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour
+n'y laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il
+est des passions qui élèvent le coeur et l'esprit, ce
+n'est pas précisément celle du jeu; depuis qu'il était
+à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient
+passé devant les yeux et dans des conditions où la
+bête humaine se livre le plus franchement; il ne
+voulait pas leur ressembler.</p>
+
+<p>À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il
+avait caressées pour Berthe, mais pouvait-il payer
+de son honneur la dot qu'il avait cru lui gagner?
+elle serait la première à ne pas le vouloir.</p>
+
+<p>Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier
+Julien et Théodore, il n'hésita pas une minute, contrairement
+à ce qui arrivait toujours lorsqu'il avait
+une résolution difficile à prendre, il quitta le <i>Grand I</i>
+et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission,
+il fallait qu'il s'acquittât à la caisse,&mdash;ce
+qui n'était possible qu'en redemandant à sa femme
+les trente-cinq mille francs qu'il lui avait envoyés
+quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant
+avec elle une combinaison pour se procurer
+les vingt-cinq mille autres.</p>
+
+<p>Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui
+quelle humiliation!</p>
+
+<p>L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf
+comme à l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa
+femme pour lui annoncer son arrivée, et, quand il
+entra dans la salle à manger, il trouva tout son
+monde l'attendant devant la table mise: la Maman
+dans son fauteuil, sa femme, Berthe et Léonie.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es gentil de nous rendre le samedi
+que tu ne nous avais pas donné, dit Berthe en l'embrassant.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, la politique chauffe? dit la Maman.</p>
+
+<p>Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage
+de Berthe avec Michel, elle ne parlait plus que
+de politique quand il venait passer un jour à Elbeuf;
+c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle
+ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait
+pu être question d'intérêts de famille. Comme de leur
+côté, Adeline et madame Adeline ne tenaient pas
+moins à ce que ces sujets ne fussent pas abordés,
+et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à
+sa grand'mère la plus légère occasion de manifester
+franchement ou par des allusions son hostilité, c'étaient
+des conversations politiques sans fin auxquelles
+tout le monde prenait part.</p>
+
+<p>Mais ce soir-là la politique elle-même languit et
+plus d'une fois Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien
+sans continuer avec sa mère la discussion
+commencée.</p>
+
+<p>&mdash;Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe
+toujours désireuse de ces promenades avec son père.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je repars demain matin pour Paris.</p>
+
+<p>Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère
+chez elle; puis, ayant embrassé sa fille et Léonie, il
+passa dans le bureau avec sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut
+refermée; comme tu es préoccupé ce soir!</p>
+
+<p>&mdash;Une chose grave, qui va te causer un grand
+chagrin... et qui me cause, à moi, une cruelle humiliation.</p>
+
+<p>Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.</p>
+
+<p>Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour
+du cou par un geste maternel, elle se pencha à son
+oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre Constant!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été entraîné, une fatalité.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense bien.</p>
+
+<p>Le premier coup porté, elle s'était remise un peu,
+bien que le plus dur ne fût pas dit.</p>
+
+<p>&mdash;Combien? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il me faut vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>Bien que dans leur situation la somme fût très
+grosse, elle avait craint le malheur plus grand encore.</p>
+
+<p>&mdash;Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle.
+Puis, voulant le relever:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement,
+nous n'en avons pas eu cette année.</p>
+
+<p>&mdash;Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en
+toi, quelle indulgence!</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de
+sourire pour ne pas pleurer; est-ce qu'il doit être
+question d'indulgence entre nous?</p>
+
+<p>&mdash;Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu!</p>
+
+<p>En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion,
+l'embarras, la préoccupation d'amoindrir la
+force du coup qu'il allait porter à sa femme, avaient
+changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était
+vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille
+mis de côté sur son gain qu'il lui fallait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite
+Beaujour?</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a dit?... s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les avais gagnés au jeu.</p>
+
+<p>Il la regarda interdit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on
+peut vivre pendant vingt-six ans unis de coeur et de
+pensées sans se connaître et sans lire l'un dans
+l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq
+mille francs, j'ai bien vu d'où ils venaient. Et c'est
+là ce qui, depuis, a fait mon tourment; puisque tu
+avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais;
+que de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais
+pour te laisser commencer. J'étais si bien certaine
+que ces trente-cinq mille francs provenaient du jeu,
+et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai
+jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition,
+il n'y a qu'à les prendre.</p>
+
+<p>Il la serra dans ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;Nous aurions toujours été heureux que je ne te
+connaîtrais pas! s'écria-t-il avec effusion.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc soixante mille francs que tu dois?
+interrompit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je trouve comme un soulagement à le
+savoir; j'ai l'esprit ainsi fait d'aller toujours au pire;
+J'ai craint plus que ça bien souvent; j'ai vu tout
+perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, dans
+la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis
+que ces trente-cinq mille francs maudits me sont
+arrivés; et puis si tu te décides à payer ces soixante
+mille francs, c'est que tu renonces, n'est-ce pas, à
+les rattraper par le jeu?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas seulement à les rattraper que je
+renonce, c'est aussi à la présidence du cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Constant! s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est à la caisse que je dois cette somme,
+je ne peux pas me retirer sans la payer; aussitôt que
+j'aurai payé, je donnerai ma démission.</p>
+
+<p>&mdash;Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est
+pas acheter notre repos trop cher.
+Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans
+son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait
+faire ces vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle;
+tout pouvait y rester.</p>
+
+<p>&mdash;Même l'honneur.</p>
+
+<p>Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner
+sa démission.</p>
+
+
+
+
+<h4>XV</h4>
+
+
+<p>Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric,
+Barthelasse et Raphaëlle tenaient conseil chez
+celle-ci.</p>
+
+<p>Depuis que le <i>Grand I</i> était ouvert, jamais il ne
+s'était trouvé dans des conditions aussi critiques; si
+l'avertissement du préfet: «On triche chez vous»,
+n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des
+plaintes certaines, la surveillance de l'agent et les
+précautions prises pour qu'elle pût s'exercer en
+cachette faisaient toucher du doigt les dangers de la
+situation.</p>
+
+<p>Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne
+pouvait avoir aucune responsabilité pour ce qu'il s'y
+passait, était furieuse contre ses associés, qu'elle
+accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric
+comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric,
+passant de l'un à l'autre, quand elle ne les réunissait
+pas dans le même sac pour les secouer en les
+cognant l'un contre l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que
+vous fichez dans le cercle, je vous le demande; il
+semble que pour vous&mdash;cela s'adressait à Barthelasse&mdash;tout
+soit dit quand vous avez empêché un
+prêt douteux de cinq cents louis, et que pour toi&mdash;ceci
+s'adressait à Frédéric&mdash;tu n'as qu'à dormir
+tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé
+la revue de ton personnel, et que tu l'as trouvé
+correct. Et vous êtes du métier!</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié;
+puis se tournant vers Barthelasse:</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites que vous êtes le malin des malins&mdash;imitant
+son accent&mdash;oui, mon bon, vous le dites;
+tous les tours qui ont pu se faire, vous les connaissez,
+et quand un particulier à lunettes opère sous vos
+yeux, tire à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement
+vous trouvez ça tout naturel.</p>
+
+<p>Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse,
+taillé en taureau, se laissait facilement intimider
+par les femmes qui lui tenaient tête, et par Raphaëlle
+plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût,
+comme il disait d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait,
+vous avez remâché toutes les vieilleries de votre
+honorable carrière, les télégraphistes que vous
+n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en
+avait pas, le filage que vous n'avez pas entendu,
+puisqu'il ne filait pas, enfin tout votre répertoire, au
+lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas bien
+difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à
+tricoter donnant juste le point de la carte, et ça
+n'était pas bien difficile non plus à découvrir,
+puisque ce policier l'a découverte.</p>
+
+<p>Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse,
+c'est que ce que Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il
+se reprochait lui-même: «Comment n'avait-il pas
+eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait
+examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait,
+et comme Dantin, tout d'abord, il n'avait rien vu;
+au toucher, il n'avait rien senti.</p>
+
+<p>Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas
+ce qu'il est: négociant à Nantes!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu des soupçons.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais
+donc pas l'interroger sur Nantes? il n'y a peut-être
+jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des
+bêtises.</p>
+
+<p>&mdash;Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de
+tomber sur un agent que personne ne connaît.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous aurait fallu un commissaire avec son
+écharpe; vous auriez ouvert l'oeil; tandis que c'est
+l'agent qui l'a ouvert.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là
+qu'est la question intéressante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est clair, ce qu'il a vu.</p>
+
+<p>&mdash;Et la cagnotte? continua Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président?
+demanda Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas fait d'allusion?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté,
+dit Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et
+rien de celui-là? demanda Barthelasse; il a de bons
+yeux, le coquin!</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il n'a rien dit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric,
+mais l'agent savons-nous ce qu'il a dit au président?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque le président n'a parlé de rien, répéta
+Raphaëlle avec colère.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela
+prouve-t-il qu'on ne la connaît pas?</p>
+
+<p>&mdash;S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore,
+et pour exiger leur renvoi immédiat? s'est-il
+gêné pour renvoyer lui-même Léon?</p>
+
+<p>&mdash;Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui
+fait? je vous le demande, hein! s'écria Barthelasse;
+tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle lui rapporte?
+trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il
+va se fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit,
+l'agent n'a rien vu; c'est son genre, à cet homme,
+d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce n'est pas
+d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le
+seul; j'en ai connu plus d'un comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus,
+interrompit Raphaëlle, agacée par les histoires de
+Barthelasse, il s'agit de notre président.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par
+l'agent, et s'il ne parle pas de la cagnotte, c'est qu'il
+ne lui convient pas d'en parler, il accepte tacitement;
+il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait
+rien.</p>
+
+<p>&mdash;Il accepte?</p>
+
+<p>&mdash;Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour
+le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais acceptera-t-il maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;Que j'ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il ne nous quitte.</p>
+
+<p>&mdash;Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse,
+nous le tenons!</p>
+
+<p>&mdash;Il peut les payer; alors comment le tenons-nous,
+par quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc dit?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé
+pour lui; ce brave homme n'était pas plus fait pour
+être président de cercle que moi je ne le suis pour
+être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré
+là-dedans; je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à
+s'en aller; et s'il n'est pas encore parti, c'est parce
+que nous lui faisions certains avantages qui dans sa
+position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en
+espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés;
+mais ce qui s'est réalisé, ce sont des ennuis et des
+tourments qui l'épouvantent. Il a peur d'être compromis,
+et ce qui vient de se passer l'a tout à fait
+affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et
+qui lui fera commettre toutes les bêtises. Je ne
+serais pas du tout surpris qu'en ce moment il n'eût
+pas d'autre idée que de se procurer les soixante mille
+francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors
+que deviendrons-nous?</p>
+
+<p>Les trois associés se regardèrent avec stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Personne mieux que moi ne sait combien il est
+embêtant, continua Frédéric, combien on a de difficultés
+à manoeuvrer avec lui, combien il est gênant;
+mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que
+si nous le perdons nous ne retrouverons jamais son
+pareil: c'est un paratonnerre; estimé de tout le monde
+et de tous les mondes, ami du préfet, tant qu'il nous
+couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le cercle,
+ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut
+convenir qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main
+heureuse; elle l'eût fabriqué elle-même qu'elle ne
+l'eût pas mieux réussi.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon
+à ce qu'il durât plus longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera
+pour quelles raisons il se retire, sans compter
+qu'il les dira peut-être lui-même, ses raisons. Alors
+nous voilà livrés aux <i>mangeurs</i>; si nous refusons leurs
+services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons
+il faudra les payer, et d'un prix combien plus
+cher que les trente-six mille francs que nous donnions
+au <i>Puchotier!</i> Avec lui nous étions tranquilles
+et c'était crânement que je répondais que nous n'avions
+besoin de personne: «Merci, nous avons notre
+président.»</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit
+Barthelasse; trente-six mille francs, c'est bon à
+garder.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien,
+vous verriez que je n'exagère rien et vous seriez
+aussi inquiet que moi. Après le premier moment de
+surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince
+de Heinick et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de
+Théodore, sévèrement, comme un juge qui s'adresse
+à un coupable, je me suis vite remis et tout de suite
+je lui ai longuement expliqué toutes les précautions
+que nous prendrions, tous les sacrifices que nous
+nous imposerions pour que de pareilles choses ne
+puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il m'écoutait;
+lui qui autrefois eût voulu explications sur
+explications, il avait l'air de me dire: «Vous savez
+que tout cela m'est indifférent, ce n'est pas pour
+moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner
+l'éveil. Si son intention avait été de rester avec nous,
+il m'eût interrogé au lieu de me fermer la bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien
+et de Théodore? demanda Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs
+vous devez bien penser qu'au premier mot je ne lui
+ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris les devants.</p>
+
+<p>&mdash;Mes pressentiments sont les mêmes que ceux
+de Frédéric, dit Raphaëlle; il doit vouloir se retirer.
+Que deviendrons-nous?</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent
+comme pour chercher, dans les yeux des uns des
+autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en eux.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet
+homme a trop perdu; s'il avait gagné, il ne demanderait
+qu'à continuer; mais toujours perdre, je m'imagine
+que ça dégoûte.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il
+nous devait deux cent mille francs, nous le tiendrions.</p>
+
+<p>&mdash;S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre,
+dit Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner,
+continua Barthelasse. D'abord ça n'appauvrira pas
+la caisse, qui n'a été que trop soulagée par cette
+canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache
+les gens comme le succès, c'est la leçon de la morale.</p>
+
+<p>Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de
+plaisanter, cependant cette leçon de la morale invoquée
+par ce vieux crocodile de Barthelasse, comme
+ils l'appelaient entre eux, les fit rire:</p>
+
+<p>&mdash;Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que
+je dis, j'ai des exemples: il y a sept ans, à Luchon,
+M. Jules Ramot me devait cinquante mille francs et
+je commençais à comprendre que j'aurais bien du
+mal à les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai
+fait? je lui ai passé des séquences sans rien lui dire,
+avec lesquelles il a gagné près de nonante mille
+francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante
+aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi;
+et pourtant il ne s'était rien dit entre nous, mais
+entre galantes gens on s'entend à demi-mot. Ainsi de
+notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain,
+un peu avant qu'il prenne la banque....</p>
+
+<p>&mdash;Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est
+donc disposé à la prendre. Alors je m'approche, et
+je lui dis sans avoir l'air de rien: «Mon <i>présidint</i>,
+vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous
+mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier,
+il fait gagner les banquiers»; et mon Camy,
+qui n'a pas son pareil, lui passe une belle séquence
+que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou
+huit coups sûrs: comme il est reconnu que notre
+<i>présidint</i> est le plus honnête homme du monde, personne
+n'ose le soupçonner, et il empoche une belle
+somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a
+pas parlé du <i>bourrage</i> de la cagnotte, il acceptera encore
+bien mieux les séquences qui lui profiteront
+personnellement, tandis que la plus grosse part de
+la cagnotte lui passe devant le nez.</p>
+
+<p>Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son
+enfance faubourienne qui lui était resté.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce que produira votre discours au
+<i>présidint</i>, répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance
+et ne voudra pas prendre la banque; ou bien,
+s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, bêtement,
+et battra les cartes, les fera couper; voilà
+votre belle séquence brouillée, et... il perd.</p>
+
+<p>Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode
+de lui mettre tout simplement la séquence dans la
+main en lui disant de jouer les cartes dans l'ordre
+où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier
+à qui l'on imposerait une séquence sans qu'il
+se doute de rien, quitte à le prévenir délicatement
+une fois la chose faite, à seule fin de lui inspirer de
+la reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le
+jeu n'avait ni la science ni les roueries de Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Tout simplement en lui faisant prendre une
+suite: nous mettons en banque le baron ou Salzman
+et nous leur passons la séquence; ils ne la brouilleront
+pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou
+trois coups ils l'abandonneront, et nous manoeuvrerons
+pour que le président prenne leur suite. C'est
+lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman
+viennent de laisser, et, sans que personne puisse
+soupçonner un homme dans sa position, il fait une
+rafle qui nous le livre.</p>
+
+<p>&mdash;Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous,
+dit Frédéric. Et taillera-t-il? Là est la question.</p>
+
+
+
+
+<h4>XVI</h4>
+
+
+<p>C'était avec des valeurs à escompter et des factures
+à recevoir que madame Adeline avait fait les
+vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux trente-cinq
+mille provenant du jeu, devaient payer les soixante
+mille dus à la caisse du cercle.</p>
+
+<p>En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à
+son banquier, et s'occupa ensuite de toucher les
+factures dont l'une, s'élevant à trois mille et quelques
+cents francs, était due par un marchand de
+draperie de la rue des Deux-Écus, un vieux, très
+vieux client de la maison, qui ne faisait pas un
+gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que
+la Banque de France.</p>
+
+<p>Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter
+pour être payé, qu'il l'avait gardé pour le
+dernier; il la connaissait, la formule du vieux drapier:
+«Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler
+notre petit compte.» Et ce compte, on le réglait
+dans la salle à manger, en buvant un verre de cassis,
+tandis que, par un châssis vitré, on voyait les
+commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient
+de chez le fabricant, ou vendre le métrage
+d'un pantalon à un petit tailleur. Le seul ennui de
+ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons
+où se trouvaient un défaut, qui avaient été
+soigneusement conservés et qui permettaient une
+autre phrase non moins traditionnelle que celle du
+petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille
+plus comme autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait
+sans trop se faire prier.</p>
+
+<p>Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau,
+le soir tombait, mais la nuit n'était pas
+encore faite; dans la demi-obscurité de la rue
+étroite, il lui semblait vaguement que les choses
+n'étaient pas comme il les voyait depuis vingt-cinq
+ans aux abords du magasin de son vieux client. Où
+donc était l'étalage avec ses pièces de drap de
+toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent
+que le magasin était fermé, et que, sur les
+volets, quatre pains à cacheter fixaient une bande
+de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la
+rue des Deux-Écus est en grande partie occupée par
+des drapiers, il entra chez un autre de ses clients
+qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une attaque
+d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent,
+ont fait tout de suite apposer les scellés.»</p>
+
+<p>La déception était contrariante pour Adeline, car
+elle renversait tout son plan: à cette heure de la
+soirée, les maisons où il aurait pu se procurer la
+somme qui lui manquait étaient fermées, et par là
+il se trouvait dans l'impossibilité d'aller au <i>Grand I</i>
+pour payer sa dette et pour y signer sa démission
+sur son bureau qu'il ouvrirait une dernière fois.</p>
+
+<p>Il resta un moment dans la rue, ne sachant de
+quel côté tourner.</p>
+
+<p>A la vérité il devait se dire que c'était là un retard
+insignifiant, et qu'il serait encore parfaitement
+temps de démissionner le lendemain; mais
+cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on
+est arrêté par un incident qu'on n'a pas
+prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé aussi sa
+phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les
+garder.</p>
+
+<p>Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas
+le portèrent machinalement avenue de l'Opéra; et
+arrivé devant sa porte il monta: après tout, autant
+dîner là qu'ailleurs.</p>
+
+<p>Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils
+échangèrent un sourire de soulagement. Ce n'était
+pas une lettre, la lettre de démission qu'ils attendaient
+presque, c'était lui; puisqu'il revenait, rien
+n'était perdu.</p>
+
+<p>Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion
+de Julien et de Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai profité de l'occasion pour inspirer une
+sainte frayeur à tout le personnel: Je vous promets
+que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.</p>
+
+<p>Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui
+importait ce qui se passerait au <i>Grand I</i> dans quelques
+jours?</p>
+
+<p>Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire
+part de cette mauvaise réception à Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il;
+il doit avoir sa démission dans sa poche.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut l'appuyer si bien avec des billets de
+banque qu'elle ne puisse pas en sortir: je vais préparer
+la séquence.</p>
+
+<p>&mdash;Taillera-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;En le poussant.</p>
+
+<p>&mdash;Envoyez chercher le baron et Salzman.</p>
+
+<p>A table, Adeline oublia sa déception et se dérida:
+justement c'était le jour des invitations et elles
+avaient amené de nombreux convives. A côté d'étrangers
+qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des
+habitués, des amis. Le menu était réussi; on racontait
+des histoires drôles; il se laissa d'autant plus facilement
+aller que c'était la dernière fois qu'il faisait
+fonction de président, et peu à peu il retrouva les
+agréables sensations de ses premiers mois de présidence,
+quand il voyait tout en beau et se demandait
+comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre ailleurs
+que dans un cercle.</p>
+
+<p>Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint
+nerveux et impatient.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?</p>
+
+<p>Chaque fois qu'on lui adressait cette question,
+d'un ton engageant et avec sympathie, il s'exaspérait.
+C'était déjà bien assez pour lui d'entendre la musique
+du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des cartes,
+le murmure étouffé des joueurs, que dominait de
+temps en temps l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne
+va plus?», sans qu'on vînt encore le tenter et le
+pousser.</p>
+
+<p>Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr.,
+dans ses poches, et, à chaque mouvement qu'il faisait,
+il éprouvait un singulier sentiment qu'il ne
+s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur produite
+par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient
+pas pu résister à la tentation de tâter la chance, car
+tout joueur sait que ce n'est pas du tout la même
+chose d'opérer avec une petite mise qu'avec une
+grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements,
+on est à peu près sûr de la perdre; au contraire,
+avec une grosse qui vous donne toute liberté
+de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner;
+c'est une affaire de tactique.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, mon président, vous n'en taillez pas
+une ce soir?</p>
+
+<p>Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le
+pousser.</p>
+
+<p>Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait
+nettement.</p>
+
+<p>Et cependant?</p>
+
+<p>S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours
+à ceux qui jouent pour la première fois, n'est-ce pas
+vrai également pour ceux qui jouent leur dernière
+partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède continuellement
+qu'elle vous abandonne à la déveine.</p>
+
+<p>Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement
+la dernière.</p>
+
+<p>Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il
+les rejetait loin de lui, en se disant que ce sont les
+sophismes ordinaires aux joueurs, qui pendant
+trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur
+dernière partie qu'ils recommenceront le lendemain...
+mais qui, cette fois, sera bien décidément la
+dernière.</p>
+
+<p>Pourtant, il y avait un point qui le troublait:
+c'était la mort de son client de la rue des Deux-Écus;
+pourquoi le père Huet était-il mort juste au moment
+de le payer et de parfaire les soixante mille francs
+dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de
+providentiel; une impossibilité qui était un avertissement?
+On n'est pas joueur sans être superstitieux,
+et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer
+de ses superstitions, on les accepte quand elles
+ne contrarient pas la manie dont on est obsédé
+Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde de croire
+que le père Huet était mort exprès pour le pousser
+au jeu, il se disait en même temps que cette mort
+pouvait bien signifier quelque chose.</p>
+
+<p>Pourquoi ne pas voir quoi?</p>
+
+<p>Il y avait un moyen facile de faire cette expérience,
+c'était de tâter la chance, non avec ces cinquante-six
+mille francs, non pas même avec quelques-uns des
+billets qui composaient cette somme, mais simplement
+avec cinq louis ou dix louis de son argent de
+poche.</p>
+
+<p>Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout
+en respectant l'argent que sa femme lui avait remis,
+il ne laissait point passer la veine sans mettre la
+main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. Ce
+n'est point tant les audacieux que la fortune favorise,
+que ceux qui savent l'arrêter quand elle passe à
+leur portée.</p>
+
+<p>Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il
+errait par les différentes pièces du cercle, s'arrêtant
+devant le billard pour applaudir quelques carambolages,
+dans un autre salon pour conseiller un ami
+qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire
+un journal du soir dont il ne suivait pas deux lignes,
+malgré son application, mais quand cette idée de la
+mort du père Huet eut traversé son esprit, il rentra
+dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son
+porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se
+trouva devant lui,&mdash;celui de gauche.</p>
+
+<p>Le banquier donna les cartes et perdit à droite
+comme à gauche.</p>
+
+<p>Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain
+pour Adeline, cependant il en fut aussi heureux que
+si, au lieu de 100 francs, il avait gagné 1,000 louis,
+car, s'il était insignifiant en soi, quelle importance
+ne prenait-il pas comme indication de la veine.</p>
+
+<p>Il laissa ces cent francs et, gagna encore.</p>
+
+<p>Décidément, la mort du père Huet semblait bien
+être providentielle.</p>
+
+<p>Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de
+gauche il passa à droite, où il ponta les 300 francs
+qu'il venait de gagner: le tableau de gauche perdit,
+le tableau de droite gagna.</p>
+
+<p>Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui</p>
+
+<p>&mdash;Quelle veine, mon président!</p>
+
+<p>Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore
+pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse,
+je n'userais pas ma veine dans ces niaiseries,
+je la garderais pour ma banque.</p>
+
+<p>Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront
+pas l'émotion d'Adeline: quatre fois coup sur
+coup il avait interrogé l'oracle, et quatre fois l'oracle
+lui avait répondit par une affirmation contre laquelle
+toute discussion était impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que vous allez prendre la banque, dit
+M. de Cheylus survenant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.</p>
+
+<p>Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre
+en banque, mais ces excitations tombant sur lui de
+différents côtés firent pencher sa résolution chancelante.</p>
+
+<p>Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme
+le retint: il fit une nouvelle tournée dans les salons
+et de nouveau il tâcha de s'intéresser aux carambolages,
+à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, inconsciemment,
+il revint à la salle de baccara, où,
+pendant son absence, quelques gros coups avaient
+imprimé à la partie une allure plus animée.</p>
+
+<p>C'était un des habitués du cercle, un Américain
+appelé Salzman, qui venait prendre la banque, et on
+avait apporté trois jeux de cartes que Camy était en
+train de mêler.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu.</p>
+
+<p>Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût
+rien de précis à reprocher à Salzman, on le tenait
+vaguement en défiance, et puis c'était un vilain banquier;
+ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il
+n'y eut guère que les étrangers qui pontèrent.</p>
+
+<p>Il gagna: aussi pour son second coup les mises
+furent-elles plus faibles encore, et cependant il semblait
+vouloir rassurer les joueurs les plus soupçonneux:
+au lieu de tailler en prenant un paquet de
+cartes dans la main gauche pour les distribuer de la
+main droite, il <i>taillait au talon</i>, c'est-à-dire en prenant
+les cartes une à une devant lui, sous les yeux
+de tous, ce qui rend absolument impossible le <i>filage</i>,
+le <i>miroir</i>, et autres tours de prestidigitation: cette
+fois il perdit à droite et gagna à gauche; alors il se
+leva:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, il y a une suite.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.</p>
+
+<p>C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté
+de la table ayant Frédéric à sa gauche et M. de
+Cheylus à sa droite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à vous, mon président, dit Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, dit M. de Cheylus.</p>
+
+<p>Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son
+collègue; il savait par expérience l'intérêt que celui-ci
+avait à le voir gagner, d'ailleurs ce ne fut pas tant
+cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.</p>
+
+<p>Il s'assit au fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu.</p>
+
+<p>Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de
+Salzman: Adeline était un beau banquier: les plaques,
+les billets de banque tombèrent sur le tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa
+voix monotone.</p>
+
+<p>Adeline continuant Salzman le continua aussi dans
+la manière de tailler; une à une il prit les cartes au
+talon pour les donner aux tableaux et se les donner
+à lui-même.</p>
+
+<p>Le tableau de gauche prit une carte et le banquier
+s'en donna une, un 9, comme il avait deux bûches il
+gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et sur la gauche
+qui avait 4, 6 et 5.</p>
+
+<p>&mdash;Continuation de la veine, murmura M. de
+Cheylus.</p>
+
+<p>Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent
+de plus en plus dru.</p>
+
+<p>&mdash;Combien y a-t-il? demanda Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Dix-sept mille francs.</p>
+
+<p>Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et
+une bûche.</p>
+
+<p>Il y eût un mouvement d'hésitation chez les
+pontes; plus que jamais il fallait se rattraper: le
+vent allait tourner.</p>
+
+<p>Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier
+gagna avec 8, le quatrième coup avec 9, le cinquième
+avec un nouvel abatage, le sixième, au milieu
+de la stupéfaction générale et de la consternation
+d'un certain nombre de pontes, encore avec un 8.</p>
+
+<p>Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où
+s'était entassé son gain dont on fit le compte, on
+trouva 87,000 francs.</p>
+
+
+
+
+<h4>XVII</h4>
+
+
+<p>Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette
+partie l'ébranla.</p>
+
+<p>Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné
+de cette persistance de la veine, mais on n'avait pas
+eu le temps de réfléchir, il fallait se rattraper: ce
+n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine
+comment sont donnés les coups qu'on reçoit, on
+tâche de les rendre; après, on verra.</p>
+
+<p>Après on avait vu que cette veine était vraiment
+bien extraordinaire, et telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité,
+si solide qu'elle fût, qui pût la mettre à
+l'abri du soupçon.</p>
+
+<p>Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des
+joueurs affolés par l'émotion de la lutte ou paralysés
+par l'angoisse, incapables par conséquent de voir
+autre chose que ce qui leur est étroitement personnel:
+le point de leur tableau et celui du banquier;
+en plus de ces acteurs il y a les spectateurs, les curieux;
+il y a ceux qui piquent la carte et notent tous
+les coups dans l'espérance de saisir une veine qu'ils
+poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à
+l'aurore; il y a aussi les grecs de profession qui
+exercent une terrible surveillance non en vue d'empêcher
+les tricheries, mais simplement en vue de
+prendre une part dans celles qu'ils surprennent, et
+qu'ils peuvent dénoncer; enfin il y a encore le personnel
+du cercle, très expert aux choses de jeu, qui
+ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres
+quand ce qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.</p>
+
+<p>Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant
+suite à celles de Salzman, elles constituaient un ensemble
+révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. 5. 0.&mdash;0. 8. 0. 7.
+6. 9.&mdash;3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.&mdash;0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. 2.&mdash;0.
+8. 0. 7. 6. 9....</p>
+
+<p>Cette série de chiffres qui se continuait était absolument
+incompréhensible pour un profane, mais,
+pour un <i>affranchi</i>, elle ressemblait terriblement à
+une séquence: ce n'était ni la <i>surprenante</i>, ni la <i>foudroyante</i>,
+ni l'<i>invincible</i>, ni la <i>douceur</i>, ni les <i>quatre
+fers en l'air</i>, ni la <i>Toulousaine</i>, ni la <i>Marseillaise</i>, ni
+aucune de celles qui sont classiques dans le monde
+de la grecquerie et qui par là sont trop usées pour
+qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre;
+mais elle sentait cependant la préparation d'une
+main plus complaisante que ne l'est ordinairement
+la main de la Fortune, un peu lourde, peut-être, et
+qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au
+banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle
+n'avait pas été inspirée par l'idée d'empêcher les
+hésitations de tirage.</p>
+
+<p>Pour ceux qui admettaient la séquence, la question
+était de savoir si un homme du caractère et de
+l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à jouer
+avec des cartes séquencées.</p>
+
+<p>C'était là-dessus que la discussion s'était engagée
+quand, après le premier moment de surprise, on
+avait commencé à discuter la victoire du président
+du <i>Grand I</i> et les moyens par lesquels elle avait été
+obtenue.</p>
+
+<p>Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui
+connaissaient Adeline s'étaient récriés:&mdash;Allons
+donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à quels
+signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes
+les fois qu'un banquier gagne plus que les pontes ne
+voudraient, il passe donc des séquences.&mdash;Mais à
+ces objections, les répliques n'avaient pas manqué,
+et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas
+restés court:&mdash;Ce n'est généralement pas à vingt
+ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y est
+peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource.
+La position d'Adeline était-elle assez bonne
+pour qu'il n'eût pas besoin de gagner quatre-vingt
+mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être
+président d'un cercle, avec un traitement payé par
+la cagnotte?</p>
+
+<p>D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie
+ne connaissaient pas Adeline et n'avaient pas dès
+lors de raisons pour le défendre. Un président de
+cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence,
+c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés
+vifs par ce genre de vol contre lequel la
+défense est à peu près impossible qu'ils voient des
+séquences partout et plus souvent encore que dans
+la réalité, où cependant elles se rencontrent si fréquemment.
+Et puis ce président n'était pas le premier
+venu; il avait un nom; il était député; on lisait
+ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations
+devenaient plus vraisemblables; c'était drôle;
+il y aurait du scandale.</p>
+
+<p>Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément
+couru le tout-Paris des cercles et du boulevard:</p>
+
+<p>&mdash;Le président du <i>Grand I</i> a passé une séquence
+à son cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il n'est pas député?</p>
+
+<p>&mdash;Justement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! elle est bien bonne!</p>
+
+<p>&mdash;Si les présidents s'en mêlent!</p>
+
+<p>C'était cette double qualité de député et de président
+qui donnait du piquant à la chose: pas intéressantes
+pour le boulevard, les histoires de gens
+que personne ne connaît. Il arrive assez souvent
+qu'il se gagne des sommes importantes, et d'une
+façon étonnante sans qu'on s'en occupe en dehors
+des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est
+qu'alors ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le
+boulevard, n'existent pas pour lui, ils ne sont nulle
+part, comme disent les Anglais; Adeline était quelque
+part, au palais Bourbon, dans les journaux, et
+dès lors «elle était bien bonne»; ceux-là mêmes
+qui auraient haussé les épaules, si on leur avait
+parlé d'une séquence passée dans un des cercles les
+plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes,
+par un étranger du Pérou ou des Indes, devenaient
+attentifs quand on ajoutait que le coupable
+était un député, un homme en vue, c'était un événement
+parisien, et tout de suite, sans autre examen,
+ils se disaient: «C'est bien possible!» et cette
+possibilité, ils la faisaient partager aux autres en
+leur racontant cette histoire: «Un député, elle est
+bien bonne.»</p>
+
+<p>A côté de ceux qui parlaient de cette histoire
+parce qu'elle était drôle, il y avait tout une catégorie
+de gens qui s'en occupaient, parce qu'elle les intéressait
+personnellement&mdash;celle qui vit du jeu et des
+joueurs, depuis les gros <i>mangeurs</i>, qui protègent les
+cercles et sont pour eux ce que les souteneurs
+sont pour les filles, jusqu'aux <i>rameneurs</i>, aux <i>dîneurs</i>,
+aux <i>allumeurs-tapissiers</i>: «Ah! le député Adeline
+en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en
+tirer parti du député et en <i>manger</i> quelques morceaux!»
+On pourrait le mettre en avant pour arracher
+des autorisations d'ouverture de cercles dans
+les villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants;
+de même, on pourrait aussi l'employer
+pour prévenir des arrêtés de fermeture que prendraient
+ces préfets; au député influent, à l'ami des
+ministres, les préfets n'oseraient rien refuser; et
+lui-même le député n'oserait rien refuser à ceux qui
+le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est surtout
+dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.</p>
+
+<p>Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus
+de celui qui l'avait soulevé, sans qu'il en entendît
+rien et se doutât même qu'on pouvait s'occuper
+de lui autrement que pour le féliciter, et
+aussi pour lui faire quelques emprunts, comme cela
+était arrivé la première fois qu'il avait gagné une
+somme importante.</p>
+
+<p>De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la
+réalité avait même été au delà de ce qu'il imaginait.</p>
+
+<p>Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle
+tout de suite pour aller se coucher tranquillement
+à quoi bon se coucher? Il était bien trop surexcité,
+trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car,
+sans être un passionné du jeu, il jouait néanmoins
+en passionné, le coeur arrêté ou bondissant, les nerfs
+crispés, et il n'y avait aucun point de ressemblance
+entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après
+une nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la
+ruine et de la ruine à la fortune, reprennent au
+matin leurs occupations ordinaires comme s'ils
+avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs
+qui tout d'abord l'avaient enveloppé, il
+avait repris sa promenade à travers le cercle, en tâchant
+de calmer son irritation et de se retrouver.
+Mais on ne l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient
+les désintéressés qui tout d'abord s'étaient
+jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès
+spontanément comme les mouches vont au rayon
+de soleil; d'autres, toujours à l'affût des bonnes
+occasions, avaient attendu qu'il fût seul pour l'aborder:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président....</p>
+
+<p>Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants
+qui vivent là sans autres ressources que celle
+d'un adroit emprunt de temps en temps ou d'un
+jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils
+aient en poche le prix du déjeuner ou du dîner, ils
+ne quittent pas le cercle. Tout ce que l'on peut consommer
+pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le dévorent,
+mais sans jamais se permettre la prodigalité
+d'un extra, même quand il ne coûte que quelques
+sous. A peine osent-ils plier le pied en marchant, de
+peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait
+l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas
+moins les plus exigeants à se faire passer leur pardessus
+par les valets de pied: «Valet de pied», ils
+sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, et
+n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on
+les sert.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président....</p>
+
+<p>Adeline connaissait trop bien cette ritournelle
+pour ne pas deviner la chanson qu'elle allait amener:
+«Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, mon cher
+président.» Il était difficile de refuser ces pauvres
+diables dont plusieurs portaient des noms autrefois
+honorables et que le jeu avait roulés dans ces bas-fonds.</p>
+
+<p>Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un
+certain point ne l'avaient pas surpris, il y en avait
+une qui l'avait réellement stupéfié.</p>
+
+<p>Comme, vers trois heures du matin, il se disposait
+enfin à rentrer chez lui, il avait trouvé, dans
+le hall Salzman, qui se disposait aussi à partir.</p>
+
+<p>Ils avaient endossé leurs pardessus en même
+temps, et, en même temps aussi, ils avaient descendu
+l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous rentrez chez vous, mon président?
+demanda Salzman.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble
+jusqu'à la place de l'Opéra.</p>
+
+<p>Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui;
+après avoir joué, la marche le calmait et rafraîchissait
+son sang; quelquefois même, pour mieux se remettre,
+il prenait le chemin le plus long; mais
+c'était léger d'argent qu'il faisait cette promenade
+nocturne et les voleurs qui l'eussent arrêté auraient
+perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il avait
+plus de quatre vingt mille francs en billets de banque
+dans ses poches.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais prendre une voiture, répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, avant de nous séparer, je vous demande
+un moment d'entretien, deux minutes.</p>
+
+<p>L'heure était étrangement choisie, alors surtout
+que quelques instants auparavant cet entretien
+pouvait avoir lieu plus commodément pour tous les
+deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux
+minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en
+ce moment complètement désert, tandis que sur la
+chaussée quelques coupés du cercle attendaient la
+sortie des joueurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous conviendrez, mon cher président, dit
+Salzman, que celui qui vous a donné cette banque a
+la main heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Cela, c'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration
+que j'ai eue de vous laisser ma suite n'a pas
+été moins heureuse que la main... pour vous au
+moins.</p>
+
+<p>Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure
+qu'allait prendre cet entretien bizarre, devint attentif
+à ce mot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si elle a été heureuse pour vous, continua
+Salzman, elle ne l'a guère été pour moi, car si
+j'avais taillé jusqu'au bout, les quatre-vingt-dix
+mille francs qui sont dans votre poche seraient
+dans la mienne... et franchement, ils y arriveraient
+à propos.</p>
+
+<p>&mdash;Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline,
+qui voulait prendre ses précautions.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais on ne peut tailler que ce
+qu'il y a dans les cartes, et dans ma suite il y avait
+une jolie série. Cependant, rassurez-vous, je ne
+viens pas vous proposer de partager, bien que j'en
+connaisse plus d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma
+discrétion; Je viens seulement vous demander
+cinq cents louis, non comme partage, mais comme
+prêt, parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.</p>
+
+<p>Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans
+rien savoir de mauvais sur son compte, Adeline ne
+l'aimait point, cette façon de demander ces cinq
+cents louis, en s'adressant à lui comme à un
+associé, acheva ce que les préventions avaient
+commencé.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que
+vous désirez, dit-il sèchement, mais cela m'est tout
+à fait impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant....</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait impossible.</p>
+
+<p>Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il
+ouvrit la portière.</p>
+
+<p>A ce moment, plusieurs joueurs descendant du
+cercle arrivaient sur le trottoir.</p>
+
+<p>&mdash;Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la
+portière.</p>
+
+<p>Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les
+yeux des joueurs qu'il sentait sur lui, il n'avait pu
+ni rien ajouter, ni retenir Adeline.</p>
+
+
+
+
+<h4>XVIII</h4>
+
+
+<p>Cette façon de demander en faisant valoir des
+droits au partage avait exaspéré Adeline. Vraiment
+ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix mille
+francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui
+Adeline avait perdu au lieu de gagner, Salzman serait
+venu lui proposer de prendre une part dans sa
+perte?</p>
+
+<p>D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois
+il avait répondu comme il fallait à ce drôle.</p>
+
+<p>Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là
+et des autres ses pareils, car s'il n'avait pas
+donné sa démission ce soir-là, après avoir payé sa
+dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à
+maintenir cette démission et à abandonner la <i>Grand I</i>
+aussitôt qu'il pourrait le faire décemment, sans
+paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était
+plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de
+cette nuit serait vite oubliée; alors il sortirait du
+<i>Grand I</i> pour ne jamais remonter son escalier, ni
+celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience
+qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune
+carte.</p>
+
+<p>Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait
+vite cette partie: le lendemain, à la Chambre, on ne
+lui parla que de sa veine extraordinaire; il y eut
+même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement
+s'il était vrai, comme on le racontait, qu'il
+eût gagné cinq cent mille francs. Adeline se récria.</p>
+
+<p>&mdash;On ne parle que de ça!</p>
+
+<p>Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit
+qu'on s'occupait en effet de lui beaucoup plus qu'il
+n'aurait voulu: on chuchotait; on se taisait quand
+il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à
+l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait
+un gros gain, ses amis l'en avaient plaisanté; maintenant,
+semblait-il, ce n'était plus de la plaisanterie,
+c'était de l'étonnement.</p>
+
+<p>Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près
+de quatre-vingt-dix mille francs? Était-ce un de ces
+gains extraordinaires qui peuvent provoquer la surprise?</p>
+
+<p>Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction
+de voir celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était
+rien passé entre eux dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous en veux pas, mon cher président,
+dit l'Américain, j'avoue même qu'à votre place j'aurais
+probablement répondu comme vous; seulement,
+il est bien entendu que si je vous repasse jamais une
+suite du même genre, nous ferons nos conditions
+avant, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était
+celui de la bonhomie et de la drôlerie, leur enlevait
+toute signification douteuse; Adeline ne chercha
+donc pas autre chose que ce qu'il avait compris:
+l'intention chez l'Américain de tourner en plaisanterie
+ce qui avait commencé par être sérieux, et n'avait
+pas réussi sous cette forme. Mais trois jours après
+se présenta un incident qui lui fit se demander s'il
+ne s'était pas trompé.</p>
+
+<p>C'était le soir, la partie était assez animée, et
+Salzman venait de prendre la banque; on avait apporté
+des cartes que Camy avait battues pendant que
+Salzman répétait d'un voix indifférente:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu.</p>
+
+<p>Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant
+pas disposés à aventurer de grosses sommes avec ce
+nouveau banquier.</p>
+
+<p>Au montent où le croupier présentait les cartes à
+un joueur pour les faire couper, un autre joueur
+avança la main et les prit.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, dit-il.</p>
+
+<p>A ce moment même Adeline arrivait auprès de la
+table, et il vit le joueur qui avait pris les cartes se
+préparer à les battre sérieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait
+eu un court instant d'hésitation, en homme qui se
+demande s'il va se fâcher de cette marque de défiance,
+ou s'il va ne pas la relever.</p>
+
+<p>Bien que cette question eût été faite sur le ton de
+la provocation, ce fut avec calme et sans élever la
+voix que le joueur répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Rien autre chose que ce que je fais.</p>
+
+<p>Et avec le même calme, il continua à battre les
+cartes, qui claquaient entre ses doigts.</p>
+
+<p>Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre,
+comme s'il était desséché dans l'alcool, qui, du
+haut de son fauteuil de banquier, paraissait plus
+grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un
+regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et
+chétif; ne se laissa pas intimider, il soutint ce regard
+et lui répondit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda
+Salzman.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce chercher une querelle que d'user de son
+droit?</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant
+vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman,
+je cède la place à monsieur.</p>
+
+<p>D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément
+en accord avec ses paroles, il se leva de son
+fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le
+joueur, qui décidément ne perdait pas la tête.</p>
+
+<p>Tout à l'algarade qui venait de se produire et à
+laquelle il avait coupé court par son intervention,
+Adeline ne pensa pas immédiatement à ce dernier
+mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et
+l'examina.</p>
+
+<p>«L'affaire n'aura pas de suite.»</p>
+
+<p>Que voulait dire cela?&mdash;Était-ce simplement le
+cri de triomphe d'un grincheux, constatant qu'on
+n'osait pas lui tenir tête? Ou bien n'était-ce pas une
+allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise
+quand Salzman avait abandonné sa banque?</p>
+
+<p>Cette supposition le jeta dans un trouble profond.</p>
+
+<p>Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation
+qui s'adressait à lui.</p>
+
+<p>Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le
+frappa: «L'affaire n'aura pas de suite!» On croyait
+donc que, comme il avait pris la suite de Salzman,
+il allait la prendre encore, et de nouveau gagner
+comme il avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que
+l'injure faite à Salzman en lui battant les cartes rejaillissait
+sur lui.</p>
+
+<p>Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il
+tourna et retourna cette idée dans sa tête affolée.</p>
+
+<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les
+oreilles rebattues d'histoires de tricheries, et vingt
+fois, cent fois il avait vu les soupçons s'attaquer aux
+gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; cependant
+jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour
+on pourrait le soupçonner lui-même.</p>
+
+<p>Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et
+que l'âge n'eût fait que confirmer ses dispositions
+naturelles, il n'était pas homme cependant à répondre
+à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme
+l'avait fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment,
+et aussitôt que l'heure fut arrivée où il avait
+chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût
+lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne
+connaissait point, il partit pour l'avenue de l'Opéra.
+Mais justement il ne rencontra personne pour lui
+répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène
+de la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le
+personnel de service à cette heure matinale ne savait
+rien: un garçon croyait que ce joueur était un créole,
+mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été présenté
+ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de
+Mussidan, M. Maurin, M. Barthelasse ou Camy le
+connaissaient.</p>
+
+<p>Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier
+qui arriva fut Maurin; mais comme à l'ordinaire il
+ne savait rien, car dans ce cercle dont il était gérant
+en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric
+l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait
+pris la prudente habitude de ne rien voir, pas même
+ce qui lui crevait les yeux; comme cela il ne risquait
+pas de se compromettre: «Je chercherai, je réfléchirai,
+comptez sur moi», étaient les trois seules
+réponses qu'il se permît, lorsqu'on lui demandait
+quelque chose, et il n'en démordait pas. C'était auprès
+de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci
+voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement,
+sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut
+ainsi qu'il se tira d'affaire avec Adeline: «Je chercherai,
+comptez sur moi, monsieur le président.»</p>
+
+<p>Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le
+nom de ce joueur, et ne savait pas qui l'avait présenté.</p>
+
+<p>Alors Adeline se fâcha:</p>
+
+<p>&mdash;Comment! c'était ainsi qu'on entrait au <i>Grand I</i>.
+Alors, à quoi servait le comité? A quoi servait le
+président? S'il ne servait à rien, il n'avait qu'à se
+retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une
+simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait
+pas de son nom... plus longtemps.</p>
+
+<p>Frédéric, qui devait tant redouter cette démission,
+commençait justement à se rassurer et à croire que
+la séquence, ou plutôt le gain produit par elle, leur
+avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement
+laissé paraître sa joie, le <i>Puchotier</i>, qu'il devait être
+pris, et bien pris; voilà que précisément cette menace
+de démission éclatait quand il s'imaginait qu'il
+n'en serait plus jamais question!</p>
+
+<p>Heureusement il n'était pas homme à se laisser
+démonter, et tout de suite il se défendit: on le prenait
+à l'improviste, il n'avait pu interroger personne,
+ni faire aucune recherche; mais il promettait le nom
+de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même;
+ce n'était pas dans un cercle comme le <i>Grand I</i> qu'il
+se passait rien d'irrégulier; il était de son honneur
+d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas
+particulier comme pour tout.</p>
+
+<p>Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline
+ne poussa pas les choses à l'extrême cependant, car
+il voulait voir ce qu'il y avait sous cette allusion
+«à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait
+tout moyen de recherches.</p>
+
+<p>&mdash;Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me
+faut ce nom.</p>
+
+<p>Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait,
+il ne poussa pas son enquête plus loin pour le moment,
+et se rendit au Palais-Bourbon.</p>
+
+<p>Si les jours précédents, il avait été frappé de la
+façon dont on le regardait, il le fut bien plus vivement
+encore dans les dispositions où il se trouvait
+et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.</p>
+
+<p>Pourquoi cette curiosité?</p>
+
+<p>Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas
+même à ses meilleurs amis; et par cela seul il se
+trouva singulièrement embarrassé, confus, comme
+s'il se sentait coupable.</p>
+
+<p>Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment
+de soulagement, il entra tout de suite dans la salle
+des séances, bien que le président ne fût pas encore
+monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait
+Bunou-Bunou pour voisin. </p>
+
+<p>Comme tous les jours, celui-ci était penché sur
+son pupitre, écrivant, car c'était son habitude d'arriver
+une heure au moins avant l'ouverture de la
+séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte
+qu'il était un sujet de récréation et de conversation
+pour le public des tribunes qui occupait les longues
+minutes de l'attente à regarder dans le vaste hémicycle
+désert où ne circulaient que de rares huissiers,
+ce vieux bonhomme à la tête blanche qui, collé sur
+son papier, écrivait, écrivait, écrivait.</p>
+
+<p>&mdash;Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou,
+quand Adeline, après lui avoir serré la main, s'assit
+auprès de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? quand nous devions nous voir?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez
+voir de quoi il est question.</p>
+
+<p>&mdash;Votre démission de membre du comité du
+<i>Grand I</i>, dit Adeline très ému, et pourquoi?</p>
+
+<p>Bunou-Bunou se montra embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, insista Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher
+de bonne heure; alors vous comprenez.</p>
+
+<p>Adeline avait peur de comprendre, cependant il
+eut le courage d'insister; si cruelle que pût être la
+vérité, il devait la demander.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré,
+votre raison vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi
+franchement, comme à un... ami.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves,
+très graves.</p>
+
+<p>Adeline pâlit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est
+d'usage de donner des surnoms aux cercles: ainsi
+la <i>Crémerie</i>, les <i>Mirlitons</i>, le <i>Grand I</i>. Mais ces surnoms
+sont quelquefois accompagnés d'autres qui
+sont des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a
+un qui s'appelle l'<i>Attique</i>, un autre qu'on appelle la
+<i>Béotie</i>, et ces appellations empruntées à la Grèce sont
+significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; il parait
+que le <i>Grand I</i> s'appelle l'<i>Épire</i> ou, dans la langue
+du boulevard, <i>Le Pire</i>. Alors j'aime mieux me retirer.
+Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble
+qu'en restant je compromettrais ma réélection. Que
+ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus
+bon à rien.</p>
+
+<p>Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou,
+elle l'était cependant moins qu'Adeline n'avait
+craint; il respira.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si
+complètement que moi aussi je vais me retirer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous feriez cela?</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y,
+nous donnerons nos deux démissions en même
+temps.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel
+plaisir vous me faites!</p>
+
+<p>Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux
+blancs serrer les mains de son voisin dans un
+transport d'effusion; mais on n'eut pas le temps de
+s'adresser des questions sur cette scène pathétique;
+un flot de députés envahissait la salle, et, au dehors,
+on entendait les tambours battre aux champs.</p>
+
+
+<h4>XIX</h4>
+
+
+<p>Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de
+concession que lui avait fait Adeline en ne donnant
+pas immédiatement sa démission: ce n'était pas
+parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait
+cette démission, c'était parce qu'il voulait
+obtenir auparavant le nom de ce joueur. Pour qui
+le connaissait, le doute n'était pas possible, et Frédéric
+commençait à bien le connaître.</p>
+
+<p>Le danger était donc menaçant.</p>
+
+<p>Comment l'empêcher d'éclater?</p>
+
+<p>La question était assez grave pour qu'il ne voulût
+pas prendre la responsabilité de l'examiner et de la
+trancher tout seul; c'était entre associés qu'elle
+devait se décider.</p>
+
+<p>Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline
+fût parti, il alla prendre Barthelasse chez lui et
+le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, on verrait
+plus tard.</p>
+
+<p>Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite,
+Raphaëlle recevant en ce moment même la visite
+de M. de Cheylus. Elle se prolongea cette visite, et
+plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont
+l'impatience et le mécontentement étaient visibles,
+allait le quitter pour rompre ce tête-à-tête.
+A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, et Raphaëlle
+entra dans le petit salon où ils attendaient.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de
+les voir.</p>
+
+<p>Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce
+qui les amenait.</p>
+
+<p>Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de
+l'associé qui rend les autres responsables de tout ce
+qui va mal, et porte à son avoir tout ce qui va bien.</p>
+
+<p>&mdash;Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle
+en se tournant vers Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa
+démission, puisqu'il a attendu jusqu'à maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a
+pas retenu, vous le voyez; et pour moi, il n'est pas
+du tout prouvé que ce n'est pas votre séquence qui
+décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait,
+sans doute, balancée longtemps encore. Pourquoi
+aussi lui avez-vous fourni des coups si gros, des
+huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des
+points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la
+surprise?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage,
+ce qui, avec lui, était possible, puisqu'il taillait sans
+savoir qu'il devait gagner: quand on est d'accord
+avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était
+pas le <i>cass</i>, et puis il me semblait qu'il n'était
+pas mauvais qu'il se sentît un peu compromis.</p>
+
+<p>&mdash;Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis
+qu'il s'en va.</p>
+
+<p>Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.</p>
+
+<p>-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti
+assez compromis qu'il s'en <i>vatt</i>, s'écria-t-il; s'il avait
+vu qu'il ne pouvait aller nulle part, il serait resté
+avec nous.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est une idée.</p>
+
+<p>&mdash;Et une bonne, encore.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une
+discussion inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait,
+à la fin!</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric
+étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux
+qu'on ne pouvait plus vivre avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit
+de savoir si nous pourrons vivre sans lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment? dit Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle;
+il n'y a pas qu'un président au monde; j'y
+ai pensé.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là,
+dit Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;A la Chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas M. de Cheylus?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je
+l'ai fait venir; je lui ai inventé une belle histoire, et
+il accepte si Adeline se retire.</p>
+
+<p>&mdash;On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra
+pas nous défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre
+souvent plus complaisant pour ses adversaires que
+pour ses amis. C'est la raison qui m'a fait penser à
+M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le
+<i>Puchotier</i> nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai
+fait venir. J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur,
+qu'il se contentera de douze mille francs au lieu
+des trente-six mille que nous coûte le <i>Puchotier</i>; je
+lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus
+payer cette somme qu'Adeline se retirait.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs
+que Cheylus à douze mille, dit Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il
+s'agît de ce qui est possible; Adeline est mort, vive
+Cheylus!</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit
+Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement, répondit Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre
+encore? demanda Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il
+est perdu, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela vous tourmente; vous seriez tous les
+deux bien aises qu'il restât notre président?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, laissez-moi faire.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à
+craindre, n'est-ce pas? Si je réussis, il reste. Si au
+contraire j'échoue, il ne s'en ira pas deux fois.</p>
+
+<p>Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle
+était agacée de voir Barthelasse qu'elle considérait
+comme un parfait imbécile, faire l'important; et de
+plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas dire
+par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas
+donner sa démission.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au
+moment où il partait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, nous verrons.</p>
+
+<p>Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric
+en revenant au cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher
+le nom qu'Adeline lui avait demandé, mais ce
+fut inutilement; ce joueur était-il venu avec une
+lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être
+largement distribuées un peu partout? avait-il été
+amené par quelqu'un qui s'était dispensé de la formalité
+du registre? toujours est-il qu'on ne trouva
+rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure,
+Frédéric se contenta-t-il de répondre simplement
+qu'il comptait avoir ce nom dans la soirée.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans
+son cabinet quand Barthelasse frappa à la porte et
+entra:</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le
+président?</p>
+
+<p>Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis
+il se résigna, se disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter
+que d'éconduire Barthelasse, dont il connaissait
+la ténacité.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant,
+me permettrez-vous de vous demander si un
+bruit qu'on m'a rapporté est fondé? Est-il vrai que
+vous seriez dans l'intention de donner votre démission?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cela est vrai.</p>
+
+<p>Et pourquoi, je vous le demande... si vous le
+permettez?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent
+pas convenir à un honnête homme.</p>
+
+<p>Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le
+plus insinuant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président,
+et dans mes voyages j'ai entendu un mot qui m'a
+frappé c'est que la conscience est une méchante bête
+qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous
+pas mordu par cette vilaine bête? je vous le demande.</p>
+
+<p>Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre
+Barthelasse à la porte, mais il réfléchit qu'un entretien
+qui commençait de la sorte pouvait lui apprendre
+des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il
+se retint, décidé à écouter jusqu'au bout.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, monsieur le président, continua
+Barthelasse, on a les plus fausses idées sur le jeu.
+Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une affaire
+d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent,
+ceux qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi,
+si je n'avais pas été adroit, est-ce que j'aurais gagné
+les deux millions qui composent ma petite fortune,
+je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma
+jeunesse? un pauvre diable de lutteur sans autre
+avenir que de me faire casser une côte de temps en
+temps ou les <i>reinss</i> un beau jour, et de mourir sur la
+paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si
+je ne pourrais pas trouver mieux. J'allais beaucoup
+au café et dans les petits cercles, la profession veut
+ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants
+au jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient
+filer la carte, pour dire les choses. Alors je
+me suis demandé ce que c'était qu'un voleur, et
+après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme
+qui gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans
+étude, était un voleur et qu'il méritait ce nom justement;
+mais que celui, au contraire, qui gagnait
+cet argent par son adresse, son industrie et son art,
+ne pouvait jamais être un voleur.</p>
+
+<p>Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de
+son président l'effet qu'avait pu produire ce début.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, dit Adeline.</p>
+
+<p>Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là,
+avait cherché ses mots, s'exprima plus librement et
+plus vite:</p>
+
+<p>&mdash;Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au
+travail. Tout en continuant mon métier de lutteur,
+tous les soirs je me faisais les doigts sur une meule
+d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez bien, les
+doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite
+chambre, je m'essayais à filer la carte, et sans lumière
+encore, car ce qui est difficile c'est d'opérer
+sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit pas
+filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne
+pouvais pas me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient.
+Pendant deux ans je n'ai pas dormi
+quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a récompensé
+ma persévérance: je ne m'entendais plus.
+C'était au moment de la guerre de Crimée; j'avais
+amassé un peu d'argent je me suis embarqué à
+Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui
+portait des officiers. Nous n'étions pas en mer depuis
+douze heures qu'on s'ennuyait ferme. On a joué
+pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans
+me vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient
+la bourse garnie pour la campagne. A Constantinople,
+je gagnais dix mille francs. Aussitôt je me
+suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des
+officiers à bord qui rentraient en convalescence, et
+s'ils avaient moins d'argent que leurs camarades, ils
+en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. J'ai
+fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement
+de mon petit avoir.</p>
+
+<p>&mdash;Où voulez-vous en venir? murmura Adeline
+qui se tenait à quatre pour ne pas éclater.</p>
+
+<p>&mdash;A ceci: je suppose que vous jouez cent mille
+francs, toute votre fortune, vous en perdrez nonante
+mille; il vous en reste dix mille, vous allez les jouer
+c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est
+votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas?
+autrement vous ne seriez pas un bon père, et vous
+en êtes un. A ce moment une petite fée se penche à
+votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec
+une épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas
+gagner ces dix mille francs et les nonante mille que
+tu as perdus, et ainsi tu vas sauver ta famille, ton
+honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que
+vous feriez?</p>
+
+<p>Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui
+ferma la bouche avec son meilleur sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu
+de mal; vous vous piqueriez; eh bien, souffrez cette
+petite piqûre, désagréable, j'en conviens, et laissez
+la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, vous
+aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et,
+dans un an, vous aurez votre petit million, avec lequel
+vous assurerez le bonheur de votre fille qui est
+une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?</p>
+
+<p>Adeline étouffait d'indignation:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez déjà commencé votre rôle de fée?
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Une simple petite politesse, une prévenance,
+pour vous montrer ce qu'on peut faire dans ce genre,
+mais ce n'est vraiment pas la peine d'en parler; vous
+verrez mieux que cela.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait
+pris l'indignation d'Adeline pour l'embarras d'un
+homme qui n'aime pas qu'on lui parle en face de certaines
+choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant
+la fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce
+qu'il se fâchait, le président?</p>
+
+<p>&mdash;Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est
+à lui que je répondrai.</p>
+
+<p>&mdash;Mais...</p>
+
+<p>&mdash;Envoyez-moi M. de Mussidan.</p>
+
+<p>Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était
+pas loin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et
+puis ça paraît se fâcher; il est incompréhensible, cet
+homme; au reste, il va s'expliquer avec vous, il vous
+demande.</p>
+
+<p>Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le
+visage convulsé.</p>
+
+<p>&mdash;Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les
+poings levés, vous, vous un Mussidan, vous avez
+fait de moi un voleur!...</p>
+
+<p>Frédéric resta un moment décontenancé, puis se
+remettant:</p>
+
+<p>&mdash;Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y
+a des voleurs!</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>QUATRIÈME PARTIE</h3>
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+<h4>I</h4>
+
+
+<p>Voleur!</p>
+
+<p>C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant
+l'avenue de l'Opéra pour rentrer rue Tronchet; il
+rasait les maisons et marchait vite, son chapeau bas
+sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne
+le reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se
+répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Voleur!</p>
+
+<p>Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien.
+Pour se cacher. Parce qu'il avait besoin d'être seul.
+Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on ne lui parlât
+point.</p>
+
+<p>Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un
+voleur? L'allusion de ce joueur à la «suite» le
+prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait pas
+immédiatement relevée, il avait passé condamnation,
+exactement comme ce Salzman qui sous le coup de
+cette injure avait si piteusement courbé le front.</p>
+
+<p>Comment prouver qu'au lieu d'être complice de
+ce vol il en était lui-même victime? Où trouverait-il
+quelqu'un, même parmi ceux qui le connaissaient,
+même parmi ses amis, pour accepter une justification
+aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant,
+ou plutôt qui le reconnaîtrait? Qui aurait le
+courage de continuer à rester son ami?</p>
+
+<p>Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais,
+se laissant tomber dans un fauteuil, il resta là
+anéanti; un flot de larmes jaillit de ses yeux; comme
+un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant
+de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il
+pleurait misérablement, désespérément, abîmé dans
+sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, son honneur,
+sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la
+vie, la dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un
+voleur!</p>
+
+<p>Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura
+pas; la honte le prit de se trouver si faible; ce n'était
+pas en s'abandonnant qu'il rachèterait sa faute, si
+elle pouvait être rachetée.</p>
+
+<p>Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille
+francs; avant tout, il devait les rendre à ceux qu'il
+avait dépouillés; après, il verrait à se défendre
+contre ceux qui l'accuseraient.</p>
+
+<p>Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté;
+où trouver, où chercher ceux qui avaient perdu ces
+quatre-vingt-sept mille francs? Trente, quarante,
+cinquante personnes peut-être avaient joué contre
+lui dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à
+l'exception de cinq ou six qu'il avait remarquées, il
+ne savait pas le nom des autres, il ne se rappelait
+pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait
+même pas regardés dans son agitation, et qu'il avait
+à peine vus à travers un brouillard; il retrouvait
+bien quelques figures; des yeux qui s'étaient fixés
+sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des
+convulsions de physionomie quand il avait gagné de
+gros coups; mais tout cela se brouillait dans sa mémoire?
+Qui avait perdu les gros coups, qui avait
+perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à
+qui devait-il deux louis?</p>
+
+<p>Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept
+mille francs.</p>
+
+<p>Entre quelles mains les payer?</p>
+
+<p>Si le <i>Grand I</i> avait été le cercle qu'il avait cru
+fonder, il ne serait pas impossible de retrouver ces
+mains: il n'aurait joué que contre des membres de
+ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait;
+mais combien d'inconnus avait-il vus défiler
+qui s'étaient montrés une fois, deux fois, huit jours,
+et qui n'étaient jamais revenus! sans doute ceux
+qu'il avait dépouillés étaient de ces passants.</p>
+
+<p>Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il
+leur avait pris.</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p>Il eut beau tourner et retourner cette question, il
+ne lui trouva pas de réponse.</p>
+
+<p>Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain,
+des étrangers qui avaient déjà quitté la
+France: où les chercher? en Russie, en Amérique?
+l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris,
+comment les prévenir? Il ne pouvait pas cependant
+publier un avis dans les journaux pour avertir les
+personnes qui avaient joué contre lui qu'elles pouvaient
+se présenter rue Tronchet, où il rembourserait
+à vue ce qu'elles avaient perdu; combien s'en
+présenterait-il, et ce ne serait pas les moins exigeantes,
+qui n'auraient rien perdu du tout? Pour
+quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer,
+combien de millions ne lui demanderait-on
+pas!</p>
+
+<p>Cependant il voulut tenter quelque chose, et
+comme il ne pouvait pas retourner au <i>Grand I</i>, le
+lendemain il irait chez Camy, et avec lui il reconstituerait
+autant que possible sa partie; quand il connaîtrait
+les noms de ses créanciers, il les chercherait
+et leur rendrait ce qu'il leur devait.</p>
+
+<p>Cette idée le calma un peu; si son honneur était
+perdu, au moins sa conscience serait déchargée du
+poids qui l'écrasait.</p>
+
+<p>Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du
+matin il examina cette idée qui tout d'abord lui avait
+paru réalisable, il n'en vit plus que l'absurdité.
+Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette restitution?
+La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier
+mot la honte l'étoufferait.</p>
+
+<p>Peut-être un caractère plus ferme et plus digne
+que lui accepterait cette expiation, mais il s'en sentait
+incapable: jamais il n'aurait la force de s'infliger
+cette humiliation.</p>
+
+<p>Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit
+et dans son coeur ne le lâchait plus, il chercha
+quelque autre moyen de la satisfaire, et après bien
+des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur
+de l'Assistance publique; sans doute ce ne
+serait pas le rendre à ceux à qui il appartenait, mais
+au moins les pauvres en profiteraient et il ne salirait
+plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être
+mieux, mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait
+pas sagement peser le pour et le contre de sa
+résolution; et telle était sa situation qu'il ne pouvait
+prendre conseil de personne.</p>
+
+<p>En se levant il écrivit au président de la Chambre
+pour demander un congé de quinze jours, puis,
+quand l'heure de l'ouverture des bureaux fut arrivée,
+il se rendit à l'Assistance publique, emportant
+ce que les emprunteurs lui avaient laissé sur les
+quatre-vingt-sept mille francs, c'est-à-dire près de
+quatre-vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu
+par le directeur, mais avec la prudente réserve d'un
+fonctionnaire qui va avoir à défendre son administration
+contre les sollicitations d'un député.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette
+d'où il tira huit paquets de dix mille francs,
+de vous verser une somme de quatre-vingt-quatre
+mille sept cents francs, qui devront être employés
+en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire
+entend n'être pas connue, elle désire
+seulement que l'insertion de ce versement figure au
+<i>Journal officiel</i>.</p>
+
+<p>L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de
+la réserve à l'épanouissement; mais Adeline n'avait
+pas de remerciements à recevoir, il se retira, pour
+aller prendre tout de suite le train à la gare Saint-Lazare;
+ce serait seulement à Elbeuf, entouré des
+siens, qu'il respirerait.</p>
+
+<p>Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent
+cette route, il avait toujours quitté Paris avec allègement,
+comme si l'air qu'il respirait après les fortifications
+était plus pur, plus léger et plus sain,
+mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait
+été aussi vif que lorsque par la glace de son wagon
+il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper dans les brumes
+du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu
+d'aller en augmentant comme d'ordinaire à mesure
+qu'il s'éloignait de Paris, alla en diminuant; il n'avait
+pas laissé à Paris le souvenir de cette terrible
+nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il
+pesait de tout son poids sur sa conscience:</p>
+
+<p>&mdash;Voleur!</p>
+
+<p>Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée
+par une dépêche. Quand il descendit de wagon, il
+aperçut Berthe, qui était venue au-devant de lui
+toute seule dans la charrette anglaise qu'elle conduisait
+elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Te voilà!</p>
+
+<p>&mdash;Maman a bien voulu me laisser venir.</p>
+
+<p>L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et
+passionnée, jamais il ne l'avait embrassée avec cet
+élan, avec cette émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je
+donc l'air malade?</p>
+
+<p>&mdash;Je te trouve pâle.</p>
+
+<p>Il fallait expliquer cette pâleur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais
+passer une quinzaine avec vous; j'ai pris un congé.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur!</p>
+
+<p>Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement.
+Ils montèrent en voiture, et Berthe prit les guides.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère
+qu'on me regardera un peu moins au retour, puisque
+je ne serai pas seule.</p>
+
+<p>En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de
+voir mademoiselle Adeline traverser la ville toute
+seule dans sa charrette.</p>
+
+<p>Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville
+même, l'autre où descendent les voyageurs qui viennent
+de Paris, à une assez grande distance, au milieu
+d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine de
+Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de
+chemin où ils pouvaient causer librement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant
+de moi, dit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a?</p>
+
+<p>Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage
+souriant et heureux qu'il venait de voir s'était rembruni
+et attristé.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Michel?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus
+aimable, plus tendre que jamais; c'est M. Eck, c'est
+madame Eck, la grand'maman.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa
+grand'mère s'adoucissait et qu'elle semblait disposée
+à consentir à notre mariage, m'a prévenu hier en
+deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger,
+qu'il y avait un revirement et que madame Eck paraissait
+fâchée contre lui et contre moi.</p>
+
+<p>Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque
+chose à Elbeuf? En se perdant, avait-il perdu sa fille
+avec lui?</p>
+
+<p>Berthe continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser
+madame Eck et par là changer ses dispositions à
+mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait qui
+puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son
+petit-fils qu'elle est fâchée.</p>
+
+<p>&mdash;Contre qui l'est-elle alors?</p>
+
+<p>&mdash;Contre moi. </p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi le serait-elle contre toi.</p>
+
+<p>Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre
+à cette question; il n'osait même pas l'examiner.</p>
+
+<p>&mdash;A cause de notre situation embarrassée.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman,
+qui m'a dit que les affaires seraient meilleures cette
+année qu'elles ne l'avaient été l'année dernière. Madame
+Eck doit le savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être ne le sait-elle pas.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura
+avertie.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, que veux-tu que je te dise?</p>
+
+<p>&mdash;Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se
+passe.</p>
+
+<p>Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque
+chose qui aura été rapporté à madame Eck.</p>
+
+<p>-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis
+comme si j'étais morte ou encore au maillot; je
+n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.</p>
+
+<p>Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle;
+il fallait donc renoncer à cette explication.</p>
+
+<p>Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur
+l'autre rive, se montrait Elbeuf avec sa confusion de
+maisons et de hautes cheminées qui vomissaient des
+nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers
+la forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches
+des arbres avant d'avoir pu s'élever au-dessus
+de la colline; encore quelques minutes et ils allaient
+entrer dans la ville.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline,
+et tu continueras seule jusqu'à la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Et maman?</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck.</p>
+
+<p>Berthe laissa échapper une exclamation de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! papa.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je
+ne veux pas y rester moi-même; le mieux est donc
+d'avoir tout de suite une explication avec M. Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Que vas-tu lui dire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop
+loyal pour ne pas s'expliquer franchement.</p>
+
+<p>Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer
+dans la ville neuve; Berthe arrêta son cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semblait que quand tu serais là j'aurais
+moins peur, dit-elle, et voilà que mon angoisse n'a
+jamais été plus forte.</p>
+
+<p>Il descendit de voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Sois certaine que je la ferai durer le moins
+longtemps qu'il me sera possible. A tout à l'heure.</p>
+
+<p>Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans
+la vieille ville, il suivait droit son chemin pour gagner
+la ville neuve.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline
+ne l'était pas moins, car il ne prévoyait que trop sûrement
+ce qui se dirait dans cet entretien: averti de
+ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne voulait
+pas que son neveu épousât la fille d'un voleur.</p>
+
+<p>C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même,
+sinon dans ces termes au moins concluant à ce résultat:
+le mariage de Berthe manqué.</p>
+
+<p>Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation.</p>
+
+<p>Sa main tremblait quand il frappa à la porte du
+bureau du père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Endrez.</i></p>
+
+<p>Il entra:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur <i>Ateline</i>!</p>
+
+<p>Il y avait plus de surprise que de contentement
+dans cette exclamation.</p>
+
+<p>&mdash;J'allais justement faire demander à madame
+<i>Ateline</i> quand vous deviez venir à <i>Elpeuf</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez à me parler?</p>
+
+<p>Le père Eck hésita un moment</p>
+
+<p>&mdash;<i>Voui</i>.</p>
+
+<p>L'heure avait sonné pour Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est de nos projets que je voulais vous entretenir,
+dit le père Eck. Depuis le jour où je vous ai
+<i>temandé</i> la main de mademoiselle <i>Perthe</i>, je n'ai
+cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage,
+tantôt directement, tantôt par des moyens
+détournés. Et c'était difficile, très difficile, car c'est
+la première fois que dans notre famille l'un de nous
+veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation,
+les préjugés, si vous voulez, enfin, ce
+qui est plus respectable, il y avait la foi religieuse
+chez ma mère, vous le <i>safez</i> très vive, et telle
+qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi
+ardente. Enfin, tous les jours j'agissais, et je <i>tois</i>
+dire que l'estime que vous lui <i>afiez</i> inspirée m'était
+d'un puissant secours. Ah! s'il avait été question
+d'un autre que de M. <i>Ateline</i>, elle m'aurait
+fermé la bouche au premier mot et de telle sorte
+qu'il m'aurait été défendu de l'<i>oufrir</i>. Mais sans vous
+montrer, sans agir, par cela seul que vous étiez <i>fous</i>,
+<i>fous</i> agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel
+voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était
+mademoiselle <i>Ateline</i>, la fille de Constant <i>Ateline</i>; et
+en faveur de votre nom les principes de ma mère
+fléchissaient. Les choses en étaient là, et je n'avais
+<i>blus</i> qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement
+à obtenir de <i>fous</i>, lorsqu'une indiscrétion,
+un propos fâcheux est venu tout rompre.</p>
+
+<p>Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui
+monter au visage et ce ne fut plus que dans une
+sorte de brouillard qu'il vit le père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci,
+que, lors de mon voyage à Paris, je vous ai conseillé
+d'abandonner votre cercle, de laisser ces gens-là à
+leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et que j'ai
+insisté autant que les convenances le permettaient;
+vous vous le rappelez, n'est-ce <i>bas</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh <i>pien</i>, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement
+en mon nom que je parlais. Depuis mon retour,
+ma mère a vu des amis de Paris qui lui ont
+parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez
+dans votre cercle.</p>
+
+<p>Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait
+baissé les yeux et les tenait attachés sur une feuille
+du parquet, n'osa pas les relever pour regarder ce
+qu'il y avait sous ce silence.</p>
+
+<p>&mdash;On a rapporté beaucoup de choses à ma mère,
+continua le père Eck; beaucoup trop de choses.</p>
+
+<p>Il dit cela tristement, avec embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce
+mariage, vous comprenez?</p>
+
+<p>Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs?
+la honte le serrait à la gorge et l'étouffait.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis <i>tésespéré</i> de vous parler ainsi, mon cher
+monsieur <i>Ateline</i>, mais que voulez-vous, je vous le
+demande, hein, que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, murmura Adeline accablé.</p>
+
+<p>&mdash;Comment répondre à ma mère et la combattre,
+quand... j'ai le chagrin de le dire... je pense comme
+elle? C'était un grand effort que ma mère faisait en
+donnant son consentement à ce mariage, mais elle
+s'y décidait par estime pour <i>fous, monsieur Ateline</i>
+tandis qu'il est au-dessus de ses forces de se résigner
+à ce que son petit-fils entre dans une famille
+dont le chef....</p>
+
+<p>Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa
+chaise.</p>
+
+<p>&mdash;... Dont le chef joue; et tant que vous serez
+président de ce cercle, vous jouerez, cela est fatal.</p>
+
+<p>&mdash;Président du cercle, murmura Adeline, c'est
+la présidence du cercle que madame Eck me reproche?</p>
+
+<p>&mdash;Et que <i>foulez-vous</i> que ce soit? C'est assez, hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne le suis plus.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous</i> n'êtes plus président du <i>Grand I</i>?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai
+jamais dans ce cercle... ni dans aucun autre.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Je le jure.</p>
+
+<p>Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les
+deux mains tendues:</p>
+
+<p>&mdash;Votre main, que je la serre, mon cher ami.
+Ah! quel soulagement!</p>
+
+<p>Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé.
+Adeline renaissait; de l'abîme au fond duquel
+il se noyait, il remontait à la lumière.</p>
+
+<p>&mdash;Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai
+une carte, s'écria Adeline, et que le jeu me fait horreur,
+vous entendez, horreur!</p>
+
+<p>&mdash;Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments
+d'il y a quelques jours seront ceux de <i>temain</i>: le mariage
+est fait. Obtenez le consentement de la Maman,
+et <i>tans</i> un mois nos enfants seront mariés, je vous le
+promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la
+vôtre cédera bien aussi: les conditions ne sont-elles
+<i>bas</i> les mêmes? Je dois vous <i>tire</i> que ma mère tient
+à ce consentement, et qu'elle retirerait le sien si
+madame <i>Ateline</i> persistait dans son hostilité: elle
+veut l'union des familles, et cela est trop <i>chuste</i> pour
+que nous ne respections pas sa volonté. Quant aux
+affaires, nous les arrangerons ensemble.</p>
+
+<p>Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié
+cette terrible question des affaires; ce mot le rejeta
+durement dans la réalité.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois vous dire....</p>
+
+<p>Mais le père Eck lui ferma la bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Un seul mot: Avez-<i>fous</i> d'autres dettes que
+celles qui grèvent la propriété du Thuit; des dettes
+personnelles, par exemple?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Eh <i>pien</i>, les affaires s'arrangeront. Je sais que
+vous ne pouvez pas donner de dot à mademoiselle
+<i>Perthe</i> en ce moment. Je connais <i>fotre</i> situation.
+Nous nous en passerons. Mademoiselle <i>Perthe</i> est
+une fille qui vaut encore six cent mille francs, en
+mettant les choses au pire; c'est assez, si vous
+voulez bien donner votre concours à Michel pour la
+fabrique que nous allons établir, et qui remplacera
+la vieille fabrique «en chambre» <i>Ateline</i>, par la
+fabrique «industrielle» Eck et Debs-<i>Ateline</i>. Dans
+six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour
+soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement
+Vincent, qui en ont coûté quatre cent
+mille il y a six ans; nous y installons nos métiers;
+nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts;
+dans six mois, je <i>fous</i> le <i>tis</i>, nous filons et nous
+battons; pas de tâtonnements, pas de coûteuses
+expériences. Nous ferons venir de Roubaix les ouvriers
+qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont
+émigré d'<i>Elpeuf</i> à Roubaix, pour que nous fassions
+revenir quelques-uns de ces pauvres émigrés; cela
+sera <i>trôle</i>.</p>
+
+<p>Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence
+commerciale.</p>
+
+<p>&mdash;L'engouement du peigné commence à se calmer,
+on s'aperçoit que deux toiles appliquées l'une contre
+l'autre sans que la laine soit mélangée se coupent
+vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs
+vives qui plaisent chez le tailleur virent et passent
+exposées à l'air, et <i>betit</i> à <i>betit</i> on revient au foulé;
+le <i>chour</i> où l'évolution sera complète, nous serons
+là monsieur <i>Ateline</i>, et nous livrerons conforme.
+Ah! ah!</p>
+
+<p>Il parlait en marchant de long en large dans son
+bureau, alerte, léger comme s'il avait trente ans et
+commençait la vie avec l'élan de la jeunesse: Ah!
+ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à
+Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr,
+il voyait les broches de son nouvel établissement
+tourner et il entendait ses métiers battre.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra reprendre la <i>marmotte</i>, monsieur <i>Ateline</i>,
+et avec votre gendre visiter la clientèle parisienne:
+Eck et Debs-<i>Ateline</i>; nous livrons conforme;
+la vieille maison <i>Ateline</i> revit, et il faut croire qu'elle
+ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend
+de <i>fous</i>; allez trouver <i>fotre</i> mère. A bientôt, mon
+cher ami; mes amitiés à mademoiselle <i>Perthe</i>.</p>
+
+<p>Quel revirement! Adeline était entré le désespoir
+au coeur et la honte au front; il sortit relevé, rayonnant;
+sa vie finie recommençait avec sa fille et par
+son gendre.</p>
+
+<p>S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt
+auprès de Berthe, mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu
+courir son député?</p>
+
+<p>Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour
+ne pas se laisser retenir par les gens qui voulaient
+l'aborder, saluant à droite et à gauche, sans se donner
+le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait
+ses coups de chapeau.</p>
+
+<p>Certes, oui, il reprendrait la <i>marmotte</i> et avec joie.
+Berthe mariée, mariée à l'homme qu'elle aimait,
+quel apaisement, quelle tranquillité! il la verrait heureuse;
+les broches de la nouvelle fabrique tournaient
+aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses
+oreilles: la langue que le père Eck venait de lui parler
+l'avait rajeuni de vingt ans; comme elle sonnait
+mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre jeu;
+le jeu est fait, rien ne va plus?»</p>
+
+<p>Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant
+elle, Berthe était restée dans la cour; quand elle
+aperçut son père, elle courut à lui.</p>
+
+<p>Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de
+son père que c'était une bonne nouvelle qu'il apportait.</p>
+
+<p>En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé:
+le consentement donné par madame Eck, la création
+de la fabrique nouvelle dans les établissements Vincent.</p>
+
+<p>&mdash;Dans un mois tu peux être mariée, avant six
+mois la fabrique peut marcher.</p>
+
+<p>Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue
+étreinte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il nous faut maintenant le consentement
+de ta grand'mère.</p>
+
+<p>&mdash;Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque madame Eck a donné le sien, il me
+semble impossible qu'elle le refuse.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline
+quand il lui exprima cette espérance.</p>
+
+<p>&mdash;Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux
+gens, quand on est convaincu que c'est dans leur
+intérêt qu'on agit et pour leur bien,&mdash;et cette conviction
+est celle de ta mère. Au reste elle t'attend
+dans sa chambre; va tout de suite lui parler.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le
+voyant entrer. Berthe m'a annoncé que tu venais
+passer quinze jours avec nous, cela va nous faire du
+bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela.</p>
+
+<p>Elle l'attira et l'embrassa.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on est jeune, on peut rester séparé de
+ceux qu'on aime, dit-elle, qu'importe? on a devant
+soi de beaux jours pour se rattraper; mais à mon âge,
+quand les heures sont comptées, celles de l'absence
+sont bien longues.</p>
+
+<p>&mdash;Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, mon garçon, et comment?</p>
+
+<p>Il expliqua comment: aux premiers mots, la
+Maman voulut lui couper la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne devait jamais être question de ce mariage
+entre nous, dit-elle vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en a pas été question tant que les conditions
+ont été les mêmes, mais aujourd'hui elles sont
+changées.</p>
+
+<p>Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient
+à ces conditions le consentement donné par
+madame Eck et l'acquisition des établissements
+Vincent.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive,
+s'écria la Maman, voilà vraiment un beau sacrifice.</p>
+
+<p>&mdash;Elle peut être aussi attachée à sa religion que
+tu l'es à la tienne.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle
+était attachée à sa religion, comme tu dis, elle ne
+céderait pas plus que je peux céder moi-même. Il ne
+manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me
+le demander?</p>
+
+<p>&mdash;Je te demande de faire le bonheur de Berthe et
+le mien, rien autre chose, et c'est cela seul que tu
+dois considérer.</p>
+
+<p>&mdash;Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce
+quand on sent la main de la mort suspendue sur sa
+tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, cette main?
+Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que
+tu voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner
+mes derniers jours?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer
+notre repos à tous: elle aime Michel Debs....</p>
+
+<p>&mdash;La malheureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Le mariage qui se présente est plus beau que
+dans notre situation nous ne pouvons l'espérer,
+voilà pourquoi je te demande ton consentement,
+pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister
+dans ton refus qui nous désespérerait tous.</p>
+
+<p>&mdash;Constant, je donnerais ma vie pour toi avec
+joie, je le jure sur ta tête; mais c'est mon salut que
+tu me demandes; je ne peux pas te le donner; ne
+me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends,
+jamais!</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt
+que son mari revint dans le bureau où elle était
+seule avec Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Elle résiste.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille.</p>
+
+<p>&mdash;Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier
+mot?</p>
+
+<p>Certes non, elles ne l'avaient point pensé.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua
+Adeline, nous reviendrons à la charge, moi de
+mon côté, toi du tien, Hortense, toi aussi, Berthe;
+pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce
+soir même et lui demander de nous aider; il me
+semble qu'il ne peut pas nous refuser son concours.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu sûr? demanda madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à essayer; en attendant je vais envoyer
+un mot à Michel pour qu'il vienne dîner avec
+nous demain: ce sera son entrée officielle dans
+la maison en qualité de fiancé, et je crois que
+cela produira un certain effet sur Maman; si elle
+a la preuve que son opposition n'empêche rien,
+elle comprendra qu'il est inutile de persister dans
+son refus, qui n'a d'autre résultat que de nous rendre
+tous malheureux, elle et nous; et puis, il est bon
+qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur;
+il est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman
+comme il a pris celui de la petite-fille.</p>
+
+<p>Berthe vint à son père et l'embrassa en restant
+penchée sur lui un peu plus longtemps peut-être
+qu'il n'en fallait pour un simple baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline,
+employons-les bien; et, pour commencer, soyez
+avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas
+vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner
+par trop de raideur.</p>
+
+<p>Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce
+qu'elle était d'ordinaire, quand le lendemain son fils
+lui annonça que Michel Debs dînerait le soir avec
+eux.</p>
+
+<p>&mdash;Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier
+mouvement de surprise et d'indignation.</p>
+
+<p>Mais aussitôt elle se calma:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es le maître, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir
+faire; moi, pour ne pas désespérer ma fille; toi...
+pour ne pas blesser ta conscience.</p>
+
+<p>Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se
+demandait comment se passerait ce dîner, et quel
+accueil la Maman ferait à Michel: il fallait qu'elle
+sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le
+disait, et qu'elle crût que par son opposition elle
+n'empêcherait pas le mariage de sa petite-fille; ces
+deux preuves faites pour elle, il semblait probable
+qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle
+reconnaîtrait elle-même l'inutilité.</p>
+
+<p>Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman
+n'accueillit pas Michel en ami et encore moins en
+petit-fils, au moins ne lui fit-elle aucune algarade;
+quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui
+répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente,
+comme s'il était un inconnu ou un indifférent
+qu'elle ne devait jamais revoir. Quand, après le
+dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor,
+chanta avec Berthe le duo de <i>Faust</i>: «Laisse-moi,
+laisse-moi contempler ton visage,» elle ne quitta
+pas le salon, et sa seule manifestation de mécontentement
+fut de dire à sa belle-fille:</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais
+laissé chanter de pareilles polissonneries avec un
+jeune homme.</p>
+
+<p>Madame Adeline voulut marcher dans le même
+sens que son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle.</p>
+
+<p>La Maman resta interdite.</p>
+
+<p>Après que Michel fut parti et que la Maman fut
+rentrée dans sa chambre, Adeline, madame Adeline
+et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de se
+passer:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez! dit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame
+Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi donc! murmura Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier pas est fait, dit Adeline comme
+conclusion, il n'y a qu'à continuer, demain, après-demain;
+ne pensons qu'à cela, ne nous occupons que
+de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder;
+il faudra, ma petite Berthe, lui savoir d'autant plus
+grand gré de son sacrifice qu'il aura été plus douloureux
+pour elle.</p>
+
+<p>Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait,
+ne s'occuper que du mariage de sa fille.</p>
+
+<p>Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât
+sa correspondance à Elbeuf; quand on la lui
+remit, il trouva au milieu des lettres et des journaux
+une grande enveloppe cachetée à la cire et
+portant la mention: «Personnelle»; son contenu
+paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il ouvrit tout
+d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter
+pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux
+furent attirés par une annotation à l'encre rouge
+«Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette page,
+et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce
+qu'il devait lire:</p>
+
+<p>«On sait que le député Adeline était président
+d'un des cercles où, depuis quelques mois, se joue
+la plus grosse partie; il vient de donner sa démission.</p>
+
+<p>«Pourquoi?</p>
+
+<p>«Nous allons tâcher de le découvrir.</p>
+
+<p>«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs.</p>
+
+<p>«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.</p>
+
+<p>«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête
+le renouvellement: nous ne manquerons pas au
+devoir que notre titre nous impose.»</p>
+
+<p>Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «<i>Le
+François 1er</i>» avec le mot célèbre bien en vedette:</p>
+
+<p>«Tout est perdu, fors l'honneur.»</p>
+
+<p>Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût
+pas hâte de voir le second:</p>
+
+<p>«<i>Le Redresseur de torts</i>:</p>
+
+<p>«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait
+que le désarroi règne dans l'<i>Épire</i>: on sait que
+cette province, où les affaires marchaient très bien
+pour les Grecs, était administrée par le député Adelinos,
+l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci
+vient de se retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique
+noire; et l'on ne voit plus ses doigts légers
+courir sur le tapis vert; on se demande quels vont
+être les résultats de cette colère désastreuse, qui
+menace de précipiter chez Aidès tant de fortes âmes
+de héros criant la faim.»</p>
+
+<p>Le troisième journal avait pour titre: l'<i>Honnête
+homme</i>; c'était en tête de la première page que se
+trouvait le trait à l'encre rouge:</p>
+
+<p>«Sous ce titre:</p>
+
+<p>UNE USINE A BACCARA</p>
+
+<p>Nous commencerons prochainement une curieuse
+étude du jeu à Paris, prise dans le vif de
+la réalité, avec des portraits de personnages en
+vue que tout le monde reconnaîtra.</p>
+
+<p>Elle montrera comment se montent les cercles
+qui ne sont que des entreprises financières,
+comment ils fonctionnent et les résultats qu'ils
+produisent sur la ruine publique.</p>
+
+<p>Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt
+de cette étude:</p>
+
+<p>1er chap.&mdash;Association du demi-monde et de
+la gentilhommerie;</p>
+
+<p>2e chap.&mdash;Où l'on trouve un président en
+situation d'obtenir une autorisation pour ouvrir
+un nouveau cercle;</p>
+
+<p>3e chap.&mdash;Les jeux et les joueurs: tricheries
+des grecs et des croupiers; les ressources de la
+cagnotte;</p>
+
+<p>4e chap.&mdash;Les séquences à l'usage de tout le
+monde;</p>
+
+<p>5e chap.&mdash;<i>Mangeurs et mangés</i>.</p>
+
+<p>Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre
+sur l'envoi de ces journaux: on voulait l'intimider,
+le faire chanter, le <i>manger</i>.</p>
+
+<p>C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en
+face de sa femme; le voyant troublé par cette lecture,
+elle lui demanda ce qu'il avait et si ces journaux
+lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.</p>
+
+<p>Pouvait-il répondre franchement et confesser toute
+la vérité à sa femme? La honte lui ferma la bouche.
+Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se tourmenterait
+de son impuissance.</p>
+
+<p>&mdash;Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui,
+dit-il; mais pour nous, non. Les journaux, Dieu
+merci, ne s'occupent pas de mes affaires.</p>
+
+<p>Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua
+la lecture de son courrier, mais sans savoir ce
+qu'il lisait; quand il fut tant bien que mal arrivé au
+bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir
+et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être
+plus sous le regard de sa femme.</p>
+
+<p>Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne
+et, tournant à gauche au lieu de la continuer tout
+droit, il avait pris la vieille rue Saint-Auct, qui par
+une rude montée tortueuse escalade la colline au haut
+de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait
+lentement, les reins courbés, la tête basse, comme
+dans cette même côte son père le lui avait appris
+quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop
+vite hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant,
+il se retournait et regardait en soufflant la ville
+à ses pieds. Puis il reprenait sa montée, distrait
+de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à rendre
+aux femmes assises devant leurs portes et aux
+gamins qui le poursuivaient de leurs cris: «Bonjour
+monsieur Adeline; bonjour monsieur Adeline», fiers
+de parler à leur député.</p>
+
+<p>Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point
+dominant du plateau, et, n'ayant plus personne
+autour de lui, il s'assit, se répétant tout haut le mot
+que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Que faire?</p>
+
+<p>Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur
+répondre?</p>
+
+<p>Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait
+en effet non de savoir s'il pouvait laisser passer
+ces attaques en les dédaignant, mais bien de trouver
+les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil
+faire le mort, ceux qui avaient commencé cette
+campagne dans les journaux ne s'en tiendraient pas
+là; le sommaire de l'étude sur le jeu le disait:
+«<i>Mangeurs et Mangés</i>»; ils allaient s'abattre sur lui;
+comment les repousser?</p>
+
+<p>Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté
+Paris pour Elbeuf, il allait trouver auprès des siens
+l'oubli et la tranquillité!</p>
+
+<p>Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette
+ville, qui s'étalait sous lui, et où, jusqu'à ce jour,
+son nom n'avait été prononcé qu'avec respect. Qu'il
+remontât cette côte dans quelques jours, et personne
+ne se lèverait plus sur son passage; on détournerait
+la tête, et si les gamins lui faisaient encore cortège,
+ce ne serait plus pour lui crier: «Bonjour, monsieur
+Adeline.»</p>
+
+<p>Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le
+coeur serré, les nerfs crispés, l'esprit chancelant,
+qui il regardait ce panorama qu'il n'avait jamais vu
+qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays
+natal, comme il était fier de lui-même:&mdash;la ville
+avec sa confusion de maisons, de fabriques et de
+cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée
+noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine,
+le ronflement de ses machines qui montaient
+jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à
+l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue
+courbe de la Seine, avec son cadre vert formé par
+les masses sombres des forêts.</p>
+
+<p>Il resta là longtemps, regardant alternativement
+autour de lui et en lui. Alors, peu à peu, tout son
+passé lui revint, d'autant plus amer à cette heure
+d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le
+vivait. En suivant des yeux l'agrandissement de sa
+ville, il se revit grandir d'année en année. Elle aussi,
+elle avait subi comme lui une crise et l'on avait pu
+croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait
+prête à se relever et à reprendre sa marche, il
+se voyait précipité, sans lutte, sans secours possible,
+dans une catastrophe qui devait l'écraser.</p>
+
+<p>Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder.</p>
+
+<p>Pour se défendre, il fallait commencer par avouer
+qu'il avait joué à son insu avec des cartes préparées
+par des gens qui voulaient le perdre, et les explications
+ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le
+monde le saisirait au bond; les explications, qui les
+écouterait?</p>
+
+<p>S'il cédait, si une fois il accordait aux <i>mangeurs</i> ce
+qu'ils lui demanderaient, ne faudrait-il pas céder
+toujours, tant que ceux qui voulaient l'exploiter lui
+verraient une ressource?</p>
+
+<p>Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se
+rendit mieux compte de l'enveloppement qui se faisait
+autour de lui: ce n'était qu'une préparation,
+mais combien menaçante s'annonçait-elle!</p>
+
+<p>Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira
+en petits morceaux qu'il jeta au vent; mais
+une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et les emporta
+vers la ville; alors un frisson le secoua comme
+si chaque lambeau était un journal complet qu'Elbeuf
+allait lire.</p>
+
+<p>Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu
+le demander; quelqu'un qui n'était pas un acheteur
+et qui devait revenir.</p>
+
+<p>Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient
+affaire à lui; il verrait bien; mais il n'était plus au
+temps où il pouvait se dire tranquillement qu'il verrait
+bien; il avait peur de voir.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline
+avait repris sa place en face de sa femme, quand la
+porte du bureau s'ouvrit, poussée par un homme de
+trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une
+serviette d'avocat bourrée de papiers: évidemment
+c'était l'ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;M. Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-je vous entretenir quelques instants...
+en particulier?</p>
+
+<p>Disant cela, il tendit sa carte à Adeline:</p>
+
+<p>«LEPARGNEUX,</p>
+
+<p>»Directeur de l'<i>Honnête Homme</i>.»</p>
+
+<p>Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le
+dérangeât point, et, passant le premier, il introduisit
+le directeur de l'<i>Honnête Homme</i> dans le salon.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa
+serviette qu'il venait d'ouvrir, si vous connaissez le
+journal dont je suis le directeur; nous n'avons pas
+encore une longue durée, et il a pu vous échapper,
+malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise
+dans le monde parisien.</p>
+
+<p>Il importait pour Adeline de ne pas se laisser
+emporter et de voir venir.</p>
+
+<p>&mdash;Mon journal, continua Lepargneux, a récemment
+annoncé la publication d'une étude sur le jeu à
+Paris, intitulée: <i>Une Usine à Baccara</i>; la voici:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant
+de prendre le journal que Lepargneux lui tendait.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.</p>
+
+<p>Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait
+pas aller au-devant des questions de ce singulier
+personnage, il ne trouvait ni digne ni adroit de
+chercher à se dérober.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu
+déconcerté par le calme d'Adeline, que si je suis le
+directeur de l'<i>Honnête Homme</i>, je ne suis pas en
+même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce
+rédacteur en chef et moi hostilité déclarée. Cela vous
+fait comprendre que je ne l'ai pas commandée cette
+étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par cette
+annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des
+portraits de personnages en vue, que tout le monde
+reconnaîtrait, je me suis inquiété; je me suis demandé
+quels étaient ces personnages, et parmi les
+noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président
+de l'<i>Épire</i>....</p>
+
+<p>Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques
+de la confusion:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du
+<i>Grand I</i>.</p>
+
+<p>Puis, reprenant son récit:</p>
+
+<p>&mdash;Je dois encore ajouter, si vous le permettez,
+que j'ai pour vous la plus haute estime, non seulement
+pour le député dont je partage les opinions,
+mais encore pour l'industriel et le commerçant,
+étant commerçant moi-même: Lepargneux, éponges
+en gros, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Dans ces
+conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas
+permettre que vous figuriez de façon à être reconnu
+par tout le monde, dans une étude sur le jeu... ou
+bien des choses scandaleuses seront jetées au vent
+de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me
+suis décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendre avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends votre surprise. Vous vous dites,
+n'est-ce pas, qu'étant directeur de l'<i>Honnête Homme</i>
+je n'ai besoin de m'entendre avec personne pour empêcher
+la publication dans mon journal de ce qui
+me déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi,
+directeur, il y a un rédacteur en chef qui fait le
+journal, et, comme nous sommes en guerre, il n'y
+met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces
+antagonismes dans les journaux que le public ne
+soupçonne pas.</p>
+
+<p>&mdash;En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda
+Adeline, qui commençait à perdre patience.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans
+mon journal, j'empêcherais la publication de tout ce
+qui vous touche. Mais je ne puis l'être qu'en mettant
+mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est
+possible que si vous m'accordez votre concours.</p>
+
+<p>Rien n'était plus simple, plus honnête que le
+concours qu'il venait demander à Adeline,&mdash;de commerçant
+à commerçant, car il était commerçant avant
+tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste
+seulement par occasion, parce qu'il avait eu
+la chance de rencontrer une affaire superbe qui devait
+lui donner une belle fortune en peu de temps:
+celle de l'<i>Honnête Homme</i>. Malheureusement, le rédacteur
+en chef à qui il avait confié son journal
+était un coquin dont il ne pouvait se débarrasser
+qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il
+ne les avait pas... en ce moment, et il venait les demander
+à Adeline, qui était intéressé plus que personne
+au renvoi de ce coquin. Mais cette demande,
+il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en
+échange, c'est-à-dire une part de propriété dans
+l'<i>Honnête Homme</i>, qui était en train de prendre une
+place considérable dans le journalisme français&mdash;celle
+réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur
+la reconnaissance publique. Il était évident qu'une
+campagne s'organisait en ce moment dans certains
+journaux contre le président du <i>Grand I</i>; en achetant
+un certain nombre d'actions de l'<i>Honnête Homme</i> avec
+l'argent qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui
+reprochait, c'est-à-dire avec de l'argent trouvé, Adeline
+obtenait des avantages importants: 1° il faisait
+disparaître la plus dangereuse des attaques qui se
+machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il
+pouvait imposer silence à ses adversaires qui le redouteraient;
+3° il employait son journal non seulement
+dans cette circonstance particulière, mais
+encore dans toutes celles où son ambition politique
+était en jeu; 4° enfin, il participait à la grosse fortune
+que l'<i>Honnête Homme</i> devait apporter à ses
+propriétaires dans un délai très court.</p>
+
+<p>Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux
+posa sa serviette sur une table et en tira différents
+papiers:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du
+ton d'un camelot qui fait son boniment; ce que j'avance,
+je le prouve: voici des pièces authentiques
+qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire,
+voyez, regardez.</p>
+
+<p>C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu
+jusque-là. Il se leva, mais, au lieu de venir à la table
+sur laquelle Lepargneux étalait ses pièces authentiques,
+il alla à la porte, et, la montrant par un geste
+énergique:</p>
+
+<p>&mdash;Sortez! dit-il.</p>
+
+<p>Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le
+portrait qu'on veut publier dans cette étude doit
+vous déshonorer, vous perdre à la Chambre et vous
+perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant,
+empêcher le mariage de votre fille, que je ne savais
+pas, mais que j'ai appris en vous attendant; je vous
+offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline
+d'une voix sourde, car il ne fallait pas que sa
+femme l'entendit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez.
+Si vous n'avez pas les fonds en ce moment,
+nous prendrons des arrangements.</p>
+
+<p>&mdash;Sortez, sortez!</p>
+
+<p>&mdash;Je peux faire un effort pour vous, et si les
+quatre-vingt-sept mille francs vous gênent, nous dirons
+soixante mille.</p>
+
+<p>Adeline montra la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Nous dirons cinquante mille.</p>
+
+<p>Adeline revint vers la cheminée où un cordon de
+sonnette pendait le long de la glace.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?</p>
+
+<p>Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se
+presser.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les
+fourrant dans sa serviette, que ce serait ainsi que
+vous me remercieriez de mon voyage, entrepris dans
+votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux
+croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez
+que j'ai voulu uniquement vous sauver. La publication
+de cette étude ne commencera pas avant quelques
+jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix
+de la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera,
+j'en suis sûr, écrivez-moi aux bureaux de l'<i>Honnête
+Homme</i>; Dieu merci, je n'ai pas de rancune.
+Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline
+quand son mari entra dans le bureau.</p>
+
+<p>&mdash;Un directeur de journal qui voulait me demander
+de prendre des parts dans son affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il tombait bien!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre
+dehors, dit Adeline pour expliquer ses éclats de voix
+s'ils étaient venus jusque dans le bureau.</p>
+
+<p>Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il
+n'aurait pas da répondre autrement à cette menace!
+Mais quelle autre réponse possible sans se déshonorer?
+car telle était la situation que, quoi qu'il fît,
+c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au
+dénouement: par lui-même s'il cédait, par ces misérables
+s'il résistait. Et quand il céderait, quand il donnerait
+ces quatre-vingt-sept mille francs, s'arrêteraient-ils
+là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os
+tant qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien
+qu'il se dit qu'il ne pouvait faire que cette réponse, à
+chaque instant il se répétait la conclusion de Lepargneux:
+«Vous n'avez donc pas compris que cette
+étude doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à
+Elbeuf, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher
+le mariage de votre fille?»</p>
+
+<p>Le mariage de sa fille, comment s'en occuper
+maintenant? Où trouver assez de calme pour agir
+continuellement sur l'esprit de la Maman?</p>
+
+<p>Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce
+qu'il ne faisait plus qu'en tremblant et autant que
+possible en cachette de sa femme, de peur de se trahir
+devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture
+était visiblement déguisée:</p>
+
+<p>«Monsieur,</p>
+
+<p>«Il se prépare contre vous une machination pour
+vous faire chanter en vous menaçant de dévoiler
+certains procédés de jeu qui vous auraient fait
+gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher
+ces machinations s'il vous convient d'entrer
+en arrangement avec moi. Vous pouvez me répondre:
+poste restante A.G. 913.»</p>
+
+<p>Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha
+même pas à imaginer quel pouvait être ce protecteur
+qui offrait «contre arrangement» d'arrêter ces
+machinations.</p>
+
+<p>Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe,
+un second numéro du <i>François 1er</i> qui annonçait que
+l'enquête qu'il avait commencée sur certains joueurs
+touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement
+le résultat... «étonnant».</p>
+
+<p>Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour
+de lui; un jour ou l'autre le scandale éclaterait
+sans qu'il eût pu rien faire pour le prévenir.</p>
+
+<p>A la vérité, il y avait des heures où il se disait que
+ceux qui le connaissaient n'ajouteraient pas foi à
+ces accusations, et qu'à la Chambre pas plus qu'à
+Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire qu'il
+avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le
+connaissait pas, et d'ailleurs il y avait le gain des
+87,000 francs qui, quoi qu'il fit, quoi qu'il dit, laisserait
+toujours dans les esprits, même de ceux qui
+lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il
+les avait gagnés, ces 87,000 francs, cela était un fait
+certain, il les avait volés; comment faire croire qu'il
+n'était pas d'accord avec ceux qui lui avaient fourni
+les moyens de les gagner? Toutes les explications
+qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient
+pas moins invraisemblables pour ses amis, et
+pour les indifférents absurde.</p>
+
+<p>Cependant le temps de son congé touchait à sa
+fin, et il fallait qu'il rentrât à Paris; mais Paris maintenant
+était-il plus dangereux pour lui qu'Elbeuf où
+il avait cru trouver le repos et où il avait été si rudement
+poursuivi?</p>
+
+<p>Il pouvait d'autant moins prolonger son absence
+qu'avec l'expiration de son congé coïncidait une
+élection pour lui d'une grande importance: celle du
+président du groupe de l'<i>Industrie nationale</i>; ses
+amis le portaient à cette présidence, son élection
+semblait assurée, il ne pouvait pas se dispenser de
+faire acte de présence.</p>
+
+<p>Il partit donc en promettant à Berthe de revenir
+dans quelques jours et de reprendre auprès de la
+Maman ses instances qui, pour n'avoir pas encore
+abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées.</p>
+
+<p>Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la
+Chambre, il s'imaginait que ses amis, qu'il n'avait
+pas vus depuis quinze jours, allaient lui faire un
+accueil affectueux,&mdash;celui auquel il était habitué.
+Au contraire, cet accueil fut manifestement glacial;
+on s'éloignait de lui; pour un peu on lui eût
+tourné le dos.</p>
+
+<p>Comme il allait entrer dans le bureau où devait se
+faire l'élection, on lui remit une dépêche qu'il ouvrit:
+«Envoyons premier numéro de l'étude à
+Elbeuf, particulièrement et personnellement à
+M. Eck; il est temps encore.»</p>
+
+<p>L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent
+sur lui; il ne s'était pas donné la sienne,
+croyant avoir l'unanimité.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais
+que voulez-vous, ce qu'on raconte de l'<i>Épire</i> vous
+fait le plus grand mal.</p>
+
+<p>Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit
+du Palais-Bourbon la tête perdue; il ne lui restait
+qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le poursuivrait
+plus; l'honneur et les siens seraient sauvés.</p>
+
+<p>Traversant le pont, il descendit sur le quai pour
+prendre un bateau-omnibus; en route il lui serait
+facile de tomber dans la Seine par accident.</p>
+
+<p>Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il
+devait s'embarquer, sa femme, sa fille se dressèrent
+devant ses yeux; pouvait-il les abandonner sans
+avoir assuré le mariage de sa fille?</p>
+
+
+
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa
+femme.</p>
+
+<p>«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite
+Michel à passer la journée de demain avec nous.»</p>
+
+<p>Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une
+dépêche de ce genre voulait dire qu'après la paye,
+la famille montait dans la vieille calèche et s'en allait
+au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à la
+gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les
+siens; par ce moyen, la Maman ne se couchait pas
+trop tard, et le lendemain on s'éveillait au chant des
+oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en
+pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse
+du Glayeul où, s'il y avait eu des glaïeuls autrefois,
+ainsi que le nom l'indiquait, on n'y trouvait plus
+depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que
+celles de l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur
+douceâtre.</p>
+
+<p>Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé:
+à sept heures, la Maman, madame Adeline,
+Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et quand il
+descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva
+la charrette qui l'attendait: une heure après il
+arrivait au Thuit, et à la lueur d'une lanterne il
+voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir au-devant
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir,
+dit-il pour expliquer ce retour sans que sa femme
+s'en étonnât.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter
+Michel pour demain! dit Berthe en se serrant contre
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es contente?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher papa!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à
+placer son mot, elle a sauté de joie quand ma tante a
+lu ta dépêche.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria
+Berthe.</p>
+
+<p>Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper
+froid dans la salle à manger où le feu avait été allumé,
+bien qu'on fût déjà en avril, mais il ne voulût
+pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter
+Paris; au moins le dit-il.</p>
+
+<p>Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait
+jamais dans la chambre de sa mère, car la Maman
+s'endormait aussitôt qu'elle se mettait au lit, et
+il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement
+qu'il allait lui dire un bonjour matinal.</p>
+
+<p>Il en fut ce soir-là comme il en était toujours,
+et le lendemain matin, quand tout le monde dormait
+encore dans le château, il frappa à la porte
+de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée.
+Justement parce qu'elle s'endormait aussitôt
+qu'elle se couchait, la Maman se réveillait tôt,
+et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil:</p>
+
+<p>&mdash;Entre, dit-elle.</p>
+
+<p>Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui
+demanda d'ouvrir les volets.</p>
+
+<p>&mdash;Que je te voie, dit-elle.</p>
+
+<p>Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du
+soleil levant emplirent la chambre de leur claire lumière
+rosée.</p>
+
+<p>Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa
+mère.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais comme toujours.</p>
+
+<p>Elle l'examina longuement.</p>
+
+<p>&mdash;Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre
+ouverte; je ne te vois pas bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vas-tu pas avoir froid?</p>
+
+<p>&mdash;Il fait un temps superbe.</p>
+
+<p>&mdash;L'air est vif.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc.</p>
+
+<p>Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder
+l'entretien décisif qui devait assurer le mariage
+de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de
+nouveau; comme tes traits sont contractés! Tu n'es
+pas bien, mon garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons
+yeux quand il s'agit de toi; quand tu étais petit et
+que tu devais être malade, je le voyais avant tout le
+monde, avant ton père, avant le médecin; je leur
+disais: «Constant va avoir quelque chose»; je ne
+me suis jamais trompée: les mères ont des yeux
+pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce
+n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les
+quinze jours que tu viens de passer avec nous, j'ai
+bien des fois remarqué que tu étais tantôt pâle,
+tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants
+où tu étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce
+qu'on te disait.</p>
+
+<p>A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait
+dans son esprit, qui, lui semblait-il, devait assurer
+le mariage de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté.</p>
+
+<p>&mdash;Par tes affaires?</p>
+
+<p>&mdash;Par l'état de ma santé et par le mariage de
+Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle
+d'un accent attendri, à qui parleras-tu, si ce
+n'est à ta mère.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain,
+dans une heure, je peux être mort.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant!</p>
+
+<p>&mdash;La vérité; et la pensée que je peux partir sans
+que la vie de Berthe soit fixée, sans que son bonheur
+soit assuré m'est une angoisse....</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A
+ton âge!</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce que tu as?</p>
+
+<p>Il hésita un moment:</p>
+
+<p>&mdash;Un anévrisme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey,
+qui en avait un, est mort à quatre-vingts ans passés.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais,
+c'est que demain je peux être mort; tu penses bien
+que je ne te le dirais pas si je n'en étais pas sûr.</p>
+
+<p>-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant,
+mon fils, mon cher enfant!</p>
+
+<p>L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur
+de sa pauvre vieille mère lui brisait le coeur, mais ne
+fallait-il pas qu'il parlât ainsi; cependant il faiblit et
+se penchant sur elle:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais
+plus tranquille, je me trouverais dans de meilleures
+conditions si je n'étais pas tourmenté par cette pensée
+du mariage de Berthe qui m'enfièvre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle
+comme si elle se parlait à elle-même, tu serais dans
+de meilleures conditions?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais que pour cette maladie les émotions
+sont mauvaises, et que les chagrins aggravent le
+mal.</p>
+
+<p>De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se
+tournant à demi vers une image de la Vierge fixée
+au mur contre lequel son lit était appuyé, elle parut
+lui adresser une ardente prière; puis revenant vers
+son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais
+ce mariage.</p>
+
+<p>Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans
+trouver autre chose que des mots entrecoupés.</p>
+
+<p>&mdash;Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle,
+elle doit peut-être aussi donner son salut; mais
+ce n'est pas à moi que je dois penser, c'est à toi; tu
+seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je
+ne te voie plus ces yeux inquiets.</p>
+
+<p>Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme
+il se montrait mal à l'aise, elle n'insista pas, pour
+ne pas le tourmenter.</p>
+
+<p>&mdash;Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te
+fera du bien et te calmera: maintenant tu vas être
+tranquille.</p>
+
+<p>Comme sa mère le lui disait, il se promena dans
+le jardin; mais se calmer, le pouvait-il, quand à
+chaque pas, il se répétait qu'il fallait qu'avant le
+soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre
+un cours si heureux? En lui, autour de lui,
+tout protestait contre cette idée de mort: le bonheur
+de sa fille qu'il ne verrait pas; et le printemps qui
+dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de
+parfums sous le joyeux soleil du matin.</p>
+
+<p>Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait
+l'embrasser pour la dernière fois, et aussi sa pauvre
+mère et sa chère femme; cette maison qu'il s'était
+plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement;
+ces arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait
+améliorés et qu'il aimait, c'était pour la dernière fois
+qu'il les voyait: tout, ces quenouilles blanches de
+fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons
+verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière,
+ces oiseaux qui chantaient, cette odeur de sève parlaient
+de renouveau, de force, de joie, de vie, et lui
+ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu
+à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur.</p>
+
+<p>Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même
+quand Berthe vint le rejoindre, toute fraîche, toute
+pimpante dans sa toilette printanière.</p>
+
+<p>&mdash;Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle,
+après l'avoir embrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure:
+ta grand'mère consent à votre mariage.</p>
+
+<p>Elle se jeta dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce
+premier élan de joie; qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré
+tout, doutais de toi!</p>
+
+<p>&mdash;C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas
+douter; n'oublie jamais le sacrifice qu'elle a fait à
+ton bonheur.</p>
+
+<p>Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant
+de Michel, qui devait venir à pied par la
+Londe et le chemin de la forêt; et quand l'heure fut
+arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils
+partirent.</p>
+
+<p>Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de
+Berthe, rire comme elle, lui répondre, mais il y avait
+des moments où, malgré ses efforts, il restait silencieux
+et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant
+même plus.</p>
+
+<p>Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme
+ils approchaient d'un carrefour où se croisaient plusieurs
+chemins, ils aperçurent Michel assis sur un
+tronc d'arbre couché dans l'herbe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui
+cria Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement parce que je me suis trop dépêché
+que j'attendais qu'il fût l'heure d'arriver convenablement,
+répondit Michel en venant vivement
+au-devant d'eux.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous aviez su?... dit Berthe.</p>
+
+<p>Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant
+la main la mit dans celle de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;La Maman donne son consentement, dit-il; dans
+un mois, vous pouvez être mariés; mais, aujourd'hui
+même, vous l'êtes pour moi et par moi; embrassez-vous,
+mes enfants.</p>
+
+<p>Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et
+il les fit marcher devant lui en les regardant.</p>
+
+<p>Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait
+plus courageux; pour elle au moins sa tâche était
+accomplie.</p>
+
+<p>Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs
+et la table en était couverte, mais ces fleurs, pas plus
+que les sourires de sa fille, la joie de Michel, le bonheur
+de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline,
+qui à chaque instant restait immobile à regarder les
+minutes fuir sur le cadran de la pendule; alors la
+Maman se disait:</p>
+
+<p>&mdash;Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher
+à la pensée de sa maladie.</p>
+
+<p>Et pour essayer de le distraire, elle racontait des
+histoires de jeunesse, de mariage; elle se faisait
+aimable avec Michel.</p>
+
+<p>Dans les sauts de la conversation, Michel demanda
+à Adeline ce que c'était un journal appelé l'<i>Honnête
+Homme</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons
+reçu chacun un exemplaire; il annonce une étude
+sur les cercles, avec des portraits que chacun reconnaîtra;
+vous me mettrez les noms sous ces portraits,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa
+femme posés sur lui, il n'avait pas tout de suite
+trouvé une réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que c'est un journal de scandale et de
+chantage, dit-il enfin, et je ne crois pas que ses portraits
+aient de l'intérêt.</p>
+
+<p>Michel n'insista pas: au fait, que lui importait
+l'<i>Honnête Homme</i>? il n'en avait parlé que par hasard.</p>
+
+<p>Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les
+bâtiments de la ferme à Michel, et, en causant d'un
+air indifférent, il demanda au fermier s'il avait toujours
+à se plaindre des lapins:</p>
+
+<p>&mdash;Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline,
+ils me mangent tout mon <i>cossard</i>; si on ne les panneaute
+pas, ils n'en laisseront pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine;
+aujourd'hui je vais vous en tuer quelques-uns
+à coup de fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! papa, dit Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que vous vous promènerez; vous me
+prendrez au retour.</p>
+
+<p>Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman,
+madame Adeline et Léonie restaient au château,
+il prit avec Berthe et Michel le chemin du parc.</p>
+
+<p>Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza
+ou de <i>cossard</i>, comme disait le fermier.</p>
+
+<p>&mdash;Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas
+peur des coups de fusil.</p>
+
+<p>Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe:</p>
+
+<p>&mdash;Embrasse-moi donc, dit-il.</p>
+
+<br>
+
+<p>Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient
+en termes émus et respectueux la mort de M. Constant
+Adeline, l'éminent député de la Seine-Inférieure,
+le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins
+dans son parc, il avait commis l'imprudence de
+prendre son fusil par le canon en sautant un fossé,
+et le coup qui l'avait frappé à bout portant à la tête
+l'avait tué raide.</p>
+
+<br><br>
+<h4>FIN</h4>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 ***</div>
+</body>
+</html>
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@@ -0,0 +1,12190 @@
+The Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Baccara
+
+Author: Hector Malot
+
+Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
+
+
+
+Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+
+BACCARA
+
+HECTOR MALOT
+
+
+1886
+
+
+
+BACCARA
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+I
+
+Ouvrez les livres de géographie les plus complets, étudiez les cartes,
+même celle de l'état-major, et vous y chercherez en vain un petit
+affluent de la Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse
+ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour
+Rouen.--Cette rivière est le Puchot. Il est vrai que de sa source à son
+embouchure elle n'a que quelques centaines de mètres, mais si peu long
+que soit son cours, si peu considérable que soit le débit de ses eaux,
+ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.
+
+Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives que se sont
+entassées les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent
+l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines
+teintes, le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de la
+vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles manufactures
+l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les
+_Puchotiers_ que la petite rivière n'a pas été remplacée, et que si
+Elbeuf n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce qu'on a
+renoncé à se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douées de
+toutes sortes de vertus spéciales qui lui appartenaient en propre.
+Mauvaises, les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi mauvaises
+que le sont les drogues chimiques qui ont remplacé dans la teinture le
+noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival.
+
+Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives
+basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas
+du château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de
+la forêt de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu à peu se sont
+groupés les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux
+maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles étroites où les
+ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois épaisses
+comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre à foulon,
+que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vécu jusqu'à nos jours.
+
+Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline (Constant), O. *,
+médailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition
+universelle de 1855, hors concours 1867, médaille de progrès Vienne,
+_nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots_», occupe, impasse du
+Glayeul, une de ces cours étroites et noires; et c'est probablement la
+plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement à la révocation
+de l'Édit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors
+accaparé l'industrie du drap en introduisant les façons de Hollande et
+d'Angleterre, forcés comme protestants de quitter la France, laissèrent
+la place libre à leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline;
+il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de cet esprit
+d'initiative et de prudence avisée qui est le propre du caractère
+normand: mais, lié par l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé,
+comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'établir maître à
+son tour, il serait resté ouvrier toute sa vie. Libéré par le départ de
+ses patrons, il avait commencé à fabriquer pour son compte des draps
+façon de Hollande et d'Angleterre, et il était devenu ainsi le fondateur
+de la maison actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre Adeline
+était venu après ceux-là; un quatrième après le troisième, et ainsi
+jusqu'à Constant Adeline, que le nom estimé de ses pères, au moins
+autant que le mérite personnel, avaient fait successivement conseiller
+général, président du tribunal de commerce, chevalier puis officier de
+la Légion d'honneur, et enfin député.
+
+C'était petitement que le premier Adeline avait commencé, en ouvrier qui
+n'a rien et qui ne sait pas s'il réussira, et il avait fallu des succès
+répétés pendant des séries d'années pour que ses successeurs eussent
+la pensée d'agrandir l'établissement primitif; peu à peu cependant ils
+avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant
+en briques leurs bicoques de bois, montant étages sur étages, mais sans
+vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent.
+Il semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille,
+et que le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison
+sociale.
+
+Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique:
+c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré,
+c'était impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer;
+l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de
+grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin
+ni du bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées
+bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient
+leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération
+commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout
+était là, et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout
+ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la
+fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient
+du collège de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation,
+c'était pour travailler,--ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère.
+
+Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite
+existence, qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus
+riches, mais à cette époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en
+vente ce qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le château du
+Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château»
+les avait un moment arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de
+ce château dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état,
+des bois qui rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait
+avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer
+le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et
+d'appeler «notre maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout
+ce qui pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains:
+petits bourgeois étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient
+rester, mettant leur ostentation dans la modestie.
+
+Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec
+elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la
+famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux
+roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui,
+quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable
+jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais
+on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau
+temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une
+voiture; on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore
+solide, si elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle
+étaient plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne
+restât que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis,
+après la paye des ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux
+carrosse chargé de provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot
+pacifique de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du
+Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur
+temps à se promener à travers les bois, les parents parcourant les
+terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter,
+estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans
+la semaine écoulée.
+
+Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne
+s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la
+vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit
+à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce
+paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude
+ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
+jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux
+qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?
+
+Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les
+habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830
+ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850.
+Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point
+systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment,
+au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore,
+au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils
+contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche
+de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les
+innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts
+représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils
+avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées
+autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces
+casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit,
+vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui
+seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs
+rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne,
+celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le
+dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage,
+la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en
+pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent
+au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la
+fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et
+à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris.
+
+Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent
+peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on
+estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on
+disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec
+envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on
+écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les
+parvenus fils d'_épinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de
+continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans
+leurs hôtels ou leurs châteaux.
+
+Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier
+de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi
+justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait
+répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès
+le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade,
+estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver
+en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce
+qui était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de
+Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un
+excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues
+de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se
+faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt
+contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt
+particulier pesât sur lui.
+
+A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes
+à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique
+paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en
+Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf,
+qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait
+rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu.
+
+--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante»,
+on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les
+casinos?
+
+Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à
+personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance,
+et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé
+entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais
+humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.
+
+On l'avait alors marié.
+
+Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en
+plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal
+de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des
+députés.
+
+--Voyez Adeline!
+
+Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde?
+N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la
+fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas
+considérable.
+
+
+II
+
+C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là
+où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement
+les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y
+avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la
+conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir.
+
+Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette
+croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être
+amoindrie.
+
+A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant,
+l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de
+s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de
+laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente
+au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à
+Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était
+un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit
+à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en
+quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être
+l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de
+grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par
+la ruine complète--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la
+vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite.
+Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter
+ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et
+la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières,
+s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui
+revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande
+de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette
+part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté
+de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au
+tableau des faillites.
+
+Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans
+embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer
+cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison;
+s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce
+trou; il n'avait qu'à travailler.
+
+Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui
+dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté
+en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une
+supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne
+et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;--au lieu des bonnes
+années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de
+travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour
+qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi.
+Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les
+crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs,
+elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en
+magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt
+de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut
+pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le
+fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de
+telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces
+laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après
+certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon;
+apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la
+teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette étoffe soit
+vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a
+été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la
+vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou
+changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se
+présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis
+pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des
+crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui
+qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres.
+
+Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique
+comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses
+journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf
+n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la
+séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez
+lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner
+retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame
+Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des
+jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille
+de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle,
+ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à
+sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis,
+et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait
+plus qu'on ne mangeait.
+
+--Comment vas-tu, la Maman?
+
+--Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre
+cette semaine, tu as dû te brûler _les sangs_, c'est vraiment trop
+_arkanser_.
+
+La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la
+peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la
+toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en
+indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir
+garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle
+elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait
+les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles
+elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses
+petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient
+adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des
+charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que
+«ne rien faire de bon» vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire
+pour ceux qui n'entendent pas le normand.
+
+Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait _arkansé_, car la
+Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait
+l'_Officiel_ d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun
+détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des
+députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses
+contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant
+que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le
+blâmait--c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne
+mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel
+chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle
+aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit!
+
+Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à
+changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de
+venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était
+point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il
+avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens
+dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant,
+où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa
+fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui
+parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante
+qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires
+d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus,
+ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets
+mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis
+la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier
+du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée
+de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait
+l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre
+à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il
+entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure
+qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois
+se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se
+refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus
+que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le
+commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de
+famille.
+
+Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de
+retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres
+qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que
+bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses
+approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le
+faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as
+raison, certainement, sans aucun doute.»
+
+C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était
+laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition
+inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans
+il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa
+femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la
+grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que
+chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la
+droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était
+inappréciable depuis son entrée dans la vie politique--le flair et
+le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il
+pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication
+que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la
+France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles
+de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare
+d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais
+comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir
+avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la
+comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même.
+
+Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires
+qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires,
+il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui
+écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui
+occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus
+ou moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre.
+S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était
+pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et
+l'embrasser en la prenant dans ses bras:
+
+--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?
+
+Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa
+beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit
+ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne
+voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur,
+une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne
+de coeur, si facile, si aimable de caractère!
+
+Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots
+affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il
+était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
+maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être
+envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les
+filles des Adeline avaient été élevées.
+
+Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée;
+alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait
+au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était
+paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient
+à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors
+commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus
+d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.
+
+Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés
+d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre
+d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui
+rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire;
+à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur
+maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait
+vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se
+procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les
+comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux.
+
+Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points,
+leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée,
+celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient
+commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité:
+la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour
+la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants
+seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter
+jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce
+nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était
+arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de
+la peine à combiner ses échéances.
+
+
+III
+
+Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau
+dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et
+des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de
+l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un
+pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline
+couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui,
+cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de
+papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse;
+au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre,
+et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la
+plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps
+elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le
+frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions,
+recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le
+geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée.
+
+--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.
+
+--Non.
+
+La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement
+
+--Qu'est-ce qui ne va pas!
+
+--Mais rien.
+
+Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car
+évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose
+préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part
+de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même
+liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance,
+sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame
+Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune
+à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la
+donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était
+pas juste. Et la bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère
+nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de
+caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce,
+elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un
+associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été
+communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu
+demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son
+fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais
+le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains
+sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des
+affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand
+elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les
+choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et
+même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec
+inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent
+mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation
+critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de
+faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois
+venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu
+rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un
+soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela
+ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la
+fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre;
+la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi
+bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les
+services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes
+savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes.
+
+Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce
+rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain
+qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru
+aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme
+d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme
+ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.
+
+Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne
+pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à
+un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:
+
+--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?
+
+--MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements.
+
+Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas
+interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.
+
+--Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme?
+
+--Assez grosse.
+
+--Et elle vous manque pour votre échéance?
+
+--Constant doit m'apporter les fonds.
+
+Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de
+cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait,
+on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères
+Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame
+Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus
+anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une
+diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non
+irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point
+que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on
+traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait
+vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de
+vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait
+voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et
+mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une
+seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à
+Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de
+plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier
+avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui
+semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant
+et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à
+l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne
+quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse,
+avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui
+qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays
+natal.
+
+La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand
+dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait
+qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau,
+où discrètement on frappa quelques coups.
+
+--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec
+l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre
+un travail ennuyeux.
+
+--Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise
+qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de
+l'appartement.
+
+Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit.
+
+-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.
+
+C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on
+l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux.
+
+--_Ponchour, matemoiselle_, dit le père Eck avec son plus pur accent
+alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.
+
+L'oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de
+manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte,
+gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat
+trahissaient tout de suite l'origine sémitique; le neveu, au contraire,
+était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents
+blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et
+une barbe noire frisée.
+
+--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle
+Perthe_.
+
+Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.
+
+-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-là, je _groyais_
+qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumière au
+_pureau_, j'ai _gru_ que c'était lui qui _trafaillait; foilà gomment_
+j'ai frappé à cette _borte_; excusez-moi, _mestames_.
+
+Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était
+meublé avec une simplicité véritablement antique: une table en bois
+noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce
+pour les registres et la collection des échantillons de toutes les
+étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises
+en paille, et c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi à
+plus de trois cent millions d'affaires.
+
+C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en
+Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande
+manufacture de «draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et
+couleurs», comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, sans
+le secours d'aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles
+passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré
+à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec
+Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient
+au-dessus de l'envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient
+trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup d'autres
+fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces relations s'étaient continuées,
+s'étendant même aux familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait
+point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi
+fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne;
+mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des
+visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck
+et les trois frères Debs avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.
+
+Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et,
+regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres:
+
+--_Touchours à l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien
+afoir_ une _embloyée gomme fous_ et... au même _brix_.
+
+Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il était toujours le
+premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquiéter de
+savoir s'il n'était pas quelquefois le seul à les trouver drôles.
+
+Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-à-dire
+instantanément; il prit une figure grave, presque désolée:
+
+--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier
+frères? demanda-t-il.
+
+--J'en ai reçu ce matin.
+
+--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_?
+
+--C'est ce qu'on m'écrit.
+
+--Est-ce que _fous_ étiez engagés _afec_ eux?
+
+--Malheureusement. Et vous?
+
+--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas
+foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_;
+c'était _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux
+Champs-Élysées, château aux _enfirons_ de _Baris, filla_ à Trouville,
+_séchour_ à Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_.
+
+Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez gêné, et madame
+Adeline l'était aussi jusqu'à un certain point, se demandant ce que
+pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:
+
+--Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture?
+demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier,
+qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs elle était
+bien aise de tirer au clair.
+
+--Oh! _drès satisvait_.
+
+--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay?
+
+Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut
+seulement après quelques secondes de réflexion qu'il se décida:
+
+--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire,
+l'infentaire_ n'a _bas_ été _vait_.
+
+Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire
+à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de
+changer de sujet.
+
+--Quand _fous foutrez fenir_ à la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de
+_fous_ montrer ça; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est
+nos nouveaux métiers-fixes à _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle
+infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installés, tous
+les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_
+de _véraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouvé_ un _bervectionnement_
+aussi simple que _barvait_; il faut voir ça; je lui ai fait _brendre_ un
+_prefet_. Il a vraiment le _chénie_ de la mécanique, ce garçon-là.
+
+--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet?
+
+--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble,
+_touchoure_.
+
+--Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en
+répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf.
+
+Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame
+Adeline:
+
+--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_?
+
+Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon.
+
+
+IV
+
+--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?
+
+Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu'elle
+eut la force, cependant, de retenir pour elle.
+
+Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu'elle savait
+droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie,
+elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui
+s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient précisément d'où on
+n'aurait pas dû les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous
+sur ses gardes, inquiète et craintive.
+
+Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps
+des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme
+ils fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette visite
+étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s'outiller et
+qui réussissaient quand tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer
+des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses
+affaires!
+
+Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de
+son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance
+amicale?
+
+De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans
+admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'était
+de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie
+ordinairement ouverte et gaie.
+
+Elle s'était assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et
+elle attendait qu'il commençât; ce qu'il avait à dire était donc bien
+difficile?
+
+Enfin il se décida:
+
+--Quand nous nous sommes expatriés _pour fenir à Elpeuf_, nous n'_afons
+pas drouvé_ ici tout le monde bien _tisposé_ à nous recevoir. On
+_tisait_: «Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin
+t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ été parmi ceux-là, au _gontraire_, il
+n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa
+ville où nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a été
+au coeur; _tans_ la position où nous étions, quittant notre pays,
+recommençant la vie à un âge où beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos,
+nous _afons_ été heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_.
+
+Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame
+Adeline se détendit.
+
+--Quand l'année _ternière_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin
+de perdre mon _peau_-frère Debs, nous _afons_ encore retrouvé M.
+_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens
+se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on
+_tisait_: «Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire
+concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés
+contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui
+auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. _Ateline_
+était alors à _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il
+_bouvait_ très _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce
+qui se passait ici,--peut-être même est-ce _bar fous, matame_?
+
+--Il est vrai que je lui ai écrit.
+
+M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement:
+
+--J'aime à _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin,
+_aferti_, il a quitté _Baris_ et sur cette tombe, lui député, il n'a pas
+craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté
+ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une
+ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui
+retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les
+membres de notre famille.
+
+Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis
+reprenant:
+
+--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_
+allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demandé
+ce moment d'entretien _bartigulier_. Après ces _exbligations, fous
+gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels
+termes nous _barlons_ de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes
+_nefeux_ et moi-même; il n'est _bersonne_ à _Elpeuf_ pour qui nous avons
+autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous
+touche nous intéresse et _pien_ souvent nous nous sommes _réchouis_
+en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes
+affligés en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier.
+
+Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec
+une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se
+calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots,
+qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses
+craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui
+se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles aboutir à une
+conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait
+voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de
+voir partout le danger.
+
+--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pésoin_ d'être dans des
+conditions _bartigulières_ pour être charmé en voyant mademoiselle
+_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa
+mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille,
+ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien _blus_ fortement
+doit-il l'être quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_
+exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis
+betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en réalité un sage
+garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands
+services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractère le _blus_
+aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ égal que
+je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous
+_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille.
+
+Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié
+sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires
+étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité
+avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle
+n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif!
+
+Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé.
+
+--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez à _matame Ateline_ mère, qui est
+une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_
+notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la
+vôtre. C'est ce que j'ai _tit_ à mon _betit_ Michel quand il m'a _barlé_
+de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de _mademoiselle
+Perthe_, hein!»
+
+Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces
+grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.
+
+De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme
+une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère
+et l'inconnu rendaient effrayantes.
+
+Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise
+aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil
+regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que
+de la viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier
+alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès?
+
+Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages
+qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir
+quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et
+ne pas en être frappée.
+
+Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des
+usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée
+dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi
+à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter
+qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur
+le saignât;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles;
+qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui
+appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour
+le maigre;--que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à
+l'huile ou à la graisse;--que, dans les repas où il était servi de la
+viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;--qu'on
+préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là
+les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de
+fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant
+les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains
+juives;--enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau
+de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas
+laisser pousser leurs cheveux.
+
+Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le
+vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu
+encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis
+vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour
+vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée
+qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de
+celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde
+n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf.
+
+Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait:
+
+--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de
+son amour, c'est un honnête homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame
+Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barlé_, mais ses
+lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle
+est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces
+choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a
+_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui
+m'amène chez vous. J'espérais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne
+manque pas les occasions où il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu à
+m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-être pas très convenable.
+Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fût absent et j'en suis heureux,
+puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une
+mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez à _M. Ateline_ et, si
+_fous_ le jugez _pon_, à _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_
+prie d'insister sur son amour; c'est sincèrement, c'est _tentrement_
+qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un
+mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur
+que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous
+_barler_ franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne
+recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est député
+et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _técoré_ et n'ai rien à
+attendre du gouvernement; quant à la situation de nos affaires, elle
+est _ponne_; là où d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons;
+les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les
+communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_.
+
+Il se frotta les mains:
+
+--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est
+organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura
+un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas
+que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement
+dans ce mariage, c'est l'honneur d'être de _fotre_ famille: le père
+Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront,
+et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et
+Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre
+repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient
+des _Ateline_.
+
+Sur ce mot, il se leva.
+
+--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline.
+
+--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidée_
+que je ne la _blaiderais_ moi-même.
+
+Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure
+épanouie par un éclat de rire.
+
+--Je _fois_ qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a taillé une _ponne
+pafette_.
+
+--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.
+
+--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et
+qu'est-ce donc qu'il vous contait?
+
+--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le
+savez-vous, monsieur Eck?
+
+--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques
+n'étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que
+les Carthaginois se _cantaient_.
+
+--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains.
+
+--Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas compris.
+
+--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire
+d'excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur
+Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'égayer. Je crois que
+maintenant elle n'oubliera plus Annibal.
+
+--M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman.
+
+Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il
+était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque
+chose d'agréable,--mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie.
+L'aimait-elle donc?
+
+
+V
+
+L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail;
+elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait
+marché.
+
+On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger,
+et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas
+moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir
+quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger
+attendre.
+
+--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas?
+
+--Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne.
+
+--Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train?
+
+Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente,
+en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience
+extraordinaire.
+
+Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés
+dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.
+
+Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa
+main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa,
+puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa
+de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit
+Léonie.
+
+Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer
+ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme
+blanche.
+
+--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement
+ouvertes devant la flamme.
+
+Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de
+lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement;
+ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.
+
+Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il
+fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de
+banque qu'il tendit à sa femme:
+
+--Serre donc cela, dit-il.
+
+La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit
+rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la
+façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner
+son émotion et son sentiment de délivrance.
+
+Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à
+table.
+
+Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la
+politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les
+frères Bouteillier:
+
+--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en
+arriver à cette catastrophe?
+
+--L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit
+Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent.
+
+Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement
+il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les
+mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui,
+ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose,
+convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.
+
+Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce
+mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier
+n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de
+payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait
+même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait
+peu de chose avec eux.
+
+Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq
+liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord
+tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne
+voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel.
+
+--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.
+
+--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit
+madame Adeline.
+
+--Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton
+indifférent en se versant à boire.
+
+Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle
+était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait
+ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi
+le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif
+n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse?
+
+--Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline.
+
+--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman
+avec une dignité blessée.
+
+--Oh! Maman! s'écria Adeline.
+
+--Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline
+sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre
+chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.
+
+Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît
+des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait
+pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une
+diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen:
+
+--Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me
+l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias
+mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes
+élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront
+longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et
+j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux
+donc faire la tienne comme tu voudras.
+
+--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une
+moyenne et une courte?
+
+--C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que
+j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.
+
+Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux
+commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'_Atlas_ qu'elle
+désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa
+Nourry.
+
+--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner
+ses oiseaux.
+
+--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!
+
+Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine
+servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi.
+Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la
+visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne
+voulait pas retarder le moment des explications.
+
+--Viens, dit-elle à sa cousine.
+
+Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil
+de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.
+
+--Eh bien? demanda-t-elle.
+
+--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son
+neveu Michel.
+
+--Le père Eck! s'écria Adeline.
+
+--Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que
+l'indignation rendait tremblantes.
+
+Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit:
+
+--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!
+
+--Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous,
+puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie
+de sa fortune.
+
+--Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne
+le serait pas?
+
+--Enfin, il ne l'est pas.
+
+--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!
+
+--Assurément non.
+
+--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!
+
+--Je suis au moins aussi surpris que vous.
+
+--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui
+me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte.
+
+--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?
+
+--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en
+existe pas moins.
+
+--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous
+demandant la main de notre fille.
+
+--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est
+juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?
+
+--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un
+autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut
+de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe
+aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.
+
+Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée
+que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué:
+
+--Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant
+peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu
+des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des
+juifs que tu trouveras.
+
+Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.
+
+--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus
+d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la
+fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta
+mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant,
+la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes
+habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant
+de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce
+qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu
+ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a
+pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé.
+
+Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle
+faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point
+appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore
+vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de
+sa volonté.
+
+--Il doit être écrasé.
+
+Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être
+vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose
+idéale--ce mal qui l'enflammait.
+
+Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi,
+lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours,
+lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de
+la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien
+abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des
+engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas
+une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une
+affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille--celle
+de sa vie même.
+
+--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter
+par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck
+injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente.
+
+--Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.
+
+Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:
+
+--Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck.
+
+Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit
+autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans
+doute.
+
+Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près
+textuellement les paroles de M. Eck.
+
+Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers
+mots elle lui coupa la parole:
+
+--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la
+répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner
+d'honnêtes gens par la concurrence.
+
+--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons
+rien.
+
+Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit
+encore:
+
+--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main!
+tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté!
+
+Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les
+Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant:
+
+--L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas
+de quoi se rengorger comme tu le fais.
+
+Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se
+contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été
+la conclusion du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise raison
+sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des
+rameaux nouveaux», elle poussa un cri d'indignation:
+
+--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre
+maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent,
+c'est la maison qu'il leur faut.
+
+Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait
+les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant
+ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main
+de son fils violemment:
+
+--Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même.
+Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien
+malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi?
+
+Il hésita un moment en regardant sa femme:
+
+--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton
+coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère?
+
+Il hésita encore.
+
+--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement.
+
+--Oui.
+
+
+VI
+
+La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à
+son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la
+main qu'il lui avait donnée entre les siennes.
+
+--Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon!
+
+--Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme
+d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité.
+
+--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère,
+un autre soutien?
+
+--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de
+repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te
+tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de
+durée?
+
+--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas
+mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous
+séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.
+
+Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son
+mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe
+ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers
+mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser
+passer sans répondre.
+
+--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien
+difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire
+remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour
+vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que
+notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en
+avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire
+vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat?
+Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus
+influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement,
+spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était
+vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi
+comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.
+
+--Et quand vous avez vu qu'ils duraient?
+
+--Il était trop tard pour vous porter un si gros coup.
+
+--Enfin, quels sont-ils?
+
+Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole:
+
+--Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai
+remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent?
+
+--De chez un banquier?
+
+--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité,
+de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à
+m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour
+que j'accepte ce prêt.
+
+Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite
+la rassurer.
+
+--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre
+chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un
+homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus,
+et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère
+parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde
+parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce.
+Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché
+qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi
+mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a
+accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très
+galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui
+comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que
+peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai
+refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres
+de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses
+cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon
+refus.
+
+--Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.
+
+--Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup
+moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que
+j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire
+qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie;
+s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre.
+
+--Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit
+la Maman.
+
+--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme
+lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de
+commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi:
+c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un
+service dont nous devons lui être reconnaissants.
+
+--En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver
+cinquante mille francs? s'écria la Maman.
+
+--Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne
+le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier,
+dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie
+pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante
+mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé;
+la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous
+retourner: n'est-ce pas, Hortense?
+
+--Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent
+leurs payements.
+
+--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle
+créée? comment en est-elle arrivée là?
+
+--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste
+découragé.
+
+--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense,
+elle administre aussi bien que possible.
+
+--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la
+nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la
+direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise,
+comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses.
+
+--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le
+directeur.
+
+--Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le
+succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions
+bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que
+nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation
+parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure
+que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation
+nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que
+les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix
+qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous
+nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer
+par la science professionnelle le sens de la transformation et de la
+mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le _foulé_, sans
+nous apercevoir que le _foulé_ ne pouvait pas être éternel, La mode n'en
+veut plus; nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on
+ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte? C'est là que
+ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit
+en artiste, non en commerçant.
+
+--Tu as été un Adeline, dit la Maman.
+
+--Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés,
+d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de
+rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et
+c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à
+perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire
+produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune
+industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui
+ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie
+légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers
+mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie,
+la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de
+l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à
+l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où
+la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie,
+Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la
+draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à
+meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre
+nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que
+l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est
+vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de
+Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie.
+
+--Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline.
+
+La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus
+d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne.
+
+--Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à
+Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique;
+c'est même là, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de
+difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers
+en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au
+lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur
+toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils
+d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat
+vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante
+à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une
+légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas
+présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour.
+
+--Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques,
+affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être,
+de l'Elbeuf, non.
+
+Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait
+inutile, il continua:
+
+--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage:
+pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers
+prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille
+cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec
+l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut
+compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la
+teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage,
+mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les
+apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive
+ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas.
+
+Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer
+directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à
+la réflexion de se produire, il reprit:
+
+--Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a
+pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre
+travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il
+s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la _sonnette_,
+comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à
+la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il
+enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec
+elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité
+disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour
+devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari
+est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère;
+plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va
+forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai
+pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation
+sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout
+nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas
+voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un
+Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont
+imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront--et
+prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas
+de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention
+d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre
+point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être
+accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence;
+ils sont dans le mouvement.
+
+--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux
+plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus?
+
+--Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité.
+
+--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change
+et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être
+habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre
+quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient
+toujours.
+
+--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous
+comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du
+mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se
+vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine.
+
+--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste,
+avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline
+périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs.
+
+--Et Berthe?
+
+--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un
+juif!
+
+
+VII
+
+--Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre,
+dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de
+devenir la femme d'un juif?
+
+--Veux-tu donc ce mariage?
+
+--Et toi ne le veux-tu point?
+
+--J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.
+
+--As-tu quelques griefs contre Michel Debs?
+
+--Aucun.
+
+--Ne le trouves-tu pas beau garçon?
+
+--Certainement.
+
+--Intelligent, sage, rangé, travailleur!
+
+--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.
+
+--Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le
+monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête
+dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui
+sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck
+se retirera.
+
+--C'est vrai.
+
+--Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être
+heureuse?
+
+--Je ne dis pas cela; et pourtant....
+
+--Quoi?
+
+--Il est juif.
+
+--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes
+opposées, cela suffit, restons-en là.
+
+--Tu le désires donc?
+
+--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par
+cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un
+autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier, mais qui en sa
+qualité de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire,
+plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant
+dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton
+préjugé.
+
+--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, ce préjugé.
+
+--C'est déjà quelque chose.
+
+--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, et si je le voyais
+pour la première fois, si l'on m'énumérait les qualités que je lui
+reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il désire épouser ma fille
+sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, je serais toute disposée
+à le considérer comme un gendre possible... et peut-être même désirable.
+Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa
+grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, je t'avoue que je
+n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille
+juive fanatique.
+
+--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous
+la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout obligé, il me semble.
+D'ailleurs la vieille madame Eck mène une existence si retirée qu'elle
+ne doit pas être une gêne pour les siens. Je comprends que, si tout ce
+qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais
+comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos
+moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chrétiens.
+
+--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi.
+
+--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas
+hostile et trouve qu'il est faisable, voilà la vérité vraie. Il y a
+quelqu'un qu'il touche encore de plus près que nous; c'est Berthe;
+aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que
+Berthe doit être consultée. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination
+des abominations; pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance
+a pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant le
+repousser par des raisons sérieuses et autrement que d'instinct, sans
+trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut être désirable. C'est à voir.
+Si elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de préjugé tout à
+fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne m'étonnerait pas.
+
+Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; elle fit asseoir son
+mari devant la cheminée, et s'assit elle-même à côté de lui.
+
+--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.
+
+--N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne veux pas plus la marier
+malgré elle que je ne voudrais qu'elle se mariât malgré moi.
+
+--Et ta mère?
+
+--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de
+nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposée à accepter ce
+mariage, nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... et avec
+toi.
+
+--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe:
+il est évident que la répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande
+de M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun reproche ne peut
+être adressé à Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais été
+chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a
+donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges Berthe et elle
+te répond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de
+Michel. J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu en lui un
+futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre.
+Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et
+se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est
+beau garçon, et qu'il sait mieux que personne être aimable quand il veut
+plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur
+de ta mère que nous faisons; à son âge, avec son despotisme d'idées,
+cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu
+subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe,
+si ce sentiment est né.
+
+--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a
+été surprise, finirait par entendre raison.
+
+Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la
+Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience
+qu'on ne lui faisait pas entendre raison.
+
+--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais
+tout n'est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de
+nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons
+lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre
+fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même
+temps celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et
+dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille
+sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre à une certaine fortune
+escomptée vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, et
+trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle
+des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous
+pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour
+l'humiliation d'un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un
+pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses,
+non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à
+cela.
+
+Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et
+déduisait les raisons qui s'opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout
+d'abord l'avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu,
+absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.
+
+--Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de
+luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'énergie, pour
+en arriver là! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en était
+temps encore!
+
+Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête
+grisonnante. Quels changements s'étaient faits en lui en ces derniers
+temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était
+resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré les rides s'étaient
+profondément incrustées; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent
+égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou
+d'inquiétude.
+
+--Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore
+qu'il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et
+comment! J'ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.
+
+Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête
+de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait;
+s'il se décourageait, elle le réconfortait; de même que s'il
+s'emballait, elle l'enrayait.
+
+--Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien
+que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente
+ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à
+ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la
+risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'être abstenu.
+
+--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-même,
+car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais
+pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais à mon
+aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans,
+c'est-à-dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer
+notre fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin de compte
+j'étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que
+c'était pour nous le salut. J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris
+la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de
+conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à Elbeuf, j'écrivis
+à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos
+concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction.
+La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240
+francs le wagon, coûte là-bas 120 francs; le gaz, grâce aux primes de
+consommation, coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction
+d'un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel; tu
+vois, sans qu'il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis;
+et comme je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification pour
+rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les choses continuèrent
+à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me
+paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes
+arrivés.
+
+Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec
+agitation:
+
+--Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un côté des choses, ils
+peuvent se décider et agir, ils ont de l'initiative et de l'élan. Moi,
+je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement,
+toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre
+malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce
+le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie,
+tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec
+elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face
+d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait
+disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.
+
+--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle
+tendrement; tu es le meilleur des hommes.
+
+--A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que
+je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents
+m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu
+aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le
+meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai
+le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu.
+J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline
+d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris
+pour faire mon choix. Et maintenant!
+
+Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et
+s'arrêtant devant elle:
+
+--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai
+point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile
+de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser»,
+attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi,
+j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai
+point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la
+tranquillité du tête-à-tête je l'interrogerai.
+
+Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le
+dessus:
+
+--Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage.
+
+
+VIII
+
+Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses
+filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas
+chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait
+plus de liberté et plus d'expansion avec son père.
+
+Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu
+perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants.
+Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa
+maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle
+ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu;
+elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme
+la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des
+regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si
+habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la
+mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient
+comptées.
+
+Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle,
+sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre
+chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui,
+lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait
+que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il
+commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui
+plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme,
+lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache
+avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de
+visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui
+toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine
+d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux
+un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait
+point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant
+du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi
+sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une
+gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa
+mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la
+défendre.
+
+--Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus
+tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus
+tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge.
+
+Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien
+encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en
+visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris
+les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.
+
+Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât
+de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent
+joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir
+la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour
+remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.»
+
+Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit
+heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel
+était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du
+levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies
+d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout
+de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de
+derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie.
+Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on
+devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait
+ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé.
+
+--Bon voyage!
+
+--A ce soir!
+
+Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice
+pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les
+glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du
+Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire.
+
+--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il.
+
+--Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant.
+
+--Ce n'est pas la peine.
+
+On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait
+dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste
+de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au
+salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?
+
+--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce
+matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés.
+
+--Comment l'aurait-il su?
+
+--Tu aurais pu le lui dire hier au soir.
+
+Berthe ne répondit pas.
+
+Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel,
+Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le
+continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva
+que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui
+fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se
+décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était
+si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries
+ambitieuses, il avait espéré!
+
+Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses
+pensées, Berthe le provoqua à parler.
+
+--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux
+d'aller au Thuit?
+
+C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout
+de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa
+demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de
+lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire
+t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles
+conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y
+avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de
+refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents,
+que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.
+
+--Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que
+d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu
+as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les
+terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un
+sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas planté
+un arbre, je n'ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me
+dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne
+vais pas être obligé de le vendre.
+
+--Vendre le Thuit!
+
+--Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle puisse être pour
+toi: nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés,
+il faut avouer que nous sommes gênés; la crise que nous traversons et
+les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espère en
+sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au
+Thuit, hypothéqué déjà lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a
+été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé
+la terre en Normandie, il nous coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous
+rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous
+ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n'ai plus le même plaisir
+qu'autrefois à aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour
+moi, mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes
+enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée
+de m'en séparer m'attriste?
+
+Berthe prit la main de son père et l'embrassant tendrement:
+
+--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.
+
+Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un chemin coupant à
+travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à
+se couvrir d'une tendre verdure; à une courte distance sur la droite se
+détachait sur le fond sombre d'une futaie la façade blanche et rouge
+d'une grande maison: c'était le château du Thuit, qui, par la masse
+de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en
+ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme
+groupés à l'entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et
+de poiriers puissants comme des chênes.
+
+--C'était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout
+cela! dit-il en promenant çà et là un regard attristé.
+
+Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là. On avait vu la
+voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses
+deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître.
+
+Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait
+quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupées, les prit
+par la main.
+
+--Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des
+gâteaux.
+
+--Faut que je les _débraude_, dit la mère.
+
+--Je les _débrauderai_ moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien
+parler normand avec les paysans.
+
+En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna,
+les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l'autre à sa gauche,
+de façon à les bien surveiller--ce qui n'était pas inutile, car avec
+leur gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point encore adoucie,
+ils voulaient commencer par les gâteaux.
+
+Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux
+gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu'elle avait pour
+eux en leur disant de douces paroles à l'accent maternel, il
+s'attendrissait.
+
+--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier
+plus tard? Ne serait-elle pas privée d'enfants, elle qui les aimait si
+tendrement?
+
+A un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en
+partie:
+
+--Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.
+
+Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent
+seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris
+le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées
+des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement
+côte à côte, lui ému par ce qu'il avait à dire, elle troublée et
+angoissée par cette émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux
+tourments de leur situation.
+
+--Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une bonne mère, te
+doutes-tu que ce n'était pas une allusion à un fait en l'air?
+
+Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en
+rougissant.
+
+--As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il.
+
+Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les
+baissant:
+
+--Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.
+
+--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette réponse
+féminine.
+
+Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire.
+
+--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs.
+
+--Ah!
+
+--C'est là tout ce que tu dis?
+
+--Qu'est-ce que maman lui a répondu?
+
+--Qu'elle m'en parlerait.
+
+--Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?
+
+--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il
+y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous répondions, ta mère
+et moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.
+
+Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu'elle
+adressa à son père, ce fut une nouvelle question.
+
+Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-à-dire est-ce qu'il
+connaît la vérité sur la situation de tes affaires?
+
+--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la
+vérité, il la soupçonne en partie; dans le monde des affaires, il n'est
+personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui
+ce qu'elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il
+avec la réponse que je te demande?
+
+--Ah! papa!
+
+--C'est naïf, ce que je dis?
+
+Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante.
+
+--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande
+néanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime.
+
+--Ah! j'y suis.
+
+--Dame!
+
+--Et cela te fait plaisir?
+
+--Tu demandes des choses...
+
+--Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?
+
+--Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je voyais bien que M. Debs
+était très aimable avec moi; partout où j'allais, je le rencontrais;
+toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; il avait
+en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les
+autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans
+une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec
+Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais été plus loin.
+
+--Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu'elles en restent
+là s'il ne te plaît point.
+
+--Je ne dis pas cela.
+
+--Dis-tu qu'il te plaît?
+
+--Il est très bien.
+
+Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être ne voulait-elle
+pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en
+aide:
+
+--Il est vrai qu'il est juif.
+
+Elle se mit à rire franchement:
+
+--Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif?
+
+
+IX
+
+L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si
+spontanément du coeur que la preuve était faite: l'affaiblissement de
+préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce chez la
+grand'mère, résistant encore chez la mère, il n'existait plus chez la
+fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux
+que ça me fasse qu'il soit juif?»
+
+--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline après un moment
+de réflexion, il n'en est pas de même pour ta grand'mère.
+
+--Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix
+qui tremblait.
+
+--Peux-tu en douter?
+
+--Et maman?
+
+--Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n'y fera pas
+d'opposition si de ton côté tu le désires?
+
+--Et toi, papa?
+
+Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui remua le coeur du père.
+
+--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.
+
+Elle se serra contre lui.
+
+--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement.
+Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je
+te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer,
+sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c'est
+un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme
+l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père,
+crois-le bien, voudrait n'avoir pas à appuyer. Mais il le faut.
+
+--Je n'ai rien à te cacher.
+
+--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as
+commencé à grandir, je t'ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans
+que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord
+existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. Est-ce donc
+impossible?
+
+--Oh! non.
+
+--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton père? Où en
+trouveras-tu un qui t'écoute avec plus de sympathie?
+
+Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie
+pour entrer dans la forêt.
+
+--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se décidait point et voulant
+l'encourager.
+
+Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle
+question:
+
+--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que
+tu penses toi-même de M. Debs?
+
+--Je n'en pense que du bien; c'est un honnête garçon.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Travailleur.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue.
+
+--Alors il te plaît?
+
+--Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas
+celui-là.
+
+Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles
+avant qu'il eût achevé de les prononcer.
+
+--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le
+mariage lui-même, dit-elle.
+
+--Et ce n'est pas du tout la même chose.
+
+--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es à M. Debs, le mari?
+
+--Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.
+
+--Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!
+
+Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l'impossible.
+
+Elle lui sourit tendrement:
+
+--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille?
+
+--Gamine!
+
+--Je t'en prie, réponds-moi franchement!
+
+--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari.
+
+Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette réponse; elle pâlit
+et resta un moment sans trouver une parole.
+
+--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin.
+
+--Il y a des raisons qui lui sont contraires.
+
+--Des raisons... graves?
+
+--Malheureusement.
+
+--Qui te sont personnelles?
+
+--Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.
+
+--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa
+religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui épouse
+une chrétienne ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.
+
+--C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est
+pas chose facile; me le dire à moi, c'est prêcher un converti; tu sais
+comme ta grand'mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et,
+d'autre part, elle est d'une époque où les juifs étaient victimes de
+préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force.
+
+Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se
+séparer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'était point
+écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait
+tourner ou sauter.
+
+--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation?
+demanda-t-elle.
+
+--Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant si Michel Debs
+savait la vérité sur nos affaires. S'il connaît la vérité et veut
+t'épouser, c'est, comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant
+la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour toi, non pour ta
+dot; pour ta beauté, pour tes qualités, parce que tu lui plais, enfin
+parce qu'il t'aime.
+
+--Cela est possible, n'est-ce pas?
+
+--Assurément; mais le contraire aussi est possible; c'est-à-dire que,
+tout en étant sensible à tes qualités, Michel Debs peut l'être aussi à
+la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage
+d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors
+simplement d'un mariage de convenance: l'un des associés de la maison
+Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la fille de
+Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis
+pas que cela soit, mais simplement que cela peut être. Alors que se
+passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être bonne,
+comme il le croyait, est médiocre ou même mauvaise? Il ne la fait point,
+n'est-ce pas? et c'est un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage
+manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait
+humiliant; pour nous ce serait désastreux. C'est quand le crédit d'une
+maison est ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point être
+prudent que de nous exposer à donner un aliment aux bavardages du monde.
+N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi Michel
+Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu
+d'une fille ruinée.» Parler couramment de la ruine d'une maison dont les
+affaires sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà pourquoi, avant
+de répondre à M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me
+dire franchement si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est
+indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un
+autre, auquel tu n'as pas de raisons particulières pour tenir, il est
+sage de répondre par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec ta
+grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers du mariage manqué.
+Au contraire, si Michel te plaît, si tu vois en lui le mari qui doit
+assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il faut
+aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle puisse être pour toi
+comme pour nous, affronter le mécontentement de ta grand'mère, et courir
+aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur
+laquelle il comptait... peut-être.
+
+--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?
+
+--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le
+soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu
+vois que, par la force même des choses, nous voilà ramenés au point d'où
+nous sommes partis et que tu es obligée de répondre franchement, puisque
+ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite.
+
+Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait
+ramenés au point d'où ils étaient partis, mais la situation n'était
+plus du tout la même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus
+solennelle par les paroles de son père: si un sentiment de retenue
+féminine et de pudeur filiale lui avait fermé les lèvres, maintenant
+elle devait les ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait
+pour son père, elle le devait pour elle-même.
+
+--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et
+moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres;
+il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage
+dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est
+jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas
+de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes
+dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que,
+dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant
+que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais
+peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on
+passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du
+Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux
+noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel.
+Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de
+la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser
+un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est
+très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos
+amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le
+prend où l'on peut.
+
+--Il ne t'avait jamais rien dit?
+
+--Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était
+déjà un jeune homme.
+
+--Et quand tu es rentrée du couvent?
+
+--Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais
+pas indifférente... et que je lui plaisais.
+
+Il voulut lui venir en aide:
+
+--Et tu en as été heureuse?
+
+--Dame!
+
+--L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?
+
+--Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné,
+je ne pouvais pas ne pas être satisfaite.
+
+--Satisfaite seulement?
+
+--Heureuse, si tu veux.
+
+--Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?
+
+--Peux-tu croire!
+
+--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne
+le refuseras point.
+
+--Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en
+lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne
+serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas
+à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.
+
+Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se
+jeta:
+
+--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle
+il doit compter, il ne se retirerait pas.
+
+Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère,
+son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien...
+que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que
+tu ne peux pas me donner de dot?
+
+--Il le faut bien.
+
+--Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi!
+
+Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un
+accent qui remua Adeline.
+
+--Comme tu es émue!
+
+--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué.
+
+Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel
+qu'elle pût faire.
+
+Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il
+l'embrassa tendrement.
+
+--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie.
+
+--Comment?
+
+--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons.
+Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi?
+
+--Il faut répondre.
+
+--Certainement, certainement.
+
+--Que veux-tu répondre?
+
+Le Normand se retrouva:
+
+--Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je
+ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à
+une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute
+possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours
+aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à
+gagner du temps.
+
+--Oh! je ne suis pas pressée de me marier.
+
+--C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le
+temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.
+
+
+X
+
+De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient
+de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les
+branches nues des grands arbres.
+
+--Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les
+bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que
+je puisse aller ce soir même chez M. Eck.
+
+Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps
+des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui
+tremblait,--celui d'un grand arbre abattu.
+
+--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les
+bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal
+maintenant!
+
+Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent
+rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il
+n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.
+
+Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le
+matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en
+allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien
+n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves sur preuves pour
+démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père
+Eck.
+
+--Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera
+suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu
+verras.
+
+Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la
+situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui
+avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances
+commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé,
+parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la
+spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules
+était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de
+délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il
+n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne
+penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est
+d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus
+sacré que celui-là. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en
+avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du
+repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se
+laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la
+corbeille de mariage.
+
+Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se
+dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait
+pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se
+réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle
+désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces
+questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie,
+et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle
+avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle
+pouvait ne point penser à elle.
+
+Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour
+si prompt, ne les attendant que pour dîner.
+
+--Déjà!
+
+Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'était dit
+entre le père et la fille, mais malgré l'envie qu'elle en avait, il
+lui était impossible d'interroger son mari, la Maman étant là dans son
+fauteuil.
+
+--Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; il faut changer de
+chaussures, je vais monter avec toi.
+
+Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte:
+
+--Eh bien?
+
+--Elle l'aime.
+
+--Elle te l'a dit?
+
+--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoué dans un cri de
+douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme.
+
+--Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.
+
+--Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune
+fille.
+
+Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et lui.
+
+--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.
+
+Il expliqua son plan.
+
+--Et après? quand nous aurons gagné du temps, le mariage sera-t-il
+assuré?
+
+--Il sera facilité.
+
+--Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner la vie qui a
+été la tienne jusqu'à ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de
+spéculation; tu as trop de droiture, trop de loyauté.
+
+--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les
+garanties?
+
+--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les
+honnêtes gens? serais-tu le premier qui, malgré son intelligence et sa
+prudence, se laisserait tromper et entraîner.
+
+--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que
+des affaires sûres.
+
+--Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent les gros gains.
+
+--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai
+laissé passer des centaines d'occasions qui nous auraient donné une
+fortune considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront
+maintenant, voilà tout.
+
+--Le temps est passé des belles occasions; tu le sais mieux que moi.
+
+--Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper court à ces observations,
+cela n'engage à rien de prendre du temps.
+
+Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en
+l'embrassant elle lui serra la main dans une étreinte où elle avait mis
+toutes ses espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.
+
+La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans
+le nouveau, celui qui confine à Caudebec, là, où de vastes espaces
+permettaient après la guerre, la libre construction d'un établissement
+industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isolé, d'accès commode,
+avec des dégagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau
+facile à atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le
+dégraissage ainsi que le foulage des draps en pièces. Construite en
+briques rouges et blanches, elle occupe entièrement un îlot de terrain
+compris entre quatre rues se coupant à angle droit; sur trois de ces
+rues se dressent ses hautes murailles percées de larges châssis vitrés,
+et sur la quatrième s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés
+de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir
+une cour carrée au fond de laquelle le balancier de la machine lève et
+abaisse ses deux bras.
+
+Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps
+déjà, mais par les fenêtres tombaient des nappes de lumière qui
+éclairaient la rue au loin; les métiers battaient, les broches
+tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche,
+et dans le ruisseau coulait une petite rivière d'eaux laiteuses qui
+fumaient.
+
+Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il aperçut le père Eck
+travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penchés
+sur leurs pupitres.
+
+--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au
+père Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement.
+
+--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le père Eck, à leur poste.
+
+Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un prétexte à sa visite:
+
+--Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a dit que vous en étiez
+satisfait.
+
+--Très satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre,
+c'est son affaire.
+
+Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et Michel ne tarda pas à
+arriver; en apercevant Adeline, il s'arrêta un court instant avec un
+mouvement de surprise et d'hésitation.
+
+--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos métiers fixes, dit le père
+Eck.
+
+Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'était
+vraiment le désir de voir les métiers fixes qui était la cause de cette
+visite: ce serait bien étrange après la demande adressée la veille à
+madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, il ne pouvait qu'attendre.
+
+Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur les perfectionnements
+qu'il avait apportés à ces métiers manquèrent-elles de clarté: son
+esprit était ailleurs.
+
+Heureusement son oncle lui vint en aide:
+
+--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches
+ces métiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre
+cents broches.
+
+Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, Adeline ne l'était
+pas moins en écoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre
+ne pensait guère à ce qu'il entendait.
+
+--Il est vraiment très bien, se disait Adeline en examinant Michel; je
+ne l'avais jamais vu si beau garçon.
+
+--Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, se disait Michel en
+regardant le père de Berthe à la dérobée.
+
+Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le
+père Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel.
+
+Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, Adeline et le père
+Eck marchant côte à côte, tandis que Michel restait en arrière pour se
+dérober: il était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux
+était donc qu'il leur laissât la liberté du tête-à-tête.
+
+Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit une bande de drap
+divisée en petits carrés de diverses couleurs.
+
+--Que _tites-fous_ de ça? demanda-t-il.
+
+Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants de nouveautés
+essayent pour chercher le modèle qu'ils adopteront.
+
+--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.
+
+Le père Eck donna un coup de coude à Adeline et, se haussant vers lui en
+mettant une main devant sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers
+auprès desquels ils passaient:
+
+--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_.
+
+Ils sortirent dans la cour.
+
+--_Fous afez_ à me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le père Eck.
+
+--Oui.
+
+--Les métiers, c'était un _brétexte_; je _fais fous_ conduire dans mon
+_pureau_.
+
+Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, il ne l'était
+jamais pour l'exécuter.
+
+--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitôt qu'ils furent
+installés dans le bureau particulier du père Eck, et nous en sommes fort
+honorés.
+
+--C'est moi, c'est nous qui serions honorés de nous allier à _fotre_
+famille, madame _Adeline_ a _tû fous tire_ que c'est le _put_ de mon
+_ampition_.
+
+--J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique et conforme à
+nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables à ce
+mariage....
+
+--Ah! mon cher monsieur _Ateline_!
+
+--Malheureusement nous sommes, à cause de ma mère, obligé à de grands
+ménagements; vous savez quelle est la sévérité de ses principes
+religieux.
+
+--Je sais par ma mère ce que _beut_ être cette sevérité; et je _fous
+afoue_ que je ne lui ai _bas_ même _barlé_ de ce mariage, qui pour nous
+n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la première fois que
+l'un _te_ nous pense à épouser une chrétienne: il a fallu l'amour de
+Michel pour me décider moi-même; vous savez le préjugé, la tradition, la
+fierté!
+
+--Vous comprenez donc que nous hésitions avant d'en parler à ma mère; il
+faut des précautions, des préparations, sans quoi nous nous heurterions
+à un refus formel.
+
+--Je _gomprends_.
+
+--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille
+n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours désiré ne pas la marier trop
+jeune.
+
+--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mère s'est mariée à
+quinze ans.
+
+--Enfin je vous demande du temps.
+
+--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai
+_pien_ été _viancé_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous
+sommes mariés j'aurais _pien_ attendu encore.
+
+Il dit cela avec son bon rire.
+
+A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du
+bureau.
+
+--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'écria M. Eck, n'_endrez bas_, hein!
+
+Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vêtue de noir,
+avec un châle sur les épaules, le front caché par un bandeau de velours
+posé en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait
+un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression affable:
+c'était madame Eck.
+
+--J'ai cru que c'était un _gommis_! s'écria le père Eck, est se levant
+vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret
+et du respect.
+
+--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.
+
+Et tout de suite s'adressant à Adeline:
+
+--J'ai appris que vous étiez dans la maison et je suis descendue pour
+vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez
+prononcées sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis
+longtemps déjà, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de
+vous avoir dérangé, je vous laisse à vos affaires.
+
+--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille
+courbée.
+
+--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'écria le père Eck quand la
+porte fut refermée, ma mère vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui
+ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ça _fa pien_, ça _fa pien_!
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+I
+
+En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez son collègue le comte
+de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui
+s'était trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille francs,
+Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.
+
+En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette
+rencontre, c'était chez Raphaëlle, la maîtresse de ce collègue. Mais ce
+petit arrangement était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler de
+Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait rien de la vie parisienne?
+Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son
+mari! Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en plus finir.
+On ne peut pas demander à une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne
+sont ni de son éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris
+qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, et qu'il se trouvât
+des amis--alors surtout que c'étaient des députés--pour accepter cette
+invitation; la province a sur les maîtresses et sur les députés des
+opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une
+femme de député restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son
+mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces,
+ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il caquette, ce ne peut être
+qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une
+bonne place de tribune.
+
+Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait qu'imiter
+plusieurs de ses collègues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient
+embarrassés à la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on
+était là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on s'amusait plus
+que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le
+comte. C'était donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu à
+l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte qui payait le loyer de
+cette aimable maison où ils étaient si bien reçus, et qui payait aussi
+cette bonne chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse,
+il aurait fallu un excès de puritanisme pour s'en fâcher.
+
+A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis
+longtemps déjà le comte de Cheylus n'était pas en état d'entretenir le
+train de maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous les députés qui
+connaissent à fond les dessous de la politique française et étrangère
+n'ont pas pénétré aussi profondément les dessous de la vie parisienne:
+ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec
+soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agréable, une femme
+qui, pour n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux
+restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille célébrité, et
+ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se
+contentait pas des apparences?
+
+D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui était l'homme le
+plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire à tous,
+amis comme adversaires, et même à ses adversaires plus encore qu'à
+ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, il avait administré les
+départements par où il avait successivement passé avec de bonnes
+paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignées de
+main et des banquets à toute occasion. Et quand, après vingt années de
+ce régime, la chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était
+trouvé un de ces arrondissements où les maires, les conseillers
+municipaux, les curés, les pompiers, les orphéonistes, les fanfaristes,
+tous ceux enfin qui l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient
+envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur
+importait à lui et à eux la politique, il les avait convertis à son
+système: «Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la
+Chambre il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses bonnes
+paroles; bien avec son parti, très bien avec ses ennemis, ce n'était pas
+lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la
+main toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la bouche, même avec
+ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austérité ou de leur
+mépris et qu'il finissait par adoucir.
+
+«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour venir dîner avec moi
+lundi prochain.»
+
+Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on
+arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs
+vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur du barreau de
+Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis
+longtemps le comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait de
+bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il
+y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les dîners, on
+la faisait pour la maîtresse.
+
+Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé la vérité, toute la
+vérité à ces honnêtes convives.
+
+C'était vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la
+connaissance de Raphaëlle, alors dans toute sa splendeur, et au
+mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la
+_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot
+avec toute la bohème tapageuse de cette époque; pour lui il n'était pas
+moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage
+dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, le comte avait dissipé
+toute sa fortune et il n'était plus qu'un simple député, sans aucune
+influence même dans son parti, où personne ne le prenait au sérieux;
+quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, au moins avait-elle
+laissé dévorer par des spéculations aventureuses la plus grosse part de
+ce que son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie lui avait fait
+gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient
+lourdement marqué leur passage: la maigriotte Parisienne s'était
+alourdie et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa physionomie
+gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'était
+immobilisée, les teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, les
+rouges, les bleus avaient tanné la peau.
+
+Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves des oreilles, et
+la tradition les rend aveugles à la réalité: quand pendant dix ans on
+a été la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour
+les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'être pendant
+vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ça finisse; il
+faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre
+sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en qui M. de Cheylus
+n'avait vu que «la charmante Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait
+encore dans «tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient son
+nom dans les soirées théâtrales, on pouvait se montrer avec elle alors
+surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un
+député. Assurément, si elle lui revenait, ce n'était point par intérêt,
+et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanité d'un vieux
+beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans,
+sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voilà tout; et
+vraiment il ne pouvait que lui être reconnaissant de cette preuve de
+goût.
+
+--Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il n'était donc pas si
+déplumé!
+
+Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil
+de l'homme ruiné l'emportait sur la fatuité du triomphateur; de là sa
+formule d'invitation à ses chers collègues--«avec moi».
+
+Elle était réellement une providence pour lui, cette bonne fille, et
+près d'elle il retrouvait dans son désastre un peu des satisfactions de
+son ancienne existence: un intérieur à la mode, une table bien servie et
+une femme, une maîtresse aussi élégante que celles qu'il avait aimées
+autrefois.
+
+Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la réputation
+d'âpreté au gain s'était cependant établie sur tant de ruines, c'est
+qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait
+essayé d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un
+écarté heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours
+refusés.
+
+--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait même pas l'apparence
+de l'intérêt: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais
+rien qu'une fleur.
+
+Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois elle lui avait
+demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une démarche, d'un
+acte de complaisance et de bonne amitié.
+
+L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la
+refuser à son influence: elle consistait à obtenir du préfet de police
+l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait
+vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.
+
+Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait cette
+autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez
+pour vivre, et elle ne tenait pas à gagner de l'argent; à quoi bon le
+superflu, quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses ambitions
+d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'améliorer en
+vieillissant.
+
+C'était pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte
+Frédéric de Mussidan, dont la soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur
+dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement,
+il y avait aussi un intérêt personnel qui la faisait insister: si elle
+obtenait cette autorisation, Faré, reconnaissant du service qu'elle
+aurait rendu à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans sa
+pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une création importante,
+et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie.
+Quant à lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la
+présidence de ce cercle qui serait administré avec la plus rigoureuse
+délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons à
+prendre.
+
+Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs qu'il eût fait la
+démarche qui lui était demandée, il lui devait bien ça, à la bonne
+fille; mais les vingt mille francs donnèrent à sa parole une conviction
+et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'était plus le
+sceptique qui se moquait de lui-même et accompagnait des discours les
+plus pathétiques d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond tout cela
+m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre au sérieux plus que moi,
+et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez.»
+
+Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, aussi entraînant
+que lorsqu'il présenta la demande à son ami le préfet de police, «à son
+cher préfet».
+
+--Un cercle dont vous seriez le président, mon cher député,
+n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le
+laissassent bien vite tourner au tripot?
+
+--Pas plus que les autres.
+
+--C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.
+
+Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, malgré ses retours,
+il n'avait rien pu obtenir.
+
+C'était alors que les sentiments de Raphaëlle s'étaient affirmés dans
+toute leur beauté, et que son désintéressement avait éclaté--aux yeux
+de M. de Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au moins à du
+mécontentement; non seulement elle n'avait pas formulé le plus léger
+reproche, non seulement elle n'avait pas montré de mécontentement,
+mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait prié d'inviter
+quelques-uns de ses amis à venir dîner le lundi chez elle.
+
+--Ici n'êtes-vous pas chez vous?
+
+C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle de se laisser
+jamais emporter par la colère ou la fâcherie, ni de compromettre ses
+intérêts.
+
+Or, il y avait intérêt pour elle--un intérêt capital--à obtenir cette
+autorisation, et là où le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu
+la simplicité de compter, échouait, d'autres réussiraient,--il lui
+amènerait ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle choisirait
+celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation
+sans craindre de se la voir refuser.
+
+L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un
+ancien lutteur appelé Barthelasse, elle avait fait la connaissance du
+vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort
+avaient fait échouer là comme croupier. Il était jeune, il était beau,
+il était noble, elle l'avait aimé, et elle s'était laissé affoler par
+l'envie de se faire épouser.
+
+Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son vrai nom on s'appelle
+Françoise Hurpin, et qu'on a donné une notoriété vraiment trop tapageuse
+à celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient
+épousé vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un
+vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour
+amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur nom.
+
+Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de Mussidan, il
+semblait qu'il dût se laisser épouser par une femme qui le tirerait
+de la misère; mais quand elle avait adroitement abordé la question du
+mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; puis, quand elle avait
+précisé de façon à ce qu'il lui fût impossible de s'échapper, il avait
+nettement répondu par la question de fortune.
+
+--Qu'apportait-elle en mariage?
+
+Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune ne suffirait pas à
+la vie qu'il entendait mener.
+
+Elle s'était désespérée, et, comme il était bon prince, il l'avait
+consolée.
+
+--Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette fortune; le moyen
+était en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle
+obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne
+tarderaient pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse,
+à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux
+honnêtes fiancés qui ont travaillé pour leur dot.
+
+
+II
+
+C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son cher collègue»
+qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme
+du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré,
+Comment, dans ce jeune homme élégant et distingué, d'une politesse
+exquise, de grandes manières, reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier
+de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, alors même qu'on
+l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: «Messieurs, faites
+votre jeu; le jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point,
+car on ne jouait pas chez Raphaëlle.
+
+Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception du vicomte de
+Mussidan et du père de la maîtresse de la maison, un ancien militaire
+de belle prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues avec
+lesquels on continuait les conversations commencées au Palais-Bourbon;
+aussi était-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas
+acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, à deux pas de la
+Chambre, que demeurait Raphaëlle; en sortant après la séance, on était
+tout de suite chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade sous
+les arbres des Champs-Elysées, avant de rentrer chez soi, aidait la
+digestion des bonnes choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on
+avait bus.
+
+Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitalière, et même
+on n'y mangeait que de très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet
+de la Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux amis dans son
+département, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps à son souvenir
+par l'envoi d'une caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve
+pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui pendant son passage à
+travers la haute noce avait appris à apprécier la bonne chère, savait
+quelle lassitude éprouvent ceux que les invitations accablent, en
+s'asseyant tous les soirs devant le même dîner--celui qui sort des
+quatre ou cinq grandes cuisines où un certain monde fait ses
+commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou à la Belle
+Jardinière--et ce n'était point ce menu banal qu'elle offrait à ses
+convives. Pendant huit jours à l'avance, quand elle avait décidé de
+donner un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui était une
+femme de mérite, les mets qu'elle voulait servir à ses hôtes; et ceux-là
+seuls qui étaient supérieurement réussis paraissaient sur sa table.
+
+Que demander encore?
+
+Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction à
+son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait été répété:
+
+--Décidément on dîne bien chez les gueuses.
+
+Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fût un bon
+provincial, c'était avec une pointe de vanité libertine qu'il lâchait
+son mot; à Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches même
+quand on était l'honneur du barreau de cette ville célèbre, et à Elbeuf
+non plus, quand même on était la gloire de la fabrique elbeuvienne.
+
+Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M.
+Hurpin, le père de la maîtresse de maison, qui se carrait à table
+avec une si belle prestance, était bien vulgaire, et que sa manie de
+présenter son épaule gauche décorée du ruban rouge, quand on parlait
+d'honneur, était insupportable; que ses observations, lorsqu'il en
+lâchait, ce qui d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche
+que pour manger, étaient stupides ou grossières, mais ces critiques ne
+portaient pas.
+
+--Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très bien chez les gueuses; et
+ce coquin de Cheylus est bien heureux!
+
+Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte:
+Charmant! Il était la joie et la jeunesse de ces dîners. Il en était le
+champagne--le mot avait été dit par l'honneur du barreau de Carpentras,
+qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un
+inépuisable répertoire d'anecdotes curieuses et salées sur le monde du
+second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous
+les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous
+révélait un Paris qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant,
+discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aïeux. Si
+quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Faré,
+l'auteur dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en parait point
+davantage, malgré les brillants succès que celui-ci avait obtenus en
+ces dernières années; tout au contraire, il laissait entendre, mais à
+demi-mot et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage pour sa
+soeur, héritière d'une des belles fortunes du Midi.
+
+Évidemment, si ces convives avaient connu la bohème parisienne, ils
+auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place à
+la table de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, décoré
+à l'ancienneté, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de
+même ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons
+que la modestie et la discrétion pour ne point parler de sa fortune;
+mais ils ne la connaissaient point, cette bohème, et s'en tenaient à
+ce qu'ils voyaient, à ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt
+à chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux sous les
+apparences.
+
+--On dîne bien chez les gueuses.
+
+Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au delà: de quoi se
+seraient-ils inquiétés? Si quelquefois on se demandait qu'elle était la
+situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la
+maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il
+convient à des gens qui voient clair.
+
+--Pauvre comte de Cheylus!
+
+--Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!
+
+Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher collègue» des
+nouvelles du jeune vicomte.
+
+Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en
+parlant de la faillite des frères Bouteillier, il était revenu vivement
+avenue d'Antin, après avoir mis le député chez lui, et il avait trouvé
+Raphaëlle l'attendant devant le feu.
+
+--Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en venant à lui. Est-ce
+fini, au moins?
+
+--Non.
+
+--Parce que?
+
+--Ah! parce que!
+
+--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?
+
+--Exactement.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Il s'est défendu.
+
+--L'imbécile!
+
+--C'était gros.
+
+--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de
+suite lâché sur lui.
+
+--Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à être préparée.
+
+--C'est quand j'ai compris, à son air plus encore qu'à ses paroles,
+combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idée m'en est
+venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre côté et nous
+trouvions la place prise.
+
+--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en était pas moins
+délicate.
+
+--Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que lui as-tu dit? Que
+t'a-t-il répondu?
+
+Il s'était approché du feu et il présentait un pied à la flamme.
+
+--Comme tu es mouillé! dit-elle.
+
+--Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai
+accompagné comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les
+peines du monde à l'empêcher de prendre une voiture.
+
+--Je vais te donner tes pantoufles.
+
+Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchée, cherchant.
+
+--Ne te trompe pas, dit-il.
+
+Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au théâtre pour
+traduire la dignité outragée:
+
+--Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.
+
+--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet déplumé.
+
+--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus
+besoin de lui.
+
+Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, et l'ayant fait
+asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.
+
+--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite
+chaise basse.
+
+--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites,
+et à ce propos, je lui ai dit les choses les plus éloquentes sur
+l'infamie des commerçants qui font faillite tranquillement pour ne pas
+payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brûlons la
+cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché là-dessus.
+
+--Et notre homme?
+
+--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: il s'est mis à
+m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y
+avait pas de plus grande douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors
+voyant ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,--le contraire de
+ce que je disais.
+
+--Es-tu gentil?
+
+Elle lui baisa la main.
+
+--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel drame que celui
+qui se joue dans le crâne d'un commerçant faisant ses additions! Quelle
+situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et,
+par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont menacés, alors même
+qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scène sans que je te la file.
+C'est à ce moment que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que
+je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais
+prêté un sou à personne, a passé sa vie à offrir tout ce qu'il possède à
+tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre homme,
+c'eût été trop.
+
+--Tu es adorable.
+
+--...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition une cinquantaine
+de mille francs... et même plus s'il en avait besoin.
+
+--Et il a refusé?
+
+--Parfaitement.
+
+--Tu n'as pas insisté?
+
+--Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce refus était une offense à
+ma sympathie, à mon amitié, enfin tout ce qu'on peut dire.
+
+--Il n'en a donc pas besoin?
+
+--Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal menée? il est gêné, très
+gêné; s'il marche encore, il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis
+que ses concurrents, les fabricants moins haut placés que lui, se
+sont conformés aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur
+demandait, il s'est entêté à fabriquer le genre de sa maison, et on n'en
+veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer à
+bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ça l'a
+mené où il est arrivé.
+
+--Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?
+
+--Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte pas un prêt qu'il n'a
+pas demandé: il aurait fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des
+_fafiots_.
+
+Elle réfléchit un moment:
+
+--Il faut recommencer.
+
+--Toi?
+
+--Non, toi.
+
+--J'en arrive.
+
+--Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement cette fois tu pourras
+jouer du _fafiot_. Je vais te signer un chèque de cinquante mille
+francs; tu iras le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, et
+aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pensé à lui
+toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu
+lui as proposés, que c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui
+te passera par la tête.
+
+--Il aura de la défiance.
+
+--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demandé; quand plus tard
+il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne
+pourra plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des
+_fafiots_; tu l'auras; à toi d'en jouer de manière à réussir. Le moment
+est décisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme
+ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a pas moins de
+l'influence à la Chambre et, ce qui vaut mieux, auprès des gens du
+gouvernement. Ce n'est pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre
+Cheylus.
+
+--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là?
+
+--On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je l'ai pris. Nous avons
+Adeline, ne le laissons pas nous échapper des mains. Où retrouver son
+pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne,
+il n'a que des relations politiques; il a des amis à la Chambre; on le
+croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilité à revendre
+et à couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait
+qu'il se trouve dans une position embarrassée, où nous pouvons l'aider.
+Prenons-le de force. Fais-moi un reçu de cinquante mille francs, je
+signe le chèque.
+
+Il ne se montra pas offusqué de cette demande de reçu, et tout de suite
+il l'écrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il
+n'eût pas à se déranger.
+
+--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te
+réveiller à temps.
+
+En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, et, après s'être
+habillé, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Crédit
+lyonnais, où, depuis un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion
+d'être employés.
+
+Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute différente de
+celle de la veille, disait qu'il avait réussi.
+
+Elle lui prit les deux mains follement:
+
+--Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; nous le tenons.
+
+Et elle l'entraîna.
+
+
+III
+
+Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle n'en était pas moins
+assez simple: Adeline, embarrassé dans ses affaires, aurait de la peine
+à rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement
+sa situation.
+
+Mais pour que cette exploitation fût possible, il fallait qu'elle fût
+menée d'une main légère, sans quoi il regimberait, et, en voyant où
+on voulait le conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu le
+prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait réussi une fois,
+échouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie
+de vouloir encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, qui
+lui avait forcé la main, elle n'eût assurément pas procédé de cette
+façon; cela n'était pas dans sa manière; quand elle avait réussi une
+affaire, ç'avait toujours été par la douceur, par l'enveloppement, en
+prenant son temps, ses précautions et ses distances, et ceux dont elle
+avait triomphé étaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai
+qu'alors elle opérait elle-même; tandis que maintenant elle était bien
+forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de
+femme: on serait vraiment bien venu de proposer à cet honnête provincial
+une association avec une ex-comédienne! Il fallait qu'elle se tînt dans
+la coulisse et que Frédéric seul parût en scène. Heureusement, elle
+pouvait lui faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était
+intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, félin; il
+irait.
+
+Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée de fonder un cercle
+à Paris, ils n'avaient pas laissé passer un jour sans travailler à son
+organisation. L'appartement même où ils l'installeraient était choisi
+et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, comme
+s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de
+l'Opéra, en plein Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire,
+lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa
+dernière chance; superbe avec ses vingt fenêtres de façade au premier
+étage sur l'avenue; luxueux à éblouir un étranger, et en même temps
+assez sévère pour disposer à la confiance le naïf qui monterait son
+escalier sonore. Il importait de ne pas laisser échapper cette occasion
+unique, car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire à un
+locataire qui ne marchande pas, le propriétaire se lasserait d'attendre
+et de sacrifier à un avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien
+essayé sur lui le système de la participation mis en oeuvre par eux
+avec tous ceux qui devaient prendre part à leur affaire: tapissiers,
+marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en
+plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux
+bénéfices de la cagnotte; mais ce mirage irrésistible pour des
+fournisseurs plus ou moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris
+assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et assez défiant pour
+n'avoir pas une foi aveugle dans la probité de ceux qui gardent les
+clefs de cette cagnotte.
+
+Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une
+heure.
+
+A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez lui un billet «du
+charmant vicomte» le prévenant que, le lendemain, aurait lieu aux
+Français une première représentation qui serait une des grandes
+premières de la saison, celle d'une comédie de son beau-frère Faré, et
+que, pour cette représentation, il était heureux de mettre un fauteuil
+d'orchestre à sa disposition.
+
+«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la
+peine à obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me
+donner le plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la vérité
+m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. Au premier mot
+que j'ai adressé, à mon beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à
+celui qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement par un refus,
+mais quand j'ai prononcé votre nom, ce refus s'est changé en la plus
+gracieuse des offres.--Dites bien à M. Adeline--ce sont les propres
+paroles de mon beau-frère que je vous rapporte--que je considérerai
+comme un honneur qu'il veuille bien assister à ma pièce; avec un public
+composé d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et l'on oserait
+aller jusqu'au bout de son originalité.»
+
+Adeline n'était point un habitué des premières, et s'il voyait une pièce
+c'était ordinairement lorsque le chiffre de la centième lui permettait
+de s'aventurer sans trop de risques, de même que, s'il allait au
+Salon de peinture, c'était après que les médailles étaient données et
+affichées; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette
+forme, était vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique.
+Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir par les filles,
+composaient mieux leur salle de première représentation, le niveau de
+l'art ne tarderait pas à s'élever,--c'était une observation qu'il avait
+présentée lui-même plus d'une fois à la commission du budget lors de
+la discussion de la subvention des théâtres, et il lui plaisait de la
+retrouver dans la lettre du «cher vicomte»,--qui, bien évidemment,
+répétait les paroles mêmes de Paré.
+
+La salle était brillante, c'était bien une grande première, comme
+l'avait annoncé Frédéric, qui, placé à côté d'Adeline, lui nomma le
+Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez
+provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric dévidait comme un
+montreur de figures de cire, mais c'était la première fois qu'il voyait
+la plupart de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait les
+histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. Tous ces noms et toutes
+ces histoires défilaient sur les lèvres de Frédéric, légèrement; pour
+deux seulement il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au fond d'une
+baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Américain, qui occupait
+une avant-scène avec sa femme.
+
+Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, Adeline cependant la vit
+assez pour remarquer la grâce et le charme de sa physionomie; il en fit
+compliment à Frédéric, qui répondit aussitôt:
+
+--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se
+laisser gagner par elle; ma soeur est réellement une charmeuse, et je
+le sais mieux que personne, puisque l'expérience en a été faite à mes
+dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers d'une tante que
+nous avons dans le Midi, à Cordes, et qui devait nous laisser à chacun
+quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour
+lui déplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son côté
+pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation
+de toute sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci l'a
+charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore,
+c'est que ni mon frère ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais
+sentiment contre notre soeur, l'aimant après comme nous l'aimions
+auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur
+de ne jamais nous inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je
+regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, construite par
+notre aïeul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte
+de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restée telle qu'elle
+était du temps de notre aïeul; j'avoue que j'aurais aimé à passer un
+mois de villégiature dans une maison du treizième siècle, meublée de
+meubles de l'époque.
+
+Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet héritage perdu, mais
+c'était la première fois qu'on lui en faisait l'histoire complète, et la
+présence de l'héroïne la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte
+était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et aussi bien
+désintéressé: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent
+eussent peu d'intérêt pour lui, et comme son frère était dans le même
+cas, il y avait là sans doute une disposition héréditaire.
+
+L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais
+celle-là ne touchait en rien Frédéric, et s'il la raconta, ce fut
+évidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin.
+
+--Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle que ce colonel,
+maintenant si connu, a fait pour la première fois parler de lui à Paris.
+C'était il y a quelques années.
+
+Il se garda de préciser l'année--1867--ce qui eût un peu trop vieilli
+Raphaëlle.
+
+--C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui était déjà une
+comédienne de grand talent, donnait une soirée. Le colonel, qui arrivait
+d'Amérique, fut conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur
+dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, célèbre pour avoir
+fait sauter les banques du Rhin.
+
+Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, qu'on en eût ou qu'on n'en
+eût pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait
+perdu trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait volé trois
+cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'était aperçu de rien,
+mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de
+portées ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à l'avance
+et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui déchira ses
+vêtements, et on lui reprit l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale
+épouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, car, en
+femme d'expérience, elle sait que partout où il y a des joueurs il peut
+se glisser des filous, si sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir
+où ce scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, l'élite
+du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire
+du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux
+l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au moins à ouvrir des
+cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une sécurité
+complète. Si j'étais député, ce serait une question qui m'occuperait.
+
+--Rétablir les jeux! c'est bien grave!
+
+--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entrée
+des maisons de jeu ne soit pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec
+vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus
+supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrît à ceux qui
+en sont affligés d'honnêtes lieux de réunion où ils seraient assurés de
+n'être pas volés. C'est une question de moralité, de salubrité publique.
+Songez donc que dans les cercles autorisés ou tolérés la police n'a rien
+à voir et ne pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles
+ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés comme dans un bois,
+sans que personne vienne à leur secours. Or, ces directeurs sont-ils
+honnêtes?
+
+Le rideau en se levant coupa court à ce discours, qui ne recommença pas
+ce soir-là, car Adeline s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce,
+et il se donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au succès du
+beau-frère de son ami. Quand de longs applaudissements saluèrent le nom
+de Faré, il se passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline que
+sa sympathie et son amitié pour Frédéric de Mussidan s'en trouvèrent
+augmentés.
+
+Deux jours après, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire
+une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face à face avec
+Frédéric, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et
+tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allèrent flâner sur les
+boulevards: le temps était doux, les passants se montraient assez rares,
+on pouvait causer librement.
+
+Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point de départ pour ce
+qu'il voulait dire:
+
+--N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de la transformation qui
+s'opère à Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons déjà vu je ne
+sais combien de magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur
+gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez
+qu'on n'est plus coudoyé et bousculé comme autrefois. Il y a là un
+changement qui, me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement
+comme vous.
+
+--Que voulez-vous que le gouvernement fasse à cela?
+
+--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris
+perd de son élégance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est
+plus l'auberge du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il n'y a
+plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus
+bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement
+et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, pour la
+prospérité du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes
+de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les
+pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications
+ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez
+point. Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à Paris son
+animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du
+monde les étrangers affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la
+fête? c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous les objets
+de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux,
+leurs vêtements. C'était du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient
+pour ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours de Lyon que
+nos couturières habillaient leurs femmes. Rentrés dans leurs pays, ils
+y exhibaient fièrement leurs achats, et, pour les imiter, leurs
+compatriotes demandaient à la France des produits français. D'où la
+fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voilà
+pourquoi il faut ramener les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a
+qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, où chacun trouve
+à s'amuser selon ses goûts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas
+aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai
+part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. Assurément mon nom,
+ma famille, mes ancêtres, mon éducation, mes convictions, mes
+principes devraient m'empêcher de travailler à la consolidation du
+gouvernement,--mais l'intérêt de la France avant tout.
+
+
+IV
+
+En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout de suite visité
+quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient proposé des affaires;
+mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur,
+surtout si l'on entend se réserver la liberté de choisir. Naguère, on
+était venu le chercher, le prier; quand à son tour il s'était offert, on
+l'avait écouté avec une certaine défiance. Que signifiait ce changement?
+Il n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquée,
+il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre.
+
+Cela était trop conforme à la logique des choses pour qu'Adeline s'en
+étonnât; il n'avait jamais eu la naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait
+qu'à se présenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et
+pour que ceux qui étaient à table fussent heureux de lui faire sa part
+au gâteau. Ce n'était pas à date fixe que devait se faire le mariage
+de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins
+n'avaient pas d'importance; le mot du père Eck, qu'il ne se rappelait
+qu'en riant, était là pour le rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme
+pendant quatre ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais bien
+attendu encore.»
+
+Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient débarrassé des échéances
+pressantes qui menaçaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il
+avait le temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, et
+même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeât. Alors il
+rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de
+cette espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent ne lui pesait
+pas, tant il avait été galamment offert, mais cependant, par une
+bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il
+éprouverait du soulagement à ne plus le devoir.
+
+Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent point comme
+il l'avait espéré: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au
+contraire, et, après plusieurs réunions, qui se succédèrent de plus
+en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la requête de quelques
+créanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humiliés.
+
+Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux que personne,
+connaissait la procédure des faillites: de combien serait le premier
+dividende et quand le toucherait-on?
+
+Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, dans sa position,
+était difficile, car, bien que le vicomte n'eût jamais fait la plus
+légère allusion à son prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas
+être considéré comme un placement à échéance plus ou moins longue dans
+lequel le créancier aussi bien que le débiteur trouvent un égal intérêt;
+c'était un service rendu, et rien que cela.
+
+Comme il se demandait par quel moyen il sortirait à bref délai de cet
+embarras, il crut remarquer que le vicomte était moins à l'aise avec
+lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement
+n'était que trop facile à deviner: il s'étonnait de n'être pas encore
+remboursé, et il s'en fâchait.
+
+Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a appris à ne pas
+s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer avec les créanciers de façon
+à les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font
+patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, entré dans la vie
+avec de la fortune, était arrivé à près de cinquante ans sans devoir un
+sou à personne. Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était
+confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant
+pas un mot à dire, honteux de son silence même. N'aurait-il donc pas la
+force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: «Ne
+croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je
+comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était ce bientôt qui
+lui fermait les lèvres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le
+tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère.
+Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner
+quand il ne savait pas lui-même à quelle époque il serait en état de
+payer ces cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un jour à
+l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne pouvait pas encore le traduire
+par une date précise.
+
+Il en était là quand un soir, en sortant de dîner chez Raphaëlle, le
+vicomte lui prit le bras, et, comme le jour où il lui avait offert ces
+cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet.
+
+--Ne vous détournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu
+échapper à l'entretien dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.
+
+--J'ai affaire par là.
+
+--Alors, marchons vite, dit Adeline.
+
+Puis, voulant donner une explication à ce mot qui était sorti de ses
+lèvres sans qu'il eût le temps de le retenir:
+
+--Nous nous réchaufferons.
+
+Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, silencieux, dans
+l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa déclaration, ou plutôt
+d'un fils respectueux qui a une confession délicate à faire à son père.
+
+Enfin, il se décida:
+
+--Vous me voyez bien embarrassé, mon cher député.
+
+Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:
+
+--Avec moi?
+
+--Précisément parce que c'est à vous que je m'adresse. Ah! si c'était un
+autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié,
+permettez-moi le mot, je suis tout confus.
+
+--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami.
+
+Cependant, malgré cet encouragement, il y eut encore un silence:
+
+--Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de
+risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct
+que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. En
+un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu
+me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais
+besoin....
+
+Il y eut une pause:
+
+--Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais
+dans un délai que vous fixerez vous-même, si toutefois cela ne vous gêne
+point.
+
+L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient cruels, et bien qu'il eût
+souvent pensé au moment où cette question se poserait, il n'avait point
+imaginé qu'il serait aussi pénible.
+
+--C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais dû, depuis longtemps,
+vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont
+présentées... j'ai compté sur des affaires qui ne se sont point
+réalisées... sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref,
+j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....
+
+Le vicomte lui coupa la parole:
+
+--Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne de votre amitié si je
+ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si
+tant est que je puisse en avoir une.
+
+--Je vous en prie.
+
+--C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous savez combien je suis peu
+homme d'argent, cela tient peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce
+qui s'appelle une fortune assise; mon père en a dévoré trois ou quatre,
+et moi-même j'ai fortement entamé celle qui m'est venue de ma mère. Je
+comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle
+est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez
+souvent de me trouver à court; ce qui est mon cas présentement. Dans
+ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme
+justement une occasion se présente, en mettant quelques fonds dans une
+affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idée m'est venue
+de m'adresser à vous.
+
+--Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline décidé à se procurer ces
+cinquante mille francs à quelque prix que ce fût.
+
+--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois
+homme à user de pareils procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas
+faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir qu'à une date
+précise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est là tout ce
+que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je
+n'aurais demandé davantage.
+
+Adeline respira.
+
+--Je vais étudier mes échéances, demain je vous donnerai cette date, ou,
+ce qui est mieux, je vous enverrai un billet.
+
+Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on
+faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout à coup,
+s'arrêtant et changeant de sujet:
+
+--Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-même
+cette affaire?
+
+--Quelle affaire?
+
+--La mienne.
+
+--Je n'ai pas de fonds libres.
+
+--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire.
+
+--Je n'y suis pas du tout.
+
+--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité de fonder un
+nouveau cercle, et je vous ai démontré de quelle utilité sera cette
+fondation à tous les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle:
+elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il
+arrive toujours pour les choses à point. Mais c'est une si grosse
+affaire que la fondation d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas
+l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne
+veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que
+je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance de
+ce capital?
+
+--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien à ces choses.
+
+--Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000
+francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle impérial
+200,000 francs, la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au
+Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, aux Ganaches
+50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000
+francs, à l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier établissement
+ne reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit
+pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable
+sur lequel on puisse prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur
+qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un
+billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte à la caisse
+du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou
+la partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... follement.
+J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais à ceux
+qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million,
+les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai
+adressé ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par
+une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le
+comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre à
+Paris sa vie brillante, présentez la demande d'autorisation qui ne peut
+pas être refusée à un homme tel que vous, soyez son président.
+
+--Moi!
+
+--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilité et la
+haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la
+politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes...
+(il hésita un moment cherchant son mot...) fières de votre initiative.
+Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez
+entreprendre, par le seul fait de votre présidence elles viennent à
+vous, et vous n'avez pas à aller à elles. Dans la politique vous êtes un
+centre; et on doit compter avec votre influence.
+
+--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider un cercle parisien,
+moi, le plus provincial des provinciaux.
+
+--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la première
+qualité qu'il faut pour présider un cercle à Paris.
+
+--Laquelle?
+
+--L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des cercles, c'est la crainte
+d'être volé; quand on se met à une table de jeu pour son plaisir, on
+n'aime pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller ses
+voisins; avec un président comme vous à la tête d'un cercle, on aurait
+toute sécurité, et par cela seul le succès de ce cercle serait assuré;
+au jeu, on ne vole guère que là où l'on trouve des complices.
+
+--Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne
+serait que le temps.
+
+--Il est certain que cette présidence vous prendrait un certain temps,
+mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous
+demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des
+avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: il y a des
+présidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque
+chose.
+
+Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.
+
+--Adieu! dit celui-ci.
+
+Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:
+
+--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous
+assure, mérite d'être examinée sérieusement.
+
+
+V
+
+Ils revinrent sur la place de la Madeleine.
+
+--Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que
+tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle
+donne des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer ceux
+qui les procurent. Quand vous apportez à une société une concession
+quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre
+influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis
+certain que l'autorisation qui donnerait naissance à notre cercle ne
+serait pas comptée pour moins de soixante à soixante-quinze mille
+francs; c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient changés:
+vous ne seriez plus mon débiteur, c'est-à-dire que la société serait le
+vôtre.
+
+La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait été longuement répétée
+avec Raphaëlle, et il avait été convenu qu'en cet endroit il se ferait
+un silence de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils
+connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-même,
+et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir
+pas à payer à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient
+très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne
+suffirait pas, par cette raison qu'elle était à terme, tandis que
+le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un résultat
+immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un effet sûr.
+
+Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été réglées, et ce fut
+seulement après un moment de silence que Frédéric reprit:
+
+--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos lèvres: vous ne
+voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle.
+
+--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut
+administrer que ce que l'on connaît, et je ne connais rien aux affaires
+d'un cercle.
+
+--Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de vous donner cette
+administration: vous êtes président de notre cercle, comme le comte de
+Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le
+duc de la Trémoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'êtes
+que président, c'est-à-dire quelque chose comme un président de la
+République ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, à qui
+vous assurez la stabilité, vous régnez, mais vous ne gouvernez pas; à
+côté de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion
+financière du cercle s'exerce par une société en commandite représentée
+par un gérant responsable. Vous et votre comité, composé de hautes
+notabilités, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les
+admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irréprochables. Les
+questions financières ne vous regardent en rien et n'entraînent pour
+vous aucune responsabilité--ce qui est le grand point; vous touchez,
+vous ne payez pas.
+
+Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus rapportée à
+l'improvisation de Frédéric que pour le précédent; il avait été répété
+aussi, car il importait qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu»,
+de façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. Si son
+assimilation aux présidents des grands cercles devait agir sur lui,--et
+ils n'en doutaient pas,--c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le
+temps de réfléchir et de comprendre par conséquent qu'il n'y avait aucun
+rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-mêmes, ne faisant
+pas de bénéfices, n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on lui
+proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses
+gérants avec l'argent prélevé sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait
+connu les cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule,
+mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'était un argument comme
+ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour
+que sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands noms qu'il se
+répéterait.
+
+--Pour vous rassurer complètement, continua Frédéric, et pour que vous
+dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative;
+mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en
+avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-même, mais
+aussi pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore une autre
+raison... politique celle-là, et sur laquelle il est inutile d'insister.
+
+Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait point enlevé par cette
+offre cependant si tentante, Frédéric lança son dernier argument, celui
+qui devait briser les dernières résistances.
+
+--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui
+ont été opposées à M. de Cheylus.
+
+--Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?
+
+--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le
+président, et il l'a demandée en effet; mais on la lui a refusée--vous
+devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a
+pas voulu le laisser créer un centre de réunion qui devait lui donner
+une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons été
+irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme des manières,
+l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur
+président que le comte. Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est
+calmée, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise
+aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas réussi. Toute chose a sa
+contre-partie: l'amabilité du comte eût dégénéré en faiblesse, il
+n'aurait rien su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de
+respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.
+
+Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce
+dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se sépara de «son cher
+député».
+
+--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas
+dans le sac, j'y renonce; voilà un bonhomme qui certainement dormira
+moins bien que moi.
+
+En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guère, tandis que
+lui-même fut bercé par le bon et calme sommeil que donne le travail
+accompli.
+
+De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un fait se dégageait
+pour Adeline, si menaçant qu'il ne voyait que lui: l'échéance immédiate
+de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonné, cette heure qui,
+tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce n'était plus: «J'aurai à
+payer» qu'il se disait, c'était: «J'ai à payer».
+
+Comment?
+
+Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des
+commerçants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du
+jour au lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui précisément
+le rendait difficile à recommencer; les sources où il avait puisé
+s'étaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en
+compromettant plus encore son crédit déjà si ébranlé, et encore sans
+être certain à l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui
+fallait.
+
+Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de la fondation de
+son cercle, il n'aurait pensé qu'aux moyens de trouver cette somme; il
+fallait payer, et à n'importe quel prix il s'exécutait.
+
+Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que le mirage de cette
+fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultés d'un
+côté pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour en
+gagner!
+
+Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement il s'acquittait,
+non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par
+an; mais encore il se trouvait en position de réaliser son plan, de
+faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il eût à prendre la
+peine d'aller les chercher.
+
+En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guère
+quelle différence il y a entre le cercle qui s'administre lui-même et
+celui dont la gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui
+qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, et celui, au
+contraire, qui n'a pas d'autre raison d'être que de gagner de l'argent
+par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui
+qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont
+là des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se
+valent ou à peu près.
+
+Là-dessus Adeline était gros public, comme il l'était d'ailleurs pour
+bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaëlle avait deviné
+juste en pensant qu'on pouvait effrontément lui citer quelques grands
+noms qui l'éblouiraient.
+
+--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'être présidents,
+pourquoi, lui, refuserait-il?
+
+Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, c'était celle de ses
+membres et aussi celle de son président: puisque les admissions seraient
+prononcées par lui et par le comité qu'il aurait composé, il n'avait
+rien à craindre, il saurait leur garder le caractère de respectabilité
+sévère dont parlait le vicomte: entre honnêtes gens il ne se passe rien
+que d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son cercle--il
+disait déjà _son_ cercle--devînt un tripot comme ceux dont il avait
+vaguement entendu parler.
+
+Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accablé, lui
+rebattant les oreilles jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à
+son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une
+importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.
+
+Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit du rôle que Paris
+jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de
+s'associer à tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute
+ce serait naïveté de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle pût
+produire à elle seule ce résultat; mais si une hirondelle ne fait pas le
+printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au
+sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.
+
+Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient appris à la
+connaître pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entraîner
+les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà
+un but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être pas laissé
+prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par
+l'appât du traitement de 36,000, mais il devait être enlevé par
+l'argument commercial. «Quand on est fier de la bêtise qu'on fait,
+avait-elle dit à Frédéric, on la pousse jusqu'au bout, alors même qu'on
+voit que c'est une bêtise.»
+
+Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et toutes les raisons
+personnelles qui s'ajoutaient à ce sentiment, Adeline ne s'était point
+décidé à accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à
+les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, prendre avis de ceux
+qui savaient ce que lui-même ignorait.
+
+De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne n'était plus
+autorisé pour lui répondre que son collègue le comte de Cheylus, si bien
+au courant de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce cercle lui
+avait été proposée, il connaissait l'affaire et l'avait pesée avec ses
+bons et ses mauvais côtés. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le
+lendemain même.
+
+--Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporté la
+proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et
+que, quand l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé
+l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite me l'a refusée.
+
+--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a données
+pour expliquer son refus?
+
+--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, ce cercle
+deviendrait en quelques mois un tripot; que j'étais trop faible, trop
+indulgent, trop aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot tout
+ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies
+d'un refus.
+
+--Et ces raisons vraies?
+
+--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen
+d'influence à un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se
+faire accuser d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à des
+amis.
+
+--Alors?
+
+--Si vous voulez me prendre dans votre comité, j'accepte. Que vous dire
+de plus?
+
+Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans être
+jaloux de Frédéric,--il n'avait jamais eu la naïveté d'être jaloux,--il
+commençait à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans
+la maison de Raphaëlle, et que le meilleur moyen de se débarrasser de
+lui était de lui faire avoir un cercle où il passerait ses journées
+et... ses nuits.
+
+
+VI
+
+C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric d'avoir un président
+en situation d'obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir
+leur cercle, mais ce n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on
+adresserait au préfet fût signée par vingt membres fondateurs, et il
+était de leur intérêt de ne pas laisser le choix de ces membres à
+Adeline, qui ne saurait où les chercher, et qui, les trouvât-il, les
+choisirait mal. A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la
+composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait
+prendre, sans qu'il se doutât de rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait
+qu'il prît.
+
+Raphaëlle voulait des noms chics.
+
+Frédéric voulait des noms sérieux.
+
+Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient point là-dessus;
+en bons associés qu'ils étaient, ils se faisaient des concessions.
+
+--Mêlons les noms chics aux noms sérieux.
+
+Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'épluchant
+sévèrement: on n'était jamais assez chic pour Frédéric, et pour
+Raphaëlle on n'était jamais assez sérieux,--au moins en théorie, car
+dans la pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question de
+savoir s'ils pourraient avoir réellement ces noms sur leur liste,
+ils étaient bien obligés d'abaisser leurs prétentions et de se faire
+mutuellement des concessions.
+
+--Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur il peut
+passer.
+
+--Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si nous sommes trop
+difficiles, nous finirons par n'avoir personne.
+
+Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était une véritable
+obsession, elle en rêvait, et plus d'une fois le matin elle avait
+réveillé Frédéric pour l'entretenir des idées qui lui étaient venues
+dans la nuit.
+
+--Tu ne dors pas, chéri?
+
+--Si, je dors.
+
+-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute donc.
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
+
+--Nous n'avons pas de duc.
+
+--Pourquoi faire un duc?
+
+--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a
+trente-six.
+
+--Les _Ganaches_ n'en ont pas.
+
+--La _Crémerie_ en a bien un.
+
+--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en même temps tâche de
+trouver un lord, ça serait plus sérieux: on en a bien abusé, des ducs;
+d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est
+espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.
+
+Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait
+composé un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont
+elle s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle ne lui
+permettaient point de s'adresser à eux; elle eût été bien accueillie
+vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les
+folies les plus extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, avaient
+été jusqu'au crime; mais ces temps étaient loin, et le souvenir qu'ils
+en avaient conservé n'était ni doux ni attendri.
+
+En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini
+par former une liste dont les noms de tête ne manquaient pas d'une
+certaine apparence décorative.
+
+Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service
+extraordinaire, ancien préfet, député, commandeur de Légion d'honneur,
+grand-croix de cinq ou six ordres étrangers;--un général qu'à Nice et à
+Cannes on avait surnommé le général Epaminondas, ce qui, dans le monde
+des grecs, était caractéristique;--un commodore américain;--un musicien
+et un statuaire affamés de notoriété, toujours en quête de relations,
+comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes à l'un et
+faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait en portefeuille
+depuis vingt ans; un journaliste qui exerçait autant d'influence dans
+la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par là devenait un
+personnage utile, avec qui il était prudent de prendre les devants.
+
+Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient
+des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe,
+c'était encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse,
+autrefois directeur de cercles à Biarritz, à Pau et en Provence, où il
+avait gagné une fortune de deux à trois millions et chez qui Frédéric
+avait été croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait
+exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_,
+c'est-à-dire le dîner de la table de l'hôte, et un jeton d'un louis
+qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse
+avait, pendant plusieurs années, promené cet ancien ambassadeur dans le
+Midi, mais ces représentations en province ne l'avaient pas encore tout
+à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, il ferait encore
+assez bonne figure.
+
+Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à Adeline le soin de
+trouver les autres comparses nécessaires à la représentation parmi les
+gros commerçants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et
+aussi parmi ses collègues. Plusieurs de ceux qui avaient honoré de leur
+présence les dîners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet
+emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour
+être président au moment même où la faillite des frères Bouteillier
+leur avait livré Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que
+l'Elbeuvien, était à coup sûr le plus travailleur des députés, et il n'y
+avait guère de projet de loi d'intérêt local qui ne fût rapporté
+par lui: «L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M.
+Bunou-Bunou.» Il était si souvent imprimé dans les journaux, ce nom de
+Bunou-Bunou, qu'il était connu de la France entière, et que par là aux
+yeux de Raphaëlle il avait une certaine valeur, celle de la notoriété.
+Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour beaucoup au rapport
+fameux dans lequel il avait traité de la vaine pâture et de la
+divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant
+six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car,
+en fait de notoriété, ce qui compte, c'est la notoriété même, et,
+la dût-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le
+ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public
+n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très connu; oubliée la vaine pâture.
+D'ailleurs le meilleur et le plus honnête homme du monde, toujours à son
+banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant sa tête blanche sur
+son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait
+ses écritures, mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre d'hôtel où,
+comme il le disait lui-même, «le bois coûtait diantrement plus cher qu'à
+Château-Chinon.»
+
+Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; ce fut ce que
+Raphaëlle demanda, exigea même, tandis que Frédéric se montrait disposé
+à laisser à la réflexion le temps d'agir.
+
+--C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, il ne le sera
+plus demain; il pèse le pour et le contre comme un pharmacien pèse ses
+drogues.
+
+--Avoue que la pilule est dure à avaler.
+
+--Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons;
+d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et c'est ton affaire.
+
+--Je suis à bout.
+
+--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire et tu ne vois plus
+rien à faire?
+
+Il haussa les épaules.
+
+--Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a
+encore à dire et à faire; écoute-la, et souviens-toi plus tard, quand
+nous serons mariés, que tu as eu intérêt à la consulter, alors que tu
+restais à bout dans une affaire d'où dépendait notre fortune, et qu'elle
+est bonne à quelque chose.
+
+--Je t'écoute.
+
+--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme?
+
+--Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.
+
+Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer qu'elle était
+bonne à quelque chose, quand lui n'était bon à rien; trop souvent elle
+avait insisté sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de ses
+ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en réalité elle se
+faisait plutôt prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce
+avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant
+plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les
+tiennent.
+
+--C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous sommes adressés, dit-elle,
+à son orgueil, à sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule
+dans son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu as parlé.
+
+Il la regarda sans comprendre où elle voulait arriver.
+
+--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est à
+ses yeux qu'il faut parler.
+
+--Les yeux? Quoi, les yeux?
+
+--Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras visiter le local en
+détail. Ce n'est pas difficile, ça.
+
+--J'y suis; il sera ébloui.
+
+--Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon bourgeois se promenant
+dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et
+qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu
+qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maître dans ce
+palais?
+
+--Es-tu canaille!
+
+--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le
+mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit être sensible
+aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son
+affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre fers en l'air comme
+les salons, mais ça lui inspirera confiance: sérieuse, l'impression du
+mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la
+livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevée,
+j'avoue comme toi que je suis à bout.
+
+Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution de ce programme; il en
+intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commença par
+là: il y aurait progression.
+
+Aux premiers mots, Adeline se défendit:
+
+--Il sera temps si je me décide, mais je vous avoue que je balance: je
+vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon
+bourgeois comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, je n'en ai
+aucune des qualités, et j'y serais l'homme le plus emprunté du monde; je
+compromettrais le succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... et,
+ce qui est plus grave, de vous.
+
+Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une
+réfutation en règle:
+
+--Nous reviendrons plus tard à la question de savoir si vous acceptez ou
+si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande
+simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livrée; nous ne
+fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livrée
+pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il
+faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de
+m'assister.
+
+Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils à son ami. Il se
+laissa donc conduire chez le tailleur, où il choisit un drap solide,
+un bon drap français, comme le demandait Frédéric, qui devait durer
+longtemps.
+
+Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui
+était travail de la laine, il avait des connaissances spéciales qu'il ne
+pouvait pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il n'eut qu'à
+admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et
+qui étaient vraiment superbes, les portières magnifiques; il passa plus
+de deux heures à se griser de l'enchantement de leurs couleurs.
+
+Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», comme disait Raphaëlle,
+ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opéra.
+
+--Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric dans chaque place.
+
+Et partout il faisait la même réponse:
+
+--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris.
+
+--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque
+chose.
+
+Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur où leurs
+pas sonnaient comme sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui
+trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par
+lesquels il avait passé.
+
+Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur le palier et faisant
+face à la porte d'entrée.
+
+--Nous mettrons là un buste de la République, dit-il, comme s'il se
+parlait à lui-même.
+
+--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher président, car vous serez
+maître chez vous; mais si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai
+point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me
+retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre où tout le
+monde doit pouvoir se rencontrer.
+
+Adeline hésita un moment:
+
+--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.
+
+
+VII
+
+C'était la première fois qu'Adeline avait quelque chose à demander pour
+lui-même.
+
+Comme tous les députés, il avait passé bien des heures de sa vie dans
+les antichambres des ministres et usé de nombreuses paires de bottines
+sur le carreau poussiéreux des corridors des bureaux à la Guerre, aux
+Finances, à la Justice, à la Marine, au Commerce, à l'Agriculture, aux
+Travaux publics, à l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux
+Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la Préfecture de
+police, aux ambassades, aux consulats, partout où il y a à solliciter et
+à faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester,
+mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou des communes de
+sa circonscription, pour les affaires de ses électeurs, jamais dans le
+sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui,
+il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons financières à
+appuyer, pas de concessions à obtenir; quand on l'avait décoré, on était
+venu à lui et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.
+
+Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en
+attendant, il fallait demander.
+
+De là son embarras.
+
+A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans un intérêt général,
+supérieur à toutes considérations personnelles: mais enfin il n'en
+devait pas moins résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa
+liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la tête plus haut
+s'il avait été dégagé de toute attache.
+
+Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de police, comme s'il
+n'osait point sauter le pas.
+
+Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis qu'il était en
+fonctions, avait cependant appris à écouter en se faisant une tête de
+circonstance, laissa échapper un mouvement de surprise:
+
+--Vous, mon cher député!
+
+Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à l'avance par
+Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son cher préfet». Il savait que sa
+demande pouvait provoquer une certaine surprise, et même il en attendait
+la manifestation: «Vous comprenez que le préfet ne sera pas sans
+éprouver un certain étonnement en vous entendant lui demander une
+autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu en
+dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se mêlera probablement une
+certaine contrariété: le nombre de ces autorisations n'est pas illimité;
+il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruiné a encore
+dans sa poche: quand il en dépense un, il compte ceux qui lui restent
+et fait le calcul qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être
+à sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent être une monnaie
+commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre préfet
+se serve de cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui l'ont
+employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire d'un préfet aimable et
+vert-galant qui avait payé les dépenses d'une liaison demi-mondaine avec
+une de ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée l'avait tout
+de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur
+les produits de la cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté
+d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé et ne restât pas
+court. Si on avait accordé ces autorisations à des gens plus ou moins
+véreux, comment en refuser une à un honnête homme, entouré de l'estime
+publique, dont le nom seul était une garantie?
+
+Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline une assurance que,
+sans eux, il n'eût certes pas eue:
+
+--Et pourquoi pas, mon cher préfet?
+
+C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être même trop fin, car
+bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner,
+il allait au delà de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après
+lui-même.
+
+Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.
+
+--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous étonner de
+ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idée où
+j'étais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon père de famille.
+
+--C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A Paris, je n'ai pas ma
+famille; je suis seul; les soirées sont longues. Et elles ne le sont
+pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de
+mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de
+réunion, où nous aurions plaisir et intérêt même à nous retrouver dans
+l'intimité, sans avoir à craindre une promiscuité gênante.
+
+--Et c'est un cercle s'administrant lui-même que vous voulez fonder?
+
+--Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière nous, une société
+représentée par un gérant qui aura la responsabilité de la question
+financière; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepté
+les fonctions de président.
+
+Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation de surprise,
+mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui.
+
+Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'à ce
+jour? était-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie?
+ou bien encore était-il plus profondément provincial qu'on ne pouvait
+décemment l'imaginer pour un collègue?
+
+Il fallait voir.
+
+--Et quel est ce gérant?
+
+--Un ancien notaire de province.
+
+--Il se nomme?
+
+--Maurin.
+
+C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il y a tant de gens
+qui s'appellent Morin ou Maurin?
+
+--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant
+au-devant d'une nouvelle question.
+
+--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepté, car ce
+n'est pas à un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un
+gérant... un mauvais gérant, peut entraîner loin et même très loin le
+président et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi.
+
+Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni comme un avertissement
+direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravité qui devait
+donner à réfléchir.
+
+--Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit Adeline en pensant à son
+ami le vicomte, qui serait le véritable gérant sous le nom de Maurin,
+beaucoup plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.
+
+Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le préfet
+aurait gardé son observation pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas
+venue à l'esprit, mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte avait des
+raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait
+de l'y laisser.
+
+--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le préfet.
+
+--Voici les noms de ceux qui ont signé la demande avec moi, répondit
+Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche.
+
+Le préfet lut les noms:
+
+--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, général Castagnède...
+
+A ce nom, il fit une pause, car ce général était celui-là même qu'on
+appelait le général Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait.
+
+Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence
+besoigneuse ne lui était pas inconnue.
+
+Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le
+statuaire, il lut couramment, de même pour les notables commerçants dont
+Adeline avait obtenu lui-même les signatures.
+
+A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y
+avait rien à dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux
+qui n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait le général
+de tricher, mais il n'avait jamais été chassé d'aucun cercle; l'ancien
+ambassadeur vivait dans les tripots, cela était certain, mais en
+vivait-il réellement comme on le racontait? Barthelasse et les
+directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient bien gardés de
+publier leurs mémoires avec pièces justificatives à l'appui; combien
+d'autres aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!
+
+--Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, que je ne vous
+présente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance.
+
+--Évidemment.
+
+--Et je crois que plus d'une fois on a accordé des autorisations à des
+gens qui ne présentaient pas les garanties que nous offrons.
+
+--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons été trompés. Nous ne
+sommes pas infaillibles. Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a
+présenté des listes de noms aussi honorables que ceux de la vôtre, avec
+un gérant offrant toutes les garanties de moralité, de solvabilité, et
+que cependant le cercle que nous avons autorisé s'est changé, au bout
+de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la
+cagnotte et _étouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce
+pas plutôt celle des fondateurs qui se sont laissé tromper et par qui
+nous avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut examiner et le
+point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous
+le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez.
+
+Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait duper par des
+coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de
+quoi lui ouvrir les yeux et lui donner à réfléchir.
+
+Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait
+foi, c'était aussi en lui-même, en son honnêteté, en sa clairvoyance; il
+ne serait pas un président qui laisserait aller les choses au hasard;
+il lui donnerait son temps, à son cercle, il le surveillerait, il le
+gouvernerait d'une main ferme.
+
+--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs
+administrateurs ne les ont point administrés, c'est que leurs présidents
+ne les ont point présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole
+que je serai un président sérieux et que le tableau que vous venez de
+m'esquisser ne se réalisera point pour nous.
+
+Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le préfet
+voulut faire une dernière tentative; affectueusement il lui prit le bras
+et le passant sous le sien:
+
+--Voyons, mon cher député, franchement est-ce que vous croyez que la
+fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis
+vous ne trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le centre de
+réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas déjà assez de cercles?
+
+--Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion s'en présente,
+laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le
+développement de la vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la
+fabrication va en province.
+
+Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, Adeline répéta ce thème
+qui lui avait été soufflé, sans avoir conscience qu'il était un écho.
+
+--Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, quand Adeline fut
+arrivé au bout de son morceau.
+
+Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il
+avait pu pour éclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'était
+ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce
+qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de police, on n'est
+pas professeur de morale. Et il n'était pas du tout dans son caractère
+de mettre les points sur les i.
+
+--Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant l'entretien.
+
+Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux qui, après avoir
+visité le local de l'avenue de l'Opéra et constaté qu'il n'avait pas
+deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches,
+se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signé la
+demande, se bornant à une seule question: celle de savoir si la
+signature mise au bas de cette demande était bien la leur, puis il fit
+son rapport, qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un
+second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police
+municipale, qui en fit un troisième corroborant le second.
+
+Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner ou à refuser
+l'autorisation.
+
+Pouvait-il la refuser quand elle était demandée par un homme dans la
+position d'Adeline?
+
+Il la donna.
+
+--Après tout, on verra bien.
+
+Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait
+averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministère,
+ce service rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.
+
+
+VIII
+
+L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons dès
+le lendemain, malgré l'envie qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le
+personnel était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il fallait
+laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les
+tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver
+sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à ce
+que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser aux joueurs qui
+se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins
+dangereuse à contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet
+des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces
+industriels est pincé au moment où il tâche d'en écouler quelques-unes,
+il est aussi simplement que discrètement expulsé du cercle, sans
+encourir les travaux forcés que la vignette des billets de banque promet
+aux contrefacteurs.
+
+D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir pour la parfaite
+organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient
+tout autant et plus encore que ceux-là, peut-être concourir à sa
+prospérité--c'étaient ceux de la publicité: un cercle de ce genre ne
+pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait
+longtemps que Raphaëlle avait engagé son orchestre.
+
+Il avait commencé: _pianissimo_, il était vaguement question d'un
+nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient
+existé jusqu'à ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort
+inconnus en France, en même temps qu'une sécurité absolue contre les
+tricheries; à l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas à
+se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du
+jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opéra, dans la
+plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernières
+années;--l'attention étant alors suffisamment éveillée, les trompettes
+avaient enfin donné son nom: _maestoso ma non troppo_, c'était le «Grand
+international»;--_largo_, il avait pour fondateurs l'élite du monde
+de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de
+l'armée (le général Épaminondas), de la politique (le comte de Cheylus,
+Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts
+(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce
+parisien, représentés par une kyrielle de noms sérieux bien faits pour
+inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'était pas une spéculation louche
+comme tant d'autres; _con calore_, c'était une affaire nationale, _con
+fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di
+marcia_, au relèvement de la fortune publique.
+
+Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la présence à Paris
+n'était pas utile, puisque l'aménagement du cercle ne le regardait en
+rien, avait été passer quelques jours à Elbeuf.
+
+Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait trouvé sa famille
+dans la salle à manger, l'attendant devant le couvert mis.
+
+Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa respectueusement.
+
+--Comment vas-tu la Maman?
+
+--Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais à être inquiète de
+toi?
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus à la Chambre, et depuis
+plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas même une interruption.
+
+--Tu sais bien que je n'interromps jamais.
+
+--Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le dit: ça fait plaisir aux
+électeurs, qui voient que leur député est à son banc.
+
+--J'étais pris par le travail des commissions.
+
+En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation de son cercle
+qu'Adeline avait été pris; mais il ne pouvait pas le dire à sa mère,
+puisqu'il n'en avait pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le
+faire, qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là qu'il lui
+annoncerait cette grande nouvelle.
+
+Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite après le souper; car
+en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre
+comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui
+ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.
+
+Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?
+
+Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; les paroles ne se
+figeaient point sur ses lèvres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou
+dans l'esprit elle s'en débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe
+et Léonie se furent retirées, elle commença:
+
+--Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.
+
+Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant qu'une difficulté
+ou une querelle s'était élevée entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait
+le plus au monde.
+
+--Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a
+pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse
+à toi-même, quoiqu'il m'en coûte d'_affaiter_ ton retour de querelles,
+quand tu rentres chez toi pour te reposer.
+
+Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience de chercher où
+tendait ce discours.
+
+--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.
+
+--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne démarre pas d'ici.
+
+--Oh! Maman! interrompit madame Adeline.
+
+--Je suis _fiable_ peut-être; quand je dis quelque chose on peut me
+croire: bien sûr que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je
+ne prétends pas ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et
+pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche à la
+rencontrer.
+
+--Alors tu autorises ces visites?
+
+Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.
+
+--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garçon; il me
+semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.
+
+--Et s'il lui plaît?
+
+--Dame!
+
+--Tu l'accepterais pour gendre?
+
+--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?
+
+--C'est justement pour n'avoir pas à faire son malheur que j'ai demandé
+à ta femme de fermer notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée;
+il a continué à venir et on a continué à lui faire bonne figure; je me
+suis tenue à quatre pour ne pas le mettre moi-même à la porte; c'est un
+scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour
+Berthe; à la messe on me regarde.
+
+Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec
+Berthe Adeline. Des discussions s'étaient engagées sur ce sujet. On
+ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline
+n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait si c'était
+possible. Pour tâcher de deviner quelque chose, les dévotes de
+Saint-Etienne dévisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces
+regards elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle
+était un objet de curiosité que parce qu'elle devinait les hésitations
+de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable
+d'accepter un pareil mariage!
+
+--Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre franchement et décider
+entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle.
+
+Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile de ne pas répondre à
+une question posée en ces termes et avec cette solennité; cependant il
+l'essaya.
+
+--Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.
+
+--Alors tu les autorises?
+
+--Mais....
+
+--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu à ce que je fasse
+comprendre à ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter
+ici?
+
+Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.
+
+--C'est impossible, dit-il.
+
+Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, elle lui coupa la
+parole.
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+--Mais, Maman.
+
+--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de
+mes jambes, je serais déjà sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de
+ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la
+femme d'un juif. Je te le répète. Je sais bien que tu n'as pas besoin de
+mon consentement pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que je te
+dis: il n'aura jamais ma bénédiction.
+
+--Mais, Maman....
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, et,
+tristement, il revint auprès de sa femme.
+
+--Tu vois, dit celle-ci.
+
+--Et justement au moment où j'apportais de bonnes nouvelles, où je
+croyais qu'un pas décisif était fait pour assurer ce mariage.
+
+--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'appréhension que
+d'espérance, comme ceux que le sort a frappés injustement et qui n'osent
+plus croire à rien de bon.
+
+Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si
+gracieusement obligé au moment de la crise provoquée par la faillite
+Bouteillier, il avait été amené à s'occuper de la fondation d'un cercle,
+dont le but était le relèvement de la fortune publique, il expliqua
+la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation
+matérielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accordé
+l'autorisation qu'il demandait.
+
+--Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.
+
+--Tout était subordonné à l'autorisation administrative, c'est
+d'avant-hier que je l'ai.
+
+Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur
+le visage de madame Adeline, tout au contraire.
+
+--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc
+rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de
+trente-six mille?
+
+--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends rien toi-même; comment
+me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et
+que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.
+
+--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour
+jouer comme un spéculateur paye un agent de change pour jouer à la
+Bourse.
+
+--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source où on le prend me...
+(elle allait dire: me dégoûte, elle se reprit:)... me répugne.
+
+--C'est celle où puisent tous les cercles; sois sûre qu'il n'y a que les
+joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes
+qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à trouver que ce tant
+pour cent n'est pas assez élevé.
+
+--Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A vivre avec les gens, on
+prend leurs défauts.
+
+--Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci,
+celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne
+crois pas ce que tu dis.
+
+--Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce monde qui vit par le
+jeu n'a pas bonne réputation.
+
+--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas président
+à vie: le jour où je verrais la plus petite irrégularité compromettante,
+si petite qu'elle fût, je me retirerais!
+
+--Et si tu ne la vois pas?
+
+--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour
+rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen
+de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons
+mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas
+l'occasion qui se présente, même si elle nous expose à un risque. Tu
+conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous
+nous en garerons bien.
+
+Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, et encore
+vaguement, sans avoir rien de précis à opposer aux réponses de son mari.
+Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment.
+Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son côté, se promettait
+de les ouvrir aussi.
+
+Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain matin, un
+meilleur accueil.
+
+--Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle quand il lui eut
+expliqué la situation.
+
+--Au moins cela l'avance-t-il.
+
+--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant
+que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas;
+plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de
+qualités en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me
+tourmentais, me désespérais, en me disant que peut-être il faudrait
+renoncer à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement,
+n'est-ce pas?
+
+--Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et la sienne. Mais voici
+une idée qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fête pour
+l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta
+mère, et j'inviterai Michel.
+
+--Décidément, tu es le roi des pères!
+
+--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales à leurs filles, tu
+vas me dire quelle robe je dois commander à madame Dupont.
+
+--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose
+que je n'ai mise qu'une fois: elle me va très bien, elle suffira,
+puisque Michel ne la connaît pas et... que ce sera pour lui que je
+m'habillerai.
+
+
+IX
+
+Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme de la fête que
+le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait déjà en
+abrégeant son nom, devait donner pour son ouverture.
+
+Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de
+tapageur qui frappât l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est
+difficile à trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui
+devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, même absurdes,
+ont été épuisées; il est terriblement blasé sur ce genre de fêtes, le
+public parisien et surtout le public boulevardier.
+
+Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, mondain, léger
+et piquant; Fastou avait suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses
+dernières oeuvres; des pianistes avaient assiégé Frédéric, Raphaëlle, M.
+de Cheylus et même Adeline; des guitaristes espagnols s'étaient offerts;
+un Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs variés en faisant
+craquer ses bottes s'était mis à la disposition de Frédéric, qui avait
+refusé avec autant d'indignation que de mépris: son cercle servir à de
+pareilles exhibitions! C'était quelque chose d'artistique, de distingué,
+de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caractéristique qui
+montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.
+
+Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son beau-frère Faré
+un petit acte inédit, dont la représentation eût été un «événement
+parisien»; mais le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui était
+plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), la soeur elle-même
+n'avait pas voulu s'interposer entre son frère et son mari pour
+amener celui-ci à donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier,
+s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, elle avait
+résisté aux prières comme aux reproches et aux menaces:
+
+--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon
+mari, jamais.
+
+--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se présente?
+
+--Non, quand elle se présente mal.
+
+--On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un honneur en entrant dans
+notre famille.
+
+--Au moins ferait-il honneur à votre maison de jeu en lui donnant son
+nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point.
+
+--Nous nous en passerons.
+
+Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme manqua de cette
+attraction, il en eut d'autres: d'abord un dîner pour les invités
+sérieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis
+une soirée réunissant une élite de comédiens et de chanteurs comme
+on n'en voit que dans les grandes représentations à bénéfices, et à
+laquelle des femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité,
+une innovation que l'influence du président ferait tolérer,--pour une
+fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient été remplacées
+par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les
+salons, la vraie fête commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouât
+point ce jour-là, mais il avait dû céder aux réclamations de son comité:
+tout le monde s'était mis contre lui, même les honnêtes commerçants ses
+amis qui jusqu'à ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était
+précisément ceux-là qui avaient montré le plus d'empressement à jouir
+des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne
+serait pas chez eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir s'il
+ne triche pas.
+
+Le dîner était pour huit heures; dès sept heures et demie les invités
+commençaient à monter le grand escalier, si bien rempli de plantes
+vertes et de camélias que le buste de la République, placé dans sa
+niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il était impossible de
+distinguer si on avait devant les yeux une tête de saint ou d'empereur
+romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, était un véritable
+hall, se tenaient les valets de pied en grande livrée: souliers à
+boucles d'argent, bas de soie, habit à la française fleur de pêcher,
+galonné d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le
+programme, et pour quelques-uns, à ce programme il ajoutait discrètement
+une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'était une
+attention délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec quelques
+milliers de francs, on pouvait donner de la gaieté au dîner... et, plus
+tard, de l'animation au jeu.
+
+Dans le salon, les membres du comité recevaient leurs hôtes, qu'ils
+ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adossé à la cheminée,
+souriant et accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, le
+général Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennité,
+avaient cru devoir sortir toutes leurs décorations: M. de Cheylus en
+était si haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un
+torticolis ou d'un lumbago.
+
+Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont écoeurants par leur
+banalité, mais celui du _Grand I_ était exquis, ayant été préparé dans
+les cuisines mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, en
+effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de la cuisine du _Grand
+I_ et qu'on sût dans Paris qu'elle était supérieure, de beaucoup
+supérieure, à celle que pour le même prix on pouvait trouver ailleurs.
+Au premier abord, une spéculation consistant à donner pour deux francs
+cinquante, avec le vin, un déjeuner qui en vaut cinq, et pour quatre
+francs un dîner qui en vaut huit, peut paraître détestable; cependant
+elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise par une
+allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens
+qui fréquentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se
+disent que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, quatre
+francs sur le dîner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille
+quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est
+vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-être pas très
+délicat de faire ce bénéfice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la
+cagnotte payera ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette
+perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire
+pour elle: c'est par le dîner que bien des joueurs sont attirés et
+retenus; et c'est par le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée
+des justes sévérités de la police. Si bien fondées que soient les
+plaintes contre un cercle, l'administration y regarde à deux fois avant
+de le fermer, quand son déjeuner est fréquenté par des gens ayant un nom
+honorable: des commerçants, des artistes, des médecins, des avocats qui
+levés avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne sont pas
+des joueurs de profession; ceux-là font du cercle ce qu'il doit être, un
+lieu de réunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.
+
+La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de Raphaëlle, combinant
+leurs effets, le dîner fut très gai, et l'on arriva à l'heure des toasts
+sans avoir conscience du temps écoulé.
+
+Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la santé des
+représentants de l'armée, de la diplomatie, de la politique, des
+lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fière
+satisfaction de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.
+
+A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant
+guère qu'en mangeant ce bon dîner, dans cette salle luxueuse, au
+milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un but
+patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du
+cimier de chevreuil, et aussi celui du Château-yquem.
+
+Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, qu'il disait et ne
+lisait pas, pour rien voir; il continuait et développait la pensée sur
+laquelle il vivait depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation
+de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands mots de
+Paris-lumière, de ville de toutes les élégances et de tous les génies,
+de relèvement de la fortune publique par le luxe, de travail français,
+de production nationale.
+
+Si les convives à l'intelligence alerte avaient été un peu surpris
+d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient à cette
+table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture
+de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relèvement de
+la fortune publique.
+
+--En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.
+
+Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; Bunou-Bunou venait de se
+lever pour répondre au président, et aussitôt le silence avait succédé
+aux applaudissements: c'était un régal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui
+dépensait des trésors de lyrisme dans ses rapports pour ériger une
+commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants
+était affiché dans les bureaux des journaux.
+
+--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase:
+«J'ignore si je m'abuse», dit un journaliste parlementaire; qui tient
+mes deux louis?
+
+Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, car le premier mot
+qui sortit de la bouche inspirée du député fut précisément la fameuse
+phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon:
+
+--Messieurs, j'ignore si je m'abuse....
+
+Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui
+avaient déjà entendu cette phrase célèbre, il y en eut plus d'un qui se
+cacha la figure dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent
+qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies choses, «on ferait bien
+mieux d'en tailler une petite.»
+
+Heureusement les discours tournèrent court; il fallait enlever les
+tables pour la soirée, et il n'y avait pas de temps à perdre.
+
+En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit dans son cabinet, où
+il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs.
+
+Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,--ce qui avait donné à
+Michel et à Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le
+même compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et
+ils n'avaient pas encore visité les salons du cercle.
+
+--Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit Adeline à Michel; en
+attendant que la soirée commence, nous ferons un tour dans les salons;
+il faut que je vous montre _mon_ cercle.
+
+C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait «mon cercle»:
+n'était-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en
+était-il pas le président, ne décidait-il pas des admissions, tout le
+monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric se tenait si
+discrètement à l'écart qu'il n'avait pas paru au dîner; il se montrerait
+seulement à la soirée, comme bien d'autres.
+
+Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant le bras à sa femme,
+Michel conduisant Berthe; à mesure qu'ils avançaient, l'impression
+n'était pas la même chez la mère que chez la fille: madame Adeline se
+montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe en était émerveillée;
+quant à Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait
+être toujours tourné vers elle, il la regardait venir dans les glaces,
+et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait
+plus à lui: à la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement
+des yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette rose!
+
+Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et
+ils se trouvèrent dans une grande pièce, plus longue que large et très
+haute, puisque de deux étages on en avait fait un seul en supprimant le
+plancher; le plafond était à caissons dorés et les murs étaient tendus
+de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres.
+
+--Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline avec fierté.
+
+--On dirait une chapelle, répondit Berthe.
+
+En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frédéric vinrent
+au-devant d'eux, et les présentations eurent lieu:
+
+--Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; si ces dames
+veulent bien m'accepter à votre place, je vais les installer; je
+resterai avec elles pour leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles
+les connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la maison.
+
+Et ce fut réellement en maîtresses de la maison qu'il les traita: on
+ne pouvait être plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame
+Adeline, qui avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée.
+C'était vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait dépeint.
+
+Les salons s'emplirent «_et la fête commença_». Comme le programme en
+avait été très habilement composé, ce fut au milieu des applaudissements
+qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations enthousiastes,
+et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait à qui répondre, un
+peu grisé de ce triomphe.
+
+Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se
+manifestaient de sourdes protestations et des impatiences.
+
+--Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?
+
+--On n'en taillera donc pas une petite?
+
+Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, parmi ces
+mécontents se trouvaient quelques-uns de ceux à qui elle avait eu la
+prévenance de faire remettre des jetons de nacre.
+
+Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant un peu en
+longueur, se termina aussi: les invités peu à peu se retirèrent, au
+moins ceux qui étaient venus avec leurs femmes.
+
+Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara,
+et, quoiqu'elle fût vaste, on s'y entassa si bien que ce fut à peine si
+ceux qui s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.
+
+--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus.
+
+Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, mais, ce qui valait
+mieux, le bruit se répandait dans Paris, se colportait, se répétait
+qu'il y avait une caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait
+facilement.
+
+Le _Grand I_ était fondé.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+I
+
+Le _Grand I_ n'était ouvert que depuis quelques mois et déjà Adeline
+se demandait comment, pendant tant d'années il avait pu vivre à Paris
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si mortellement
+ennuyeuses, les soirées qu'il passait à tourner dans son petit
+appartement de la rue Tronchet, ou à se promener mélancoliquement tout
+seul autour de la Madeleine, allant du boulevard à la gare Saint-Lazare
+et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que
+de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la
+tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans
+le wagon qui l'emmènerait jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du
+lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les
+siens; il embrasserait sa fille à son réveil; quelle joie dans la
+vieille maison de l'impasse du Glayeul! Là étaient la liberté, la
+gaieté, le repos; Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps,
+et ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pensé
+à se retirer de la politique pour vivre tranquille à Elbeuf, dans sa
+famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique,
+taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupé, le
+coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection et de tendresse, comme il
+avait besoin de l'être.
+
+Mais du jour où le _Grand I_ avait été ouvert, cette existence monotone
+du provincial perdu dans Paris avait changé: plus de soirées vides, plus
+de dîners mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de déjeuners
+hâtés au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un
+chez lui, un nid chaud, capitonné, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, où
+toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les sourires
+les plus engageants accueillaient son entrée, où il était, pour tous
+«Monsieur le président.»
+
+A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien à celle des restaurants
+médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés avec la prudente économie
+d'un provincial, il était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le
+consultait, on le traitait avec une déférence dont les premiers jours il
+avait été un peu gêné, mais à laquelle il n'avait pas tardé à si bien
+s'habituer que ce n'était plus seulement pour les valets, empressés
+à lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était «monsieur le
+président», il l'était devenu pour lui-même, croyant à son titre, le
+prenant au sérieux, s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le
+fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours «Monsieur le
+président» pour quelqu'un et conséquemment pour soi.
+
+Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanité, celles de la
+camaraderie et de l'amitié l'avaient attaché à son cercle. En sortant de
+la Chambre il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant
+si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus sur le pont de la
+Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel côté il
+allait aller, à droite, à gauche, sans but, au hasard.
+
+Il était rare que maintenant il sortît seul de la Chambre, presque tous
+les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, chargé d'un portefeuille bourré de
+paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, qui, mis à la porte
+par Raphaëlle le jour même où elle n'avait plus eu besoin de lui, était
+heureux de trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait rien,--le
+_suif_.
+
+D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, invités par
+Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, quand ils étaient en disposition
+de s'offrir un dîner meilleur et moins cher que dans n'importe quel
+restaurant.
+
+--Je vais dîner avec vous.
+
+On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par
+les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue
+de l'Opéra, en causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de la
+porte à deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu
+qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand
+escalier décoré de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses
+invités devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou pour autre
+raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait jamais:
+
+--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.
+
+C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à lui les valets qui
+dans le hall s'empressaient autour de ses invités; à lui ces vitraux
+chauds aux yeux, ces tableaux signés de noms célèbres.
+
+A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur ces tapis doux aux
+pieds, à s'engourdir dans des fauteuils savamment étudiés, à n'avoir
+qu'un signe à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé
+gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un
+attrait si puissant sur certains habitués des cercles qu'ils se trouvent
+mal à leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette
+attraction avait été d'autant plus envahissante qu'il avait toujours
+vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: point de tapis, point de
+vitraux à Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas à demi-mot.
+
+Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce qu'il avait trouvé dans
+son cercle, c'était la conversation facile et légère de _ses_ dîners
+qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses
+scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses drôleries ou ses
+douleurs. Bien qu'habitué aux propos graves et lourds de la province,
+qui partent de rien pour arriver à rien, il aimait cependant la
+raillerie fine et le mot vif, et quand il avait à sa table--ce qui
+d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit à la langue aiguisée ou
+à la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point
+que de bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un régal de les
+écouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-là, tous venaient lui
+donner leur représentation sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à
+leur sourire, qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une
+amabilité pleine de bonhomie.
+
+Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice en même temps que
+d'une âme reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence
+agréable sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.
+
+Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur le plus
+zélé en même temps que le plus discret, deux qualités qui ordinairement
+s'excluent l'une l'autre.
+
+Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne quittât guère
+le cercle, jamais Frédéric ne se mettait en avant: Maurin, qui avait
+toujours le titre de gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce
+qui importait à Adeline, c'était que lui, président, ne le fût point;
+c'était que la gestion financière n'empiétât point sur la direction
+morale, et, après dix mois d'exercice, il se sentait aussi maître de
+cette direction qu'au jour où, pour la première fois, il avait pris la
+présidence.
+
+Pour les admissions, lui et son comité étaient restés les maîtres
+absolus, et jamais le gérant n'avait essayé de leur faire admettre des
+membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, où le souci de
+faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver
+au _Grand I_, lui avait-on prédit charitablement en l'avertissant de se
+bien tenir de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un Maurin,
+non un vicomte de Mussidan!
+
+D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à son comité des
+plaintes, ou simplement des réclamations, tant la machine administrative
+fonctionnait avec régularité.
+
+C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait parlé dans leurs
+entretiens du soir sur les boulevards, et que, grâce à la sévérité de sa
+surveillance, ils avaient pu réaliser.
+
+--Où diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en
+faisant son éloge aux membres du comité.
+
+A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient
+Raphaëlle à Frédéric et aussi la part que celui-ci avait prise à son
+expulsion, répondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à
+faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui
+démentait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire énigmatique
+eût inquiété Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance;
+c'était simplement la vengeance d'un... battu.
+
+Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait avec les autres
+membres du comité de cette petite traîtrise.
+
+--Il n'en prend pas son parti, le comte.
+
+--Dame! il y a de quoi!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à la place de M. de
+Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gré.
+Peut-être trouverez-vous que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je
+vous affirme que c'est profond.
+
+Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline,
+par excès de conscience plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce
+qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien répondu aux
+questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce
+qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce jeune
+homme» que ce que tout le monde savait.
+
+Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric qu'il eût cherché, au
+delà de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en
+avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le
+_Grand I_ était le modèle des cercles?
+
+On sait que l'été fait le vide dans les cercles comme dans les théâtres:
+avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville,
+à Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; plus tard on
+chasse, on ne va pas à son cercle, et plus ce cercle est d'un rang
+élevé, plus il est abandonné par ses membres. Cependant tous ces membres
+ne restent pas sans venir à Paris pendant cinq ou six mois, et ceux
+qui n'y sont pas ramenés pour une raison quelconque de sentiment ou
+d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de
+l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? au théâtre? ils sont fermés;
+à son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on
+donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joué; les doigts
+vous démangent. Si alors on entend parler d'un cercle où la partie a
+gardé un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisième
+ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous
+présentent, et l'on s'assied à la table du baccara.
+
+C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles
+chômaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_
+les membres les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait
+pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait,
+d'ailleurs.
+
+--Vous voyez comme on vient à nous.
+
+Adeline était ébloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui
+défilaient sur les lèvres de son gérant, et quand il allait à Elbeuf il
+ne manquait pas de les répéter à sa femme.
+
+--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain
+neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui
+travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine et
+le monde élégant.
+
+Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus
+clair, c'est que son mari venait moins souvent à Elbeuf; c'est que,
+quand il était chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible
+qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa
+cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la première fois depuis
+quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule.
+
+
+II
+
+Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle n'était pourtant pas
+sans mélange.
+
+Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le
+marquis de..., étaient venus perdre quelques milliers de francs chez
+lui, il éprouvait un sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre;
+et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait servait de
+trait d'union entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant,
+c'était un sentiment de juste fierté qui le portait et auquel il pouvait
+s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli.
+
+Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait près de cinquante
+mille francs à la caisse de _son_ cercle, qui n'était pas _sa_ caisse,
+par malheur, c'était un sentiment de honte qui l'anéantissait.
+
+Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?
+
+C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassuré sa femme
+lorsqu'elle avait manifesté la crainte qu'il ne devînt joueur.
+
+--Moi, joueur!
+
+Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, qu'il avait joué
+dans sa jeunesse et que par expérience il connaissait les dangers du
+jeu.
+
+Ce n'est pas quand on a été entraîné une première fois et qu'on a eu la
+chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans
+on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances
+qu'on n'a plus à cinquante après avoir appris la vie.
+
+Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne,
+il y avait eu alors toutes sortes de raisons et même d'excuses à sa
+faiblesse: sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant lui
+avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait
+et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coûtait rien, pas
+même un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte était
+légère pour la fortune de ses parents.
+
+Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute était simplement celle
+d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire
+grand mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; ç'avait été une
+épreuve salutaire; s'il était entré dans la fournaise, il s'y était
+bronzé, et si complètement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus
+joué. Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût des cartes;
+s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumière d'une
+lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il était assez riche
+pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât aucun plaisir, et il ne
+l'était pas assez pour que celui perdu ne lui fût pas une cause de
+regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter
+cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer:
+
+--Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver?
+Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas.
+
+Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres.
+
+Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; comme il les
+trouvait misérables, ceux qui succombaient à la passion du jeu!
+
+Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, puisqu'ils
+étaient des passionnés, c'est-à-dire des êtres inconscients et par là
+des irresponsables; mais lui, quand pour la première fois il s'était
+assis à la table de baccara de son cercle, il n'avait pas été poussé par
+la main irrésistible de la passion.
+
+C'était même cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que
+les cartes l'ennuyaient acquise dans sa première jeunesse, et confirmée
+pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui
+avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il avait discuté dans sa
+conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les
+propositions de Frédéric.
+
+Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de n'avoir rien à
+craindre pour lui-même: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au
+milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie
+contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou
+qu'on méprise ceux qui ont le malheur d'en être infectés.
+
+Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient ridicules ou
+pitoyables: sur leurs visages convulsés, rouges ou pâles, selon le
+tempérament, dans leurs mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de
+joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou leur anéantissement,
+il s'amusait à suivre les sensations par lesquelles ils passaient.
+
+Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du rivage, jouit de
+l'horreur d'une tempête, il se disait qu'heureusement pour lui il était
+à l'abri de ce danger.
+
+--Qu'irait-il faire dans cette galère?
+
+Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas du tout le fond de sa
+nature, comme il était au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur
+sensible à la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir
+adresser des avertissements à quelques-uns de ceux qui, pour une raison
+ou pour une autre, l'intéressaient plus particulièrement.
+
+Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant
+le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade,
+il leur avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les yeux, les
+grondant, les chapitrant. Quelquefois même, dans des cas graves, il
+les avait fait comparaître dans son cabinet de président, et là, entre
+quatre yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez trop gros
+jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est
+pas en rapport avec vos ressources.»
+
+Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaître que ses
+discours les plus affectueux étaient aussi peu efficaces que les
+semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient
+aucun effet.
+
+Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin
+il y avait renoncé, n'étant point homme à persister dans une tâche dont
+il reconnaissait lui-même l'inutilité.
+
+--Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.
+
+Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas à faire le
+président: c'était lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle,
+et l'honneur du _Grand I_ était que le jeu y fût contenu dans des
+limites raisonnables.
+
+Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré eux et contre
+eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot.
+
+Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois même y passer
+la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les
+salons, rôdant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait
+eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un
+fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il
+reprenait ses promenades en cherchant à savoir ce qui s'était passé
+pendant qu'il sommeillait.
+
+Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il se tenait debout, les
+mains dans ses poches à côté de la table de baccara, un joueur lui avait
+dit:
+
+--Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc pas une?
+
+Et alors il avait répondu en haussant les épaules
+
+--Le baccara! mais c'est à peine si je sais les règles de ce jeu, si
+simples cependant.
+
+--C'est si facile.
+
+--Plus facile qu'amusant: il y a des présidents dont c'est la force de
+ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-là.
+
+Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives que son président
+faisait pour détourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'était jamais
+intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas du tout
+pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien moins qu'à diminuer les
+produits de la cagnotte: il importait de le ménager, et d'ailleurs les
+probabilités n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. Qui a
+jamais empêché un joueur de jouer? c'était ce qu'il avait pu répondre à
+Raphaëlle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire;
+cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous être
+utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le président du _Grand I_
+éloigne les joueurs au lieu de les attirer; ça vous pose bien.--Et s'il
+les détourne?--Je te promets qu'il n'en détournera pas un seul, tandis
+qu'il détournera peut-être quelqu'un que nous avons intérêt à éloigner
+de chez nous.--Le préfet de police?--C'est toi qui l'as nommé; comment
+veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de fermeture contre un cercle
+où le jeu est combattu par son président?--Ce n'est pas en discourant
+contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais bien que nous
+ne le tiendrons que quand il sera endetté à la caisse; jusque-là
+j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous à sa
+place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-être plus
+que tu ne voudras.--Pousse-le.
+
+Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher aux cartes,
+Frédéric, cédant comme toujours à l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé
+ce mot:
+
+--Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son ton le plus doux et
+avec ses manières les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus
+d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même?
+Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que vous avez
+dernièrement catéchisés--je vous demande la permission de ne pas le
+nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu.
+
+--C'est parfaitement vrai.
+
+--Très bien; mais vous comprenez que cela enlève beaucoup d'autorité
+à vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition
+systématique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti,
+c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, ce n'est pas de la
+sympathie.
+
+--J'ai joué autrefois.
+
+--Alors il est bien étonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu;
+qui a joué jouera....
+
+--Jamais de la vie.
+
+--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas;
+je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait
+en vous un ami au lieu de voir un adversaire.
+
+En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la réflexion le soin
+d'achever ce qu'il avait commencé: il connaissait son Adeline et savait
+avec quelle sûreté germait le grain qu'on semait en lui.
+
+Avec l'expérience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait
+combien sont rares les guérisons radicales chez les joueurs, et combien,
+au contraire, sont fréquentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui
+étaient restés dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans
+leur âge mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que
+celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était seule
+désormais!
+
+
+III
+
+Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a joué jouera», comme de
+tant d'autres qu'on répète sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont
+monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance,
+mais à cette heure il en était jusqu'à un certain point frappé.
+
+Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, et comme les
+proverbes vont rarement seuls, il lui en était venu un autre qui
+s'imposait, dans les circonstances particulières où il se trouvait,
+et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans feu»; pour que
+l'expérience populaire se fût formulée en cette petite phrase: «qui a
+joué jouera», il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.
+
+Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme
+qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il
+suivait le jeu avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers jours
+de l'ouverture de son cercle.
+
+S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient plus
+ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se
+passionnât pour ces luttes à coups de cartes, qui se passent en quelques
+minutes, et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. Il en
+avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi
+les phases avec émotion--avec cette sympathie dont parlait Frédéric.
+
+C'était un symptôme, cela.
+
+En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait maintenant au jeu,
+il allait prendre les cartes lui-même.
+
+Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, mais enfin il n'en
+était pas moins vrai qu'il y avait là quelque chose de caractéristique,
+ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir.
+
+Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques à la
+caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque,
+il n'avait pas pu se défendre contre un certain sentiment d'envie et ne
+pas se dire que c'était de l'argent facilement, agréablement gagné en
+quelques heures.
+
+De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la
+bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi.
+
+Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y
+réussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme
+la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens
+qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et
+ils perdent, voilà tout. Quand il était tout jeune, et qu'il jouait des
+billes à pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante,
+cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne,
+lorsqu'il était entré à Bade dans la salle de la roulette, il avait mis
+un louis sur le 24, qui était le chiffre de son âge, et le 24 était
+sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé la
+même expérience, et le 24 était sorti encore. Deux numéros pleins
+sortant ainsi exprès pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela
+n'était-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance
+personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et il avait perdu
+à la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les
+soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette perte
+n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme son gain, et elle ne
+prouvait nullement qu'à un moment donné il n'avait pas eu la chance--une
+chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a
+égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions qu'il n'avait
+pas songé à examiner, puisqu'il avait renoncé au jeu pendant de longues
+années, mais qui maintenant lui revenaient.
+
+Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes,
+il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils
+seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est
+aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait cette
+partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? En somme, il y a une justice
+supérieure qui dirige les choses et les destinées en ce monde, et cette
+justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme
+Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fût malheureuse.
+
+Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à ce jour, ne
+s'était pas présentée à son esprit. C'est que celui qui a de la fortune
+ou qui gagne largement, sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins,
+ne considère pas le jeu au même point de vue que celui qui est gêné et
+qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du
+jeu eussent été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait sa fortune
+héréditaire qu'augmentaient tous les ans les bénéfices de sa maison de
+commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que
+sa maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient bien à
+propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui.
+
+Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui,
+retentissait à son oreille la phrase qu'il était habitué à entendre:
+
+--Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous
+feriez!
+
+Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses
+gestes désordonnés, ses éclats de voix insultent au malheur des pontes,
+et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à étudier longuement son
+point pour torturer à l'avance ceux que dans quelques secondes il va
+saigner à blanc.
+
+Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était flatté qu'on ne crût
+pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes
+qui viennent misérablement au cercle pour jouer la _matérielle_,
+c'est-à-dire tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie
+au jour le jour; recommençant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille,
+attelés à ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en
+usant les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme ceux qui
+le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier même, certainement
+il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus
+que ponte d'ailleurs.
+
+Quand Raphaëlle avait fondé _son_ cercle, car dans l'intimité elle
+disait _son_ cercle, comme Frédéric et Adeline le disaient eux-mêmes,
+elle aurait voulu être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de
+manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement cela lui avait
+été impossible, et elle avait dû accepter de ses amis ce qui lui
+manquait, ou plutôt d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux
+Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur
+de cercle, Barthelasse en était réduit dans sa vieillesse, ce qui était
+un grand chagrin pour lui--à faire valoir par les mains des autres la
+fortune que quarante années de travail lui avaient acquise--c'était lui
+qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, il aurait
+voulu, lui, être le chef de partie du cercle, c'est-à-dire le caissier
+prêteur auquel le joueur décavé fait des emprunts pour continuer de
+jouer. Mais Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter cette
+combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des
+bénéfices qu'on peut faire dans un cercle. C'était elle qui voulait
+être chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne
+consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle à son
+apport. Ils s'étaient fortement querellés sur ce point, ils s'étaient
+non moins fortement injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et
+s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce rôle de chef de
+partie en prêtant non son argent, mais le leur à elle et à lui, et à eux
+deux ils se partageraient les bénéfices.
+
+Pour surveiller cette opération des plus délicates, puisqu'il s'agit
+d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et
+instantanément, sans avoir le temps d'étudier la solvabilité et
+l'honnêteté de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant
+qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges
+épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il là, on n'en savait trop rien;
+il semblait être un surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais
+qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de partie, Barthelasse
+survenait, et, à distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il
+disait lui-même le oui ou le non, que le chef de partie répétait.
+
+Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se
+permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que
+tout le monde répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» mais
+sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline répondit à cette
+invite par un sourire, il alla plus loin:
+
+--Mais un _présidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle,
+dit-il avec son accent provençal le plus pur, c'est un pâtissier qui
+ne mange jamais de ses gâteaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous
+le demande? Alors il s'en trouve qui disent: «C'est qu'ils sont
+empoisonnés.» D'autres: «C'est qu'ils sont faits _malpropremint_.»
+
+Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une fois. Etait-il possible
+qu'on crût dans le monde qu'à son cercle il se passait des choses
+malpropres? Evidemment son abstention systématique pouvait être mal
+interprétée. De même pouvaient être mal interprétés aussi ses discours
+contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas
+lui-même, et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à qui il
+s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne
+jouait pas loyalement?
+
+Mais alors?
+
+Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment où
+il venait d'être fortement ébranlé par une partie qui s'était jouée sous
+ses yeux: un commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses affaires
+et plus près de la faillite que de la fortune, avait gagné deux cent
+mille francs qui le sauvaient. Et en présence de cette veine heureuse
+Adeline s'était tout naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être
+pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, et il gagnait
+ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette
+nuit-là, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami.
+
+Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalité dans
+un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un
+bonheur mérité?
+
+On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il était vraiment trop
+timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin.
+
+Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne
+vivaient que par le jeu et pour le jeu.
+
+Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois.
+
+Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques milliers de
+francs; avec le calme et la raison qui étaient son caractère même, il
+n'y avait pas à craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre
+qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la vérité ce serait une
+perte, mais enfin elle n'irait pas loin.
+
+Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver,
+comme il lui semblait juste que cela arrivât, son gain pouvait être
+considérable.
+
+Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme comme lui ne s'emballe
+pas; il se connaissait bien.
+
+Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et après ce serait fini:
+on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie.
+
+Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas tout de suite à
+exécution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara,
+se disant que ce serait pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce
+soir-là.
+
+Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des
+théâtres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle:
+
+--Qui prend la banque?
+
+Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, et, s'avançant
+vers la table:
+
+--Moi, dit-il.
+
+
+IV
+
+--Le président prend la banque!
+
+C'était le cri qui instantanément avait couru dans tout le cercle.
+
+Même dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et
+d'écarté, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, même d'échecs,
+avaient quitté leur partie pour voir cette curiosité: le président
+taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient
+dans le salon de lecture ou çà et là dans les coins sombres, avaient
+suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara:
+
+--Auguste, six mille.
+
+A cette demande de son président, Auguste, le chef de partie, sans même
+consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui était jamais arrivé,
+s'était empressé d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau
+les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une
+génuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait déposés sur la
+table.
+
+C'était chose tellement extraordinaire, tellement stupéfiante de voir
+«M. le président» tailler une banque, que Julien le croupier oubliait
+de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table
+chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, car ceux qui
+occupaient déjà des sièges n'avaient eu garde de les abandonner.
+
+Dans cette salle ordinairement silencieuse où sous ce haut plafond
+régnait toujours une sorte de recueillement comme dans une église ou un
+tribunal, s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.
+
+Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de banquier, un peu
+surpris de se trouver si élevé au-dessus des pontes assis autour de la
+table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement,
+sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient son esprit
+et sa pensée.
+
+En attendant que le jeu commençât, un de ceux qui se tenaient à côté de
+sa chaise se pencha sur son épaule, et d'une voix moqueuse:
+
+--Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera terrible: Frimaux
+revient de l'Odéon.
+
+Un éclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arrêtèrent
+sur un joueur assis à côté du croupier et qui n'était autre que Frimaux,
+le plus grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait
+représenter quelques pièces avec des fortunes diverses, des chutes
+écrasantes ou de solides succès, selon les hasards de la collaboration,
+Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premières un vendredi ou tout au
+moins un 13. Au cercle, où régulièrement il passait quatre heures par
+jour, du 1er janvier au 31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à
+la sueur de son front, comme il le disait lui-même, c'est-à-dire les
+quatre ou cinq louis nécessaires à sa vie--la matérielle--il ne jouait
+que dans certaines circonstances particulières qui devaient lui donner
+la veine: pendant trois mois il avait été convaincu qu'il ne pouvait
+gagner que s'il tournait le dos à l'avenue de l'Opéra: toutes les
+fois qu'il lui faisait face, il tirait des _bûches_, c'était fatal;
+maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi tous
+les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs des Batignolles où
+il demeurait pour s'en aller à l'Odéon, dont il faisait sept fois le
+tour en monologuant comme un personnage de l'ancien répertoire: «J'aurai
+la veine ce soir»; puis il revenait au _Grand I_, où pendant quatre
+heures il restait inébranlable dans sa foi, malgré la déveine qui
+souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus
+sérieuses pour se l'expliquer sans jamais ébranler sa confiance en son
+fétiche, aussi solide que les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le
+reste parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de
+Dieu comme du diable, et ne croyant même pas à sa paternité, bien que
+madame Frimaux fût la plus honnête femme du monde.
+
+--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se
+moquât de lui.
+
+--Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.
+
+En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage ne prenait jamais de
+voiture--le fiacre n'est pas mascotte--était crotté comme un chien.
+
+Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux qui se pressaient
+autour de la table:
+
+--Messieurs, faites votre jeu....
+
+Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux ramassés sur lui et
+particulièrement ceux de Frédéric, placé en face de lui, derrière trois
+rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de
+dépasser.
+
+--Rien ne va plus?
+
+Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était maintenant assez
+calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux
+deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage,
+c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner),
+ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans
+empressement de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.
+
+Il n'y eut qu'un cri:
+
+--Et il ne voulait pas jouer!
+
+Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, car sa joie
+allait au delà du coup gagné, qui par lui-même ne donnait réellement
+qu'un résultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve
+était faite, et elle confirmait ses pressentiments basés sur les
+espérances de sa jeunesse: quelle faute il eût commise de ne point
+tenter l'aventure!
+
+Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les cartes pour le second
+coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'était à
+croire que le gain comme la perte lui étaient indifférents; les vieux
+joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux étaient démontés par son
+assurance:
+
+--Qui aurait cru cela de lui?
+
+Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait été admis
+jusqu'à ce moment que, s'il ne jouait pas, c'était tout simplement
+parce qu'il n'était pas en situation de supporter une perte de quelque
+importance.
+
+Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite
+et gagna au tableau de gauche; le troisième, le quatrième furent
+pour lui, quand il arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice
+d'environ une vingtaine de mille francs.
+
+Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion lui étreignit le
+coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent dans le cou: sans doute ce
+n'était point une fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait
+la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'était
+une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la
+réduire à rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou non il
+avait la chance,--ce qui était le grand point.
+
+Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il
+semblait qu'elles ne pouvaient se détacher de ses doigts, comme s'il
+espérait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir
+ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes,
+n'osant pas les regarder.
+
+Il avait cinq.
+
+La situation était critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne
+demandèrent de cartes ni l'un ni l'autre.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par
+les discussions sur le tirage à cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer?
+Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui
+était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, et il n'était pas
+en état en ce moment de se rappeler la théorie et de la raisonner.
+
+Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la rapidité avec
+laquelle les résolutions doivent se prendre: avait-il intérêt à s'en
+tenir à cinq ou à se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois
+ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait de neuf; mais
+s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et
+perdait. Un vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement la
+question; mais il n'était pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout,
+et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la décider.
+
+Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans des conditions plus
+caractéristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui
+rendrait l'arrêt.
+
+Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite
+avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs étaient à
+lui.
+
+Décidément la preuve était faite, l'arrêt était rendu: il avait la
+chance.
+
+Ce fut d'ailleurs le cri de tous.
+
+Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric ne fut pas le
+dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les
+autres.
+
+Quand Adeline lui répéta que c'était la première fois qu'il jouait, il
+ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de
+suite le parti qu'il en pouvait tirer:
+
+--La façon dont vous avez joué prouve une chose, qui est que vous avez
+le génie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous
+avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que
+vous méprisiez bien la fortune pour ne pas jouer.
+
+Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas à répondre qu'aux
+complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de
+Cheylus en tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres,
+et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus.
+
+Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et ce soir-là moins
+que jamais; cependant il ne put pas s'empêcher de lancer une légère
+allusion à l'Odéon.
+
+--L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! alors, vous comprenez!
+
+Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. Les amis
+d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'était pas quarante mille
+francs qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent mille.
+
+De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante mille francs ou
+ce qui lui en restait, c'est-à-dire trente-cinq mille francs, Adeline,
+en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, où ils
+seraient plus en sûreté qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien
+de dire à sa femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât point,
+il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de
+faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fût tout
+naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'était trouvée cette somme:
+les débiteurs qui payent intégralement ce qu'ils doivent pour obtenir
+leur réhabilitation sont rares, mais enfin on en trouve.
+
+Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait battus la veille
+l'entourèrent:
+
+--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher président.
+
+--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez
+enlevé hier si joliment.
+
+Il répondit en riant que cela était impossible, attendu que cet argent
+roulait vers Elbeuf; puis sérieusement il expliqua qu'il n'était pas
+joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille
+à tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de ceux qui le
+tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur être agréable,
+pour le plaisir du cercle.
+
+--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous
+rien?
+
+Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il
+ne méprisait pas la fortune comme le croyait Frédéric,--loin de là.
+
+Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui
+lui appartenait et lui était personnelle; elle l'abandonna au moins en
+partie; c'est-à-dire qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina
+par une perte de six mille francs.
+
+Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à la caisse qu'il
+payerait le lendemain.
+
+--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher président, dit
+Frédéric, ce n'est pas pour vous que vous avez joué aujourd'hui, c'est
+pour le cercle. C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos
+propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si vous tenez à
+rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser:
+mais, jusque-là, la caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre
+chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera facile: vous
+rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec.
+
+C'était ainsi qu'il avait été pris,--en se laissant incorporer dans la
+troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court après son argent.
+
+
+V
+
+Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment
+son fétiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur
+n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver à
+lui-même à grand renfort de «si» qu'elle pouvait être évitée.
+
+Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait gagné, il avait bien
+joué; au contraire, il avait mal joué quand il avait perdu.
+
+--Si....
+
+Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de les réparer;
+évidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle
+est contrariée? et il avait contrarié la sienne par son ignorance plus
+encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'était-elle pas
+toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est
+pas la théorie qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce n'est
+pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la décision,
+c'est la pratique.
+
+Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre en prenant place
+tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant
+sagement quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne l'eût ni
+appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé que deux banques, il n'en
+avait pas moins gagné une maladie d'un genre spécial, que le contact
+seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique à tant de
+joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complète, puisse désormais
+les en guérir--celle qui consiste à vouloir toujours et toujours être
+banquier.
+
+A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se laissent éblouir, les
+natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec
+l'affolement de la mêlée, non celle où l'on fait le coup de fusil en
+soldat, mais celle où l'on commande et où, sous le panache, on ressent
+toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du
+fauteuil où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et brave les
+regards braqués sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le
+dévorer: «dix manants contre un gentilhomme.»
+
+Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus
+qu'il n'y avait sur sa tête le moindre panache; cependant, comme tant
+d'autres qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir chaud, il
+avait subi ces éblouissements et ces fascinations: banquier toujours,
+ponte jamais.
+
+Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne lui avait pas été
+fidèle constamment, et plus d'une fois elle avait passé du côté des
+manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois,
+par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir cinquante mille
+francs à son cercle.
+
+Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à point pour le
+réconforter:
+
+--Vous vous rattraperez.
+
+Et quand il avait gagné se trouvaient là non moins à point quelques
+besoigneux pour lui faire une saignée:
+
+--Mon cher président...
+
+La voix était si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas
+refuser, bien qu'il eût vu plus d'une fois les quelques louis qu'il
+venait de prêter changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis vert:
+eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en
+blâmer?
+
+Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à moitié endormi
+descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches
+s'enfonçaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le
+secouait, le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il
+regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où il avait si
+tranquillement dormi autrefois, et où maintenant il n'avait à passer
+avant la Chambre que quelques heures agitées.
+
+Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont
+celles où la voix de la conscience prend le plus de force, il s'était
+dit qu'il devait renoncer à son cercle et donner sa démission,--seul
+moyen sûr de ne pas céder à la tentation. Mais il fallait commencer par
+rembourser ce qu'il devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.
+
+Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle
+vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagné quarante mille
+francs le jour où, pour la première fois, il avait taillé une banque
+alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il
+pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les
+combinaisons du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que d'une
+quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoyé trente-cinq mille
+à Elbeuf qui, Dieu merci, étaient intacts. Pour quinze mille francs
+aventurés, devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que fallait-il
+pour qu'elles pussent se réaliser, au delà même de ce qu'il avait promis
+à Berthe? Quelques minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne
+se représenteraient pas pour lui!
+
+Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence étaient indispensables
+à son cercle qu'il aimait.
+
+Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles dans les premiers
+temps, elles l'étaient maintenant encore et même plus que jamais. Son
+cercle, c'était lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons au
+Grand International» ou simplement comme les boulevardiers. «Allons au
+_Grand I_», ils disaient familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui
+créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.
+
+Déjà le _Grand I_ n'était plus ce qu'on l'avait vu à l'ouverture et des
+changements s'étaient faits, inappréciables sans doute pour tout le
+monde, mais qui n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.
+
+A sa table d'hôte paraissaient maintenant des figures qui ne s'y
+montraient pas autrefois et qui l'étonnaient; corrects, ils l'étaient
+trop; décorés, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est
+décent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux
+faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la réalité.
+
+D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des recherches, il
+avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent présentés par des parrains
+suffisants, ou membres réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il
+surveillait toujours avec la même sévérité les admissions des membres
+permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours été sérieux.
+Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les
+cercles, un membre permanent pouvait amener un invité; et cette petite
+porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus
+fréquentée que la grand'porte, avait laissé passer plus d'un nouveau
+venu qui l'inquiétait.
+
+Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne s'en serait pas
+autrement tourmenté, des invités sans doute; mais au contraire ils
+venaient régulièrement et ils amenaient avec eux des invités à l'air
+généralement honnête et simple, des braves gens ceux-là à coup sûr, qui
+ne faisaient pas long feu au cercle: ils dînaient une fois ou deux,
+jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il
+avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, mais inutilement:
+malgré sa connaissance du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus
+que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects
+et si décorés n'étaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le
+supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-à-dire des
+racoleurs chargés d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au
+_Grand I_ ces moeurs n'étaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait
+pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans
+les cercles; c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui avait
+beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait jamais vu une vraie
+volerie...
+
+Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles étaient
+en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontées autrefois,
+Frédéric s'était rejeté sur la province:
+
+A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on ne se connaît pas,
+tout est possible; mais à Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, où
+il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs!
+
+Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément le _Grand I_ ne fût
+pas exclusivement composé, comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au
+moins de membres ayant entre eux des relations d'intimité qui créent une
+sorte de solidarité et de responsabilité collective. Il aurait voulu
+qu'on n'y vînt que pour s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens
+ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait à
+craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passés dans son
+cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs
+années à la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considérable
+le jeu tient dans un certain monde où la gêne est la règle à peu près
+commune, où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où l'on ne
+compte que sur une bonne chance pour combler le déficit qui, de jour en
+jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fût le lieu
+de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en était un
+lui-même, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les
+occasions et les facilités qui l'avaient perdu.
+
+Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, les bénéfices de la
+cagnotte en étaient un de contrariété: il eût voulu qu'elle donnât
+moins, puisque les produits étaient en proportion du jeu: un louis pour
+une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un
+matin qu'il assistait à l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait
+été stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: près de
+dix mille francs. Dix mille francs de bénéfices pour une nuit de jeu!
+
+Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait franchement montré à
+Frédéric, occupé à compter les jetons et les plaques: le cercle était
+vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que
+lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employés.
+
+--Dix mille francs! est-ce possible?
+
+Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, sans répondre, avec un
+sourire énigmatique.
+
+A la fin, il s'était décidé:
+
+--Vous voyez, mon cher président.
+
+De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait baissé les yeux,
+n'osant pas insister: n'était-ce pas avouer qu'il croyait possible le
+_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une
+fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et
+de plaques par le croupier au détriment des joueurs; mais, pour que
+ce bourrage puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des
+croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner Frédéric d'une
+pareille infamie.
+
+--Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.
+
+--Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.
+
+--Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que nous sommes d'accord.
+
+D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours comme au
+commencement.
+
+Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commerçant de Bordeaux,
+avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint à lui en
+souriant, les mains tendues:
+
+--Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à dîner, ce soir, à votre
+cercle, dit le commerçant.
+
+--Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour ce soir?
+
+--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?
+
+C'était une invitation lithographiée avec élégance et sur beau bristol,
+signée: «le président Adeline.»
+
+Seule l'adresse était manuscrite.
+
+J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel m'a remis cette lettre,
+car je ne suis arrivé que d'hier dans la nuit.
+
+--A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper à des explications
+plus qu'embarrassantes.
+
+Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: comment, les
+garçons d'hôtel distribuaient des invitations signées de son nom: «le
+président Adeline!»
+
+--Mais, mon cher président, répondit Frédéric en essayant de rire, ce
+qui vous étonne se fait partout.
+
+--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle.
+
+--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que
+nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche,
+il faut des joueurs.
+
+--Mon nom ne servira pas à les attirer.
+
+
+VI
+
+L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude dans l'association
+Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si
+ce président s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait
+pas?
+
+L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi quand Frédéric
+raconta l'algarade qui venait de lui être faite.
+
+--Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.
+
+--Rien.
+
+Vous ne lui avez pas cassé les _rinss_? s'écria Barthelasse, dont le
+premier mouvement était toujours de revenir à son ancien métier de
+lutteur, malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir
+et se calmer... à _Pariss_....
+
+Raphaëlle haussa les épaules:
+
+--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin.
+
+--C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop la voix, je n'avais
+qu'à faire ça:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-même, enfonça
+son cou court dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en avant
+dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans
+l'arène;--et tout de suite c'était fini; on lui permet trop de faire
+ce qui lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui donnons
+trente-six mille francs? Est-ce pour nous embêter? Je vous le demande.
+Hein!
+
+--C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua Frédéric impatienté.
+
+--Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai
+peur.
+
+--Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle sèchement, nous avons
+besoin de lui, il faut manoeuvrer en conséquence.
+
+--Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua Barthelasse, on
+ne sera sûr de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour où il filera
+la carte, il sera à nous.
+
+--Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?
+
+--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandées, et je
+puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouvés.
+
+Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux à ce sujet,
+car du jour où Adeline avait accepté la présidence du cercle, ils
+s'étaient demandé comment ils le garderaient à la tête de leur affaire.
+Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils
+pouvaient être tranquilles. Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et
+il n'était pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout à coup,
+au moins peu à peu, la situation changerait.
+
+--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot
+de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux
+préjugés dont sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont
+affranchis.
+
+--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait répondu
+Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son
+président.
+
+Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait même pas qu'il en
+pût être autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans
+danger, en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité égale à
+celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris à travailler. Alors
+pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il
+n'y a rien de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné par le
+travail.
+
+Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond beaucoup plus
+embarrassés de préjugés que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le
+monde en fût arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie
+pratique qui enseigne à ne voir que l'argent gagné sans se soucier de la
+façon dont on le gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même de
+son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre à
+travailler pour jouer à coup sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait
+procéder avec celui que d'un air de mépris ils appelaient «_Puchotier_»
+depuis qu'Adeline, se défendant un jour de ses ignorances parisiennes,
+s'était lui-même donné ce nom en disant qu'à Elbeuf les _Puchotiers_
+sont les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout progrès en ne
+jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire écouter si
+on lui parlait franchement?
+
+Il fallait vraiment être _Puchotier_ pour avoir la naïveté de croire
+qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnête
+cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer,
+d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq mille francs
+d'éclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au
+personnel, trente-six mille francs de traitement au président, trente
+mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour
+abonnements aux journaux, impressions, concerts, fêtes, c'est-à-dire
+d'une dépense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir
+ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant à ceux qui avaient
+fondé l'affaire, gérant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de
+comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins
+influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer
+leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchât,
+et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec
+tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il
+serait souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, si on ne s'était
+pas procuré des convives en lançant, partout où l'on a chance de
+rencontrer un naïf, des invitations comme celle qui avait indigné
+Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il
+entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres réguliers du cercle,
+gentlemen en apparence, besoigneux en réalité, répandus dans le monde ou
+plutôt dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de
+leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris
+à la table d'hôte, seront une heure après dévorés à celle du baccara et
+apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux que les seigneurs
+des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons prêtés,
+prenant des attitudes de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent,
+à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte
+donnerait-elle des bénéfices suffisants si dans le feu de la partie
+les croupiers «aux doigts légers»--l'épithète est du plus grand des
+grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire et
+de nacre qui tombent là sans bruit? Et le change de la monnaie, que
+donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en
+plus légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; et tandis que le
+valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas
+quitté la table, celui-ci, par-dessus son épaule, lui passe deux plaques
+au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle
+prospère--sinon modèle.
+
+Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, il avait fallu
+toute la dextérité de Frédéric et toute sa souplesse de caractère.
+
+Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que
+celui des invitations devait être abandonné.
+
+Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était pas pour qu'on
+attaquât jamais de front les difficultés.
+
+--Cède, dit-elle à Frédéric.
+
+--Comment, céder! s'écria Barthelasse.
+
+--Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront un éclat, peut-être
+une rupture.
+
+--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon!
+Comptez-vous qu'il va vous tomber tout rôti sur votre table, hein? Je
+vous le dis et je vous le répète, vous prenez trop de précautions avec
+ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas
+comment les 10,000 francs étaient venus dans la cagnotte. Je vous le
+demande, hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien voir, qui
+ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est député, il
+est décoré, il est considéré, il faut bien qu'il ménage sa réputation...
+pour lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous.
+Autrement! Il a bien avalé la cagnotte--il n'en reparle plus, de la
+cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ça se passera tacitement; ça
+lui est plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut le prendre
+comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à continuer, puisque vous ne
+voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus
+facile.
+
+Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours
+d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle qui l'emporta: on céderait.
+
+Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole de la
+participation, fit ses excuses à son cher président.
+
+--Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je vous ai répondu hier. J'ai
+eu tort. J'ai réfléchi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est
+que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien
+d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous n'êtes pas de
+ces présidents-là, j'en conviens. Votre haute situation, votre
+respectabilité, votre nom si honoré rendent légitimes toutes les
+susceptibilités.
+
+Il était entré dans le cabinet de son président en tenant dans sa main
+gauche un paquet de papier:
+
+--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la
+cheminée, où brûlait un feu de bois.
+
+Adeline avait écouté le commencement de ce petit discours avec une
+attitude raide, en homme fâché,--et il l'était en effet;--il fut
+attendri.
+
+On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: tous les griefs
+qu'il avait entassés contre le vicomte s'évanouirent.
+
+--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il
+en tendant la main à Frédéric.
+
+--Et moi donc! s'écria celui-ci.
+
+Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, à laquelle se mêlait
+un vague sentiment d'inquiétude:
+
+--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.
+
+--Vous savez comme le premier mouvement court aux extrêmes. Il est
+certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain
+embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir...
+au moins je l'espère.
+
+--Que puis-je pour vous?
+
+--Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter quand quelque chose
+se présente mal. Soyez sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y
+soit porté remède. Comme vous, mon cher président, je mets au-dessus
+de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous,
+puisque, pour ceux qui savent, je suis le gérant responsable. Mais, à
+côté de l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la garde, il
+y des intérêts respectables dont je me trouve chargé par ma gérance
+effective. On me les a confiés, ces intérêts.--A l'argent que j'ai mis
+dans cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,--et dont
+je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de façon à ce
+qu'il donne les produits légitimes qu'on est en droit d'attendre.
+
+--Mais que puis-je?
+
+--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes
+qui ont eu confiance en moi?
+
+--Certes, non.
+
+--Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse
+nous compromettre ou même nous inquiéter.
+
+--Que voulez-vous donc de moi?
+
+--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez
+marcher la partie.
+
+
+VII
+
+Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet état de
+demi-somnolence du joueur qui a passé la nuit, le corps brisé de
+fatigue, le sang enfiévré, l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux
+contre les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups importants
+qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté sa dette d'une dizaine de
+mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de
+l'hôtel.
+
+Il n'était guère en disposition de donner des audiences et d'écouter des
+solliciteurs: il fallait qu'avant la séance de la Chambre, où devait
+venir en discussion un projet de loi dont il était rapporteur, il se
+rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.
+
+--Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, répondit-il.
+
+Et il continua son chemin pour monter à son appartement.
+
+Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parlé assez
+bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une
+jeune femme de tournure élégante qui lui barra le passage.
+
+--Monsieur Adeline?
+
+--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je
+suis très pressé; écrivez-moi.
+
+--Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie.
+
+L'accent était si ému, si tremblant, le regard était si troublé, si
+désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.
+
+La précédant, il l'introduisit dans le petit salon banal des
+appartements meublés qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans
+cette pièce froide, qui n'était plus habitée que quelques instants, le
+matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; alors, frottant une
+allumette, il la mit sous le bois préparé dans la cheminée, puis,
+attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait
+dans une attitude embarrassée et confuse.
+
+--Madame, je vous écoute.
+
+Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir en aide: elle était
+fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient
+pas ne pas inspirer la sympathie.
+
+--Madame? demanda-t-il.
+
+--Madame Paul Combaz.
+
+--La femme du peintre?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.
+
+La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'intérêt: il oublia ses
+fatigues et ses émotions de la nuit pour regarder cette jeune femme
+qui se tenait devant lui dans une attitude désolée. Non seulement il
+connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent,
+très apprécié dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme
+lui-même, un des plus fidèles habitués du _Grand I_, depuis quelque
+temps.
+
+--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si
+douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari...
+qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus
+d'un mois j'aie préparé cent fois par jour ce que je dois vous dire.
+
+Adeline fit un signe pour la rassurer.
+
+--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte.
+
+--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste.
+
+Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et ses yeux navrés
+s'éclairèrent d'une flamme de tendresse et de fierté.
+
+--Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le plus loyal, le
+caractère le plus droit: et ce n'est pas à vous que j'ai à dire qu'il
+est un grand artiste, ses succès sont là pour l'affirmer; je serais la
+plus heureuse et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait pas; et
+c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je viens vous demander de
+nous sauver, mes enfants et moi.
+
+--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens de jouer! s'écria-t-il
+blessé de cet appel à son intervention, qui semblait le rendre
+responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez
+étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.
+
+Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres tremblantes.
+
+--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas
+pour moi que vous m'écoutez, et je le comprends, puisque vous ne me
+connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites
+filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, seront jetées dans
+la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez
+une fille que vous aimez, c'est au père que je m'adresse.
+
+--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?
+
+--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais
+que vous avez une fille, et c'est en pensant à elle que l'espérance
+s'est présentée à moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par les
+pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme une affolée que je
+suis, à qui je pourrais demander protection, et l'idée m'est venue,
+l'inspiration, que si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au
+cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait lui en
+fermer les portes. Mais ce président était-il homme à m'entendre? ou
+bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-même de la ruine des
+joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais
+interrogé, je savais quel homme politique vous êtes, la situation
+que vous occupez, l'estime dont vous êtes entouré; c'était beaucoup;
+pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique y avait-il un
+homme de coeur capable de se laisser attendrir par le désespoir d'une
+mère? J'ai une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit pour
+qu'elle tâche d'apprendre quel homme était M. Constant Adeline. Sa
+réponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand
+j'ai su quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en vous m'est
+venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette démarche.
+
+Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux
+qui plusieurs fois s'étaient noyés de larmes, cet élan, et en même temps
+cette discrétion dans les paroles, surtout cette évocation de Berthe lui
+troublaient le coeur.
+
+--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le
+faire.
+
+--Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous en vain, et de tout
+coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai expliqué
+notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois
+moi-même, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle façon vous
+pouvez agir sur mon mari.
+
+Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne
+laissât monter personne.
+
+--Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai apporté une dot de
+cent mille francs à mon mari, et un an après, à la mort de mon père,
+deux cent mille francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas
+de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient
+cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit
+hôtel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous
+avions payé, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'héritage de mon
+père. Ce n'était point là une prodigalité, car vous savez que le peintre
+qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige sur le marchand de tableaux
+et encore moins sur l'amateur; c'est une nécessité professionnelle,
+quelque chose comme un outillage. Nous étions très heureux, j'étais très
+heureuse: aimée de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, près de lui,
+fière de le voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi pour
+me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais
+pas l'atelier, et en six années, les seules heures que je n'aie point
+passées à ses côtés sont celles où je promenais mes filles au parc
+Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant
+atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les
+premières années de notre mariage, il était tombé à quelques milliers de
+francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez.
+Il avait fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première à le
+demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante
+au moins pour moi, et qui pouvait très bien se prolonger jusqu'à des
+temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il
+y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que
+trop bien, M. Fastou...
+
+Adeline laissa échapper un mouvement.
+
+--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon
+mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit
+qu'il était trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il
+fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller
+les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables,
+les cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, pour lui,
+c'était à son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze
+bustes dont il vivait; et il termina en proposant à mon mari de le faire
+recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa;
+mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs
+qui devaient nous acheter des tableaux.
+
+--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu
+Combaz à la table de baccara.
+
+--Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour 80,000 francs,
+c'est-à-dire à peu près pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que
+mon mari avait dans son atelier ont été emportés, et une partie de
+l'ameublement, ce qui était de vente sûre et facile, a suivi les
+tableaux.
+
+--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, s'écria
+Adeline, elle n'achète pas des tableaux!
+
+--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais
+comment vous l'appelez, celui qui prête aux joueurs: Auguste.
+
+--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste
+n'était qu'un petit employé.
+
+--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas à
+son profit qu'Auguste a prêté les sommes perdues par mon mari, c'est
+au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le
+même,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et
+quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hôtel ne
+tardera pas à être vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer
+les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. Vous voyez
+notre situation: en trois mois tout a été englouti; mon mari ne
+travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fièvre le
+dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le désespoir
+de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Déjà il n'ose plus me
+regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui
+m'épouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de
+m'adresser à vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle,
+il ne trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et il me
+reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au
+travail, quand ce ne serait qu'à des illustrations; vous l'aurez guéri;
+vous nous aurez sauvés.
+
+Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même plus encore peut-être
+qu'à madame Combaz, il murmura:
+
+--Guérit-on les joueurs?
+
+Croyant que c'était à elle que cette exclamation s'adressait, vivement
+elle répondit:
+
+--Oui, on les guérit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons
+fait notre voyage de noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, mon
+mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai
+accompagné, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles
+de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me désolant,
+me désespérant, interrogeant de temps en temps les garçons, pour savoir
+où en était la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été
+élevée honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière avec
+eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. Et non seulement ils me
+répondaient, mais encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais
+là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu de lui qu'il
+n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourné.
+
+--A Luchon?
+
+--Ni ailleurs.
+
+--Mais à Paris?
+
+--Après sept ans! Vous voyez que la guérison a duré longtemps et qu'elle
+est possible.
+
+Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux lèvres.
+
+--Vous avez eu raison de vous adresser à moi, dit-il, je vous promets
+que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai.
+
+--Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.
+
+--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai.
+
+
+VIII
+
+Guérit-on les joueurs?
+
+C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'était-il pas ridicule
+de vouloir guérir les autres quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?
+
+Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette pauvre petite femme
+était trop touchante dans son désespoir pour qu'il refusât de lui venir
+en aide.
+
+Que de ruines, que de désastres seraient évités si les joueurs ne
+trouvaient pas ces facilités à emprunter, qui, s'offrant à eux, les
+entraînent et les perdent? Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû
+tirer de sa poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers billets
+de mille francs qu'il avait risqués au baccara? «Auguste, six mille,
+dix mille» cela n'était pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on
+comptait sur une bonne série, et l'on était pris pour jamais;--mieux que
+personne il le savait.
+
+Combaz travaillant toute la journée dans son atelier auprès de sa femme,
+c'était le soir seulement qu'il venait au cercle, après avoir embrassé
+ses trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits blancs.
+Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans
+la salle de baccara, il le prendrait à l'arrivée.
+
+En effet, le soir même, un peu après dix heures, Adeline, qui, depuis
+quelques instants déjà, était à son poste, le vit entrer d'un air
+en apparence indifférent, mais sous lequel se lisait facilement la
+préoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme
+qui suit sa pensée, insensible à tout ce qui vient du dehors.
+
+Il alla au-devant de lui:
+
+--Je désirerais vous dire un mot.
+
+--Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, sans attacher aucun sens à
+ses paroles, bien évidemment.
+
+Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un
+fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis de lui, en le regardant.
+
+Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois l'esprit disposé à la
+plaisanterie, il était trop resté en lui du rapin et du gamin de sa
+jeunesse pour qu'il manifestât sa surprise autrement que par la blague:
+
+--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrément de
+comparoir? dit-il.
+
+--Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, l'instruction
+est faite, mais devant le juge, ou, si vous le préférez, devant le
+président, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de
+votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot.
+
+Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses
+gardes parce qu'il sent qu'il peut être facilement attaqué.
+
+--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire.
+
+Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait en
+réalité aucun sens.
+
+--Vous ne vous blesserez donc pas, commença Adeline, si je vous dis que
+vous jouez trop gros jeu.
+
+Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:
+
+--Permettez, monsieur!
+
+Adeline ne se laissa pas couper la parole:
+
+--C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je
+n'ai même pas commencé ce que j'ai à vous dire. Je suis le président
+de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous
+admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations,
+alors surtout qu'elles sont dictées par votre intérêt...
+
+--Mais, monsieur...
+
+--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois
+petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir
+ici, et qui demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans pain.
+
+Combaz étendit la main pour protester; Adeline la lui prit et
+chaleureusement il la lui serra:
+
+--Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué pour quatre-vingt
+mille francs, vos tableaux vendus à Auguste, vos objets d'art, vos
+tentures emportés.
+
+--Qui vous a dit?
+
+--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent
+mille francs ici, sans m'inquiéter de savoir quelles étaient ses
+ressources, si c'était sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il
+jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si
+c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense à votre
+avenir gâché, c'est le père qui pense à vos petites filles, parce
+qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'intéresse aux vôtres.
+Allez-vous les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez dans
+le coeur et dans la tête des émotions plus hautes que celle que peut
+donner le jeu?
+
+Combaz était dans une situation où la sympathie, même alors qu'elle
+est accompagnée de reproches, touche les plus endurcis, et il n'était
+nullement endurci.
+
+--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me
+fait jouer? Passionné, oui, je l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout
+jeune, j'ai passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les secousses
+qu'il donne; mais ce temps est loin de moi.
+
+--Alors, pourquoi jouez-vous?
+
+Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle de silence, en
+homme qui prend son parti:
+
+--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis à jouer
+après être resté sept années sans toucher aux cartes: simplement par
+calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon
+travail était insuffisant à leur continuer, notre vie ordinaire, rien
+de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai
+voulu, quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma peinture ne
+se vendait plus, que la transition d'une vie large à une vie étroite ne
+fût pas trop dure, et j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il
+l'a culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait comme moi!
+
+--Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline avec un accent d'une
+violence qui surprit Combaz, et ont ruiné leur famille. Il manque deux,
+trois, dix mille francs, pour se remettre en état, on les demande au
+jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a.
+
+--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours.
+
+Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline.
+
+Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises séries; mais depuis
+trois mois que vous jouez, vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez
+point. Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille francs
+derrière vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous
+ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste
+perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est rien: un homme se
+tire toujours d'affaires. Mais les vôtres, votre femme, vos filles! Vous
+ne vouliez pas que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand on
+les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, et que, brisé ou
+affolé, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc
+que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire,
+traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, arrêtez-vous.
+Vous serez gênés, cela est certain, mais la gêne n'est pas la honte,
+n'est pas la misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.
+
+Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, il était facile de
+comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'était dit à lui-même bien
+des fois; mais par cette répétition, ces paroles avaient pris une force
+que la conscience seule ne leur donnait pas.
+
+Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu:
+
+--Vous venez pour jouer?
+
+--Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui m'a décidé une
+dernière fois.
+
+--Combien croyez-vous qu'on prêtera?
+
+--Rien.
+
+--Alors?
+
+--J'ai pu me procurer trois mille francs.
+
+--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez
+faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et
+remettez cet argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, qui
+pleure auprès de ses filles, en sachant que vous êtes ici; la joie que
+vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir
+demain, son souvenir vous retiendra.
+
+Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de père et de mari arracha
+Combaz à ses hésitations.
+
+Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et la serra longuement.
+
+--Je rentre chez moi, dit-il.
+
+--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place
+Malesherbes.
+
+--Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en riant.
+
+Adeline changea la conversation, car s'il était vrai qu'il ne se fiât
+point à cette bonne résolution d'un joueur, il trouvait imprudent
+de laisser voir ses doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils
+s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois
+il fût question de jeu.
+
+--Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant à la
+place, bonsoir!
+
+--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui
+serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux
+aînées pour qu'elles vous embrassent.
+
+--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit
+Adeline, et les embrassements de vos chères petites; il ne faut pas que
+vous repassiez la porte du cercle.
+
+--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.
+
+Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant allègrement, la
+conscience satisfaite: il avait sauvé un brave garçon. Sans doute dans
+ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des
+points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais
+enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son
+devoir.
+
+En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait chez lui se
+coucher où s'il irait faire un tour au cercle; sûr de ne pas se laisser
+entraîner au jeu ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de
+ses propres paroles, il se décida pour le cercle.
+
+Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononçait les
+mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: «Le jeu est fait».
+Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux
+lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les
+enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus
+que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses
+doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pâle glissaient
+des filets de sueur.
+
+--Rien ne va plus?
+
+À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent ceux d'Adeline et vivement
+il les détourna, puis il donna les cartes.
+
+Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demandé des cartes,
+reçurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hésitation manifeste
+se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une
+inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer?
+Si furieux que fût Adeline, il était encore plus anxieux. Le joueur
+l'emporta sur le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait
+lui-même. Combaz ne tira point et gagna.
+
+--Je vous disais bien que j'allais avoir une série! s'écria Combaz en
+venant vivement à Adeline, c'est cette certitude qui m'a empêché de
+rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.
+
+--Au moins allez-vous vous sauver maintenant.
+
+--Au plus vite.
+
+Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq
+beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frédéric.
+
+--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prêté d'argent à M.
+Combaz.
+
+--Et pourquoi donc, mon cher président?
+
+--Il est ruiné.
+
+--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche.
+
+--Je désire qu'il les garde.
+
+--Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons les joueurs? Vous
+savez bien que ce ne sont pas là nos conventions; les recettes baissent;
+intéressant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais
+si nous éloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les
+coquins ne viennent pas ici?
+
+
+IX
+
+Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à venir dîner à son
+cercle, dans un de ses voyages à Paris; mais les voyages du père Eck à
+Paris étaient rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller sa
+fabrique.
+
+Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé de venir à Paris deux
+fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines
+pour faire accepter par les acheteurs les échantillons de la saison
+prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante négociants en draps
+qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-à-dire la caisse dans laquelle
+sont rangés ses échantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas à
+supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer à l'avance,
+pour la saison d'hiver et la saison d'été, cinq ou six cents
+échantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque
+fil, chaque nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication est
+beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont
+faites ou refusées; pour les recevoir, il n'est pas nécessaire que le
+chef de la maison se dérange lui-même.
+
+Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; que serait-il venu
+faire à Paris? Ce n'était pas à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à
+Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir
+comme le plus alerte de ses fils; c'était dans son bureau à consulter
+ses livres; c'était surtout le jour des inventaires qu'il clôturait tout
+seul quand il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux
+et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta part, Samuel; la tienne,
+David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel;
+maintenant, allez travailler.»
+
+Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait sa présence à
+Paris, il s'était décidé à partir; par la même occasion il verrait
+Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six
+heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la Chambre.
+
+--Je _fiens tiner_ avec _fous_ à _fotre_ cercle.
+
+Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il traînait à bout de bras,
+accompagnait Adeline; la présentation eut lieu en règle, et le père Eck
+exprima toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un député
+dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce
+n'était pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que
+de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués de lui, mais la
+physionomie ouverte du père Eck et son air bonhomme effacèrent vite la
+mauvaise impression que ce mot «journaux» avait commencé à produire..
+
+Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnèrent l'avenue
+de l'Opéra. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards
+étonnés que le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements de
+marbre aussi bien que sur la livrée fleur de pêcher des valets de pied,
+il sourit intérieurement, comme si ce luxe lui était personnel et devait
+éblouir le futur oncle de Berthe.
+
+--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le
+hall.
+
+--Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, c'est très _peau_.
+
+Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené partout un regard
+curieux, et tâté le tapis du pied, en homme qui connaît la qualité de la
+laine, répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces
+vastes pièces:
+
+--C'est très _peau_.
+
+En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le cabinet d'Adeline avec
+Bunou-Bunou et quelques commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme
+ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta à la porte
+pour écouter le père Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une
+discussion contre Bunou-Bunou.
+
+--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me semble reconnaître
+l'accent de mon ancien département.
+
+--M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, dit Adeline; M.
+Eck, de la maison Eck et Debs.
+
+Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât sur son accent:
+
+--Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, je suis Alsacien,
+ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de
+certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en
+_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays.
+
+Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effaré:
+
+--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des
+Normands l'a _peaucoup_ atténué, comme vous pouvez le _foir_, et je le
+regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des
+pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?
+
+--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait jamais de rien ni
+contre personne.
+
+À table, le père Eck répéta son même mot, en ne lui faisant subir qu'une
+légère variante:
+
+--C'est très _pon_; vraiment, pour le prix, c'est très _pon_.
+
+Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de la cagnotte, à un certain
+moment il ajouta:
+
+--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles
+elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de
+cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de
+cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dressés, et de
+tout ce luxe.
+
+Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se
+jouaient en deux ou trois minutes, il commença à changer d'avis sur les
+cercles.
+
+--C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques de nacre valent
+5,000 francs et 10,000 francs?
+
+--Parfaitement.
+
+--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_
+en or sur le tapis vert, ils y regarderaient à deux fois, à dix fois;
+ces plaques, ça glisse des doigts comme les haricots de ceux des
+enfants. Et je vois des commerçants à cette table, des gens qui savent
+ce que c'est que l'argent gagné. C'est une honte!
+
+Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements du père Eck,
+voulut changer la conversation qui menaçait de prendre une mauvaise voie
+et de conduire à un résultat complètement opposé à celui qu'il avait
+espéré au commencement de cette visite.
+
+Mais on ne changeait pas le cours des idées du père Eck, pas plus qu'on
+ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua:
+
+--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une
+spéculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour
+s'amuser entre honnêtes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont,
+comme ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais
+instincts de la bête se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en!
+
+Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise
+impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara où cette
+indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore,
+était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât pas le cercle
+dans cet état violent, et, après lui avoir fait traverser les salons
+des jeux de commerce où quelques membres jouaient tranquillement,
+silencieusement, en automates, au whist et à l'écarté, il le conduisit
+dans son cabinet, où Bunou-Bunou, bien chauffé et bien éclairé,
+répondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt
+ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues dans la journée.
+
+--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le père Eck, en
+s'asseyant devant la cheminée.
+
+--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire,
+qu'un accident, et ce soir, particulièrement, la partie a pris un
+développement insolite.
+
+Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus élevé leur cercle avait
+été fondé; malheureusement il fut interrompu, dans sa démonstration que
+le père Eck écoutait sans paraître bien touché, par M. de Cheylus, qui
+entra en riant:
+
+--Il se joue en ce moment une comédie qui aurait bien amusé M. Eck s'il
+en avait été témoin, dit-il.
+
+--Quelle comédie?
+
+--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; où les avait-il
+eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les était
+procurés, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer
+une série, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. À la caisse,
+brûlé. Auprès d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé,
+archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même pas un louis. Ou bien
+on ne lui répond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus
+humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il
+fallait voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les
+humiliations, son impassibilité. Averti par Auguste, je suivais son
+manège. C'est la comédie que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris
+encore. Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais plaisant
+qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voilà mon comte qui, par
+l'escalier de service, se précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.
+
+--Est-ce _bossible!_ s'écria le père Eck en levant les bras au ciel.
+
+--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans
+celui de toute sa famille. Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas
+ruiné, était si foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la peine
+d'administrer sa fortune. À sa mort on a trouvé chez lui des tas de
+titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs
+coupons. Pourquoi se donner le mal de détacher ces coupons avec des
+ciseaux quand on fait des différences de trente ou quarante mille francs
+toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le
+moment, le comte est aux prises avec le chef et tâche de l'amadouer.
+Venez voir sa rentrée, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera
+curieuse.
+
+Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y était pas, mais presque
+aussitôt il arriva allègrement, gaiement, et il courut à la caisse: sur
+la tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, de deux francs,
+de cinquante centimes et même une poignée de gros sous.
+
+--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis.
+
+Et vivement il courut à la table où le croupier annonçait justement une
+nouvelle taille: «Messieurs, faites votre jeu.» Sans hésitation, en
+homme qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à gauche: il
+était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise
+doublée et gagna encore. Puis encore une troisième fois.
+
+Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, qui n'avait nulle
+envie de passer la nuit à regarder jouer. Il en avait assez; il en avait
+trop. Adeline le reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et
+promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils
+avaient à faire ensemble.
+
+Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la porte, l'attendant.
+
+Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue
+de l'Opéra, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour
+donner un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un brouhaha de
+voix qui partait de l'escalier du cercle, et à travers les glaces de la
+porte contre laquelle il était adossé ils virent un homme en veste et en
+calotte blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait avec de grands
+mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, défait,
+exténué, qui voulait sortir.
+
+Que signifiait cela?
+
+Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen
+d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et
+d'ailleurs il ne voyait pas son président, à qui il tournait le dos.
+Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient
+ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques.
+
+À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui était descendu par
+l'escalier de service.
+
+--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant à lui vivement.
+
+--M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier cent francs au chef; il
+a gagné cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il
+ne lui reste pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut pas le
+laisser partir.
+
+--Vous m'avez donné votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce
+matin, hurlait Félicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas!
+
+Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, et, mettant cinq
+louis dans la main du cuisinier:
+
+--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même quittez le cercle à
+l'instant.
+
+Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent côte à côte
+assez longtemps sans rien dire. À la fin, le père Eck prit le bras
+d'Adeline:
+
+--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils
+qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi,
+laissez ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave
+homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons
+un peu réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en
+étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la
+fortune que la famille est _ponne_.
+
+
+X
+
+Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous l'impression de ces
+conseils, sans pouvoir la secouer: «Laissez ces gens-là à leurs
+plaisirs.» Est-ce que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?
+
+Mais dans la journée il lui vint un second avertissement qui le
+bouleversa plus profondément encore.
+
+Comme il allait entrer dans la salle des séances, le préfet de
+police--celui-là même qui lui avait accordé l'autorisation d'ouvrir le
+_Grand I_,--l'arrêta au passage.
+
+--Eh bien, mon cher député, êtes-vous content de votre cercle?
+
+Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène du matin,
+s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la
+préfecture était bien rapidement renseignée.
+
+Mais le préfet se mit à rire:
+
+--Je ne peux pas partager votre colère contre votre cuisinier, et
+même je trouve qu'il serait désirable que les joueurs eussent à payer
+quelquefois leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. Ce
+n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si
+vous étiez content de votre cercle.
+
+--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous
+les jours; nos fêtes sont très réussies; notre situation financière
+est bonne; je n'ai que des remerciements à vous renouveler pour
+l'autorisation que vous m'avez accordée avec tant de bonne grâce.
+
+Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et
+sévèrement surveillés, qui n'était à peu de chose près que la répétition
+de ce que Frédéric lui avait dit et répété plus de cinquante fois, sur
+tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-à-dire que si
+les tricheries sont jusqu'à un certain point possibles dans un cercle
+fermé, où, par cela même que tous les membres ne font en quelque sorte
+qu'une même famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas
+de même dans les cercles ouverts, où, au contraire, la défiance et la
+surveillance sont la règle ordinaire, comme si on était dans une réunion
+de voleurs connus.
+
+Mais le préfet l'interrompit en riant:
+
+--Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne m'inspirent pas plus
+une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout où
+l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois,
+comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de
+rente, ou qu'on crève de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un
+gérant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous répond que par suite
+de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont
+absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il
+est vrai que lorsqu'on passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien
+découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais un seul chez lui,
+tandis qu'ils vont tous à côté, où il se passe des choses abominables,
+et l'on est tout étonné, la première fois, de voir que le récit de ces
+choses abominables est le même dans les deux bouches; ce qui se fait ici
+se fait là, et ce qui se fait là se fait ici. C'est par ce simple rôle
+de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais
+jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de
+s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je résiste tant
+que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux
+cercles.
+
+--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques années,
+quand le jeu était peu connu? demanda Adeline persistant dans les idées
+qu'il avait reçues.
+
+--Autant, oui, et même davantage; seulement les procédés se sont
+perfectionnés, ils sont moins gros et par là plus difficiles à
+découvrir; parce que de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il
+qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a changé
+de manière tout simplement, il en a adopté une nouvelle, moins
+dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre réponse de tout
+à l'heure; quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous ne me le
+demandiez à moi-même, pourquoi vous ne seriez pas content de votre
+cercle.
+
+--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.
+
+--On triche chez vous.
+
+--C'est impossible.
+
+--Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai rien à ajouter.
+
+--Mais, qui triche?
+
+--Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, mais, comme il arrive
+le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent
+protéger le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien
+pour le monsieur à qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent
+pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent
+pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi
+ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que
+vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez vous, afin d'éviter un
+éclat: voilà pourquoi je vous avertis.
+
+Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline trouva de chaudes
+paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait
+prendre avec son gérant et son commissaire des jeux pour découvrir les
+voleurs.
+
+Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:
+
+--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec
+vous-même. Vous avez confiance dans votre gérant, c'est parfait; mais
+enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son
+tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prévenir, il y est
+encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de
+recourir à ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous fiez qu'à
+vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs.
+
+--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.
+
+--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de
+prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la façon dont
+un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on
+s'inspire mutuellement dans cette corporation.
+
+--Faut-il donc soupçonner tout le monde?
+
+--Hé, hé!
+
+--Mais alors ce serait à quitter la société.
+
+--Au moins une certaine société.
+
+Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline le retint: il était
+épouvanté de la responsabilité qui lui tombait sur les épaules, et il
+ne l'était pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. Comment
+découvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait à peine les
+anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il
+termina en demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:
+
+--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un.
+
+--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent
+encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous
+l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se
+passeront avec une correction parfaite.
+
+Adeline se montra si désappointé que le préfet ne voulut pas le laisser
+sur cette réponse décourageante.
+
+--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une
+surveillance sans danger d'être reconnu, et aussi sans provoquer
+l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la
+diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure
+et la tenue seraient déplacées dans votre cercle. Demain vous aurez ma
+réponse.
+
+Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller les joueurs,
+rôdant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien
+d'irrégulier. À la vérité, le prince de Heinick eut une banque
+exceptionnellement heureuse, mais sans que rien pût éveiller les
+soupçons dans sa manière de tailler, qui était la plus correcte au
+contraire, la plus élégante qu'on eût encore vue au _Grand I_. C'était
+presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'était presque
+un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier,
+numéroté dans l'_Almanach de Gotha_, et apparenté à des Altesses: «J'ai
+attrapé hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!» Ça
+pose de se faire culotter par un prince.
+
+Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec une impatience nerveuse.
+
+--J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. Un ancien agent
+politique versé dans la brigade des jeux. Il paraît qu'il a été
+_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni
+pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. En tout cas, il
+connaît tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'exécute chez
+vous est neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais de
+vous dire qu'il est assez bien pour passer inaperçu dans votre cercle et
+partout; en plus décoré, d'un ordre étranger, pour services politiques.
+Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle heure?
+
+--Dix heures.
+
+Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa à la porte d'Adeline,
+et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure
+militaire, correctement habillé comme tout le monde et avec aisance, les
+mains gantées; la tête était énergique, le visage montrait des traits
+détendus et fatigués comme ceux des comédiens qui ont exprimé toute la
+gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'était
+de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans
+mouvements apparents, un rayon visuel plus considérable qu'il n'est
+donné à une vue ordinaire.
+
+--Je viens de la part de M. le préfet de police.
+
+En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui.
+
+--Très bien, monsieur; vous voudrez bien me présenter comme... une
+personne de votre connaissance.
+
+--Assurément; votre nom?
+
+--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble
+ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou
+ne lui met pas d'apostrophe.
+
+Dantin allait se retirer; Adeline le retint.
+
+--M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des
+grecs.
+
+--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes
+neuves dans les cercles, mais je connais à peu près toutes celles qui
+ont servi; quant aux inédites, une certaine expérience me permet de les
+deviner quelquefois!
+
+--M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même d'une façon
+surprenante.
+
+--M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain doigté. Au reste, je
+me mets à votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une...
+séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.
+
+Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher.
+
+Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant le bureau
+d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout en causant, parut les examiner
+assez légèrement.
+
+--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je
+l'espère.
+
+Il les étala sur le bureau et les remua à deux mains avec de grands
+mouvements des épaules et des coudes; puis, les ayant rassemblées, il
+les posa en tas devant Adeline.
+
+--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si
+vous voulez bien me désigner le neuf que vous désirerez, je vais vous le
+donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont
+des neuf.
+
+Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de
+Dantin.
+
+--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre?
+
+--Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant bien de voir
+comment Dantin opérait.
+
+Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni pour ceux de coeur et
+de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ébahi.
+
+--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas
+davantage entendu.
+
+--Pas du tout.
+
+--Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté du filage,
+l'oreille perçoit ce qui échappe aux yeux; heureusement, j'ai travaillé
+une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le
+musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez
+peut-être pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas
+de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez ces cartes;
+pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles étaient
+mauvaises, je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à peine
+perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu
+de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la
+_salade_; et je vous ai donné à couper; mais, au moyen de cette carte
+légèrement bombée, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez
+coupé. Et voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude
+et d'adresse.
+
+
+XI
+
+À neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit
+passer son nom au président, qui à ce moment causait avec son gérant.
+
+--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joué,
+faites-le monter.
+
+Puis s'adressant à Frédéric:
+
+--Un ami de Nantes.
+
+Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté de cette façon,
+devait passer inaperçu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosité:
+ce n'était point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs
+à qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur était que
+ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement séduire par
+les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois à ponter un
+louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin
+quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la même valeur
+à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.
+
+À cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux
+bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou à l'écarté; mais le
+baccara chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait passer
+l'inspection des lieux avant celle des joueurs.
+
+Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial à la
+perfection, c'est-à-dire avec une discrétion qui n'allait pas jusqu'aux
+gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la première
+fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de
+lui avec curiosité, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend
+un peu.
+
+Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne
+pouvait se recommencer indéfiniment, et, d'autre part, deux amis qui se
+retrouvent après une longue séparation ne peuvent pas se mettre à lire
+les journaux en face l'un de l'autre.
+
+--Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fissions quelques
+carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans
+provoquer l'attention.
+
+Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il fut court.
+
+--Après tout! se dit-il.
+
+Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée des joueurs permît
+de commencer la partie; alors ils passèrent dans la salle de baccara;
+mais les joueurs assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie
+autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas
+tromper sur la qualité de ces joueurs, qui, pour lui, n'étaient que des
+_allumeurs_ chargés de lancer la partie avec quelques modestes jetons de
+cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au banquier, c'était
+non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec
+quinze louis avancés par la caisse; si la partie avait marché pour de
+bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.
+
+Entre la première et la seconde banque, Frédéric s'approcha de l'ami du
+président, et les présentations se firent.
+
+--M. d'Antin.
+
+--M. le vicomte de Mussidan.
+
+--Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui ne dédaignait pas
+d'allumer lui-même la partie, même au détriment des amis de son
+président.
+
+--Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec franchise et
+simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes nous ne cultivons pas encore le
+baccara.
+
+--Cependant...
+
+--Au moins dans ma société; c'est même la première fois que je vois
+jouer ce jeu.
+
+--Il est bien facile.
+
+--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais
+aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas.
+Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?
+
+--C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le banquier.
+
+--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du
+banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles.
+
+Frédéric s'éloigna en se disant que son président avait des amis
+vraiment bien naïfs,--ce qui d'ailleurs ne l'étonna pas.
+
+--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline,
+quand Frédéric fut passé dans une autre salle, le vicomte de Mussidan
+est le vrai gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.
+
+--Pardon, je ne savais pas.
+
+Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant et le président ne
+faisaient qu'un, il fallait être attentif à veiller sur sa langue. Il
+avait reçu l'ordre de se mettre à la disposition de M. Constant Adeline,
+député, président du _Grand I_, afin d'aider celui-ci à découvrir des
+vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels étaient ces vols,
+quels étaient les voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de
+les trouver. Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait les
+tricheries des grecs, il était disposé à voir des voleurs dans tous ceux
+qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là
+d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force;
+s'ils étaient moins soupçonneux, ils ne découvriraient rien. Tel qu'il
+avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnête homme du
+monde, un brave et digne président, comme après tout il peut en exister.
+Mais si ce brave président ne faisait qu'un avec son gérant, et un
+gérant vicomte, c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait
+autre qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de ne pas
+s'aventurer avec lui. Un député est un personnage influent et c'est
+niaiserie d'agir de façon à s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a
+que sa place pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le cas
+de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joué les Don Quichotte,
+ce qui l'avait mené à être simple inspecteur de la brigade des jeux à
+quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas.
+
+Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche
+curiosité du provincial qui voit jouer le baccara pour la première fois;
+de temps en temps il adressait à Adeline discrètement une question,
+que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un peu l'oreille; elles
+étaient tellement naïves, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que
+d'un provincial renforcé.
+
+Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il
+n'en était pas moins attentif à ce qui se passait à la table, qu'il ne
+quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux
+valets de service.
+
+Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs étaient arrivés, et la
+misérable petite banque de quinze louis du début était montée à cent, à
+deux cents, à cinq cents louis.
+
+Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vît il ne
+lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout éviter un éclat, qui,
+colporté le lendemain dans le Paris des cercles et peut-être même dans
+tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en même temps que la réputation
+de son président.
+
+Cependant, bien que Dantin se fût conformé à cette instruction, plus
+d'une fois il avait regardé Adeline pour appeler son attention sur la
+table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui
+ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que
+par cela il est dans l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue.
+Alors Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire à un
+aveugle volontaire ou non, et si vraiment le président et le gérant ne
+faisaient qu'un.
+
+Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à Adeline qu'il
+voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes.
+
+--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux.
+
+Dantin fit un signe affirmatif.
+
+Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline referma la porte
+avec soin.
+
+--Qu'avez-vous vu? parlez bas.
+
+--J'ai vu que le croupier a _étouffé_ de quarante-cinq à cinquante
+louis, rien que dans les trois dernières banques, répondit Dantin en
+sifflant ses paroles du bout des lèvres.
+
+--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu.
+
+--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la
+salle, comme vous serez prévenu, vous les verrez se répéter si c'est
+toujours le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne pas les
+recommencer.
+
+--Mais c'est Julien!
+
+Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait clairement
+que Julien était la dernière personne qu'Adeline aurait crue capable
+d'étouffer le plus petit louis.
+
+--Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua Dantin, et c'est
+une sage précaution qui prouve que celui qui leur a imposé ce vêtement
+connaît les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent
+qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un
+jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait
+dû en même temps leur imposer une cravate serrée au cou.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Pour les empêcher de faire glisser des jetons dans leur chemise.
+Rappelez-vous le col de Julien, il est très lâche, n'est-ce pas? et la
+cravate est lâche aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui
+respire difficilement, paraît-il, surtout au moment où il paye ou quand
+il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'élargir, et
+laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa
+ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les.
+De même qu'il éprouve le besoin de respirer, il éprouve aussi celui
+de se moucher: deux fois il a tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs
+différents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche,
+où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replié et remis dans sa
+poche; ci, deux louis.
+
+--Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le gérant, ni le
+commissaire des jeux!
+
+C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.
+
+--Je dois dire que tout cela était fait très proprement, avec adresse.
+Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur?
+
+--Continuez.
+
+--Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, le change a été
+fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde,
+quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son épaule,
+il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une
+qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis.
+
+--Mais alors Théodore serait son complice?
+
+--Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant passons à la dernière
+opération. Vous avez dû remarquer un ponte à sa droite, un monsieur à
+barbe rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, en commençant
+par lui, il lui a payé sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il
+est revenu au monsieur roux, et alors il lui a payé les dix louis que
+celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon
+compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu.
+
+Adeline était atterré:
+
+--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils
+misérables!
+
+Dantin se dit que si ce président ne valait pas mieux que d'autres
+qu'il avait connus, en tout cas c'était un habile comédien qui jouait
+admirablement la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou ne
+fût pas sincère, était-il prudent de paraître la prendre au sérieux.
+
+--Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi de vous dire que ce
+qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis
+pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnêtes, c'est très possible,
+seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnêtes gens
+que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il
+est mauvais de manier sans contrôle possible de grosses sommes qui
+semblent, à un moment donné, n'appartenir à personne: pourquoi celui qui
+les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela
+que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes étonnantes,
+que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant
+pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de
+vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait
+pourquoi, si ce n'est peut-être pour les remercier de les avoir volés
+proprement. Ils sont partis de bas, garçons de café pour la plupart,
+valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un
+jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu
+faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; à
+moins qu'ils ne soient joueurs eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous
+voyez une charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval de
+prix et chercher à accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne
+demandez pas à qui; c'est à un croupier: les plus belles villas,
+aux croupiers; les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris,
+voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq
+ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent
+mille francs. Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, ces
+fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous
+en dévorent une grosse part, car on n'opère pas ces voleries sans que
+d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur
+roux payé deux fois était un mangeur; et si j'allais dire à votre
+croupier ce que j'ai vu, soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce
+qu'il a gagné pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers
+ont autour d'eux toute une bohème qui vit d'eux tranquillement, sans
+danger, sans rien faire. Allez un jour dans le café où se réunissent les
+croupiers à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre,
+vous verrez comme on les fait chanter.
+
+Adeline restait accablé.
+
+--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin.
+
+Dantin hésita un moment:
+
+--N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.
+
+--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre
+surveillance, je vous rejoindrai tout à l'heure.
+
+
+XII
+
+Si Dantin avait hésité un moment pour répondre à la question d'Adeline,
+c'est que le tout qu'il disait n'était pas le tout qu'il avait vu.
+
+En plus de l'_étouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la
+cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de réflexion, il s'était
+demandé s'il devait parler de ce _bourrage_.
+
+Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il ne sût rien de la
+situation qui avait été faite au président du cercle dans lequel il
+opérait, il devait croire que ce président comme tant d'autres touchait
+un traitement; or ce traitement c'était, toujours comme chez les autres,
+la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du
+_bourrage_ de cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce
+pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent volé»; cela n'est
+agréable à dire à personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un
+pauvre diable d'employé de la préfecture de police, ce serait plus
+que de l'imprudence de dire à un ami du préfet «Vous n'êtes qu'un
+_mangeur_.»
+
+C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président de cercle que son
+croupier étouffait les jetons, mais enfin c'était possible: le croupier
+pouvait opérer pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il
+aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'était pas le
+croupier qui en avait la clef, c'était le gérant, et s'il la _bourrait_,
+ce ne pouvait être que par ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au
+mot d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il fallait y regarder
+à deux fois avant de dénoncer ce _bourrage_.
+
+De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë qui n'accusait
+personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions.
+
+Que le président le poussât, en homme qui réellement veut tout savoir,
+il répondrait aux questions nettement posées.
+
+Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, surtout à
+propos de choses qu'on ne lui demandait pas.
+
+Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore on l'avait envoyé
+reprendre sa surveillance; il se l'était tenu pour dit: on n'a pas été
+fonctionnaire de la préfecture pendant de longues années sans apprendre
+à retenir sa langue.
+
+Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance en
+continuant à se donner l'air provincial.
+
+--Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, commencez-vous à connaître le
+jeu?
+
+--Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne
+pourrais jamais me décider.
+
+--Alors vous ne jouez pas?
+
+--Demain.
+
+--Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.
+
+L'imbécile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps
+qu'il avait passé dans le cabinet du président, le nombre des joueurs
+avait augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, derrière
+les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le
+tapis vert était encombré de jetons rouges et blancs et de plaques de
+nacre au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques louis
+jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas eu la patience de les
+changer. Comme les filouteries du croupier ne l'intéressaient plus
+puisqu'il les connaissait, c'était aux joueurs et au banquier qu'il
+donnait toute son attention. Mais à l'exception d'une pauvre petite
+_poussette_, c'est-à-dire d'une plaque de vingt-cinq louis à cheval et
+qu'un ponte avait adroitement poussée quand son tableau avait gagné,
+il ne vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en banquier,
+jouaient correctement.
+
+Mais il en est du policier comme du chasseur à l'affût, il n'a qu'à
+attendre; il attendit donc.
+
+Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la
+salle, vers lequel tous les yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe
+s'avançait un grand jeune homme blond à lunettes, qui semblait marcher
+assez gauchement, un peu à l'aventure, le prince de Heinick, à qui l'on
+faisait une entrée, comme il arrive souvent pour les gros joueurs.
+Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou
+en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez.
+
+Tout de suite le prince vint à la table, et, deux joueurs s'étant
+écartés avec l'empressement de courtisans, il plaça sur le tapis une
+plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il
+perdit encore.
+
+--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai
+aussi malheureux en banque.
+
+Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus
+d'un joueur se promettait de profiter de cette déveine, quand il serait
+en banque: il avait assez gagné, l'heure de la restitution allait
+sonner.
+
+Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, le prince alla
+s'asseoir dans un coin, et resta là d'un air indifférent et ennuyé
+jusqu'au moment où la banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se
+pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le premier croupier,
+un Béarnais appelé Camy, qui avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à
+Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour
+les joueurs de qualité.
+
+Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait demandé des cartes
+neuves; et le garçon d'appel avait apporté trois jeux au croupier. En
+poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au
+second rang derrière les pontes assis, et il n'était qu'à trois pas du
+banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrième
+rang, Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les cartes sur le
+tapis, il les examina et constata que les bandes timbrées paraissaient
+intactes. Le croupier déchira les enveloppes, battit les cartes et les
+passa à un ponte qui les battit à son tour.
+
+--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un
+aimable sourire; je suis féticheur.
+
+Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; Dantin pouvait être
+tranquille de ce côté; il n'avait plus qu'à surveiller les mains de cet
+aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table,
+il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portée
+préparée à l'avance--un _cataplasme_, si cette portée était épaisse; un
+_rigolo_, si elle était mince; mais tout se passa avec une régularité
+parfaite, il n'y eut aucune applique.
+
+Les jetons, les plaques, les louis et même quelques billets de banque
+s'étaient abattus sur le tapis.
+
+--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue.
+
+--Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil
+exercé, avait fait son compte.
+
+--Rien ne va plus, dit le prince.
+
+--Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.
+
+Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les
+deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et,
+quand il montra son point, un murmure de surprise s'éleva: il s'était
+tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de
+gauche baccara.
+
+--Quelle veine!
+
+Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution
+ne paraissait guère arrivée: aussi quand le prince fit sa question
+ordinaire: «Combien, je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept
+mille francs; les prudents se réservaient; il fallait voir.
+
+Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit
+cette taille en tirant une bûche qui laissa le même, son point de trois.
+
+Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier annonça qu'il y
+avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car
+ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce
+coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été le premier: le
+prince tira à six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre
+7.
+
+Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, c'était trop beau,
+trop sûr pour lui; il y avait là quelque volerie, mais laquelle? Il n'y
+voyait rien; il avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus
+léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où l'anxiété arrêtait
+les respirations. Devenait-il sourd? Il écouta s'il entendait le
+battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit.
+
+La banque continua en suivant à peu près la même marche, sur quatre
+coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté
+de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le
+prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se
+trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.
+
+Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de
+nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec
+son aimable sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait le
+lendemain et leur offrirait leur revanche.
+
+C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida presque
+complètement; bien certainement il ne se passerait plus rien de sérieux.
+
+Adeline emmena Dantin dans son cabinet.
+
+--Eh bien? demanda-t-il.
+
+--Le prince est un filou.
+
+--Vous avez vu?
+
+--Rien.
+
+--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un
+homme dans sa situation et que nous a présenté un membre des grands
+cercles?
+
+--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que
+je ne dise rien, je me tais.
+
+--Mais qui vous fait croire...?
+
+Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince était un filou,
+en insistant principalement sur la sûreté de son tirage:
+
+--Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il n'y a très
+probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque
+chose je le chercherai, j'espère même que je le trouverai, seulement
+il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a
+taillé.
+
+--Elles étaient neuves.
+
+Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et
+comme ce soir-là il était impossible de retrouver avec certitude dans la
+corbeille celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut convenu
+que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline,
+qui aurait voulu ce soir même expulser de son cercle le croupier Julien,
+ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait bien attendre et
+laisser le prince prendre encore une banque sans éveiller les soupçons
+de personne, alors même que cette banque du lendemain devait être aussi
+désastreuse que celle qui venait de finir.
+
+Elle le fut; les choses se passèrent exactement comme la veille: même
+façon de jouer et de tirer, même gain, même impossibilité pour Dantin de
+rien voir.
+
+Comme cela avait été convenu, aussitôt que la banque fut finie, il
+se rendit dans le cabinet du président, où celui-ci arriva presque
+aussitôt, accompagné de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner
+plus de solennité à l'examen. Ils apportaient les cartes de la dernière
+banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes
+passèrent par ses doigts et sous ses yeux.
+
+--Je ne trouve rien, dit-il enfin.
+
+--Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté vous avez soupçonné le
+prince, dit Adeline sévèrement; par bonheur, personne n'en saura rien.
+
+--Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.
+
+--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement
+et avec non moins de sévérité qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec
+prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous?
+
+Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à l'idée que le prince de
+Heinick pouvait être un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent
+avec une pitié méprisante:
+
+--Ces policiers!
+
+Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin sur le prince qu'Adeline
+avait entretenu son collègue, c'était aussi des accusations portées
+contre Julien et Théodore; aussi, en voyant le découragement de l'agent,
+tous deux se demandaient-ils si accusations et soupçons ne se valaient
+pas.
+
+Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais
+que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: «On n'accuse pas
+sans preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.
+
+--Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, au moins pour les
+joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous
+pouvez ne pas revenir demain.
+
+--Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport.
+
+Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint
+vivement, en se frappant le front:
+
+--Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!
+
+Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant s'il était pris
+d'un accès de folie.
+
+--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces
+cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui
+voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe?
+
+--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard.
+
+--Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, heureusement, j'en
+ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de
+retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.
+
+--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance.
+
+
+XIII
+
+--Voilà un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit
+Bunou-Bunou quand Dantin eut refermé la porte.
+
+--C'est le rôle d'un policier de voir partout des coquins.
+
+--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick,
+c'est vif.
+
+--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des
+manoeuvres de Théodore et de Julien.
+
+--Je me le demande aussi.
+
+--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, les accusant!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions
+d'agent de police on doit prendre bien souvent le rêve pour la réalité.
+
+--C'est ainsi que courent de par le monde tant de légendes sur les
+tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connaît des
+gens qui ont vu, et alors...
+
+--Et alors?
+
+--Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux et discrets: «Mon
+cher député, on triche chez vous»; ah! ah! ah!
+
+--Ah! ah! ah!
+
+--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux!
+
+À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un
+journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'était Frédéric
+qui venait aux renseignements; en voyant ces allées et venues, ces
+conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; que signifiait tout cela?
+Mais en trouvant son président et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se
+rassura; évidemment il ne se passait rien de grave; et après quelques
+mots pour justifier tant bien que mal son entrée, il se retira se disant
+qu'à coup sûr ils se moquaient du commerçant de Nantes.
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la démence
+toute pure de prétendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur
+des cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées du timbre
+de l'État. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous
+m'expliquer ce qu'il a voulu dire?
+
+--Je n'en sais vraiment rien.
+
+--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux.
+
+--Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller nous coucher.
+
+Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent
+écoulées, Dantin arriva.
+
+--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix
+haletante.
+
+--Si vous voulez.
+
+L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas long:
+
+--Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, regardez
+vous-mêmes, là.
+
+Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui montra du doigt où il
+fallait regarder.
+
+Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait
+exprès pour lui, au lieu d'être unies, étaient tarotées en losanges
+roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe était une
+toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui
+répondait au point même de la carte, sur le premier pour l'as, sur le
+troisième pour le 3, sur le neuvième, sur le douzième (afin de laisser
+un écart facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de sorte
+qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la
+regardait à découvert.
+
+--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque
+je n'y étais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille
+rougie, approchée des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est
+du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.
+
+--Mais ces cartes étaient dans des enveloppes scellées par la régie! dit
+Bunou-Bunou.
+
+--Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes gommées de la
+poste, on les ouvre sans les déchirer en les exposant à la vapeur de
+l'eau bouillante; on retire alors les cartes une à une par le bout
+ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on les replace une à
+une; on gomme la bande; et le tour est joué: voilà des cartes neuves
+qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de
+fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très habiles opticiens que
+messieurs les Allemands.
+
+--Mais il faut un complice, dit Adeline.
+
+--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garçon d'appel qui
+apporte les jeux, et qui substitue à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont
+été préparés.
+
+--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.
+
+--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garçon; mais, en
+attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes
+on joue à jeu découvert, et vous montrer comment le prince opère. Tout à
+l'heure, vous avez douté de moi, je m'en suis bien aperçu; laissez-moi
+me réhabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous
+avez cru.
+
+Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui refuser ce qu'il
+demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline
+à sa droite et Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à une table
+de baccara où il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main
+gauche, de la droite il donna les cartes.
+
+--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous
+dire vos points: à droite, il y a une figure et un 6, à gauche un as et
+un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais
+d'autant plus sûrement que je sais que la carte que je vais retourner
+est un 4.
+
+Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme les points qu'il
+avait annoncés étaient bien ce qu'il avait dit.
+
+Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; la démonstration était
+plus que faite.
+
+--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez
+faire?
+
+La même réponse sortit instantanément de leurs deux bouches:
+
+--Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.
+
+Cette réponse était trop conforme à la tradition pour que Dantin s'en
+étonnât: pas de scandale, c'est la mot de tous les présidents de cercle
+lorsqu'un scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout le monde,
+on crie «au voleur»; dans un cercle où il n'y a qu'un monde choisi,
+on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prévenir
+personne, de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller voler chez
+le voisin.
+
+Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son nom serait mêlé et qui
+compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince
+allât continuer son industrie dans les autres cercles de Paris.
+
+--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunité au
+prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui écrire
+une lettre banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; il faut
+qu'il quitte Paris et la France.
+
+--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je
+n'y vois pas d'inconvénient, au contraire.
+
+--Et le garçon de jeu? demanda Dantin.
+
+--Je vais le chasser.
+
+--Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit Bunou-Bunou, nous
+ne pouvons pas lui livrer le complice.
+
+--Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité s'est établie?
+
+--Certainement.
+
+--Nous allons l'interroger.
+
+Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se présenta d'aller lui
+chercher Léon.
+
+--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai
+moi-même; j'obtiendrai peut-être des aveux plus vite, en même temps que
+je le forcerai à ne pas ébruiter l'affaire.
+
+--Faites.
+
+Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant autour de lui.
+
+--Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en
+désignant de la main Dantin, adossé à la cheminée.
+
+--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude.
+
+--Mais... Léon.
+
+--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?
+
+--Chemin.
+
+--Tu es Normand?
+
+--C'est vrai.
+
+--D'où?
+
+--D'Arques.
+
+--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le métier?
+
+--Oui.
+
+--Tu es marié?
+
+Il fit un signe affirmatif.
+
+--Où est ta femme; que fait-elle?
+
+--Elle tient un café à Arques.
+
+--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq
+pour Dieppe, et tu resteras auprès de ta femme, à tenir ton café avec
+elle; si tu reviens à Paris, la police correctionnelle et après Poissy.
+Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs ce que le prince de
+Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes préparées, et
+comment l'affaire s'est arrangée entre vous.
+
+--Des cartes préparées!
+
+Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux.
+
+--Les voici.
+
+Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale de l'interroger en
+affirmant lui avait fait perdre la tête; la vue des cartes l'acheva.
+
+--Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, balbutia-t-il.
+
+--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?
+
+--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grêlé, que j'ai connu au
+café où je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses
+cartes, des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, quoi.
+
+--Bien sûr.
+
+--Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais
+jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira
+que je suis un honnête homme: j'ai quatre enfants.
+
+--Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il est fameux.
+
+Léon hésita un moment.
+
+--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.
+
+--Mille francs.
+
+Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot à personne:
+si tu causes, au lieu d'aller jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme
+le poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne s'amuse pas.
+
+Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il avait reculé vers la
+porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors.
+
+--Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de
+cartes à un autre et la tête tourne.
+
+Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils
+procéderaient avec le prince, et il fut décidé qu'on attendrait son
+arrivée le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle
+du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du président.
+
+--Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin, et vous préciserez la
+tricherie, si le prince essaye de la contester.
+
+Dantin allait se retirer, Adeline le retint:
+
+--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous
+nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue à
+un certain moment nous avons douté de vous. Le préfet saura combien vous
+nous avez été utile en cette misérable affaire.
+
+Quand Dantin arriva le soir à onze heures au _Grand I_, il remarqua
+qu'on le regardait d'une façon bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En
+effet, les conciliabules dans le bureau du président, la disparition
+des cartes qui avaient servi à la banque du prince de Heinick, enfin
+l'absence inexpliquée de Léon avaient fait travailler les langues:
+ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec
+l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui
+adressa la parole, pas même Frédéric qui causait avec Barthelasse, car
+Adeline vint au-devant de lui.
+
+--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y
+trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout à l'heure.
+
+En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné du prince, qu'il
+fit passer devant lui poliment.
+
+--Vous désirez me parler? demanda le prince avec une hauteur
+dédaigneuse.
+
+--Oui, monsieur, nous avons à vous demander des explications sur votre
+façon de jouer.
+
+--À moi!
+
+Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.
+
+--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua
+Adeline en désignant Dantin.
+
+Celui-ci s'avança:
+
+--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.
+
+--Qu'est-ce à dire?
+
+--C'est-à-dire que vous trichez, prince.
+
+--Misérable!
+
+--Vous trichez avec ces cartes--il présenta les cartes--que vous remet
+le garçon de jeu, à qui vous donnez mille francs.
+
+Le prince hésita un moment en jetant autour de lui des regards féroces;
+puis tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes
+flageolantes, comme s'il allait défaillir:
+
+--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment
+d'égarement, je vous expliquerai.
+
+--Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous avez à prendre demain
+matin le train de sept heures trente pour Cologne, et à ne jamais
+revenir en France.
+
+--C'est impossible demain; la princesse...
+
+--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle.
+
+--Je partirai.
+
+Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de surveillance à la gare du
+Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de
+voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se
+tenant en dehors des barrières au lieu de passer dedans et en détournant
+la tête pour que le prince ne le reconnût pas.
+
+--Compiègne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la
+tablette du guichet.
+
+Dantin lui prit le bras:
+
+--Compiègne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire?
+
+--Cologne.
+
+
+XIV
+
+Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin
+s'expliquer avec Frédéric et lui demander l'expulsion du croupier Julien
+et du garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit
+franchement, sévèrement.
+
+Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un agent au cercle!
+qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le président?
+
+Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer,
+il fallait être renseigné.
+
+Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout de son réquisitoire
+qu'il prit la parole--d'un air consterné, et aussi outragé.
+
+--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Théodore seront
+chassés du cercle; ce sont des misérables qui méritent d'autant moins de
+pitié que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce côté
+je suis en faute; j'ai péché par trop de confiance précisément; je ne
+les ai point surveillés avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort,
+je le reconnais.
+
+Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; mais il la
+releva et reprit sa fierté, son air Mussidan:
+
+--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris,
+plus que peiné, en un mot, profondément blessé, que tout ce qui vient
+de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tête, en
+me tenant à l'écart, comme si je n'avais pas la responsabilité de
+l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande
+les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette façon.
+
+Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline s'en fâchât; il
+en attendait même l'explosion, et il n'eût pas compris que chez un homme
+comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse était-elle
+prête:
+
+--J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le service qu'il m'a rendu,
+qu'il nous a rendu, était assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter
+les conditions qu'il mettait à son concours.
+
+Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: Frédéric ne se
+fâcha point. Il avait mieux à faire, c'était d'amener Adeline à parler
+longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait
+été dans ses découvertes.
+
+Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.
+
+Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait
+à profiter des observations de cet agent, non pour le passé, mais
+pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se
+reproduire, non seulement avec les croupiers et les garçons de jeu,
+mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de
+celui-ci avait été si originale, si audacieuse qu'elle l'avait
+trompé; malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et cette
+veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la découvrir; mais
+dorénavant des précautions seraient prises qui empêcheraient toute
+fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait
+avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, roses, chamois, ce qui
+couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi
+seraient brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une perte de
+cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes,
+mais la sécurité absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs,
+cette leçon donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions
+légales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une
+fois de plus que, bien décidément, le _Grand I_ était un cercle modèle.
+
+Que le _Grand I_ dût devenir, dans un temps donné, plus cercle modèle
+qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait pas changer les résolutions
+d'Adeline.
+
+Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez vous», il avait vécu
+sous le poids écrasant d'une obsession qui ne le lâchait ni jour ni
+nuit: il se voyait devant le tribunal obligé de répondre comme
+témoin aux questions du président, et d'écouter la tête basse ses
+admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractère,
+blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point?
+
+Et tout en entendant les questions sévères ou bienveillantes du
+président, tout en voyant son sourire narquois ou dédaigneux, il se
+répétait les paroles du père Eck:
+
+«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la
+fortune que la famille est bonne.»
+
+Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le
+marin au milieu de la tempête: s'il échappait au danger qui le menaçait,
+il renoncerait à cette existence si peu faite pour lui, et, suivant
+le conseil du père Eck, il laisserait ces gens à leurs plaisirs, qui
+n'étaient pas du tout les siens.
+
+Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiété et
+cette intensité de pensée: que lui avait-elle donné, cette existence
+qu'il n'avait acceptée qu'en vue de résultats que l'imagination lui
+montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à tenir aussi
+éloignés qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses intérêts
+personnels lui avait apportées cette présidence qui devait lui créer
+tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son intérêt
+personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt général, il était bien
+forcé de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait
+concourir au développement de la vie brillante à Paris, avait tout
+simplement concouru au développement du jeu: où étaient-ils, les
+commerçants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis
+qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruinés--lui
+tout le premier. Car le plus clair de cette misérable aventure, c'était
+sa dette à la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, à cette
+heure, en formaient le chiffre.
+
+Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît son voeu, et
+qu'en donnant sa démission il reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y
+avait pas à hésiter, pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être
+étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce
+qu'il avait appris l'épouvantait. Eh quoi, c'étaient là les moeurs de ce
+monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette;
+et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: «Allons chez Adeline»;
+c'était chez Adeline que les croupiers _étouffaient_ les jetons; chez
+Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles de travail
+et de probité aboutissaient à ce résultat.
+
+Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il sortît de cet
+enfer, qui ne dévorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui
+le dévorait lui-même, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y
+laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui
+élèvent le coeur et l'esprit, ce n'est pas précisément celle du jeu;
+depuis qu'il était à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient
+passé devant les yeux et dans des conditions où la bête humaine se livre
+le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler.
+
+À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il avait caressées pour
+Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui
+gagner? elle serait la première à ne pas le vouloir.
+
+Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier Julien et Théodore,
+il n'hésita pas une minute, contrairement à ce qui arrivait toujours
+lorsqu'il avait une résolution difficile à prendre, il quitta le _Grand
+I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, il
+fallait qu'il s'acquittât à la caisse,--ce qui n'était possible qu'en
+redemandant à sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait
+envoyés quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant avec
+elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres.
+
+Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation!
+
+L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf comme à
+l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa femme pour lui annoncer son
+arrivée, et, quand il entra dans la salle à manger, il trouva tout son
+monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa
+femme, Berthe et Léonie.
+
+--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas
+donné, dit Berthe en l'embrassant.
+
+--Alors, la politique chauffe? dit la Maman.
+
+Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage de Berthe avec
+Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un
+jour à Elbeuf; c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle
+ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait pu être
+question d'intérêts de famille. Comme de leur côté, Adeline et madame
+Adeline ne tenaient pas moins à ce que ces sujets ne fussent pas
+abordés, et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à sa
+grand'mère la plus légère occasion de manifester franchement ou par des
+allusions son hostilité, c'étaient des conversations politiques sans fin
+auxquelles tout le monde prenait part.
+
+Mais ce soir-là la politique elle-même languit et plus d'une fois
+Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mère
+la discussion commencée.
+
+--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours désireuse de ces
+promenades avec son père.
+
+--Non, je repars demain matin pour Paris.
+
+Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère chez elle; puis, ayant
+embrassé sa fille et Léonie, il passa dans le bureau avec sa femme:
+
+--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermée; comme tu es
+préoccupé ce soir!
+
+--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause,
+à moi, une cruelle humiliation.
+
+Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.
+
+Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste
+maternel, elle se pencha à son oreille:
+
+--Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.
+
+--Oui.
+
+--Mon pauvre Constant!
+
+--J'ai été entraîné, une fatalité.
+
+--Je pense bien.
+
+Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, bien que le plus dur
+ne fût pas dit.
+
+--Combien? demanda-t-elle.
+
+--Il me faut vingt-cinq mille francs.
+
+Bien que dans leur situation la somme fût très grosse, elle avait craint
+le malheur plus grand encore.
+
+--Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. Puis, voulant le
+relever:
+
+--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons
+pas eu cette année.
+
+--Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en toi, quelle indulgence!
+
+--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas
+pleurer; est-ce qu'il doit être question d'indulgence entre nous?
+
+--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.
+
+--Mon Dieu!
+
+En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras,
+la préoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter à
+sa femme, avaient changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était
+vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille mis de côté sur
+son gain qu'il lui fallait.
+
+--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour?
+
+--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.
+
+--Qui t'a dit?... s'écria-t-il.
+
+--Tu les avais gagnés au jeu.
+
+Il la regarda interdit.
+
+--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six
+ans unis de coeur et de pensées sans se connaître et sans lire l'un dans
+l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien
+vu d'où ils venaient. Et c'est là ce qui, depuis, a fait mon tourment;
+puisque tu avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que
+de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser
+commencer. J'étais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs
+provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai
+jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, il n'y a qu'à les
+prendre.
+
+Il la serra dans ses bras.
+
+--Nous aurions toujours été heureux que je ne te connaîtrais pas!
+s'écria-t-il avec effusion.
+
+--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle.
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, je trouve comme un soulagement à le savoir; j'ai l'esprit
+ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ça bien
+souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée,
+dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis que ces
+trente-cinq mille francs maudits me sont arrivés; et puis si tu te
+décides à payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces,
+n'est-ce pas, à les rattraper par le jeu?
+
+--Ce n'est pas seulement à les rattraper que je renonce, c'est aussi à
+la présidence du cercle.
+
+--Ah! Constant! s'écria-t-elle.
+
+--Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas
+me retirer sans la payer; aussitôt que j'aurai payé, je donnerai ma
+démission.
+
+--Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est pas acheter notre
+repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans
+son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces
+vingt-cinq mille francs.
+
+--Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; tout pouvait y
+rester.
+
+--Même l'honneur.
+
+Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner sa démission.
+
+
+XV
+
+Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, Barthelasse et
+Raphaëlle tenaient conseil chez celle-ci.
+
+Depuis que le _Grand I_ était ouvert, jamais il ne s'était trouvé dans
+des conditions aussi critiques; si l'avertissement du préfet: «On triche
+chez vous», n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des plaintes
+certaines, la surveillance de l'agent et les précautions prises pour
+qu'elle pût s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers
+de la situation.
+
+Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne pouvait avoir aucune
+responsabilité pour ce qu'il s'y passait, était furieuse contre ses
+associés, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric
+comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, passant de l'un à
+l'autre, quand elle ne les réunissait pas dans le même sac pour les
+secouer en les cognant l'un contre l'autre.
+
+--Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que vous fichez dans le
+cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait à
+Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empêché un prêt douteux de
+cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait à Frédéric--tu n'as
+qu'à dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé la revue
+de ton personnel, et que tu l'as trouvé correct. Et vous êtes du métier!
+
+Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; puis se tournant vers
+Barthelasse:
+
+--Vous dites que vous êtes le malin des malins--imitant son accent--oui,
+mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les
+connaissez, et quand un particulier à lunettes opère sous vos yeux, tire
+à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement vous trouvez ça tout
+naturel.
+
+Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taillé en taureau, se
+laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tête, et
+par Raphaëlle plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût,
+comme il disait d'elle.
+
+--Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.
+
+--Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, vous avez remâché
+toutes les vieilleries de votre honorable carrière, les télégraphistes
+que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas,
+le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin
+tout votre répertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas
+bien difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à tricoter
+donnant juste le point de la carte, et ça n'était pas bien difficile non
+plus à découvrir, puisque ce policier l'a découverte.
+
+Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que
+Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il se reprochait lui-même: «Comment
+n'avait-il pas eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait
+examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin,
+tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti.
+
+Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.
+
+--Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est:
+négociant à Nantes!
+
+--J'ai eu des soupçons.
+
+--Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur
+Nantes? il n'y a peut-être jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des
+bêtises.
+
+--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent
+que personne ne connaît.
+
+--Il vous aurait fallu un commissaire avec son écharpe; vous auriez
+ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert.
+
+--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là qu'est la question
+intéressante.
+
+--C'est clair, ce qu'il a vu.
+
+--Et la cagnotte? continua Barthelasse.
+
+--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? demanda Raphaëlle.
+
+--Rien.
+
+--Il n'y a pas fait d'allusion?
+
+--Aucune.
+
+--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, dit Raphaëlle.
+
+--Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et rien de celui-là?
+demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin!
+
+--Puisqu'il n'a rien dit.
+
+--C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, mais l'agent
+savons-nous ce qu'il a dit au président?
+
+--Puisque le président n'a parlé de rien, répéta Raphaëlle avec colère.
+
+--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la
+connaît pas?
+
+--S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, et pour exiger
+leur renvoi immédiat? s'est-il gêné pour renvoyer lui-même Léon?
+
+--Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui fait? je vous le demande,
+hein! s'écria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle
+lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se
+fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu;
+c'est son genre, à cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce
+n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul;
+j'en ai connu plus d'un comme ça.
+
+--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaëlle,
+agacée par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre président.
+
+--Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle
+pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il
+accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien.
+
+--Il accepte?
+
+--Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour le dire.
+
+--Oui, mais acceptera-t-il maintenant?
+
+--Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.
+
+--Que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Qu'il ne nous quitte.
+
+--Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, nous le tenons!
+
+--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi?
+
+--Qu'a-t-il donc dit?
+
+--Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé pour lui; ce brave homme
+n'était pas plus fait pour être président de cercle que moi je ne le
+suis pour être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré là-dedans;
+je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à s'en aller; et s'il n'est
+pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages
+qui dans sa position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en
+espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; mais ce qui s'est
+réalisé, ce sont des ennuis et des tourments qui l'épouvantent. Il a
+peur d'être compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout à fait
+affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et qui lui fera
+commettre toutes les bêtises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce
+moment il n'eût pas d'autre idée que de se procurer les soixante
+mille francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors que
+deviendrons-nous?
+
+Les trois associés se regardèrent avec stupeur.
+
+--Personne mieux que moi ne sait combien il est embêtant, continua
+Frédéric, combien on a de difficultés à manoeuvrer avec lui, combien il
+est gênant; mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que si
+nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un
+paratonnerre; estimé de tout le monde et de tous les mondes, ami du
+préfet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le
+cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir
+qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main heureuse; elle l'eût fabriqué
+elle-même qu'elle ne l'eût pas mieux réussi.
+
+--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon à ce qu'il durât
+plus longtemps.
+
+--Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera pour quelles
+raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-être lui-même,
+ses raisons. Alors nous voilà livrés aux _mangeurs_; si nous refusons
+leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra
+les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille
+francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous étions
+tranquilles et c'était crânement que je répondais que nous n'avions
+besoin de personne: «Merci, nous avons notre président.»
+
+--Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six
+mille francs, c'est bon à garder.
+
+--Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, vous verriez que je
+n'exagère rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Après le premier
+moment de surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince de Heinick
+et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de Théodore, sévèrement, comme
+un juge qui s'adresse à un coupable, je me suis vite remis et tout de
+suite je lui ai longuement expliqué toutes les précautions que nous
+prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de
+pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il
+m'écoutait; lui qui autrefois eût voulu explications sur explications,
+il avait l'air de me dire: «Vous savez que tout cela m'est indifférent,
+ce n'est pas pour moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner l'éveil.
+Si son intention avait été de rester avec nous, il m'eût interrogé au
+lieu de me fermer la bouche.
+
+--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Théodore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser
+qu'au premier mot je ne lui ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris
+les devants.
+
+--Mes pressentiments sont les mêmes que ceux de Frédéric, dit Raphaëlle;
+il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous?
+
+Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent comme pour chercher,
+dans les yeux des uns des autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en
+eux.
+
+--Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il
+avait gagné, il ne demanderait qu'à continuer; mais toujours perdre, je
+m'imagine que ça dégoûte.
+
+--Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il nous devait deux cent
+mille francs, nous le tiendrions.
+
+--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frédéric.
+
+--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse.
+D'abord ça n'appauvrira pas la caisse, qui n'a été que trop soulagée par
+cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens
+comme le succès, c'est la leçon de la morale.
+
+Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de plaisanter,
+cependant cette leçon de la morale invoquée par ce vieux crocodile de
+Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire:
+
+--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des
+exemples: il y a sept ans, à Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante
+mille francs et je commençais à comprendre que j'aurais bien du mal à
+les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passé
+des séquences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagné près de
+nonante mille francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante
+aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne
+s'était rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend à
+demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, un
+peu avant qu'il prenne la banque....
+
+--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?
+
+--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc disposé à la
+prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien:
+«Mon _présidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous
+mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les
+banquiers»; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle
+séquence que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou huit coups
+sûrs: comme il est reconnu que notre _présidint_ est le plus honnête
+homme du monde, personne n'ose le soupçonner, et il empoche une belle
+somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a pas parlé du
+_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les séquences
+qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de
+la cagnotte lui passe devant le nez.
+
+Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son enfance faubourienne
+qui lui était resté.
+
+--Savez-vous ce que produira votre discours au _présidint_,
+répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance et ne voudra pas prendre
+la banque; ou bien, s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement,
+bêtement, et battra les cartes, les fera couper; voilà votre belle
+séquence brouillée, et... il perd.
+
+Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.
+
+--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout
+simplement la séquence dans la main en lui disant de jouer les cartes
+dans l'ordre où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier à
+qui l'on imposerait une séquence sans qu'il se doute de rien, quitte à
+le prévenir délicatement une fois la chose faite, à seule fin de lui
+inspirer de la reconnaissance.
+
+--Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le jeu n'avait ni la science
+ni les roueries de Barthelasse.
+
+--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en
+banque le baron ou Salzman et nous leur passons la séquence; ils ne la
+brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou trois coups ils
+l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le président prenne leur
+suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent
+de laisser, et, sans que personne puisse soupçonner un homme dans sa
+position, il fait une rafle qui nous le livre.
+
+--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frédéric. Et
+taillera-t-il? Là est la question.
+
+
+XVI
+
+C'était avec des valeurs à escompter et des factures à recevoir que
+madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux
+trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille
+dus à la caisse du cercle.
+
+En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à son banquier, et
+s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'élevant à trois
+mille et quelques cents francs, était due par un marchand de draperie de
+la rue des Deux-Écus, un vieux, très vieux client de la maison, qui ne
+faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que la
+Banque de France.
+
+Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter pour être payé,
+qu'il l'avait gardé pour le dernier; il la connaissait, la formule du
+vieux drapier: «Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler notre petit
+compte.» Et ce compte, on le réglait dans la salle à manger, en buvant
+un verre de cassis, tandis que, par un châssis vitré, on voyait les
+commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient de chez le
+fabricant, ou vendre le métrage d'un pantalon à un petit tailleur. Le
+seul ennui de ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons où
+se trouvaient un défaut, qui avaient été soigneusement conservés et qui
+permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle
+du petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme
+autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier.
+
+Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir
+tombait, mais la nuit n'était pas encore faite; dans la demi-obscurité
+de la rue étroite, il lui semblait vaguement que les choses n'étaient
+pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de
+son vieux client. Où donc était l'étalage avec ses pièces de drap de
+toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent que le magasin
+était fermé, et que, sur les volets, quatre pains à cacheter fixaient
+une bande de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la rue des
+Deux-Écus est en grande partie occupée par des drapiers, il entra chez
+un autre de ses clients qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une
+attaque d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont
+fait tout de suite apposer les scellés.»
+
+La déception était contrariante pour Adeline, car elle renversait tout
+son plan: à cette heure de la soirée, les maisons où il aurait pu se
+procurer la somme qui lui manquait étaient fermées, et par là il se
+trouvait dans l'impossibilité d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette
+et pour y signer sa démission sur son bureau qu'il ouvrirait une
+dernière fois.
+
+Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel côté tourner.
+
+A la vérité il devait se dire que c'était là un retard insignifiant, et
+qu'il serait encore parfaitement temps de démissionner le lendemain;
+mais cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on est arrêté par
+un incident qu'on n'a pas prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé
+aussi sa phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les garder.
+
+Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas le portèrent
+machinalement avenue de l'Opéra; et arrivé devant sa porte il monta:
+après tout, autant dîner là qu'ailleurs.
+
+Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils échangèrent un
+sourire de soulagement. Ce n'était pas une lettre, la lettre de
+démission qu'ils attendaient presque, c'était lui; puisqu'il revenait,
+rien n'était perdu.
+
+Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de
+Théodore.
+
+--J'ai profité de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur à tout le
+personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.
+
+Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui importait ce qui se
+passerait au _Grand I_ dans quelques jours?
+
+Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire part de cette
+mauvaise réception à Barthelasse.
+
+--Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; il doit avoir sa
+démission dans sa poche.
+
+--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse
+pas en sortir: je vais préparer la séquence.
+
+--Taillera-t-il?
+
+--En le poussant.
+
+--Envoyez chercher le baron et Salzman.
+
+A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: justement c'était le
+jour des invitations et elles avaient amené de nombreux convives. A côté
+d'étrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitués, des
+amis. Le menu était réussi; on racontait des histoires drôles; il se
+laissa d'autant plus facilement aller que c'était la dernière fois qu'il
+faisait fonction de président, et peu à peu il retrouva les agréables
+sensations de ses premiers mois de présidence, quand il voyait tout
+en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint nerveux et
+impatient.
+
+--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?
+
+Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant
+et avec sympathie, il s'exaspérait. C'était déjà bien assez pour lui
+d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des
+cartes, le murmure étouffé des joueurs, que dominait de temps en temps
+l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne va plus?», sans qu'on vînt encore
+le tenter et le pousser.
+
+Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches,
+et, à chaque mouvement qu'il faisait, il éprouvait un singulier
+sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur
+produite par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient pas pu
+résister à la tentation de tâter la chance, car tout joueur sait que ce
+n'est pas du tout la même chose d'opérer avec une petite mise qu'avec
+une grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, on est à peu
+près sûr de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne
+toute liberté de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; c'est
+une affaire de tactique.
+
+--Comment, mon président, vous n'en taillez pas une ce soir?
+
+Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le pousser.
+
+Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait nettement.
+
+Et cependant?
+
+S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours à ceux qui jouent
+pour la première fois, n'est-ce pas vrai également pour ceux qui
+jouent leur dernière partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède
+continuellement qu'elle vous abandonne à la déveine.
+
+Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la
+dernière.
+
+Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il les rejetait loin de
+lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui
+pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur dernière
+partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera
+bien décidément la dernière.
+
+Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'était la mort de son
+client de la rue des Deux-Écus; pourquoi le père Huet était-il mort
+juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs
+dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de providentiel; une
+impossibilité qui était un avertissement? On n'est pas joueur sans être
+superstitieux, et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer
+de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la
+manie dont on est obsédé Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde
+de croire que le père Huet était mort exprès pour le pousser au jeu, il
+se disait en même temps que cette mort pouvait bien signifier quelque
+chose.
+
+Pourquoi ne pas voir quoi?
+
+Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, c'était de tâter
+la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas même avec
+quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement
+avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche.
+
+Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant
+l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la
+veine sans mettre la main dessus, si réellement elle s'offrait à lui.
+Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui
+savent l'arrêter quand elle passe à leur portée.
+
+Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il errait par
+les différentes pièces du cercle, s'arrêtant devant le billard pour
+applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un
+ami qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire un journal
+du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgré son application, mais
+quand cette idée de la mort du père Huet eut traversé son esprit,
+il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son
+porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant
+lui,--celui de gauche.
+
+Le banquier donna les cartes et perdit à droite comme à gauche.
+
+Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain pour Adeline,
+cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il
+avait gagné 1,000 louis, car, s'il était insignifiant en soi, quelle
+importance ne prenait-il pas comme indication de la veine.
+
+Il laissa ces cent francs et, gagna encore.
+
+Décidément, la mort du père Huet semblait bien être providentielle.
+
+Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa à droite,
+où il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche
+perdit, le tableau de droite gagna.
+
+Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui
+
+--Quelle veine, mon président!
+
+Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui.
+
+--N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.
+
+--Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, je n'userais
+pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque.
+
+Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront pas l'émotion
+d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interrogé l'oracle, et
+quatre fois l'oracle lui avait répondit par une affirmation contre
+laquelle toute discussion était impossible.
+
+--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus
+survenant.
+
+--Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.
+
+Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre en banque, mais ces
+excitations tombant sur lui de différents côtés firent pencher sa
+résolution chancelante.
+
+Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme le retint: il fit une
+nouvelle tournée dans les salons et de nouveau il tâcha de s'intéresser
+aux carambolages, à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui,
+inconsciemment, il revint à la salle de baccara, où, pendant son
+absence, quelques gros coups avaient imprimé à la partie une allure plus
+animée.
+
+C'était un des habitués du cercle, un Américain appelé Salzman, qui
+venait prendre la banque, et on avait apporté trois jeux de cartes que
+Camy était en train de mêler.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût rien de précis à
+reprocher à Salzman, on le tenait vaguement en défiance, et puis c'était
+un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y
+eut guère que les étrangers qui pontèrent.
+
+Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles
+encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus
+soupçonneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans
+la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au
+talon_, c'est-à-dire en prenant les cartes une à une devant lui, sous
+les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le
+_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit à
+droite et gagna à gauche; alors il se leva:
+
+--Messieurs, il y a une suite.
+
+--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.
+
+C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté de la table ayant
+Frédéric à sa gauche et M. de Cheylus à sa droite.
+
+--C'est à vous, mon président, dit Frédéric.
+
+--Allez donc, dit M. de Cheylus.
+
+Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son collègue; il savait
+par expérience l'intérêt que celui-ci avait à le voir gagner, d'ailleurs
+ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.
+
+Il s'assit au fauteuil.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline était
+un beau banquier: les plaques, les billets de banque tombèrent sur le
+tapis.
+
+--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone.
+
+Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la manière de tailler;
+une à une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se
+les donner à lui-même.
+
+Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9,
+comme il avait deux bûches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et
+sur la gauche qui avait 4, 6 et 5.
+
+--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus.
+
+Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent de plus en
+plus dru.
+
+--Combien y a-t-il? demanda Adeline.
+
+--Dix-sept mille francs.
+
+Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une bûche.
+
+Il y eût un mouvement d'hésitation chez les pontes; plus que jamais il
+fallait se rattraper: le vent allait tourner.
+
+Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le
+quatrième coup avec 9, le cinquième avec un nouvel abatage, le sixième,
+au milieu de la stupéfaction générale et de la consternation d'un
+certain nombre de pontes, encore avec un 8.
+
+Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où s'était entassé son gain
+dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs.
+
+
+XVII
+
+Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette partie l'ébranla.
+
+Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné de cette persistance
+de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de réfléchir, il fallait se
+rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment
+sont donnés les coups qu'on reçoit, on tâche de les rendre; après, on
+verra.
+
+Après on avait vu que cette veine était vraiment bien extraordinaire, et
+telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, si solide qu'elle fût, qui pût
+la mettre à l'abri du soupçon.
+
+Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affolés
+par l'émotion de la lutte ou paralysés par l'angoisse, incapables
+par conséquent de voir autre chose que ce qui leur est étroitement
+personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces
+acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent
+la carte et notent tous les coups dans l'espérance de saisir une veine
+qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à l'aurore; il
+y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance
+non en vue d'empêcher les tricheries, mais simplement en vue de prendre
+une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent dénoncer;
+enfin il y a encore le personnel du cercle, très expert aux choses de
+jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres quand ce
+qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.
+
+Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant suite à celles de
+Salzman, elles constituaient un ensemble révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0.
+5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0.
+2.--0. 8. 0. 7. 6. 9....
+
+Cette série de chiffres qui se continuait était absolument
+incompréhensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle
+ressemblait terriblement à une séquence: ce n'était ni la _surprenante_,
+ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre
+fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de
+celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par là
+sont trop usées pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre;
+mais elle sentait cependant la préparation d'une main plus complaisante
+que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde,
+peut-être, et qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au
+banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle n'avait pas été
+inspirée par l'idée d'empêcher les hésitations de tirage.
+
+Pour ceux qui admettaient la séquence, la question était de savoir si un
+homme du caractère et de l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à
+jouer avec des cartes séquencées.
+
+C'était là-dessus que la discussion s'était engagée quand, après le
+premier moment de surprise, on avait commencé à discuter la victoire
+du président du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait été
+obtenue.
+
+Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui connaissaient Adeline
+s'étaient récriés:--Allons donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à
+quels signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes les fois qu'un
+banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des
+séquences.--Mais à ces objections, les répliques n'avaient pas manqué,
+et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas restés court:--Ce n'est
+généralement pas à vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y
+est peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. La position
+d'Adeline était-elle assez bonne pour qu'il n'eût pas besoin de gagner
+quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être
+président d'un cercle, avec un traitement payé par la cagnotte?
+
+D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient
+pas Adeline et n'avaient pas dès lors de raisons pour le défendre.
+Un président de cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence,
+c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés vifs par ce
+genre de vol contre lequel la défense est à peu près impossible qu'ils
+voient des séquences partout et plus souvent encore que dans la réalité,
+où cependant elles se rencontrent si fréquemment. Et puis ce président
+n'était pas le premier venu; il avait un nom; il était député; on lisait
+ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations devenaient plus
+vraisemblables; c'était drôle; il y aurait du scandale.
+
+Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément couru le tout-Paris
+des cercles et du boulevard:
+
+--Le président du _Grand I_ a passé une séquence à son cercle.
+
+--Est-ce qu'il n'est pas député?
+
+--Justement.
+
+--Ah! elle est bien bonne!
+
+--Si les présidents s'en mêlent!
+
+C'était cette double qualité de député et de président qui donnait du
+piquant à la chose: pas intéressantes pour le boulevard, les histoires
+de gens que personne ne connaît. Il arrive assez souvent qu'il se gagne
+des sommes importantes, et d'une façon étonnante sans qu'on s'en occupe
+en dehors des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est qu'alors
+ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas
+pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline
+était quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et dès lors
+«elle était bien bonne»; ceux-là mêmes qui auraient haussé les épaules,
+si on leur avait parlé d'une séquence passée dans un des cercles les
+plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un étranger
+du Pérou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que
+le coupable était un député, un homme en vue, c'était un événement
+parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: «C'est
+bien possible!» et cette possibilité, ils la faisaient partager aux
+autres en leur racontant cette histoire: «Un député, elle est bien
+bonne.»
+
+A côté de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle était
+drôle, il y avait tout une catégorie de gens qui s'en occupaient, parce
+qu'elle les intéressait personnellement--celle qui vit du jeu et des
+joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protègent les cercles et
+sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux
+_rameneurs_, aux _dîneurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: «Ah! le député
+Adeline en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en tirer parti
+du député et en _manger_ quelques morceaux!» On pourrait le mettre en
+avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les
+villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; de même,
+on pourrait aussi l'employer pour prévenir des arrêtés de fermeture que
+prendraient ces préfets; au député influent, à l'ami des ministres, les
+préfets n'oseraient rien refuser; et lui-même le député n'oserait rien
+refuser à ceux qui le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est
+surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.
+
+Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui
+l'avait soulevé, sans qu'il en entendît rien et se doutât même qu'on
+pouvait s'occuper de lui autrement que pour le féliciter, et aussi pour
+lui faire quelques emprunts, comme cela était arrivé la première fois
+qu'il avait gagné une somme importante.
+
+De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la réalité avait même
+été au delà de ce qu'il imaginait.
+
+Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle tout de suite pour
+aller se coucher tranquillement à quoi bon se coucher? Il était bien
+trop surexcité, trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, sans
+être un passionné du jeu, il jouait néanmoins en passionné, le coeur
+arrêté ou bondissant, les nerfs crispés, et il n'y avait aucun point de
+ressemblance entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après une
+nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la ruine et de la ruine à
+la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils
+avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs qui tout d'abord
+l'avaient enveloppé, il avait repris sa promenade à travers le cercle,
+en tâchant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne
+l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient les désintéressés qui
+tout d'abord s'étaient jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès
+spontanément comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres,
+toujours à l'affût des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fût seul
+pour l'aborder:
+
+--Mon cher président....
+
+Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent là sans
+autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou
+d'un jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche
+le prix du déjeuner ou du dîner, ils ne quittent pas le cercle. Tout
+ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le
+dévorent, mais sans jamais se permettre la prodigalité d'un extra, même
+quand il ne coûte que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied
+en marchant, de peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait
+l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus
+exigeants à se faire passer leur pardessus par les valets de pied:
+«Valet de pied», ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche,
+et n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on les sert.
+
+--Mon cher président....
+
+Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la
+chanson qu'elle allait amener: «Vingt-cinq louis, dix louis, un louis,
+mon cher président.» Il était difficile de refuser ces pauvres diables
+dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu
+avait roulés dans ces bas-fonds.
+
+Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un certain point ne
+l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait réellement
+stupéfié.
+
+Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin à rentrer chez
+lui, il avait trouvé, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi à
+partir.
+
+Ils avaient endossé leurs pardessus en même temps, et, en même temps
+aussi, ils avaient descendu l'escalier.
+
+--Vous rentrez chez vous, mon président? demanda Salzman.
+
+--Sans doute.
+
+--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'à la place de
+l'Opéra.
+
+Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; après avoir joué, la
+marche le calmait et rafraîchissait son sang; quelquefois même, pour
+mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'était léger
+d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui
+l'eussent arrêté auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il
+avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses
+poches.
+
+--Je vais prendre une voiture, répondit-il.
+
+--Alors, avant de nous séparer, je vous demande un moment d'entretien,
+deux minutes.
+
+L'heure était étrangement choisie, alors surtout que quelques instants
+auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodément pour tous
+les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes.
+
+--Volontiers.
+
+Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en ce moment
+complètement désert, tandis que sur la chaussée quelques coupés du
+cercle attendaient la sortie des joueurs.
+
+--Vous conviendrez, mon cher président, dit Salzman, que celui qui vous
+a donné cette banque a la main heureuse.
+
+--Cela, c'est vrai.
+
+--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue
+de vous laisser ma suite n'a pas été moins heureuse que la main... pour
+vous au moins.
+
+Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure qu'allait prendre cet
+entretien bizarre, devint attentif à ce mot.
+
+--Mais si elle a été heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne
+l'a guère été pour moi, car si j'avais taillé jusqu'au bout, les
+quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la
+mienne... et franchement, ils y arriveraient à propos.
+
+--Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, qui voulait prendre ses
+précautions.
+
+--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes,
+et dans ma suite il y avait une jolie série. Cependant, rassurez-vous,
+je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus
+d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma discrétion; Je viens seulement
+vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme prêt,
+parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.
+
+Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur
+son compte, Adeline ne l'aimait point, cette façon de demander ces cinq
+cents louis, en s'adressant à lui comme à un associé, acheva ce que les
+préventions avaient commencé.
+
+--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous désirez, dit-il
+sèchement, mais cela m'est tout à fait impossible.
+
+--Cependant....
+
+--Tout à fait impossible.
+
+Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il ouvrit la portière.
+
+A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le
+trottoir.
+
+--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portière.
+
+Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les yeux des joueurs qu'il
+sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline.
+
+
+XVIII
+
+Cette façon de demander en faisant valoir des droits au partage avait
+exaspéré Adeline. Vraiment ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix
+mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait
+perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une
+part dans sa perte?
+
+D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait répondu
+comme il fallait à ce drôle.
+
+Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là et des autres ses
+pareils, car s'il n'avait pas donné sa démission ce soir-là, après avoir
+payé sa dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à maintenir
+cette démission et à abandonner la _Grand I_ aussitôt qu'il pourrait le
+faire décemment, sans paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était
+plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait
+vite oubliée; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter
+son escalier, ni celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience
+qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune carte.
+
+Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le
+lendemain, à la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire;
+il y eut même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement s'il
+était vrai, comme on le racontait, qu'il eût gagné cinq cent mille
+francs. Adeline se récria.
+
+--On ne parle que de ça!
+
+Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en
+effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se
+taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à
+l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait un gros gain, ses
+amis l'en avaient plaisanté; maintenant, semblait-il, ce n'était plus de
+la plaisanterie, c'était de l'étonnement.
+
+Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près de quatre-vingt-dix
+mille francs? Était-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent
+provoquer la surprise?
+
+Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction de voir
+celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était rien passé entre eux dans la
+nuit.
+
+--Je ne vous en veux pas, mon cher président, dit l'Américain, j'avoue
+même qu'à votre place j'aurais probablement répondu comme vous;
+seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite
+du même genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas?
+
+Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était celui de la bonhomie
+et de la drôlerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline
+ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention
+chez l'Américain de tourner en plaisanterie ce qui avait commencé par
+être sérieux, et n'avait pas réussi sous cette forme. Mais trois jours
+après se présenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'était
+pas trompé.
+
+C'était le soir, la partie était assez animée, et Salzman venait de
+prendre la banque; on avait apporté des cartes que Camy avait battues
+pendant que Salzman répétait d'un voix indifférente:
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposés à
+aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier.
+
+Au montent où le croupier présentait les cartes à un joueur pour les
+faire couper, un autre joueur avança la main et les prit.
+
+--Permettez, dit-il.
+
+A ce moment même Adeline arrivait auprès de la table, et il vit le
+joueur qui avait pris les cartes se préparer à les battre sérieusement.
+
+--Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant
+d'hésitation, en homme qui se demande s'il va se fâcher de cette marque
+de défiance, ou s'il va ne pas la relever.
+
+Bien que cette question eût été faite sur le ton de la provocation, ce
+fut avec calme et sans élever la voix que le joueur répondit:
+
+--Rien autre chose que ce que je fais.
+
+Et avec le même calme, il continua à battre les cartes, qui claquaient
+entre ses doigts.
+
+Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, comme s'il était
+desséché dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier,
+paraissait plus grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un
+regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et chétif; ne se
+laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui répondit.
+
+--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman.
+
+--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit?
+
+--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement.
+
+--Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, je cède la place à
+monsieur.
+
+D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément en accord avec
+ses paroles, il se leva de son fauteuil.
+
+--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui
+décidément ne perdait pas la tête.
+
+Tout à l'algarade qui venait de se produire et à laquelle il avait coupé
+court par son intervention, Adeline ne pensa pas immédiatement à ce
+dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina.
+
+«L'affaire n'aura pas de suite.»
+
+Que voulait dire cela?--Était-ce simplement le cri de triomphe d'un
+grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tête? Ou bien
+n'était-ce pas une allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise
+quand Salzman avait abandonné sa banque?
+
+Cette supposition le jeta dans un trouble profond.
+
+Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation qui
+s'adressait à lui.
+
+Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le frappa: «L'affaire
+n'aura pas de suite!» On croyait donc que, comme il avait pris la suite
+de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il
+avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que l'injure faite à Salzman en lui
+battant les cartes rejaillissait sur lui.
+
+Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il tourna et retourna
+cette idée dans sa tête affolée.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues
+d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les
+soupçons s'attaquer aux gens qui à ses yeux étaient les plus honorables;
+cependant jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour on pourrait le
+soupçonner lui-même.
+
+Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et que l'âge n'eût
+fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'était pas homme
+cependant à répondre à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme l'avait
+fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitôt que l'heure
+fut arrivée où il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût
+lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point,
+il partit pour l'avenue de l'Opéra. Mais justement il ne rencontra
+personne pour lui répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène de
+la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le personnel de service à
+cette heure matinale ne savait rien: un garçon croyait que ce joueur
+était un créole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été
+présenté ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin,
+M. Barthelasse ou Camy le connaissaient.
+
+Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin;
+mais comme à l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il
+était gérant en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric
+l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait pris la
+prudente habitude de ne rien voir, pas même ce qui lui crevait les yeux;
+comme cela il ne risquait pas de se compromettre: «Je chercherai, je
+réfléchirai, comptez sur moi», étaient les trois seules réponses qu'il
+se permît, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en démordait
+pas. C'était auprès de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci
+voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, sans y rien
+ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire
+avec Adeline: «Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le président.»
+
+Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et
+ne savait pas qui l'avait présenté.
+
+Alors Adeline se fâcha:
+
+--Comment! c'était ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, à quoi
+servait le comité? A quoi servait le président? S'il ne servait à rien,
+il n'avait qu'à se retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une
+simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait pas de son
+nom... plus longtemps.
+
+Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, commençait justement
+à se rassurer et à croire que la séquence, ou plutôt le gain produit
+par elle, leur avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement
+laissé paraître sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait être pris, et bien
+pris; voilà que précisément cette menace de démission éclatait quand il
+s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question!
+
+Heureusement il n'était pas homme à se laisser démonter, et tout de
+suite il se défendit: on le prenait à l'improviste, il n'avait pu
+interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le
+nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; ce n'était pas
+dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irrégulier; il
+était de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas
+particulier comme pour tout.
+
+Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les
+choses à l'extrême cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous
+cette allusion «à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait
+tout moyen de recherches.
+
+--Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom.
+
+Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, il ne poussa pas son
+enquête plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon.
+
+Si les jours précédents, il avait été frappé de la façon dont on le
+regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions où
+il se trouvait et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.
+
+Pourquoi cette curiosité?
+
+Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas même à ses meilleurs amis;
+et par cela seul il se trouva singulièrement embarrassé, confus, comme
+s'il se sentait coupable.
+
+Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il
+entra tout de suite dans la salle des séances, bien que le président
+ne fût pas encore monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait
+Bunou-Bunou pour voisin.
+
+Comme tous les jours, celui-ci était penché sur son pupitre, écrivant,
+car c'était son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture
+de la séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte qu'il était
+un sujet de récréation et de conversation pour le public des tribunes
+qui occupait les longues minutes de l'attente à regarder dans le vaste
+hémicycle désert où ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux
+bonhomme à la tête blanche qui, collé sur son papier, écrivait,
+écrivait, écrivait.
+
+--Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, après lui
+avoir serré la main, s'assit auprès de lui.
+
+--Comment? quand nous devions nous voir?
+
+--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est
+question.
+
+--Votre démission de membre du comité du _Grand I_, dit Adeline très
+ému, et pourquoi?
+
+Bunou-Bunou se montra embarrassé.
+
+--Je vous en prie, insista Adeline.
+
+--Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure;
+alors vous comprenez.
+
+Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage
+d'insister; si cruelle que pût être la vérité, il devait la demander.
+
+--Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, votre raison
+vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi franchement, comme à
+un... ami.
+
+--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, très graves.
+
+Adeline pâlit.
+
+--Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est d'usage de donner des
+surnoms aux cercles: ainsi la _Crémerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_.
+Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnés d'autres qui sont
+des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a un qui s'appelle
+l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Béotie_, et ces appellations
+empruntées à la Grèce sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout;
+il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Épire_ ou, dans la langue du
+boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si
+je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma
+réélection. Que ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus
+bon à rien.
+
+Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'était
+cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira.
+
+--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si complètement que moi
+aussi je vais me retirer.
+
+--Vous feriez cela?
+
+--Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, nous donnerons nos
+deux démissions en même temps.
+
+--Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites!
+
+Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux blancs serrer les
+mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le
+temps de s'adresser des questions sur cette scène pathétique; un flot de
+députés envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours
+battre aux champs.
+
+
+XIX
+
+Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de concession que lui
+avait fait Adeline en ne donnant pas immédiatement sa démission: ce
+n'était pas parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait
+cette démission, c'était parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom
+de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'était pas possible, et
+Frédéric commençait à bien le connaître.
+
+Le danger était donc menaçant.
+
+Comment l'empêcher d'éclater?
+
+La question était assez grave pour qu'il ne voulût pas prendre la
+responsabilité de l'examiner et de la trancher tout seul; c'était entre
+associés qu'elle devait se décider.
+
+Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline fût parti, il alla
+prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaëlle: le joueur,
+on verrait plus tard.
+
+Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaëlle recevant
+en ce moment même la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea
+cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont
+l'impatience et le mécontentement étaient visibles, allait le quitter
+pour rompre ce tête-à-tête. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir,
+et Raphaëlle entra dans le petit salon où ils attendaient.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de les voir.
+
+Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait.
+
+Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de l'associé qui rend
+les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte à son avoir tout
+ce qui va bien.
+
+--Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle en se tournant
+vers Barthelasse.
+
+--Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa démission, puisqu'il a
+attendu jusqu'à maintenant.
+
+--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le
+voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouvé que ce n'est pas votre
+séquence qui décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, sans
+doute, balancée longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni
+des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des
+points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la surprise?
+
+--J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, ce qui, avec lui, était
+possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on
+est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était
+pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'était pas mauvais qu'il se
+sentît un peu compromis.
+
+--Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va.
+
+Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.
+
+-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il
+s'en _vatt_, s'écria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle
+part, il serait resté avec nous.
+
+--Ça, c'est une idée.
+
+--Et une bonne, encore.
+
+--Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une discussion inutile.
+
+--Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, à la fin!
+
+--C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric étonné.
+
+--Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux qu'on ne
+pouvait plus vivre avec lui.
+
+--Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit de savoir si nous
+pourrons vivre sans lui.
+
+--Et comment? dit Barthelasse.
+
+--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; il n'y a pas qu'un
+président au monde; j'y ai pensé.
+
+--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là, dit Barthelasse.
+
+--Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.
+
+--A la Chambre.
+
+--Ce n'est pas M. de Cheylus?
+
+--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je
+lui ai inventé une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire.
+
+--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous défendre.
+
+--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant
+pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a
+fait penser à M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le
+_Puchotier_ nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai fait venir.
+J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze
+mille francs au lieu des trente-six mille que nous coûte le _Puchotier_;
+je lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus payer cette
+somme qu'Adeline se retirait.
+
+--J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs que Cheylus à douze
+mille, dit Barthelasse.
+
+--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agît de ce qui est
+possible; Adeline est mort, vive Cheylus!
+
+--Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit Barthelasse.
+
+--Malheureusement, répondit Frédéric.
+
+--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.
+
+--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas?
+
+--Assurément.
+
+--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il
+restât notre président?
+
+--Parbleu.
+
+--Eh bien, laissez-moi faire.
+
+--Quoi?
+
+--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à craindre, n'est-ce
+pas? Si je réussis, il reste. Si au contraire j'échoue, il ne s'en ira
+pas deux fois.
+
+Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle était agacée de voir
+Barthelasse qu'elle considérait comme un parfait imbécile, faire
+l'important; et de plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas
+dire par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas donner sa
+démission.
+
+--Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au moment où il partait.
+
+--C'est bon, nous verrons.
+
+Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric en revenant au
+cercle.
+
+--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.
+
+Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher le nom qu'Adeline
+lui avait demandé, mais ce fut inutilement; ce joueur était-il venu avec
+une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être largement
+distribuées un peu partout? avait-il été amené par quelqu'un qui s'était
+dispensé de la formalité du registre? toujours est-il qu'on ne
+trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frédéric se
+contenta-t-il de répondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la
+soirée.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans son cabinet quand
+Barthelasse frappa à la porte et entra:
+
+--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le président?
+
+Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis il se résigna, se
+disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter que d'éconduire Barthelasse,
+dont il connaissait la ténacité.
+
+--Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, me
+permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporté est
+fondé? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre
+démission?
+
+--Oui, cela est vrai.
+
+Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez?
+
+--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir à un
+honnête homme.
+
+Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant:
+
+--J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, et dans mes voyages j'ai
+entendu un mot qui m'a frappé c'est que la conscience est une méchante
+bête qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous pas mordu par
+cette vilaine bête? je vous le demande.
+
+Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse à la porte,
+mais il réfléchit qu'un entretien qui commençait de la sorte pouvait lui
+apprendre des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il se retint,
+décidé à écouter jusqu'au bout.
+
+--Voyez-vous, monsieur le président, continua Barthelasse, on a les plus
+fausses idées sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une
+affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux
+qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas été adroit,
+est-ce que j'aurais gagné les deux millions qui composent ma petite
+fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma jeunesse? un
+pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une
+côte de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la
+paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas
+trouver mieux. J'allais beaucoup au café et dans les petits cercles, la
+profession veut ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au
+jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte,
+pour dire les choses. Alors je me suis demandé ce que c'était qu'un
+voleur, et après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme qui
+gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans étude, était un voleur
+et qu'il méritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui
+gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait
+jamais être un voleur.
+
+Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de son président
+l'effet qu'avait pu produire ce début.
+
+--Continuez, dit Adeline.
+
+Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là, avait cherché ses mots,
+s'exprima plus librement et plus vite:
+
+--Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en
+continuant mon métier de lutteur, tous les soirs je me faisais les
+doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez
+bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre,
+je m'essayais à filer la carte, et sans lumière encore, car ce qui est
+difficile c'est d'opérer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit
+pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne pouvais pas
+me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans
+je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a
+récompensé ma persévérance: je ne m'entendais plus. C'était au moment de
+la guerre de Crimée; j'avais amassé un peu d'argent je me suis embarqué
+à Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers.
+Nous n'étions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme.
+On a joué pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans me
+vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour
+la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitôt je
+me suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des officiers à bord
+qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que
+leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent.
+J'ai fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement de mon petit
+avoir.
+
+--Où voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait à quatre pour
+ne pas éclater.
+
+--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre
+fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous
+allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est
+votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? autrement vous ne
+seriez pas un bon père, et vous en êtes un. A ce moment une petite
+fée se penche à votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec une
+épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille
+francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver
+ta famille, ton honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que vous
+feriez?
+
+Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec
+son meilleur sourire:
+
+--Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous
+piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqûre, désagréable, j'en
+conviens, et laissez la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois,
+vous aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous
+aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de
+votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?
+
+Adeline étouffait d'indignation:
+
+--Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? dit-il.
+
+--Une simple petite politesse, une prévenance, pour vous montrer ce
+qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en
+parler; vous verrez mieux que cela.
+
+--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?
+
+--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.
+
+--Ah!
+
+Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait pris l'indignation
+d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en
+face de certaines choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant la
+fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fâchait, le
+président?
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est à lui que je répondrai.
+
+--Mais...
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan.
+
+Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était pas loin.
+
+--Eh bien?
+
+--Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et puis ça paraît se fâcher;
+il est incompréhensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec
+vous, il vous demande.
+
+Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulsé.
+
+--Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les poings levés, vous, vous
+un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!...
+
+Frédéric resta un moment décontenancé, puis se remettant:
+
+--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs!
+
+
+
+QUATRIÈME PARTIE
+
+
+I
+
+Voleur!
+
+C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant l'avenue de l'Opéra
+pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son
+chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le
+reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se répétait:
+
+--Voleur!
+
+Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce
+qu'il avait besoin d'être seul. Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on
+ne lui parlât point.
+
+Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un voleur? L'allusion de ce
+joueur à la «suite» le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait
+pas immédiatement relevée, il avait passé condamnation, exactement comme
+ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbé
+le front.
+
+Comment prouver qu'au lieu d'être complice de ce vol il en était
+lui-même victime? Où trouverait-il quelqu'un, même parmi ceux qui le
+connaissaient, même parmi ses amis, pour accepter une justification
+aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, ou plutôt qui le
+reconnaîtrait? Qui aurait le courage de continuer à rester son ami?
+
+Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, se laissant tomber
+dans un fauteuil, il resta là anéanti; un flot de larmes jaillit de ses
+yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant
+de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il pleurait misérablement,
+désespérément, abîmé dans sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité,
+son honneur, sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la vie, la
+dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur!
+
+Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le
+prit de se trouver si faible; ce n'était pas en s'abandonnant qu'il
+rachèterait sa faute, si elle pouvait être rachetée.
+
+Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille francs; avant
+tout, il devait les rendre à ceux qu'il avait dépouillés; après, il
+verrait à se défendre contre ceux qui l'accuseraient.
+
+Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; où trouver, où
+chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs?
+Trente, quarante, cinquante personnes peut-être avaient joué contre lui
+dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à l'exception de cinq ou
+six qu'il avait remarquées, il ne savait pas le nom des autres, il ne
+se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait même pas
+regardés dans son agitation, et qu'il avait à peine vus à travers un
+brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'étaient
+fixés sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions
+de physionomie quand il avait gagné de gros coups; mais tout cela se
+brouillait dans sa mémoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait
+perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à qui devait-il deux
+louis?
+
+Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs.
+
+Entre quelles mains les payer?
+
+Si le _Grand I_ avait été le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait
+pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joué que contre des
+membres de ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait;
+mais combien d'inconnus avait-il vus défiler qui s'étaient montrés une
+fois, deux fois, huit jours, et qui n'étaient jamais revenus! sans doute
+ceux qu'il avait dépouillés étaient de ces passants.
+
+Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il leur avait pris.
+
+Comment?
+
+Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de
+réponse.
+
+Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, des étrangers qui
+avaient déjà quitté la France: où les chercher? en Russie, en Amérique?
+l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, comment les
+prévenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux
+pour avertir les personnes qui avaient joué contre lui qu'elles
+pouvaient se présenter rue Tronchet, où il rembourserait à vue ce
+qu'elles avaient perdu; combien s'en présenterait-il, et ce ne serait
+pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour
+quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, combien de
+millions ne lui demanderait-on pas!
+
+Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas
+retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il
+reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaîtrait les
+noms de ses créanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il
+leur devait.
+
+Cette idée le calma un peu; si son honneur était perdu, au moins sa
+conscience serait déchargée du poids qui l'écrasait.
+
+Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du matin il examina
+cette idée qui tout d'abord lui avait paru réalisable, il n'en vit
+plus que l'absurdité. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette
+restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte
+l'étoufferait.
+
+Peut-être un caractère plus ferme et plus digne que lui accepterait
+cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la
+force de s'infliger cette humiliation.
+
+Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit et dans son coeur ne
+le lâchait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et
+après bien des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur de
+l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre à ceux à
+qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne
+salirait plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être mieux,
+mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour
+et le contre de sa résolution; et telle était sa situation qu'il ne
+pouvait prendre conseil de personne.
+
+En se levant il écrivit au président de la Chambre pour demander un
+congé de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux
+fut arrivée, il se rendit à l'Assistance publique, emportant ce que les
+emprunteurs lui avaient laissé sur les quatre-vingt-sept mille francs,
+c'est-à-dire près de quatre-vingt-cinq mille francs.
+
+Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu par le directeur,
+mais avec la prudente réserve d'un fonctionnaire qui va avoir à défendre
+son administration contre les sollicitations d'un député.
+
+--Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'où il tira
+huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de
+quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront être employés
+en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire entend
+n'être pas connue, elle désire seulement que l'insertion de ce versement
+figure au _Journal officiel_.
+
+L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de la réserve à
+l'épanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements à recevoir,
+il se retira, pour aller prendre tout de suite le train à la gare
+Saint-Lazare; ce serait seulement à Elbeuf, entouré des siens, qu'il
+respirerait.
+
+Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent cette route,
+il avait toujours quitté Paris avec allègement, comme si l'air qu'il
+respirait après les fortifications était plus pur, plus léger et plus
+sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait été aussi vif que
+lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper
+dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller
+en augmentant comme d'ordinaire à mesure qu'il s'éloignait de Paris,
+alla en diminuant; il n'avait pas laissé à Paris le souvenir de cette
+terrible nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il pesait de
+tout son poids sur sa conscience:
+
+--Voleur!
+
+Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée par une dépêche.
+Quand il descendit de wagon, il aperçut Berthe, qui était venue
+au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle
+conduisait elle-même.
+
+--Te voilà!
+
+--Maman a bien voulu me laisser venir.
+
+L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnée, jamais il
+ne l'avait embrassée avec cet élan, avec cette émotion.
+
+--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.
+
+--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade?
+
+--Je te trouve pâle.
+
+Il fallait expliquer cette pâleur.
+
+--Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine
+avec vous; j'ai pris un congé.
+
+--Quel bonheur!
+
+Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. Ils montèrent en
+voiture, et Berthe prit les guides.
+
+--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère qu'on me regardera un
+peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule.
+
+En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de voir mademoiselle
+Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette.
+
+Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville même, l'autre où
+descendent les voyageurs qui viennent de Paris, à une assez grande
+distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine
+de Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de chemin où ils
+pouvaient causer librement.
+
+--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline.
+
+--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a?
+
+Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux
+qu'il venait de voir s'était rembruni et attristé.
+
+--J'ai peur, dit-elle.
+
+--Michel?
+
+--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre
+que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman.
+
+--Que se passe-t-il?
+
+--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mère s'adoucissait
+et qu'elle semblait disposée à consentir à notre mariage, m'a prévenu
+hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, qu'il y avait
+un revirement et que madame Eck paraissait fâchée contre lui et contre
+moi.
+
+Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque chose à Elbeuf? En se
+perdant, avait-il perdu sa fille avec lui?
+
+Berthe continuait:
+
+--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par là
+changer ses dispositions à mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait
+qui puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain.
+
+--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle
+est fâchée.
+
+--Contre qui l'est-elle alors?
+
+--Contre moi.
+
+--Pourquoi le serait-elle contre toi.
+
+Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre à cette question; il
+n'osait même pas l'examiner.
+
+--A cause de notre situation embarrassée.
+
+--J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, qui m'a dit que
+les affaires seraient meilleures cette année qu'elles ne l'avaient été
+l'année dernière. Madame Eck doit le savoir.
+
+--Peut-être ne le sait-elle pas.
+
+--Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura avertie.
+
+--Alors, que veux-tu que je te dise?
+
+--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe.
+
+Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même.
+
+--Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque chose qui aura été
+rapporté à madame Eck.
+
+-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'étais morte ou
+encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.
+
+Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle; il fallait donc
+renoncer à cette explication.
+
+Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se
+montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminées qui
+vomissaient des nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers la
+forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches des arbres avant
+d'avoir pu s'élever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et
+ils allaient entrer dans la ville.
+
+--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras
+seule jusqu'à la maison.
+
+--Et maman?
+
+--Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck.
+
+Berthe laissa échapper une exclamation de joie.
+
+--Ah! papa.
+
+--Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je ne veux pas y rester
+moi-même; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec
+M. Eck.
+
+--Que vas-tu lui dire.
+
+--C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop loyal pour ne pas
+s'expliquer franchement.
+
+Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve;
+Berthe arrêta son cheval.
+
+--Il me semblait que quand tu serais là j'aurais moins peur, dit-elle,
+et voilà que mon angoisse n'a jamais été plus forte.
+
+Il descendit de voiture.
+
+--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera
+possible. A tout à l'heure.
+
+Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans la vieille ville, il
+suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve.
+
+
+II
+
+Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline ne l'était pas
+moins, car il ne prévoyait que trop sûrement ce qui se dirait dans cet
+entretien: averti de ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne
+voulait pas que son neveu épousât la fille d'un voleur.
+
+C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, sinon dans ces
+termes au moins concluant à ce résultat: le mariage de Berthe manqué.
+
+Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation.
+
+Sa main tremblait quand il frappa à la porte du bureau du père Eck.
+
+--_Endrez._
+
+Il entra:
+
+--Ah! monsieur _Ateline_!
+
+Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation.
+
+--J'allais justement faire demander à madame _Ateline_ quand vous deviez
+venir à _Elpeuf_.
+
+--Vous avez à me parler?
+
+Le père Eck hésita un moment
+
+--_Voui_.
+
+L'heure avait sonné pour Adeline.
+
+--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le père Eck.
+Depuis le jour où je vous ai _temandé_ la main de mademoiselle _Perthe_,
+je n'ai cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, tantôt
+directement, tantôt par des moyens détournés. Et c'était difficile, très
+difficile, car c'est la première fois que dans notre famille l'un de
+nous veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, les
+préjugés, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait
+la foi religieuse chez ma mère, vous le _safez_ très vive, et telle
+qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin,
+tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui
+_afiez_ inspirée m'était d'un puissant secours. Ah! s'il avait été
+question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait fermé la
+bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait été défendu de
+l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous
+étiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel
+voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était mademoiselle
+_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom
+les principes de ma mère fléchissaient. Les choses en étaient là, et je
+n'avais _blus_ qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement à
+obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscrétion, un propos fâcheux est venu
+tout rompre.
+
+Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et
+ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le père Eck.
+
+--Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, que, lors de mon
+voyage à Paris, je vous ai conseillé d'abandonner votre cercle, de
+laisser ces gens-là à leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et
+que j'ai insisté autant que les convenances le permettaient; vous vous
+le rappelez, n'est-ce _bas_?
+
+--Parfaitement.
+
+--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement en mon nom
+que je parlais. Depuis mon retour, ma mère a vu des amis de Paris qui
+lui ont parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre
+cercle.
+
+Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baissé les yeux et
+les tenait attachés sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever
+pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence.
+
+--On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, continua le père Eck;
+beaucoup trop de choses.
+
+Il dit cela tristement, avec embarras.
+
+--Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce mariage, vous comprenez?
+
+Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le
+serrait à la gorge et l'étouffait.
+
+--Je suis _tésespéré_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_,
+mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous?
+
+--Rien, murmura Adeline accablé.
+
+--Comment répondre à ma mère et la combattre, quand... j'ai le chagrin
+de le dire... je pense comme elle? C'était un grand effort que ma mère
+faisait en donnant son consentement à ce mariage, mais elle s'y décidait
+par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de
+ses forces de se résigner à ce que son petit-fils entre dans une famille
+dont le chef....
+
+Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise.
+
+--... Dont le chef joue; et tant que vous serez président de ce cercle,
+vous jouerez, cela est fatal.
+
+--Président du cercle, murmura Adeline, c'est la présidence du cercle
+que madame Eck me reproche?
+
+--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, hélas!
+
+--Mais je ne le suis plus.
+
+--_Fous_ n'êtes plus président du _Grand I_?
+
+--J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle...
+ni dans aucun autre.
+
+--Jamais?
+
+--Je le jure.
+
+Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les deux mains tendues:
+
+--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement!
+
+Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. Adeline
+renaissait; de l'abîme au fond duquel il se noyait, il remontait à la
+lumière.
+
+--Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'écria
+Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur!
+
+--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques
+jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le
+consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront mariés,
+je vous le promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la vôtre cédera
+bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les mêmes? Je dois vous
+_tire_ que ma mère tient à ce consentement, et qu'elle retirerait le
+sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilité: elle veut
+l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne
+respections pas sa volonté. Quant aux affaires, nous les arrangerons
+ensemble.
+
+Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié cette terrible question
+des affaires; ce mot le rejeta durement dans la réalité.
+
+--Je dois vous dire....
+
+Mais le père Eck lui ferma la bouche:
+
+--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grèvent la
+propriété du Thuit; des dettes personnelles, par exemple?
+
+--Non.
+
+--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas
+donner de dot à mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_
+situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille
+qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire;
+c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours à Michel pour la
+fabrique que nous allons établir, et qui remplacera la vieille
+fabrique «en chambre» _Ateline_, par la fabrique «industrielle» Eck et
+Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour
+soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement Vincent,
+qui en ont coûté quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos
+métiers; nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; dans
+six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de
+tâtonnements, pas de coûteuses expériences. Nous ferons venir de Roubaix
+les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont émigré d'_Elpeuf_
+à Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres
+émigrés; cela sera _trôle_.
+
+Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence commerciale.
+
+--L'engouement du peigné commence à se calmer, on s'aperçoit que deux
+toiles appliquées l'une contre l'autre sans que la laine soit mélangée
+se coupent vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs vives
+qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposées à l'air, et
+_betit_ à _betit_ on revient au foulé; le _chour_ où l'évolution sera
+complète, nous serons là monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme.
+Ah! ah!
+
+Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, léger
+comme s'il avait trente ans et commençait la vie avec l'élan de la
+jeunesse: Ah! ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à
+Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, il voyait les broches
+de son nouvel établissement tourner et il entendait ses métiers battre.
+
+--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre
+gendre visiter la clientèle parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous
+livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire
+qu'elle ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend de _fous_;
+allez trouver _fotre_ mère. A bientôt, mon cher ami; mes amitiés à
+mademoiselle _Perthe_.
+
+Quel revirement! Adeline était entré le désespoir au coeur et la honte
+au front; il sortit relevé, rayonnant; sa vie finie recommençait avec sa
+fille et par son gendre.
+
+S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt auprès de Berthe,
+mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu courir son député?
+
+Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser
+retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant à droite et à
+gauche, sans se donner le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait
+ses coups de chapeau.
+
+Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariée,
+mariée à l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillité!
+il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient
+aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses oreilles: la
+langue que le père Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt
+ans; comme elle sonnait mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre
+jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?»
+
+Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe était
+restée dans la cour; quand elle aperçut son père, elle courut à lui.
+
+Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son père que c'était
+une bonne nouvelle qu'il apportait.
+
+En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: le consentement
+donné par madame Eck, la création de la fabrique nouvelle dans les
+établissements Vincent.
+
+--Dans un mois tu peux être mariée, avant six mois la fabrique peut
+marcher.
+
+Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue étreinte.
+
+--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mère.
+
+--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.
+
+--Puisque madame Eck a donné le sien, il me semble impossible qu'elle le
+refuse.
+
+Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima
+cette espérance.
+
+--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il.
+
+--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est
+convaincu que c'est dans leur intérêt qu'on agit et pour leur bien,--et
+cette conviction est celle de ta mère. Au reste elle t'attend dans sa
+chambre; va tout de suite lui parler.
+
+--Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a
+annoncé que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire
+du bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela.
+
+Elle l'attira et l'embrassa.
+
+--Quand on est jeune, on peut rester séparé de ceux qu'on aime,
+dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper;
+mais à mon âge, quand les heures sont comptées, celles de l'absence sont
+bien longues.
+
+--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il.
+
+--Moi, mon garçon, et comment?
+
+Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la
+parole:
+
+--Il ne devait jamais être question de ce mariage entre nous, dit-elle
+vivement.
+
+--Il n'en a pas été question tant que les conditions ont été les mêmes,
+mais aujourd'hui elles sont changées.
+
+Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient à ces conditions
+le consentement donné par madame Eck et l'acquisition des établissements
+Vincent.
+
+--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'écria la Maman,
+voilà vraiment un beau sacrifice.
+
+--Elle peut être aussi attachée à sa religion que tu l'es à la tienne.
+
+--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle était attachée à sa
+religion, comme tu dis, elle ne céderait pas plus que je peux céder
+moi-même. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le
+demander?
+
+--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre
+chose, et c'est cela seul que tu dois considérer.
+
+--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main
+de la mort suspendue sur sa tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas,
+cette main? Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que tu
+voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner mes derniers jours?
+
+--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos à tous: elle
+aime Michel Debs....
+
+--La malheureuse!
+
+--Le mariage qui se présente est plus beau que dans notre situation nous
+ne pouvons l'espérer, voilà pourquoi je te demande ton consentement,
+pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus
+qui nous désespérerait tous.
+
+--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta
+tête; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le
+donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais!
+
+
+III
+
+--Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt que son mari revint dans le
+bureau où elle était seule avec Berthe.
+
+--Elle résiste.
+
+--Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille.
+
+--Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier mot?
+
+Certes non, elles ne l'avaient point pensé.
+
+--Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua Adeline, nous
+reviendrons à la charge, moi de mon côté, toi du tien, Hortense, toi
+aussi, Berthe; pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce
+soir même et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas
+nous refuser son concours.
+
+--En es-tu sûr? demanda madame Adeline.
+
+--C'est à essayer; en attendant je vais envoyer un mot à Michel pour
+qu'il vienne dîner avec nous demain: ce sera son entrée officielle dans
+la maison en qualité de fiancé, et je crois que cela produira un certain
+effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empêche rien,
+elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a
+d'autre résultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et
+puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il
+est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris
+celui de la petite-fille.
+
+Berthe vint à son père et l'embrassa en restant penchée sur lui un peu
+plus longtemps peut-être qu'il n'en fallait pour un simple baiser.
+
+--Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, employons-les bien; et,
+pour commencer, soyez avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas
+vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner par trop de
+raideur.
+
+Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle était d'ordinaire,
+quand le lendemain son fils lui annonça que Michel Debs dînerait le soir
+avec eux.
+
+--Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier mouvement de
+surprise et d'indignation.
+
+Mais aussitôt elle se calma:
+
+--Tu es le maître, dit-elle.
+
+--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas
+désespérer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience.
+
+Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se demandait comment se
+passerait ce dîner, et quel accueil la Maman ferait à Michel: il fallait
+qu'elle sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le disait, et
+qu'elle crût que par son opposition elle n'empêcherait pas le mariage de
+sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable
+qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaîtrait
+elle-même l'inutilité.
+
+Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman n'accueillit pas
+Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle
+aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui
+répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il
+était un inconnu ou un indifférent qu'elle ne devait jamais revoir.
+Quand, après le dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor,
+chanta avec Berthe le duo de _Faust_: «Laisse-moi, laisse-moi contempler
+ton visage,» elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de
+mécontentement fut de dire à sa belle-fille:
+
+--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laissé chanter de
+pareilles polissonneries avec un jeune homme.
+
+Madame Adeline voulut marcher dans le même sens que son mari:
+
+--Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle.
+
+La Maman resta interdite.
+
+Après que Michel fut parti et que la Maman fut rentrée dans sa chambre,
+Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de
+se passer:
+
+--Vous voyez! dit Adeline.
+
+--J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame Adeline.
+
+--Et moi donc! murmura Berthe.
+
+--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'à
+continuer, demain, après-demain; ne pensons qu'à cela, ne nous occupons
+que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; il faudra, ma
+petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gré de son sacrifice qu'il
+aura été plus douloureux pour elle.
+
+Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que
+du mariage de sa fille.
+
+Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât sa correspondance à
+Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des
+journaux une grande enveloppe cachetée à la cire et portant la mention:
+«Personnelle»; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il
+ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter
+pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attirés par une
+annotation à l'encre rouge «Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette
+page, et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce qu'il devait
+lire:
+
+«On sait que le député Adeline était président d'un des cercles où,
+depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner
+sa démission.
+
+«Pourquoi?
+
+«Nous allons tâcher de le découvrir.
+
+«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs.
+
+«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.
+
+«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête le renouvellement: nous
+ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose.»
+
+Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «_Le François 1er_» avec
+le mot célèbre bien en vedette:
+
+«Tout est perdu, fors l'honneur.»
+
+Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût pas hâte de voir le
+second:
+
+«_Le Redresseur de torts_:
+
+«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait que le désarroi
+règne dans l'_Épire_: on sait que cette province, où les affaires
+marchaient très bien pour les Grecs, était administrée par le député
+Adelinos, l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci vient de se
+retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus
+ses doigts légers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont
+être les résultats de cette colère désastreuse, qui menace de précipiter
+chez Aidès tant de fortes âmes de héros criant la faim.»
+
+Le troisième journal avait pour titre: l'_Honnête homme_; c'était en
+tête de la première page que se trouvait le trait à l'encre rouge:
+
+«Sous ce titre:
+
+UNE USINE A BACCARA
+
+Nous commencerons prochainement une curieuse étude du jeu à Paris, prise
+dans le vif de la réalité, avec des portraits de personnages en vue que
+tout le monde reconnaîtra.
+
+Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des
+entreprises financières, comment ils fonctionnent et les résultats
+qu'ils produisent sur la ruine publique.
+
+Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt de cette étude:
+
+1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie;
+
+2e chap.--Où l'on trouve un président en situation d'obtenir une
+autorisation pour ouvrir un nouveau cercle;
+
+3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des
+croupiers; les ressources de la cagnotte;
+
+4e chap.--Les séquences à l'usage de tout le monde;
+
+5e chap.--_Mangeurs et mangés_.
+
+Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre sur l'envoi de ces
+journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_.
+
+C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme;
+le voyant troublé par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et
+si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.
+
+Pouvait-il répondre franchement et confesser toute la vérité à sa femme?
+La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se
+tourmenterait de son impuissance.
+
+--Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous,
+non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires.
+
+Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son
+courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que
+mal arrivé au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir
+et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être plus sous le
+regard de sa femme.
+
+Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant à gauche
+au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue
+Saint-Auct, qui par une rude montée tortueuse escalade la colline au
+haut de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait lentement, les
+reins courbés, la tête basse, comme dans cette même côte son père le lui
+avait appris quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop vite
+hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, il se retournait
+et regardait en soufflant la ville à ses pieds. Puis il reprenait sa
+montée, distrait de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à
+rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le
+poursuivaient de leurs cris: «Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur
+Adeline», fiers de parler à leur député.
+
+Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point dominant du plateau,
+et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se répétant tout
+haut le mot que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas:
+
+--Que faire?
+
+Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur répondre?
+
+Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait en effet non de
+savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dédaignant, mais
+bien de trouver les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil
+faire le mort, ceux qui avaient commencé cette campagne dans les
+journaux ne s'en tiendraient pas là; le sommaire de l'étude sur le jeu
+le disait: «_Mangeurs et Mangés_»; ils allaient s'abattre sur lui;
+comment les repousser?
+
+Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté Paris pour Elbeuf,
+il allait trouver auprès des siens l'oubli et la tranquillité!
+
+Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette ville, qui s'étalait
+sous lui, et où, jusqu'à ce jour, son nom n'avait été prononcé qu'avec
+respect. Qu'il remontât cette côte dans quelques jours, et personne ne
+se lèverait plus sur son passage; on détournerait la tête, et si les
+gamins lui faisaient encore cortège, ce ne serait plus pour lui crier:
+«Bonjour, monsieur Adeline.»
+
+Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le coeur serré, les nerfs
+crispés, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait
+jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme
+il était fier de lui-même:--la ville avec sa confusion de maisons, de
+fabriques et de cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée
+noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses
+machines qui montaient jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à
+l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue courbe de la Seine,
+avec son cadre vert formé par les masses sombres des forêts.
+
+Il resta là longtemps, regardant alternativement autour de lui et en
+lui. Alors, peu à peu, tout son passé lui revint, d'autant plus amer à
+cette heure d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le vivait.
+En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir
+d'année en année. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et
+l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait
+prête à se relever et à reprendre sa marche, il se voyait précipité,
+sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait
+l'écraser.
+
+Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder.
+
+Pour se défendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joué à son
+insu avec des cartes préparées par des gens qui voulaient le perdre, et
+les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le
+saisirait au bond; les explications, qui les écouterait?
+
+S'il cédait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui
+demanderaient, ne faudrait-il pas céder toujours, tant que ceux qui
+voulaient l'exploiter lui verraient une ressource?
+
+Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte
+de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'était qu'une
+préparation, mais combien menaçante s'annonçait-elle!
+
+Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira en petits morceaux
+qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et
+les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque
+lambeau était un journal complet qu'Elbeuf allait lire.
+
+Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu le demander;
+quelqu'un qui n'était pas un acheteur et qui devait revenir.
+
+Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient affaire à lui; il
+verrait bien; mais il n'était plus au temps où il pouvait se dire
+tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir.
+
+
+IV
+
+Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place
+en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussée par un
+homme de trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette
+d'avocat bourrée de papiers: évidemment c'était l'ennemi.
+
+--M. Adeline.
+
+--C'est moi, monsieur.
+
+--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier?
+
+Disant cela, il tendit sa carte à Adeline:
+
+«LEPARGNEUX,
+
+»Directeur de l'_Honnête Homme_.»
+
+Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le dérangeât point, et,
+passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnête Homme_
+dans le salon.
+
+--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il
+venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le
+directeur; nous n'avons pas encore une longue durée, et il a pu vous
+échapper, malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise dans le
+monde parisien.
+
+Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir
+venir.
+
+--Mon journal, continua Lepargneux, a récemment annoncé la publication
+d'une étude sur le jeu à Paris, intitulée: _Une Usine à Baccara_; la
+voici:
+
+--J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant de prendre le
+journal que Lepargneux lui tendait.
+
+--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.
+
+Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant
+des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni
+adroit de chercher à se dérober.
+
+--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu déconcerté par le calme
+d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnête Homme_, je ne suis
+pas en même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce rédacteur en
+chef et moi hostilité déclarée. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai
+pas commandée cette étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par
+cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits
+de personnages en vue, que tout le monde reconnaîtrait, je me suis
+inquiété; je me suis demandé quels étaient ces personnages, et parmi les
+noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président de l'_Épire_....
+
+Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion:
+
+--Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du _Grand I_.
+
+Puis, reprenant son récit:
+
+--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la
+plus haute estime, non seulement pour le député dont je partage les
+opinions, mais encore pour l'industriel et le commerçant, étant
+commerçant moi-même: Lepargneux, éponges en gros, rue Sainte-Croix de la
+Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas
+permettre que vous figuriez de façon à être reconnu par tout le monde,
+dans une étude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront
+jetées au vent de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me suis
+décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec vous.
+
+--Vous entendre avec moi?
+
+--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'étant
+directeur de l'_Honnête Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec
+personne pour empêcher la publication dans mon journal de ce qui me
+déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, directeur, il y a un
+rédacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre,
+il n'y met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces antagonismes
+dans les journaux que le public ne soupçonne pas.
+
+--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commençait à
+perdre patience.
+
+--Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans mon journal,
+j'empêcherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis
+l'être qu'en mettant mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est
+possible que si vous m'accordez votre concours.
+
+Rien n'était plus simple, plus honnête que le concours qu'il venait
+demander à Adeline,--de commerçant à commerçant, car il était commerçant
+avant tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste seulement
+par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire
+superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle
+de l'_Honnête Homme_. Malheureusement, le rédacteur en chef à qui
+il avait confié son journal était un coquin dont il ne pouvait se
+débarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les
+avait pas... en ce moment, et il venait les demander à Adeline, qui
+était intéressé plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette
+demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en échange,
+c'est-à-dire une part de propriété dans l'_Honnête Homme_, qui était
+en train de prendre une place considérable dans le journalisme
+français--celle réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur la
+reconnaissance publique. Il était évident qu'une campagne s'organisait
+en ce moment dans certains journaux contre le président du _Grand I_; en
+achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnête Homme_ avec l'argent
+qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-à-dire
+avec de l'argent trouvé, Adeline obtenait des avantages importants:
+1° il faisait disparaître la plus dangereuse des attaques qui se
+machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il pouvait imposer
+silence à ses adversaires qui le redouteraient; 3° il employait son
+journal non seulement dans cette circonstance particulière, mais encore
+dans toutes celles où son ambition politique était en jeu; 4° enfin, il
+participait à la grosse fortune que l'_Honnête Homme_ devait apporter à
+ses propriétaires dans un délai très court.
+
+Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une
+table et en tira différents papiers:
+
+--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui
+fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pièces
+authentiques qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire,
+voyez, regardez.
+
+C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu jusque-là. Il se leva,
+mais, au lieu de venir à la table sur laquelle Lepargneux étalait ses
+pièces authentiques, il alla à la porte, et, la montrant par un geste
+énergique:
+
+--Sortez! dit-il.
+
+Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:
+
+--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut
+publier dans cette étude doit vous déshonorer, vous perdre à la Chambre
+et vous perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher le
+mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en
+vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez?
+
+--Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline d'une voix
+sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit.
+
+--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. Si vous n'avez
+pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements.
+
+--Sortez, sortez!
+
+--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille
+francs vous gênent, nous dirons soixante mille.
+
+Adeline montra la porte.
+
+--Nous dirons cinquante mille.
+
+Adeline revint vers la cheminée où un cordon de sonnette pendait le long
+de la glace.
+
+--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?
+
+Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser.
+
+--Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les fourrant dans sa
+serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage,
+entrepris dans votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux
+croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez que j'ai voulu
+uniquement vous sauver. La publication de cette étude ne commencera pas
+avant quelques jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix de
+la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, j'en suis sûr,
+écrivez-moi aux bureaux de l'_Honnête Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de
+rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.
+
+--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans
+le bureau.
+
+--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts
+dans son affaire.
+
+--Il tombait bien!
+
+--J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre dehors, dit Adeline
+pour expliquer ses éclats de voix s'ils étaient venus jusque dans le
+bureau.
+
+Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da
+répondre autrement à cette menace! Mais quelle autre réponse possible
+sans se déshonorer? car telle était la situation que, quoi qu'il fît,
+c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au dénouement: par
+lui-même s'il cédait, par ces misérables s'il résistait. Et quand
+il céderait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs,
+s'arrêteraient-ils là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os tant
+qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne
+pouvait faire que cette réponse, à chaque instant il se répétait la
+conclusion de Lepargneux: «Vous n'avez donc pas compris que cette étude
+doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à Elbeuf, tuer le député,
+ruiner le commerçant, empêcher le mariage de votre fille?»
+
+Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Où trouver
+assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman?
+
+Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus
+qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur
+de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture était
+visiblement déguisée:
+
+«Monsieur,
+
+«Il se prépare contre vous une machination pour vous faire chanter en
+vous menaçant de dévoiler certains procédés de jeu qui vous auraient
+fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher ces machinations
+s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me
+répondre: poste restante A.G. 913.»
+
+Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha même pas à imaginer quel
+pouvait être ce protecteur qui offrait «contre arrangement» d'arrêter
+ces machinations.
+
+Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, un second numéro du
+_François 1er_ qui annonçait que l'enquête qu'il avait commencée sur
+certains joueurs touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement
+le résultat... «étonnant».
+
+Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour
+ou l'autre le scandale éclaterait sans qu'il eût pu rien faire pour le
+prévenir.
+
+A la vérité, il y avait des heures où il se disait que ceux qui le
+connaissaient n'ajouteraient pas foi à ces accusations, et qu'à la
+Chambre pas plus qu'à Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire
+qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas,
+et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit,
+quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, même de ceux qui
+lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnés,
+ces 87,000 francs, cela était un fait certain, il les avait volés;
+comment faire croire qu'il n'était pas d'accord avec ceux qui lui
+avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications
+qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins
+invraisemblables pour ses amis, et pour les indifférents absurde.
+
+Cependant le temps de son congé touchait à sa fin, et il fallait qu'il
+rentrât à Paris; mais Paris maintenant était-il plus dangereux pour
+lui qu'Elbeuf où il avait cru trouver le repos et où il avait été si
+rudement poursuivi?
+
+Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration
+de son congé coïncidait une élection pour lui d'une grande importance:
+celle du président du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le
+portaient à cette présidence, son élection semblait assurée, il ne
+pouvait pas se dispenser de faire acte de présence.
+
+Il partit donc en promettant à Berthe de revenir dans quelques jours
+et de reprendre auprès de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas
+encore abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées.
+
+Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la Chambre, il s'imaginait
+que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient
+lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il était habitué. Au
+contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'éloignait de lui;
+pour un peu on lui eût tourné le dos.
+
+Comme il allait entrer dans le bureau où devait se faire l'élection, on
+lui remit une dépêche qu'il ouvrit: «Envoyons premier numéro de l'étude
+à Elbeuf, particulièrement et personnellement à M. Eck; il est temps
+encore.»
+
+L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent sur lui; il ne
+s'était pas donné la sienne, croyant avoir l'unanimité.
+
+--J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce
+qu'on raconte de l'_Épire_ vous fait le plus grand mal.
+
+Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la
+tête perdue; il ne lui restait qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le
+poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauvés.
+
+Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un
+bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine
+par accident.
+
+Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa
+femme, sa fille se dressèrent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner
+sans avoir assuré le mariage de sa fille?
+
+
+V
+
+Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa femme.
+
+«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel à passer la
+journée de demain avec nous.»
+
+Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une dépêche de ce genre
+voulait dire qu'après la paye, la famille montait dans la vieille
+calèche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à
+la gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les siens; par
+ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on
+s'éveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en
+pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse du Glayeul où, s'il
+y avait eu des glaïeuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y
+trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de
+l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceâtre.
+
+Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: à sept heures, la
+Maman, madame Adeline, Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et
+quand il descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva la
+charrette qui l'attendait: une heure après il arrivait au Thuit, et à
+la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir
+au-devant de lui.
+
+--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.
+
+--Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer
+ce retour sans que sa femme s'en étonnât.
+
+--Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter Michel pour demain! dit
+Berthe en se serrant contre lui.
+
+--Tu es contente?
+
+--Oh! cher papa!
+
+--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.
+
+--Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à placer son mot, elle a
+sauté de joie quand ma tante a lu ta dépêche.
+
+--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria Berthe.
+
+Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle à
+manger où le feu avait été allumé, bien qu'on fût déjà en avril, mais il
+ne voulût pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter Paris;
+au moins le dit-il.
+
+Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait jamais dans la
+chambre de sa mère, car la Maman s'endormait aussitôt qu'elle se mettait
+au lit, et il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement qu'il
+allait lui dire un bonjour matinal.
+
+Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, et le lendemain matin,
+quand tout le monde dormait encore dans le château, il frappa à la porte
+de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. Justement parce
+qu'elle s'endormait aussitôt qu'elle se couchait, la Maman se réveillait
+tôt, et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil:
+
+--Entre, dit-elle.
+
+Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les
+volets.
+
+--Que je te voie, dit-elle.
+
+Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du soleil levant
+emplirent la chambre de leur claire lumière rosée.
+
+Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa mère.
+
+--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.
+
+--Je vais comme toujours.
+
+Elle l'examina longuement.
+
+--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre ouverte; je ne
+te vois pas bien.
+
+--Ne vas-tu pas avoir froid?
+
+--Il fait un temps superbe.
+
+--L'air est vif.
+
+--Va donc.
+
+Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder l'entretien
+décisif qui devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes
+traits sont contractés! Tu n'es pas bien, mon garçon.
+
+--Mais si.
+
+--Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit
+de toi; quand tu étais petit et que tu devais être malade, je le voyais
+avant tout le monde, avant ton père, avant le médecin; je leur disais:
+«Constant va avoir quelque chose»; je ne me suis jamais trompée: les
+mères ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce
+n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les quinze jours que
+tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarqué que tu étais
+tantôt pâle, tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants où tu
+étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce qu'on te disait.
+
+A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait dans son esprit, qui,
+lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté.
+
+--Par tes affaires?
+
+--Par l'état de ma santé et par le mariage de Berthe.
+
+--Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle d'un accent attendri,
+à qui parleras-tu, si ce n'est à ta mère.
+
+--J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je
+peux être mort.
+
+--Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant!
+
+--La vérité; et la pensée que je peux partir sans que la vie de Berthe
+soit fixée, sans que son bonheur soit assuré m'est une angoisse....
+
+--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton âge!
+
+--Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je?
+
+--Mais qu'est-ce que tu as?
+
+Il hésita un moment:
+
+--Un anévrisme.
+
+--Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, qui en avait un, est
+mort à quatre-vingts ans passés.
+
+--Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, c'est que demain je
+peux être mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en
+étais pas sûr.
+
+-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant!
+
+L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur de sa pauvre vieille
+mère lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlât ainsi;
+cependant il faiblit et se penchant sur elle:
+
+--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je
+me trouverais dans de meilleures conditions si je n'étais pas tourmenté
+par cette pensée du mariage de Berthe qui m'enfièvre.
+
+--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait à
+elle-même, tu serais dans de meilleures conditions?
+
+--Tu sais que pour cette maladie les émotions sont mauvaises, et que les
+chagrins aggravent le mal.
+
+De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant à demi
+vers une image de la Vierge fixée au mur contre lequel son lit était
+appuyé, elle parut lui adresser une ardente prière; puis revenant vers
+son fils:
+
+--Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage.
+
+Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose
+que des mots entrecoupés.
+
+--Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-être
+aussi donner son salut; mais ce n'est pas à moi que je dois penser,
+c'est à toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne
+te voie plus ces yeux inquiets.
+
+Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme il se montrait mal à
+l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter.
+
+--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te
+calmera: maintenant tu vas être tranquille.
+
+Comme sa mère le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se
+calmer, le pouvait-il, quand à chaque pas, il se répétait qu'il fallait
+qu'avant le soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre
+un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre
+cette idée de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et
+le printemps qui dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de
+parfums sous le joyeux soleil du matin.
+
+Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait l'embrasser pour la
+dernière fois, et aussi sa pauvre mère et sa chère femme; cette maison
+qu'il s'était plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; ces
+arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait améliorés et qu'il
+aimait, c'était pour la dernière fois qu'il les voyait: tout, ces
+quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons
+verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, ces oiseaux qui
+chantaient, cette odeur de sève parlaient de renouveau, de force, de
+joie, de vie, et lui ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu
+à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur.
+
+Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même quand Berthe vint le
+rejoindre, toute fraîche, toute pimpante dans sa toilette printanière.
+
+--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, après l'avoir embrassé.
+
+--Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: ta grand'mère consent
+à votre mariage.
+
+Elle se jeta dans ses bras:
+
+--Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce premier élan de joie;
+qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré tout, doutais de toi!
+
+--C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais
+le sacrifice qu'elle a fait à ton bonheur.
+
+Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant de Michel, qui
+devait venir à pied par la Londe et le chemin de la forêt; et quand
+l'heure fut arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils
+partirent.
+
+Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de Berthe, rire comme
+elle, lui répondre, mais il y avait des moments où, malgré ses efforts,
+il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant même
+plus.
+
+Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme ils approchaient d'un
+carrefour où se croisaient plusieurs chemins, ils aperçurent Michel
+assis sur un tronc d'arbre couché dans l'herbe.
+
+--C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui cria Berthe.
+
+--C'est justement parce que je me suis trop dépêché que j'attendais
+qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, répondit Michel en venant
+vivement au-devant d'eux.
+
+--Si vous aviez su?... dit Berthe.
+
+Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans
+celle de Berthe.
+
+--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez
+être mariés; mais, aujourd'hui même, vous l'êtes pour moi et par moi;
+embrassez-vous, mes enfants.
+
+Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et il les fit marcher
+devant lui en les regardant.
+
+Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour
+elle au moins sa tâche était accomplie.
+
+Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs et la table en était
+couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la
+joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline,
+qui à chaque instant restait immobile à regarder les minutes fuir sur le
+cadran de la pendule; alors la Maman se disait:
+
+--Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher à la pensée de sa
+maladie.
+
+Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de
+jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel.
+
+Dans les sauts de la conversation, Michel demanda à Adeline ce que
+c'était un journal appelé l'_Honnête Homme_.
+
+--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons reçu chacun un
+exemplaire; il annonce une étude sur les cercles, avec des portraits
+que chacun reconnaîtra; vous me mettrez les noms sous ces portraits,
+n'est-ce pas?
+
+Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa femme posés sur lui,
+il n'avait pas tout de suite trouvé une réponse.
+
+--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il
+enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'intérêt.
+
+Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnête Homme_? il
+n'en avait parlé que par hasard.
+
+Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les bâtiments de la ferme à
+Michel, et, en causant d'un air indifférent, il demanda au fermier s'il
+avait toujours à se plaindre des lapins:
+
+--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon
+_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas.
+
+--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je
+vais vous en tuer quelques-uns à coup de fusil.
+
+--Oh! papa, dit Berthe.
+
+--Pendant que vous vous promènerez; vous me prendrez au retour.
+
+Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et
+Léonie restaient au château, il prit avec Berthe et Michel le chemin du
+parc.
+
+Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza ou de _cossard_,
+comme disait le fermier.
+
+--Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de
+fusil.
+
+Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe:
+
+--Embrasse-moi donc, dit-il.
+
+
+
+Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient en termes émus et
+respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'éminent député de la
+Seine-Inférieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins
+dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le
+canon en sautant un fossé, et le coup qui l'avait frappé à bout portant
+à la tête l'avait tué raide.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
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+Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
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+works. See paragraph 1.E below.
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Baccara
+
+Author: Hector Malot
+
+Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
+
+
+
+Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<h1>BACCARA</h1>
+
+<h2>HECTOR MALOT</h2>
+
+
+<h4>1886</h4>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3>
+
+<h4>I</h4>
+
+<p>Ouvrez les livres de géographie les plus complets,
+étudiez les cartes, même celle de l'état-major, et
+vous y chercherez en vain un petit affluent de la
+Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse
+ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et
+l'eau de Robec pour Rouen.&mdash;Cette rivière est le
+Puchot. Il est vrai que de sa source à son embouchure
+elle n'a que quelques centaines de mètres,
+mais si peu long que soit son cours, si peu considérable
+que soit le débit de ses eaux, ils n'en ont pas
+moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.</p>
+
+<p>Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives
+que se sont entassées les diverses industries de la
+fabrication du drap qui exigent l'emploi de l'eau, le
+lavage des laines en suint, celui des laines teintes,
+le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de
+la vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles
+manufactures l'abandonnent; encore n'est-il
+pas rare d'entendre dire par les <i>Puchotiers</i> que la
+petite rivière n'a pas été remplacée, et que si Elbeuf
+n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce
+qu'on a renoncé à se servir des eaux froides et limpides
+du Puchot, douées de toutes sortes de vertus
+spéciales qui lui appartenaient en propre. Mauvaises,
+les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi
+mauvaises que le sont les drogues chimiques qui
+ont remplacé dans la teinture le noir qu'on obtenait
+avec le brou des noix d'Orival.</p>
+
+<p>Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est
+aux abords de ses rives basses et tortueuses, au
+pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas du
+château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct
+qui descend de la forêt de la Londe, rue Meleuse,
+rue Royale, que peu à peu se sont groupés les fabricants
+de drap; et c'est encore dans ce quartier aux
+maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles
+étroites où les ruisseaux charrient des eaux rouges,
+bleues, jaunes quelquefois épaisses comme une
+bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre
+à foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui
+ont vécu jusqu'à nos jours.</p>
+
+<p>Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline
+(Constant), O. *, médailles A. 1827 et 1834, O.
+1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition universelle de
+1855, hors concours 1867, médaille de progrès
+Vienne, <i>nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots</i>»,
+occupe, impasse du Glayeul, une de ces
+cours étroites et noires; et c'est probablement la
+plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement
+à la révocation de l'Édit de Nantes, quand
+les grands fabricants qui avaient alors accaparé l'industrie
+du drap en introduisant les façons de Hollande
+et d'Angleterre, forcés comme protestants de
+quitter la France, laissèrent la place libre à leurs
+ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline;
+il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de
+cet esprit d'initiative et de prudence avisée qui est
+le propre du caractère normand: mais, lié par
+l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé,
+comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais
+s'établir maître à son tour, il serait resté ouvrier
+toute sa vie. Libéré par le départ de ses
+patrons, il avait commencé à fabriquer pour son
+compte des draps façon de Hollande et d'Angleterre,
+et il était devenu ainsi le fondateur de la maison
+actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre
+Adeline était venu après ceux-là; un quatrième
+après le troisième, et ainsi jusqu'à Constant Adeline,
+que le nom estimé de ses pères, au moins autant
+que le mérite personnel, avaient fait successivement
+conseiller général, président du tribunal de commerce,
+chevalier puis officier de la Légion d'honneur,
+et enfin député.</p>
+
+<p>C'était petitement que le premier Adeline avait
+commencé, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas
+s'il réussira, et il avait fallu des succès répétés pendant
+des séries d'années pour que ses successeurs
+eussent la pensée d'agrandir l'établissement primitif;
+peu à peu cependant ils avaient pris la place
+de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant
+en briques leurs bicoques de bois, montant étages
+sur étages, mais sans vouloir abandonner l'impasse
+du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. Il semblait
+qu'il y eût dans cette obstination une religion de
+famille, et que le nom d'Adeline formât avec celui
+du Glayeul une sorte de raison sociale.</p>
+
+<p>Pour l'habitation personnelle, il en avait été
+comme pour la fabrique: c'était impasse du Glayeul
+que le premier Adeline avait demeuré, c'était impasse
+du Glayeul que ses héritiers continuaient de
+demeurer; l'appartement était bien noir cependant,
+peu confortable, composé de grandes pièces mal
+closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin ni du
+bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs
+idées bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent
+amassé qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout
+dans l'importance, dans la considération commerciale
+qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés,
+pour eux tout était là, et ils n'épargnaient rien pour
+obtenir ce résultat, surtout ils ne s'épargnaient pas
+eux-mêmes: le mari travaillait dans la fabrique, la
+femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient
+du collège de Rouen, les filles du couvent des
+Dames de la Visitation, c'était pour travailler,&mdash;ceux-ci
+avec le père, celles-là avec la mère.</p>
+
+<p>Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de
+cette petite existence, qui d'ailleurs était celle de
+leurs concurrents les plus riches, mais à cette époque
+le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce
+qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le
+château du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde.
+A la vérité, ce nom de «château» les avait un moment
+arrêtés et failli empêcher leur acquisition;
+mais de ce château dépendaient une ferme dont les
+terres étaient en bon état, des bois qui rejoignaient
+la forêt de la Londe; l'occasion se présentait avantageuse,
+et les bois, la ferme et les terres avaient fait
+passer le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés
+de débaptiser et d'appeler «notre maison du
+Thuit», se gardant soigneusement de tout ce qui
+pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux
+châtelains: petits bourgeois étaient leurs pères,
+petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur
+ostentation dans la modestie.</p>
+
+<p>Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement
+amené avec elle de nouvelles habitudes.
+Jusque-là toutes les distractions de la famille consistaient
+en promenades aux environs le dimanche,
+aux roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en
+parties dans la forêt qui, quelquefois, en été, se prolongeaient
+par le château de Robert-le-Diable jusqu'à
+la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes.
+Mais on ne pouvait pas tous les samedis,
+par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller
+au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une voiture;
+on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion
+encore solide, si elle était ridicule; et, comme
+les harnais vendus avec elle étaient plaqués en argent,
+on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne restât
+que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les
+samedis, après la paye des ouvriers, la famille s'était
+entassée dans le vieux carrosse chargé de provisions,
+et par la côte de Bourgtheroulde, au trot pacifique
+de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison
+du Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les
+enfants passant leur temps à se promener à travers
+les bois, les parents parcourant les terres de la ferme,
+discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter,
+estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux
+extraits dans la semaine écoulée.</p>
+
+<p>Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de
+la fabrique elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées;
+le bien-être, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-là
+à peu près inconnus, avaient gagné petit à
+petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner
+le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement,
+avec indifférence, lassitude ou dégoût. A quoi
+bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
+jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient,
+ou les châteaux qu'ils se faisaient construire avec le
+faste de parvenus?</p>
+
+<p>Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement,
+et chez eux les habitudes, les usages, les procédés
+de la vieille maison étaient en 1830 ce qu'ils
+avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en
+1850. Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie,
+ils ne l'avaient point systématiquement repoussée
+mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment
+juste où ils auraient déchu en ne l'employant
+pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations
+coûteuses, s'étaient-ils contentés de louer à un
+voisin la force motrice nécessaire à la marche de
+leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents,
+les innovations, mauvaises pour eux. Ils
+étaient les plus hauts représentants de la fabrique
+en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient
+toujours été. Les manufactures puissantes qui
+s'étaient élevées autour d'eux ne les avaient point
+tentés. Ils n'enviaient point ces casernes vitrées en
+serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, vomissaient
+des tourbillons de fumée. C'était le chiffre
+d'affaires qui seul méritait considération, et le leur
+était supérieur à ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient
+donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle
+où les nombreuses opérations de la fabrication du
+drap, le dégraissage de la laine en suint, la teinture,
+le séchage, le cardage, la filature, le bobinage,
+l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le
+foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent
+au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez
+l'ouvrier même, et où la fabrique ne sert qu'à visiter
+les produits de ces diverses opérations et à
+créer la nouveauté au moyen de l'agencement des
+fils et du coloris.</p>
+
+<p>Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons
+de gagne-petit eussent peut-être amoindri et déconsidéré
+les Adeline, mais en Normandie on estime
+avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit.
+Quand on disait: «Voyez les Adeline», ce
+n'était pas avec pitié, c'était avec envie quelquefois
+et le plus souvent avec admiration. Avec eux on
+écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi
+bien que les parvenus fils d'<i>épinceteuses</i> ou de <i>rentrayeuses</i>
+qui, au lieu de continuer le commerce de
+leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels
+ou leurs châteaux.</p>
+
+<p>Constant Adeline, le chef de la maison actuelle,
+était le digne héritier de ces sages fabricants; d'aucun
+de ses pères on n'avait pu dire aussi justement
+que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on
+l'avait répété à satiété, à propos de tout, dans toutes
+les circonstances:&mdash;dès le collège où il s'était
+montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé
+de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier,
+heureux de trouver en lui un garçon élevé chrétiennement
+et de complexion religieuse, ce qui était
+rare dans la génération de 1830;&mdash;plus tard au
+tribunal de Commerce, au conseil général et enfin à
+la Chambre, où il était un excellent député, appliqué
+au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir,
+ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et
+alors se faisant écouter de tous, votant selon sa conscience
+tantôt pour, tantôt contre le ministère, sans
+qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt particulier
+pesât sur lui.</p>
+
+<p>A un certain moment cependant, ce modèle avait
+inspiré des craintes à ses amis. Après avoir travaillé
+quelques années dans la fabrique paternelle en sortant
+du collège, il avait fait un voyage d'études en
+Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait
+dit, à Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait;
+un acheteur en laines les avait rencontrés dans des
+casinos, où Adeline jouait gros jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si
+sage! La «femme galante», on la lui pardonnait; il
+faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?</p>
+
+<p>Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne
+s'en rapportant à personne pour sauver son fils.
+Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, soumis,
+repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé
+entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant
+pas le jeu; mais humilié d'avoir perdu son argent,
+il avait voulu le rattraper.</p>
+
+<p>On l'avait alors marié.</p>
+
+<p>Et depuis cette époque, il avait été, comme ses
+amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris,
+des fabricants, des juges au tribunal de Commerce,
+des conseillers généraux, des jurés d'exposition et
+et des députés.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez Adeline!</p>
+
+<p>Que lui manquait-il pour être l'homme le plus
+heureux du monde? N'avait-il pas tout,&mdash;l'estime,
+la considération, les honneurs, la fortune?&mdash;et une
+honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était
+pas considérable.</p>
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune
+des Adeline, là où l'on s'en tient aux apparences
+et où l'on répète consciencieusement les
+phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles
+valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune
+était monnaie courante de la conversation à
+Elbeuf, on continuait à s'en servir.</p>
+
+<p>Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond
+des choses, cette croyance à une fortune, solide et
+inébranlable, commençait à être amoindrie.</p>
+
+<p>A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé
+deux fils: Constant, l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf,
+et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec
+son frère, avait fondé à Paris une importante maison
+de laines en gros, si importante qu'elle avait des
+comptoirs de vente au Havre et à Roubaix, d'achat
+à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à Saratoff.
+Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité,
+c'était un ambitieux et un aventureux; la fortune
+gagnée dans le commerce petit à petit lui paraissait
+misérable, il lui fallait celle que donne en quelques
+coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être
+l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait
+laissé de grosses, de très grosses affaires engagées
+qui s'étaient liquidées par la ruine complète&mdash;la
+sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la
+vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors
+c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur
+avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la
+femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et
+la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses
+valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser
+par son fils aîné la part qui lui revenait dans la
+maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la
+demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner
+que la moitié de cette part; il l'avait donnée entière,
+autant par respect pour la volonté de sa mère que
+pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer
+au tableau des faillites.</p>
+
+<p>Un commerçant ne retire pas douze cent mille
+francs de ses affaires sans embarras et sans trouble,
+cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette
+saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de
+sa maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques
+bonnes années combleraient ce trou; il n'avait qu'à
+travailler.</p>
+
+<p>Mais justement à cette époque avait commencé
+une crise commerciale qui dure encore, et un changement
+radical dans la mode qui, à la nouveauté
+en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou
+quarante ans avec une supériorité reconnue, a fait
+préférer le tissu fortement serré en chaîne et en
+trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;&mdash;au
+lieu des bonnes années attendues, les mauvaises
+s'étaient enchaînées; au lieu de travailler pour
+combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour
+qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y
+avait-on pas réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup
+plus que pour les autres industries, les crises sont
+une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs,
+elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni,
+noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconvénient
+pour le fabricant que la perte d'intérêt de l'argent
+avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de
+nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit.
+Lorsque tout a été disposé par le fabricant pour
+faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine
+de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie;
+teinture de ces laines et de cette soie; filature selon
+l'effet cherché; tissage d'après certaines combinaisons
+déterminées pour le dessin, la force, la façon; apprêt
+spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles
+de la teinture, de la filature et du tissage&mdash;il faut
+que cette étoffe soit vendue à son heure précise et
+pour la saison en vue de laquelle elle a été créée, ou
+la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment
+la vendre quand, par suite d'une raison quelconque,
+crise commerciale ou changement de mode, les
+acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se présentent
+pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et
+tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas
+la responsabilité des crises commerciales, il n'est
+ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou
+écarte les maladies, les fléaux et les guerres.</p>
+
+<p>Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper
+de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse,
+du matin au soir, mais, pour passer ses journées
+au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant.
+Elbeuf n'est qu'à deux heures et demie de
+Paris; tous les samedis, après la séance, il prenait le
+train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui,
+où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là,
+le dîner retardé était un souper; et tout le monde,
+même la vieille madame Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre
+ans, infirme et paralysée des jambes,
+qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie
+Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de
+sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à
+table qu'après que le chef de la famille s'était assis
+à sa place, vide pendant toute la semaine; les visages
+étaient épanouis, et, malgré le retard qui avait dit
+aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne mangeait.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu, la Maman?</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du
+tapage à la Chambre cette semaine, tu as dû te brûler
+<i>les sangs</i>, c'est vraiment trop <i>arkanser</i>.</p>
+
+<p>La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé,
+sans se donner la peine de les modifier en
+rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la toilette
+que pour le langage et le parler: en été ses
+robes étaient en indienne de Rouen, en hiver en
+drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir garnis de
+dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à
+laquelle elle eût fait des concessions; et avec un
+accent traînant elle lâchait les mots de patois normand
+et les locutions elbeuviennes avec lesquelles
+elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements
+de ses petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en
+face, insinuaient adroitement que les <i>chaircuitiers</i>
+s'appelaient maintenant des charcutiers, que les
+<i>castoroles</i> sont devenues des casseroles, et que «ne
+rien faire de bon» vaut mieux qu'<i>arkanser</i>, qu'on
+doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le normand.</p>
+
+<p>Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait
+<i>arkansé</i>, car la Maman, assise du matin au soir dans
+son fauteuil roulant, lisait l'<i>Officiel</i> d'un bout à
+l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail,
+plus au courant de ce qui se passait à la Chambre
+que bien des députés. Quand son fils avait parlé,
+elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui
+avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant que
+tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un
+seul point, elle le blâmait&mdash;c'était sur tout ce qui
+touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc
+jamais la religion au-dessus de la politique? Quel
+chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât
+point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si
+pieux, quand il était petit!</p>
+
+<p>Respectueusement il se défendait, mais le plus
+souvent il cherchait à changer la conversation en
+faisant signe à sa femme ou à sa fille de venir à son
+secours; il en avait assez de la politique, et ce
+n'était point pour reprendre et continuer les discussions
+de la semaine qu'il avait hâte d'arriver chez
+lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans
+cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait
+été enfant, où il avait grandi, où son père était mort,
+où il s'était marié, où sa fille était née, où il n'y
+avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât
+au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide
+et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme
+ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces
+vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus,
+ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze
+doré à sujets mythologiques, ces fleurs en papier
+conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de
+sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier
+du petit appartement de garçon qu'il occupait
+dans une maison meublée de la rue Tronchet.
+Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait
+l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait
+mieux à se mettre à table que les bouffées chaudes
+qui le frappaient au visage quand il entrait dans les
+restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure
+qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme
+d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau
+s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien
+restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien,
+l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni;
+le commerçant remplaçait le député; il n'était plus
+que mari et père de famille.</p>
+
+<p>Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui
+déplaisait de retrouver à Elbeuf: c'était de paroles
+affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin,
+du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent,
+pendant que la Maman continuait ses discussions,
+ses approbations ou ses réprimandes, il
+oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en
+quelques mots distraits: «Oui, maman; non,
+maman; tu as raison, certainement, sans aucun
+doute.»</p>
+
+<p>C'était assez indifféremment qu'à son retour
+d'Allemagne il s'était laissé marier par son père avec
+une jeune fille née dans une condition inférieure à
+la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis
+vingt ans il vivait dans une étroite communion de
+sentiment et de pensée avec sa femme, car il s'était
+trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce
+de sa jeunesse était une femme douée de qualités
+réelles que chaque jour révélait: l'intelligence, la
+fermeté de la raison, la droiture du caractère, la
+bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable
+depuis son entrée dans la vie politique&mdash;le
+flair et le génie du commerce qui faisaient d'elle
+une associée à laquelle il pouvait laisser la direction
+de la maison aussi bien pour la fabrication que
+pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des
+affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait d'une
+main aussi habile que ferme celles de la fabrique;
+en vraie femme de commerce, comme il n'était pas
+rare d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux
+verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus
+maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir
+avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance,
+la comptabilité, la caisse et la paye
+qu'elle faisait elle-même.</p>
+
+<p>Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était
+cependant pas d'affaires qu'il avait hâte de s'entretenir
+en arrivant chez lui&mdash;ces affaires, il les connaissait,
+au moins en gros, par les lettres que sa
+femme lui écrivait tous les soirs; c'était sa femme
+même, c'était sa fille qui occupaient son coeur, et
+tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou
+moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une
+à l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait
+celle-là, et il n'était pas rare que tout à coup il s'interrompît
+pour se pencher vers elle et l'embrasser
+en la prenant dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du
+retour du papa?</p>
+
+<p>Il la regardait, il la contemplait avec un bon
+sourire, fier de sa beauté qui lui semblait incomparable;
+où trouver une fille de dix-huit ans plus
+charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux
+qu'il ne voyait chez aucune autre, une fraîcheur de
+carnation, une profondeur, une tendresse dans le
+regard vraiment admirables, et avec cela si bonne
+de coeur, si facile, si aimable de caractère!</p>
+
+<p>Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait
+aussi des mots affectueux pour la petite Léonie, sa
+nièce, âgée de douze ans, dont il était le tuteur et
+qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
+maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible
+de santé pour être envoyée à Rouen au couvent des
+Dames de la Visitation où toutes les filles des Adeline
+avaient été élevées.</p>
+
+<p>Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure
+était avancée; alors il roulait lui-même sa mère
+jusqu'à la chambre qu'elle occupait au rez-de-chaussée,
+de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle
+était paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe
+et Léonie, qui montaient à leurs chambres, il passait
+avec sa femme dans le bureau, et alors commençait
+entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui,
+plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.</p>
+
+<p>Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance,
+les carrés d'échantillons, ils pouvaient
+discuter sérieusement et se mettre d'accord sur ce
+qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui
+rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle
+voulait faire; à son tour, il racontait ses démarches
+à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait quels
+commissionnaires, quels commerçants il avait vus,
+et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu
+se procurer chez les marchands de drap et chez les
+tailleurs, ils les comparaient à ceux qui avaient été
+essayés chez eux.</p>
+
+<p>Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté
+ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée:
+la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer
+était décidée; mais des temps durs avaient
+commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées
+avec cette facilité: la consommation se ralentissant,
+il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter
+des acheteurs avec lesquels les petits fabricants
+seuls, forcés de courir des aventures, avaient
+consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites
+avaient été le résultat de ce nouveau système; elles
+s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment
+où la maison Adeline, autrefois si solide, avait
+eu de la peine à combiner ses échéances.</p>
+
+
+
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était
+réunie dans le bureau dont on venait de fermer les
+volets après le départ des ouvriers et des employés.
+Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de
+l'<i>Officiel</i>, Berthe tournait les pages d'un livre à
+images, devant un pupitre Léonie achevait ses devoirs,
+et en face d'elle madame Adeline couvrait
+de chiffres un cahier formé de lettres de faire part
+qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et
+économisaient une main de papier écolier. La cour
+si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors,
+on n'entendait que les rafales d'un grand vent
+de novembre, et dans le bureau que le poêle qui
+ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame
+Adeline courant sur la papier. De temps en temps
+elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un
+registre, puis le frôlement de sa main descendant le
+long des colonnes de ses additions, recommençait.
+C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le
+geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une
+main agitée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma
+bru? demanda la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui ne va pas!</p>
+
+<p>&mdash;Mais rien.</p>
+
+<p>Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de
+cette réponse, car évidemment, puisqu'il n'y avait
+pas d'erreur de caisse, quelque chose préoccupait sa
+bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa
+part de propriété dans la maison de commerce, elle
+n'avait plus la même liberté de parole. Ce remboursement
+ne s'était pas fait sans résistance, sinon
+chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au
+moins chez madame Adeline. Qu'une mère avec
+deux enfants donnât la moitié de sa fortune à l'un
+de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle
+voulût la donner entière en dépouillant ainsi l'un
+pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la bru s'était
+expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement.
+De ce jour, les relations entre elles avaient changé
+de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de
+la maison de commerce, elle était une associée, et
+on lui devait les comptes qu'on rend à un associé.
+Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient
+plus été communiqués, les comptes ne lui avaient
+plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle
+n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son
+fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle
+qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux;
+d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que
+cette liberté se montrait; sur la marche des affaires,
+ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre.
+Quand elle insistait près de Constant, il répondait
+invariablement que les choses allaient aussi bien
+qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et même
+la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et
+alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait
+si, en enlevant douze cent mille francs à
+son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation
+critique: les affaires allaient si mal, on parlait si
+souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée
+à voir autrefois venaient maintenant si rarement
+à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur
+sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été
+un soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie
+qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible.
+Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique
+n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus
+d'ordre; la surveillance était de tous les instants du
+haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que
+pour les petites choses; et dans tous les services on
+trouvait de ces économies ingénieuses que seules
+les femmes savent appliquer sans rien désorganiser
+et sans soulever des plaintes.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se
+contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son
+journal: cependant, il était certain qu'il se passait
+quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa
+bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique
+chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que
+personne savait se posséder, et ne dire comme ne
+laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.</p>
+
+<p>Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa
+lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les
+coups de plume qui rayaient le papier; à un certain
+moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une
+question:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?</p>
+
+<p>&mdash;MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs
+payements.</p>
+
+<p>Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui
+voudrait n'être pas interrompue; mais l'angoisse de
+la Maman l'emporta.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes engagée avec eux pour une grosse
+somme?</p>
+
+<p>&mdash;Assez grosse.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle vous manque pour votre échéance?</p>
+
+<p>&mdash;Constant doit m'apporter les fonds.</p>
+
+<p>Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha
+de remarquer le ton de cette réponse: quand son
+fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait
+être tranquille. La suspension de payement des
+frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer
+l'état nerveux de madame Adeline; ils étaient parmi
+les meilleurs clients de la maison, les plus anciens,
+les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par
+une diminution de vente importante. Sans doute
+cela était fâcheux, mais non irrémédiable; elle
+avait foi dans la maison de son fils au même point
+que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que
+la crise qu'on traversait ne dût bientôt prendre fin;
+les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il
+n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de
+vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur
+des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur
+maison assurée, elle serait contente et mourrait en
+paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas
+manqué une seule fois, excepté pendant ses couches,
+la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa
+piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations
+de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue
+prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires
+de son fils lui semblaient en danger. Bien
+qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût
+pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses
+lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait
+l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la
+verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse,
+avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux
+temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement
+pour son fils comme pour son pays natal.</p>
+
+<p>La plume de madame Adeline continuait à courir
+sur son brouillon quand dans la cour on entendit
+un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il
+y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte
+du bureau, où discrètement on frappa quelques
+coups.</p>
+
+<p>&mdash;Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se
+levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit
+toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sans doute, répondit madame Adeline,
+bien qu'un peu surprise qu'à cette heure on frappât
+â cette porte et non à celle de l'appartement.</p>
+
+<p>Les verrous furent promptement tirés et la porte
+s'ouvrit.</p>
+
+<p>-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.</p>
+
+<p>C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs,
+le père Eck, comme on l'appelait à Elbeuf, accompagné
+d'un de ses neveux.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ponchour, matemoiselle</i>, dit le père Eck avec
+son plus pur accent alsacien et en entrant dans le
+bureau, suivi de son neveu.</p>
+
+<p>L'oncle était un homme de soixante ans environ,
+rond de corps et rond de manières, court de jambes
+et court de bras, à la physionomie ouverte, gaie et
+fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le
+teint mat trahissaient tout de suite l'origine sémitique;
+le neveu, au contraire, était un beau jeune
+homme élancé, avec des yeux de velours, et des
+dents blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre
+des lèvres sanguines et une barbe noire frisée.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ponchour, mestames Ateline</i>, continua M. Eck,
+<i>Ponchour, matemoiselle Perthe</i>.</p>
+
+<p>Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence.</p>
+
+<p>-<i>Gomment</i>, continua-t-il, M. <i>Ateline</i> n'est <i>bas</i>-là,
+je <i>groyais</i> qu'il <i>tevait refenir te ponne</i> heure; et, en
+<i>foyant te</i> la lumière au <i>pureau</i>, j'ai <i>gru</i> que c'était lui
+qui <i>trafaillait; foilà gomment</i> j'ai frappé à cette <i>borte</i>;
+excusez-moi, <i>mestames</i>.</p>
+
+<p>Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car
+le bureau était meublé avec une simplicité véritablement
+antique: une table en bois noir, deux pupitres,
+des rayons en sapin régnant tout autour de
+la pièce pour les registres et la collection des échantillons
+de toutes les étoffes fabriquées par la maison
+depuis près de cent ans, quatre chaises en paille, et
+c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi
+à plus de trois cent millions d'affaires.</p>
+
+<p>C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis
+jusque-là en Alsace, avaient quitté leur pays pour
+venir créer à Elbeuf une grande manufacture de
+«draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et couleurs»,
+comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient,
+sans le secours d'aucun intermédiaire,
+toutes les opérations par lesquelles passe la laine
+brute pour être transformée en drap prêt à être livré
+à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en
+relations avec Constant Adeline, que son caractère
+autant que sa position mettaient au-dessus de l'envie
+et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient
+trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup
+d'autres fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces
+relations s'étaient continuées, s'étendant même aux
+familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait
+point vu madame Eck mère, une vieille femme de
+quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion
+juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; mais
+mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant
+Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les
+enfants, les deux frères Eck et les trois frères Debs
+avaient plus d'une fois dansé avec Berthe.</p>
+
+<p>Les politesses échangées, le père Eck prit son air
+bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame
+Adeline faisait ses chiffres:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Touchours à l'oufrage, matame Ateline</i>, dit-il,
+je <i>foutrais bien afoir</i> une <i>embloyée gomme fous</i> et...
+au même <i>brix</i>.</p>
+
+<p>Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il
+était toujours le premier à sonner la fanfare pour
+ses plaisanteries, sans s'inquiéter de savoir s'il n'était
+pas quelquefois le seul à les trouver drôles.</p>
+
+<p>Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils
+partaient, c'est-à-dire instantanément; il prit une
+figure grave, presque désolée:</p>
+
+<p>&mdash;<i>A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles</i>
+de MM. Bouteillier frères? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai reçu ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous safez</i> qu'ils <i>susbendent</i> leurs <i>bayements</i>?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qu'on m'écrit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que <i>fous</i> étiez engagés <i>afec</i> eux?</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement. Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous? Oh! non. Ils auraient <i>pien foulu</i>, mais
+nous n'avons <i>bas foulu</i>, nous. <i>Tebuis</i> trois ans, ils
+ne <i>m'insbiraient blus gonfiance</i>; c'était <i>tes chens</i> qui
+menaient <i>drop</i> de <i>drain: abbardement</i> aux Champs-Élysées,
+château aux <i>enfirons</i> de <i>Baris, filla</i> à Trouville,
+<i>séchour</i> à Cannes pendant l'hiver, cela ne <i>bouvait bas turer</i>.</p>
+
+<p>Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez
+gêné, et madame Adeline l'était aussi jusqu'à un
+certain point, se demandant ce que pouvait signifier
+cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux
+procédés de teinture? demanda-t-elle en portant la
+conversation sur un sujet de leur métier, qui pouvait
+fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs
+elle était bien aise de tirer au clair.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! <i>drès satisvait</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela vous revient vraiment moins cher que,
+chez MM. Blay?</p>
+
+<p>Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma,
+et ce fut seulement après quelques secondes
+de réflexion qu'il se décida:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Matame Ateline, matame Adeline</i>, je ne <i>beux bas
+fous tire, l'infentaire</i> n'a <i>bas</i> été <i>vait</i>.</p>
+
+<p>Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite
+qu'on aurait pu croire à sa sincérité, mais il la compromit
+malheureusement en se hâtant de changer
+de sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Quand <i>fous foutrez fenir</i> à la maison, <i>chaurai</i>
+le <i>blaisir</i> de <i>fous</i> montrer ça; mais ce que je <i>foutrais
+pien fous</i> montrer, c'est nos nouveaux métiers-fixes
+à <i>filer</i>; c'est <i>fraiment</i> une <i>pelle infention</i>; seulement
+<i>tepuis</i> un an que nous les avons installés, tous les
+fils cassaient, nous allions faire <i>bour</i> cinquante mille
+<i>vrancs</i> de <i>véraille</i>, quand mon <i>betit</i> Michel a <i>drouvé</i>
+un <i>bervectionnement</i> aussi simple que <i>barvait</i>; il faut
+voir ça; je lui ai fait <i>brendre</i> un <i>prefet</i>. Il a vraiment
+le <i>chénie</i> de la mécanique, ce garçon-là.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que M. Michel va directement exploiter
+son brevet?</p>
+
+<p>&mdash;Il le <i>fentra</i>; tous les Eck, tous les Debs restent
+ensemble, <i>touchoure</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit
+Michel en riant et en répétant une plaisanterie qui
+était spirituelle à Elbeuf.</p>
+
+<p>Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant,
+vint auprès de madame Adeline: </p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je <i>bourrais fous tire</i> un mot en <i>barticulier</i>?</p>
+
+<p>Passant la première, madame Adeline le conduisit
+dans le salon.</p>
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>&mdash;Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?</p>
+
+<p>Ce fut la question que madame Adeline, troublée,
+se posa, mais qu'elle eut la force, cependant, de
+retenir pour elle.</p>
+
+<p>Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de
+M. Eck, qu'elle savait droit en affaires, brave homme
+et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait
+été si souvent, en ces derniers temps, frappée de
+coups qui s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient
+précisément d'où on n'aurait pas dû les attendre,
+qu'elle se tenait toujours et avec tous sur
+ses gardes, inquiète et craintive.</p>
+
+<p>Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient
+depuis longtemps des essais pour fabriquer la
+nouveauté mécaniquement et en grand comme ils
+fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette
+visite étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui
+savaient si bien s'outiller et qui réussissaient quand
+tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer des
+concurrents qui rendraient plus difficile encore la
+marche de ses affaires!</p>
+
+<p>Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la
+situation politique de son mari qu'il venait lui signaler
+dans un sentiment de bienveillance amicale?</p>
+
+<p>De quelque côté que courût sa pensée, elle ne
+voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l'heureux;
+et ce qui augmentait son trouble, c'était de
+voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette
+physionomie ordinairement ouverte et gaie.</p>
+
+<p>Elle s'était assise en face de lui, le regardant,
+l'examinant, et elle attendait qu'il commençât; ce
+qu'il avait à dire était donc bien difficile?</p>
+
+<p>Enfin il se décida:</p>
+
+<p>&mdash;Quand nous nous sommes expatriés <i>pour fenir
+à Elpeuf</i>, nous n'<i>afons pas drouvé</i> ici tout le monde
+bien <i>tisposé</i> à nous recevoir. On <i>tisait</i>: «Qu'est-ce
+qu'ils <i>fiennent</i> faire; nous n'<i>afons bas pesoin t'eux</i>?
+M. <i>Ateline</i> n'a <i>bas</i> été parmi ceux-là, au <i>gontraire</i>, il
+n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés
+et aussi pour sa ville où nous apportions du <i>trafail</i>;
+et cela, <i>matame</i>, nous a été au coeur; <i>tans</i> la position
+où nous étions, quittant notre pays, recommençant
+la vie à un âge où beaucoup ne <i>bensent blus</i> qu'au
+repos, nous <i>afons</i> été heureux de <i>troufer</i> une main
+loyalement <i>ouferte</i>.</p>
+
+<p>Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude
+de madame Adeline se détendit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand l'année <i>ternière</i>, continua M. Eck, nous
+<i>afons</i> eu le chagrin de perdre mon <i>peau</i>-frère Debs,
+nous <i>afons</i> encore retrouvé M. <i>Ateline. Fous safez</i> ce
+qui s'est passé à ce moment et comment des gens se
+sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles
+convenables; on <i>tisait</i>: «Quel besoin d'honorer ce
+<i>chuif</i> qui est <i>fenu</i> nous faire concurrence?» Toutes
+sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés contre
+le <i>chuif</i> autant que contre le fabricant, et ceux-là
+mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont
+mis en arrière. M. <i>Ateline</i> était alors à <i>Baris</i>, retenu
+<i>bar</i> les travaux de la Chambre, et il <i>bouvait</i> très <i>pien</i>
+y rester s'il avait <i>foulu</i>. Mais, <i>aferti</i> de ce qui se passait
+ici,&mdash;peut-être même est-ce <i>bar fous, matame</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai que je lui ai écrit.</p>
+
+<p>M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua
+respectueusement:</p>
+
+<p>&mdash;J'aime à <i>safoir</i>, comme je m'en <i>toutais</i>, que c'est
+<i>fous</i>. Enfin, <i>aferti</i>, il a quitté <i>Baris</i> et sur cette
+tombe, lui député, il n'a pas craint de <i>tire</i> ce qu'il
+pensait d'un honnête homme qui avait apporté ici
+une industrie faisant vivre <i>blus</i> de mille personnes,
+dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela
+il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans
+notre coeur, le mien et celui de tous les membres de
+notre famille.</p>
+
+<p>Il fit une pause, ému bien manifestement par ces
+souvenirs; puis reprenant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne <i>fous temantez</i> pas, <i>matame</i> pourquoi je rappelle
+cela; <i>fous</i> allez le savoir; c'est pour <i>fous</i> le <i>tire</i>
+que je <i>bous</i> ai demandé ce moment d'entretien <i>bartigulier</i>.
+Après ces <i>exbligations, fous gomprenez</i> quelle
+estime nous avons pour M. <i>Ateline</i> et <i>tans</i> quels
+termes nous <i>barlons</i> de lui: ma mère, ma soeur, ma
+femme, mes fils, mes <i>nefeux</i> et moi-même; il n'est
+<i>bersonne</i> à <i>Elpeuf</i> pour qui nous avons autant d'estime
+et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce
+qui vous touche nous intéresse et <i>pien</i> souvent nous
+nous sommes <i>réchouis</i> en apprenant une <i>ponne</i> affaire
+pour <i>fous</i>, comme nous nous sommes affligés
+en en apprenant une mauvaise:&mdash;ainsi celle de ces
+Bouteillier.</p>
+
+<p>Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout
+cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si
+évidentes que son inquiétude devait se calmer
+comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers
+mots, qui semblaient une entrée en matière
+pour une question d'argent, ses craintes la reprirent.
+Ces protestations de sympathie et d'amitié qui
+se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles
+aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck,
+qui n'était pas un méchant homme avait voulu
+adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation
+de voir partout le danger.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, continua M. Eck, il n'y a <i>bas pésoin</i>
+d'être dans des conditions <i>bartigulières</i> pour
+être charmé en voyant mademoiselle <i>Perthe</i>: c'est
+une <i>pien cholie</i> personne... qui sera la fille de sa
+mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît
+pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit
+par elle, mais combien <i>blus</i> fortement doit-il l'être
+quand il partage les sentiments que je <i>fiens</i> de <i>fous</i>
+exprimer. C'est <i>chustement</i> le cas de mon <i>betit</i> Michel;
+je <i>tis betit</i> parce que je l'ai vu tout <i>betit</i>, mais
+c'est en réalité un sage garçon plein de sens, un
+travailleur, qui nous rend les <i>blus</i> grands services
+dans notre fabrique, et qui est <i>pien</i> le caractère le
+<i>blus</i> aimable, le <i>blus</i> facile, le <i>blus</i> affectueux, le <i>blus</i>
+égal que je <i>gonaisse</i>. Enfin <i>pref</i> il aime <i>matemoiselle
+Perthe</i>, et je vous <i>temande</i> pour lui la main de <i>fotre</i>
+fille.</p>
+
+<p>Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame
+Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre
+très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine
+prospérité, descendant un peu quand cette prospérité
+avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient
+baissé, jamais elle n'avait eu l'idée de Michel Debs.
+Un juif!</p>
+
+<p>Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait,
+en fut frappé.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Je fois</i>, dit-il, que <i>fous</i> pensez à <i>matame Ateline</i>
+mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa
+religion. Nous aussi nous <i>afons</i> notre mère qui pour
+notre religion n'est pas moins rigoureuse que la
+vôtre. C'est ce que j'ai <i>tit</i> à mon <i>betit</i> Michel quand
+il m'a <i>barlé</i> de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la
+grand'mère de <i>mademoiselle Perthe</i>, hein!»</p>
+
+<p>Justement après être revenue un peu de son
+étourdissement, c'était à ces grand'mères qu'elle
+pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.</p>
+
+<p>De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle
+vivait cloîtrée comme une femme d'Orient, tout le
+monde racontait des histoires que le mystère et l'inconnu
+rendaient effrayantes.</p>
+
+<p>Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille
+femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa
+religion? De quel oeil regarderait-elle une chrétienne
+à sa table, elle qui ne mangeait que de la
+viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur,
+ouvrier alsacien versé dans les rites, qu'elle avait
+fait venir exprès?</p>
+
+<p>Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter
+les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline
+n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des
+bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et ne
+pas en être frappée.</p>
+
+<p>Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on
+s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour où
+cette vieille femme s'était installée dans sa maison,
+son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi
+à la critique. C'était monnaie courante de la conversation
+de raconter qu'elle se faisait apporter le
+gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât;&mdash;qu'elle
+ne mangeait pas des poissons sans écailles;
+qu'on faisait traire son lait directement de la vache
+dans un pot lui appartenant;&mdash;qu'elle avait une
+vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;&mdash;que
+le poisson seul pouvait être arrangé au beurre,
+à l'huile ou à la graisse;&mdash;que, dans les repas où
+il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage,
+ni laitage, ni gâteaux;&mdash;qu'on préparait sa nourriture
+le vendredi pour le samedi, et, comme ce
+jour-là les Israëlites ne doivent pas toucher au feu,
+on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur
+cette plaque on plaçait le vase contenant les mets
+tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des
+mains juives;&mdash;enfin, que ses cheveux coupés
+étaient recouverts d'un bandeau de velours, et
+qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser
+pousser leurs cheveux.</p>
+
+<p>Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations,
+mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme
+de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le
+connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt
+ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère
+pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme
+d'un juif! Si bien dégagée qu'elle fût de certains
+préjugés, elle ne l'était point encore de celui-là.
+Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son
+monde n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas
+à Elbeuf.</p>
+
+<p>Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir,
+il continuait:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pien</i> entendu, Michel n'a jamais entretenu
+<i>matemoiselle Perthe</i> de son amour, c'est un honnête
+homme, un <i>calant</i> homme, croyez-le, <i>matame Ateline</i>.
+Je ne <i>tis</i> pas que ses yeux n'aient pas <i>barlé</i>, mais
+ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle
+cependant qu'elle est aimée, car les jeunes filles
+sont bien fines pour <i>teviner</i> ces choses, mais elle ne
+le sait pas par des <i>baroles</i> formelles. Michel a <i>foulu</i>
+qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est
+là ce qui m'amène chez vous. J'espérais trouver
+M. <i>Ateline</i>; et Michel, qui ne manque pas les occasions
+où il peut voir <i>matemoiselle Perthe</i>, a tenu à
+m'accompagner, <i>pien</i> que cela ne soit peut-être pas
+très convenable. Le hasard a <i>foulu</i> que M. <i>Ateline</i>
+fût absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu <i>fous</i>
+adresser ma demande: en ces circonstances une
+mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez
+à <i>M. Ateline</i> et, si <i>fous</i> le jugez <i>pon</i>, à <i>matemoiselle
+Perthe</i>. Pour Michel, je <i>fous</i> prie d'insister sur son
+amour; c'est sincèrement, c'est <i>tentrement</i> qu'il aime
+et <i>bour</i> lui ce n'est pas un mariage de convenance,
+c'est un mariage d'inclination. <i>Bour</i> moi, je vous
+prie d'insister sur l'honneur que nous attachons à
+unir notre famille à la vôtre. Je veux vous <i>barler</i>
+franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas <i>d'ampition</i>
+et ne recherche pas une alliance avec M. <i>Ateline</i>
+parce qu'il est député et sera un jour ou l'autre
+ministre; je suis <i>técoré</i> et n'ai rien à attendre du
+gouvernement; quant à la situation de nos affaires,
+elle est <i>ponne</i>; là où d'autres <i>berdent</i> de l'argent,
+nous en gagnons; les inventaires vous le <i>brouferont</i>,
+quand nous pourrons vous les communiquer, vous
+verrez, vous verrez qu'elle est <i>ponne</i>.</p>
+
+<p>Il se frotta les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est <i>ponne</i>, elle est <i>ponne</i>; la maison Eck
+et Debs est organisée pour bien marcher, elle
+marchera et durera tant qu'il y aura un Eck, tant
+qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois
+pas que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que
+nous cherchons uniquement dans ce mariage, c'est
+l'honneur d'être de <i>fotre</i> famille: le père Eck ne <i>fiffra</i>
+pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, et
+alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale:
+<i>Eck et Debs-Ateline</i>? La <i>fieille</i> maison continuerait;
+le <i>fieil</i> arbre repousserait avec des rameaux
+nouveaux; les enfants de Michel seraient des <i>Ateline</i>.</p>
+
+<p>Sur ce mot, il se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame
+Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Non; je remets notre cause entre vos mains,
+elle sera mieux <i>blaidée</i> que je ne la <i>blaiderais</i> moi-même.</p>
+
+<p>Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent
+Léonie, la figure épanouie par un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>fois</i> qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a
+taillé une <i>ponne pafette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.</p>
+
+<p>&mdash;Il est <i>pien</i> heureux, Michel, de faire rire les
+<i>cholies</i> filles; et qu'est-ce donc qu'il vous contait?</p>
+
+<p>&mdash;Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois
+mettaient des gants; le savez-vous, monsieur Eck?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, <i>matemoiselle</i>; de mon temps, les
+sciences historiques n'étaient pas aussi avancées
+que maintenant, et nous ne savions pas que les
+Carthaginois se <i>cantaient</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les
+Romains.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas
+compris.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant
+avec un sourire d'excuse à madame Adeline,
+mademoiselle Léonie faisait un devoir sur Annibal
+qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu
+l'égayer. Je crois que maintenant elle n'oubliera
+plus Annibal.</p>
+
+<p>&mdash;M. Michel sait trouver un mot agréable pour
+chacun, dit la maman.</p>
+
+<p>Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux,
+et à leur éclat il était évident que, pour Berthe aussi,
+Michel avait trouvé quelque chose d'agréable,&mdash;mais
+à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie.
+L'aimait-elle donc?</p>
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit
+pas son travail; elle n'avait plus la tête aux
+chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait marché.</p>
+
+<p>On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère
+dans la salle à manger, et madame Adeline, qui,
+pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas moins
+la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt
+pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint
+dans la salle à manger attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment va le cartel? demanda la Maman;
+est-ce qu'il n'avance pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme
+Saint-Étienne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il
+manqué le train?</p>
+
+<p>Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude
+évidente, en regardant sa belle-fille, qui,
+elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.</p>
+
+<p>Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit
+des pas pressés dans la cour, Berthe courut
+ouvrir la porte du vestibule.</p>
+
+<p>Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à
+manger, tenant dans sa main celle de sa fille; tout
+de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, puis, après
+avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa
+de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et
+de son chapeau, que lui prit Léonie.</p>
+
+<p>Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des
+vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles
+bûches de charme avec une longue flamme blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses
+deux mains largement ouvertes devant la flamme.</p>
+
+<p>Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale
+anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu'elles
+n'osaient pas lui demander franchement; ce visage
+épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun
+tourment.</p>
+
+<p>Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant
+sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et
+en tira cinq liasses de billets de banque qu'il tendit
+à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Serre donc cela, dit-il.</p>
+
+<p>La Maman laissa échapper un soupir de soulagement;
+madame Adeline ne dit rien, mais à l'empressement
+avec lequel elle prit les billets et à la façon
+dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on
+pouvait deviner son émotion et son sentiment de
+délivrance.</p>
+
+<p>Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle
+à manger; on se mit à table.</p>
+
+<p>Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles
+passèrent avant la politique, et la Maman fut la
+première à mettre la conversation sur les frères
+Bouteillier:</p>
+
+<p>&mdash;Comment une maison aussi vieille, aussi honorable,
+a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe?</p>
+
+<p>&mdash;L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas
+une maison, répondit Adeline, c'est même quelquefois
+le contraire qu'elles produisent.</p>
+
+<p>Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant
+plus qu'ordinairement il était d'une extrême
+bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises,
+avec l'indulgence d'une douce philosophie,
+en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se
+fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui
+qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même
+d'atténuer ce mot qui lui avait échappé: la catastrophe
+qui frappait les Bouteillier n'était pas ce qu'on
+avait dit tout d'abord: c'était une suspension de
+payement, non une banqueroute avec insolvabilité
+complète; il paraissait même certain que les payements
+reprendraient bientôt et qu'on perdrait peu
+de chose avec eux.</p>
+
+<p>Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva
+ce que les cinq liasses de billets de banque avaient
+commencé; la conversation, d'abord tendue et sur
+laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on
+ne voulait pas s'expliquer franchement, reprit son
+cours habituel.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de
+Michel Debs, répondit madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline
+d'un ton indifférent en se versant à boire.</p>
+
+<p>Cette question fit relever la tête à la Maman, qui
+maintenant qu'elle était débarrassée de l'angoisse
+de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient
+cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi
+le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A
+son âge, ce juif n'aurait-il pas pu avoir le respect de
+la vieillesse?</p>
+
+<p>&mdash;Je te conterai cela après dîner, dit madame
+Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma
+chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Maman! s'écria Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop,
+dit madame Adeline sans s'émouvoir. Je demande
+qu'au lieu de vous retirer dans votre chambre après
+le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.</p>
+
+<p>Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse
+de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa
+bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge
+entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par
+une diversion plus ou moins adroite; il recourut à
+ce moyen:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à
+toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me
+promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi,
+mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes
+élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les
+redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu
+qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui
+s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu
+peux donc faire la tienne comme tu voudras.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant,
+une longue, une moyenne et une courte?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle
+à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est
+fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.</p>
+
+<p>Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était
+acquitté de deux commissions dont elle l'avait
+chargé: il avait acheté l'<i>Atlas</i> qu'elle désirait et commandé
+une boîte de pastels telle que la voulait papa
+Nourry.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense qu'il en sera content et te mettra tout
+de suite à dessiner ses oiseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!</p>
+
+<p>Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire;
+le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et
+fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la
+présence de la Maman qui empêchait de parler de la
+visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris
+et ne voulait pas retarder le moment des explications.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, dit-elle à sa cousine.</p>
+
+<p>Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline
+poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont
+madame Adeline fermait la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... M. Eck est venu me demander la
+main de Berthe pour son neveu Michel.</p>
+
+<p>&mdash;Le père Eck! s'écria Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses
+mains que l'indignation rendait tremblantes.</p>
+
+<p>Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un
+Allemand!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus
+Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et
+qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt
+à être Prussien, il ne le serait pas?</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il ne l'est pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas
+juif!</p>
+
+<p>&mdash;Assurément non.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire
+cette injure!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis au moins aussi surpris que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que
+c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où
+depuis quatre ans je reste inerte.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire
+injure?</p>
+
+<p>&mdash;Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas
+voulu; l'injure n'en existe pas moins.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme dans la position de M. Eck ne nous
+fait pas injure en nous demandant la main de notre
+fille.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa
+religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est
+aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que
+c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est
+plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il
+n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il
+occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la
+haut commerce, l'industrie.</p>
+
+<p>Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la
+violence passionnée que sa mère y mettait, il prit
+un ton enjoué:</p>
+
+<p>&mdash;Si les choses marchent du même pas, il est facile
+de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui
+sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières
+représentations: en tête des personnes citées,
+ce sont des juifs que tu trouveras.</p>
+
+<p>Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée,
+je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je
+n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis
+plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et
+jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah!
+Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces
+avocats et ces journalistes habitués à discuter le
+pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de
+bonnes raisons pour une opinion que pour une
+autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un
+incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne
+sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la
+tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il
+doit être écrasé.</p>
+
+<p>Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne
+avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil,
+quand elle ne voulait point appeler pour qu'on
+le roulât; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse,
+elle frappa le parquet avec une énergie qui
+disait celle de sa volonté.</p>
+
+<p>&mdash;Il doit être écrasé.</p>
+
+<p>Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir
+écraser un être vivant, le père Eck, sans doute,
+ou son neveu, plutôt qu'une chose idéale&mdash;ce mal
+qui l'enflammait.</p>
+
+<p>Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait;
+aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse,
+tâchait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas
+céder, de laisser tomber la conversation ou de la
+détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui
+ferait rien abandonner de ses idées; et d'autre part,
+il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne
+tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas une
+discussion plus ou moins théorique qui était soulevée,
+c'était une affaire personnelle, qui pouvait
+être la plus grave pour sa fille&mdash;celle de sa vie
+même.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te
+laisse pas emporter par ton premier mouvement;
+avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons
+dans quelles conditions elle se présente.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.</p>
+
+<p>Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton
+entretien avec M. Eck.</p>
+
+<p>Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât
+son récit autant qu'elle le pourrait: pendant
+ce temps, sa mère se calmerait sans doute.</p>
+
+<p>Madame Adeline comprit ce que son mari voulait
+et rapporta à peu près textuellement les paroles de
+M. Eck.</p>
+
+<p>Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre;
+aux premiers mots elle lui coupa la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils
+sentirent la répulsion qu'ils inspiraient en venant
+s'établir ici pour ruiner d'honnêtes gens par la concurrence.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue,
+ou nous ne saurons rien.</p>
+
+<p>Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite
+la Maman interrompit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de
+leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de
+ton discours; ah! si tu m'avais écouté!</p>
+
+<p>Quand madame Adeline appuya sur l'estime que
+tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline,
+la Maman secoua la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire
+vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu
+le fais.</p>
+
+<p>Madame Adeline continua lentement et la Maman
+fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru
+répéta les paroles même qui avaient été la conclusion
+du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise
+raison sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre
+repousserait avec des rameaux nouveaux», elle
+poussa un cri d'indignation:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent
+s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont
+bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison
+qu'il leur faut.</p>
+
+<p>Après cette explosion, il y eut un moment de silence:
+la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher
+et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres
+sans former des mots distincts. Tout à coup
+elle prit la main de son fils violemment:</p>
+
+<p>&mdash;Constant, la vérité: on me la cache ici, ta
+femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment
+vont tes affaires? Tu es donc bien malade que
+ces gens pensent pouvoir hériter de toi?</p>
+
+<p>Il hésita un moment en regardant sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre
+conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge,
+ne répondras-tu pas à ta mère?</p>
+
+<p>Il hésita encore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement,
+tendrement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+
+
+
+<h4>VI</h4>
+
+
+<p>La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant,
+avait tendu la main à son fils, et comme il était
+venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la main qu'il
+lui avait donnée entre les siennes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre
+garçon!</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir
+consulté sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai
+que nous t'avons caché la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure
+confidente que ta mère, un autre soutien?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as
+besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposée
+à te donner la fièvre. A quoi bon te tourmenter
+pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de
+peu de durée?</p>
+
+<p>&mdash;Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance;
+je n'avais pas mérité que tu me fisses injustement
+ce chagrin; m'éloigner de toi, nous séparer, je ne
+comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.</p>
+
+<p>Madame Adeline avait pour principe de ne jamais
+intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais
+c'était à condition que d'une façon directe ou indirecte
+elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans
+ces derniers mots elle vit une allusion à son influence
+et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi, Maman, de vous faire observer
+qu'il nous était bien difficile de nous plaindre de
+nos embarras, sans paraître en faire remonter la
+responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé
+pour vous rembourser votre part, car c'est à
+partir de ce moment même que notre gêne a commencé.
+Nous avions compté sur de bonnes années;
+nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque
+perte ou à chaque inventaire vous dire: «Voilà la
+situation!» Cela eût-il été discret et délicat? Nous
+ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas
+plus influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela
+s'est fait tacitement, spontanément entre nous. D'ailleurs
+je pensais comme lui que ce n'était vraiment
+pas la peine de vous tourmenter pour des embarras
+qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas
+devoir durer.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand vous avez vu qu'ils duraient?</p>
+
+<p>&mdash;Il était trop tard pour vous porter un si gros
+coup.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, quels sont-ils?</p>
+
+<p>Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit
+la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante
+mille francs que j'ai remis à Hortense en arrivant;
+d'où crois-tu qu'ils viennent?</p>
+
+<p>&mdash;De chez un banquier?</p>
+
+<p>&mdash;De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop
+fort. En réalité, de chez une simple connaissance ù
+qui je n'aurais jamais pensé à m'adresser, qui est
+venue à moi et qui m'a presque fait violence pour
+que j'accepte ce prêt.</p>
+
+<p>Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il
+voulut tout de suite la rassurer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai
+parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte
+de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du
+monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez
+M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme
+toujours s'y trouvait. On n'a guère parlé que de la
+débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde
+parisien une place égale à celle qu'ils occupaient
+dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans
+lequel elle me mettait, je n'ai pas caché qu'elle était
+un coup sensible pour nous et qui se produisait
+aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti,
+M. de Mussidan m'a accompagné; nous avons causé
+des Bouteillier, longuement causé: très galamment
+il s'est mis à ma disposition, en me demandant
+d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux
+de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme
+aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai
+refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé
+ses offres de services d'une façon si pressante
+que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs;
+il se serait fâché si j'avais persisté dans mon refus.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Qui serait étonnant de la part de tout autre,
+mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je
+vous le répète, le plus charmant homme que j'aie
+rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir
+dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a
+témoigné autant de sympathie; s'il connaissait Berthe,
+je croirais qu'il veut être mon gendre.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être veut-il être tout simplement celui de
+la maison Adeline, dit la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose
+à un jeune homme lancé comme lui et vivant
+dans un monde où la gloire des maisons de commerce
+n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses
+sont ainsi: c'est lui qui m'a prêté ces cinquante
+mille francs, et il nous rend un service dont nous
+devons lui être reconnaissants.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas
+pouvoir trouver cinquante mille francs? s'écria la
+Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré
+à celui qui m'épargne le souci de les chercher. Au
+lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle
+on sait que nous sommes pris, il est bon
+qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis
+avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs;
+notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé;
+la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de
+respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les
+Bouteillier reprennent leurs payements.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, demanda la Maman, comment cette
+situation s'est-elle créée? comment en est-elle arrivée
+là?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant
+la tête d'un geste découragé.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à
+dire contre Hortense, elle administre aussi bien que
+possible.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'administration seule pouvait faire la fortune
+d'une maison, la nôtre serait superbe; malheureusement
+elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut
+des circonstances, et la direction a été mauvaise,
+comme les circonstances depuis quelques années ont
+été désastreuses.</p>
+
+<p>&mdash;La direction mauvaise! interrompit la Maman;
+mais c'est toi le directeur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me
+suis endormi dans le succès, comme d'autres que
+moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions bien,
+nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien
+faire; que nous aurions toujours l'exportation, et
+que nous battrions l'importation parce que nous lui
+étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure
+que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et
+l'importation nous bat, parce qu'en France on aime
+le nouveau et l'original, et que les commissionnaires
+comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix
+qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la
+valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans
+notre supériorité, et au lieu de développer par la
+science professionnelle le sens de la transformation
+et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le
+passé, sur le <i>foulé</i>, sans nous apercevoir que le <i>foulé</i>
+ne pouvait pas être éternel, La mode n'en veut plus;
+nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions
+bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous
+les vendons à perte? C'est là que ma direction a été
+mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit
+en artiste, non en commerçant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as été un Adeline, dit la Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline
+des temps passés, d'autres étaient des hommes de
+leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester
+tranquilles comme moi. On nous oppose souvent
+Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout
+pour son flair à imiter et à perfectionner les tissus,
+à transformer son outillage pour lui faire produire
+l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune
+industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit
+d'initiative qui lui ont fait produire l'article de
+Lyon pour l'ameublement et la soierie légère, l'article
+de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des
+métiers mécaniques la dentelle et la robe en laine
+et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace,
+la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent
+à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se
+mettra à l'emballage qu'il tissera aussi bien que
+les étoffes de prix. Le jour où la mode a décidé
+que les vêtements de femme serait en petite draperie,
+Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a
+pris aux Anglais la draperie nouveauté pour
+hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à meilleur
+marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence
+contre nous, aidé par les tailleurs qui
+achètent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le
+revendent comme anglais au prix qu'il veulent;
+c'est vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic
+de l'être en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai
+pensé à me lancer dans cette voie.</p>
+
+<p>&mdash;Je te l'ai assez demandé! interrompit madame
+Adeline.</p>
+
+<p>La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle
+elle avait plus d'une fois reproché d'être une
+mauvaise Elbeuvienne.</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain que, pour la nouveauté, il était
+possible de faire à Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de
+développer le tissage mécanique; c'est même là,
+sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien
+de difficultés dans le présent qui m'ont inquiété!
+Où trouver les ouvriers en état de conduire ces métiers?
+Comment les rompre, du jour au lendemain,
+à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse
+de leur toucher et de leur vue de manière à
+passer brusquement de nos fils d'hier aux fils ténus
+d'aujourd'hui? Le métier à la main bat vingt-cinq
+coups à la minute, le métier mécanique en bat de
+soixante à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité
+de ces métiers, une légèreté de main et une
+finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas présentement
+et qui ne s'acquiert pas en un jour.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les
+métiers mécaniques, affirma la Maman avec conviction:
+du Roubaix, de l'anglais, peut-être, de
+l'Elbeuf, non.</p>
+
+<p>Sans engager une discussion sur ce point avec sa
+mère, ce qu'il savait inutile, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Une autre raison encore m'a retenu&mdash;la mise
+de fonds dans l'outillage: pour une production de
+trois millions par an, il faut cent vingt métiers
+prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier
+coûtant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble
+de trois cent mille francs; avec l'immeuble,
+la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut
+compter deux cent mille francs; bien entendu, je
+laisse de côté la teinture et la filature qui doivent
+s'exécuter au dehors avec avantage, mais j'ajoute
+l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les apprêts,
+qui ne coûte pas moins de deux cent mille
+francs, et j'arrive ainsi à un chiffre de sept cent mille
+francs; je ne les avais pas.</p>
+
+<p>Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à
+ne pas l'appliquer directement à la Maman, et tout
+de suite, pour ne pas laisser le temps à la réflexion
+de se produire, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un
+ordre différent, n'a pas été moins forte pour moi, m'a
+arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien,
+que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est
+qu'il s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui
+n'est pas à la <i>sonnette</i>, comme on le dit si justement,
+qui est chez lui, dans sa maison, à la ville ou à la
+campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il
+enseigne son métier par l'exemple. L'individualité
+existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire,
+dans l'usine l'individualité disparaît comme disparaît
+la famille; l'ouvrier perd même son nom pour
+devenir un numéro; il faut quitter le village pour la
+ville où le mari est séparé de sa femme, où les enfants
+le sont du père et de la mère; plus de table
+commune autour de la soupe préparée par la mère,
+on va forcément au cabaret pour manger, on y
+retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer
+la responsabilité de cette transformation sociale.
+Je sais bien que, pour la terre comme pour
+l'industrie, tout nous amène à créer une nouvelle
+féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre
+la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis
+un Adeline et que deux cents années de vie commune
+avec l'ouvrier m'ont imposé certains devoirs, j'ai reculé.
+Sans doute d'autres feront&mdash;et prochainement&mdash;ce
+que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai
+pas de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai
+pas la prétention d'arrêter la marche de la fatalité.
+Voilà pourquoi, revenant à notre point de départ, je
+trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être
+accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la
+leur commence; ils sont dans le mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne
+prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la
+Maman; ne le peux-tu plus?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la
+stricte vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant
+que la mode change et que notre nouveauté
+reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être habillés
+comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire
+mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon,
+ce qui est beau revient toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Attendre! il y a longtemps que nous attendons;
+il en est chez nous comme à Reims, où de
+père en fils on s'est enrichi à fabriquer du mérinos,
+et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors
+qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend
+qu'il reprenne, et on se ruine.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec
+ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage;
+Mieux vaut que la maison Adeline périsse que de
+la voir passer entre les mains de ces juifs.</p>
+
+<p>&mdash;Et Berthe?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de
+devenir la femme d'un juif!</p>
+
+
+
+
+<h4>VII</h4>
+
+
+<p>&mdash;Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant
+dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux
+vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la
+femme d'un juif?</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu donc ce mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi ne le veux-tu point?</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu quelques griefs contre Michel Debs?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le trouves-tu pas beau garçon?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Intelligent, sage, rangé, travailleur!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux
+autres, à tout le monde, que des enfants Eck et Debs
+il est celui qui semble tenir la tête dans cette belle
+association de frères et de cousins, et que c'est lui
+sans aucun doute qui prendra la direction de la
+maison quand le père Eck se retirera.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que
+sa femme puisse être heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela; et pourtant....</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Il est juif.</p>
+
+<p>&mdash;Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et
+toi vous lui êtes opposées, cela suffit, restons-en là.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le désires donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux
+pas le repousser par cela seul que Michel est juif;
+pour moi, un juif est un homme comme un autre,
+bon ou mauvais selon son caractère particulier,
+mais qui en sa qualité de juif est souvent plus intelligent,
+plus soucieux de plaire, plus aimable dans la
+vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant
+dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux
+donc partager ton préjugé.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même,
+ce préjugé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est déjà quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon,
+et si je le voyais pour la première fois, si l'on
+m'énumérait les qualités que je lui reconnais volontiers,
+si l'on me disait qu'il désire épouser ma
+fille sans m'apprendre en même temps qu'il est juif,
+je serais toute disposée à le considérer comme un
+gendre possible... et peut-être même désirable. Mais
+il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa
+grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande,
+je t'avoue que je n'ai vu qu'une chose, la vie
+de Berthe dans la maison de cette vieille juive fanatique.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison
+de madame Eck et sous la direction de celle-ci? Cela
+n'est pas du tout obligé, il me semble. D'ailleurs la
+vieille madame Eck mène une existence si retirée
+qu'elle ne doit pas être une gêne pour les siens. Je
+comprends que, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai,
+cette existence est bizarre; mais tu sais comme moi
+que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont
+nos moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que
+des chrétiens.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline
+avec un certain effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le veux pas plus que je ne le veux point:
+je ne lui suis pas hostile et trouve qu'il est faisable,
+voilà la vérité vraie. Il y a quelqu'un qu'il touche
+encore de plus près que nous; c'est Berthe; aussi,
+avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je
+trouve que Berthe doit être consultée. Pour Maman,
+ce mariage serait l'abomination des abominations;
+pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance a
+pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant
+le repousser par des raisons sérieuses et autrement
+que d'instinct, sans trop savoir pourquoi. Pour
+Berthe il peut être désirable. C'est à voir. Si
+elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de
+préjugé tout à fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne
+m'étonnerait pas.</p>
+
+<p>Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait;
+elle fit asseoir son mari devant la cheminée, et s'assit
+elle-même à côté de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne
+veux pas plus la marier malgré elle que je ne voudrais
+qu'elle se mariât malgré moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et ta mère?</p>
+
+<p>&mdash;A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel
+il est inutile de nous occuper de Maman; au contraire,
+si elle est disposée à accepter ce mariage,
+nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman...
+et avec toi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras
+et ce que voudra Berthe: il est évident que la
+répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande de
+M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun
+reproche ne peut être adressé à Michel et, s'il n'est
+pas le gendre que j'aurais été chercher, il est cependant
+un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a
+donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges
+Berthe et elle te répond&mdash;je le suppose&mdash;qu'elle
+sera heureuse de devenir la femme de Michel.
+J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu
+en lui un futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui
+d'un sentiment tendre. Mais du jour où tu lui parles
+de ce mariage, ce sentiment peut naître et se développer
+vite, car je conviens sans mauvaise grâce
+que Michel est beau garçon, et qu'il sait mieux que
+personne être aimable quand il veut plaire. Alors
+qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur
+de ta mère que nous faisons; à son âge, avec
+son despotisme d'idées, cela est bien grave, et la responsabilité
+est lourde pour nous. Ou tu subis le refus
+de ta mère, et alors nous faisons le malheur de
+Berthe, si ce sentiment est né.</p>
+
+<p>&mdash;Je passerais outre, et j'ai la conviction que
+Maman, qui, comme toi, a été surprise, finirait par
+entendre raison.</p>
+
+<p>Madame Adeline leva la main par un geste de
+doute: elle connaissait la Maman mieux que le fils
+ne connaissait sa mère, et savait par expérience
+qu'on ne lui faisait pas entendre raison.</p>
+
+<p>&mdash;J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement
+de ta mère, mais tout n'est pas fini, il y a un empêchement
+à ce mariage qui vient de nous, de notre
+situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons
+lever&mdash;c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck
+que nous marions notre fille sans la doter! Et pouvons-nous
+faire cet aveu, sans faire en même temps
+celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur
+mon préjugé et dire que c'est parce que Michel est
+juif qu'il refusera une fille sans dot, alors surtout
+qu'il doit s'attendre à une certaine fortune escomptée
+vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant,
+et trouveras-tu beaucoup de commerçants
+dans une situation égale à celle des Eck et Debs qui
+épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous pouvons
+donc en être pour la honte de notre confession,
+et Berthe pour l'humiliation d'un mariage manqué.
+Est-il sage de nous exposer à un pareil échec qui, se
+réalisant, aurait des conséquences désastreuses, non
+seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit.
+Réfléchis à cela.</p>
+
+<p>Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que
+sa femme parlait et déduisait les raisons qui s'opposaient
+à ce mariage, Adeline, qui tout d'abord l'avait
+écoutée en la regardant, se penchait vers le feu,
+absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant
+d'efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant
+de fatigues, tant d'énergie, pour en arriver là!
+Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en
+était temps encore!</p>
+
+<p>Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui
+éclairait sa tête grisonnante. Quels changements s'étaient
+faits en lui en ces derniers temps! Comme il
+avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était
+resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré
+les rides s'étaient profondément incrustées; ses
+yeux, autrefois doux et le plus souvent égayés par le
+sourire, avaient pris une expression de tristesse ou
+d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se
+parlant plus encore qu'il ne parlait à sa femme, on
+pouvait entrevoir quand cela finira et comment! J'ai
+été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter.</p>
+
+<p>Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui
+mettent la main sur la tête de leur mari lorsqu'il va
+se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; s'il se décourageait,
+elle le réconfortait; de même que s'il
+s'emballait, elle l'enrayait.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle,
+mais crois bien que j'ai compris toute la force
+des raisons qui t'ont retenu. A trente ans, ayant sa
+position à faire, on pouvait courir cette aventure,
+mais à ton âge et dans ta situation il était sage et naturel
+de ne pas oser la risquer. Ce n'est pas moi qui
+jamais te reprocherai de t'être abstenu.</p>
+
+<p>&mdash;Tes reproches seraient moins durs que ceux que
+je m'adresse moi-même, car tu n'as vu que les raisons
+avouables qui m'ont retenu et tu ne sais pas, toi qui
+cependant me connais si bien, celles que j'appelais
+à mon aide quand je me sentais prêt à te céder.
+Un jour, il y a trois ans, c'est-à-dire à un moment où
+nous avions encore les moyens de transformer notre
+fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin
+de compte j'étais arrivé à la conclusion évidente,
+claire comme le soleil, que c'était pour nous le salut.
+J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris la plume, quand
+une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de
+conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à
+Elbeuf, j'écrivis à Roubaix, pour demander des renseignements
+sur le prix que nos concurrents payent
+le charbon, le gaz, le mètre courant de construction.
+La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon
+que nous payons 240 francs le wagon, coûte là-bas
+120 francs; le gaz, grâce aux primes de consommation,
+coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction
+d'un bâtiment industriel revient à 22 francs
+le mètre superficiel; tu vois, sans qu'il soit besoin
+que je te le répète, tout ce que je me dis; et comme
+je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification
+pour rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les
+choses continuèrent à aller pendant que je me répétais
+glorieusement les raisons qui me paralysaient,
+et elles finirent par nous amener au point où nous
+sommes arrivés.</p>
+
+<p>Il se leva et se mit à marcher par la chambre à
+grands pas avec agitation:</p>
+
+<p>&mdash;Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un
+côté des choses, ils peuvent se décider et agir, ils ont
+de l'initiative et de l'élan. Moi, je suis ce que l'on
+peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement,
+toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre
+bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle
+à mon caractère, à mon éducation? Est-ce le milieu
+dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma
+vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions
+entraînant avec elles des responsabilités? toujours
+est-il que lorsque je suis en face d'un obstacle,
+j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait disparaître
+lui-même, s'enfoncer ou s'envoler.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de
+conscience, dit-elle tendrement; tu es le meilleur
+des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait
+pour vous? Que je meure demain, quelle sera votre
+position? Celle que mes parents m'avaient faite, je
+ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais
+été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi,
+le meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue,
+et aujourd'hui j'ai le chagrin de ne pas pouvoir marier
+notre fille comme j'aurais voulu. J'avais fait de
+si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline
+d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais
+assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant!</p>
+
+<p>Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant
+à sa femme et s'arrêtant devant elle:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se
+présente, je ne ferai point ce que j'ai fait toute ma
+vie, me disant: «Il est bien difficile de l'accepter,
+mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser»,
+attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes.
+Pour moi, j'ai pu me perdre dans ces hésitations
+malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe.
+Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la tranquillité
+du tête-à-tête je l'interrogerai.</p>
+
+<p>Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère
+reprit le dessus:</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce
+mariage.</p>
+
+
+
+
+<h4>VIII</h4>
+
+
+<p>Dans une famille, la mère n'est pas toujours la
+confidente de ses filles; c'est quelquefois le père
+qu'elles choisissent; c'était le cas chez les Adeline,
+où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement,
+avait plus de liberté et plus d'expansion avec son
+père.</p>
+
+<p>Occupée, affairée, appartenant à tous; madame
+Adeline n'avait jamais pu perdre son temps dans les
+longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand,
+toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser
+sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne
+la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser
+aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu;
+elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait
+pas comme la petite le demandait, sinon en
+paroles franches, au moins avec des regards attendris
+et ces mouvements enveloppants où les enfants sont
+si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement
+donné, la mère reprenait la plume et se
+remettait au travail; ses minutes étaient comptées.</p>
+
+<p>Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son
+père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit
+le mot qu'elle était habituée à entendre chez
+sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas
+à travailler, lui, lorsqu'elle voulait jouer, et quoi
+qu'il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu'elle lui en
+laissait la liberté; et bien souvent même il commençait
+sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant
+à lui plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était
+qu'une enfant; jeune homme, lorsqu'elle était
+devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache
+avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires!
+Que de visites aux quinze ou vingt poupées
+composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient
+un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine
+d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre
+entre eux un seul de ses petits-fils ou une de
+ses petites-filles. L'âge n'avait point affaibli cette
+passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant
+du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant
+aussi sérieusement, aussi maternellement que
+lorsqu'elle n'était qu'une gamine, ne se fâchant point
+des moqueries de sa grand'mère et de sa mère, mais
+sachant gré à son père de la prendre au sérieux et
+de la défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne la raille point, répétait-il, les petites filles
+qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les
+mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs
+enfants; on est mère à tout âge.</p>
+
+<p>Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il
+voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire
+le «monsieur qui vient en visite», le «médecin»,
+et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris les
+poches pleines de surprises pour les enfants de sa
+fille.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline
+se chargeât de parler à Berthe de la demande
+de Michel Debs; il avait assez souvent joué le rôle
+du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant
+entretenir la «maman» de projets de mariage à
+propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle
+sérieusement et faire pour de bon le «papa.»</p>
+
+<p>Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé,
+et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent
+dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages,
+avec des teintes roses et vertes du côté du levant
+comme on en voit souvent, en novembre, après les
+grandes pluies d'ouest. Bien que le cocher fût sur
+son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu'il
+fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière
+et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de
+Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit
+pendant l'hiver et, lorsqu'on devait y manger, il
+fallait emporter les provisions qu'on voulait ajouter
+aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut
+fermé.</p>
+
+<p>&mdash;Bon voyage!</p>
+
+<p>&mdash;A ce soir!</p>
+
+<p>Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la
+rue de l'Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde;
+comme le temps était doux, les glaces n'avaient
+point été fermées; en tournant au coin de la
+rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs
+qui venait en sens contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici?
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le lui demander, répondit Berthe en
+riant.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine.</p>
+
+<p>On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua
+qu'il y avait dans le regard de Michel
+comme dans le mouvement de sa tête et le geste de
+son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait
+en rien au salut de tout le monde; comment
+n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Michel Debs savait que nous devions
+aller au Thuit ce matin? demanda Adeline lorsqu'ils
+furent passés.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'aurait-il su?</p>
+
+<p>&mdash;Tu aurais pu le lui dire hier au soir.</p>
+
+<p>Berthe ne répondit pas.</p>
+
+<p>Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien
+sur Michel, Adeline se demanda s'il ne devait
+pas profiter de l'occasion pour le continuer; mais il ne
+s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva
+que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté
+qu'il lui fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur
+qui allaient se décider, l'émotion lui serrait le
+coeur; l'heure présente était si différente de celle
+qu'autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses,
+il avait espéré!</p>
+
+<p>Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence,
+absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu
+n'es donc pas heureux d'aller au Thuit?</p>
+
+<p>C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon
+pour l'entretenir tout de suite de Michel, au moins
+pour la préparer à se prononcer sur sa demande
+en connaissance de cause; il ne suffisait pas en
+effet de lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison
+Eck et Debs, désire t'épouser»; il fallait aussi qu'elle
+sût à l'avance dans quelles conditions Michel se présentait
+et l'intérêt matériel qu'il pouvait y avoir pour
+elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même
+chose de refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la
+fortune de ses parents, que de le refuser en sachant
+cette fortune gravement compromise.</p>
+
+<p>&mdash;Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de
+plus grand plaisir que d'aller au Thuit. C'est là que
+j'ai appris à marcher. C'est là que tu as fait tes premiers
+pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les
+terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas
+un chemin ou un sentier qui n'ait son souvenir. Depuis
+dix-huit ans je n'ai pas planté un arbre, je n'ai
+pas fait une amélioration, un embellissement sans me
+dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me
+demande si je ne vais pas être obligé de le vendre.</p>
+
+<p>&mdash;Vendre le Thuit!</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle
+puisse être pour toi: nos affaires vont mal, très mal,
+et si nous ne sommes pas ruinés, il faut avouer que
+nous sommes gênés; la crise que nous traversons et
+les faillites nous ont mis dans une situation difficile.
+J'espère en sortir, mais il est possible aussi que le
+contraire arrive. Quant au Thuit, hypothéqué déjà
+lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a
+été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation
+qui a frappé la terre en Normandie, il nous
+coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous rapporte; si la
+situation s'aggrave, il n'est que trop certain que
+nous ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je
+n'ai plus le même plaisir qu'autrefois à aller dans
+cette terre que j'aimais non seulement pour moi,
+mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec
+ton mari, tes enfants... et nous-mêmes devenus
+vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée de m'en
+séparer m'attriste?</p>
+
+<p>Berthe prit la main de son père et l'embrassant
+tendrement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi.</p>
+
+<p>Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un
+chemin coupant à travers des sillons de blé qui, nouvellement
+ensemencés, commençaient à se couvrir
+d'une tendre verdure; à une courte distance sur la
+droite se détachait sur le fond sombre d'une futaie
+la façade blanche et rouge d'une grande maison:
+c'était le château du Thuit, qui, par la masse de sa
+construction en pierre et en brique, par ses hauts
+combles en ardoises, par ses cheminées élancées,
+écrasait les bâtiments de la ferme groupés à l'entour
+dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers
+et de poiriers puissants comme des chênes.</p>
+
+<p>&mdash;C'était bien vraiment en bon père de famille
+que je soignais tout cela! dit-il en promenant çà et
+là un regard attristé.</p>
+
+<p>Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là.
+On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine
+nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants
+étaient accourus pour recevoir leur maître.</p>
+
+<p>Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants,
+dont l'un avait quatre ans et l'autre cinq et qu'elle
+aimait comme des poupées, les prit par la main.</p>
+
+<p>&mdash;Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière,
+je leur apporte des gâteaux.</p>
+
+<p>&mdash;Faut que je les <i>débraude</i>, dit la mère.</p>
+
+<p>&mdash;Je les <i>débrauderai</i> moi-même, répondit Berthe,
+qui voulait bien parler normand avec les paysans.</p>
+
+<p>En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à
+fond, les peigna, les attifa, et à table en plaça un à
+sa droite et l'autre à sa gauche, de façon à les bien
+surveiller&mdash;ce qui n'était pas inutile, car avec leur
+gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point
+encore adoucie, ils voulaient commencer par les
+gâteaux.</p>
+
+<p>Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait
+s'occuper de ces deux gamins, et à voir les prévenances,
+les attentions qu'elle avait pour eux en leur
+disant de douces paroles à l'accent maternel, il s'attendrissait.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle
+à se marier plus tard? Ne serait-elle pas
+privée d'enfants, elle qui les aimait si tendrement?</p>
+
+<p>A un certain moment, il exprima tout haut cette
+pensée, au moins en partie:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle bonne mère tu ferais! dit-il.</p>
+
+<p>Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le
+déjeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la
+futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris le bras de sa
+fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées
+des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils
+allaient lentement côte à côte, lui ému par ce qu'il
+avait à dire, elle troublée et angoissée par cette
+émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux tourments
+de leur situation.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une
+bonne mère, te doutes-tu que ce n'était pas une
+allusion à un fait en l'air?</p>
+
+<p>Elle le regarda toute surprise, sans comprendre,
+et cependant en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier
+soir? continua-t-il.</p>
+
+<p>Elle leva encore les yeux sur lui un court instant,
+puis vivement les baissant:</p>
+
+<p>&mdash;Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant
+de cette réponse féminine.</p>
+
+<p>Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience
+involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il est venu demander ta main pour
+Michel Debs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>&mdash;C'est là tout ce que tu dis?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que maman lui a répondu?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle m'en parlerait.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman?</p>
+
+<p>&mdash;Que je t'en parlerais; car avant nous et les
+raisons de convenance, il y a toi et les raisons de
+sentiment; pour que nous répondions, ta mère et
+moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même.</p>
+
+<p>Cependant, après un moment de silence, ce ne fut
+pas une réponse qu'elle adressa à son père, ce fut
+une nouvelle question.</p>
+
+<p>Est-ce que M. Debs sait que nous sommes...,
+c'est-à-dire est-ce qu'il connaît la vérité sur la situation
+de tes affaires?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore; cependant il est probable que s'il
+ne sait pas toute la vérité, il la soupçonne en partie;
+dans le monde des affaires, il n'est personne à
+Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas
+aujourd'hui ce qu'elle était il y a quelques années.
+Mais quel rapport cela a-t-il avec la réponse que je
+te demande?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! papa!</p>
+
+<p>&mdash;C'est naïf, ce que je dis?</p>
+
+<p>Elle lui secoua le bras doucement, par un geste
+de mutinerie caressante.</p>
+
+<p>&mdash;Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont
+pas bien, demande néanmoins ma main, c'est...
+qu'il m'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'y suis.</p>
+
+<p>&mdash;Dame!</p>
+
+<p>&mdash;Et cela te fait plaisir?</p>
+
+<p>&mdash;Tu demandes des choses...</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je
+voyais bien que M. Debs était très aimable avec moi;
+partout où j'allais, je le rencontrais; toujours je
+trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement;
+il avait en me parlant des intonations d'une douceur
+qu'il n'avait pas avec les autres, ni avec Marie qui
+est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une
+situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec
+Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n'avaient
+jamais été plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant elles ont marché, et il dépend de
+toi qu'elles en restent là s'il ne te plaît point.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-tu qu'il te plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Il est très bien.</p>
+
+<p>Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être
+ne voulait-elle pas de ce mariage, et n'osait-elle
+pas l'avouer; il fallait lui venir en aide:</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai qu'il est juif.</p>
+
+<p>Elle se mit à rire franchement:</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il
+soit juif?</p>
+
+
+
+
+<h4>IX</h4>
+
+
+<p>L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait
+sortait si spontanément du coeur que la
+preuve était faite: l'affaiblissement de préjugé dont
+Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce
+chez la grand'mère, résistant encore chez la mère, il
+n'existait plus chez la fille; il avait si bien disparu
+qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux que ça me
+fasse qu'il soit juif?»</p>
+
+<p>&mdash;Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline
+après un moment de réflexion, il n'en est pas de même
+pour ta grand'mère.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda
+Berthe d'une voix qui tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Peux-tu en douter?</p>
+
+<p>&mdash;Et maman?</p>
+
+<p>&mdash;Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage,
+mais elle n'y fera pas d'opposition si de ton côté tu
+le désires?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, papa?</p>
+
+<p>Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui
+remua le coeur du père.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.</p>
+
+<p>Elle se serra contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement pour cela qu'il faut que tu
+t'expliques franchement. Tu dois comprendre que
+ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je te
+presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et
+pour te forcer, sans un intérêt majeur, à y lire toi-même.
+Je sens très bien que c'est un sujet délicat
+sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme
+l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur
+lequel un père, crois-le bien, voudrait n'avoir pas à
+appuyer. Mais il le faut.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien à te cacher.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister:
+depuis que tu as commencé à grandir, je t'ai mariée
+déjà bien des fois, mais jamais sans que nous soyons
+d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord
+existe que je te demande de me parler à coeur ouvert.
+Est-ce donc impossible?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non.</p>
+
+<p>&mdash;Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton
+père? Où en trouveras-tu un qui t'écoute avec plus
+de sympathie?</p>
+
+<p>Ils marchèrent quelques instants silencieusement
+et quittèrent la futaie pour entrer dans la forêt.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se
+décidait point et voulant l'encourager.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut
+une nouvelle question:</p>
+
+<p>&mdash;Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne
+peux-tu me dire ce que tu penses toi-même de
+M. Debs?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en pense que du bien; c'est un honnête
+garçon.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Travailleur.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Aimable, doux, sympathique à tous les points
+de vue.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il te plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui
+ne valaient certes pas celui-là.</p>
+
+<p>Elle regardait son père avec un visage rayonnant,
+devinant ses paroles avant qu'il eût achevé de les
+prononcer.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas
+que le mari, il y a le mariage lui-même, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'est pas du tout la même chose.</p>
+
+<p>&mdash;Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es
+à M. Debs, le mari?</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je t'en prie, papa, cher petit père!</p>
+
+<p>Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait
+l'impossible.</p>
+
+<p>Elle lui sourit tendrement:</p>
+
+<p>&mdash;Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta
+fille?</p>
+
+<p>&mdash;Gamine!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, réponds-moi franchement!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au
+mariage qu'au mari.</p>
+
+<p>Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette
+réponse; elle pâlit et resta un moment sans trouver
+une parole.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle
+enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des raisons qui lui sont contraires.</p>
+
+<p>&mdash;Des raisons... graves?</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Qui te sont personnelles?</p>
+
+<p>&mdash;Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec
+feu, sans abjurer sa religion; la femme d'un juif ne
+devient pas juive; un juif qui épouse une chrétienne
+ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre
+cela, et ce n'est pas chose facile; me le dire à moi,
+c'est prêcher un converti; tu sais comme ta grand'mère
+est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa
+foi, et, d'autre part, elle est d'une époque où les
+juifs étaient victimes de préjugés qui pour elle ont
+conservé toute leur force.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux
+les obligea à se séparer; sur le sol plat et argileux,
+l'eau de la nuit ne s'était point écoulée et elle
+formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait
+tourner ou sauter.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelles sont les raisons qui viennent de notre
+situation? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant
+si Michel Debs savait la vérité sur nos affaires.
+S'il connaît la vérité et veut t'épouser, c'est,
+comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant
+la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour
+toi, non pour ta dot; pour ta beauté, pour tes qualités,
+parce que tu lui plais, enfin parce qu'il t'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est possible, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément; mais le contraire aussi est possible;
+c'est-à-dire que, tout en étant sensible à tes
+qualités, Michel Debs peut l'être aussi à la fortune
+qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un
+mariage d'amour tel que nous le supposons dans le
+premier cas, il s'agit alors simplement d'un mariage
+de convenance: l'un des associés de la maison Eck et
+Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la
+fille de Constant Adeline et il la demande. Note bien,
+mon enfant, que je ne dis pas que cela soit, mais
+simplement que cela peut être. Alors que se passe-t-il
+quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être
+bonne, comme il le croyait, est médiocre ou même
+mauvaise? Il ne la fait point, n'est-ce pas? et c'est
+un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage
+manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous.
+Pour toi ce serait humiliant; pour nous ce serait
+désastreux. C'est quand le crédit d'une maison est
+ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait
+point être prudent que de nous exposer à donner un
+aliment aux bavardages du monde. N'entends-tu pas
+ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi
+Michel Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?&mdash;Parce
+qu'il n'a pas voulu d'une fille ruinée.» Parler
+couramment de la ruine d'une maison dont les affaires
+sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà
+pourquoi, avant de répondre à M. Eck, j'ai voulu
+t'interroger et te demander de me dire franchement
+si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est
+indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un
+mari comme un autre, auquel tu n'as pas de raisons
+particulières pour tenir, il est sage de répondre
+par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec
+ta grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers
+du mariage manqué. Au contraire, si Michel te
+plaît, si tu vois en lui le mari qui doit assurer le
+bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il
+faut aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle
+puisse être pour toi comme pour nous, affronter le
+mécontentement de ta grand'mère, et courir aussi
+l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas
+la dot sur laquelle il comptait... peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est
+possible qu'il le soit; si tu as des raisons pour croire
+qu'il ne l'est pas, dis-les; tu vois que, par la force
+même des choses, nous voilà ramenés au point d'où
+nous sommes partis et que tu es obligée de répondre
+franchement, puisque ce sont tes sentiments qui
+dicteront notre conduite.</p>
+
+<p>Et oui, sans doute, elle voyait que la force des
+choses les avait ramenés au point d'où ils étaient
+partis, mais la situation n'était plus du tout la
+même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus
+solennelle par les paroles de son père: si un sentiment
+de retenue féminine et de pudeur filiale lui
+avait fermé les lèvres, maintenant elle devait les
+ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait
+pour son père, elle le devait pour elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien
+passé entre M. Debs et moi qui ressemble même de
+très loin à ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas
+sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant
+notre voyage dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait
+pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non
+plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons
+pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des
+lettres par des soubrettes dont on paye le silence
+avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans
+les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de
+mon côté pendant que du tien tu en faisais d'autres,
+j'ai pensé à lui; tu ne sais peut-être pas qu'on se
+marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on
+passe son temps, eh bien, quand, dans le grand
+jardin de la rue du Maulévrier, je parlais de mon
+mari à mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe
+frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel.
+Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le
+sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me
+donner à penser qu'il voudrait m'épouser un jour.
+Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais;
+on est très hardi en imagination et aussi en conversation;
+quand toutes vos amies ont des maris à revendre,
+il faut bien en avoir un aussi, et on le prend
+où l'on peut.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'avait jamais rien dit?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une
+gamine et que lui était déjà un jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand tu es rentrée du couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que
+je ne lui étais pas indifférente... et que je lui plaisais.</p>
+
+<p>Il voulut lui venir en aide:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu en as été heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Dame!</p>
+
+<p>&mdash;L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'était la continuation de ce que j'avais
+si souvent combiné, je ne pouvais pas ne pas être
+satisfaite.</p>
+
+<p>&mdash;Satisfaite seulement?</p>
+
+<p>&mdash;Heureuse, si tu veux.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?</p>
+
+<p>&mdash;Peux-tu croire!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien
+qu'il pense que tu ne le refuseras point.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le
+mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison
+Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et
+c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas
+à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.</p>
+
+<p>Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance
+sur laquelle il se jeta:</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas
+la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait
+pas.</p>
+
+<p>Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa
+grand'mère, sa mère, son oncle. Me laisserais-tu
+épouser un jeune homme qui n'aurait rien... que
+ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que
+tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot?</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut bien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un
+étranger pour moi!</p>
+
+<p>Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces
+quelques mots, avec un accent qui remua Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es émue!</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans
+un mariage manqué.</p>
+
+<p>Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et
+le plus formel qu'elle pût faire.</p>
+
+<p>Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant
+dans son bras, il l'embrassa tendrement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma
+chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons,
+nous trouverons. Est-ce que tu peux être malheureuse
+par nous, par moi?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu répondre?</p>
+
+<p>Le Normand se retrouva:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au
+père Eck que je ne peux pas te donner demain une
+dot, peut-être arriverions-nous à une rupture; mais
+ce qui me serait impossible demain sera sans doute
+possible dans un délai... quelconque: les affaires
+n'iront pas toujours aussi mal; nous nous relèverons;
+ta mère a des idées; il n'y a qu'à gagner du
+temps.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne suis pas pressée de me marier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous
+gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange;
+ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.</p>
+
+
+
+
+<h4>X</h4>
+
+
+<p>De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois,
+ils apercevaient de petites colonnes de fumée bleuâtre
+qui montaient droit à travers les branches nues
+des grands arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où
+en sont les bûcherons, et tout de suite nous rentrerons
+à Elbeuf, de façon à ce que je puisse aller ce
+soir même chez M. Eck.</p>
+
+<p>Sous bois on entendait des coups de hache et de
+temps en temps des éclats de branches avec un bruit
+sourd sur la terre qui tremblait,&mdash;celui d'un
+grand arbre abattu.</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant
+dans la vente où les bûcherons travaillaient; malheureusement
+les bois se vendent si mal maintenant!</p>
+
+<p>Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers
+et ils revinrent rapidement au château, où tout de
+suite les chevaux furent attelés. Il n'était pas trois
+heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.</p>
+
+<p>Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan
+qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le
+reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit,
+tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien
+n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves
+sur preuves pour démontrer qu'avec du temps il
+trouverait la dot qu'on offrirait au père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais
+enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se
+retirer. Tu verras, ma chérie, tu verras.</p>
+
+<p>Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas
+seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui
+devait s'améliorer; à Paris on lui avait proposé
+d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances
+commerciales pouvaient rendre des services,
+et il avait toujours refusé, parce qu'il voulait se tenir
+à l'écart de tout ce qui touchait à la spéculation;
+il accepterait ces propositions; le temps des scrupules
+était passé; ces affaires étaient honorables,
+c'était par excès de délicatesse, c'était aussi par
+amour du repos et de l'indépendance qu'il n'avait
+point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui;
+il ne penserait qu'à elle; le premier devoir du père
+de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants,
+et il n'est pas de devoir plus sacré que celui-là. A
+plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en
+avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours
+par amour du repos et de l'indépendance il
+s'en était retiré. Maintenant il se laisserait faire:
+fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la
+corbeille de mariage.</p>
+
+<p>Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père,
+son coeur serré se dilatait, l'espérance, la foi en
+l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper;
+ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se
+réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent,
+était-elle désintéressée? Elle n'en savait rien,
+n'ayant jamais eu à examiner ces questions. Mais le
+coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, et
+ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de
+ses pensées qu'elle avait tenu à avoir à sa table
+ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne
+point penser à elle.</p>
+
+<p>Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut
+surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que
+pour dîner.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà!</p>
+
+<p>Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience
+de savoir ce qui s'était dit entre le père et la fille,
+mais malgré l'envie qu'elle en avait, il lui était impossible
+d'interroger son mari, la Maman étant là
+dans son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant;
+il faut changer de chaussures, je vais monter
+avec toi.</p>
+
+<p>Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle
+ferma la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Elle l'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Elle te l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a
+avoué dans un cri de douleur en voyant qu'elle
+pouvait ne pas devenir sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant,
+c'est une jeune fille.</p>
+
+<p>Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée.</p>
+
+<p>Il expliqua son plan.</p>
+
+<p>&mdash;Et après? quand nous aurons gagné du temps,
+le mariage sera-t-il assuré?</p>
+
+<p>&mdash;Il sera facilité.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner
+la vie qui a été la tienne jusqu'à ce jour: tu
+n'es pas l'homme des affaires de spéculation; tu as
+trop de droiture, trop de loyauté.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais
+pas toutes les garanties?</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas
+plus forts que les honnêtes gens? serais-tu le premier
+qui, malgré son intelligence et sa prudence, se
+laisserait tromper et entraîner.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine
+que je n'accepterai que des affaires sûres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent
+les gros gains.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je te promets de ne rien entreprendre
+sans te consulter; j'ai laissé passer des centaines
+d'occasions qui nous auraient donné une fortune
+considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront
+maintenant, voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps est passé des belles occasions; tu le
+sais mieux que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper
+court à ces observations, cela n'engage à rien de
+prendre du temps.</p>
+
+<p>Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne
+lui dit rien, mais en l'embrassant elle lui serra la
+main dans une étreinte où elle avait mis toutes ses
+espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance.</p>
+
+<p>La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil
+Elbeuf, mais dans le nouveau, celui qui confine à
+Caudebec, là, où de vastes espaces permettaient
+après la guerre, la libre construction d'un établissement
+industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui:
+isolé, d'accès commode, avec des dégagements, un
+sol stable reposant sur une couche d'eau facile à atteindre
+et assez abondante pour le lavage des laines
+et le dégraissage ainsi que le foulage des draps en
+pièces. Construite en briques rouges et blanches,
+elle occupe entièrement un îlot de terrain compris
+entre quatre rues se coupant à angle droit; sur
+trois de ces rues se dressent ses hautes murailles
+percées de larges châssis vitrés, et sur la quatrième
+s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés
+de l'appartement particulier de M. Eck, la
+grande porte qui laisse voir une cour carrée au
+fond de laquelle le balancier de la machine lève et
+abaisse ses deux bras.</p>
+
+<p>Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit
+noire depuis longtemps déjà, mais par les fenêtres
+tombaient des nappes de lumière qui éclairaient la
+rue au loin; les métiers battaient, les broches tournaient,
+de la cour montait le ronflement des machines
+en marche, et dans le ruisseau coulait une
+petite rivière d'eaux laiteuses qui fumaient.</p>
+
+<p>Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il
+aperçut le père Eck travaillant avec ses deux fils et
+un de ses neveux autour de lui penchés sur leurs
+pupitres.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle force vraiment que l'association! dit-il
+en serrant la main au père Eck et en saluant les
+jeunes gens affectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Les autres sont <i>tans</i> la fabrique, dit le père
+Eck, à leur poste.</p>
+
+<p>Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un
+prétexte à sa visite:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a
+dit que vous en étiez satisfait.</p>
+
+<p>&mdash;Très satisfait; je <i>fais</i> appeler Michel pour qu'il
+<i>fous</i> les montre, c'est son affaire.</p>
+
+<p>Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et
+Michel ne tarda pas à arriver; en apercevant Adeline,
+il s'arrêta un court instant avec un mouvement de
+surprise et d'hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est M. <i>Ateline</i> qui <i>fient foir</i> nos métiers fixes,
+dit le père Eck.</p>
+
+<p>Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se
+demandait si c'était vraiment le désir de voir les
+métiers fixes qui était la cause de cette visite: ce
+serait bien étrange après la demande adressée la
+veille à madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût,
+il ne pouvait qu'attendre.</p>
+
+<p>Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur
+les perfectionnements qu'il avait apportés à ces métiers
+manquèrent-elles de clarté: son esprit était ailleurs.</p>
+
+<p>Heureusement son oncle lui vint en aide:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous foyez</i>, mon cher monsieur <i>Ateline</i>, avec
+<i>teux</i> cents broches ces métiers <i>broduisent</i> presque
+autant que les <i>renfideurs</i> avec quatre cents broches.</p>
+
+<p>Il est vrai que si Michel était distrait en parlant,
+Adeline ne l'était pas moins en écoutant: l'un ne
+savait pas bien ce qu'il disait, l'autre ne pensait
+guère à ce qu'il entendait.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vraiment très bien, se disait Adeline en
+examinant Michel; je ne l'avais jamais vu si beau
+garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi,
+se disait Michel en regardant le père de Berthe à la
+dérobée.</p>
+
+<p>Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement,
+tandis que le père Eck appuyait sur les
+<i>berfectionnements</i> de son <i>betit</i> Michel.</p>
+
+<p>Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs,
+Adeline et le père Eck marchant côte à côte, tandis
+que Michel restait en arrière pour se dérober: il
+était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le
+mieux était donc qu'il leur laissât la liberté du
+tête-à-tête.</p>
+
+<p>Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit
+une bande de drap divisée en petits carrés de diverses
+couleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Que <i>tites-fous</i> de ça? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants
+de nouveautés essayent pour chercher le
+modèle qu'ils adopteront.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.</p>
+
+<p>Le père Eck donna un coup de coude à Adeline
+et, se haussant vers lui en mettant une main devant
+sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers
+auprès desquels ils passaient:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous</i> tuer, nous, oh non, au <i>gontraire</i>.</p>
+
+<p>Ils sortirent dans la cour.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous afez</i> à me <i>barler</i>, n'est-ce <i>bas</i>? demanda le
+père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Les métiers, c'était un <i>brétexte</i>; je <i>fais fous</i>
+conduire dans mon <i>pureau</i>.</p>
+
+<p>Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution,
+il ne l'était jamais pour l'exécuter.</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il
+aussitôt qu'ils furent installés dans le bureau particulier
+du père Eck, et nous en sommes fort
+honorés.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, c'est nous qui serions honorés de
+nous allier à <i>fotre</i> famille, madame <i>Adeline</i> a <i>tû fous
+tire</i> que c'est le <i>put</i> de mon <i>ampition</i>.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique
+et conforme à nos sentiments, ceux de ma
+femme et les miens, qui sont favorables à ce mariage....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher monsieur <i>Ateline</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement nous sommes, à cause de
+ma mère, obligé à de grands ménagements; vous
+savez quelle est la sévérité de ses principes religieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais par ma mère ce que <i>beut</i> être cette sevérité;
+et je <i>fous afoue</i> que je ne lui ai <i>bas</i> même
+<i>barlé</i> de ce mariage, qui pour nous n'est pas moins
+difficile que pour vous, car c'est la première fois que
+l'un <i>te</i> nous pense à épouser une chrétienne: il a
+fallu l'amour de Michel pour me décider moi-même;
+vous savez le préjugé, la tradition, la fierté!</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez donc que nous hésitions avant
+d'en parler à ma mère; il faut des précautions, des
+préparations, sans quoi nous nous heurterions à un
+refus formel.</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>gomprends</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent
+mieux; ma fille n'a que dix-huit ans, et j'ai
+toujours désiré ne pas la marier trop jeune.</p>
+
+<p>&mdash;Chez nous, <i>fous safez</i>, on se marie <i>cheune</i>; ma
+mère s'est mariée à quinze ans.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin je vous demande du temps.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! <i>barfaitement</i>, nos <i>cheunes chens beuvent</i>
+attendre; moi j'ai <i>pien</i> été <i>viancé</i> avec ma femme
+pendant cinq ans, et quand nous nous sommes
+mariés j'aurais <i>pien</i> attendu encore.</p>
+
+<p>Il dit cela avec son bon rire.</p>
+
+<p>A ce moment on entendit une main tourner le
+bouton de la porte du bureau.</p>
+
+<p>&mdash;N'<i>endrez bas</i>, n'<i>endrez bras</i>! s'écria M. Eck,
+n'<i>endrez bas</i>, hein!</p>
+
+<p>Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille
+vêtue de noir, avec un châle sur les épaules, le front
+caché par un bandeau de velours posé en avant de
+son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait
+un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression
+affable: c'était madame Eck.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru que c'était un <i>gommis</i>! s'écria le père
+Eck, est se levant vivement, pour aller au-devant d'elle
+avec toutes les marques du regret et du respect.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.</p>
+
+<p>Et tout de suite s'adressant à Adeline:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai appris que vous étiez dans la maison et je
+suis descendue pour vous exprimer toute ma reconnaissance
+au sujet des paroles que vous avez prononcées
+sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu
+le faire depuis longtemps déjà, mais vous savez que
+je ne sors pas. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé,
+je vous laisse à vos affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant
+sa petite taille courbée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! <i>Monsieur Ateline, Monsieur Ateline</i>, s'écria
+le père Eck quand la porte fut refermée, ma mère
+vient de faire pour <i>fous</i> ce que je ne lui ai <i>chamais
+fu</i> faire <i>bour bersonne</i>; ça <i>fa pien</i>, ça <i>fa pien</i>!</p>
+
+
+<br><br>
+
+<h3>DEUXIÈME PARTIE</h3>
+
+<br><br>
+
+
+<h4>I</h4>
+
+
+<p>En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez
+son collègue le comte de Cheylus, ce vicomte de
+Mussidan, ce charmant homme du monde qui s'était
+trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille
+francs, Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité.</p>
+
+<p>En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il
+avait fait cette rencontre, c'était chez Raphaëlle, la
+maîtresse de ce collègue. Mais ce petit arrangement
+était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler
+de Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait
+rien de la vie parisienne? Elle aurait pu se tourmenter,
+se demander dans quel monde vivait son mari!
+Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en
+plus finir. On ne peut pas demander à une bonne
+bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne sont ni de son
+éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais
+compris qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse,
+et qu'il se trouvât des amis&mdash;alors surtout
+que c'étaient des députés&mdash;pour accepter cette invitation;
+la province a sur les maîtresses et sur les députés
+des opinions qu'il est bon de laisser intactes.
+Que serait l'existence d'une femme de député restant
+dans sa ville, si elle pouvait supposer que son mari
+ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il
+fait des farces, ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il
+caquette, ce ne peut être qu'avec les amies arrivant
+de son arrondissement pour lui demander une bonne
+place de tribune.</p>
+
+<p>Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait
+qu'imiter plusieurs de ses collègues qui, pas
+plus que lui, ne se trouvaient embarrassés à la table
+d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on était
+là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on
+s'amusait plus que dans beaucoup d'autres maisons.
+En somme, qui les invitait? Le comte. C'était
+donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu
+à l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte
+qui payait le loyer de cette aimable maison où ils
+étaient si bien reçus, et qui payait aussi cette bonne
+chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse,
+il aurait fallu un excès de puritanisme pour
+s'en fâcher.</p>
+
+<p>A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient
+que depuis longtemps déjà le comte de
+Cheylus n'était pas en état d'entretenir le train de
+maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous
+les députés qui connaissent à fond les dessous de la
+politique française et étrangère n'ont pas pénétré
+aussi profondément les dessous de la vie parisienne:
+ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant
+d'ailleurs avec soin, voyaient ce qu'on leur montrait
+une maison agréable, une femme qui, pour
+n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez
+beaux restes et, ce qui valait mieux encore, une
+vieille célébrité, et ils n'en demandaient pas davantage:
+chez qui irait-on si l'on ne se contentait pas
+des apparences?</p>
+
+<p>D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus,
+qui était l'homme le plus aimable du monde et n'avait
+pas d'autre souci que de plaire à tous, amis
+comme adversaires, et même à ses adversaires plus
+encore qu'à ses amis peut-être. Préfet sous l'empire,
+il avait administré les départements par où il avait
+successivement passé avec de bonnes paroles, des
+sourires, des promesses, des compliments, des
+poignées de main et des banquets à toute occasion.
+Et quand, après vingt années de ce régime, la
+chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était
+trouvé un de ces arrondissements où les maires,
+les conseillers municipaux, les curés, les pompiers,
+les orphéonistes, les fanfaristes, tous ceux enfin qui
+l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient
+envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique?
+Que leur importait à lui et à eux la politique,
+il les avait convertis à son système: «Il n'y a pas
+d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la Chambre
+il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses
+bonnes paroles; bien avec son parti, très bien avec
+ses ennemis, ce n'était pas lui qui faisait du boucan
+ou qui se laissait emporter par la passion: la main
+toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la
+bouche, même avec ceux qui essayaient de le regarder
+du haut de leur austérité ou de leur mépris et
+qu'il finissait par adoucir.</p>
+
+<p>«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour
+venir dîner avec moi lundi prochain.»</p>
+
+<p>Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait
+pas dire chez moi, alors qu'on arrivait de province,
+et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs
+vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur
+du barreau de Carpentras ou la gloire de la fabrique
+elbeuvienne? On savait que depuis longtemps le
+comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait
+de bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les
+payer. On se disait qu'il y a ruine et ruine. Et la
+conclusion qu'on faisait pour les dîners, on la faisait
+pour la maîtresse.</p>
+
+<p>Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé
+la vérité, toute la vérité à ces honnêtes convives.</p>
+
+<p>C'était vingt ans auparavant que le comte de
+Cheylus avait fait la connaissance de Raphaëlle,
+alors dans toute sa splendeur, et au mieux avec le
+duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la
+<i>Participation Poupardin, Allen et Cie</i>, le prince de
+Kappel, en un mot avec toute la bohème tapageuse
+de cette époque; pour lui il n'était pas moins brillant,
+riche, bien en cour, en passe de devenir un
+personnage dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés,
+le comte avait dissipé toute sa fortune et il n'était
+plus qu'un simple député, sans aucune influence
+même dans son parti, où personne ne le prenait au
+sérieux; quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée,
+au moins avait-elle laissé dévorer par des spéculations
+aventureuses la plus grosse part de ce que
+son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie
+lui avait fait gagner, et sur elle plus encore que sur
+le comte ces vingt ans avaient lourdement marqué
+leur passage: la maigriotte Parisienne s'était alourdie
+et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa
+physionomie gaie et expressive toujours ouverte,
+toujours en mouvement, s'était immobilisée, les
+teintures avaient desséché les cheveux, les blancs,
+les rouges, les bleus avaient tanné la peau.</p>
+
+<p>Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves
+des oreilles, et la tradition les rend aveugles
+à la réalité: quand pendant dix ans on a été la belle
+madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour
+les journaux et le monde, on a bien des chances
+pour l'être pendant vingt-cinq ou trente; il n'y a pas
+de raisons pour que ça finisse; il faut des catastrophes
+pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre
+sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en
+qui M. de Cheylus n'avait vu que «la charmante
+Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait encore dans
+«tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient
+son nom dans les soirées théâtrales, on pouvait
+se montrer avec elle alors surtout qu'on n'avait pas
+d'autre fortune que la maigre allocation d'un député.
+Assurément, si elle lui revenait, ce n'était
+point par intérêt, et cette conviction ne pouvait que
+chatouiller la vanité d'un vieux beau: une femme
+comme elle acceptant un amant de soixante-huit
+ans, sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en
+hommes, voilà tout; et vraiment il ne pouvait que
+lui être reconnaissant de cette preuve de goût.</p>
+
+<p>&mdash;Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il
+n'était donc pas si déplumé!</p>
+
+<p>Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les
+toits; mais l'orgueil de l'homme ruiné l'emportait
+sur la fatuité du triomphateur; de là sa formule d'invitation
+à ses chers collègues&mdash;«avec moi».</p>
+
+<p>Elle était réellement une providence pour lui,
+cette bonne fille, et près d'elle il retrouvait dans son
+désastre un peu des satisfactions de son ancienne
+existence: un intérieur à la mode, une table bien
+servie et une femme, une maîtresse aussi élégante
+que celles qu'il avait aimées autrefois.</p>
+
+<p>Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme
+dont la réputation d'âpreté au gain s'était cependant
+établie sur tant de ruines, c'est qu'elle ne voulait
+rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait essayé
+d'employer en cadeaux les quelques louis que
+les chances d'un écarté heureux avaient mis dans sa
+poche, et elle les avait toujours refusés.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait
+même pas l'apparence de l'intérêt: une fleur quand
+vous voudrez, tant que vous voudrez, mais rien
+qu'une fleur.</p>
+
+<p>Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois
+elle lui avait demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il
+que d'une démarche, d'un acte de complaisance
+et de bonne amitié.</p>
+
+<p>L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne
+pouvait pas la refuser à son influence: elle consistait
+à obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir
+un nouveau cercle, dont le besoin se faisait
+vraiment sentir; il serait facile de le démontrer.</p>
+
+<p>Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait
+cette autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu
+merci, il lui restait assez pour vivre, et elle ne tenait
+pas à gagner de l'argent; à quoi bon le superflu,
+quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses
+ambitions d'autrefois, car c'est le propre des bonnes
+natures de s'améliorer en vieillissant.</p>
+
+<p>C'était pour un jeune homme, un fils de grande
+famille, le vicomte Frédéric de Mussidan, dont la
+soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur dramatique.
+Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement,
+il y avait aussi un intérêt personnel qui
+la faisait insister: si elle obtenait cette autorisation,
+Faré, reconnaissant du service qu'elle aurait rendu
+à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans
+sa pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une
+création importante, et aurait ainsi la joie de voir ses
+anciennes amies crever d'envie. Quant à lui, comte
+de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la présidence
+de ce cercle qui serait administré avec la plus
+rigoureuse délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine
+de mille francs bons à prendre.</p>
+
+<p>Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs
+qu'il eût fait la démarche qui lui était demandée, il
+lui devait bien ça, à la bonne fille; mais les vingt
+mille francs donnèrent à sa parole une conviction
+et une chaleur qui ordinairement lui manquaient
+ce n'était plus le sceptique qui se moquait de lui-même
+et accompagnait des discours les plus pathétiques
+d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond
+tout cela m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre
+au sérieux plus que moi, et que vous n'en ferez que
+ce que vous voudrez.»</p>
+
+<p>Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif,
+aussi entraînant que lorsqu'il présenta la demande
+à son ami le préfet de police, «à son cher
+préfet».</p>
+
+<p>&mdash;Un cercle dont vous seriez le président, mon
+cher député, n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance
+et votre indulgence le laissassent bien vite
+tourner au tripot?</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus que les autres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres.</p>
+
+<p>Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie,
+malgré ses retours, il n'avait rien pu obtenir.</p>
+
+<p>C'était alors que les sentiments de Raphaëlle
+s'étaient affirmés dans toute leur beauté, et que son
+désintéressement avait éclaté&mdash;aux yeux de M. de
+Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au
+moins à du mécontentement; non seulement elle
+n'avait pas formulé le plus léger reproche, non seulement
+elle n'avait pas montré de mécontentement,
+mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait
+prié d'inviter quelques-uns de ses amis à venir dîner
+le lundi chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ici n'êtes-vous pas chez vous?</p>
+
+<p>C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle
+de se laisser jamais emporter par la colère
+ou la fâcherie, ni de compromettre ses intérêts.</p>
+
+<p>Or, il y avait intérêt pour elle&mdash;un intérêt capital&mdash;à
+obtenir cette autorisation, et là où le comte de
+Cheylus, sur qui elle avait eu la simplicité de compter,
+échouait, d'autres réussiraient,&mdash;il lui amènerait
+ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle
+choisirait celui qui serait en situation d'enlever de
+haute main cette autorisation sans craindre de se la
+voir refuser.</p>
+
+<p>L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle
+qu'elle dirigeait avec un ancien lutteur appelé Barthelasse,
+elle avait fait la connaissance du vicomte
+de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice
+du sort avaient fait échouer là comme croupier. Il
+était jeune, il était beau, il était noble, elle l'avait
+aimé, et elle s'était laissé affoler par l'envie de se
+faire épouser.</p>
+
+<p>Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son
+vrai nom on s'appelle Françoise Hurpin, et qu'on a
+donné une notoriété vraiment trop tapageuse à
+celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies
+enrichies avaient épousé vieilles des jeunes gens,
+mais aucune n'avait pu se payer un vicomte. Elle
+avait eu des princes, des ducs, un fils de roi
+pour amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur
+nom.</p>
+
+<p>Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de
+Mussidan, il semblait qu'il dût se laisser épouser
+par une femme qui le tirerait de la misère; mais
+quand elle avait adroitement abordé la question du
+mariage, il avait commencé par ne pas comprendre;
+puis, quand elle avait précisé de façon à ce qu'il lui
+fût impossible de s'échapper, il avait nettement répondu
+par la question de fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'apportait-elle en mariage?</p>
+
+<p>Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune
+ne suffirait pas à la vie qu'il entendait mener.</p>
+
+<p>Elle s'était désespérée, et, comme il était bon
+prince, il l'avait consolée.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette
+fortune; le moyen était en somme, assez facile: elle
+avait des relations; qu'elle obtint pour lui l'autorisation
+d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne tarderaient
+pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse,
+à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient
+comme deux honnêtes fiancés qui ont travaillé
+pour leur dot.</p>
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son
+cher collègue» qu'Adeline avait fait la connaissance
+du vicomte de Mussidan, l'homme du monde le
+plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré,
+Comment, dans ce jeune homme élégant et
+distingué, d'une politesse exquise, de grandes manières,
+reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier
+de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée,
+alors même qu'on l'aurait entendu prononcer les
+mots sacramentels: «Messieurs, faites votre jeu; le
+jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point,
+car on ne jouait pas chez Raphaëlle.</p>
+
+<p>Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception
+du vicomte de Mussidan et du père de la maîtresse
+de la maison, un ancien militaire de belle
+prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues
+avec lesquels on continuait les conversations
+commencées au Palais-Bourbon; aussi était-il rare
+que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas
+acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin,
+à deux pas de la Chambre, que demeurait Raphaëlle;
+en sortant après la séance, on était tout de suite
+chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade
+sous les arbres des Champs-Elysées, avant de
+rentrer chez soi, aidait la digestion des bonnes
+choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on
+avait bus.</p>
+
+<p>Car on mangeait de bonnes choses dans cette
+maison hospitalière, et même on n'y mangeait que de
+très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet de la
+Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux
+amis dans son département, et ceux-ci se rappelaient
+de temps en temps à son souvenir par l'envoi d'une
+caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve
+pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui
+pendant son passage à travers la haute noce avait
+appris à apprécier la bonne chère, savait quelle lassitude
+éprouvent ceux que les invitations accablent,
+en s'asseyant tous les soirs devant le même dîner&mdash;celui
+qui sort des quatre ou cinq grandes cuisines
+où un certain monde fait ses commandes,
+comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou
+à la Belle Jardinière&mdash;et ce n'était point ce menu
+banal qu'elle offrait à ses convives. Pendant huit
+jours à l'avance, quand elle avait décidé de donner
+un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu,
+qui était une femme de mérite, les mets qu'elle
+voulait servir à ses hôtes; et ceux-là seuls qui
+étaient supérieurement réussis paraissaient sur
+sa table.</p>
+
+<p>Que demander encore?</p>
+
+<p>Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait
+sa satisfaction à son compagnon de route, par
+un mot qui bien souvent avait été répété:</p>
+
+<p>&mdash;Décidément on dîne bien chez les gueuses.</p>
+
+<p>Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait
+ainsi fût un bon provincial, c'était avec une
+pointe de vanité libertine qu'il lâchait son mot; à
+Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches
+même quand on était l'honneur du barreau de cette
+ville célèbre, et à Elbeuf non plus, quand même on
+était la gloire de la fabrique elbeuvienne.</p>
+
+<p>Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique
+insinuait que M. Hurpin, le père de la maîtresse de
+maison, qui se carrait à table avec une si belle prestance,
+était bien vulgaire, et que sa manie de présenter
+son épaule gauche décorée du ruban rouge,
+quand on parlait d'honneur, était insupportable;
+que ses observations, lorsqu'il en lâchait, ce qui
+d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche
+que pour manger, étaient stupides ou grossières,
+mais ces critiques ne portaient pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très
+bien chez les gueuses; et ce coquin de Cheylus est
+bien heureux!</p>
+
+<p>Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un
+mot sur son compte: Charmant! Il était la joie et la
+jeunesse de ces dîners. Il en était le champagne&mdash;le
+mot avait été dit par l'honneur du barreau de
+Carpentras, qui se connaissait en esprit. Si le comte
+de Cheylus avait un inépuisable répertoire d'anecdotes
+curieuses et salées sur le monde du second
+Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait
+tous les jours sur le monde actuel; il savait
+tout, il disait tout, et vous révélait un Paris
+qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant,
+discret, modeste, ne se vantant jamais de sa
+fortune ni de ses aïeux. Si quelquefois le hasard de
+la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, l'auteur
+dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en
+parait point davantage, malgré les brillants succès
+que celui-ci avait obtenus en ces dernières années;
+tout au contraire, il laissait entendre, mais à demi-mot
+et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage
+pour sa soeur, héritière d'une des belles
+fortunes du Midi.</p>
+
+<p>Évidemment, si ces convives avaient connu la
+bohème parisienne, ils auraient su que ce vieux
+militaire, qui tenait si bellement sa place à la table
+de sa fille, était simplement un ancien garde municipal,
+décoré à l'ancienneté, et non officier, comme
+ils l'avaient entendu dire; de même ils auraient su
+que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons
+que la modestie et la discrétion pour ne point parler
+de sa fortune; mais ils ne la connaissaient point,
+cette bohème, et s'en tenaient à ce qu'ils voyaient, à
+ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt à
+chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux
+sous les apparences.</p>
+
+<p>&mdash;On dîne bien chez les gueuses.</p>
+
+<p>Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au
+delà: de quoi se seraient-ils inquiétés? Si quelquefois
+on se demandait qu'elle était la situation vraie
+du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan
+dans la maison, on traitait la question en riant
+comme en un pareil sujet il convient à des gens qui
+voient clair.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre comte de Cheylus!</p>
+
+<p>&mdash;Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge!</p>
+
+<p>Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher
+collègue» des nouvelles du jeune vicomte.</p>
+
+<p>Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline
+rue Tronchet, en parlant de la faillite des frères
+Bouteillier, il était revenu vivement avenue d'Antin,
+après avoir mis le député chez lui, et il avait
+trouvé Raphaëlle l'attendant devant le feu.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en
+venant à lui. Est-ce fini, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! parce que!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?</p>
+
+<p>&mdash;Exactement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'est défendu.</p>
+
+<p>&mdash;L'imbécile!</p>
+
+<p>&mdash;C'était gros.</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela
+que je t'ai tout de suite lâché sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à
+être préparée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est quand j'ai compris, à son air plus encore
+qu'à ses paroles, combien cette faillite l'atteignait
+gravement, que l'idée m'en est venue. Si nous attendions,
+il pouvait se tourner d'un autre côté et nous
+trouvions la place prise.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en
+était pas moins délicate.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que
+lui as-tu dit? Que t'a-t-il répondu?</p>
+
+<p>Il s'était approché du feu et il présentait un pied
+à la flamme.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es mouillé! dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors,
+et pourtant je l'ai accompagné comme si j'avais conduit
+un aveugle; j'ai eu toutes les peines du monde
+à l'empêcher de prendre une voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te donner tes pantoufles.</p>
+
+<p>Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps
+penchée, cherchant.</p>
+
+<p>&mdash;Ne te trompe pas, dit-il.</p>
+
+<p>Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on
+prend au théâtre pour traduire la dignité outragée:</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet
+déplumé.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps
+quand nous n'aurons plus besoin de lui.</p>
+
+<p>Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui,
+et l'ayant fait asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre
+lui sur une petite chaise basse.</p>
+
+<p>&mdash;En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation
+sur les faillites, et à ce propos, je lui ai dit les choses
+les plus éloquentes sur l'infamie des commerçants
+qui font faillite tranquillement pour ne pas payer
+leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous
+nous brûlons la cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché
+là-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre homme?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu:
+il s'est mis à m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite
+tranquillement, qu'il n'y avait pas de plus grande
+douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors voyant
+ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,&mdash;le
+contraire de ce que je disais.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu gentil?</p>
+
+<p>Elle lui baisa la main.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel
+drame que celui qui se joue dans le crâne d'un commerçant
+faisant ses additions! Quelle situation! J'avais
+mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et,
+par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont
+menacés, alors même qu'ils sont les plus solides. Tu
+vois la scène sans que je te la file. C'est à ce moment
+que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que
+je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui,
+sans avoir jamais prêté un sou à personne, a passé
+sa vie à offrir tout ce qu'il possède à tout le monde.
+Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre
+homme, c'eût été trop.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es adorable.</p>
+
+<p>&mdash;...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition
+une cinquantaine de mille francs... et même plus
+s'il en avait besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Et il a refusé?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas insisté?</p>
+
+<p>&mdash;Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce
+refus était une offense à ma sympathie, à mon amitié,
+enfin tout ce qu'on peut dire.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en a donc pas besoin?</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal
+menée? il est gêné, très gêné; s'il marche encore,
+il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis que ses concurrents,
+les fabricants moins haut placés que lui, se
+sont conformés aux exigences du commerce et ont
+produit ce qu'on leur demandait, il s'est entêté à
+fabriquer le genre de sa maison, et on n'en veut
+plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut
+continuer à bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est
+sublime, seulement ça l'a mené où il est arrivé.</p>
+
+<p>&mdash;Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre?</p>
+
+<p>&mdash;Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte
+pas un prêt qu'il n'a pas demandé: il aurait
+fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des
+<i>fafiots</i>.</p>
+
+<p>Elle réfléchit un moment:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut recommencer.</p>
+
+<p>&mdash;Toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, toi.</p>
+
+<p>&mdash;J'en arrive.</p>
+
+<p>&mdash;Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement
+cette fois tu pourras jouer du <i>fafiot</i>. Je vais te
+signer un chèque de cinquante mille francs; tu iras
+le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux,
+et aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que
+tu as pensé à lui toute la nuit et que tu lui apportes
+les cinquante mille francs que tu lui as proposés, que
+c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui te passera
+par la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Il aura de la défiance.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien
+demandé; quand plus tard il verra qu'on lui demande
+quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne pourra
+plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique
+des <i>fafiots</i>; tu l'auras; à toi d'en jouer de
+manière à réussir. Le moment est décisif, profitons-en.
+Jamais nous ne retrouverons un homme comme
+ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a
+pas moins de l'influence à la Chambre et, ce qui vaut
+mieux, auprès des gens du gouvernement. Ce n'est
+pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre
+Cheylus.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je
+l'ai pris. Nous avons Adeline, ne le laissons pas nous
+échapper des mains. Où retrouver son pareil? Il
+n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne,
+il n'a que des relations politiques; il a des
+amis à la Chambre; on le croit riche; tout le monde
+l'estime; il a de l'honorabilité à revendre et à couvrir
+dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard
+fait qu'il se trouve dans une position embarrassée,
+où nous pouvons l'aider. Prenons-le de force. Fais-moi
+un reçu de cinquante mille francs, je signe le
+chèque.</p>
+
+<p>Il ne se montra pas offusqué de cette demande de
+reçu, et tout de suite il l'écrivit sur une petite table
+volante qu'elle lui apporta pour qu'il n'eût pas à se
+déranger.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle,
+je me charge de te réveiller à temps.</p>
+
+<p>En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures,
+et, après s'être habillé, il partit pour aller toucher
+les 50,000 francs au Crédit lyonnais, où, depuis
+un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion
+d'être employés.</p>
+
+<p>Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie
+toute différente de celle de la veille, disait qu'il avait
+réussi.</p>
+
+<p>Elle lui prit les deux mains follement:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles;
+nous le tenons.</p>
+
+<p>Et elle l'entraîna.</p>
+
+
+
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle
+n'en était pas moins assez simple: Adeline, embarrassé
+dans ses affaires, aurait de la peine à rendre
+les cinquante mille francs, et alors on exploitait
+adroitement sa situation.</p>
+
+<p>Mais pour que cette exploitation fût possible, il
+fallait qu'elle fût menée d'une main légère, sans
+quoi il regimberait, et, en voyant où on voulait le
+conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu
+le prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui
+avait réussi une fois, échouerait infailliblement si
+on l'employait de nouveau: ce serait folie de vouloir
+encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier,
+qui lui avait forcé la main, elle n'eût assurément
+pas procédé de cette façon; cela n'était pas dans sa
+manière; quand elle avait réussi une affaire, ç'avait
+toujours été par la douceur, par l'enveloppement,
+en prenant son temps, ses précautions et ses distances,
+et ceux dont elle avait triomphé étaient plus
+forts que ce bon bourgeois. Il est vrai qu'alors elle
+opérait elle-même; tandis que maintenant elle était
+bien forcée de s'en remettre aux autres qui, eux,
+n'avaient point une main de femme: on serait vraiment
+bien venu de proposer à cet honnête provincial
+une association avec une ex-comédienne! Il fallait
+qu'elle se tînt dans la coulisse et que Frédéric
+seul parût en scène. Heureusement, elle pouvait lui
+faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était
+intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin,
+félin; il irait.</p>
+
+<p>Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée
+de fonder un cercle à Paris, ils n'avaient pas laissé
+passer un jour sans travailler à son organisation.
+L'appartement même où ils l'installeraient était choisi
+et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise,
+comme s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un
+magasin quelconque: avenue de l'Opéra, en plein
+Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire,
+lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour
+venir y tenter sa dernière chance; superbe avec ses
+vingt fenêtres de façade au premier étage sur l'avenue;
+luxueux à éblouir un étranger, et en même
+temps assez sévère pour disposer à la confiance le
+naïf qui monterait son escalier sonore. Il importait
+de ne pas laisser échapper cette occasion unique,
+car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire
+à un locataire qui ne marchande pas, le propriétaire
+se lasserait d'attendre et de sacrifier à un
+avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien
+essayé sur lui le système de la participation mis en
+oeuvre par eux avec tous ceux qui devaient prendre
+part à leur affaire: tapissiers, marchands de tableaux,
+cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en
+plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur
+les vertigineux bénéfices de la cagnotte; mais ce
+mirage irrésistible pour des fournisseurs plus ou
+moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris
+assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et
+assez défiant pour n'avoir pas une foi aveugle dans
+la probité de ceux qui gardent les clefs de cette cagnotte.</p>
+
+<p>Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne
+pas perdre une heure.</p>
+
+<p>A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez
+lui un billet «du charmant vicomte» le prévenant
+que, le lendemain, aurait lieu aux Français une première
+représentation qui serait une des grandes
+premières de la saison, celle d'une comédie de son
+beau-frère Faré, et que, pour cette représentation,
+il était heureux de mettre un fauteuil d'orchestre à
+sa disposition.</p>
+
+<p>«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur,
+que j'ai eu de la peine à obtenir ce billet, si
+courus qu'ils soient. J'aurais voulu me donner le
+plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la
+vérité m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées.
+Au premier mot que j'ai adressé, à mon
+beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à celui
+qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement
+par un refus, mais quand j'ai prononcé votre nom,
+ce refus s'est changé en la plus gracieuse des offres.&mdash;Dites
+bien à M. Adeline&mdash;ce sont les propres
+paroles de mon beau-frère que je vous rapporte&mdash;que
+je considérerai comme un honneur qu'il veuille
+bien assister à ma pièce; avec un public composé
+d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et
+l'on oserait aller jusqu'au bout de son originalité.»</p>
+
+<p>Adeline n'était point un habitué des premières, et
+s'il voyait une pièce c'était ordinairement lorsque le
+chiffre de la centième lui permettait de s'aventurer
+sans trop de risques, de même que, s'il allait au
+Salon de peinture, c'était après que les médailles
+étaient données et affichées; mais comment refuser
+cette invitation qui, faite dans cette forme, était
+vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique.
+Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir
+par les filles, composaient mieux leur salle de première
+représentation, le niveau de l'art ne tarderait
+pas à s'élever,&mdash;c'était une observation qu'il avait
+présentée lui-même plus d'une fois à la commission
+du budget lors de la discussion de la subvention des
+théâtres, et il lui plaisait de la retrouver dans la
+lettre du «cher vicomte»,&mdash;qui, bien évidemment,
+répétait les paroles mêmes de Paré.</p>
+
+<p>La salle était brillante, c'était bien une grande
+première, comme l'avait annoncé Frédéric, qui, placé
+à côté d'Adeline, lui nomma le Tout-Paris qu'ils
+avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez
+provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric
+dévidait comme un montreur de figures de
+cire, mais c'était la première fois qu'il voyait la plupart
+de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait
+les histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot.
+Tous ces noms et toutes ces histoires défilaient sur
+les lèvres de Frédéric, légèrement; pour deux seulement
+il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au
+fond d'une baignoire, et le colonel Chamberlain, le
+riche Américain, qui occupait une avant-scène avec
+sa femme.</p>
+
+<p>Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré,
+Adeline cependant la vit assez pour remarquer la
+grâce et le charme de sa physionomie; il en fit compliment
+à Frédéric, qui répondit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne
+peut la voir sans se laisser gagner par elle; ma soeur
+est réellement une charmeuse, et je le sais mieux
+que personne, puisque l'expérience en a été faite à
+mes dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers
+d'une tante que nous avons dans le Midi, à
+Cordes, et qui devait nous laisser à chacun quelque
+chose comme deux millions; sans que nous ayons
+rien fait pour lui déplaire et sans que notre petite
+soeur ait rien fait de son côté pour nous nuire, ma
+tante a, par contrat de mariage, fait donation de toute
+sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci
+l'a charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce
+qui l'est bien plus encore, c'est que ni mon frère ni
+moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais sentiment
+contre notre soeur, l'aimant après comme
+nous l'aimions auparavant. Il est vrai que dans notre
+famille nous avons le malheur de ne jamais nous
+inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je
+regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison,
+construite par notre aïeul Guillaume de Puylaurens,
+qui fut ministre du dernier comte de Toulouse;
+laquelle maison, par un miracle, est restée telle
+qu'elle était du temps de notre aïeul; j'avoue que
+j'aurais aimé à passer un mois de villégiature dans
+une maison du treizième siècle, meublée de meubles
+de l'époque.</p>
+
+<p>Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet
+héritage perdu, mais c'était la première fois qu'on lui
+en faisait l'histoire complète, et la présence de l'héroïne
+la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte
+était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et
+aussi bien désintéressé: il fallait, comme il le disait,
+que les choses d'argent eussent peu d'intérêt pour
+lui, et comme son frère était dans le même cas, il y
+avait là sans doute une disposition héréditaire.</p>
+
+<p>L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte
+suivant, mais celle-là ne touchait en rien Frédéric,
+et s'il la raconta, ce fut évidemment pour le
+plaisir de conter et pour amuser son voisin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle
+que ce colonel, maintenant si connu, a fait
+pour la première fois parler de lui à Paris. C'était il
+y a quelques années.</p>
+
+<p>Il se garda de préciser l'année&mdash;1867&mdash;ce qui
+eût un peu trop vieilli Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui
+était déjà une comédienne de grand talent, donnait
+une soirée. Le colonel, qui arrivait d'Amérique, fut
+conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur
+dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga,
+célèbre pour avoir fait sauter les banques du Rhin.</p>
+
+<p>Quand Amenzaga était quelque part, on jouait,
+qu'on en eût ou qu'on n'en eût pas envie. On joua
+donc, et en quelques minutes le colonel avait perdu
+trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait
+volé trois cent mille francs. Naturellement le colonel
+ne s'était aperçu de rien, mais un curieux avait vu
+le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de portées
+ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à
+l'avance et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga,
+on lui déchira ses vêtements, et on lui reprit
+l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale épouvantable.
+Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle,
+car, en femme d'expérience, elle sait que partout où
+il y a des joueurs il peut se glisser des filous, si
+sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir où ce
+scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga,
+l'élite du monde parisien, la fine fleur du panier,
+et cependant... l'histoire du colonel. Je n'en
+sais pas de plus instructive et qui prouve mieux
+l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au
+moins à ouvrir des cercles dans lesquels les joueurs
+puissent jouer avec une sécurité complète. Si j'étais
+député, ce serait une question qui m'occuperait.</p>
+
+<p>&mdash;Rétablir les jeux! c'est bien grave!</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus grave encore de les interdire. Je
+comprends que l'entrée des maisons de jeu ne soit
+pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec vous.
+Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut
+pas plus supprimer que les autres passions, je voudrais
+qu'on offrît à ceux qui en sont affligés d'honnêtes
+lieux de réunion où ils seraient assurés de
+n'être pas volés. C'est une question de moralité, de
+salubrité publique. Songez donc que dans les cercles
+autorisés ou tolérés la police n'a rien à voir et ne
+pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces
+cercles ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés
+comme dans un bois, sans que personne vienne à
+leur secours. Or, ces directeurs sont-ils honnêtes?</p>
+
+<p>Le rideau en se levant coupa court à ce discours,
+qui ne recommença pas ce soir-là, car Adeline
+s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, et il se
+donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au
+succès du beau-frère de son ami. Quand de longs
+applaudissements saluèrent le nom de Faré, il se
+passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline
+que sa sympathie et son amitié pour Frédéric de
+Mussidan s'en trouvèrent augmentés.</p>
+
+<p>Deux jours après, comme Adeline sortait de chez
+lui un soir pour faire une courte promenade avant
+de se coucher, il se trouva face à face avec Frédéric,
+qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant
+aussi, et tous deux bras dessus bras dessous, ils
+s'en allèrent flâner sur les boulevards: le temps était
+doux, les passants se montraient assez rares, on
+pouvait causer librement.</p>
+
+<p>Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point
+de départ pour ce qu'il voulait dire:</p>
+
+<p>&mdash;N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de
+la transformation qui s'opère à Paris? Il n'est pas dix
+heures, et nous avons déjà vu je ne sais combien de
+magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur
+gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs,
+mais vous voyez qu'on n'est plus coudoyé et bousculé
+comme autrefois. Il y a là un changement qui,
+me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement
+comme vous.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous que le gouvernement fasse à
+cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait,
+n'est-ce pas, que Paris perd de son élégance, de son
+mouvement, de son bruit, et qu'il n'est plus l'auberge
+du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il
+n'y a plus personne pour donner le ton, et dans
+notre monde de plus en plus bourgeois, il n'y a plus
+que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement
+et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave,
+pour la prospérité du pays et pour la fortune publique,
+car c'est une des causes de la crise commerciale
+dont tout le monde souffre, les riches comme
+les pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie,
+les explications ne vous manquent point,
+n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez point.
+Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à
+Paris son animation d'autrefois. Que se passait-il
+quand des quatre parties du monde les étrangers
+affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la fête?
+c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous
+les objets de luxe dont ils avaient besoin chez eux:
+leurs meubles, leurs bijoux, leurs vêtements. C'était
+du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient pour
+ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours
+de Lyon que nos couturières habillaient leurs femmes.
+Rentrés dans leurs pays, ils y exhibaient fièrement
+leurs achats, et, pour les imiter, leurs compatriotes
+demandaient à la France des produits
+français. D'où la fortune d'Elbeuf, de Lyon et des
+autres villes de fabrique. Voilà pourquoi il faut ramener
+les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a
+qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir,
+où chacun trouve à s'amuser selon ses goûts plus
+que partout ailleurs,&mdash;afin de ne pas aller ailleurs.
+Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai
+part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres.
+Assurément mon nom, ma famille, mes ancêtres,
+mon éducation, mes convictions, mes principes
+devraient m'empêcher de travailler à la consolidation
+du gouvernement,&mdash;mais l'intérêt de la France
+avant tout.</p>
+
+
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout
+de suite visité quelques-uns de ceux qui autrefois lui
+avaient proposé des affaires; mais ce n'est pas du
+jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, surtout
+si l'on entend se réserver la liberté de choisir.
+Naguère, on était venu le chercher, le prier; quand
+à son tour il s'était offert, on l'avait écouté avec une
+certaine défiance. Que signifiait ce changement? Il
+n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors?
+L'occasion manquée, il fallait laisser au temps d'en
+amener de nouvelles et les attendre.</p>
+
+<p>Cela était trop conforme à la logique des choses
+pour qu'Adeline s'en étonnât; il n'avait jamais eu la
+naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait qu'à se présenter
+pour que toutes les portes s'ouvrissent devant
+lui et pour que ceux qui étaient à table fussent
+heureux de lui faire sa part au gâteau. Ce n'était pas
+à date fixe que devait se faire le mariage de Berthe,
+et quelques mois, quelques semaines de plus ou de
+moins n'avaient pas d'importance; le mot du père
+Eck, qu'il ne se rappelait qu'en riant, était là pour le
+rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme pendant
+quatre ans, et quand nous nous sommes mariés
+j'aurais bien attendu encore.»</p>
+
+<p>Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient
+débarrassé des échéances pressantes qui menaçaient
+sa maison; avant qu'il en revint d'autres il avait le
+temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était,
+et même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier
+s'arrangeât. Alors il rembourserait ces cinquante
+mille francs, car le payement d'une dette de cette
+espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent
+ne lui pesait pas, tant il avait été galamment offert,
+mais cependant, par une bizarrerie d'impression
+qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il éprouverait
+du soulagement à ne plus le devoir.</p>
+
+<p>Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent
+point comme il l'avait espéré: l'affaire
+Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au contraire, et,
+après plusieurs réunions, qui se succédèrent de
+plus en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la
+requête de quelques créanciers que le luxe des Bouteillier
+avait trop longtemps humiliés.</p>
+
+<p>Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux
+que personne, connaissait la procédure des faillites:
+de combien serait le premier dividende et quand le
+toucherait-on?</p>
+
+<p>Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui,
+dans sa position, était difficile, car, bien que le vicomte
+n'eût jamais fait la plus légère allusion à son
+prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas être
+considéré comme un placement à échéance plus ou
+moins longue dans lequel le créancier aussi bien
+que le débiteur trouvent un égal intérêt; c'était un
+service rendu, et rien que cela.</p>
+
+<p>Comme il se demandait par quel moyen il sortirait
+à bref délai de cet embarras, il crut remarquer
+que le vicomte était moins à l'aise avec lui, moins
+libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce
+changement n'était que trop facile à deviner: il
+s'étonnait de n'être pas encore remboursé, et il s'en
+fâchait.</p>
+
+<p>Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a
+appris à ne pas s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer
+avec les créanciers de façon à les payer, quand
+l'argent manque, en bonnes paroles qui les font
+patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui,
+entré dans la vie avec de la fortune, était arrivé à
+près de cinquante ans sans devoir un sou à personne.
+Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était
+confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance
+tenir, ne trouvant pas un mot à dire, honteux
+de son silence même. N'aurait-il donc pas la
+force d'aborder nettement la question et de s'expliquer
+franchement: «Ne croyez pas que je vous
+oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je
+comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était
+ce bientôt qui lui fermait les lèvres. Il n'avait
+jamais pris un engagement sans le tenir, comme il
+n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère.
+Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse
+pouvait-il donner quand il ne savait pas lui-même
+à quelle époque il serait en état de payer ces
+cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un
+jour à l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne
+pouvait pas encore le traduire par une date précise.</p>
+
+<p>Il en était là quand un soir, en sortant de dîner
+chez Raphaëlle, le vicomte lui prit le bras, et, comme
+le jour où il lui avait offert ces cinquante mille francs,
+il voulut le reconduire rue Tronchet.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous détournez pas de votre chemin, dit
+Adeline qui aurait voulu échapper à l'entretien
+dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai affaire par là.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, marchons vite, dit Adeline.</p>
+
+<p>Puis, voulant donner une explication à ce mot qui
+était sorti de ses lèvres sans qu'il eût le temps de le
+retenir:</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous réchaufferons.</p>
+
+<p>Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse,
+silencieux, dans l'attitude d'un amoureux qui n'ose
+pas risquer sa déclaration, ou plutôt d'un fils respectueux
+qui a une confession délicate à faire à son
+père.</p>
+
+<p>Enfin, il se décida:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me voyez bien embarrassé, mon cher
+député.</p>
+
+<p>Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose:</p>
+
+<p>&mdash;Avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément parce que c'est à vous que je
+m'adresse. Ah! si c'était un autre! Mais avec vous,
+pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié,
+permettez-moi le mot, je suis tout confus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher
+ami.</p>
+
+<p>Cependant, malgré cet encouragement, il y eut
+encore un silence:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui
+souffre, honteuse de risquer une chose qui n'est pas
+correcte, et rien n'est moins correct que de rappeler
+un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami.
+En un mot, il s'agit des cinquante mille francs que
+vous avez bien voulu me faire l'honneur d'accepter
+il y a quelque temps et dont j'aurais besoin....</p>
+
+<p>Il y eut une pause:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant,
+pas demain, mais dans un délai que vous fixerez
+vous-même, si toutefois cela ne vous gêne point.</p>
+
+<p>L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient
+cruels, et bien qu'il eût souvent pensé au moment
+où cette question se poserait, il n'avait point imaginé
+qu'il serait aussi pénible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais
+dû, depuis longtemps, vous rendre cet argent, mais
+certaines circonstances se sont présentées... j'ai
+compté sur des affaires qui ne se sont point réalisées...
+sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref,
+j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....</p>
+
+<p>Le vicomte lui coupa la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne
+de votre amitié si je ne vous disais pas comment ce
+besoin se produit,&mdash;c'est mon excuse, si tant est
+que je puisse en avoir une.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous
+savez combien je suis peu homme d'argent, cela tient
+peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce qui s'appelle
+une fortune assise; mon père en a dévoré trois
+ou quatre, et moi-même j'ai fortement entamé celle
+qui m'est venue de ma mère. Je comptais sur celle
+de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle
+est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il
+m'arrive assez souvent de me trouver à court; ce qui
+est mon cas présentement. Dans ces conditions, je
+serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme
+justement une occasion se présente, en mettant
+quelques fonds dans une affaire excellente, de le tripler,
+de le quadrupler, l'idée m'est venue de m'adresser
+à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline
+décidé à se procurer ces cinquante mille francs à
+quelque prix que ce fût.</p>
+
+<p>&mdash;Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain?
+Croyez-vous que je sois homme à user de pareils
+procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas
+faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir
+qu'à une date précise, celle que vous prendrez, j'aurai
+mes fonds. C'est là tout ce que je vous demande.
+Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je n'aurais
+demandé davantage.</p>
+
+<p>Adeline respira.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais étudier mes échéances, demain je vous
+donnerai cette date, ou, ce qui est mieux, je vous
+enverrai un billet.</p>
+
+<p>Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que
+dans son monde on faisait des billets? un simple
+mot, cela suffisait; puis, tout à coup, s'arrêtant et
+changeant de sujet:</p>
+
+<p>&mdash;Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous
+pas vous-même cette affaire?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle affaire?</p>
+
+<p>&mdash;La mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas de fonds libres.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de
+fonds, au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y suis pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité
+de fonder un nouveau cercle, et je vous ai démontré
+de quelle utilité sera cette fondation à tous
+les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle:
+elle est dans l'air, et bien d'autres que moi,
+l'ont eue, comme il arrive toujours pour les choses
+à point. Mais c'est une si grosse affaire que la fondation
+d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas l'entreprendre
+tout seul. D'abord, il faut une autorisation,
+et je ne veux rien demander au gouvernement.
+Ensuite, il faut un gros capital que je n'ai pas. Vous
+imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance
+de ce capital?</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout; vous savez que je ne connais rien
+à ces choses.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que
+le Jockey a 130,000 francs de loyer, le Cercle agricole
+90,000 francs, le Cercle impérial 200,000 francs,
+la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au
+Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs,
+aux Ganaches 50,000 francs; au Jockey, la perte sur
+la table se chiffre par 40,000 francs, à l'Union par
+15,000 francs. Les frais de premier établissement ne
+reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette
+somme ne suffit pas en caisse, car il faut que cette
+caisse ait un capital respectable sur lequel on puisse
+prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur qui a
+500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne
+tire pas un billet de mille francs de sa poche pour
+jouer; il emprunte à la caisse du Cercle; il ne faut
+donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou la
+partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche...
+follement. J'avoue sans honte que je n'ai pas ce
+million. Alors j'apportais à ceux qui veulent faire l'affaire
+et qui ne l'ont pas non plus, ce million, les
+fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je
+vous ai adressé ma demande. Mais maintenant je
+la retire, et je la remplace par une autre: prenez la
+direction de la fondation du Cercle tel que je le
+comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour
+sa part rendre à Paris sa vie brillante, présentez la
+demande d'autorisation qui ne peut pas être refusée
+à un homme tel que vous, soyez son président.</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu
+par son honorabilité et la haute position qu'il occupe
+dans l'industrie, dans le commerce, dans la
+politique, et vous groupez autour de votre nom cinq
+cents personnes... (il hésita un moment cherchant
+son mot...) fières de votre initiative. Vous parliez
+l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez entreprendre,
+par le seul fait de votre présidence elles
+viennent à vous, et vous n'avez pas à aller à elles.
+Dans la politique vous êtes un centre; et on doit
+compter avec votre influence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider
+un cercle parisien, moi, le plus provincial des provinciaux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant
+la première qualité qu'il faut pour présider
+un cercle à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des
+cercles, c'est la crainte d'être volé; quand on se
+met à une table de jeu pour son plaisir, on n'aime
+pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller
+ses voisins; avec un président comme vous à la tête
+d'un cercle, on aurait toute sécurité, et par cela seul
+le succès de ce cercle serait assuré; au jeu, on ne
+vole guère que là où l'on trouve des complices.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les
+autres; quand ce ne serait que le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain que cette présidence vous prendrait
+un certain temps, mais pas autant que vous
+pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous demandait
+quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir
+des avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées:
+il y a des présidents qui touchent trois mille
+francs par mois, c'est quelque chose.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! dit celui-ci.</p>
+
+<p>Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager:</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la
+proposition, je vous assure, mérite d'être examinée
+sérieusement.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>Ils revinrent sur la place de la Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire,
+reprit le vicomte, que tout avantage se paye. Un
+cercle est une affaire comme une autre; elle donne
+des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer
+ceux qui les procurent. Quand vous apportez
+à une société une concession quelconque que vous
+avez obtenue par votre intelligence ou votre influence,
+cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et
+je suis certain que l'autorisation qui donnerait naissance
+à notre cercle ne serait pas comptée pour
+moins de soixante à soixante-quinze mille francs;
+c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient
+changés: vous ne seriez plus mon débiteur,
+c'est-à-dire que la société serait le vôtre.</p>
+
+<p>La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait
+été longuement répétée avec Raphaëlle, et il avait
+été convenu qu'en cet endroit il se ferait un silence
+de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils
+connaissaient la situation d'Adeline comme il la
+connaissait lui-même, et savaient quel soulagement
+serait pour lui la perspective de n'avoir pas à payer
+à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient
+très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois
+mille francs ne suffirait pas, par cette raison qu'elle
+était à terme, tandis que le non-payement des
+cinquante mille francs, qui donnait un résultat
+immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un
+effet sûr.</p>
+
+<p>Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été
+réglées, et ce fut seulement après un moment de silence
+que Frédéric reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais au-devant d'une objection que je vois
+sur vos lèvres: vous ne voulez pas, vous ne pouvez
+pas administrer un cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela pour beaucoup de raisons dont une
+seule suffit: on ne peut administrer que ce que l'on
+connaît, et je ne connais rien aux affaires d'un cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de
+vous donner cette administration: vous êtes président
+de notre cercle, comme le comte de Mortemart
+l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du
+Jockey, le duc de la Trémoille, du cercle de la rue
+Royale, mais vous n'êtes que président, c'est-à-dire
+quelque chose comme un président de la République
+ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle,
+à qui vous assurez la stabilité, vous régnez, mais
+vous ne gouvernez pas; à côté de vous, sous vous,
+il y a des ministres; autrement dit la gestion financière
+du cercle s'exerce par une société en commandite
+représentée par un gérant responsable. Vous et
+votre comité, composé de hautes notabilités, vous
+avez la direction du cercle et seul vous votez sur les
+admissions&mdash;ce qui est une garantie absolue de
+choix irréprochables. Les questions financières ne
+vous regardent en rien et n'entraînent pour vous
+aucune responsabilité&mdash;ce qui est le grand point;
+vous touchez, vous ne payez pas.</p>
+
+<p>Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus
+rapportée à l'improvisation de Frédéric que pour le
+précédent; il avait été répété aussi, car il importait
+qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», de
+façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection.
+Si son assimilation aux présidents des grands
+cercles devait agir sur lui,&mdash;et ils n'en doutaient
+pas,&mdash;c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le
+temps de réfléchir et de comprendre par conséquent
+qu'il n'y avait aucun rapport entre ces grands cercles
+s'administrant eux-mêmes, ne faisant pas de bénéfices,
+n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on
+lui proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en
+enrichissant ses gérants avec l'argent prélevé sur les
+joueurs. Pour quelqu'un qui aurait connu les
+cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule,
+mais pour ce provincial elle pouvait passer;
+c'était un argument comme ceux qu'emploient les
+avocats, au hasard. Il y avait des chances pour que
+sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands
+noms qu'il se répéterait.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous rassurer complètement, continua
+Frédéric, et pour que vous dormiez sur vos deux
+oreilles, j'accepterais la gestion administrative;
+mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne
+veuille pas le mettre en avant dans les affaires, non
+seulement par respect pour moi-même, mais aussi
+pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore
+une autre raison... politique celle-là, et sur laquelle
+il est inutile d'insister.</p>
+
+<p>Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait
+point enlevé par cette offre cependant si tentante,
+Frédéric lança son dernier argument, celui qui devait
+briser les dernières résistances.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien certain que vous ne rencontrerez
+pas les objections qui ont été opposées à M. de
+Cheylus.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Cheylus s'est occupé de cette création?</p>
+
+<p>&mdash;Il devait demander l'autorisation de notre
+cercle dont il serait le président, et il l'a demandée
+en effet; mais on la lui a refusée&mdash;vous devinez
+pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement;
+on n'a pas voulu le laisser créer un centre de
+réunion qui devait lui donner une influence dangereuse.
+Tout d'abord, j'avoue que nous avons été
+irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme
+des manières, l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions
+pas souhaiter un meilleur président que le comte.
+Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est calmée,
+et j'avoue&mdash;mais tout bas entre nous&mdash;que je suis
+bien aise aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas
+réussi. Toute chose a sa contre-partie: l'amabilité
+du comte eût dégénéré en faiblesse, il n'aurait rien
+su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de
+respectabilité sévère qu'il gardera avec vous.</p>
+
+<p>Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte
+d'Adeline. Sur ce dernier mot, et sans rien ajouter,
+le vicomte se sépara de «son cher député».</p>
+
+<p>&mdash;Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si
+l'affaire n'est pas dans le sac, j'y renonce; voilà un
+bonhomme qui certainement dormira moins bien
+que moi.</p>
+
+<p>En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit
+guère, tandis que lui-même fut bercé par le bon et
+calme sommeil que donne le travail accompli.</p>
+
+<p>De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un
+fait se dégageait pour Adeline, si menaçant qu'il ne
+voyait que lui: l'échéance immédiate de ces cinquante
+mille francs. Elle avait enfin sonné, cette
+heure qui, tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce
+n'était plus: «J'aurai à payer» qu'il se disait, c'était:
+«J'ai à payer».</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p>Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli
+le tour de force des commerçants aux abois, de
+trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du jour au
+lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui
+précisément le rendait difficile à recommencer; les
+sources où il avait puisé s'étaient taries; il ne pourrait
+leur demander quelque chose qu'en compromettant
+plus encore son crédit déjà si ébranlé, et
+encore sans être certain à l'avance d'obtenir les cinquante
+mille francs qu'il lui fallait.</p>
+
+<p>Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de
+la fondation de son cercle, il n'aurait pensé qu'aux
+moyens de trouver cette somme; il fallait payer, et
+à n'importe quel prix il s'exécutait.</p>
+
+<p>Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que
+le mirage de cette fondation produirait une diversion
+favorable; tant de difficultés d'un côté pour se
+procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour
+en gagner!</p>
+
+<p>Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement
+il s'acquittait, non seulement il gagnait un
+traitement de trente-six mille francs par an; mais
+encore il se trouvait en position de réaliser son plan,
+de faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il
+eût à prendre la peine d'aller les chercher.</p>
+
+<p>En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs,
+on ne sait guère quelle différence il y a entre le
+cercle qui s'administre lui-même et celui dont la
+gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui
+qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres,
+et celui, au contraire, qui n'a pas d'autre raison
+d'être que de gagner de l'argent par la cagnotte;
+entre celui qui est une association d'amis, et celui
+qui est une exploitation industrielle. Mais pour le
+gros public ce sont là des nuances; rien de plus:
+un cercle est un cercle pour lui, tous se valent ou à
+peu près.</p>
+
+<p>Là-dessus Adeline était gros public, comme il
+l'était d'ailleurs pour bien d'autres points de la vie
+parisienne, et Raphaëlle avait deviné juste en pensant
+qu'on pouvait effrontément lui citer quelques
+grands noms qui l'éblouiraient.</p>
+
+<p>&mdash;Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient
+d'être présidents, pourquoi, lui, refuserait-il?</p>
+
+<p>Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle,
+c'était celle de ses membres et aussi celle de son
+président: puisque les admissions seraient prononcées
+par lui et par le comité qu'il aurait composé, il
+n'avait rien à craindre, il saurait leur garder le caractère
+de respectabilité sévère dont parlait le vicomte:
+entre honnêtes gens il ne se passe rien que
+d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son
+cercle&mdash;il disait déjà <i>son</i> cercle&mdash;devînt un tripot
+comme ceux dont il avait vaguement entendu parler.</p>
+
+<p>Les arguments dont le vicomte l'avait en ces
+derniers temps accablé, lui rebattant les oreilles
+jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à son esprit,
+prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels,
+une importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.</p>
+
+<p>Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit
+du rôle que Paris jouait dans la crise commerciale,
+et comme il serait patriotique de s'associer à tout ce
+qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute ce
+serait naïveté de s'imaginer que la fondation de <i>son</i>
+cercle pût produire à elle seule ce résultat; mais si
+une hirondelle ne fait pas le printemps, au moins
+l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au
+sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur.</p>
+
+<p>Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient
+appris à la connaître pratiquement, et elle savait
+que le meilleur moyen d'entraîner les gens dans une
+faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà un
+but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être
+pas laissé prendre par le non-payement des
+50,000 francs qu'il devait et par l'appât du traitement
+de 36,000, mais il devait être enlevé par l'argument
+commercial. «Quand on est fier de la bêtise
+qu'on fait, avait-elle dit à Frédéric, on la pousse
+jusqu'au bout, alors même qu'on voit que c'est une
+bêtise.»</p>
+
+<p>Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et
+toutes les raisons personnelles qui s'ajoutaient à ce
+sentiment, Adeline ne s'était point décidé à accepter
+les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à
+les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer,
+prendre avis de ceux qui savaient ce que lui-même
+ignorait.</p>
+
+<p>De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne
+n'était plus autorisé pour lui répondre que
+son collègue le comte de Cheylus, si bien au courant
+de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce
+cercle lui avait été proposée, il connaissait l'affaire
+et l'avait pesée avec ses bons et ses mauvais côtés.
+Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le lendemain
+même.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand
+il lui eut rapporté la proposition du vicomte. J'avoue
+que je n'ai pas eu vos scrupules, et que, quand
+l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé
+l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite
+me l'a refusée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il indiscret de vous demander les raisons
+qu'il vous a données pour expliquer son refus?</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président,
+ce cercle deviendrait en quelques mois un
+tripot; que j'étais trop faible, trop indulgent, trop
+aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot
+tout ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas
+donner les raisons vraies d'un refus.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces raisons vraies?</p>
+
+<p>&mdash;Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas
+donner un moyen d'influence à un adversaire; et,
+d'autre part, on ne voulait pas se faire accuser
+d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à
+des amis.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez me prendre dans votre comité,
+j'accepte. Que vous dire de plus?</p>
+
+<p>Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus,
+c'est que, sans être jaloux de Frédéric,&mdash;il n'avait
+jamais eu la naïveté d'être jaloux,&mdash;il commençait
+à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de
+place dans la maison de Raphaëlle, et que le meilleur
+moyen de se débarrasser de lui était de lui faire
+avoir un cercle où il passerait ses journées et... ses
+nuits.</p>
+
+
+<h4>VI</h4>
+
+
+<p>C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric
+d'avoir un président en situation d'obtenir du préfet
+de police l'autorisation d'ouvrir leur cercle, mais ce
+n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on
+adresserait au préfet fût signée par vingt membres
+fondateurs, et il était de leur intérêt de ne pas laisser
+le choix de ces membres à Adeline, qui ne saurait où
+les chercher, et qui, les trouvât-il, les choisirait mal.
+A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la
+composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement,
+on lui ferait prendre, sans qu'il se doutât de
+rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait qu'il prît.</p>
+
+<p>Raphaëlle voulait des noms chics.</p>
+
+<p>Frédéric voulait des noms sérieux.</p>
+
+<p>Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient
+point là-dessus; en bons associés qu'ils étaient,
+ils se faisaient des concessions.</p>
+
+<p>&mdash;Mêlons les noms chics aux noms sérieux.</p>
+
+<p>Et constamment ils faisaient cette salade, mais en
+l'épluchant sévèrement: on n'était jamais assez chic
+pour Frédéric, et pour Raphaëlle on n'était jamais
+assez sérieux,&mdash;au moins en théorie, car dans la
+pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question
+de savoir s'ils pourraient avoir réellement ces
+noms sur leur liste, ils étaient bien obligés d'abaisser
+leurs prétentions et de se faire mutuellement des
+concessions.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur
+il peut passer.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si
+nous sommes trop difficiles, nous finirons par n'avoir
+personne.</p>
+
+<p>Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était
+une véritable obsession, elle en rêvait, et plus d'une
+fois le matin elle avait réveillé Frédéric pour l'entretenir
+des idées qui lui étaient venues dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne dors pas, chéri?</p>
+
+<p>&mdash;Si, je dors.</p>
+
+<p>-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute
+donc.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons pas de duc.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire un duc?</p>
+
+<p>&mdash;Pour notre liste; il nous en faut au moins deux;
+le <i>Jockey</i> en a trente-six.</p>
+
+<p>&mdash;Les <i>Ganaches</i> n'en ont pas.</p>
+
+<p>&mdash;La <i>Crémerie</i> en a bien un.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en
+même temps tâche de trouver un lord, ça serait plus
+sérieux: on en a bien abusé, des ducs; d'ailleurs si
+tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est
+espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père.</p>
+
+<p>Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien
+monde, elle se serait composé un petit Gotha; malheureusement,
+ses relations avec ceux dont elle
+s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle
+ne lui permettaient point de s'adresser à eux; elle eût
+été bien accueillie vraiment! et cependant il y en
+avait qui pour elle avaient fait les folies les plus
+extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés,
+avaient été jusqu'au crime; mais ces temps étaient
+loin, et le souvenir qu'ils en avaient conservé n'était
+ni doux ni attendri.</p>
+
+<p>En ne se montrant pas trop difficiles dans leur
+choix, ils avaient fini par former une liste dont les
+noms de tête ne manquaient pas d'une certaine apparence
+décorative.</p>
+
+<p>Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller
+d'Etat en service extraordinaire, ancien préfet, député,
+commandeur de Légion d'honneur, grand-croix
+de cinq ou six ordres étrangers;&mdash;un général qu'à
+Nice et à Cannes on avait surnommé le général
+Epaminondas, ce qui, dans le monde des grecs, était
+caractéristique;&mdash;un commodore américain;&mdash;un
+musicien et un statuaire affamés de notoriété, toujours
+en quête de relations, comme si chaque relation
+nouvelle allait donner des commandes à l'un et
+faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait
+en portefeuille depuis vingt ans; un journaliste qui
+exerçait autant d'influence dans la presse que dans le
+gouvernement, disait-il, et par là devenait un personnage
+utile, avec qui il était prudent de prendre
+les devants.</p>
+
+<p>Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue,
+sur lesquels ils avaient des raisons personnelles
+de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, c'était
+encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi
+Barthelasse, autrefois directeur de cercles à Biarritz,
+à Pau et en Provence, où il avait gagné une fortune
+de deux à trois millions et chez qui Frédéric avait été
+croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on
+pourrait exhiber tous les soirs dans les salons du
+cercle, moyennant le <i>suif</i>, c'est-à-dire le dîner de la
+table de l'hôte, et un jeton d'un louis qu'il perdrait
+d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse
+avait, pendant plusieurs années, promené cet
+ancien ambassadeur dans le Midi, mais ces représentations
+en province ne l'avaient pas encore tout
+à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu,
+il ferait encore assez bonne figure.</p>
+
+<p>Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à
+Adeline le soin de trouver les autres comparses
+nécessaires à la représentation parmi les gros commerçants
+parisiens avec lesquels il faisait des
+affaires et aussi parmi ses collègues. Plusieurs de
+ceux qui avaient honoré de leur présence les dîners
+de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet
+emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils
+caressaient pour être président au moment même où
+la faillite des frères Bouteillier leur avait livré Adeline.
+Ce Nivernais, plus provincial encore que l'Elbeuvien,
+était à coup sûr le plus travailleur des députés,
+et il n'y avait guère de projet de loi d'intérêt
+local qui ne fût rapporté par lui: «L'ordre du jour
+appelle la discussion du rapport de M. Bunou-Bunou.»
+Il était si souvent imprimé dans les journaux,
+ce nom de Bunou-Bunou, qu'il était connu
+de la France entière, et que par là aux yeux de Raphaëlle
+il avait une certaine valeur, celle de la notoriété.
+Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour
+beaucoup au rapport fameux dans lequel il avait
+traité de la vaine pâture et de la divagation des animaux
+domestiques dans les rues de Paris, qui pendant
+six mois avait fait la joie des journaux; mais
+cela importait peu; car, en fait de notoriété, ce qui
+compte, c'est la notoriété même, et, la dût-on au ridicule,
+ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le
+ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom
+que le public n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très
+connu; oubliée la vaine pâture. D'ailleurs le meilleur
+et le plus honnête homme du monde, toujours
+à son banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant
+sa tête blanche sur son pupitre, ne s'interrompant
+que pour voter. Au cercle il continuerait ses écritures,
+mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre
+d'hôtel où, comme il le disait lui-même, «le bois
+coûtait diantrement plus cher qu'à Château-Chinon.»</p>
+
+<p>Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline;
+ce fut ce que Raphaëlle demanda, exigea même,
+tandis que Frédéric se montrait disposé à laisser à
+la réflexion le temps d'agir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui,
+il ne le sera plus demain; il pèse le pour
+et le contre comme un pharmacien pèse ses drogues.</p>
+
+<p>&mdash;Avoue que la pilule est dure à avaler.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous
+qui l'avalons; d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et
+c'est ton affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis à bout.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire
+et tu ne vois plus rien à faire?</p>
+
+<p>Il haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle
+te montre qu'il y a encore à dire et à faire; écoute-la,
+et souviens-toi plus tard, quand nous serons mariés,
+que tu as eu intérêt à la consulter, alors que
+tu restais à bout dans une affaire d'où dépendait
+notre fortune, et qu'elle est bonne à quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'écoute.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre
+homme?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience.</p>
+
+<p>Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer
+qu'elle était bonne à quelque chose, quand
+lui n'était bon à rien; trop souvent elle avait insisté
+sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de
+ses ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis
+qu'en réalité elle se faisait plutôt prendre en grippe:
+elle n'avait jamais eu la main douce avec ses
+amants, et ne savait pas que les hommes se laissent
+d'autant plus facilement conduire qu'ils ne sentent
+pas les ficelles qui les tiennent.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous
+sommes adressés, dit-elle, à son orgueil, à sa gloriole,
+et tout ce que tu lui as dit, il le roule dans
+son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu
+as parlé.</p>
+
+<p>Il la regarda sans comprendre où elle voulait
+arriver.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il
+faut le prendre, c'est à ses yeux qu'il faut parler.</p>
+
+<p>&mdash;Les yeux? Quoi, les yeux?</p>
+
+<p>&mdash;Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras
+visiter le local en détail. Ce n'est pas difficile, ça.</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis; il sera ébloui.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon
+bourgeois se promenant dans ces salons qui vont lui
+jeter toute leur poudre d'or aux yeux et qui va se
+mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants?
+crois-tu qu'il ne va pas se sentir fier en se
+disant qu'il sera le maître dans ce palais?</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu canaille!</p>
+
+<p>&mdash;En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui
+feras montrer le mobilier, surtout les tapis et les
+tentures; il doit être sensible aux couleurs, ce fabricant
+de drap; les ouvrages en laine, c'est son
+affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre
+fers en l'air comme les salons, mais ça lui inspirera
+confiance: sérieuse, l'impression du mobilier; tu le
+conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la
+livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire
+est enlevée, j'avoue comme toi que je suis à bout.</p>
+
+<p>Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution
+de ce programme; il en intervertit l'ordre
+au lieu de finir par le tailleur, il commença par là:
+il y aurait progression.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, Adeline se défendit:</p>
+
+<p>&mdash;Il sera temps si je me décide, mais je vous
+avoue que je balance: je vous assure que je ne suis
+pas du tout celui qu'il vous faut; un bon bourgeois
+comme moi serait déplacé dans ce rôle de président,
+je n'en ai aucune des qualités, et j'y serais l'homme
+le plus emprunté du monde; je compromettrais le
+succès de l'entreprise; on se moquerait de moi...
+et, ce qui est plus grave, de vous.</p>
+
+<p>Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer
+pourtant dans une réfutation en règle:</p>
+
+<p>&mdash;Nous reviendrons plus tard à la question de
+savoir si vous acceptez ou si vous n'acceptez point,
+dit-il; pour le moment, ce que je vous demande
+simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre
+livrée; nous ne fondons pas une oeuvre d'un jour, et
+nous ne prenons pas cette livrée pour qu'elle dure
+un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il
+faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap
+que je demande de m'assister.</p>
+
+<p>Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses
+conseils à son ami. Il se laissa donc conduire chez
+le tailleur, où il choisit un drap solide, un bon drap
+français, comme le demandait Frédéric, qui devait
+durer longtemps.</p>
+
+<p>Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier
+Lobel; dans tout ce qui était travail de la laine, il
+avait des connaissances spéciales qu'il ne pouvait
+pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il
+n'eut qu'à admirer les tapis de Smyrne, de Perse et
+de l'Inde qu'on lui montra et qui étaient vraiment
+superbes, les portières magnifiques; il passa plus
+de deux heures à se griser de l'enchantement de
+leurs couleurs.</p>
+
+<p>Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air»,
+comme disait Raphaëlle, ce fut en visitant les salons
+de l'avenue de l'Opéra.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric
+dans chaque place.</p>
+
+<p>Et partout il faisait la même réponse:</p>
+
+<p>&mdash;C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment
+digne de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien
+nous donner quelque chose.</p>
+
+<p>Comme ils redescendaient l'escalier tout en
+marbres de couleur où leurs pas sonnaient comme
+sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui
+trahit le travail de son esprit et la progression des
+sentiments par lesquels il avait passé.</p>
+
+<p>Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur
+le palier et faisant face à la porte d'entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Nous mettrons là un buste de la République,
+dit-il, comme s'il se parlait à lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher
+président, car vous serez maître chez vous; mais
+si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai point
+ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles
+qui me retiendraient, j'estime qu'un cercle
+est un terrain neutre où tout le monde doit pouvoir
+se rencontrer.</p>
+
+<p>Adeline hésita un moment:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.</p>
+
+
+<h4>VII</h4>
+
+
+<p>C'était la première fois qu'Adeline avait quelque
+chose à demander pour lui-même.</p>
+
+<p>Comme tous les députés, il avait passé bien des
+heures de sa vie dans les antichambres des ministres
+et usé de nombreuses paires de bottines sur le carreau
+poussiéreux des corridors des bureaux à la
+Guerre, aux Finances, à la Justice, à la Marine, au
+Commerce, à l'Agriculture, aux Travaux publics, à
+l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux
+Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la
+Préfecture de police, aux ambassades, aux consulats,
+partout où il y a à solliciter et à faire sortir des
+cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester,
+mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou
+des communes de sa circonscription, pour les
+affaires de ses électeurs, jamais dans le sien et pour
+les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour
+lui, il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons
+financières à appuyer, pas de concessions à
+obtenir; quand on l'avait décoré, on était venu à lui
+et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait.</p>
+
+<p>Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement
+chez soi en attendant, il fallait demander.</p>
+
+<p>De là son embarras.</p>
+
+<p>A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans
+un intérêt général, supérieur à toutes considérations
+personnelles: mais enfin il n'en devait pas moins
+résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa
+liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la
+tête plus haut s'il avait été dégagé de toute attache.</p>
+
+<p>Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de
+police, comme s'il n'osait point sauter le pas.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis
+qu'il était en fonctions, avait cependant appris
+à écouter en se faisant une tête de circonstance,
+laissa échapper un mouvement de surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mon cher député!</p>
+
+<p>Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à
+l'avance par Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son
+cher préfet». Il savait que sa demande pouvait provoquer
+une certaine surprise, et même il en attendait
+la manifestation: «Vous comprenez que le préfet
+ne sera pas sans éprouver un certain étonnement
+en vous entendant lui demander une autorisation
+pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu
+en dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se
+mêlera probablement une certaine contrariété: le
+nombre de ces autorisations n'est pas illimité; il en
+est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme
+ruiné a encore dans sa poche: quand il en dépense
+un, il compte ceux qui lui restent et fait le calcul
+qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être à
+sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent
+être une monnaie commode pour payer certains
+services. Je ne dis pas que votre préfet se serve de
+cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui
+l'ont employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire
+d'un préfet aimable et vert-galant qui avait payé les
+dépenses d'une liaison demi-mondaine avec une de
+ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée
+l'avait tout de suite vendue cent vingt mille francs,
+en plus d'un tant pour cent sur les produits de la
+cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté
+d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé
+et ne restât pas court. Si on avait accordé ces
+autorisations à des gens plus ou moins véreux,
+comment en refuser une à un honnête homme, entouré
+de l'estime publique, dont le nom seul était
+une garantie?</p>
+
+<p>Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline
+une assurance que, sans eux, il n'eût certes
+pas eue:</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas, mon cher préfet?</p>
+
+<p>C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être
+même trop fin, car bien souvent, dans son besoin de
+tout comprendre et de tout deviner, il allait au delà
+de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après lui-même.</p>
+
+<p>Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison
+de vous étonner de ma surprise, qui n'a pas d'autre
+cause, croyez-le bien, que l'idée où j'étais que vous
+viviez en dehors des cercles,&mdash;en bon père de
+famille.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A
+Paris, je n'ai pas ma famille; je suis seul; les soirées
+sont longues. Et elles ne le sont pas seulement pour
+moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de
+mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux
+d'avoir un centre de réunion, où nous aurions plaisir
+et intérêt même à nous retrouver dans l'intimité,
+sans avoir à craindre une promiscuité gênante.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est un cercle s'administrant lui-même que
+vous voulez fonder?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière
+nous, une société représentée par un gérant qui
+aura la responsabilité de la question financière;
+sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas
+accepté les fonctions de président.</p>
+
+<p>Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation
+de surprise, mais il regarda Adeline en
+homme qui se demande si on se moque de lui.</p>
+
+<p>Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait
+cru jusqu'à ce jour? était-il au contraire un roublard
+qui s'enveloppait de bonhomie? ou bien encore était-il
+plus profondément provincial qu'on ne pouvait
+décemment l'imaginer pour un collègue?</p>
+
+<p>Il fallait voir.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est ce gérant?</p>
+
+<p>&mdash;Un ancien notaire de province.</p>
+
+<p>&mdash;Il se nomme?</p>
+
+<p>&mdash;Maurin.</p>
+
+<p>C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il
+y a tant de gens qui s'appellent Morin ou Maurin?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui,
+dit Adeline, allant au-devant d'une nouvelle question.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez
+pas accepté, car ce n'est pas à un homme comme
+vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un gérant...
+un mauvais gérant, peut entraîner loin et même
+très loin le président et les administrateurs d'un
+cercle; vous savez cela comme moi.</p>
+
+<p>Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni
+comme un avertissement direct; mais, cependant, il
+y avait dans l'accent une gravité qui devait donner à
+réfléchir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit
+Adeline en pensant à son ami le vicomte, qui serait
+le véritable gérant sous le nom de Maurin, beaucoup
+plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine.</p>
+
+<p>Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de
+Mussidan, le préfet aurait gardé son observation
+pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas venue à l'esprit,
+mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte
+avait des raisons respectables pour vouloir rester
+dans la coulisse, il convenait de l'y laisser.</p>
+
+<p>&mdash;Et quels sont avec vous les membres fondateurs?
+demanda le préfet.</p>
+
+<p>&mdash;Voici les noms de ceux qui ont signé la demande
+avec moi, répondit Adeline en tirant une feuille de
+papier de sa poche.</p>
+
+<p>Le préfet lut les noms:</p>
+
+<p>&mdash;Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou,
+général Castagnède...</p>
+
+<p>A ce nom, il fit une pause, car ce général était
+celui-là même qu'on appelait le général Epaminondas
+dans le Midi, et il le connaissait.</p>
+
+<p>Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur,
+dont l'existence besoigneuse ne lui était pas
+inconnue.</p>
+
+<p>Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de
+musique, Fastou, le statuaire, il lut couramment, de
+même pour les notables commerçants dont Adeline
+avait obtenu lui-même les signatures.</p>
+
+<p>A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien
+ambassadeur, il n'y avait rien à dire sur ces
+noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux qui
+n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait
+le général de tricher, mais il n'avait jamais été
+chassé d'aucun cercle; l'ancien ambassadeur vivait
+dans les tripots, cela était certain, mais en vivait-il
+réellement comme on le racontait? Barthelasse et
+les directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient
+bien gardés de publier leurs mémoires avec
+pièces justificatives à l'appui; combien d'autres
+aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés!</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste,
+que je ne vous présente que des noms en qui on doit
+avoir pleine confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment.</p>
+
+<p>&mdash;Et je crois que plus d'une fois on a accordé des
+autorisations à des gens qui ne présentaient pas les
+garanties que nous offrons.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement; mais c'est qu'alors nous
+avons été trompés. Nous ne sommes pas infaillibles.
+Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a présenté
+des listes de noms aussi honorables que ceux de la
+vôtre, avec un gérant offrant toutes les garanties de
+moralité, de solvabilité, et que cependant le cercle
+que nous avons autorisé s'est changé, au bout de
+quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec
+<i>bourrage</i> de la cagnotte et <i>étouffage</i> des jetons. Mais
+est-ce notre faute? N'est-ce pas plutôt celle des fondateurs
+qui se sont laissé tromper et par qui nous
+avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut
+examiner et le point sur lequel j'appelle toute votre
+attention, en insistant, si vous le permettez, sur l'estime
+que vous m'inspirez.</p>
+
+<p>Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait
+duper par des coquins assez adroits pour se
+cacher, il y avait dans cette tirade de quoi lui ouvrir
+les yeux et lui donner à réfléchir.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte
+qu'Adeline avait foi, c'était aussi en lui-même,
+en son honnêteté, en sa clairvoyance; il ne serait
+pas un président qui laisserait aller les choses au
+hasard; il lui donnerait son temps, à son cercle,
+il le surveillerait, il le gouvernerait d'une main
+ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il,
+c'est que leurs administrateurs ne les ont point administrés,
+c'est que leurs présidents ne les ont point
+présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole
+que je serai un président sérieux et que le tableau
+que vous venez de m'esquisser ne se réalisera point
+pour nous.</p>
+
+<p>Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas
+entendre? Le préfet voulut faire une dernière tentative;
+affectueusement il lui prit le bras et le passant
+sous le sien:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon cher député, franchement est-ce
+que vous croyez que la fondation d'un nouveau cercle
+est bien urgente, et que vous et vos amis vous ne
+trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le
+centre de réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il
+pas déjà assez de cercles?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion
+s'en présente, laissez-moi vous dire que le gouvernement
+ne favorise pas assez le développement de la
+vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la
+fabrication va en province.</p>
+
+<p>Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric,
+Adeline répéta ce thème qui lui avait été soufflé, sans
+avoir conscience qu'il était un écho.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet,
+quand Adeline fut arrivé au bout de son morceau.</p>
+
+<p>Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il
+avait dit ce qu'il avait pu pour éclairer cet aveugle
+inconscient ou conscient, il n'était ni prudent ni politique
+d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce
+qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de
+police, on n'est pas professeur de morale. Et il n'était
+pas du tout dans son caractère de mettre les points
+sur les i.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant
+l'entretien.</p>
+
+<p>Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux
+qui, après avoir visité le local de l'avenue de l'Opéra
+et constaté qu'il n'avait pas deux escaliers, ce qui
+est le grand point dans ce genre de recherches, se
+rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient
+signé la demande, se bornant à une seule question:
+celle de savoir si la signature mise au bas de cette
+demande était bien la leur, puis il fit son rapport,
+qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un
+second corroborant le premier, qu'il transmit au
+chef de la police municipale, qui en fit un troisième
+corroborant le second.</p>
+
+<p>Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner
+ou à refuser l'autorisation.</p>
+
+<p>Pouvait-il la refuser quand elle était demandée
+par un homme dans la position d'Adeline?</p>
+
+<p>Il la donna.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, on verra bien.</p>
+
+<p>Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline
+sombrait, il l'avait averti; si, au lieu de faire naufrage,
+il arrivait un jour au ministère, ce service
+rendu lui donnerait droit à son bon souvenir.</p>
+
+
+
+
+<h4>VIII</h4>
+
+
+<p>L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas
+ouvrir ses salons dès le lendemain, malgré l'envie
+qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le personnel
+était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il
+fallait laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis
+et de poser les tentures, aux sommeliers de meubler
+la cave, au tabletier de bien graver sur les jetons et
+les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à
+ce que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser
+aux joueurs qui se servent de cette monnaie, plus
+facile, plus productive et moins dangereuse à contrefaire
+que les billets de banque. Il y a en effet des
+plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un
+de ces industriels est pincé au moment où il tâche
+d'en écouler quelques-unes, il est aussi simplement
+que discrètement expulsé du cercle, sans encourir
+les travaux forcés que la vignette des billets de
+banque promet aux contrefacteurs.</p>
+
+<p>D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir
+pour la parfaite organisation du cercle, il y en avait
+d'un autre genre qui devaient tout autant et plus
+encore que ceux-là, peut-être concourir à sa prospérité&mdash;c'étaient
+ceux de la publicité: un cercle de ce
+genre ne pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour
+ni trompette, et il y avait longtemps que Raphaëlle
+avait engagé son orchestre.</p>
+
+<p>Il avait commencé: <i>pianissimo</i>, il était vaguement
+question d'un nouveau cercle;&mdash;<i>piano</i>, il ne ressemblerait
+en rien à ceux qui avaient existé jusqu'à
+ce jour;&mdash;<i>adagio</i>, on y trouverait un luxe et un
+confort inconnus en France, en même temps qu'une
+sécurité absolue contre les tricheries; à l'avance les
+joueurs seraient certains de n'avoir pas à se surveiller
+les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir
+du jeu;&mdash;<i>andante</i>, ses salons seraient avenue de
+l'Opéra, dans la plus belle maison que Paris ait vu
+construire en ces dernières années;&mdash;l'attention
+étant alors suffisamment éveillée, les trompettes
+avaient enfin donné son nom: <i>maestoso ma non
+troppo</i>, c'était le «Grand international»;&mdash;<i>largo</i>, il
+avait pour fondateurs l'élite du monde de la diplomatie
+(l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse),
+de l'armée (le général Épaminondas), de la
+politique (le comte de Cheylus, Adeline, Bunou-Bunou),
+de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts
+(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du
+commerce parisien, représentés par une kyrielle
+de noms sérieux bien faits pour inspirer confiance;&mdash;<i>fortissimo</i>,
+ce n'était pas une spéculation louche
+comme tant d'autres; <i>con calore</i>, c'était une affaire
+nationale, <i>con fuoco</i>, qui dans l'esprit de ses fondateurs
+devait concourir, <i>tempo di marcia</i>, au relèvement
+de la fortune publique.</p>
+
+<p>Pendant que se jouait cette symphonie Adeline,
+dont la présence à Paris n'était pas utile, puisque
+l'aménagement du cercle ne le regardait en rien,
+avait été passer quelques jours à Elbeuf.</p>
+
+<p>Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait
+trouvé sa famille dans la salle à manger, l'attendant
+devant le couvert mis.</p>
+
+<p>Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa
+respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu la Maman?</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais
+à être inquiète de toi?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus
+à la Chambre, et depuis plusieurs jours tu n'as pas
+dit un mot, pas même une interruption.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je n'interromps jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le
+dit: ça fait plaisir aux électeurs, qui voient que leur
+député est à son banc.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais pris par le travail des commissions.</p>
+
+<p>En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation
+de son cercle qu'Adeline avait été pris; mais il ne
+pouvait pas le dire à sa mère, puisqu'il n'en avait
+pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le faire,
+qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là
+qu'il lui annoncerait cette grande nouvelle.</p>
+
+<p>Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite
+après le souper; car en quittant la table, la Maman,
+au lieu de se retirer dans sa chambre comme tous les
+soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,&mdash;ce
+qui ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.</p>
+
+<p>Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire?</p>
+
+<p>Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre;
+les paroles ne se figeaient point sur ses lèvres, et ce
+qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit elle s'en
+débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe et
+Léonie se furent retirées, elle commença:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, il se passe ici d'étranges choses.</p>
+
+<p>Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant
+qu'une difficulté ou une querelle s'était élevée
+entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait le plus au
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman,
+mais comme elle n'a pas tenu compte de mes
+observations, il faut bien que je te les fasse à toi-même,
+quoiqu'il m'en coûte d'<i>affaiter</i> ton retour de
+querelles, quand tu rentres chez toi pour te reposer.</p>
+
+<p>Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience
+de chercher où tendait ce discours.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne
+démarre pas d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Maman! interrompit madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis <i>fiable</i> peut-être; quand je dis quelque
+chose on peut me croire: bien sûr que ce <i>clampin</i>
+ne reste pas ici du matin au soir, je ne prétends pas
+ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir
+et pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel
+qu'il cherche à la rencontrer.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu autorises ces visites?</p>
+
+<p>Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse
+mieux ce garçon; il me semble que c'est toujours
+ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Et s'il lui plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Dame!</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'accepterais pour gendre?</p>
+
+<p>&mdash;Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement pour n'avoir pas à faire son
+malheur que j'ai demandé à ta femme de fermer
+notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; il a
+continué à venir et on a continué à lui faire bonne
+figure; je me suis tenue à quatre pour ne pas le
+mettre moi-même à la porte; c'est un scandale, une
+abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous
+pour Berthe; à la messe on me regarde.</p>
+
+<p>Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage
+de Michel Debs avec Berthe Adeline. Des discussions
+s'étaient engagées sur ce sujet. On ne parlait que de
+cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline
+n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait
+si c'était possible. Pour tâcher de deviner
+quelque chose, les dévotes de Saint-Etienne dévisageaient
+la vieille madame Adeline, et devant ces regards
+elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant
+parce qu'elle était un objet de curiosité que parce
+qu'elle devinait les hésitations de celles qui l'examinaient:
+comment pouvaient-elles la croire capable
+d'accepter un pareil mariage!</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre
+franchement et décider entre ta femme et moi: autorises-tu
+ces visites? Parle.</p>
+
+<p>Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile
+de ne pas répondre à une question posée en ces
+termes et avec cette solennité; cependant il l'essaya.</p>
+
+<p>&mdash;Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu les autorises?</p>
+
+<p>&mdash;Mais....</p>
+
+<p>&mdash;Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu
+à ce que je fasse comprendre à ce jeune
+homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter
+ici?</p>
+
+<p>Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, dit-il.</p>
+
+<p>Il allait expliquer et justifier cette impossibilité,
+elle lui coupa la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Roule-moi dans ma chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Maman.</p>
+
+<p>&mdash;Je te demande de me rouler dans ma chambre.
+Si je pouvais me servir de mes jambes, je serais déjà
+sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de ce mariage:
+mieux vaut que Berthe ne se marie jamais
+que de devenir la femme d'un juif. Je te le répète.
+Je sais bien que tu n'as pas besoin de mon consentement
+pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que
+je te dis: il n'aura jamais ma bénédiction.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Maman....</p>
+
+<p>&mdash;Roule-moi dans ma chambre.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait,
+et, tristement, il revint auprès de sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, dit celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Et justement au moment où j'apportais de
+bonnes nouvelles, où je croyais qu'un pas décisif
+était fait pour assurer ce mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec
+plus d'appréhension que d'espérance, comme ceux
+que le sort a frappés injustement et qui n'osent plus
+croire à rien de bon.</p>
+
+<p>Il raconta comment par son ami le vicomte de
+Mussidan, qui l'avait si gracieusement obligé au
+moment de la crise provoquée par la faillite Bouteillier,
+il avait été amené à s'occuper de la fondation
+d'un cercle, dont le but était le relèvement de la
+fortune publique, il expliqua la situation qu'on lui
+faisait, situation honorifique et situation matérielle;
+enfin, il dit avec quel empressement on lui avait
+accordé l'autorisation qu'il demandait.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tout était subordonné à l'autorisation administrative,
+c'est d'avant-hier que je l'ai.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle
+qui se peignait sur le visage de madame Adeline,
+tout au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre
+position ce n'est donc rien qu'un gain de soixante-quinze
+mille francs et un traitement de trente-six
+mille?</p>
+
+<p>&mdash;C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends
+rien toi-même; comment me rassurerais-tu? Ce que
+je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et que c'est
+sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tous les cercles: un joueur joue chez
+nous, il nous paye pour jouer comme un spéculateur
+paye un agent de change pour jouer à la Bourse.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La
+source où on le prend me... (elle allait dire: me dégoûte,
+elle se reprit:)... me répugne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est celle où puisent tous les cercles; sois
+sûre qu'il n'y a que les joueurs qui trouvent immoral
+de payer un tant pour cent sur les sommes
+qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à
+trouver que ce tant pour cent n'est pas assez élevé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A
+vivre avec les gens, on prend leurs défauts.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand
+je n'ai qu'un souci, celui de vous gagner de l'argent,
+j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne crois pas ce
+que tu dis.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce
+monde qui vit par le jeu n'a pas bonne réputation.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts?
+Je ne suis pas président à vie: le jour où je verrais
+la plus petite irrégularité compromettante, si petite
+qu'elle fût, je me retirerais!</p>
+
+<p>&mdash;Et si tu ne la vois pas?</p>
+
+<p>&mdash;As-tu le moyen de me donner cinquante mille
+francs demain pour rembourser le vicomte? Non,
+n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen de me
+faire gagner trente-six mille francs par an, que nous
+pouvons mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien!
+alors, ne repoussons pas l'occasion qui se présente,
+même si elle nous expose à un risque. Tu conviendras,
+au moins, que ce risque est bien petit. A nous
+deux, nous nous en garerons bien.</p>
+
+<p>Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait,
+et encore vaguement, sans avoir rien de précis
+à opposer aux réponses de son mari. Elle ne pouvait
+que subir le fait accompli,&mdash;au moins pour le moment.
+Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de
+son côté, se promettait de les ouvrir aussi.</p>
+
+<p>Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain
+matin, un meilleur accueil.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle
+quand il lui eut expliqué la situation.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins cela l'avance-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux
+bien te dire maintenant que, depuis notre promenade
+dans les bois du Thuit, je ne vis pas; plus je
+trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais
+de qualités en lui, plus il me plaisait, plus
+je... l'aimais, plus je me tourmentais, me désespérais,
+en me disant que peut-être il faudrait renoncer
+à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et
+la sienne. Mais voici une idée qui me vient et qui
+va te consoler. Nous donnons une fête pour l'ouverture
+de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras
+avec ta mère, et j'inviterai Michel.</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, tu es le roi des pères!</p>
+
+<p>&mdash;Comme les rois doivent offrir des toilettes
+royales à leurs filles, tu vas me dire quelle robe je
+dois commander à madame Dupont.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai
+ma robe de tulle rose que je n'ai mise qu'une fois:
+elle me va très bien, elle suffira, puisque Michel ne
+la connaît pas et... que ce sera pour lui que je m'habillerai.</p>
+
+<h4>IX</h4>
+
+
+<p>Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme
+de la fête que le <i>Grand International</i>, ou le
+<i>Grand I</i>, comme on disait déjà en abrégeant son
+nom, devait donner pour son ouverture.</p>
+
+<p>Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de
+brillant, surtout de tapageur qui frappât l'attention.
+Et en un pareil sujet le neuf est difficile à trouver.
+On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui
+devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons,
+même absurdes, ont été épuisées; il est terriblement
+blasé sur ce genre de fêtes, le public parisien
+et surtout le public boulevardier.</p>
+
+<p>Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition,
+mondain, léger et piquant; Fastou avait
+suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses dernières
+oeuvres; des pianistes avaient assiégé
+Frédéric, Raphaëlle, M. de Cheylus et même Adeline;
+des guitaristes espagnols s'étaient offerts; un
+Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs
+variés en faisant craquer ses bottes s'était mis à la
+disposition de Frédéric, qui avait refusé avec autant
+d'indignation que de mépris: son cercle servir
+à de pareilles exhibitions! C'était quelque chose
+d'artistique, de distingué, de noble qu'il lui fallait,
+en un mot, un programme caractéristique qui
+montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait.</p>
+
+<p>Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son
+beau-frère Faré un petit acte inédit, dont la représentation
+eût été un «événement parisien»; mais
+le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui
+était plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle),
+la soeur elle-même n'avait pas voulu s'interposer
+entre son frère et son mari pour amener celui-ci à
+donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier,
+s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille,
+elle avait résisté aux prières comme aux
+reproches et aux menaces:</p>
+
+<p>&mdash;De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme
+autrefois; le nom de mon mari, jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une
+occasion se présente?</p>
+
+<p>&mdash;Non, quand elle se présente mal.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un
+honneur en entrant dans notre famille.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins ferait-il honneur à votre maison de
+jeu en lui donnant son nom, et c'est pour cela que
+je ne le lui demanderai point.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous en passerons.</p>
+
+<p>Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme
+manqua de cette attraction, il en eut d'autres:
+d'abord un dîner pour les invités sérieux, ceux qui
+devaient largement le payer en services rendus;
+puis une soirée réunissant une élite de comédiens et
+de chanteurs comme on n'en voit que dans les
+grandes représentations à bénéfices, et à laquelle des
+femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité,
+une innovation que l'influence du président ferait
+tolérer,&mdash;pour une fois; enfin un souper.
+Quand les nappes blanches auraient été remplacées
+par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des
+joueurs dans les salons, la vraie fête commencerait.
+Adeline aurait voulu qu'on ne jouât point ce jour-là,
+mais il avait dû céder aux réclamations de son comité:
+tout le monde s'était mis contre lui, même
+les honnêtes commerçants ses amis qui jusqu'à ce
+jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était
+précisément ceux-là qui avaient montré le plus
+d'empressement à jouir des plaisirs qu'ils pouvaient
+enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne serait pas chez
+eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir
+s'il ne triche pas.</p>
+
+<p>Le dîner était pour huit heures; dès sept heures
+et demie les invités commençaient à monter le
+grand escalier, si bien rempli de plantes vertes et
+de camélias que le buste de la République, placé
+dans sa niche, disparaissait sous le feuillage et
+qu'il était impossible de distinguer si on avait devant
+les yeux une tête de saint ou d'empereur romain.
+Dans le vestibule, qui, par les dimensions,
+était un véritable hall, se tenaient les valets de pied
+en grande livrée: souliers à boucles d'argent, bas de
+soie, habit à la française fleur de pêcher, galonné
+d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le
+programme, et pour quelques-uns, à ce programme
+il ajoutait discrètement une petite enveloppe contenant
+quelques jetons de nacre: c'était une attention
+délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec
+quelques milliers de francs, on pouvait donner de la
+gaieté au dîner... et, plus tard, de l'animation au
+jeu.</p>
+
+<p>Dans le salon, les membres du comité recevaient
+leurs hôtes, qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart;
+Adeline, adossé à la cheminée, souriant et
+accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus,
+le général Epaminondas et l'ancien ambassadeur
+qui, pour cette solennité, avaient cru devoir sortir
+toutes leurs décorations: M. de Cheylus en était si
+haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait
+d'un torticolis ou d'un lumbago.</p>
+
+<p>Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont
+écoeurants par leur banalité, mais celui du <i>Grand I</i>
+était exquis, ayant été préparé dans les cuisines
+mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait,
+en effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de
+la cuisine du <i>Grand I</i> et qu'on sût dans Paris qu'elle
+était supérieure, de beaucoup supérieure, à celle que
+pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. Au
+premier abord, une spéculation consistant à donner
+pour deux francs cinquante, avec le vin, un déjeuner
+qui en vaut cinq, et pour quatre francs un dîner qui
+en vaut huit, peut paraître détestable; cependant
+elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise
+par une allocation de vingt ou trente mille francs
+au cuisinier. Parmi les gens qui fréquentent les
+cercles, il en est qui savent compter, et qui se disent
+que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner,
+quatre francs sur le dîner, donnent deux
+cents francs par mois, soit deux mille quatre cents
+francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il
+est vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est
+peut-être pas très délicat de faire ce bénéfice; mais
+sans doute ils n'y pensent pas: la cagnotte payera
+ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette
+perte de vingt ou trente mille francs sur la table est
+une bonne affaire pour elle: c'est par le dîner que
+bien des joueurs sont attirés et retenus; et c'est par
+le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée
+des justes sévérités de la police. Si bien fondées
+que soient les plaintes contre un cercle, l'administration
+y regarde à deux fois avant de le fermer,
+quand son déjeuner est fréquenté par des gens
+ayant un nom honorable: des commerçants, des
+artistes, des médecins, des avocats qui levés
+avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne
+sont pas des joueurs de profession; ceux-là font du
+cercle ce qu'il doit être, un lieu de réunion; et ce
+paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte.</p>
+
+<p>La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de
+Raphaëlle, combinant leurs effets, le dîner fut très
+gai, et l'on arriva à l'heure des toasts sans avoir
+conscience du temps écoulé.</p>
+
+<p>Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la
+santé des représentants de l'armée, de la diplomatie,
+de la politique, des lettres, des arts, du commerce
+et de l'industrie qu'il avait la fière satisfaction
+de voir réunis autour de lui dans un but patriotique.</p>
+
+<p>A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les
+oreilles, ne se doutant guère qu'en mangeant ce bon
+dîner, dans cette salle luxueuse, au milieu de ces
+belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un
+but patriotique et accomplissait un devoir: vraiment
+doux, le devoir du cimier de chevreuil, et
+aussi celui du Château-yquem.</p>
+
+<p>Mais Adeline était trop absorbé dans son discours,
+qu'il disait et ne lisait pas, pour rien voir; il continuait
+et développait la pensée sur laquelle il vivait
+depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation
+de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands
+mots de Paris-lumière, de ville de toutes les élégances
+et de tous les génies, de relèvement de la
+fortune publique par le luxe, de travail français, de
+production nationale.</p>
+
+<p>Si les convives à l'intelligence alerte avaient été
+un peu surpris d'entendre parler du devoir patriotique
+qu'ils accomplissaient à cette table, ils ne le
+furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture
+de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler
+au relèvement de la fortune publique.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà une bonne! murmura l'un d'eux.</p>
+
+<p>Mais les commentaires ne purent pas s'échanger;
+Bunou-Bunou venait de se lever pour répondre au
+président, et aussitôt le silence avait succédé aux
+applaudissements: c'était un régal qu'un toast de
+Bunou-Bunou, qui dépensait des trésors de lyrisme
+dans ses rapports pour ériger une commune en chef-lieu
+de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants
+était affiché dans les bureaux des journaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je parie deux louis que nous allons entendre la
+fameuse phrase: «J'ignore si je m'abuse», dit un
+journaliste parlementaire; qui tient mes deux louis?</p>
+
+<p>Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison,
+car le premier mot qui sortit de la bouche inspirée
+du député fut précisément la fameuse phrase
+qui planait sous la coupole du palais Bourbon:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, j'ignore si je m'abuse....</p>
+
+<p>Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et
+parmi ceux qui avaient déjà entendu cette phrase
+célèbre, il y en eut plus d'un qui se cacha la figure
+dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent
+qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies
+choses, «on ferait bien mieux d'en tailler une
+petite.»</p>
+
+<p>Heureusement les discours tournèrent court; il
+fallait enlever les tables pour la soirée, et il n'y avait
+pas de temps à perdre.</p>
+
+<p>En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit
+dans son cabinet, où il trouva sa femme et Berthe
+qui venaient d'arriver avec Michel Debs.</p>
+
+<p>Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,&mdash;ce
+qui avait donné à Michel et à Berthe la joie de se
+trouver pendant trois heures dans le même compartiment
+en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,&mdash;et
+ils n'avaient pas encore visité les salons du
+cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit
+Adeline à Michel; en attendant que la soirée commence,
+nous ferons un tour dans les salons; il faut
+que je vous montre <i>mon</i> cercle.</p>
+
+<p>C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait
+«mon cercle»: n'était-ce pas lui qui avait obtenu
+l'autorisation de l'ouvrir, n'en était-il pas le président,
+ne décidait-il pas des admissions, tout le
+monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric
+se tenait si discrètement à l'écart qu'il n'avait
+pas paru au dîner; il se montrerait seulement à la
+soirée, comme bien d'autres.</p>
+
+<p>Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant
+le bras à sa femme, Michel conduisant Berthe; à
+mesure qu'ils avançaient, l'impression n'était pas la
+même chez la mère que chez la fille: madame Adeline
+se montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe
+en était émerveillée; quant à Michel, il n'avait
+d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait être toujours
+tourné vers elle, il la regardait venir dans les
+glaces, et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur
+son bras, il la sentait plus à lui: à la douceur du
+contact de la main s'ajoutait le ravissement des
+yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette
+rose!</p>
+
+<p>Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline
+ouvrit la porte, et ils se trouvèrent dans une grande
+pièce, plus longue que large et très haute, puisque
+de deux étages on en avait fait un seul en supprimant
+le plancher; le plafond était à caissons dorés
+et les murs étaient tendus de belles tapisseries tombant
+sur des boiseries sombres.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline
+avec fierté.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait une chapelle, répondit Berthe.</p>
+
+<p>En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et
+Frédéric vinrent au-devant d'eux, et les présentations
+eurent lieu:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric;
+si ces dames veulent bien m'accepter à votre
+place, je vais les installer; je resterai avec elles pour
+leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles les
+connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la
+maison.</p>
+
+<p>Et ce fut réellement en maîtresses de la maison
+qu'il les traita: on ne pouvait être plus respectueux,
+plus aimable, plus Mussidan; madame Adeline, qui
+avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée.
+C'était vraiment l'homme que si souvent son mari
+lui avait dépeint.</p>
+
+<p>Les salons s'emplirent «<i>et la fête commença</i>».
+Comme le programme en avait été très habilement
+composé, ce fut au milieu des applaudissements
+qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations
+enthousiastes, et les compliments accablaient
+Adeline, qui ne savait à qui répondre, un peu grisé
+de ce triomphe.</p>
+
+<p>Cependant tout le monde n'applaudissait point, et
+dans les coins se manifestaient de sourdes protestations
+et des impatiences.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête?</p>
+
+<p>&mdash;On n'en taillera donc pas une petite?</p>
+
+<p>Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que,
+parmi ces mécontents se trouvaient quelques-uns
+de ceux à qui elle avait eu la prévenance de faire
+remettre des jetons de nacre.</p>
+
+<p>Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant
+un peu en longueur, se termina aussi: les
+invités peu à peu se retirèrent, au moins ceux qui
+étaient venus avec leurs femmes.</p>
+
+<p>Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit
+la salle de baccara, et, quoiqu'elle fût vaste, on
+s'y entassa si bien que ce fut à peine si ceux qui
+s'étaient assis à la table purent remuer les coudes.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien
+ne va plus.</p>
+
+<p>Le lendemain, les journaux racontaient cette fête,
+mais, ce qui valait mieux, le bruit se répandait dans
+Paris, se colportait, se répétait qu'il y avait une
+caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait
+facilement.</p>
+
+<p>Le <i>Grand I</i> était fondé.</p>
+
+
+<br><br>
+<h3>TROISIÈME PARTIE</h3>
+<br><br>
+
+
+<h4>I</h4>
+
+
+<p>Le <i>Grand I</i> n'était ouvert que depuis quelques
+mois et déjà Adeline se demandait comment, pendant
+tant d'années il avait pu vivre à Paris ailleurs
+que dans un cercle.</p>
+
+<p>Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si
+mortellement ennuyeuses, les soirées qu'il passait à
+tourner dans son petit appartement de la rue Tronchet,
+ou à se promener mélancoliquement tout seul
+autour de la Madeleine, allant du boulevard à la
+gare Saint-Lazare et de la gare au boulevard en
+gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que de fois, en
+entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la
+tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen
+et de s'asseoir dans le wagon qui l'emmènerait
+jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du lendemain,
+eh bien! tant pis, il se trouverait au moins,
+parmi les siens; il embrasserait sa fille à son réveil;
+quelle joie dans la vieille maison de l'impasse du
+Glayeul! Là étaient la liberté, la gaieté, le repos;
+Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, et
+ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois,
+il avait pensé à se retirer de la politique pour vivre
+tranquille à Elbeuf, dans sa famille, avec ses amis,
+pendant la semaine surveillant sa fabrique, taillant
+ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit
+occupé, le coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection
+et de tendresse, comme il avait besoin de
+l'être.</p>
+
+<p>Mais du jour où le <i>Grand I</i> avait été ouvert, cette
+existence monotone du provincial perdu dans Paris
+avait changé: plus de soirées vides, plus de dîners
+mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de
+déjeuners hâtés au hasard des courses et des rendez-vous
+d'affaires; il avait un chez lui, un nid chaud,
+capitonné, luxueux, joyeux,&mdash;<i>son</i> cercle, où toutes
+les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les
+sourires les plus engageants accueillaient son entrée,
+où il était, pour tous «Monsieur le président.»</p>
+
+<p>A <i>sa</i> table, qui ne ressemblait en rien à celle des
+restaurants médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés
+avec la prudente économie d'un provincial, il
+était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le
+consultait, on le traitait avec une déférence dont les
+premiers jours il avait été un peu gêné, mais à laquelle
+il n'avait pas tardé à si bien s'habituer que ce
+n'était plus seulement pour les valets, empressés à
+lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était
+«monsieur le président», il l'était devenu pour lui-même,
+croyant à son titre, le prenant au sérieux,
+s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le
+fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours
+«Monsieur le président» pour quelqu'un et
+conséquemment pour soi.</p>
+
+<p>Mais bien plus encore que les satisfactions de la
+vanité, celles de la camaraderie et de l'amitié l'avaient
+attaché à son cercle. En sortant de la Chambre
+il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant
+si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus
+sur le pont de la Concorde pour regarder l'eau couler
+en se demandant de quel côté il allait aller, à droite,
+à gauche, sans but, au hasard.</p>
+
+<p>Il était rare que maintenant il sortît seul de la
+Chambre, presque tous les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait,
+chargé d'un portefeuille bourré de
+paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus,
+qui, mis à la porte par Raphaëlle le jour même où
+elle n'avait plus eu besoin de lui, était heureux de
+trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait
+rien,&mdash;le <i>suif</i>.</p>
+
+<p>D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois,
+invités par Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes,
+quand ils étaient en disposition de s'offrir un
+dîner meilleur et moins cher que dans n'importe
+quel restaurant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais dîner avec vous.</p>
+
+<p>On partait en troupe, et par les Tuileries quand il
+faisait beau, par les arcades de la rue de Rivoli
+quand il pleuvait, on gagnait l'avenue de l'Opéra, en
+causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de
+la porte à deux battants, le valet de service dans le
+vestibule avait vu qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir
+en saluant bas, et par le grand escalier décoré de
+fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses invités
+devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou
+pour autre raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait
+jamais:</p>
+
+<p>&mdash;Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.</p>
+
+<p>C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à
+lui les valets qui dans le hall s'empressaient autour
+de ses invités; à lui ces vitraux chauds aux yeux, ces
+tableaux signés de noms célèbres.</p>
+
+<p>A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur
+ces tapis doux aux pieds, à s'engourdir dans des
+fauteuils savamment étudiés, à n'avoir qu'un signe
+à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé
+gagner par le besoin de la vie facile et confortable
+qui exerce un attrait si puissant sur certains habitués
+des cercles qu'ils se trouvent mal à leur aise partout
+ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette attraction
+avait été d'autant plus envahissante qu'il avait
+toujours vécu au milieu d'une simplicité patriarcale:
+point de tapis, point de vitraux à Elbeuf, et des domestiques
+qui ne comprenaient pas à demi-mot.</p>
+
+<p>Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce
+qu'il avait trouvé dans son cercle, c'était la conversation
+facile et légère de <i>ses</i> dîners qui, en une heure,
+lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses
+scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses
+drôleries ou ses douleurs. Bien qu'habitué aux propos
+graves et lourds de la province, qui partent de
+rien pour arriver à rien, il aimait cependant la raillerie
+fine et le mot vif, et quand il avait à sa table&mdash;ce
+qui d'ailleurs, arrivait souvent&mdash;des gens d'esprit
+à la langue aiguisée ou à la dent dure, aussi
+capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point que de
+bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un
+régal de les écouter. Un jour celui-ci, le lendemain
+celui-là, tous venaient lui donner leur représentation
+sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à leur sourire,
+qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec
+une amabilité pleine de bonhomie.</p>
+
+<p>Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice
+en même temps que d'une âme reconnaissante,
+il ne pouvait pas jouir de cette existence agréable
+sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait.</p>
+
+<p>Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur
+le plus zélé en même temps que le plus
+discret, deux qualités qui ordinairement s'excluent
+l'une l'autre.</p>
+
+<p>Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne
+quittât guère le cercle, jamais Frédéric ne se mettait
+en avant: Maurin, qui avait toujours le titre de
+gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce qui importait
+à Adeline, c'était que lui, président, ne le
+fût point; c'était que la gestion financière n'empiétât
+point sur la direction morale, et, après dix mois
+d'exercice, il se sentait aussi maître de cette direction
+qu'au jour où, pour la première fois, il avait
+pris la présidence.</p>
+
+<p>Pour les admissions, lui et son comité étaient
+restés les maîtres absolus, et jamais le gérant n'avait
+essayé de leur faire admettre des membres douteux,
+comme il arrive dans tant de cercles, où le
+souci de faire marcher la partie passe avant tout; et,
+comme il devait arriver au <i>Grand I</i>, lui avait-on prédit
+charitablement en l'avertissant de se bien tenir
+de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un
+Maurin, non un vicomte de Mussidan!</p>
+
+<p>D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à
+son comité des plaintes, ou simplement des réclamations,
+tant la machine administrative fonctionnait
+avec régularité.</p>
+
+<p>C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait
+parlé dans leurs entretiens du soir sur les boulevards,
+et que, grâce à la sévérité de sa surveillance,
+ils avaient pu réaliser.</p>
+
+<p>&mdash;Où diable a-t-il appris l'administration? demandait
+parfois Adeline en faisant son éloge aux
+membres du comité.</p>
+
+<p>A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens
+qui attachaient Raphaëlle à Frédéric et aussi la part
+que celui-ci avait prise à son expulsion, répondait
+qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à
+faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire
+railleur qui démentait ses paroles. Venant de
+tout autre, ce sourire énigmatique eût inquiété
+Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance;
+c'était simplement la vengeance d'un...
+battu.</p>
+
+<p>Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait
+avec les autres membres du comité de cette petite
+traîtrise.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en prend pas son parti, le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! il y a de quoi!</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à
+la place de M. de Cheylus, au lieu d'en vouloir au
+vicomte, je lui en saurais gré. Peut-être trouverez-vous
+que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je
+vous affirme que c'est profond.</p>
+
+<p>Cependant, devant la persistance du sourire de
+M. de Cheylus, Adeline, par excès de conscience
+plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce qu'il
+cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait
+rien répondu aux questions les plus pressantes; il
+n'avait rien voulu dire de plus que ce qu'il avait
+dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce
+jeune homme» que ce que tout le monde savait.</p>
+
+<p>Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric
+qu'il eût cherché, au delà de ces sourires et de ces
+propos vagues, mais comment pouvait-il en avoir
+quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la
+preuve que le <i>Grand I</i> était le modèle des cercles?</p>
+
+<p>On sait que l'été fait le vide dans les cercles
+comme dans les théâtres: avec la chaleur, la vie
+mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, à
+Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»;
+plus tard on chasse, on ne va pas à son cercle,
+et plus ce cercle est d'un rang élevé, plus il est
+abandonné par ses membres. Cependant tous ces
+membres ne restent pas sans venir à Paris pendant
+cinq ou six mois, et ceux qui n'y sont pas ramenés
+pour une raison quelconque de sentiment ou d'affaires,
+le traversent en se rendant du nord dans le
+midi, ou de l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées?
+au théâtre? ils sont fermés; à son cercle! la partie y
+est morte faute de combattants. Ne pourrait-on donc
+pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas
+joué; les doigts vous démangent. Si alors on entend
+parler d'un cercle où la partie a gardé un peu d'entrain,
+on y court; qu'il soit de second ou de troisième
+ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en
+passant? deux parrains vous présentent, et l'on
+s'assied à la table du baccara.</p>
+
+<p>C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors
+que les autres cercles chômaient, Adeline avait eu
+la satisfaction de voir venir au <i>Grand I</i> les membres
+les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait
+pas d'en faire la remarque, sans y insister plus
+qu'il ne fallait, d'ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez comme on vient à nous.</p>
+
+<p>Adeline était ébloui par les noms des ducs, des
+princes, des marquis qui défilaient sur les lèvres de
+son gérant, et quand il allait à Elbeuf il ne manquait
+pas de les répéter à sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois comme on vient chez nous: nous
+sommes un centre, un terrain neutre, celui de la
+fusion, le trait d'union entre la France qui travaille
+et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine
+et le monde élégant.</p>
+
+<p>Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce
+qu'elle voyait de plus clair, c'est que son mari venait
+moins souvent à Elbeuf; c'est que, quand il était
+chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible qu'autrefois
+aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques,
+boudant sa cuisine, blaguant son vieux mobilier
+qui, pour la première fois depuis quarante ans,
+lui semblait aussi peu confortable que ridicule.</p>
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle
+n'était pourtant pas sans mélange.</p>
+
+<p>Quand il se disait que Son Altesse le prince de...
+le duc de..., le marquis de..., étaient venus perdre
+quelques milliers de francs chez lui, il éprouvait un
+sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre;
+et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait
+servait de trait d'union entre la bourgeoisie
+républicaine et le monde élégant, c'était un sentiment
+de juste fierté qui le portait et auquel il
+pouvait s'abandonner franchement, avec la conscience
+du devoir accompli.</p>
+
+<p>Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait
+près de cinquante mille francs à la caisse de <i>son</i>
+cercle, qui n'était pas <i>sa</i> caisse, par malheur, c'était
+un sentiment de honte qui l'anéantissait.</p>
+
+<p>Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer?</p>
+
+<p>C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait
+rassuré sa femme lorsqu'elle avait manifesté la
+crainte qu'il ne devînt joueur.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, joueur!</p>
+
+<p>Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri,
+qu'il avait joué dans sa jeunesse et que par expérience
+il connaissait les dangers du jeu.</p>
+
+<p>Ce n'est pas quand on a été entraîné une première
+fois et qu'on a eu la chance de se sauver, qu'on se
+laisse prendre une seconde. A vingt ans on a une
+faiblesse et une ignorance, des emportements et des
+vaillances qu'on n'a plus à cinquante après avoir
+appris la vie.</p>
+
+<p>Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en
+voyageant en Allemagne, il y avait eu alors toutes
+sortes de raisons et même d'excuses à sa faiblesse:
+sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant
+lui avec leurs portes ouvertes et leurs tentations;
+l'argent qu'il risquait et qu'il n'avait point eu la
+peine de gagner ne lui coûtait rien, pas même un
+regret bien profond s'il le perdait, puisque cette
+perte était légère pour la fortune de ses parents.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute
+était simplement celle d'un jeune homme riche, d'un
+fils de famille qui s'amuse, sans faire grand
+mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même;
+ç'avait été une épreuve salutaire; s'il était entré
+dans la fournaise, il s'y était bronzé, et si complètement
+que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus joué.
+Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût
+des cartes; s'asseoir pendant des heures devant un
+tapis vert, sous la lumière d'une lampe, rester immobile,
+ne pas parler, l'ennuyait; il était assez
+riche pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât
+aucun plaisir, et il ne l'était pas assez pour que
+celui perdu ne lui fût pas une cause de regret et de
+remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter
+cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait
+jouer:</p>
+
+<p>&mdash;Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous
+bien vous sauver? Amusez-vous tant que vous voudrez,
+ne jouez pas.</p>
+
+<p>Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait
+aux autres.</p>
+
+<p>Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances;
+comme il les trouvait misérables, ceux qui
+succombaient à la passion du jeu!</p>
+
+<p>Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables,
+puisqu'ils étaient des passionnés, c'est-à-dire
+des êtres inconscients et par là des irresponsables;
+mais lui, quand pour la première fois il
+s'était assis à la table de baccara de son cercle, il
+n'avait pas été poussé par la main irrésistible de la
+passion.</p>
+
+<p>C'était même cette absence de passion pour le jeu,
+cette certitude que les cartes l'ennuyaient acquise
+dans sa première jeunesse, et confirmée pendant plus
+de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui
+lui avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il
+avait discuté dans sa conscience la question de savoir
+s'il accepterait ou s'il refuserait les propositions
+de Frédéric.</p>
+
+<p>Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de
+n'avoir rien à craindre pour lui-même: on ne devient
+pas joueur parce qu'on vit au milieu des joueurs et
+qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie contagieuse
+qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on
+plaint ou qu'on méprise ceux qui ont le malheur
+d'en être infectés.</p>
+
+<p>Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient
+ridicules ou pitoyables: sur leurs visages convulsés,
+rouges ou pâles, selon le tempérament, dans leurs
+mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de
+joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou
+leur anéantissement, il s'amusait à suivre les sensations
+par lesquelles ils passaient.</p>
+
+<p>Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du
+rivage, jouit de l'horreur d'une tempête, il se disait
+qu'heureusement pour lui il était à l'abri de ce
+danger.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'irait-il faire dans cette galère?</p>
+
+<p>Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas
+du tout le fond de sa nature, comme il était au contraire
+bonhomme, et compatissait d'un coeur sensible
+à la douleur et au malheur, plus d'une fois il
+avait cru devoir adresser des avertissements à quelques-uns
+de ceux qui, pour une raison ou pour une
+autre, l'intéressaient plus particulièrement.</p>
+
+<p>Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement,
+en leur prenant le bras et en le passant sous
+le sien comme on fait avec un camarade, il leur
+avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les
+yeux, les grondant, les chapitrant. Quelquefois même,
+dans des cas graves, il les avait fait comparaître
+dans son cabinet de président, et là, entre quatre
+yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez
+trop gros jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de
+vous le dire, un jeu qui n'est pas en rapport avec
+vos ressources.»</p>
+
+<p>Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour
+reconnaître que ses discours les plus affectueux
+étaient aussi peu efficaces que les semonces les plus
+vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient
+aucun effet.</p>
+
+<p>Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il
+est vrai, mais enfin il y avait renoncé, n'étant point
+homme à persister dans une tâche dont il reconnaissait
+lui-même l'inutilité.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont trop bêtes! s'était-il dit.</p>
+
+<p>Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait
+pas à faire le président: c'était lui qui avait la
+charge de l'honneur de son cercle, et l'honneur du
+<i>Grand I</i> était que le jeu y fût contenu dans des limites
+raisonnables.</p>
+
+<p>Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré
+eux et contre eux: son cercle ne deviendrait pas
+un tripot.</p>
+
+<p>Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois
+même y passer la plus grande partie de la
+nuit: continuellement il circulait dans les salons,
+rôdant autour des tables, regardant le jeu comme
+s'il avait eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait
+endormi dans un fauteuil, surpris par la fatigue;
+mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il reprenait ses
+promenades en cherchant à savoir ce qui s'était
+passé pendant qu'il sommeillait.</p>
+
+<p>Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il
+se tenait debout, les mains dans ses poches à côté
+de la table de baccara, un joueur lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc
+pas une?</p>
+
+<p>Et alors il avait répondu en haussant les épaules</p>
+
+<p>&mdash;Le baccara! mais c'est à peine si je sais les
+règles de ce jeu, si simples cependant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si facile.</p>
+
+<p>&mdash;Plus facile qu'amusant: il y a des présidents
+dont c'est la force de ne pas toucher une carte... et je
+suis de ceux-là.</p>
+
+<p>Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives
+que son président faisait pour détourner du jeu
+quelques jeunes joueurs, n'était jamais intervenu
+entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas
+du tout pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien
+moins qu'à diminuer les produits de la cagnotte: il
+importait de le ménager, et d'ailleurs les probabilités
+n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives.
+Qui a jamais empêché un joueur de jouer? c'était
+ce qu'il avait pu répondre à Raphaëlle furieuse
+contre Adeline.&mdash;Laissons-le faire, laissons le dire;
+cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela
+peut nous être utile; il est bon qu'on sache dans
+Paris que le président du <i>Grand I</i> éloigne les joueurs
+au lieu de les attirer; ça vous pose bien.&mdash;Et s'il
+les détourne?&mdash;Je te promets qu'il n'en détournera
+pas un seul, tandis qu'il détournera peut-être quelqu'un
+que nous avons intérêt à éloigner de chez nous.&mdash;Le
+préfet de police?&mdash;C'est toi qui l'as nommé;
+comment veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de
+fermeture contre un cercle où le jeu est combattu
+par son président?&mdash;Ce n'est pas en discourant
+contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais
+bien que nous ne le tiendrons que quand il sera
+endetté à la caisse; jusque-là j'ai peur qu'il ne nous
+manque dans la main; qui mettrions-nous à sa
+place?&mdash;Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera...
+peut-être plus que tu ne voudras.&mdash;Pousse-le.</p>
+
+<p>Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher
+aux cartes, Frédéric, cédant comme toujours à
+l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son
+ton le plus doux et avec ses manières les plus insinuantes,
+que l'homme qui a le plus d'influence sur
+un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même?
+Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que
+vous avez dernièrement catéchisés&mdash;je vous demande
+la permission de ne pas le nommer&mdash;c'est
+que vous n'entendez rien au jeu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est parfaitement vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien; mais vous comprenez que cela enlève
+beaucoup d'autorité à vos paroles; on ne voit dans
+votre intervention qu'une opposition systématique;
+ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez
+parti, c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie,
+ce n'est pas de la sympathie.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai joué autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il est bien étonnant que vous ne vous
+soyez pas remis au jeu; qui a joué jouera....</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira.
+Enfin je n'insiste pas; je dis seulement que vos paroles
+auraient plus d'influence si on voyait en vous
+un ami au lieu de voir un adversaire.</p>
+
+<p>En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la
+réflexion le soin d'achever ce qu'il avait commencé:
+il connaissait son Adeline et savait avec quelle
+sûreté germait le grain qu'on semait en lui.</p>
+
+<p>Avec l'expérience qu'il avait du monde et des
+choses du jeu, il savait combien sont rares les guérisons
+radicales chez les joueurs, et combien, au contraire,
+sont fréquentes les rechutes: que d'anciens
+joueurs qui étaient restés dix ans, vingt ans
+sans jouer, retournaient au jeu dans leur âge mur,
+alors que toute passion semblait morte en eux et que
+celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était
+seule désormais!</p>
+
+
+
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a
+joué jouera», comme de tant d'autres qu'on répète
+sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont monnaie
+courante, par habitude, sans y attacher la
+moindre importance, mais à cette heure il en était
+jusqu'à un certain point frappé.</p>
+
+<p>Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment,
+et comme les proverbes vont rarement
+seuls, il lui en était venu un autre qui s'imposait,
+dans les circonstances particulières où il se trouvait,
+et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans
+feu»; pour que l'expérience populaire se fût formulée
+en cette petite phrase: «qui a joué jouera»,
+il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance.</p>
+
+<p>Il avait fait son examen de conscience bravement,
+loyalement, en homme qui veut lire en soi, et il
+avait vu que, depuis quelque temps, il suivait le jeu
+avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers
+jours de l'ouverture de son cercle.</p>
+
+<p>S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient
+plus ridicules: il les comprenait, et admettait
+maintenant qu'on se passionnât pour ces luttes à
+coups de cartes, qui se passent en quelques minutes,
+et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune.
+Il en avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites,
+et il en avait suivi les phases avec émotion&mdash;avec
+cette sympathie dont parlait Frédéric.</p>
+
+<p>C'était un symptôme, cela.</p>
+
+<p>En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait
+maintenant au jeu, il allait prendre les cartes lui-même.</p>
+
+<p>Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire,
+mais enfin il n'en était pas moins vrai qu'il y avait
+là quelque chose de caractéristique, ce serait mensonge
+et hypocrisie de ne pas en convenir.</p>
+
+<p>Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons
+et leurs plaques à la caisse contre cent ou cent cinquante
+mille francs de billets de banque, il n'avait
+pas pu se défendre contre un certain sentiment
+d'envie et ne pas se dire que c'était de l'argent facilement,
+agréablement gagné en quelques heures.</p>
+
+<p>De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait,
+elle serait la bienvenue, il n'y avait pas loin, et
+ce petit pas il l'avait franchi.</p>
+
+<p>Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent
+particulier pour y réussir, un long apprentissage, au
+moins dans le baccara, le gain comme la perte sont
+affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des
+gens qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui
+ne l'ont pas, et ils perdent, voilà tout. Quand il était
+tout jeune, et qu'il jouait des billes à pair ou non
+avec ses camarades, il avait une chance constante,
+cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en
+Allemagne, lorsqu'il était entré à Bade dans la salle
+de la roulette, il avait mis un louis sur le 24, qui
+était le chiffre de son âge, et le 24 était sorti. A
+Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé
+la même expérience, et le 24 était sorti
+encore. Deux numéros pleins sortant ainsi exprès
+pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela n'était-il
+pas particulier et ne constituait-il pas une chance
+personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et
+il avait perdu à la roulette et au trente et quarante
+plus, beaucoup plus que les soixante-douze
+louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette
+perte n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme
+son gain, et elle ne prouvait nullement qu'à un moment
+donné il n'avait pas eu la chance&mdash;une chance
+providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on
+l'a égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions
+qu'il n'avait pas songé à examiner, puisqu'il
+avait renoncé au jeu pendant de longues années,
+mais qui maintenant lui revenaient.</p>
+
+<p>Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques
+coups de cartes, il gagnait deux cent mille francs:
+quelle joie pour Berthe, car ils seraient pour elle; et
+s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est aux
+jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait
+cette partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même?
+En somme, il y a une justice supérieure qui dirige les
+choses et les destinées en ce monde, et cette justice
+ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille
+comme Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien,
+fût malheureuse.</p>
+
+<p>Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à
+ce jour, ne s'était pas présentée à son esprit.
+C'est que celui qui a de la fortune ou qui gagne largement,
+sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins,
+ne considère pas le jeu au même point de vue
+que celui qui est gêné et qui, quoi qu'il fasse, se retrouve
+toujours devant un trou. Les gains du jeu eussent
+été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait
+sa fortune héréditaire qu'augmentaient tous les ans
+les bénéfices de sa maison de commerce, tandis que
+maintenant que cette fortune avait disparu et que sa
+maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient
+bien à propos pour combler le trou qu'il
+voyait sans cesse devant lui.</p>
+
+<p>Et de temps en temps, pendant que ce travail se
+faisait en lui, retentissait à son oreille la phrase qu'il
+était habitué à entendre:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!&mdash;Quel
+beau banquier vous feriez!</p>
+
+<p>Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa
+physionomie riante, ses gestes désordonnés, ses
+éclats de voix insultent au malheur des pontes, et
+qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à
+étudier longuement son point pour torturer à l'avance
+ceux que dans quelques secondes il va saigner
+à blanc.</p>
+
+<p>Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était
+flatté qu'on ne crût pas, que, s'il jouait, il serait un
+de ces pauvres diables de pontes qui viennent misérablement
+au cercle pour jouer la <i>matérielle</i>, c'est-à-dire
+tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut
+pour la vie au jour le jour; recommençant le lendemain
+ce qu'ils ont fait la veille, attelés à ce labeur
+aussi dur que n'importe quel travail et qui, en usant
+les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme
+ceux qui le continuent longtemps.&mdash;Banquier
+et beau banquier même, certainement il le serait...
+s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus que
+ponte d'ailleurs.</p>
+
+<p>Quand Raphaëlle avait fondé <i>son</i> cercle, car dans
+l'intimité elle disait <i>son</i> cercle, comme Frédéric et
+Adeline le disaient eux-mêmes, elle aurait voulu
+être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de
+manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement
+cela lui avait été impossible, et elle avait dû
+accepter de ses amis ce qui lui manquait, ou plutôt
+d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux
+Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur;
+que comme directeur de cercle, Barthelasse en
+était réduit dans sa vieillesse, ce qui était un
+grand chagrin pour lui&mdash;à faire valoir par les
+mains des autres la fortune que quarante années de
+travail lui avaient acquise&mdash;c'était lui qui disait
+travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle,
+il aurait voulu, lui, être le chef de partie du cercle,
+c'est-à-dire le caissier prêteur auquel le joueur décavé
+fait des emprunts pour continuer de jouer. Mais
+Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter
+cette combinaison, qui met dans la poche du chef de
+partie, le plus net des bénéfices qu'on peut faire dans
+un cercle. C'était elle qui voulait être chef de partie,
+et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne
+consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle
+à son apport. Ils s'étaient fortement querellés
+sur ce point, ils s'étaient non moins fortement
+injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et s'associer;
+un homme leur appartenant remplirait ce rôle
+de chef de partie en prêtant non son argent, mais le
+leur à elle et à lui, et à eux deux ils se partageraient
+les bénéfices.</p>
+
+<p>Pour surveiller cette opération des plus délicates,
+puisqu'il s'agit d'accorder ou de refuser de grosses
+sommes par oui ou par non, et instantanément, sans
+avoir le temps d'étudier la solvabilité et l'honnêteté de
+l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle
+tant qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait
+rouler ses larges épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il
+là, on n'en savait trop rien; il semblait être un
+surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais
+qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de
+partie, Barthelasse survenait, et, à distance, sans en
+avoir l'air, d'un signe convenu, il disait lui-même le
+oui ou le non, que le chef de partie répétait.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline&mdash;car,
+en public, il ne se permettait pas de lui adresser
+la parole&mdash;il lui avait dit le mot que tout le monde
+répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?»
+mais sans jamais insister; un jour, cependant,
+qu'Adeline répondit à cette invite par un sourire,
+il alla plus loin:</p>
+
+<p>&mdash;Mais un <i>présidint</i> qui ne touche jamais aux
+cartes dans son cercle, dit-il avec son accent provençal
+le plus pur, c'est un pâtissier qui ne mange jamais
+de ses gâteaux.&mdash;Et pourquoi? se dit-on.&mdash;Je
+vous le demande? Alors il s'en trouve qui disent:
+«C'est qu'ils sont empoisonnés.» D'autres: «C'est
+qu'ils sont faits <i>malpropremint</i>.»</p>
+
+<p>Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une
+fois. Etait-il possible qu'on crût dans le monde qu'à
+son cercle il se passait des choses malpropres? Evidemment
+son abstention systématique pouvait
+être mal interprétée. De même pouvaient être
+mal interprétés aussi ses discours contre le jeu;
+ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas lui-même,
+et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à
+qui il s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans
+<i>son</i> cercle on ne jouait pas loyalement?</p>
+
+<p>Mais alors?</p>
+
+<p>Justement cette intervention de Barthelasse avait eu
+lieu au moment où il venait d'être fortement ébranlé
+par une partie qui s'était jouée sous ses yeux: un
+commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses
+affaires et plus près de la faillite que de la fortune, avait
+gagné deux cent mille francs qui le sauvaient. Et en
+présence de cette veine heureuse Adeline s'était tout
+naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être
+pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami,
+et il gagnait ces deux cent mille francs. Puisque la
+fortune avait eu des yeux cette nuit-là, elle aurait
+aussi bien pu en avoir pour lui que pour son
+ami.</p>
+
+<p>Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main
+de la fatalité dans un injuste malheur, ne peut-on
+pas voir celle de la Providence dans un bonheur
+mérité?</p>
+
+<p>On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il
+était vraiment trop timide en ne tentant pas la
+chance, il n'y avait pas loin.</p>
+
+<p>Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en
+voyait tant, qui ne vivaient que par le jeu et pour le
+jeu.</p>
+
+<p>Il s'agissait simplement de tenter la chance une
+fois.</p>
+
+<p>Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques
+milliers de francs; avec le calme et la raison
+qui étaient son caractère même, il n'y avait pas à
+craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre
+qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la
+vérité ce serait une perte, mais enfin elle n'irait pas
+loin.</p>
+
+<p>Tandis que, si la chance le favorisait comme cela
+pouvait arriver, comme il lui semblait juste que cela
+arrivât, son gain pouvait être considérable.</p>
+
+<p>Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme
+comme lui ne s'emballe pas; il se connaissait bien.</p>
+
+<p>Il jouerait donc,&mdash;une fois, rien qu'une fois, et
+après ce serait fini: on n'est pas joueur parce qu'on
+prend un billet de loterie.</p>
+
+<p>Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas
+tout de suite à exécution, et il passa bien des heures autour
+de la table de baccara, se disant que ce serait
+pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce soir-là.</p>
+
+<p>Enfin, un soir que la partie languissait en attendant
+la sortie des théâtres et que le croupier venait de prononcer
+la phrase sacramentelle:</p>
+
+<p>&mdash;Qui prend la banque?</p>
+
+<p>Il se décida à quitter la place où il semblait cloué,
+et, s'avançant vers la table:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit-il.</p>
+
+
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>&mdash;Le président prend la banque!</p>
+
+<p>C'était le cri qui instantanément avait couru dans
+tout le cercle.</p>
+
+<p>Même dans les salons des jeux de commerce, les
+joueurs de whist et d'écarté, les joueurs de billard
+aussi, de tric-trac, même d'échecs, avaient quitté
+leur partie pour voir cette curiosité: le président
+taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux
+qui sommeillaient dans le salon de lecture ou çà et
+là dans les coins sombres, avaient suivi le courant
+qui se dirigeait vers la salle de baccara:</p>
+
+<p>&mdash;Auguste, six mille.</p>
+
+<p>A cette demande de son président, Auguste, le
+chef de partie, sans même consulter Barthelasse du
+regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, s'était empressé
+d'apporter en jetons et en plaques sur un
+plateau les six mille francs, et respectueusement,
+religieusement, avec une génuflexion de sacristain
+devant l'autel, il les avait déposés sur la table.</p>
+
+<p>C'était chose tellement extraordinaire, tellement
+stupéfiante de voir «M. le président» tailler une
+banque, que Julien le croupier oubliait de presser la
+marche de la partie. Il attendait qu'autour de la
+table chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile,
+car ceux qui occupaient déjà des sièges n'avaient
+eu garde de les abandonner.</p>
+
+<p>Dans cette salle ordinairement silencieuse où
+sous ce haut plafond régnait toujours une sorte de
+recueillement comme dans une église ou un tribunal,
+s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite.</p>
+
+<p>Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de
+banquier, un peu surpris de se trouver si élevé au-dessus
+des pontes assis autour de la table; son coeur
+battait fort, et il regardait autour de lui vaguement,
+sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient
+son esprit et sa pensée.</p>
+
+<p>En attendant que le jeu commençât, un de ceux
+qui se tenaient à côté de sa chaise se pencha sur son
+épaule, et d'une voix moqueuse:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera
+terrible: Frimaux revient de l'Odéon.</p>
+
+<p>Un éclat de rire courut autour de la table et tous
+les yeux s'arrêtèrent sur un joueur assis à côté du
+croupier et qui n'était autre que Frimaux, le plus
+grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait
+représenter quelques pièces avec des fortunes
+diverses, des chutes écrasantes ou de solides succès,
+selon les hasards de la collaboration, Frimaux n'avait
+qu'un souci: donner ses premières un vendredi
+ou tout au moins un 13. Au cercle, où régulièrement
+il passait quatre heures par jour, du 1er janvier au
+31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à la
+sueur de son front, comme il le disait lui-même,
+c'est-à-dire les quatre ou cinq louis nécessaires à sa
+vie&mdash;la matérielle&mdash;il ne jouait que dans certaines
+circonstances particulières qui devaient lui donner
+la veine: pendant trois mois il avait été convaincu
+qu'il ne pouvait gagner que s'il tournait le dos à
+l'avenue de l'Opéra: toutes les fois qu'il lui faisait
+face, il tirait des <i>bûches</i>, c'était fatal; maintenant il
+ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi
+tous les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs
+des Batignolles où il demeurait pour s'en aller
+à l'Odéon, dont il faisait sept fois le tour en monologuant
+comme un personnage de l'ancien répertoire:
+«J'aurai la veine ce soir»; puis il revenait au
+<i>Grand I</i>, où pendant quatre heures il restait inébranlable
+dans sa foi, malgré la déveine qui souvent
+s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les
+plus sérieuses pour se l'expliquer sans jamais
+ébranler sa confiance en son fétiche, aussi solide que
+les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le reste
+parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se
+moquant de Dieu comme du diable, et ne croyant
+même pas à sa paternité, bien que madame Frimaux
+fût la plus honnête femme du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il
+n'aimait pas qu'on se moquât de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit.</p>
+
+<p>En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage
+ne prenait jamais de voiture&mdash;le fiacre n'est pas
+mascotte&mdash;était crotté comme un chien.</p>
+
+<p>Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux
+qui se pressaient autour de la table:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu....</p>
+
+<p>Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux
+ramassés sur lui et particulièrement ceux de Frédéric,
+placé en face de lui, derrière trois rangs de
+joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait
+de dépasser.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne va plus?</p>
+
+<p>Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était
+maintenant assez calme: ce fut bellement, en beau
+banquier, qu'il donna les cartes aux deux tableaux
+et se donna les siennes, et comme il avait un abatage,
+c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut
+point pour gagner), ce fut aussi en beau banquier,
+sans faire languir la galerie et sans empressement
+de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table.</p>
+
+<p>Il n'y eut qu'un cri:</p>
+
+<p>&mdash;Et il ne voulait pas jouer!</p>
+
+<p>Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait,
+car sa joie allait au delà du coup gagné, qui
+par lui-même ne donnait réellement qu'un résultat
+peu important: il avait la chance; maintenant la
+preuve était faite, et elle confirmait ses pressentiments
+basés sur les espérances de sa jeunesse: quelle
+faute il eût commise de ne point tenter l'aventure!</p>
+
+<p>Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les
+cartes pour le second coup; jamais on n'avait vu un
+banquier aussi tranquille; c'était à croire que le
+gain comme la perte lui étaient indifférents; les
+vieux joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux
+étaient démontés par son assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Qui aurait cru cela de lui?</p>
+
+<p>Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs,
+il avait été admis jusqu'à ce moment que, s'il
+ne jouait pas, c'était tout simplement parce qu'il
+n'était pas en situation de supporter une perte de
+quelque importance.</p>
+
+<p>Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit
+au tableau de droite et gagna au tableau de gauche;
+le troisième, le quatrième furent pour lui, quand il
+arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice d'environ
+une vingtaine de mille francs.</p>
+
+<p>Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion
+lui étreignit le coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent
+dans le cou: sans doute ce n'était point une
+fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait
+la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait
+point, mais c'était une somme, et le dernier coup
+qui lui restait pouvait la doubler ou la réduire à
+rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou
+non il avait la chance,&mdash;ce qui était le grand point.</p>
+
+<p>Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il
+donna les cartes; il semblait qu'elles ne pouvaient
+se détacher de ses doigts, comme s'il espérait, en les
+gardant dans ses mains, leur donner le temps de
+devenir ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement,
+il releva les siennes, n'osant pas les regarder.</p>
+
+<p>Il avait cinq.</p>
+
+<p>La situation était critique; qu'allaient faire ses
+adversaires? Ils ne demandèrent de cartes ni l'un ni
+l'autre.</p>
+
+<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les
+oreilles rebattues par les discussions sur le tirage à
+cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? Mais de tout
+ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui
+était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit,
+et il n'était pas en état en ce moment de se rappeler
+la théorie et de la raisonner.</p>
+
+<p>Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la
+rapidité avec laquelle les résolutions doivent se
+prendre: avait-il intérêt à s'en tenir à cinq ou à se
+donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois
+ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait
+de neuf; mais s'il se donnait un cinq, un six,
+un sept, il avait dix, onze ou douze et perdait. Un
+vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement
+la question; mais il n'était pas un vieux
+joueur, il s'en fallait de tout, et il n'avait qu'une ou
+deux secondes pour la décider.</p>
+
+<p>Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans
+des conditions plus caractéristiques: il devait donc
+prendre une carte, ce serait elle qui rendrait l'arrêt.</p>
+
+<p>Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le
+tableau de droite avait cinq, celui de gauche sept;
+les quarante mille francs étaient à lui.</p>
+
+<p>Décidément la preuve était faite, l'arrêt était
+rendu: il avait la chance.</p>
+
+<p>Ce fut d'ailleurs le cri de tous.</p>
+
+<p>Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric
+ne fut pas le dernier, et il sut le faire plus intelligemment
+(pour lui) que les autres.</p>
+
+<p>Quand Adeline lui répéta que c'était la première
+fois qu'il jouait, il ne fut pas assez sot pour douter
+de cette affirmation, voyant tout de suite le parti
+qu'il en pouvait tirer:</p>
+
+<p>&mdash;La façon dont vous avez joué prouve une chose,
+qui est que vous avez le génie du jeu; et votre gain
+en prouve une autre, qui est que vous avez la
+chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut
+vraiment que vous méprisiez bien la fortune pour ne
+pas jouer.</p>
+
+<p>Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut
+pas à répondre qu'aux complimenteurs; les emprunteurs
+s'abattirent aussi sur lui, M. de Cheylus en
+tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six
+autres, et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq
+louis qu'il avait perdus.</p>
+
+<p>Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et
+ce soir-là moins que jamais; cependant il ne put pas
+s'empêcher de lancer une légère allusion à l'Odéon.</p>
+
+<p>&mdash;L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté!
+alors, vous comprenez!</p>
+
+<p>Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent.
+Les amis d'Adeline ne parlaient que
+de sa chance; ce n'était pas quarante mille francs
+qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent
+mille.</p>
+
+<p>De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante
+mille francs ou ce qui lui en restait, c'est-à-dire
+trente-cinq mille francs, Adeline, en homme
+sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf,
+où ils seraient plus en sûreté qu'entre ses
+mains. Seulement, il se garda bien de dire à sa
+femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât
+point, il lui inventa une histoire vraisemblable: ils
+avaient subi assez de faillites en ces derniers temps
+et d'assez grosses pour qu'il fût tout naturel d'admettre
+que dans l'une d'elles s'était trouvée cette
+somme: les débiteurs qui payent intégralement ce
+qu'ils doivent pour obtenir leur réhabilitation sont
+rares, mais enfin on en trouve.</p>
+
+<p>Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait
+battus la veille l'entourèrent:</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez nous donner notre revanche, mon
+cher président.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent
+que vous nous avez enlevé hier si joliment.</p>
+
+<p>Il répondit en riant que cela était impossible, attendu
+que cet argent roulait vers Elbeuf; puis sérieusement
+il expliqua qu'il n'était pas joueur et ne
+voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille à
+tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de
+ceux qui le tourmentaient, non pour lui, mais pour
+eux, pour leur être agréable, pour le plaisir du
+cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous?
+ne nous devez-vous rien?</p>
+
+<p>Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne
+pas en profiter? Il ne méprisait pas la fortune comme
+le croyait Frédéric,&mdash;loin de là.</p>
+
+<p>Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa
+chance, celle qui lui appartenait et lui était personnelle;
+elle l'abandonna au moins en partie; c'est-à-dire
+qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina
+par une perte de six mille francs.</p>
+
+<p>Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à
+la caisse qu'il payerait le lendemain.</p>
+
+<p>&mdash;La caisse n'acceptera pas votre argent, mon
+cher président, dit Frédéric, ce n'est pas pour vous
+que vous avez joué aujourd'hui, c'est pour le cercle.
+C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos
+propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si
+vous tenez à rembourser ces six mille francs, nous
+ne pourrons pas les refuser: mais, jusque-là, la
+caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre
+chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera
+facile: vous rattraperez vos six mille francs, et bien
+d'autres avec.</p>
+
+<p>C'était ainsi qu'il avait été pris,&mdash;en se laissant
+incorporer dans la troupe des joueurs la plus nombreuse,
+celle qui court après son argent.</p>
+
+
+
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons
+pour expliquer comment son fétiche, infaillible hier,
+ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur n'en trouve
+pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se
+prouver à lui-même à grand renfort de «si» qu'elle
+pouvait être évitée.</p>
+
+<p>Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait
+gagné, il avait bien joué; au contraire, il avait mal
+joué quand il avait perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Si....</p>
+
+<p>Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de
+les réparer; évidemment il avait la chance; seulement,
+que peut la chance si elle est contrariée? et
+il avait contrarié la sienne par son ignorance plus
+encore que par la maladresse; mais cette ignorance
+n'était-elle pas toute naturelle chez quelqu'un qui
+jouait pour la seconde fois? Ce n'est pas la théorie
+qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce
+n'est pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid
+et la décision, c'est la pratique.</p>
+
+<p>Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre
+en prenant place tout simplement devant l'un ou
+l'autre des deux tableaux, et en pontant sagement
+quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne
+l'eût ni appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé
+que deux banques, il n'en avait pas moins gagné
+une maladie d'un genre spécial, que le contact seul
+du cuir sur lequel s'assied le banquier communique
+à tant de joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine
+complète, puisse désormais les en guérir&mdash;celle
+qui consiste à vouloir toujours et toujours être banquier.</p>
+
+<p>A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se
+laissent éblouir, les natures les plus calmes se
+laissent fasciner. C'est la bataille avec l'affolement
+de la mêlée, non celle où l'on fait le coup
+de fusil en soldat, mais celle où l'on commande et
+où, sous le panache, on ressent toutes les angoisses
+orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du fauteuil
+où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et
+brave les regards braqués sur lui de trente ou quarante
+joueurs qui veulent le dévorer: «dix manants
+contre un gentilhomme.»</p>
+
+<p>Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin
+dans Adeline, pas plus qu'il n'y avait sur sa tête le
+moindre panache; cependant, comme tant d'autres
+qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir
+chaud, il avait subi ces éblouissements et ces fascinations:
+banquier toujours, ponte jamais.</p>
+
+<p>Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne
+lui avait pas été fidèle constamment, et plus d'une
+fois elle avait passé du côté des manants, si bien
+que, de petites sommes en petites sommes, par trois,
+par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir
+cinquante mille francs à son cercle.</p>
+
+<p>Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à
+point pour le réconforter:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rattraperez.</p>
+
+<p>Et quand il avait gagné se trouvaient là non
+moins à point quelques besoigneux pour lui faire
+une saignée:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président...</p>
+
+<p>La voix était si dolente, l'histoire si touchante
+qu'il ne pouvait pas refuser, bien qu'il eût vu plus
+d'une fois les quelques louis qu'il venait de prêter
+changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis
+vert: eux aussi, les emprunteurs, croyaient au
+rattrapage; comment les en blâmer?</p>
+
+<p>Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à
+moitié endormi descendre le noble escalier de son
+cercle, dont les marches s'enfonçaient sous ses
+pieds; dans la rue, le frisson du matin le secouait,
+le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il
+regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où
+il avait si tranquillement dormi autrefois, et où
+maintenant il n'avait à passer avant la Chambre que
+quelques heures agitées.</p>
+
+<p>Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour
+beaucoup d'hommes sont celles où la voix de la
+conscience prend le plus de force, il s'était dit qu'il
+devait renoncer à son cercle et donner sa démission,&mdash;seul
+moyen sûr de ne pas céder à la tentation.
+Mais il fallait commencer par rembourser ce qu'il
+devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent.</p>
+
+<p>Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque
+temps prouvait-elle vraiment qu'il avait perdu
+sa chance? S'il avait gagné quarante mille francs le
+jour où, pour la première fois, il avait taillé une
+banque alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi
+n'en gagnerait-il pas cinquante mille, cent mille,
+maintenant qu'il connaissait toutes les combinaisons
+du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que
+d'une quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait
+envoyé trente-cinq mille à Elbeuf qui, Dieu merci,
+étaient intacts. Pour quinze mille francs aventurés,
+devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que
+fallait-il pour qu'elles pussent se réaliser, au delà
+même de ce qu'il avait promis à Berthe? Quelques
+minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne
+se représenteraient pas pour lui!</p>
+
+<p>Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence
+étaient indispensables à son cercle qu'il aimait.</p>
+
+<p>Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles
+dans les premiers temps, elles l'étaient maintenant
+encore et même plus que jamais. Son cercle, c'était
+lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons
+au Grand International» ou simplement comme les
+boulevardiers. «Allons au <i>Grand I</i>», ils disaient
+familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui
+créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité.</p>
+
+<p>Déjà le <i>Grand I</i> n'était plus ce qu'on l'avait vu à
+l'ouverture et des changements s'étaient faits, inappréciables
+sans doute pour tout le monde, mais qui
+n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif.</p>
+
+<p>A sa table d'hôte paraissaient maintenant des
+figures qui ne s'y montraient pas autrefois et qui
+l'étonnaient; corrects, ils l'étaient trop; décorés,
+ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est décent
+d'en porter; avec cela des noms et des titres plus
+longs, mieux faits, plus retentissants qu'il ne s'en
+trouve dans la réalité.</p>
+
+<p>D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des
+recherches, il avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent
+présentés par des parrains suffisants, ou membres
+réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il
+surveillait toujours avec la même sévérité les admissions
+des membres permanents, et sous sa direction
+les votes avaient toujours été sérieux. Mais un article
+des statuts disait que, comme cela se fait dans
+tous les cercles, un membre permanent pouvait
+amener un invité; et cette petite porte entr'ouverte,
+qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus fréquentée
+que la grand'porte, avait laissé passer plus
+d'un nouveau venu qui l'inquiétait.</p>
+
+<p>Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne
+s'en serait pas autrement tourmenté, des invités
+sans doute; mais au contraire ils venaient régulièrement
+et ils amenaient avec eux des invités à l'air
+généralement honnête et simple, des braves gens
+ceux-là à coup sûr, qui ne faisaient pas long feu au
+cercle: ils dînaient une fois ou deux, jouaient le
+soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais.
+Il avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric,
+mais inutilement: malgré sa connaissance
+du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus que
+lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens
+si corrects et si décorés n'étaient pas des <i>rameneurs</i>
+comme on aurait pu le supposer dans un autre
+cercle que le <i>Grand I</i>, c'est-à-dire des racoleurs chargés
+d'amener des <i>pigeons</i> que le baccara planterait.
+Au <i>Grand I</i> ces moeurs n'étaient pas en usage, et
+d'ailleurs il ne fallait pas croire tout ce qu'on racontait
+des voleries qui se passaient dans les cercles;
+c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui
+avait beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait
+jamais vu une vraie volerie...</p>
+
+<p>Et comme alors Adeline lui avait fait observer
+que ces paroles étaient en contradiction avec les
+histoires qu'il lui avait racontées autrefois, Frédéric
+s'était rejeté sur la province:</p>
+
+<p>A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on
+ne se connaît pas, tout est possible; mais à Paris!
+dans un cercle comme le <i>Grand I</i>, où il n'y a que des
+amis, avec des parrains comme les leurs!</p>
+
+<p>Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément
+le <i>Grand I</i> ne fût pas exclusivement composé,
+comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au moins de
+membres ayant entre eux des relations d'intimité
+qui créent une sorte de solidarité et de responsabilité
+collective. Il aurait voulu qu'on n'y vînt que pour
+s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens
+ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque
+jour lui donnait à craindre qu'on n'y vint que pour y
+jouer. Quelques mois passés dans son cercle lui en
+avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs
+années à la Chambre; Il voyait maintenant
+quelle place considérable le jeu tient dans un certain
+monde où la gêne est la règle à peu près commune,
+où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où
+l'on ne compte que sur une bonne chance pour
+combler le déficit qui, de jour en jour, s'est agrandi,
+et il ne voulait pas que le <i>Grand I</i> fût le lieu de
+rendez-vous de ces besoigneux; justement parce
+qu'il en était un lui-même, il ne voulait pas que les
+autres trouvassent chez lui les occasions et les facilités
+qui l'avaient perdu.</p>
+
+<p>Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui,
+les bénéfices de la cagnotte en étaient un de contrariété:
+il eût voulu qu'elle donnât moins, puisque
+les produits étaient en proportion du jeu: un louis
+pour une banque de vingt-cinq louis, trois louis
+pour une banque de cent. Un matin qu'il assistait à
+l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait été
+stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques:
+près de dix mille francs. Dix mille francs de
+bénéfices pour une nuit de jeu!</p>
+
+<p>Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait
+franchement montré à Frédéric, occupé à compter
+les jetons et les plaques: le cercle était vide, il ne
+restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse,
+que lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le
+caissier, et quelques employés.</p>
+
+<p>&mdash;Dix mille francs! est-ce possible?</p>
+
+<p>Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange,
+sans répondre, avec un sourire énigmatique.</p>
+
+<p>A la fin, il s'était décidé:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, mon cher président.</p>
+
+<p>De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait
+baissé les yeux, n'osant pas insister: n'était-ce pas
+avouer qu'il croyait possible le <i>bourrage</i> de la cagnotte,
+ce fameux <i>bourrage</i> dont il avait plus d'une
+fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction
+de jetons et de plaques par le croupier au
+détriment des joueurs; mais, pour que ce bourrage
+puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des
+croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner
+Frédéric d'une pareille infamie.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant.</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'ils y sont! répondit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que
+nous sommes d'accord.</p>
+
+<p>D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours
+comme au commencement.</p>
+
+<p>Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un
+commerçant de Bordeaux, avec qui il avait eu autrefois
+des relations: celui-ci vint à lui en souriant,
+les mains tendues:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à
+dîner, ce soir, à votre cercle, dit le commerçant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour
+ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?</p>
+
+<p>C'était une invitation lithographiée avec élégance
+et sur beau bristol, signée: «le président Adeline.»</p>
+
+<p>Seule l'adresse était manuscrite.</p>
+
+<p>J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel
+m'a remis cette lettre, car je ne suis arrivé que
+d'hier dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper
+à des explications plus qu'embarrassantes.</p>
+
+<p>Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner:
+comment, les garçons d'hôtel distribuaient des
+invitations signées de son nom: «le président Adeline!»</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher président, répondit Frédéric
+en essayant de rire, ce qui vous étonne se fait partout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans
+mon cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec
+quoi voulez-vous que nous payions nos frais si la
+partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, il faut
+des joueurs.</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom ne servira pas à les attirer.</p>
+
+
+
+<h4>VI</h4>
+
+
+<p>L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude
+dans l'association Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse
+et Cie; qu'allait devenir l'affaire si ce président s'avisait
+de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait
+pas?</p>
+
+<p>L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi
+quand Frédéric raconta l'algarade qui venait de
+lui être faite.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>Vous ne lui avez pas cassé les <i>rinss</i>? s'écria
+Barthelasse, dont le premier mouvement était toujours
+de revenir à son ancien métier de lutteur,
+malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se
+contenir et se calmer... à <i>Pariss</i>....</p>
+
+<p>Raphaëlle haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;On ne casse pas les reins aux gens dont on a
+besoin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop
+la voix, je n'avais qu'à faire ça:&mdash;il plia les jarrets,
+se ramassa sur lui-même, enfonça son cou court
+dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en
+avant dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque
+de son adversaire dans l'arène;&mdash;et tout de
+suite c'était fini; on lui permet trop de faire ce qui
+lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui
+donnons trente-six mille francs? Est-ce pour nous
+embêter? Je vous le demande. Hein!</p>
+
+<p>&mdash;C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua
+Frédéric impatienté.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si
+vous croyez que j'en ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle
+sèchement, nous avons besoin de lui, il faut manoeuvrer
+en conséquence.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua
+Barthelasse, on ne sera sûr de lui que quand on
+l'aura <i>affranchi</i>; le jour où il filera la carte, il sera à
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les
+ont demandées, et je puis dire sans me vanter qu'ils
+s'en sont bien trouvés.</p>
+
+<p>Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu
+entre eux à ce sujet, car du jour où Adeline avait
+accepté la présidence du cercle, ils s'étaient demandé
+comment ils le garderaient à la tête de leur
+affaire. Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous
+de la vie des cercles, ils pouvaient être tranquilles.
+Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et il n'était
+pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon
+tout à coup, au moins peu à peu, la situation changerait.</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'<i>affranchirons</i>, avait dit Barthelasse, se
+servant de ce mot de l'argot de la philosophie qui
+vient sans doute d'une allusion aux préjugés dont
+sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont
+affranchis.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir?
+avait répondu Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse,
+connaissait la nature de son président.</p>
+
+<p>Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait
+même pas qu'il en pût être autrement. De quoi
+s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans danger,
+en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité
+égale à celle de l'acrobate sur la corde raide, qui
+a appris à travailler. Alors pourquoi refuserait-il?
+Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il n'y a rien
+de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné
+par le travail.</p>
+
+<p>Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond
+beaucoup plus embarrassés de préjugés que Barthelasse,
+ne croyaient pas que tout le monde en fût
+arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie
+pratique qui enseigne à ne voir que l'argent
+gagné sans se soucier de la façon dont on le
+gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même
+de son indignation, si on lui proposait tout simplement
+de lui apprendre à travailler pour jouer à coup
+sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait procéder avec
+celui que d'un air de mépris ils appelaient «<i>Puchotier</i>»
+depuis qu'Adeline, se défendant un jour de
+ses ignorances parisiennes, s'était lui-même donné
+ce nom en disant qu'à Elbeuf les <i>Puchotiers</i> sont
+les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout
+progrès en ne jurant que par leur vieux Puchot.
+Quelle chance de se faire écouter si on lui parlait
+franchement?</p>
+
+<p>Il fallait vraiment être <i>Puchotier</i> pour avoir la
+naïveté de croire qu'avec des cotisations de cent
+francs et les produits d'une honnête cagnotte on
+pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer,
+d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq
+mille francs d'éclairage et de chauffage, soixante
+mille francs de gages au personnel, trente-six mille
+francs de traitement au président, trente mille
+francs pour perte sur la table et tous les autres
+frais pour abonnements aux journaux, impressions,
+concerts, fêtes, c'est-à-dire d'une dépense annuelle
+de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir
+ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant
+à ceux qui avaient fondé l'affaire, gérant, tapissiers,
+marchands de vin, fournisseurs de comestibles,
+croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus
+ou moins influents ou, comme on dit dans ce
+monde, <i>mangeurs</i>, qui se font payer leur protection
+en un tant pour cent, il fallait que la partie
+marchât, et non simplement, tranquillement, mais
+follement au contraire, avec tous les avantages
+qu'une administration habile peut en tirer.&mdash;Il serait
+souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle,
+si on ne s'était pas procuré des convives en lançant,
+partout où l'on a chance de rencontrer un naïf, des
+invitations comme celle qui avait indigné Adeline.
+Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il
+entretenir un personnel de <i>rameneurs</i> qui, membres
+réguliers du cercle, gentlemen en apparence, besoigneux
+en réalité, répandus dans le monde ou plutôt
+dans un certain monde, ont pour mission de racoler
+au hasard de leurs connaissances ou d'une heureuse
+rencontre ceux qui, bien nourris à la table d'hôte,
+seront une heure après dévorés à celle du baccara
+et apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux
+que les seigneurs des choeurs qui font la tapisserie,
+et jouent avec des jetons prêtés, prenant des attitudes
+de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent,
+à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette
+cagnotte donnerait-elle des bénéfices suffisants si
+dans le feu de la partie les croupiers «aux doigts
+légers»&mdash;l'épithète est du plus grand des grecs&mdash;ne
+<i>bourraient</i> pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire
+et de nacre qui tombent là sans bruit? Et le
+change de la monnaie, que donnerait-il si le croupier
+ne le faisait pas avec des doigts de plus en plus
+légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»;
+et tandis que le valet de pied apporte ces vingt-cinq
+louis au croupier, qui n'a pas quitté la table, celui-ci,
+par-dessus son épaule, lui passe deux plaques au
+lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui
+font un cercle prospère&mdash;sinon modèle.</p>
+
+<p>Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit,
+il avait fallu toute la dextérité de Frédéric et
+toute sa souplesse de caractère.</p>
+
+<p>Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement
+compromis et que celui des invitations devait
+être abandonné.</p>
+
+<p>Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était
+pas pour qu'on attaquât jamais de front les difficultés.</p>
+
+<p>&mdash;Cède, dit-elle à Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, céder! s'écria Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront
+un éclat, peut-être une rupture.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment comptez-vous rabattre le gibier?
+dites un peu, mon bon! Comptez-vous qu'il va vous
+tomber tout rôti sur votre table, hein? Je vous le dis
+et je vous le répète, vous prenez trop de précautions
+avec ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous
+qu'il ne savait pas comment les 10,000 francs
+étaient venus dans la cagnotte. Je vous le demande,
+hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien
+voir, qui ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le
+comprends, il est député, il est décoré, il est considéré,
+il faut bien qu'il ménage sa réputation... pour
+lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant
+que nous. Autrement! Il a bien avalé la cagnotte&mdash;il
+n'en reparle plus, de la cagnotte,&mdash;il avalera bien
+les invitations. Ça se passera tacitement; ça lui est
+plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut
+le prendre comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à
+continuer, puisque vous ne voulez pas qu'on l'affranchisse,
+ce qui pour nous serait bien plus facile.</p>
+
+<p>Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce
+fut comme toujours d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle
+qui l'emporta: on céderait.</p>
+
+<p>Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole
+de la participation, fit ses excuses à son cher
+président.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je
+vous ai répondu hier. J'ai eu tort. J'ai réfléchi, je le
+reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est que la chose
+dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien
+d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous
+n'êtes pas de ces présidents-là, j'en conviens. Votre
+haute situation, votre respectabilité, votre nom si
+honoré rendent légitimes toutes les susceptibilités.</p>
+
+<p>Il était entré dans le cabinet de son président en
+tenant dans sa main gauche un paquet de papier:</p>
+
+<p>&mdash;Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il.
+Il les jeta dans la cheminée, où brûlait un feu de
+bois.</p>
+
+<p>Adeline avait écouté le commencement de ce petit
+discours avec une attitude raide, en homme fâché,&mdash;et
+il l'était en effet;&mdash;il fut attendri.</p>
+
+<p>On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment:
+tous les griefs qu'il avait entassés contre
+le vicomte s'évanouirent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que je ne veux que l'honneur
+de notre cercle, dit-il en tendant la main à Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi donc! s'écria celui-ci.</p>
+
+<p>Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric,
+à laquelle se mêlait un vague sentiment d'inquiétude:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez comme le premier mouvement court
+aux extrêmes. Il est certain, cependant, que nous
+allons nous trouver dans un certain embarras, mais
+enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en
+sortir... au moins je l'espère.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter
+quand quelque chose se présente mal. Soyez
+sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y soit
+porté remède. Comme vous, mon cher président, je
+mets au-dessus de tout honneur de notre cercle, et,
+si j'osais le dire: avant vous, puisque, pour ceux qui
+savent, je suis le gérant responsable. Mais, à côté de
+l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la
+garde, il y des intérêts respectables dont je me
+trouve chargé par ma gérance effective. On me les a
+confiés, ces intérêts.&mdash;A l'argent que j'ai mis dans
+cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,&mdash;et
+dont je suis responsable. Eh bien, laissez-moi
+l'administrer de façon à ce qu'il donne les produits
+légitimes qu'on est en droit d'attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que puis-je?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez
+pas celle des personnes qui ont eu confiance en
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, non.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma
+direction qui puisse nous compromettre ou même
+nous inquiéter.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous donc de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Simplement ce qui se fait dans tous les cercles?
+que vous laissiez marcher la partie.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>VII</h4>
+
+
+<p>Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans
+cet état de demi-somnolence du joueur qui a passé
+la nuit, le corps brisé de fatigue, le sang enfiévré,
+l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux contre
+les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups
+importants qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté
+sa dette d'une dizaine de mille francs, on lui
+dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de
+l'hôtel.</p>
+
+<p>Il n'était guère en disposition de donner des audiences
+et d'écouter des solliciteurs: il fallait qu'avant
+la séance de la Chambre, où devait venir en discussion
+un projet de loi dont il était rapporteur, il se
+rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât.</p>
+
+<p>&mdash;Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir,
+répondit-il.</p>
+
+<p>Et il continua son chemin pour monter à son appartement.</p>
+
+<p>Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur,
+il n'avait pas parlé assez bas, la porte du salon s'ouvrit
+vivement, et il se trouva en face d'une jeune
+femme de tournure élégante qui lui barra le passage.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Adeline?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous
+recevoir en ce moment, je suis très pressé; écrivez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous
+en supplie.</p>
+
+<p>L'accent était si ému, si tremblant, le regard était
+si troublé, si désolé, qu'Adeline se laissa attendrir.</p>
+
+<p>La précédant, il l'introduisit dans le petit salon
+banal des appartements meublés qui se trouvait
+avant sa chambre? En entrant dans cette pièce froide,
+qui n'était plus habitée que quelques instants, le
+matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds;
+alors, frottant une allumette, il la mit sous le bois
+préparé dans la cheminée, puis, attirant un fauteuil,
+il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait dans
+une attitude embarrassée et confuse.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je vous écoute.</p>
+
+<p>Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir
+en aide: elle était fort jolie et la tristesse, l'angoisse
+de sa physionomie ne pouvaient pas ne pas inspirer
+la sympathie.</p>
+
+<p>&mdash;Madame? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Paul Combaz.</p>
+
+<p>&mdash;La femme du peintre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté.</p>
+
+<p>La sympathie un peu vague d'Adeline devint de
+l'intérêt: il oublia ses fatigues et ses émotions de la
+nuit pour regarder cette jeune femme qui se tenait
+devant lui dans une attitude désolée. Non seulement
+il connaissait le nom de Paul Combaz comme celui
+d'un peintre de talent, très apprécié dans le monde
+parisien, mais encore il connaissait l'homme lui-même,
+un des plus fidèles habitués du <i>Grand I</i>, depuis
+quelque temps.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin;
+c'est une situation si douloureuse que celle d'une
+femme qui vient se plaindre de son mari... qu'elle
+aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien
+que depuis plus d'un mois j'aie préparé cent fois par
+jour ce que je dois vous dire.</p>
+
+<p>Adeline fit un signe pour la rassurer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en
+le regardant avec crainte.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai autant de sympathie pour l'homme que
+d'estime pour l'artiste.</p>
+
+<p>Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et
+ses yeux navrés s'éclairèrent d'une flamme de tendresse
+et de fierté. </p>
+
+<p>&mdash;Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le
+plus loyal, le caractère le plus droit: et ce n'est pas à
+vous que j'ai à dire qu'il est un grand artiste, ses
+succès sont là pour l'affirmer; je serais la plus heureuse
+et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait
+pas; et c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je
+viens vous demander de nous sauver, mes enfants et
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens
+de jouer! s'écria-t-il blessé de cet appel à son intervention,
+qui semblait le rendre responsable des
+pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez
+étrangement sur l'autorité d'un président de cercle.</p>
+
+<p>Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres
+tremblantes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez
+pas. Si ce n'est pas pour moi que vous m'écoutez, et
+je le comprends, puisque vous ne me connaissez pas,
+que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites
+filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours,
+seront jetées dans la rue, mourant de faim, de froid,
+si vous n'intervenez pas. Vous avez une fille que
+vous aimez, c'est au père que je m'adresse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle
+Adeline, mais je sais que vous avez une fille, et c'est
+en pensant à elle que l'espérance s'est présentée à
+moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par
+les pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme
+une affolée que je suis, à qui je pourrais demander
+protection, et l'idée m'est venue, l'inspiration, que
+si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au
+cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait
+lui en fermer les portes. Mais ce président était-il
+homme à m'entendre? ou bien me repousserait-il
+parce qu'il profitait lui-même de la ruine des
+joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon
+mari que j'avais interrogé, je savais quel homme politique
+vous êtes, la situation que vous occupez, l'estime
+dont vous êtes entouré; c'était beaucoup;
+pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique
+y avait-il un homme de coeur capable de se
+laisser attendrir par le désespoir d'une mère? J'ai
+une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit
+pour qu'elle tâche d'apprendre quel homme était
+M. Constant Adeline. Sa réponse, vous la connaissez
+sans que je vous la dise. C'est alors, quand j'ai su
+quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en
+vous m'est venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre
+cette démarche.</p>
+
+<p>Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante,
+ces beaux yeux qui plusieurs fois s'étaient
+noyés de larmes, cet élan, et en même temps cette
+discrétion dans les paroles, surtout cette évocation
+de Berthe lui troublaient le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible,
+je vous promets de le faire.</p>
+
+<p>&mdash;Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous
+en vain, et de tout coeur je vous remercie de vos
+paroles: quand je vous aurai expliqué notre situation,
+vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le
+vois moi-même, comment vous pouvez nous sauver,
+et de quelle façon vous pouvez agir sur mon mari.</p>
+
+<p>Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il
+recommanda qu'on ne laissât monter personne.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai
+apporté une dot de cent mille francs à mon mari, et
+un an après, à la mort de mon père, deux cent mille
+francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas
+de fortune, mais il avait son talent et son nom qui
+lui rapportaient cinquante ou soixante mille francs.
+Nous vivions largement dans un petit hôtel de la
+rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et
+que nous avions payé, ainsi que son ameublement,
+avec ma dot et l'héritage de mon père. Ce n'était
+point là une prodigalité, car vous savez que le
+peintre qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige
+sur le marchand de tableaux et encore moins sur
+l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, quelque
+chose comme un outillage. Nous étions très
+heureux, j'étais très heureuse: aimée de mon mari,
+l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, fière de le
+voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi
+pour me demander mon sentiment d'un geste ou
+d'un coup d'oeil je ne quittais pas l'atelier, et en
+six années, les seules heures que je n'aie point
+passées à ses côtés sont celles où je promenais mes
+filles au parc Monceau. La crise que traverse la peinture
+nous avait cependant atteints, et des soixante
+mille francs que gagnait mon mari pendant les premières
+années de notre mariage, il était tombé à
+quelques milliers de francs seulement, les marchands
+n'achetant plus, comme vous le savez. Il avait
+fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première
+à le demander, et j'avais pu organiser une nouvelle
+existence... suffisante au moins pour moi, et qui
+pouvait très bien se prolonger jusqu'à des temps
+meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois
+mois, il y aura dimanche trois mois, pour mon malheur,
+je ne sais la date que trop bien, M. Fastou...</p>
+
+<p>Adeline laissa échapper un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;... Le statuaire, celui qui fait partie de votre
+cercle, vint voir mon mari. Naturellement, on parla
+du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit qu'il était
+trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient
+plus, il fallait vendre aux amateurs; mais que, pour
+les trouver, on devait aller les chercher; que, pour
+les rencontrer dans des conditions favorables, les
+cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que,
+pour lui, c'était à son cercle qu'il avait obtenu la
+commande des douze ou quinze bustes dont il vivait;
+et il termina en proposant à mon mari de le
+faire recevoir membre du <i>Grand I</i>. Je suppliai si
+bien mon mari qu'il refusa; mais il accompagna
+M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs
+qui devaient nous acheter des tableaux.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors? demanda Adeline anxieusement, car
+bien souvent il avait vu Combaz à la table de baccara.</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour
+80,000 francs, c'est-à-dire à peu près pour sa valeur
+actuelle; tous les tableaux que mon mari avait dans
+son atelier ont été emportés, et une partie de l'ameublement,
+ce qui était de vente sûre et facile, a suivi
+les tableaux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques,
+s'écria Adeline, elle n'achète pas des tableaux!</p>
+
+<p>&mdash;La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de
+partie, je ne sais comment vous l'appelez, celui qui
+prête aux joueurs: Auguste.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, interrompit Adeline qui
+croyait savoir qu'Auguste n'était qu'un petit employé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout
+cas, si ce n'est pas à son profit qu'Auguste a prêté
+les sommes perdues par mon mari, c'est au profit de
+ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le
+même,&mdash;c'est la ruine; encore quelques meubles,
+quelques tentures et quelques tapis vendus, et il ne
+nous restera rien, car l'hôtel ne tardera pas à être
+vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer
+les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué.
+Vous voyez notre situation: en trois mois
+tout a été englouti; mon mari ne travaille plus, il
+est le plus malheureux homme du monde, la fièvre
+le dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur
+que le désespoir de nous avoir perdus ne le pousse
+au suicide. Déjà il n'ose plus me regarder et, quand
+il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui m'épouvantent.
+Vous comprenez maintenant comment
+j'ai eu le courage de m'adresser à vous. Que mon
+mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, il ne
+trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et
+il me reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il
+se remettra au travail, quand ce ne serait qu'à des
+illustrations; vous l'aurez guéri; vous nous aurez
+sauvés.</p>
+
+<p>Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même
+plus encore peut-être qu'à madame Combaz, il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Guérit-on les joueurs?</p>
+
+<p>Croyant que c'était à elle que cette exclamation
+s'adressait, vivement elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on les guérit, et mon mari en est un
+exemple vivant: nous avons fait notre voyage de
+noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon,
+mon mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses
+nuits au Casino; je l'ai accompagné, et comme on
+ne laisse pas les femmes entrer dans les salles de
+jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule,
+me désolant, me désespérant, interrogeant de temps
+en temps les garçons, pour savoir où en était la partie,
+et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été élevée
+honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière
+avec eux pour qu'ils voulussent bien me répondre.
+Et non seulement ils me répondaient, mais
+encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais
+là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu
+de lui qu'il n'irait pas au jeu, et depuis il n'y
+est jamais retourné.</p>
+
+<p>&mdash;A Luchon?</p>
+
+<p>&mdash;Ni ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Après sept ans! Vous voyez que la guérison a
+duré longtemps et qu'elle est possible.</p>
+
+<p>Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux
+lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu raison de vous adresser à moi,
+dit-il, je vous promets que tout ce que je pourrai
+pour sauver votre mari, je le ferai.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout qu'il ne sache pas ma démarche.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui
+parlerai.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>VIII</h4>
+
+
+<p>Guérit-on les joueurs?</p>
+
+<p>C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet
+n'était-il pas ridicule de vouloir guérir les autres
+quand il ne pouvait pas se guérir lui-même?</p>
+
+<p>Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette
+pauvre petite femme était trop touchante dans son
+désespoir pour qu'il refusât de lui venir en aide.</p>
+
+<p>Que de ruines, que de désastres seraient évités si
+les joueurs ne trouvaient pas ces facilités à emprunter,
+qui, s'offrant à eux, les entraînent et les perdent?
+Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû tirer de sa
+poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers
+billets de mille francs qu'il avait risqués au baccara?
+«Auguste, six mille, dix mille» cela n'était
+pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on
+comptait sur une bonne série, et l'on était pris
+pour jamais;&mdash;mieux que personne il le savait.</p>
+
+<p>Combaz travaillant toute la journée dans son atelier
+auprès de sa femme, c'était le soir seulement
+qu'il venait au cercle, après avoir embrassé ses
+trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits
+blancs. Adeline avait donc la certitude de ne pas le
+manquer: en se tenant dans la salle de baccara, il le
+prendrait à l'arrivée.</p>
+
+<p>En effet, le soir même, un peu après dix heures,
+Adeline, qui, depuis quelques instants déjà, était à
+son poste, le vit entrer d'un air en apparence indifférent,
+mais sous lequel se lisait facilement la préoccupation;
+ses yeux vagues avaient le regard en dedans
+de l'homme qui suit sa pensée, insensible à tout ce
+qui vient du dehors.</p>
+
+<p>Il alla au-devant de lui:</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais vous dire un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz,
+sans attacher aucun sens à ses paroles, bien évidemment.</p>
+
+<p>Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte
+et, poussant un fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis
+de lui, en le regardant.</p>
+
+<p>Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois
+l'esprit disposé à la plaisanterie, il était trop resté
+en lui du rapin et du gamin de sa jeunesse pour
+qu'il manifestât sa surprise autrement que par la
+blague:</p>
+
+<p>&mdash;C'est devant monsieur le juge d'instruction,
+que j'ai l'agrément de comparoir? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline,
+l'instruction est faite, mais devant le juge, ou,
+si vous le préférez, devant le président, ou, ce qui
+est le plus vrai encore, devant un admirateur de
+votre talent, devant un ami, si vous me permettez le
+mot.</p>
+
+<p>Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme
+qui se tient sur ses gardes parce qu'il sent qu'il peut
+être facilement attaqué.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, cher monsieur, de ce que
+vous voulez bien me dire.</p>
+
+<p>Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait
+en réalité aucun sens.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous blesserez donc pas, commença
+Adeline, si je vous dis que vous jouez trop gros jeu.</p>
+
+<p>Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, monsieur!</p>
+
+<p>Adeline ne se laissa pas couper la parole:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car
+je n'ai pas fini, je n'ai même pas commencé ce que
+j'ai à vous dire. Je suis le président de ce cercle, c'est
+en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous
+admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser
+mes observations, alors surtout qu'elles sont dictées
+par votre intérêt...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Par celui de votre jeune femme si charmante,
+par celui de vos trois petites filles que vous venez
+d'embrasser dans leur lit pour accourir ici, et qui
+demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans
+pain.</p>
+
+<p>Combaz étendit la main pour protester; Adeline
+la lui prit et chaleureusement il la lui serra:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué
+pour quatre-vingt mille francs, vos tableaux
+vendus à Auguste, vos objets d'art, vos tentures emportés.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Etait-il possible que je visse un artiste perdre
+plus de deux cent mille francs ici, sans m'inquiéter
+de savoir quelles étaient ses ressources, si c'était sa
+fortune ou le pain de ses enfants qu'il jouait; c'est
+le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si
+c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui
+pense à votre avenir gâché, c'est le père qui pense à
+vos petites filles, parce qu'il aime la sienne et que,
+par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. Allez-vous
+les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez
+dans le coeur et dans la tête des émotions plus hautes
+que celle que peut donner le jeu?</p>
+
+<p>Combaz était dans une situation où la sympathie,
+même alors qu'elle est accompagnée de reproches,
+touche les plus endurcis, et il n'était nullement endurci.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que
+c'est la passion qui me fait jouer? Passionné, oui, je
+l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout jeune, j'ai
+passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les
+secousses qu'il donne; mais ce temps est loin de
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi jouez-vous?</p>
+
+<p>Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle
+de silence, en homme qui prend son parti:</p>
+
+<p>&mdash;Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je
+me suis remis à jouer après être resté sept années
+sans toucher aux cartes: simplement par calcul, sans
+aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce
+que mon travail était insuffisant à leur continuer,
+notre vie ordinaire, rien de plus. Je gagnais soixante
+mille francs environ bon an mal an. J'ai voulu,
+quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma
+peinture ne se vendait plus, que la transition d'une
+vie large à une vie étroite ne fût pas trop dure, et
+j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il l'a
+culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait
+comme moi!</p>
+
+<p>&mdash;Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline
+avec un accent d'une violence qui surprit Combaz,
+et ont ruiné leur famille. Il manque deux, trois, dix
+mille francs, pour se remettre en état, on les demande
+au jeu; et le jeu vous en prend dix mille,
+cent mille, tout ce qu'on a.</p>
+
+<p>&mdash;A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas
+toujours.</p>
+
+<p>Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas
+ne pas toucher Adeline.</p>
+
+<p>Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises
+séries; mais depuis trois mois que vous jouez,
+vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez point.
+Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille
+francs derrière vous, pourriez-vous continuer et
+attendre la veine; mais vous ne les avez pas. Ne risquez
+pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste
+perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est
+rien: un homme se tire toujours d'affaires. Mais les
+vôtres, votre femme, vos filles! Vous ne vouliez pas
+que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand
+on les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées,
+et que, brisé ou affolé, vous serez incapable de vous
+remettre au travail, pensez donc que par votre fait
+elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire,
+traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore,
+arrêtez-vous. Vous serez gênés, cela est certain,
+mais la gêne n'est pas la honte, n'est pas la
+misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.</p>
+
+<p>Evidemment Combaz était touché; à l'examiner,
+il était facile de comprendre que ce qu'Adeline disait,
+il se l'était dit à lui-même bien des fois; mais
+par cette répétition, ces paroles avaient pris une
+force que la conscience seule ne leur donnait pas.</p>
+
+<p>Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait
+obtenu:</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez pour jouer?</p>
+
+<p>&mdash;Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui
+m'a décidé une dernière fois.</p>
+
+<p>&mdash;Combien croyez-vous qu'on prêtera?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pu me procurer trois mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille
+francs vous pouvez faire vivre votre famille pendant
+plusieurs mois; rentrez chez vous et remettez cet
+argent à votre femme, qui se désespère en ce moment,
+qui pleure auprès de ses filles, en sachant que
+vous êtes ici; la joie que vous lui donnerez ce soir
+sera si grande, que si vous vouliez revenir demain,
+son souvenir vous retiendra.</p>
+
+<p>Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de
+père et de mari arracha Combaz à ses hésitations.</p>
+
+<p>Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et
+la serra longuement.</p>
+
+<p>&mdash;Je rentre chez moi, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement
+affaire place Malesherbes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en
+riant.</p>
+
+<p>Adeline changea la conversation, car s'il était vrai
+qu'il ne se fiât point à cette bonne résolution d'un
+joueur, il trouvait imprudent de laisser voir ses
+doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils s'entretinrent
+de choses et d'autres amicalement, sans
+qu'une seule fois il fût question de jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline
+en arrivant à la place, bonsoir!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous porterai les remerciements de ma
+femme, dit Combaz en lui serrant les deux mains
+avec effusion, et je vous conduirai mes deux aînées
+pour qu'elles vous embrassent.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai chercher chez vous les remerciements
+de madame Combaz, dit Adeline, et les embrassements
+de vos chères petites; il ne faut pas que vous
+repassiez la porte du cercle.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.</p>
+
+<p>Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant
+allègrement, la conscience satisfaite: il avait sauvé
+un brave garçon. Sans doute dans ce sauvetage, il y
+avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des
+points de contact douloureux entre cette situation et
+la sienne, mais enfin la satisfaction du devoir accompli
+le portait: il avait fait son devoir.</p>
+
+<p>En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait
+chez lui se coucher où s'il irait faire un tour
+au cercle; sûr de ne pas se laisser entraîner au jeu
+ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de
+ses propres paroles, il se décida pour le cercle.</p>
+
+<p>Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier
+prononçait les mots qui, si souvent, retentissent dans
+une nuit: «Le jeu est fait». Machinalement il regarda
+qui taillait: un cri de surprise lui monta
+aux lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de
+la table et regarda les enjeux: environ une vingtaine
+de mille francs et Combaz n'avait plus que
+quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa
+taille, que ses doigts serraient nerveusement, tandis
+que sur son visage pâle glissaient des filets de
+sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne va plus?</p>
+
+<p>À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent
+ceux d'Adeline et vivement il les détourna, puis il
+donna les cartes.</p>
+
+<p>Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant
+demandé des cartes, reçurent l'un un dix, l'autre
+une figure; alors une hésitation manifeste se traduisit
+sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher
+une inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il
+ou ne devait-il pas tirer? Si furieux que fût Adeline,
+il était encore plus anxieux. Le joueur l'emporta sur
+le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait lui-même.
+Combaz ne tira point et gagna.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous disais bien que j'allais avoir une série!
+s'écria Combaz en venant vivement à Adeline, c'est
+cette certitude qui m'a empêché de rentrer, j'ai pris
+une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins allez-vous vous sauver maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Au plus vite.</p>
+
+<p>Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses
+plaques contre vingt-cinq beaux billets de mille
+francs, Adeline s'approcha de Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus
+prêté d'argent à M. Combaz.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi donc, mon cher président?</p>
+
+<p>&mdash;Il est ruiné.</p>
+
+<p>&mdash;Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il
+les empoche.</p>
+
+<p>&mdash;Je désire qu'il les garde.</p>
+
+<p>&mdash;Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons
+les joueurs? Vous savez bien que ce ne sont pas
+là nos conventions; les recettes baissent; intéressant,
+le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous,
+mais si nous éloignons les sympathiques, qui nous
+fera vivre puisque les coquins ne viennent pas ici?</p>
+
+
+<h4>IX</h4>
+
+
+<p>Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à
+venir dîner à son cercle, dans un de ses voyages à
+Paris; mais les voyages du père Eck à Paris étaient
+rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller
+sa fabrique.</p>
+
+<p>Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé
+de venir à Paris deux fois par an et d'y passer chaque
+fois quinze jours ou trois semaines pour faire accepter
+par les acheteurs les échantillons de la saison
+prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante
+négociants en draps qui sont ses clients sa <i>marmotte</i>,
+c'est-à-dire la caisse dans laquelle sont rangés ses
+échantillons,&mdash;le fabricant de draps lisses n'a pas à
+supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer
+à l'avance, pour la saison d'hiver et la saison
+d'été, cinq ou six cents échantillons dont il lui faudra
+discuter, avec les acheteurs, chaque fil, chaque
+nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication
+est beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un
+mot, ses commandes sont faites ou refusées; pour
+les recevoir, il n'est pas nécessaire que le chef de la
+maison se dérange lui-même.</p>
+
+<p>Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement;
+que serait-il venu faire à Paris? Ce n'était pas
+à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à Elbeuf, dans
+sa fabrique dont il montait les escaliers du matin
+au soir comme le plus alerte de ses fils; c'était dans
+son bureau à consulter ses livres; c'était surtout le
+jour des inventaires qu'il clôturait tout seul quand
+il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux
+et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta
+part, Samuel; la tienne, David, la tienne, Nathaniel,
+la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; maintenant,
+allez travailler.»</p>
+
+<p>Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait
+sa présence à Paris, il s'était décidé à partir;
+par la même occasion il verrait Adeline, et ce
+fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers
+six heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la
+Chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>fiens tiner</i> avec <i>fous</i> à <i>fotre</i> cercle.</p>
+
+<p>Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il
+traînait à bout de bras, accompagnait Adeline; la
+présentation eut lieu en règle, et le père Eck exprima
+toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un
+député dont il avait lu si souvent le nom dans les
+journaux. Ordinairement ce n'était pas un bon
+moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou
+que de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués
+de lui, mais la physionomie ouverte du père
+Eck et son air bonhomme effacèrent vite la mauvaise
+impression que ce mot «journaux» avait commencé
+à produire..</p>
+
+<p>Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils
+gagnèrent l'avenue de l'Opéra. Quand, en montant
+le grand escalier, Adeline vit les regards étonnés que
+le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements
+de marbre aussi bien que sur la livrée fleur
+de pêcher des valets de pied, il sourit intérieurement,
+comme si ce luxe lui était personnel et devait
+éblouir le futur oncle de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je vous montre nos salons?
+dit-il en entrant dans le hall.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle,
+c'est très <i>peau</i>.</p>
+
+<p>Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené
+partout un regard curieux, et tâté le tapis du
+pied, en homme qui connaît la qualité de la laine,
+répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste
+silence de ces vastes pièces:</p>
+
+<p>&mdash;C'est très <i>peau</i>.</p>
+
+<p>En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le
+cabinet d'Adeline avec Bunou-Bunou et quelques
+commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme
+ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta
+à la porte pour écouter le père Eck qui lui tournait
+le dos, et soutenait une discussion contre
+Bunou-Bunou.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me
+semble reconnaître l'accent de mon ancien département.</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg,
+dit Adeline; M. Eck, de la maison Eck et
+Debs.</p>
+
+<p>Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât
+sur son accent:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus,
+je suis Alsacien, ou si je ne le suis <i>blus</i> ce n'est
+<i>bas</i> ma faute, c'est celle de certaines <i>bersonnes</i>; je
+suis fier de mon accent et je voudrais en <i>afoir</i> davantage
+pour hisser haut le drapeau de mon pays.</p>
+
+<p>Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un
+peu effaré:</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement l'habitude de <i>fifre</i> toujours
+maintenant avec des Normands l'a <i>peaucoup</i> atténué,
+comme vous pouvez le <i>foir</i>, et je le regrette: l'accent,
+mais c'est le fumet du <i>pon</i> vin; voudriez-vous
+des pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien?</p>
+
+<p>&mdash;Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait
+jamais de rien ni contre personne.</p>
+
+<p>À table, le père Eck répéta son même mot, en ne
+lui faisant subir qu'une légère variante:</p>
+
+<p>&mdash;C'est très <i>pon</i>; vraiment, pour le prix, c'est
+très <i>pon</i>.</p>
+
+<p>Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de
+la cagnotte, à un certain moment il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vraiment une <i>pelle</i> chose que l'association!
+Quels miracles elle produit! Je n'aurais
+jamais cru que, moyennant une cotisation de cent
+francs par an, on pouvait <i>chouir</i> de ces <i>peaux</i> salons
+et de cette <i>ponne</i> table, avec des domestiques aussi
+<i>pien</i> dressés, et de tout ce luxe.</p>
+
+<p>Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara
+les sommes qui se jouaient en deux ou trois minutes,
+il commença à changer d'avis sur les cercles. </p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques
+de nacre valent 5,000 francs et 10,000 francs?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient
+10,000 <i>vrancs</i> en or sur le tapis vert, ils y regarderaient
+à deux fois, à dix fois; ces plaques, ça
+glisse des doigts comme les haricots de ceux des enfants.
+Et je vois des commerçants à cette table, des
+gens qui savent ce que c'est que l'argent gagné.
+C'est une honte!</p>
+
+<p>Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements
+du père Eck, voulut changer la conversation
+qui menaçait de prendre une mauvaise voie et de
+conduire à un résultat complètement opposé à celui
+qu'il avait espéré au commencement de cette visite.</p>
+
+<p>Mais on ne changeait pas le cours des idées du
+père Eck, pas plus qu'on ne le faisait taire quand il
+voulait parler; il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je <i>tis</i> que le jeu ainsi compris est une honte;
+c'est une spéculation, non une distraction; ils jouent
+<i>bour</i> gagner, non pour s'amuser entre honnêtes
+gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, comme
+ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous
+les mauvais instincts de la bête se marquent sur
+leurs visages. Allons-nous-en!</p>
+
+<p>Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur
+cette mauvaise impression; s'il fut bien aise de
+quitter la salle de baccara où cette indignation d'un
+<i>Puchotier</i>, beaucoup plus <i>Puchotier</i> que lui encore,
+était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât
+pas le cercle dans cet état violent, et, après lui avoir
+fait traverser les salons des jeux de commerce où
+quelques membres jouaient tranquillement, silencieusement,
+en automates, au whist et à l'écarté, il
+le conduisit dans son cabinet, où Bunou-Bunou,
+bien chauffé et bien éclairé, répondait scrupuleusement,
+comme tous les soirs il le faisait, aux vingt
+ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues
+dans la journée.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est <i>bour</i> cela qu'on fonde des cercles? dit
+le père Eck, en s'asseyant devant la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu
+n'est qu'un accessoire, qu'un accident, et ce soir,
+particulièrement, la partie a pris un développement
+insolite.</p>
+
+<p>Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus
+élevé leur cercle avait été fondé; malheureusement
+il fut interrompu, dans sa démonstration que le
+père Eck écoutait sans paraître bien touché, par
+M. de Cheylus, qui entra en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Il se joue en ce moment une comédie qui aurait
+bien amusé M. Eck s'il en avait été témoin, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle comédie?</p>
+
+<p>&mdash;Le comte de Sermizelles vient de perdre
+12,000 fr.; où les avait-il eus? me direz-vous. Je
+n'en sais rien, mais enfin il se les était procurés,
+puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va
+rencontrer une série, il cherche cinq louis seulement
+pour l'entamer. À la caisse, brûlé. Auprès
+d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé,
+archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même
+pas un louis. Ou bien on ne lui répond pas, ou bien
+on ne le fait qu'avec les refus les plus humiliants. Il
+ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il fallait
+voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant
+les humiliations, son impassibilité. Averti par
+Auguste, je suivais son manège. C'est la comédie
+que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris encore.
+Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais
+plaisant qui lui dit que le chef a de l'argent. Et
+voilà mon comte qui, par l'escalier de service, se
+précipite à la cuisine. Il y est en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce <i>bossible!</i> s'écria le père Eck en levant les
+bras au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est
+dans son sang comme dans celui de toute sa famille.
+Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas ruiné, était si
+foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la
+peine d'administrer sa fortune. À sa mort on a
+trouvé chez lui des tas de titres d'obligations de
+chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs coupons.
+Pourquoi se donner le mal de détacher ces
+coupons avec des ciseaux quand on fait des différences
+de trente ou quarante mille francs toutes les
+nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin,
+pour le moment, le comte est aux prises avec le chef
+et tâche de l'amadouer. Venez voir sa rentrée, qu'il
+ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera curieuse.</p>
+
+<p>Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y
+était pas, mais presque aussitôt il arriva allègrement,
+gaiement, et il courut à la caisse: sur la
+tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs,
+de deux francs, de cinquante centimes et même une
+poignée de gros sous.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton
+de cinq louis.</p>
+
+<p>Et vivement il courut à la table où le croupier
+annonçait justement une nouvelle taille: «Messieurs,
+faites votre jeu.» Sans hésitation, en homme
+qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à
+gauche: il était radieux, sûr de gagner. Et, en effet,
+il gagna. Il laissa sa mise doublée et gagna encore.
+Puis encore une troisième fois.</p>
+
+<p>Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck,
+qui n'avait nulle envie de passer la nuit à regarder
+jouer. Il en avait assez; il en avait trop. Adeline le
+reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et
+promit de venir le prendre le lendemain matin pour
+une course qu'ils avaient à faire ensemble.</p>
+
+<p>Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la
+porte, l'attendant.</p>
+
+<p>Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils
+descendirent l'avenue de l'Opéra, et, en passant
+devant son cercle, Adeline voulut entrer pour donner
+un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un
+brouhaha de voix qui partait de l'escalier du cercle,
+et à travers les glaces de la porte contre laquelle il
+était adossé ils virent un homme en veste et en calotte
+blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait
+avec de grands mouvements de bras, barrant le
+passage au comte de Sermizelles, défait, exténué,
+qui voulait sortir.</p>
+
+<p>Que signifiait cela?</p>
+
+<p>Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait
+pas plus moyen d'entrer que de sortir, le cuisinier
+obstruait solidement le passage et d'ailleurs il ne
+voyait pas son président, à qui il tournait le dos.
+Autour de lui et du comte, il y avait une confusion
+de gens qui criaient ou qui riaient, des membres
+du cercle, des croupiers, des domestiques.</p>
+
+<p>À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui
+était descendu par l'escalier de service.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en
+allant à lui vivement.</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier
+cent francs au chef; il a gagné cent vingt-cinq mille
+francs avec; mais il a tout perdu et il ne lui reste
+pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut
+pas le laisser partir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez donné votre parole d'honneur de
+me rendre mon argent ce matin, hurlait Félicien, et
+vous voulez filer. Vous ne passerez pas!</p>
+
+<p>Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir,
+et, mettant cinq louis dans la main du cuisinier:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même
+quittez le cercle à l'instant.</p>
+
+<p>Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent
+côte à côte assez longtemps sans rien dire.
+À la fin, le père Eck prit le bras d'Adeline:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur <i>Ateline</i>, je sais qu'on
+n'aime pas les conseils qu'on ne demande pas, <i>bourtant</i>
+je vous en donnerai un: croyez-moi, laissez
+ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est <i>bas</i> la
+place d'un brave homme comme vous. Vous serez
+mieux dans <i>fotre</i> famille. Si nous avons un peu
+réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille:
+c'est en étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est
+<i>bas</i> seulement pour la fortune que la famille est
+<i>ponne</i>.</p>
+
+
+
+
+<h4>X</h4>
+
+
+<p>Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous
+l'impression de ces conseils, sans pouvoir la secouer:
+«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs.» Est-ce
+que c'était pour le sien qu'il restait avec eux?</p>
+
+<p>Mais dans la journée il lui vint un second avertissement
+qui le bouleversa plus profondément encore.</p>
+
+<p>Comme il allait entrer dans la salle des séances, le
+préfet de police&mdash;celui-là même qui lui avait accordé
+l'autorisation d'ouvrir le <i>Grand I</i>,&mdash;l'arrêta
+au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon cher député, êtes-vous content
+de votre cercle?</p>
+
+<p>Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène
+du matin, s'empressa de la raconter et de l'expliquer,
+tout en se disant que la préfecture était bien rapidement
+renseignée.</p>
+
+<p>Mais le préfet se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pas partager votre colère contre
+votre cuisinier, et même je trouve qu'il serait désirable
+que les joueurs eussent à payer quelquefois
+leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins.
+Ce n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je
+vous demandais si vous étiez content de votre cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de
+nos membres augmente tous les jours; nos fêtes sont
+très réussies; notre situation financière est bonne;
+je n'ai que des remerciements à vous renouveler
+pour l'autorisation que vous m'avez accordée avec
+tant de bonne grâce.</p>
+
+<p>Puis tout de suite il entama une apologie des cercles
+bien tenus et sévèrement surveillés, qui n'était
+à peu de chose près que la répétition de ce que Frédéric
+lui avait dit et répété plus de cinquante fois,
+sur tous les tons et avec toutes sortes de variantes,
+c'est-à-dire que si les tricheries sont jusqu'à un certain
+point possibles dans un cercle fermé, où, par
+cela même que tous les membres ne font en quelque
+sorte qu'une même famille, personne ne surveille
+son voisin, il n'en est pas de même dans les cercles
+ouverts, où, au contraire, la défiance et la surveillance
+sont la règle ordinaire, comme si on était
+dans une réunion de voleurs connus.</p>
+
+<p>Mais le préfet l'interrompit en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne
+m'inspirent pas plus une confiance absolue que les
+cercles ouverts, attendu que partout où l'on joue on
+peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois,
+comme dans le <i>claquedents</i> souvent, qu'on ait cent
+mille francs de rente, ou qu'on crève de faim. Je sais
+bien que lorsqu'on interroge un gérant de cercle ouvert
+sur les tricheries, il vous répond que par suite
+de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui,
+qu'elles sont absolument impossibles; s'il s'en
+commet, c'est chez son voisin. Il est vrai que lorsqu'on
+passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien
+découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais
+un seul chez lui, tandis qu'ils vont tous à côté, où il
+se passe des choses abominables, et l'on est tout
+étonné, la première fois, de voir que le récit de ces
+choses abominables est le même dans les deux bouches;
+ce qui se fait ici se fait là, et ce qui se fait là
+se fait ici. C'est par ce simple rôle de confident, aux
+oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais
+jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui
+enseigne l'art de s'approprier le bien d'autrui; et
+c'est pour cela que je résiste tant que je peux aux
+demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux
+cercles.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous qu'on vole maintenant autant
+qu'il y a quelques années, quand le jeu était peu
+connu? demanda Adeline persistant dans les idées
+qu'il avait reçues.</p>
+
+<p>&mdash;Autant, oui, et même davantage; seulement
+les procédés se sont perfectionnés, ils sont moins
+gros et par là plus difficiles à découvrir; parce que
+de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il
+qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur
+a changé de manière tout simplement, il en a
+adopté une nouvelle, moins dangereuse... pour lui:
+c'est ce qui explique votre réponse de tout à l'heure;
+quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous
+ne me le demandiez à moi-même, pourquoi vous ne
+seriez pas content de votre cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.</p>
+
+<p>&mdash;On triche chez vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai
+rien à ajouter.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, qui triche?</p>
+
+<p>&mdash;Cela est plus délicat; nous avons des soupçons,
+mais, comme il arrive le plus souvent, les preuves
+manquent; tandis que mes agents peuvent protéger
+le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent
+rien pour le monsieur à qui l'on vole cent
+mille francs, puisqu'ils n'entrent pas dans vos cercles.
+Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent
+pas le doute; on triche chez vous; il
+est vrai qu'on triche aussi ailleurs; mais ce qui
+se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que
+vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez
+vous, afin d'éviter un éclat: voilà pourquoi je vous
+avertis.</p>
+
+<p>Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline
+trouva de chaudes paroles de remerciement, puis il
+expliqua les mesures qu'il allait prendre avec son
+gérant et son commissaire des jeux pour découvrir
+les voleurs.</p>
+
+<p>Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne;
+prenez-les avec vous-même. Vous avez confiance
+dans votre gérant, c'est parfait; mais enfin il
+n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est
+dans son tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans
+vous prévenir, il y est encore bien plus gravement;
+et c'est toujours un mauvais moyen de recourir à
+ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous
+fiez qu'à vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller
+vos gros joueurs.</p>
+
+<p>&mdash;Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.</p>
+
+<p>&mdash;Surveillez le prince de Heinick comme les autres:
+il n'y a pas de prince devant le tapis vert, il n'y
+a que des joueurs, et la façon dont un joueur surveille
+un autre joueur vous montre quelle confiance
+on s'inspire mutuellement dans cette corporation.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il donc soupçonner tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Hé, hé!</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors ce serait à quitter la société.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins une certaine société.</p>
+
+<p>Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline
+le retint: il était épouvanté de la responsabilité
+qui lui tombait sur les épaules, et il ne l'était
+pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement.
+Comment découvrir les nouvelles tricheries, quand
+il connaissait à peine les anciennes? Il lui faudrait
+quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il termina en
+demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux;
+donnez m'en un.</p>
+
+<p>&mdash;Si les inspecteurs connaissent les grecs, les
+grecs connaissent encore mieux les inspecteurs;
+que je vous en donne un, et que vous l'introduisiez
+dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se
+passeront avec une correction parfaite.</p>
+
+<p>Adeline se montra si désappointé que le préfet ne
+voulut pas le laisser sur cette réponse décourageante.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais m'informer si on peut vous donner
+quelqu'un qui exerce une surveillance sans danger
+d'être reconnu, et aussi sans provoquer l'attention:
+mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la
+diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un
+dont la tournure et la tenue seraient déplacées
+dans votre cercle. Demain vous aurez ma réponse.</p>
+
+<p>Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller
+les joueurs, rôdant autour des tables, cherchant,
+examinant, mais ne voyant rien d'irrégulier.
+À la vérité, le prince de Heinick eut une banque
+exceptionnellement heureuse, mais sans que rien
+pût éveiller les soupçons dans sa manière de tailler,
+qui était la plus correcte au contraire, la plus élégante
+qu'on eût encore vue au <i>Grand I</i>. C'était presque
+du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte,
+c'était presque un honneur de se faire gagner son
+argent par un si noble banquier, numéroté dans
+l'<i>Almanach de Gotha</i>, et apparenté à des Altesses:
+«J'ai attrapé hier avec le prince Heinick une culotte
+qui peut compter!» Ça pose de se faire culotter
+par un prince.</p>
+
+<p>Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec
+une impatience nerveuse.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous.
+Un ancien agent politique versé dans la brigade
+des jeux. Il paraît qu'il a été <i>affranchi</i> par les
+grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni
+pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante.
+En tout cas, il connaît tous les tours de ces
+messieurs, et si celui qui s'exécute chez vous est
+neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais
+de vous dire qu'il est assez bien pour passer
+inaperçu dans votre cercle et partout; en plus décoré,
+d'un ordre étranger, pour services politiques. Il sera
+demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle
+heure?</p>
+
+<p>&mdash;Dix heures.</p>
+
+<p>Comme dix heures sonnaient le lendemain, on
+frappa à la porte d'Adeline, et dans son petit salon
+entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure
+militaire, correctement habillé comme tout le
+monde et avec aisance, les mains gantées; la tête
+était énergique, le visage montrait des traits détendus
+et fatigués comme ceux des comédiens qui
+ont exprimé toute la gamme des passions, mais ce
+qui frappait plus encore chez lui, c'était de beaux
+yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser,
+sans mouvements apparents, un rayon visuel
+plus considérable qu'il n'est donné à une vue
+ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de la part de M. le préfet de police.</p>
+
+<p>En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, monsieur; vous voudrez bien me
+présenter comme... une personne de votre connaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Assurément; votre nom?</p>
+
+<p>&mdash;Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est
+un nom commode, noble ou bourgeois, selon les
+dispositions de celui qui l'entend et lui met ou ne
+lui met pas d'apostrophe.</p>
+
+<p>Dantin allait se retirer; Adeline le retint.</p>
+
+<p>&mdash;M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes
+les tricheries des grecs.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes, non; car on en invente tous les jours,
+qu'on apporte toutes neuves dans les cercles, mais
+je connais à peu près toutes celles qui ont servi;
+quant aux inédites, une certaine expérience me
+permet de les deviner quelquefois!</p>
+
+<p>&mdash;M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même
+d'une façon surprenante.</p>
+
+<p>&mdash;M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain
+doigté. Au reste, je me mets à votre disposition,
+et si vous voulez que je vous donne une...
+séance, je suis prêt. Vous avez des cartes.</p>
+
+<p>Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer
+chercher.</p>
+
+<p>Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant
+le bureau d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout
+en causant, parut les examiner assez légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont bien minces, mais enfin elles seront
+suffisantes, je l'espère.</p>
+
+<p>Il les étala sur le bureau et les remua à deux
+mains avec de grands mouvements des épaules et
+des coudes; puis, les ayant rassemblées, il les posa
+en tas devant Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous
+voudrez. Maintenant si vous voulez bien me désigner
+le neuf que vous désirerez, je vais vous le
+donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni
+celle de dessous ne sont des neuf.</p>
+
+<p>Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta
+pas des yeux les doigts de Dantin.</p>
+
+<p>&mdash;Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un
+autre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant
+bien de voir comment Dantin opérait.</p>
+
+<p>Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni
+pour ceux de coeur et de carreau qu'il lui servit
+ensuite, et il resta ébahi.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et
+vous ne m'avez pas davantage entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté
+du filage, l'oreille perçoit ce qui échappe aux
+yeux; heureusement, j'ai travaillé une heure ce
+matin, car, pour filer il faut faire ses gammes
+comme le musicien; si je restais un jour sans travailler,
+vous ne m'entendriez peut-être pas, mais
+moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas
+de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez
+ces cartes; pendant que j'occupais votre attention
+en vous disant qu'elles étaient mauvaises,
+je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à
+peine perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour
+mes doigts. Puis, au lieu de battre les cartes
+comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle
+la <i>salade</i>; et je vous ai donné à couper; mais, au
+moyen de cette carte légèrement bombée, j'ai fait
+un petit <i>pont</i>, dans lequel vous avez coupé. Et
+voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude
+et d'adresse.</p>
+
+
+<h4>XI</h4>
+
+
+<p>À neuf heures, Dantin arriva au <i>Grand I</i>, et par
+un valet de pied fit passer son nom au président, qui
+à ce moment causait avec son gérant.</p>
+
+<p>&mdash;Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise
+assez bien joué, faites-le monter.</p>
+
+<p>Puis s'adressant à Frédéric:</p>
+
+<p>&mdash;Un ami de Nantes.</p>
+
+<p>Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté
+de cette façon, devait passer inaperçu, ou tout
+au moins ne provoquer aucune curiosité: ce n'était
+point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou
+d'ailleurs à qui Adeline faisait les honneurs de son
+cercle: le malheur était que ces provinciaux, peu
+intelligents, se laissaient rarement séduire par les
+charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois
+à ponter un louis au tableau de droite ou de
+gauche, ils allaient rarement plus loin quand ils
+l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la
+même valeur à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris.</p>
+
+<p>À cette heure, il n'y avait presque personne au
+cercle: quelques vieux bien sages qui jouaient tranquillement
+au whist ou à l'écarté; mais le baccara
+chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait
+passer l'inspection des lieux avant celle des
+joueurs.</p>
+
+<p>Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial
+à la perfection, c'est-à-dire avec une discrétion
+qui n'allait pas jusqu'aux gros effets du paysan,
+mais en homme de sa tenue qui, pour la première
+fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement
+regarde autour de lui avec curiosité, parce
+que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend un
+peu.</p>
+
+<p>Cependant, il fallait passer le temps, la promenade
+dans les salons ne pouvait se recommencer indéfiniment,
+et, d'autre part, deux amis qui se retrouvent
+après une longue séparation ne peuvent pas se
+mettre à lire les journaux en face l'un de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Verriez-vous un inconvénient à ce que nous
+fissions quelques carambolages? demanda Dantin;
+il importe de gagner l'heure sans provoquer l'attention.</p>
+
+<p>Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il
+fut court.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout! se dit-il.</p>
+
+<p>Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée
+des joueurs permît de commencer la partie; alors ils
+passèrent dans la salle de baccara; mais les joueurs
+assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie
+autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne
+se laissa-t-il pas tromper sur la qualité de ces joueurs,
+qui, pour lui, n'étaient que des <i>allumeurs</i> chargés de
+lancer la partie avec quelques modestes jetons de
+cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au
+banquier, c'était non moins certainement un autre
+allumeur qui avait pris la banque avec quinze louis
+avancés par la caisse; si la partie avait marché pour
+de bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure.</p>
+
+<p>Entre la première et la seconde banque, Frédéric
+s'approcha de l'ami du président, et les présentations
+se firent.</p>
+
+<p>&mdash;M. d'Antin.</p>
+
+<p>&mdash;M. le vicomte de Mussidan.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui
+ne dédaignait pas d'allumer lui-même la partie,
+même au détriment des amis de son président.</p>
+
+<p>&mdash;Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec
+franchise et simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes
+nous ne cultivons pas encore le baccara.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Au moins dans ma société; c'est même la première
+fois que je vois jouer ce jeu.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien facile.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai
+pas demain, mais aujourd'hui je regarde; il y
+a des choses que je ne comprends pas. Ainsi, pourquoi
+le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le
+banquier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui
+est assis en face du banquier; je croyais qu'il n'y en
+avait pas dans les cercles.</p>
+
+<p>Frédéric s'éloigna en se disant que son président
+avait des amis vraiment bien naïfs,&mdash;ce qui d'ailleurs
+ne l'étonna pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance,
+dit Adeline, quand Frédéric fut passé dans
+une autre salle, le vicomte de Mussidan est le vrai
+gérant du cercle, et c'est un autre moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, je ne savais pas.</p>
+
+<p>Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant
+et le président ne faisaient qu'un, il fallait être attentif
+à veiller sur sa langue. Il avait reçu l'ordre de
+se mettre à la disposition de M. Constant Adeline,
+député, président du <i>Grand I</i>, afin d'aider celui-ci à
+découvrir des vols, qui se commettaient dans son
+cercle. Mais quels étaient ces vols, quels étaient les
+voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de les trouver.
+Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait
+les tricheries des grecs, il était disposé à
+voir des voleurs dans tous ceux qui vivent du jeu:
+joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là
+d'ailleurs une disposition commune aux policiers et
+qui fait leur force; s'ils étaient moins soupçonneux,
+ils ne découvriraient rien. Tel qu'il avait vu Adeline
+la veille, il le jugeait le plus honnête homme du
+monde, un brave et digne président, comme après
+tout il peut en exister. Mais si ce brave président ne
+faisait qu'un avec son gérant, et un gérant vicomte,
+c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait autre
+qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de
+ne pas s'aventurer avec lui. Un député est un personnage
+influent et c'est niaiserie d'agir de façon à s'en
+faire un ennemi, surtout quand on n'a que sa place
+pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le
+cas de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers
+joué les Don Quichotte, ce qui l'avait mené à être
+simple inspecteur de la brigade des jeux à quarante-cinq
+ans; il ne voulait pas descendre plus bas.</p>
+
+<p>Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait
+avec la franche curiosité du provincial qui voit jouer
+le baccara pour la première fois; de temps en temps
+il adressait à Adeline discrètement une question,
+que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un
+peu l'oreille; elles étaient tellement naïves, ces
+questions, qu'elles ne pouvaient venir que d'un provincial
+renforcé.</p>
+
+<p>Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline
+de temps en temps, il n'en était pas moins attentif
+à ce qui se passait à la table, qu'il ne quittait
+pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du
+croupier aux valets de service.</p>
+
+<p>Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs
+étaient arrivés, et la misérable petite banque de
+quinze louis du début était montée à cent, à deux
+cents, à cinq cents louis.</p>
+
+<p>Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi
+qu'il vît il ne lui dirait rien, car Adeline voulait
+avant tout éviter un éclat, qui, colporté le lendemain
+dans le Paris des cercles et peut-être même dans tout
+Paris, compromettrait le <i>Grand I</i> en même temps
+que la réputation de son président.</p>
+
+<p>Cependant, bien que Dantin se fût conformé à
+cette instruction, plus d'une fois il avait regardé
+Adeline pour appeler son attention sur la table de
+jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non
+en homme qui ne veut pas, mais parce qu'il ne voit
+pas ce qu'on lui montre, et que par cela il est dans
+l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. Alors
+Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire
+à un aveugle volontaire ou non, et si vraiment
+le président et le gérant ne faisaient qu'un.</p>
+
+<p>Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à
+Adeline qu'il voudrait bien l'entretenir pendant deux
+ou trois minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline
+anxieux.</p>
+
+<p>Dantin fit un signe affirmatif.</p>
+
+<p>Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline
+referma la porte avec soin.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous vu? parlez bas.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu que le croupier a <i>étouffé</i> de quarante-cinq
+à cinquante louis, rien que dans les trois dernières
+banques, répondit Dantin en sifflant ses paroles
+du bout des lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je
+n'ai rien vu.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous reconstituer les tours, et quand
+nous rentrerons dans la salle, comme vous serez
+prévenu, vous les verrez se répéter si c'est toujours
+le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne
+pas les recommencer.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est Julien!</p>
+
+<p>Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait
+clairement que Julien était la dernière personne
+qu'Adeline aurait crue capable d'étouffer le
+plus petit louis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua
+Dantin, et c'est une sage précaution qui prouve
+que celui qui leur a imposé ce vêtement connaît les
+habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec
+l'argent qui leur passe par les mains, il leur est
+facile de laisser tomber un jeton dans la poche de
+leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait dû
+en même temps leur imposer une cravate serrée au
+cou.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Pour les empêcher de faire glisser des jetons
+dans leur chemise. Rappelez-vous le col de Julien, il
+est très lâche, n'est-ce pas? et la cravate est lâche
+aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui respire
+difficilement, paraît-il, surtout au moment où il
+paye ou quand il rend de la monnaie, passe sa main
+dans son col pour l'élargir, et laisse alors glisser
+dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa ceinture.
+Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les.
+De même qu'il éprouve le besoin de respirer,
+il éprouve aussi celui de se moucher: deux fois il a
+tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs différents,
+et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main
+gauche, où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a
+replié et remis dans sa poche; ci, deux louis.</p>
+
+<p>&mdash;Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le
+gérant, ni le commissaire des jeux!</p>
+
+<p>C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois dire que tout cela était fait très proprement,
+avec adresse. Voyez-vous les tours d'un bon
+prestidigitateur?</p>
+
+<p>&mdash;Continuez.</p>
+
+<p>&mdash;Deux fois il a demandé de la monnaie: la première,
+le change a été fait loyalement, on lui a rendu
+la somme qu'il donnait; mais la seconde, quand il a
+tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son
+épaule, il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement
+la monnaie d'une qu'on lui a rendue, ci,
+vingt-cinq louis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors Théodore serait son complice?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant
+passons à la dernière opération. Vous avez dû remarquer
+un ponte à sa droite, un monsieur à barbe
+rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première,
+en commençant par lui, il lui a payé sa mise de
+cinq louis, puis, en finissant, il est revenu au monsieur
+roux, et alors il lui a payé les dix louis que
+celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis.
+Vous voyez que mon compte est exact; au moins le
+compte de ce que j'ai vu.</p>
+
+<p>Adeline était atterré:</p>
+
+<p>&mdash;Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon
+cercle, chez moi, de pareils misérables!</p>
+
+<p>Dantin se dit que si ce président ne valait pas
+mieux que d'autres qu'il avait connus, en tout cas
+c'était un habile comédien qui jouait admirablement
+la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou
+ne fût pas sincère, était-il prudent de paraître la
+prendre au sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi
+de vous dire que ce qui arrive chez vous se passe
+dans bien d'autres cercles. Je ne dis pas qu'il n'y ait
+pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, seulement,
+comme dans notre profession ce n'est pas
+les honnêtes gens que nous voyons, j'en connais plus
+d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il est mauvais de
+manier sans contrôle possible de grosses sommes
+qui semblent, à un moment donné, n'appartenir à
+personne: pourquoi celui qui les distribue n'en garderait-il
+pas une part pour lui? C'est comme cela que
+tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes
+étonnantes, que ne justifient ni leurs appointements
+plus que modestes, ni le tant pour cent
+qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires
+de vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers
+leur donnent, on ne sait pourquoi, si ce n'est
+peut-être pour les remercier de les avoir volés proprement.
+Ils sont partis de bas, garçons de café
+pour la plupart, valets de pied; ils ont vu le jeu et
+l'ont appris avec ses adresses, un jour qu'un croupier
+manque, ils le remplacent et font comme ils
+ont vu faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois
+ans, ils sont riches; à moins qu'ils ne soient joueurs
+eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous voyez une
+charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval
+de prix et chercher à accrocher toutes les voitures
+qu'elle rencontre, ne demandez pas à qui; c'est à
+un croupier: les plus belles villas, aux croupiers;
+les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris,
+voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la
+vaisselle, il y a cinq ans et qui ont aujourd'hui des
+galeries de tableaux de cinq ou six cent mille francs.
+Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années,
+ces fortunes, alors surtout qu'on a autour de
+soi des <i>mangeurs</i> qui vous en dévorent une grosse
+part, car on n'opère pas ces voleries sans que d'habiles
+gens vous voient, et il faut partager avec eux;
+le monsieur roux payé deux fois était un mangeur;
+et si j'allais dire à votre croupier ce que j'ai vu,
+soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce qu'il a gagné
+pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers
+ont autour d'eux toute une bohème qui vit
+d'eux tranquillement, sans danger, sans rien faire.
+Allez un jour dans le café où se réunissent les croupiers
+à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se
+plaindre, vous verrez comme on les fait chanter.</p>
+
+<p>Adeline restait accablé.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il
+enfin.</p>
+
+<p>Dantin hésita un moment:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, retournez dans le salon du baccara et
+reprenez votre surveillance, je vous rejoindrai tout à
+l'heure.</p>
+
+
+
+
+<h4>XII</h4>
+
+
+<p>Si Dantin avait hésité un moment pour répondre
+à la question d'Adeline, c'est que le tout qu'il disait
+n'était pas le tout qu'il avait vu.</p>
+
+<p>En plus de l'<i>étouffage</i> des jetons, il y avait eu le
+<i>bourrage</i> de la cagnotte, et, pendant ses quelques secondes
+de réflexion, il s'était demandé s'il devait
+parler de ce <i>bourrage</i>.</p>
+
+<p>Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il
+ne sût rien de la situation qui avait été faite au président
+du cercle dans lequel il opérait, il devait
+croire que ce président comme tant d'autres touchait
+un traitement; or ce traitement c'était, toujours
+comme chez les autres, la cagnotte qui le payait;
+comment dans ces conditions parler du <i>bourrage</i> de
+cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce
+pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent
+volé»; cela n'est agréable à dire à personne;
+et, d'autre part, quand on n'est qu'un pauvre diable
+d'employé de la préfecture de police, ce serait plus
+que de l'imprudence de dire à un ami du préfet
+«Vous n'êtes qu'un <i>mangeur</i>.»</p>
+
+<p>C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président
+de cercle que son croupier étouffait les jetons, mais
+enfin c'était possible: le croupier pouvait opérer
+pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il
+aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce
+n'était pas le croupier qui en avait la clef, c'était le
+gérant, et s'il la <i>bourrait</i>, ce ne pouvait être que par
+ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au mot
+d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il
+fallait y regarder à deux fois avant de dénoncer ce
+<i>bourrage</i>.</p>
+
+<p>De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë
+qui n'accusait personne, mais qui laissait la
+porte ouverte aux questions.</p>
+
+<p>Que le président le poussât, en homme qui réellement
+veut tout savoir, il répondrait aux questions
+nettement posées.</p>
+
+<p>Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage,
+surtout à propos de choses qu'on ne lui demandait
+pas.</p>
+
+<p>Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore
+on l'avait envoyé reprendre sa surveillance; il
+se l'était tenu pour dit: on n'a pas été fonctionnaire
+de la préfecture pendant de longues années sans apprendre
+à retenir sa langue.</p>
+
+<p>Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance
+en continuant à se donner l'air provincial.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric,
+commencez-vous à connaître le jeu?</p>
+
+<p>&mdash;Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre
+des cartes; je ne pourrais jamais me décider.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous ne jouez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Demain.</p>
+
+<p>&mdash;Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant.</p>
+
+<p>L'imbécile continua de regarder le jeu; mais
+comme, pendant le temps qu'il avait passé dans le
+cabinet du président, le nombre des joueurs avait
+augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang,
+derrière les joueurs qui se penchaient sur la table
+pour surveiller leur mise: le tapis vert était encombré
+de jetons rouges et blancs et de plaques de nacre
+au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques
+louis jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas
+eu la patience de les changer. Comme les filouteries
+du croupier ne l'intéressaient plus puisqu'il les connaissait,
+c'était aux joueurs et au banquier qu'il donnait
+toute son attention. Mais à l'exception d'une
+pauvre petite <i>poussette</i>, c'est-à-dire d'une plaque de
+vingt-cinq louis à cheval et qu'un ponte avait adroitement
+poussée quand son tableau avait gagné, il ne
+vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en
+banquier, jouaient correctement.</p>
+
+<p>Mais il en est du policier comme du chasseur à
+l'affût, il n'a qu'à attendre; il attendit donc.</p>
+
+<p>Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un
+groupe entrer dans la salle, vers lequel tous les
+yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe s'avançait
+un grand jeune homme blond à lunettes, qui
+semblait marcher assez gauchement, un peu à l'aventure,
+le prince de Heinick, à qui l'on faisait une
+entrée, comme il arrive souvent pour les gros
+joueurs. Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua
+qu'il regardait en-dessus ou en dessous de ses lunettes
+qu'il portait assez bas sur le nez.</p>
+
+<p>Tout de suite le prince vint à la table, et, deux
+joueurs s'étant écartés avec l'empressement de courtisans,
+il plaça sur le tapis une plaque de vingt-cinq
+louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il perdit
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons
+si je serai aussi malheureux en banque.</p>
+
+<p>Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre
+que plus d'un joueur se promettait de profiter
+de cette déveine, quand il serait en banque: il avait
+assez gagné, l'heure de la restitution allait sonner.</p>
+
+<p>Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent,
+le prince alla s'asseoir dans un coin, et resta là d'un
+air indifférent et ennuyé jusqu'au moment où la
+banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se
+pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le
+premier croupier, un Béarnais appelé Camy, qui
+avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à Luchon, et
+qui ne travaillait que pour les banques importantes
+ou pour les joueurs de qualité.</p>
+
+<p>Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait
+demandé des cartes neuves; et le garçon d'appel
+avait apporté trois jeux au croupier. En poussant,
+en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver
+au second rang derrière les pontes assis, et il
+n'était qu'à trois pas du banquier, dans les meilleures
+conditions pour le bien voir; au quatrième rang,
+Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les
+cartes sur le tapis, il les examina et constata que les
+bandes timbrées paraissaient intactes. Le croupier
+déchira les enveloppes, battit les cartes et les passa à
+un ponte qui les battit à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien,
+dit le prince avec un aimable sourire; je suis féticheur.</p>
+
+<p>Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés;
+Dantin pouvait être tranquille de ce côté; il n'avait
+plus qu'à surveiller les mains de cet aimable banquier
+pour voir si, en approchant son fauteuil de la table,
+il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main
+gauche une portée préparée à l'avance&mdash;un <i>cataplasme</i>,
+si cette portée était épaisse; un <i>rigolo</i>, si
+elle était mince; mais tout se passa avec une
+régularité parfaite, il n'y eut aucune applique.</p>
+
+<p>Les jetons, les plaques, les louis et même quelques
+billets de banque s'étaient abattus sur le tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant
+ainsi mauvaise vue.</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-huit mille francs, répondit le croupier,
+qui, d'un coup d'oeil exercé, avait fait son compte.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne va plus, dit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy.</p>
+
+<p>Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les
+quitter des yeux; les deux tableaux prirent des
+cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, quand il
+montra son point, un murmure de surprise s'éleva:
+il s'était tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite
+avait 3, le tableau de gauche baccara.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle veine!</p>
+
+<p>Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de
+la restitution ne paraissait guère arrivée: aussi
+quand le prince fit sa question ordinaire: «Combien,
+je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept
+mille francs; les prudents se réservaient; il fallait
+voir.</p>
+
+<p>Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car
+le banquier perdit cette taille en tirant une bûche
+qui laissa le même, son point de trois.</p>
+
+<p>Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier
+annonça qu'il y avait vingt mille francs, mais cette
+fois ils eurent tort encore, car ce fut le banquier qui
+gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce
+coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été
+le premier: le prince tira à six et amena un 2; ses
+adversaires avaient l'un 6, l'autre 7.</p>
+
+<p>Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné,
+c'était trop beau, trop sûr pour lui; il y avait là
+quelque volerie, mais laquelle? Il n'y voyait rien; il
+avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus
+léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où
+l'anxiété arrêtait les respirations. Devenait-il sourd?
+Il écouta s'il entendait le battement de sa montre
+dans la poche de son gilet, et il l'entendit.</p>
+
+<p>La banque continua en suivant à peu près la
+même marche, sur quatre coups le banquier en
+gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté
+de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on
+apporta devant le prince la corbeille dans laquelle il
+devait emporter son gain, elle se trouva presque
+remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre.</p>
+
+<p>Pendant que le prince changeait toute cette mitraille
+d'ivoire et de nacre contre de vrais billets de
+banque, il voulut bien, toujours avec son aimable
+sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait
+le lendemain et leur offrirait leur revanche.</p>
+
+<p>C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida
+presque complètement; bien certainement il ne se
+passerait plus rien de sérieux.</p>
+
+<p>Adeline emmena Dantin dans son cabinet.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Le prince est un filou.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comment pouvez-vous porter une pareille
+accusation contre un homme dans sa situation
+et que nous a présenté un membre des grands cercles?</p>
+
+<p>&mdash;Vous me demandez mon impression, je vous la
+donne; si vous voulez que je ne dise rien, je me
+tais.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui vous fait croire...?</p>
+
+<p>Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le
+prince était un filou, en insistant principalement sur
+la sûreté de son tirage:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il
+n'y a très probablement pas de filage, mais il y a
+quelque chose, et ce quelque chose je le chercherai,
+j'espère même que je le trouverai, seulement il faudrait
+avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le
+prince a taillé.</p>
+
+<p>&mdash;Elles étaient neuves.</p>
+
+<p>Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner
+ces cartes, et comme ce soir-là il était impossible
+de retrouver avec certitude dans la corbeille
+celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut
+convenu que cet examen serait remis au lendemain.
+Ce retard contraria Adeline, qui aurait voulu ce
+soir même expulser de son cercle le croupier Julien,
+ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait
+bien attendre et laisser le prince prendre encore une
+banque sans éveiller les soupçons de personne, alors
+même que cette banque du lendemain devait être
+aussi désastreuse que celle qui venait de finir.</p>
+
+<p>Elle le fut; les choses se passèrent exactement
+comme la veille: même façon de jouer et de tirer,
+même gain, même impossibilité pour Dantin de
+rien voir.</p>
+
+<p>Comme cela avait été convenu, aussitôt que la
+banque fut finie, il se rendit dans le cabinet du président,
+où celui-ci arriva presque aussitôt, accompagné
+de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de
+donner plus de solennité à l'examen. Ils apportaient
+les cartes de la dernière banque. Vivement Dantin
+les prit, les palpa, les examina; toutes passèrent
+par ses doigts et sous ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne trouve rien, dit-il enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté
+vous avez soupçonné le prince, dit Adeline sévèrement;
+par bonheur, personne n'en saura rien.</p>
+
+<p>&mdash;Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou
+sentencieusement et avec non moins de sévérité
+qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec prudence,
+dans quelle situation nous mettiez-vous?</p>
+
+<p>Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à
+l'idée que le prince de Heinick pouvait être un filou,
+et, comme Adeline, il regardait l'agent avec une
+pitié méprisante:</p>
+
+<p>&mdash;Ces policiers!</p>
+
+<p>Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin
+sur le prince qu'Adeline avait entretenu son collègue,
+c'était aussi des accusations portées contre Julien
+et Théodore; aussi, en voyant le découragement
+de l'agent, tous deux se demandaient-ils si accusations
+et soupçons ne se valaient pas.</p>
+
+<p>Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se
+passait en eux, mais que dire? le mot de Bunou-Bunou
+lui fermait la bouche: «On n'accuse pas sans
+preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat,
+au moins pour les joueurs, dit Adeline, je
+pense qu'il est inutile de la continuer; vous pouvez
+ne pas revenir demain.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon
+rapport.</p>
+
+<p>Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir,
+il revint vivement, en se frappant le front:</p>
+
+<p>&mdash;Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes!</p>
+
+<p>Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant
+s'il était pris d'un accès de folie.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes.
+Il y a sur ces cartes des signes que nous ne
+voyons pas avec nos yeux, mais que lui voit avec
+ses lunettes. Avez-vous une loupe?</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou,
+d'un air goguenard.</p>
+
+<p>&mdash;Les opticiens sont fermés à cette heure; mais,
+heureusement, j'en ai une chez moi, je vais la chercher;
+dans vingt minutes, je serai de retour; je vous
+en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline
+avec condescendance.</p>
+
+
+<h4>XIII</h4>
+
+
+<p>&mdash;Voilà un particulier qui a failli nous mettre
+dans de beaux draps, dit Bunou-Bunou quand Dantin
+eut refermé la porte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le rôle d'un policier de voir partout des
+coquins.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au
+prince de Heinick, c'est vif.</p>
+
+<p>&mdash;Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il
+dit avoir vu des manoeuvres de Théodore et de
+Julien.</p>
+
+<p>&mdash;Je me le demande aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons,
+les accusant!</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que
+dans ces fonctions d'agent de police on doit prendre
+bien souvent le rêve pour la réalité.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que courent de par le monde tant
+de légendes sur les tricheries dans les cercles: personne
+n'a vu voler, mais on connaît des gens qui ont
+vu, et alors...</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?</p>
+
+<p>&mdash;Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux
+et discrets: «Mon cher député, on triche chez
+vous»; ah! ah! ah!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! ah!</p>
+
+<p>&mdash;Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade
+des jeux!</p>
+
+<p>À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut
+que le temps de jeter un journal sur les cartes qui
+couvraient son bureau; c'était Frédéric qui venait
+aux renseignements; en voyant ces allées et venues,
+ces conciliabules, il n'était pas sans inquiétude;
+que signifiait tout cela? Mais en trouvant son président
+et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se rassura;
+évidemment il ne se passait rien de grave; et après
+quelques mots pour justifier tant bien que mal son
+entrée, il se retira se disant qu'à coup sûr ils se moquaient
+du commerçant de Nantes.</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que
+c'est de la démence toute pure de prétendre qu'il
+peut se trouver des signes quelconques sur des
+cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées
+du timbre de l'État. Vous qui connaissez le jeu
+mieux que moi, voulez-vous m'expliquer ce qu'il a
+voulu dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais vraiment rien.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est le meilleur agent de la brigade des
+jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller
+nous coucher.</p>
+
+<p>Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les
+vingt minutes fussent écoulées, Dantin arriva.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me permettre de fermer la porte,
+dit-il d'une voix haletante.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez.</p>
+
+<p>L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas
+long:</p>
+
+<p>&mdash;Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs,
+regardez vous-mêmes, là.</p>
+
+<p>Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui
+montra du doigt où il fallait regarder.</p>
+
+<p>Les cartes avec lesquelles on jouait au <i>Grand I</i>
+et qu'on fabriquait exprès pour lui, au lieu d'être
+unies, étaient tarotées en losanges roses et blancs, et
+la marque qui se voyait avec la loupe était une toute
+petite tache imperceptible, faite sur un des losanges
+qui répondait au point même de la carte, sur le premier
+pour l'as, sur le troisième pour le 3, sur le
+neuvième, sur le douzième (afin de laisser un écart
+facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de
+sorte qu'en voyant cette petite marque on savait la
+carte comme si on la regardait à découvert.</p>
+
+<p>&mdash;Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je
+n'en sais rien puisque je n'y étais pas, mais je jurerais
+que c'est avec une pointe d'aiguille rougie, approchée
+des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas,
+c'est du bel ouvrage, propre, original... et trouvé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ces cartes étaient dans des enveloppes
+scellées par la régie! dit Bunou-Bunou.</p>
+
+<p>&mdash;Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes
+gommées de la poste, on les ouvre sans les
+déchirer en les exposant à la vapeur de l'eau bouillante;
+on retire alors les cartes une à une par le bout
+ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on
+les replace une à une; on gomme la bande; et le
+tour est joué: voilà des cartes neuves qui doivent
+inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe
+ou de fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très
+habiles opticiens que messieurs les Allemands.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut un complice, dit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le
+garçon d'appel qui apporte les jeux, et qui substitue
+à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont été préparés.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le voir quand vous interrogerez ce
+garçon; mais, en attendant, laissez-moi, je vous en
+prie, vous prouver qu'avec ces cartes on joue à jeu
+découvert, et vous montrer comment le prince opère.
+Tout à l'heure, vous avez douté de moi, je m'en
+suis bien aperçu; laissez-moi me réhabiliter et vous
+convaincre que je ne suis pas le fou... que vous
+avez cru.</p>
+
+<p>Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui
+refuser ce qu'il demandait: il prit place au milieu
+du bureau en faisant asseoir Adeline à sa droite et
+Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à
+une table de baccara où il serait banquier; puis,
+tenant sa loupe de sa main gauche, de la droite il
+donna les cartes.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos
+cartes je vais vous dire vos points: à droite, il y a
+une figure et un 6, à gauche un as et un 7; moi j'ai
+une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais
+d'autant plus sûrement que je sais que la carte que
+je vais retourner est un 4.</p>
+
+<p>Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme
+les points qu'il avait annoncés étaient bien ce qu'il
+avait dit.</p>
+
+<p>Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés;
+la démonstration était plus que faite.</p>
+
+<p>&mdash;Me permettrez-vous de vous demander, dit
+Dantin, ce que vous voulez faire?</p>
+
+<p>La même réponse sortit instantanément de leurs
+deux bouches:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire.</p>
+
+<p>Cette réponse était trop conforme à la tradition
+pour que Dantin s'en étonnât: pas de scandale, c'est
+la mot de tous les présidents de cercle lorsqu'un
+scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout
+le monde, on crie «au voleur»; dans un cercle où
+il n'y a qu'un monde choisi, on ne crie rien du tout;
+on expulse poliment le voleur sans prévenir personne,
+de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller
+voler chez le voisin.</p>
+
+<p>Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son
+nom serait mêlé et qui compromettrait le <i>Grand I</i>, il
+ne voulait pas cependant que le prince allât continuer
+son industrie dans les autres cercles de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons
+pas l'impunité au prince de Heinick, et que
+nous ne nous contenterons pas de lui écrire une lettre
+banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle;
+il faut qu'il quitte Paris et la France.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il aille exercer son industrie dans son pays,
+dit Bunou-Bunou, je n'y vois pas d'inconvénient, au
+contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Et le garçon de jeu? demanda Dantin.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais le chasser.</p>
+
+<p>&mdash;Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit
+Bunou-Bunou, nous ne pouvons pas lui livrer le
+complice.</p>
+
+<p>&mdash;Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité
+s'est établie?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons l'interroger.</p>
+
+<p>Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se
+présenta d'aller lui chercher Léon.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je
+l'interrogerai moi-même; j'obtiendrai peut-être des
+aveux plus vite, en même temps que je le forcerai à
+ne pas ébruiter l'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites.</p>
+
+<p>Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant
+autour de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Répondez à tout ce que monsieur vous demandera,
+dit Adeline en désignant de la main Dantin,
+adossé à la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton
+rude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... Léon.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?</p>
+
+<p>&mdash;Chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es Normand?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;D'où?</p>
+
+<p>&mdash;D'Arques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le
+métier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es marié?</p>
+
+<p>Il fit un signe affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;Où est ta femme; que fait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Elle tient un café à Arques.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tu prendras ce matin le train de six
+heures quarante-cinq pour Dieppe, et tu resteras auprès
+de ta femme, à tenir ton café avec elle; si tu
+reviens à Paris, la police correctionnelle et après
+Poissy. Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs
+ce que le prince de Heinick te donne pour que
+tu lui apportes des cartes préparées, et comment
+l'affaire s'est arrangée entre vous.</p>
+
+<p>&mdash;Des cartes préparées!</p>
+
+<p>Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois
+jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Les voici.</p>
+
+<p>Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale
+de l'interroger en affirmant lui avait fait perdre
+la tête; la vue des cartes l'acheva.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure,
+balbutia-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune,
+grêlé, que j'ai connu au café où je vais; il m'a dit
+que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses cartes,
+des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche,
+quoi.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur
+bande, je n'aurais jamais consenti. On peut prendre
+des renseignements, tout le monde dira que je suis
+un honnête homme: j'ai quatre enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il
+est fameux.</p>
+
+<p>Léon hésita un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.</p>
+
+<p>&mdash;Mille francs.</p>
+
+<p>Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer
+sans dire mot à personne: si tu causes, au lieu d'aller
+jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme le
+poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne
+s'amuse pas.</p>
+
+<p>Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il
+avait reculé vers la porte, il l'entr'ouvrit et se faufila
+dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour
+substituer un jeu de cartes à un autre et la tête
+tourne.</p>
+
+<p>Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir
+comment ils procéderaient avec le prince, et il
+fut décidé qu'on attendrait son arrivée le lendemain,
+et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle du
+baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du
+président.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin,
+et vous préciserez la tricherie, si le prince essaye de
+la contester.</p>
+
+<p>Dantin allait se retirer, Adeline le retint:</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous devons des remerciements, dit-il,
+pour le service que vous nous avez rendu; nous vous
+devons aussi des excuses, car, je l'avoue à un certain
+moment nous avons douté de vous. Le préfet
+saura combien vous nous avez été utile en cette misérable
+affaire.</p>
+
+<p>Quand Dantin arriva le soir à onze heures au
+<i>Grand I</i>, il remarqua qu'on le regardait d'une façon
+bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En effet, les
+conciliabules dans le bureau du président, la disparition
+des cartes qui avaient servi à la banque du
+prince de Heinick, enfin l'absence inexpliquée de
+Léon avaient fait travailler les langues: ce n'est pas
+dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec
+l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant
+personne ne lui adressa la parole, pas même
+Frédéric qui causait avec Barthelasse, car Adeline
+vint au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit
+celui-ci, vous y trouverez M. Bunou-Bunou; je vous
+rejoins tout à l'heure.</p>
+
+<p>En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné
+du prince, qu'il fit passer devant lui poliment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désirez me parler? demanda le prince
+avec une hauteur dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, nous avons à vous demander
+des explications sur votre façon de jouer.</p>
+
+<p>&mdash;À moi!</p>
+
+<p>Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous vous prions de nous les donner devant
+monsieur, continua Adeline en désignant Dantin.</p>
+
+<p>Celui-ci s'avança:</p>
+
+<p>&mdash;Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire?</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire que vous trichez, prince.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable!</p>
+
+<p>&mdash;Vous trichez avec ces cartes&mdash;il présenta les
+cartes&mdash;que vous remet le garçon de jeu, à qui vous
+donnez mille francs.</p>
+
+<p>Le prince hésita un moment en jetant autour de
+lui des regards féroces; puis tout à coup, laissant
+tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes flageolantes,
+comme s'il allait défaillir:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur
+de mon nom... un moment d'égarement, je vous
+expliquerai.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous
+avez à prendre demain matin le train de sept heures
+trente pour Cologne, et à ne jamais revenir en
+France.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible demain; la princesse...</p>
+
+<p>&mdash;La princesse vous rejoindra.&mdash;Cologne, ou la
+police correctionnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je partirai.</p>
+
+<p>Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de
+surveillance à la gare du Nord, vit le prince en costume
+de voyage et sans lunettes descendre de voiture
+et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin,
+mais en se tenant en dehors des barrières au lieu de
+passer dedans et en détournant la tête pour que le
+prince ne le reconnût pas.</p>
+
+<p>&mdash;Compiègne, demanda le prince en posant un
+billet de banque sur la tablette du guichet.</p>
+
+<p>Dantin lui prit le bras:</p>
+
+<p>&mdash;Compiègne est en France; c'est Cologne que
+vous voulez dire?</p>
+
+<p>&mdash;Cologne.</p>
+
+
+
+
+<h4>XIV</h4>
+
+
+<p>Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne,
+Adeline put enfin s'expliquer avec Frédéric et
+lui demander l'expulsion du croupier Julien et du
+garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,&mdash;ce
+qu'il fit franchement, sévèrement.</p>
+
+<p>Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un
+agent au cercle! qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que
+savait le président?</p>
+
+<p>Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois;
+avant de se lancer, il fallait être renseigné.</p>
+
+<p>Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout
+de son réquisitoire qu'il prit la parole&mdash;d'un air
+consterné, et aussi outragé.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord je dois vous dire qu'avant une heure
+Julien et Théodore seront chassés du cercle; ce sont
+des misérables qui méritent d'autant moins de pitié
+que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue
+que de ce côté je suis en faute; j'ai péché par trop
+de confiance précisément; je ne les ai point surveillés
+avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort,
+je le reconnais.</p>
+
+<p>Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement;
+mais il la releva et reprit sa fierté, son air
+Mussidan:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je
+suis... plus que surpris, plus que peiné, en un mot,
+profondément blessé, que tout ce qui vient de se
+passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma
+tête, en me tenant à l'écart, comme si je n'avais
+pas la responsabilité de l'administration de ce cercle;
+vous comprendrez donc que je vous demande les raisons
+pour lesquelles vous avez agi de cette façon.</p>
+
+<p>Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline
+s'en fâchât; il en attendait même l'explosion,
+et il n'eût pas compris que chez un homme
+comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse
+était-elle prête:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le
+service qu'il m'a rendu, qu'il nous a rendu, était
+assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter les
+conditions qu'il mettait à son concours.</p>
+
+<p>Il fallait accepter cette explication ou se fâcher:
+Frédéric ne se fâcha point. Il avait mieux à faire,
+c'était d'amener Adeline à parler longuement de cet
+agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait
+été dans ses découvertes.</p>
+
+<p>Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter.</p>
+
+<p>Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait
+savoir; il cherchait à profiter des observations de cet
+agent, non pour le passé, mais pour l'avenir: il ne
+fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se reproduire,
+non seulement avec les croupiers et les garçons
+de jeu, mais encore avec les grecs comme le
+prince de Heinick; la tricherie de celui-ci avait été
+si originale, si audacieuse qu'elle l'avait trompé;
+malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et
+cette veine invraisemblable provoquaient, il n'avait
+pu la découvrir; mais dorénavant des précautions
+seraient prises qui empêcheraient toute fraude; on
+ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait
+avec trois jeux de couleurs différentes, blancs,
+roses, chamois, ce qui couperait radicalement le
+filage; tous les soirs, les cartes ayant servi seraient
+brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une
+perte de cinq ou six mille francs par an que produisait
+la revente de ces cartes, mais la sécurité absolue
+ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, cette leçon
+donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions
+légales, vendent leurs cartes, serait productive:
+elle prouverait une fois de plus que, bien décidément,
+le <i>Grand I</i> était un cercle modèle.</p>
+
+<p>Que le <i>Grand I</i> dût devenir, dans un temps donné,
+plus cercle modèle qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait
+pas changer les résolutions d'Adeline.</p>
+
+<p>Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez
+vous», il avait vécu sous le poids écrasant d'une obsession
+qui ne le lâchait ni jour ni nuit: il se voyait
+devant le tribunal obligé de répondre comme témoin
+aux questions du président, et d'écouter la tête basse
+ses admonestations; que de demandes mortifiantes
+pour son caractère, blessantes pour son honneur ne
+lui adresserait-on point?</p>
+
+<p>Et tout en entendant les questions sévères ou
+bienveillantes du président, tout en voyant son sourire
+narquois ou dédaigneux, il se répétait les paroles
+du père Eck:</p>
+
+<p>«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas
+seulement pour la fortune que la famille est bonne.»</p>
+
+<p>Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait
+fait un voeu comme le marin au milieu de la tempête:
+s'il échappait au danger qui le menaçait, il renoncerait
+à cette existence si peu faite pour lui, et,
+suivant le conseil du père Eck, il laisserait ces gens
+à leurs plaisirs, qui n'étaient pas du tout les siens.</p>
+
+<p>Jamais il n'avait fait son examen de conscience
+avec cette anxiété et cette intensité de pensée: que
+lui avait-elle donné, cette existence qu'il n'avait acceptée
+qu'en vue de résultats que l'imagination lui
+montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à
+tenir aussi éloignés qu'au premier jour? Quelles
+affaires bonnes pour ses intérêts personnels lui avait
+apportées cette présidence qui devait lui créer tant
+de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son
+intérêt personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt
+général, il était bien forcé de s'avouer aussi que
+cette fondation de son cercle, qui devait concourir
+au développement de la vie brillante à Paris, avait
+tout simplement concouru au développement du
+jeu: où étaient-ils, les commerçants que le cercle
+avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis qu'il ne
+voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou
+ruinés&mdash;lui tout le premier. Car le plus clair de
+cette misérable aventure, c'était sa dette à la caisse
+du cercle, les soixante mille francs qui, à cette heure,
+en formaient le chiffre.</p>
+
+<p>Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît
+son voeu, et qu'en donnant sa démission il
+reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y avait pas à hésiter,
+pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être
+étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques
+jours, ce qu'il avait appris l'épouvantait. Eh
+quoi, c'étaient là les moeurs de ce monde, le vol,
+partout le vol, en haut comme en bas, pas une main
+nette; et toutes ces hontes, il les couvrait de son
+nom: «Allons chez Adeline»; c'était chez Adeline
+que les croupiers <i>étouffaient</i> les jetons; chez Adeline
+que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles
+de travail et de probité aboutissaient à ce résultat.</p>
+
+<p>Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il
+sortît de cet enfer, qui ne dévorait pas seulement sa
+fortune et son honneur, mais qui le dévorait lui-même,
+du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour
+n'y laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il
+est des passions qui élèvent le coeur et l'esprit, ce
+n'est pas précisément celle du jeu; depuis qu'il était
+à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient
+passé devant les yeux et dans des conditions où la
+bête humaine se livre le plus franchement; il ne
+voulait pas leur ressembler.</p>
+
+<p>À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il
+avait caressées pour Berthe, mais pouvait-il payer
+de son honneur la dot qu'il avait cru lui gagner?
+elle serait la première à ne pas le vouloir.</p>
+
+<p>Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier
+Julien et Théodore, il n'hésita pas une minute, contrairement
+à ce qui arrivait toujours lorsqu'il avait
+une résolution difficile à prendre, il quitta le <i>Grand I</i>
+et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission,
+il fallait qu'il s'acquittât à la caisse,&mdash;ce
+qui n'était possible qu'en redemandant à sa femme
+les trente-cinq mille francs qu'il lui avait envoyés
+quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant
+avec elle une combinaison pour se procurer
+les vingt-cinq mille autres.</p>
+
+<p>Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui
+quelle humiliation!</p>
+
+<p>L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf
+comme à l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa
+femme pour lui annoncer son arrivée, et, quand il
+entra dans la salle à manger, il trouva tout son
+monde l'attendant devant la table mise: la Maman
+dans son fauteuil, sa femme, Berthe et Léonie.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es gentil de nous rendre le samedi
+que tu ne nous avais pas donné, dit Berthe en l'embrassant.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, la politique chauffe? dit la Maman.</p>
+
+<p>Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage
+de Berthe avec Michel, elle ne parlait plus que
+de politique quand il venait passer un jour à Elbeuf;
+c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle
+ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait
+pu être question d'intérêts de famille. Comme de leur
+côté, Adeline et madame Adeline ne tenaient pas
+moins à ce que ces sujets ne fussent pas abordés,
+et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à
+sa grand'mère la plus légère occasion de manifester
+franchement ou par des allusions son hostilité, c'étaient
+des conversations politiques sans fin auxquelles
+tout le monde prenait part.</p>
+
+<p>Mais ce soir-là la politique elle-même languit et
+plus d'une fois Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien
+sans continuer avec sa mère la discussion
+commencée.</p>
+
+<p>&mdash;Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe
+toujours désireuse de ces promenades avec son père.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je repars demain matin pour Paris.</p>
+
+<p>Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère
+chez elle; puis, ayant embrassé sa fille et Léonie, il
+passa dans le bureau avec sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut
+refermée; comme tu es préoccupé ce soir!</p>
+
+<p>&mdash;Une chose grave, qui va te causer un grand
+chagrin... et qui me cause, à moi, une cruelle humiliation.</p>
+
+<p>Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux.</p>
+
+<p>Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour
+du cou par un geste maternel, elle se pencha à son
+oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre Constant!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été entraîné, une fatalité.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense bien.</p>
+
+<p>Le premier coup porté, elle s'était remise un peu,
+bien que le plus dur ne fût pas dit.</p>
+
+<p>&mdash;Combien? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il me faut vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>Bien que dans leur situation la somme fût très
+grosse, elle avait craint le malheur plus grand encore.</p>
+
+<p>&mdash;Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle.
+Puis, voulant le relever:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement,
+nous n'en avons pas eu cette année.</p>
+
+<p>&mdash;Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en
+toi, quelle indulgence!</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de
+sourire pour ne pas pleurer; est-ce qu'il doit être
+question d'indulgence entre nous?</p>
+
+<p>&mdash;Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu!</p>
+
+<p>En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion,
+l'embarras, la préoccupation d'amoindrir la
+force du coup qu'il allait porter à sa femme, avaient
+changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était
+vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille
+mis de côté sur son gain qu'il lui fallait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite
+Beaujour?</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a dit?... s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les avais gagnés au jeu.</p>
+
+<p>Il la regarda interdit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on
+peut vivre pendant vingt-six ans unis de coeur et de
+pensées sans se connaître et sans lire l'un dans
+l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq
+mille francs, j'ai bien vu d'où ils venaient. Et c'est
+là ce qui, depuis, a fait mon tourment; puisque tu
+avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais;
+que de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais
+pour te laisser commencer. J'étais si bien certaine
+que ces trente-cinq mille francs provenaient du jeu,
+et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai
+jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition,
+il n'y a qu'à les prendre.</p>
+
+<p>Il la serra dans ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;Nous aurions toujours été heureux que je ne te
+connaîtrais pas! s'écria-t-il avec effusion.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc soixante mille francs que tu dois?
+interrompit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je trouve comme un soulagement à le
+savoir; j'ai l'esprit ainsi fait d'aller toujours au pire;
+J'ai craint plus que ça bien souvent; j'ai vu tout
+perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, dans
+la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis
+que ces trente-cinq mille francs maudits me sont
+arrivés; et puis si tu te décides à payer ces soixante
+mille francs, c'est que tu renonces, n'est-ce pas, à
+les rattraper par le jeu?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas seulement à les rattraper que je
+renonce, c'est aussi à la présidence du cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Constant! s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est à la caisse que je dois cette somme,
+je ne peux pas me retirer sans la payer; aussitôt que
+j'aurai payé, je donnerai ma démission.</p>
+
+<p>&mdash;Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est
+pas acheter notre repos trop cher.
+Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans
+son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait
+faire ces vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle;
+tout pouvait y rester.</p>
+
+<p>&mdash;Même l'honneur.</p>
+
+<p>Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner
+sa démission.</p>
+
+
+
+
+<h4>XV</h4>
+
+
+<p>Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric,
+Barthelasse et Raphaëlle tenaient conseil chez
+celle-ci.</p>
+
+<p>Depuis que le <i>Grand I</i> était ouvert, jamais il ne
+s'était trouvé dans des conditions aussi critiques; si
+l'avertissement du préfet: «On triche chez vous»,
+n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des
+plaintes certaines, la surveillance de l'agent et les
+précautions prises pour qu'elle pût s'exercer en
+cachette faisaient toucher du doigt les dangers de la
+situation.</p>
+
+<p>Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne
+pouvait avoir aucune responsabilité pour ce qu'il s'y
+passait, était furieuse contre ses associés, qu'elle
+accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric
+comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric,
+passant de l'un à l'autre, quand elle ne les réunissait
+pas dans le même sac pour les secouer en les
+cognant l'un contre l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que
+vous fichez dans le cercle, je vous le demande; il
+semble que pour vous&mdash;cela s'adressait à Barthelasse&mdash;tout
+soit dit quand vous avez empêché un
+prêt douteux de cinq cents louis, et que pour toi&mdash;ceci
+s'adressait à Frédéric&mdash;tu n'as qu'à dormir
+tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé
+la revue de ton personnel, et que tu l'as trouvé
+correct. Et vous êtes du métier!</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié;
+puis se tournant vers Barthelasse:</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites que vous êtes le malin des malins&mdash;imitant
+son accent&mdash;oui, mon bon, vous le dites;
+tous les tours qui ont pu se faire, vous les connaissez,
+et quand un particulier à lunettes opère sous vos
+yeux, tire à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement
+vous trouvez ça tout naturel.</p>
+
+<p>Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse,
+taillé en taureau, se laissait facilement intimider
+par les femmes qui lui tenaient tête, et par Raphaëlle
+plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût,
+comme il disait d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait,
+vous avez remâché toutes les vieilleries de votre
+honorable carrière, les télégraphistes que vous
+n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en
+avait pas, le filage que vous n'avez pas entendu,
+puisqu'il ne filait pas, enfin tout votre répertoire, au
+lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas bien
+difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à
+tricoter donnant juste le point de la carte, et ça
+n'était pas bien difficile non plus à découvrir,
+puisque ce policier l'a découverte.</p>
+
+<p>Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse,
+c'est que ce que Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il
+se reprochait lui-même: «Comment n'avait-il pas
+eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait
+examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait,
+et comme Dantin, tout d'abord, il n'avait rien vu;
+au toucher, il n'avait rien senti.</p>
+
+<p>Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas
+ce qu'il est: négociant à Nantes!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu des soupçons.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais
+donc pas l'interroger sur Nantes? il n'y a peut-être
+jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des
+bêtises.</p>
+
+<p>&mdash;Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de
+tomber sur un agent que personne ne connaît.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous aurait fallu un commissaire avec son
+écharpe; vous auriez ouvert l'oeil; tandis que c'est
+l'agent qui l'a ouvert.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là
+qu'est la question intéressante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est clair, ce qu'il a vu.</p>
+
+<p>&mdash;Et la cagnotte? continua Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président?
+demanda Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas fait d'allusion?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté,
+dit Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et
+rien de celui-là? demanda Barthelasse; il a de bons
+yeux, le coquin!</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il n'a rien dit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric,
+mais l'agent savons-nous ce qu'il a dit au président?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque le président n'a parlé de rien, répéta
+Raphaëlle avec colère.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela
+prouve-t-il qu'on ne la connaît pas?</p>
+
+<p>&mdash;S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore,
+et pour exiger leur renvoi immédiat? s'est-il
+gêné pour renvoyer lui-même Léon?</p>
+
+<p>&mdash;Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui
+fait? je vous le demande, hein! s'écria Barthelasse;
+tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle lui rapporte?
+trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il
+va se fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit,
+l'agent n'a rien vu; c'est son genre, à cet homme,
+d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce n'est pas
+d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le
+seul; j'en ai connu plus d'un comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus,
+interrompit Raphaëlle, agacée par les histoires de
+Barthelasse, il s'agit de notre président.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par
+l'agent, et s'il ne parle pas de la cagnotte, c'est qu'il
+ne lui convient pas d'en parler, il accepte tacitement;
+il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait
+rien.</p>
+
+<p>&mdash;Il accepte?</p>
+
+<p>&mdash;Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour
+le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais acceptera-t-il maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;Que j'ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il ne nous quitte.</p>
+
+<p>&mdash;Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse,
+nous le tenons!</p>
+
+<p>&mdash;Il peut les payer; alors comment le tenons-nous,
+par quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc dit?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé
+pour lui; ce brave homme n'était pas plus fait pour
+être président de cercle que moi je ne le suis pour
+être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré
+là-dedans; je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à
+s'en aller; et s'il n'est pas encore parti, c'est parce
+que nous lui faisions certains avantages qui dans sa
+position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en
+espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés;
+mais ce qui s'est réalisé, ce sont des ennuis et des
+tourments qui l'épouvantent. Il a peur d'être compromis,
+et ce qui vient de se passer l'a tout à fait
+affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et
+qui lui fera commettre toutes les bêtises. Je ne
+serais pas du tout surpris qu'en ce moment il n'eût
+pas d'autre idée que de se procurer les soixante mille
+francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors
+que deviendrons-nous?</p>
+
+<p>Les trois associés se regardèrent avec stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Personne mieux que moi ne sait combien il est
+embêtant, continua Frédéric, combien on a de difficultés
+à manoeuvrer avec lui, combien il est gênant;
+mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que
+si nous le perdons nous ne retrouverons jamais son
+pareil: c'est un paratonnerre; estimé de tout le monde
+et de tous les mondes, ami du préfet, tant qu'il nous
+couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le cercle,
+ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut
+convenir qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main
+heureuse; elle l'eût fabriqué elle-même qu'elle ne
+l'eût pas mieux réussi.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon
+à ce qu'il durât plus longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera
+pour quelles raisons il se retire, sans compter
+qu'il les dira peut-être lui-même, ses raisons. Alors
+nous voilà livrés aux <i>mangeurs</i>; si nous refusons leurs
+services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons
+il faudra les payer, et d'un prix combien plus
+cher que les trente-six mille francs que nous donnions
+au <i>Puchotier!</i> Avec lui nous étions tranquilles
+et c'était crânement que je répondais que nous n'avions
+besoin de personne: «Merci, nous avons notre
+président.»</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit
+Barthelasse; trente-six mille francs, c'est bon à
+garder.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien,
+vous verriez que je n'exagère rien et vous seriez
+aussi inquiet que moi. Après le premier moment de
+surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince
+de Heinick et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de
+Théodore, sévèrement, comme un juge qui s'adresse
+à un coupable, je me suis vite remis et tout de suite
+je lui ai longuement expliqué toutes les précautions
+que nous prendrions, tous les sacrifices que nous
+nous imposerions pour que de pareilles choses ne
+puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il m'écoutait;
+lui qui autrefois eût voulu explications sur
+explications, il avait l'air de me dire: «Vous savez
+que tout cela m'est indifférent, ce n'est pas pour
+moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner
+l'éveil. Si son intention avait été de rester avec nous,
+il m'eût interrogé au lieu de me fermer la bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien
+et de Théodore? demanda Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs
+vous devez bien penser qu'au premier mot je ne lui
+ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris les devants.</p>
+
+<p>&mdash;Mes pressentiments sont les mêmes que ceux
+de Frédéric, dit Raphaëlle; il doit vouloir se retirer.
+Que deviendrons-nous?</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent
+comme pour chercher, dans les yeux des uns des
+autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en eux.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet
+homme a trop perdu; s'il avait gagné, il ne demanderait
+qu'à continuer; mais toujours perdre, je m'imagine
+que ça dégoûte.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il
+nous devait deux cent mille francs, nous le tiendrions.</p>
+
+<p>&mdash;S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre,
+dit Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner,
+continua Barthelasse. D'abord ça n'appauvrira pas
+la caisse, qui n'a été que trop soulagée par cette
+canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache
+les gens comme le succès, c'est la leçon de la morale.</p>
+
+<p>Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de
+plaisanter, cependant cette leçon de la morale invoquée
+par ce vieux crocodile de Barthelasse, comme
+ils l'appelaient entre eux, les fit rire:</p>
+
+<p>&mdash;Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que
+je dis, j'ai des exemples: il y a sept ans, à Luchon,
+M. Jules Ramot me devait cinquante mille francs et
+je commençais à comprendre que j'aurais bien du
+mal à les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai
+fait? je lui ai passé des séquences sans rien lui dire,
+avec lesquelles il a gagné près de nonante mille
+francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante
+aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi;
+et pourtant il ne s'était rien dit entre nous, mais
+entre galantes gens on s'entend à demi-mot. Ainsi de
+notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain,
+un peu avant qu'il prenne la banque....</p>
+
+<p>&mdash;Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est
+donc disposé à la prendre. Alors je m'approche, et
+je lui dis sans avoir l'air de rien: «Mon <i>présidint</i>,
+vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous
+mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier,
+il fait gagner les banquiers»; et mon Camy,
+qui n'a pas son pareil, lui passe une belle séquence
+que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou
+huit coups sûrs: comme il est reconnu que notre
+<i>présidint</i> est le plus honnête homme du monde, personne
+n'ose le soupçonner, et il empoche une belle
+somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a
+pas parlé du <i>bourrage</i> de la cagnotte, il acceptera encore
+bien mieux les séquences qui lui profiteront
+personnellement, tandis que la plus grosse part de
+la cagnotte lui passe devant le nez.</p>
+
+<p>Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son
+enfance faubourienne qui lui était resté.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce que produira votre discours au
+<i>présidint</i>, répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance
+et ne voudra pas prendre la banque; ou bien,
+s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, bêtement,
+et battra les cartes, les fera couper; voilà
+votre belle séquence brouillée, et... il perd.</p>
+
+<p>Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode
+de lui mettre tout simplement la séquence dans la
+main en lui disant de jouer les cartes dans l'ordre
+où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier
+à qui l'on imposerait une séquence sans qu'il
+se doute de rien, quitte à le prévenir délicatement
+une fois la chose faite, à seule fin de lui inspirer de
+la reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le
+jeu n'avait ni la science ni les roueries de Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Tout simplement en lui faisant prendre une
+suite: nous mettons en banque le baron ou Salzman
+et nous leur passons la séquence; ils ne la brouilleront
+pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou
+trois coups ils l'abandonneront, et nous manoeuvrerons
+pour que le président prenne leur suite. C'est
+lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman
+viennent de laisser, et, sans que personne puisse
+soupçonner un homme dans sa position, il fait une
+rafle qui nous le livre.</p>
+
+<p>&mdash;Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous,
+dit Frédéric. Et taillera-t-il? Là est la question.</p>
+
+
+
+
+<h4>XVI</h4>
+
+
+<p>C'était avec des valeurs à escompter et des factures
+à recevoir que madame Adeline avait fait les
+vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux trente-cinq
+mille provenant du jeu, devaient payer les soixante
+mille dus à la caisse du cercle.</p>
+
+<p>En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à
+son banquier, et s'occupa ensuite de toucher les
+factures dont l'une, s'élevant à trois mille et quelques
+cents francs, était due par un marchand de
+draperie de la rue des Deux-Écus, un vieux, très
+vieux client de la maison, qui ne faisait pas un
+gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que
+la Banque de France.</p>
+
+<p>Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter
+pour être payé, qu'il l'avait gardé pour le
+dernier; il la connaissait, la formule du vieux drapier:
+«Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler
+notre petit compte.» Et ce compte, on le réglait
+dans la salle à manger, en buvant un verre de cassis,
+tandis que, par un châssis vitré, on voyait les
+commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient
+de chez le fabricant, ou vendre le métrage
+d'un pantalon à un petit tailleur. Le seul ennui de
+ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons
+où se trouvaient un défaut, qui avaient été
+soigneusement conservés et qui permettaient une
+autre phrase non moins traditionnelle que celle du
+petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille
+plus comme autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait
+sans trop se faire prier.</p>
+
+<p>Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau,
+le soir tombait, mais la nuit n'était pas
+encore faite; dans la demi-obscurité de la rue
+étroite, il lui semblait vaguement que les choses
+n'étaient pas comme il les voyait depuis vingt-cinq
+ans aux abords du magasin de son vieux client. Où
+donc était l'étalage avec ses pièces de drap de
+toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent
+que le magasin était fermé, et que, sur les
+volets, quatre pains à cacheter fixaient une bande
+de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la
+rue des Deux-Écus est en grande partie occupée par
+des drapiers, il entra chez un autre de ses clients
+qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une attaque
+d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent,
+ont fait tout de suite apposer les scellés.»</p>
+
+<p>La déception était contrariante pour Adeline, car
+elle renversait tout son plan: à cette heure de la
+soirée, les maisons où il aurait pu se procurer la
+somme qui lui manquait étaient fermées, et par là
+il se trouvait dans l'impossibilité d'aller au <i>Grand I</i>
+pour payer sa dette et pour y signer sa démission
+sur son bureau qu'il ouvrirait une dernière fois.</p>
+
+<p>Il resta un moment dans la rue, ne sachant de
+quel côté tourner.</p>
+
+<p>A la vérité il devait se dire que c'était là un retard
+insignifiant, et qu'il serait encore parfaitement
+temps de démissionner le lendemain; mais
+cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on
+est arrêté par un incident qu'on n'a pas
+prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé aussi sa
+phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les
+garder.</p>
+
+<p>Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas
+le portèrent machinalement avenue de l'Opéra; et
+arrivé devant sa porte il monta: après tout, autant
+dîner là qu'ailleurs.</p>
+
+<p>Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils
+échangèrent un sourire de soulagement. Ce n'était
+pas une lettre, la lettre de démission qu'ils attendaient
+presque, c'était lui; puisqu'il revenait, rien
+n'était perdu.</p>
+
+<p>Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion
+de Julien et de Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai profité de l'occasion pour inspirer une
+sainte frayeur à tout le personnel: Je vous promets
+que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.</p>
+
+<p>Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui
+importait ce qui se passerait au <i>Grand I</i> dans quelques
+jours?</p>
+
+<p>Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire
+part de cette mauvaise réception à Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il;
+il doit avoir sa démission dans sa poche.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut l'appuyer si bien avec des billets de
+banque qu'elle ne puisse pas en sortir: je vais préparer
+la séquence.</p>
+
+<p>&mdash;Taillera-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;En le poussant.</p>
+
+<p>&mdash;Envoyez chercher le baron et Salzman.</p>
+
+<p>A table, Adeline oublia sa déception et se dérida:
+justement c'était le jour des invitations et elles
+avaient amené de nombreux convives. A côté d'étrangers
+qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des
+habitués, des amis. Le menu était réussi; on racontait
+des histoires drôles; il se laissa d'autant plus facilement
+aller que c'était la dernière fois qu'il faisait
+fonction de président, et peu à peu il retrouva les
+agréables sensations de ses premiers mois de présidence,
+quand il voyait tout en beau et se demandait
+comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre ailleurs
+que dans un cercle.</p>
+
+<p>Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint
+nerveux et impatient.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président?</p>
+
+<p>Chaque fois qu'on lui adressait cette question,
+d'un ton engageant et avec sympathie, il s'exaspérait.
+C'était déjà bien assez pour lui d'entendre la musique
+du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des cartes,
+le murmure étouffé des joueurs, que dominait de
+temps en temps l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne
+va plus?», sans qu'on vînt encore le tenter et le
+pousser.</p>
+
+<p>Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr.,
+dans ses poches, et, à chaque mouvement qu'il faisait,
+il éprouvait un singulier sentiment qu'il ne
+s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur produite
+par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient
+pas pu résister à la tentation de tâter la chance, car
+tout joueur sait que ce n'est pas du tout la même
+chose d'opérer avec une petite mise qu'avec une
+grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements,
+on est à peu près sûr de la perdre; au contraire,
+avec une grosse qui vous donne toute liberté
+de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner;
+c'est une affaire de tactique.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, mon président, vous n'en taillez pas
+une ce soir?</p>
+
+<p>Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le
+pousser.</p>
+
+<p>Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait
+nettement.</p>
+
+<p>Et cependant?</p>
+
+<p>S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours
+à ceux qui jouent pour la première fois, n'est-ce pas
+vrai également pour ceux qui jouent leur dernière
+partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède continuellement
+qu'elle vous abandonne à la déveine.</p>
+
+<p>Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement
+la dernière.</p>
+
+<p>Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il
+les rejetait loin de lui, en se disant que ce sont les
+sophismes ordinaires aux joueurs, qui pendant
+trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur
+dernière partie qu'ils recommenceront le lendemain...
+mais qui, cette fois, sera bien décidément la
+dernière.</p>
+
+<p>Pourtant, il y avait un point qui le troublait:
+c'était la mort de son client de la rue des Deux-Écus;
+pourquoi le père Huet était-il mort juste au moment
+de le payer et de parfaire les soixante mille francs
+dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de
+providentiel; une impossibilité qui était un avertissement?
+On n'est pas joueur sans être superstitieux,
+et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer
+de ses superstitions, on les accepte quand elles
+ne contrarient pas la manie dont on est obsédé
+Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde de croire
+que le père Huet était mort exprès pour le pousser
+au jeu, il se disait en même temps que cette mort
+pouvait bien signifier quelque chose.</p>
+
+<p>Pourquoi ne pas voir quoi?</p>
+
+<p>Il y avait un moyen facile de faire cette expérience,
+c'était de tâter la chance, non avec ces cinquante-six
+mille francs, non pas même avec quelques-uns des
+billets qui composaient cette somme, mais simplement
+avec cinq louis ou dix louis de son argent de
+poche.</p>
+
+<p>Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout
+en respectant l'argent que sa femme lui avait remis,
+il ne laissait point passer la veine sans mettre la
+main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. Ce
+n'est point tant les audacieux que la fortune favorise,
+que ceux qui savent l'arrêter quand elle passe à
+leur portée.</p>
+
+<p>Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il
+errait par les différentes pièces du cercle, s'arrêtant
+devant le billard pour applaudir quelques carambolages,
+dans un autre salon pour conseiller un ami
+qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire
+un journal du soir dont il ne suivait pas deux lignes,
+malgré son application, mais quand cette idée de la
+mort du père Huet eut traversé son esprit, il rentra
+dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son
+porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se
+trouva devant lui,&mdash;celui de gauche.</p>
+
+<p>Le banquier donna les cartes et perdit à droite
+comme à gauche.</p>
+
+<p>Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain
+pour Adeline, cependant il en fut aussi heureux que
+si, au lieu de 100 francs, il avait gagné 1,000 louis,
+car, s'il était insignifiant en soi, quelle importance
+ne prenait-il pas comme indication de la veine.</p>
+
+<p>Il laissa ces cent francs et, gagna encore.</p>
+
+<p>Décidément, la mort du père Huet semblait bien
+être providentielle.</p>
+
+<p>Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de
+gauche il passa à droite, où il ponta les 300 francs
+qu'il venait de gagner: le tableau de gauche perdit,
+le tableau de droite gagna.</p>
+
+<p>Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui</p>
+
+<p>&mdash;Quelle veine, mon président!</p>
+
+<p>Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore
+pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse,
+je n'userais pas ma veine dans ces niaiseries,
+je la garderais pour ma banque.</p>
+
+<p>Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront
+pas l'émotion d'Adeline: quatre fois coup sur
+coup il avait interrogé l'oracle, et quatre fois l'oracle
+lui avait répondit par une affirmation contre laquelle
+toute discussion était impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que vous allez prendre la banque, dit
+M. de Cheylus survenant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais inscrire le président, dit Barthelasse.</p>
+
+<p>Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre
+en banque, mais ces excitations tombant sur lui de
+différents côtés firent pencher sa résolution chancelante.</p>
+
+<p>Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme
+le retint: il fit une nouvelle tournée dans les salons
+et de nouveau il tâcha de s'intéresser aux carambolages,
+à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, inconsciemment,
+il revint à la salle de baccara, où,
+pendant son absence, quelques gros coups avaient
+imprimé à la partie une allure plus animée.</p>
+
+<p>C'était un des habitués du cercle, un Américain
+appelé Salzman, qui venait prendre la banque, et on
+avait apporté trois jeux de cartes que Camy était en
+train de mêler.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu.</p>
+
+<p>Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût
+rien de précis à reprocher à Salzman, on le tenait
+vaguement en défiance, et puis c'était un vilain banquier;
+ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il
+n'y eut guère que les étrangers qui pontèrent.</p>
+
+<p>Il gagna: aussi pour son second coup les mises
+furent-elles plus faibles encore, et cependant il semblait
+vouloir rassurer les joueurs les plus soupçonneux:
+au lieu de tailler en prenant un paquet de
+cartes dans la main gauche pour les distribuer de la
+main droite, il <i>taillait au talon</i>, c'est-à-dire en prenant
+les cartes une à une devant lui, sous les yeux
+de tous, ce qui rend absolument impossible le <i>filage</i>,
+le <i>miroir</i>, et autres tours de prestidigitation: cette
+fois il perdit à droite et gagna à gauche; alors il se
+leva:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, il y a une suite.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.</p>
+
+<p>C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté
+de la table ayant Frédéric à sa gauche et M. de
+Cheylus à sa droite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à vous, mon président, dit Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, dit M. de Cheylus.</p>
+
+<p>Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son
+collègue; il savait par expérience l'intérêt que celui-ci
+avait à le voir gagner, d'ailleurs ce ne fut pas tant
+cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.</p>
+
+<p>Il s'assit au fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu.</p>
+
+<p>Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de
+Salzman: Adeline était un beau banquier: les plaques,
+les billets de banque tombèrent sur le tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa
+voix monotone.</p>
+
+<p>Adeline continuant Salzman le continua aussi dans
+la manière de tailler; une à une il prit les cartes au
+talon pour les donner aux tableaux et se les donner
+à lui-même.</p>
+
+<p>Le tableau de gauche prit une carte et le banquier
+s'en donna une, un 9, comme il avait deux bûches il
+gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et sur la gauche
+qui avait 4, 6 et 5.</p>
+
+<p>&mdash;Continuation de la veine, murmura M. de
+Cheylus.</p>
+
+<p>Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent
+de plus en plus dru.</p>
+
+<p>&mdash;Combien y a-t-il? demanda Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Dix-sept mille francs.</p>
+
+<p>Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et
+une bûche.</p>
+
+<p>Il y eût un mouvement d'hésitation chez les
+pontes; plus que jamais il fallait se rattraper: le
+vent allait tourner.</p>
+
+<p>Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier
+gagna avec 8, le quatrième coup avec 9, le cinquième
+avec un nouvel abatage, le sixième, au milieu
+de la stupéfaction générale et de la consternation
+d'un certain nombre de pontes, encore avec un 8.</p>
+
+<p>Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où
+s'était entassé son gain dont on fit le compte, on
+trouva 87,000 francs.</p>
+
+
+
+
+<h4>XVII</h4>
+
+
+<p>Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette
+partie l'ébranla.</p>
+
+<p>Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné
+de cette persistance de la veine, mais on n'avait pas
+eu le temps de réfléchir, il fallait se rattraper: ce
+n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine
+comment sont donnés les coups qu'on reçoit, on
+tâche de les rendre; après, on verra.</p>
+
+<p>Après on avait vu que cette veine était vraiment
+bien extraordinaire, et telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité,
+si solide qu'elle fût, qui pût la mettre à
+l'abri du soupçon.</p>
+
+<p>Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des
+joueurs affolés par l'émotion de la lutte ou paralysés
+par l'angoisse, incapables par conséquent de voir
+autre chose que ce qui leur est étroitement personnel:
+le point de leur tableau et celui du banquier;
+en plus de ces acteurs il y a les spectateurs, les curieux;
+il y a ceux qui piquent la carte et notent tous
+les coups dans l'espérance de saisir une veine qu'ils
+poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à
+l'aurore; il y a aussi les grecs de profession qui
+exercent une terrible surveillance non en vue d'empêcher
+les tricheries, mais simplement en vue de
+prendre une part dans celles qu'ils surprennent, et
+qu'ils peuvent dénoncer; enfin il y a encore le personnel
+du cercle, très expert aux choses de jeu, qui
+ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres
+quand ce qu'il a remarqué sort de l'ordinaire.</p>
+
+<p>Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant
+suite à celles de Salzman, elles constituaient un ensemble
+révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. 5. 0.&mdash;0. 8. 0. 7.
+6. 9.&mdash;3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.&mdash;0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. 2.&mdash;0.
+8. 0. 7. 6. 9....</p>
+
+<p>Cette série de chiffres qui se continuait était absolument
+incompréhensible pour un profane, mais,
+pour un <i>affranchi</i>, elle ressemblait terriblement à
+une séquence: ce n'était ni la <i>surprenante</i>, ni la <i>foudroyante</i>,
+ni l'<i>invincible</i>, ni la <i>douceur</i>, ni les <i>quatre
+fers en l'air</i>, ni la <i>Toulousaine</i>, ni la <i>Marseillaise</i>, ni
+aucune de celles qui sont classiques dans le monde
+de la grecquerie et qui par là sont trop usées pour
+qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre;
+mais elle sentait cependant la préparation d'une
+main plus complaisante que ne l'est ordinairement
+la main de la Fortune, un peu lourde, peut-être, et
+qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au
+banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle
+n'avait pas été inspirée par l'idée d'empêcher les
+hésitations de tirage.</p>
+
+<p>Pour ceux qui admettaient la séquence, la question
+était de savoir si un homme du caractère et de
+l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à jouer
+avec des cartes séquencées.</p>
+
+<p>C'était là-dessus que la discussion s'était engagée
+quand, après le premier moment de surprise, on
+avait commencé à discuter la victoire du président
+du <i>Grand I</i> et les moyens par lesquels elle avait été
+obtenue.</p>
+
+<p>Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui
+connaissaient Adeline s'étaient récriés:&mdash;Allons
+donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à quels
+signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes
+les fois qu'un banquier gagne plus que les pontes ne
+voudraient, il passe donc des séquences.&mdash;Mais à
+ces objections, les répliques n'avaient pas manqué,
+et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas
+restés court:&mdash;Ce n'est généralement pas à vingt
+ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y est
+peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource.
+La position d'Adeline était-elle assez bonne
+pour qu'il n'eût pas besoin de gagner quatre-vingt
+mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être
+président d'un cercle, avec un traitement payé par
+la cagnotte?</p>
+
+<p>D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie
+ne connaissaient pas Adeline et n'avaient pas dès
+lors de raisons pour le défendre. Un président de
+cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence,
+c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés
+vifs par ce genre de vol contre lequel la
+défense est à peu près impossible qu'ils voient des
+séquences partout et plus souvent encore que dans
+la réalité, où cependant elles se rencontrent si fréquemment.
+Et puis ce président n'était pas le premier
+venu; il avait un nom; il était député; on lisait
+ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations
+devenaient plus vraisemblables; c'était drôle;
+il y aurait du scandale.</p>
+
+<p>Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément
+couru le tout-Paris des cercles et du boulevard:</p>
+
+<p>&mdash;Le président du <i>Grand I</i> a passé une séquence
+à son cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il n'est pas député?</p>
+
+<p>&mdash;Justement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! elle est bien bonne!</p>
+
+<p>&mdash;Si les présidents s'en mêlent!</p>
+
+<p>C'était cette double qualité de député et de président
+qui donnait du piquant à la chose: pas intéressantes
+pour le boulevard, les histoires de gens
+que personne ne connaît. Il arrive assez souvent
+qu'il se gagne des sommes importantes, et d'une
+façon étonnante sans qu'on s'en occupe en dehors
+des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est
+qu'alors ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le
+boulevard, n'existent pas pour lui, ils ne sont nulle
+part, comme disent les Anglais; Adeline était quelque
+part, au palais Bourbon, dans les journaux, et
+dès lors «elle était bien bonne»; ceux-là mêmes
+qui auraient haussé les épaules, si on leur avait
+parlé d'une séquence passée dans un des cercles les
+plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes,
+par un étranger du Pérou ou des Indes, devenaient
+attentifs quand on ajoutait que le coupable
+était un député, un homme en vue, c'était un événement
+parisien, et tout de suite, sans autre examen,
+ils se disaient: «C'est bien possible!» et cette
+possibilité, ils la faisaient partager aux autres en
+leur racontant cette histoire: «Un député, elle est
+bien bonne.»</p>
+
+<p>A côté de ceux qui parlaient de cette histoire
+parce qu'elle était drôle, il y avait tout une catégorie
+de gens qui s'en occupaient, parce qu'elle les intéressait
+personnellement&mdash;celle qui vit du jeu et des
+joueurs, depuis les gros <i>mangeurs</i>, qui protègent les
+cercles et sont pour eux ce que les souteneurs
+sont pour les filles, jusqu'aux <i>rameneurs</i>, aux <i>dîneurs</i>,
+aux <i>allumeurs-tapissiers</i>: «Ah! le député Adeline
+en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en
+tirer parti du député et en <i>manger</i> quelques morceaux!»
+On pourrait le mettre en avant pour arracher
+des autorisations d'ouverture de cercles dans
+les villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants;
+de même, on pourrait aussi l'employer
+pour prévenir des arrêtés de fermeture que prendraient
+ces préfets; au député influent, à l'ami des
+ministres, les préfets n'oseraient rien refuser; et
+lui-même le député n'oserait rien refuser à ceux qui
+le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est surtout
+dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.</p>
+
+<p>Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus
+de celui qui l'avait soulevé, sans qu'il en entendît
+rien et se doutât même qu'on pouvait s'occuper
+de lui autrement que pour le féliciter, et
+aussi pour lui faire quelques emprunts, comme cela
+était arrivé la première fois qu'il avait gagné une
+somme importante.</p>
+
+<p>De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la
+réalité avait même été au delà de ce qu'il imaginait.</p>
+
+<p>Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle
+tout de suite pour aller se coucher tranquillement
+à quoi bon se coucher? Il était bien trop surexcité,
+trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car,
+sans être un passionné du jeu, il jouait néanmoins
+en passionné, le coeur arrêté ou bondissant, les nerfs
+crispés, et il n'y avait aucun point de ressemblance
+entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après
+une nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la
+ruine et de la ruine à la fortune, reprennent au
+matin leurs occupations ordinaires comme s'ils
+avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs
+qui tout d'abord l'avaient enveloppé, il
+avait repris sa promenade à travers le cercle, en tâchant
+de calmer son irritation et de se retrouver.
+Mais on ne l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient
+les désintéressés qui tout d'abord s'étaient
+jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès
+spontanément comme les mouches vont au rayon
+de soleil; d'autres, toujours à l'affût des bonnes
+occasions, avaient attendu qu'il fût seul pour l'aborder:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président....</p>
+
+<p>Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants
+qui vivent là sans autres ressources que celle
+d'un adroit emprunt de temps en temps ou d'un
+jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils
+aient en poche le prix du déjeuner ou du dîner, ils
+ne quittent pas le cercle. Tout ce que l'on peut consommer
+pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le dévorent,
+mais sans jamais se permettre la prodigalité
+d'un extra, même quand il ne coûte que quelques
+sous. A peine osent-ils plier le pied en marchant, de
+peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait
+l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas
+moins les plus exigeants à se faire passer leur pardessus
+par les valets de pied: «Valet de pied», ils
+sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, et
+n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on
+les sert.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher président....</p>
+
+<p>Adeline connaissait trop bien cette ritournelle
+pour ne pas deviner la chanson qu'elle allait amener:
+«Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, mon cher
+président.» Il était difficile de refuser ces pauvres
+diables dont plusieurs portaient des noms autrefois
+honorables et que le jeu avait roulés dans ces bas-fonds.</p>
+
+<p>Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un
+certain point ne l'avaient pas surpris, il y en avait
+une qui l'avait réellement stupéfié.</p>
+
+<p>Comme, vers trois heures du matin, il se disposait
+enfin à rentrer chez lui, il avait trouvé, dans
+le hall Salzman, qui se disposait aussi à partir.</p>
+
+<p>Ils avaient endossé leurs pardessus en même
+temps, et, en même temps aussi, ils avaient descendu
+l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous rentrez chez vous, mon président?
+demanda Salzman.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble
+jusqu'à la place de l'Opéra.</p>
+
+<p>Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui;
+après avoir joué, la marche le calmait et rafraîchissait
+son sang; quelquefois même, pour mieux se remettre,
+il prenait le chemin le plus long; mais
+c'était léger d'argent qu'il faisait cette promenade
+nocturne et les voleurs qui l'eussent arrêté auraient
+perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il avait
+plus de quatre vingt mille francs en billets de banque
+dans ses poches.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais prendre une voiture, répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, avant de nous séparer, je vous demande
+un moment d'entretien, deux minutes.</p>
+
+<p>L'heure était étrangement choisie, alors surtout
+que quelques instants auparavant cet entretien
+pouvait avoir lieu plus commodément pour tous les
+deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux
+minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en
+ce moment complètement désert, tandis que sur la
+chaussée quelques coupés du cercle attendaient la
+sortie des joueurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous conviendrez, mon cher président, dit
+Salzman, que celui qui vous a donné cette banque a
+la main heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Cela, c'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration
+que j'ai eue de vous laisser ma suite n'a pas
+été moins heureuse que la main... pour vous au
+moins.</p>
+
+<p>Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure
+qu'allait prendre cet entretien bizarre, devint attentif
+à ce mot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si elle a été heureuse pour vous, continua
+Salzman, elle ne l'a guère été pour moi, car si
+j'avais taillé jusqu'au bout, les quatre-vingt-dix
+mille francs qui sont dans votre poche seraient
+dans la mienne... et franchement, ils y arriveraient
+à propos.</p>
+
+<p>&mdash;Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline,
+qui voulait prendre ses précautions.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais on ne peut tailler que ce
+qu'il y a dans les cartes, et dans ma suite il y avait
+une jolie série. Cependant, rassurez-vous, je ne
+viens pas vous proposer de partager, bien que j'en
+connaisse plus d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma
+discrétion; Je viens seulement vous demander
+cinq cents louis, non comme partage, mais comme
+prêt, parce que j'en ai besoin, un extrême besoin.</p>
+
+<p>Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans
+rien savoir de mauvais sur son compte, Adeline ne
+l'aimait point, cette façon de demander ces cinq
+cents louis, en s'adressant à lui comme à un
+associé, acheva ce que les préventions avaient
+commencé.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que
+vous désirez, dit-il sèchement, mais cela m'est tout
+à fait impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant....</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait impossible.</p>
+
+<p>Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il
+ouvrit la portière.</p>
+
+<p>A ce moment, plusieurs joueurs descendant du
+cercle arrivaient sur le trottoir.</p>
+
+<p>&mdash;Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la
+portière.</p>
+
+<p>Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les
+yeux des joueurs qu'il sentait sur lui, il n'avait pu
+ni rien ajouter, ni retenir Adeline.</p>
+
+
+
+
+<h4>XVIII</h4>
+
+
+<p>Cette façon de demander en faisant valoir des
+droits au partage avait exaspéré Adeline. Vraiment
+ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix mille
+francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui
+Adeline avait perdu au lieu de gagner, Salzman serait
+venu lui proposer de prendre une part dans sa
+perte?</p>
+
+<p>D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois
+il avait répondu comme il fallait à ce drôle.</p>
+
+<p>Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là
+et des autres ses pareils, car s'il n'avait pas
+donné sa démission ce soir-là, après avoir payé sa
+dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à
+maintenir cette démission et à abandonner la <i>Grand I</i>
+aussitôt qu'il pourrait le faire décemment, sans
+paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était
+plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de
+cette nuit serait vite oubliée; alors il sortirait du
+<i>Grand I</i> pour ne jamais remonter son escalier, ni
+celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience
+qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune
+carte.</p>
+
+<p>Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait
+vite cette partie: le lendemain, à la Chambre, on ne
+lui parla que de sa veine extraordinaire; il y eut
+même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement
+s'il était vrai, comme on le racontait, qu'il
+eût gagné cinq cent mille francs. Adeline se récria.</p>
+
+<p>&mdash;On ne parle que de ça!</p>
+
+<p>Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit
+qu'on s'occupait en effet de lui beaucoup plus qu'il
+n'aurait voulu: on chuchotait; on se taisait quand
+il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à
+l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait
+un gros gain, ses amis l'en avaient plaisanté; maintenant,
+semblait-il, ce n'était plus de la plaisanterie,
+c'était de l'étonnement.</p>
+
+<p>Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près
+de quatre-vingt-dix mille francs? Était-ce un de ces
+gains extraordinaires qui peuvent provoquer la surprise?</p>
+
+<p>Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction
+de voir celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était
+rien passé entre eux dans la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous en veux pas, mon cher président,
+dit l'Américain, j'avoue même qu'à votre place j'aurais
+probablement répondu comme vous; seulement,
+il est bien entendu que si je vous repasse jamais une
+suite du même genre, nous ferons nos conditions
+avant, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était
+celui de la bonhomie et de la drôlerie, leur enlevait
+toute signification douteuse; Adeline ne chercha
+donc pas autre chose que ce qu'il avait compris:
+l'intention chez l'Américain de tourner en plaisanterie
+ce qui avait commencé par être sérieux, et n'avait
+pas réussi sous cette forme. Mais trois jours après
+se présenta un incident qui lui fit se demander s'il
+ne s'était pas trompé.</p>
+
+<p>C'était le soir, la partie était assez animée, et
+Salzman venait de prendre la banque; on avait apporté
+des cartes que Camy avait battues pendant que
+Salzman répétait d'un voix indifférente:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, faites votre jeu.</p>
+
+<p>Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant
+pas disposés à aventurer de grosses sommes avec ce
+nouveau banquier.</p>
+
+<p>Au montent où le croupier présentait les cartes à
+un joueur pour les faire couper, un autre joueur
+avança la main et les prit.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, dit-il.</p>
+
+<p>A ce moment même Adeline arrivait auprès de la
+table, et il vit le joueur qui avait pris les cartes se
+préparer à les battre sérieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait
+eu un court instant d'hésitation, en homme qui se
+demande s'il va se fâcher de cette marque de défiance,
+ou s'il va ne pas la relever.</p>
+
+<p>Bien que cette question eût été faite sur le ton de
+la provocation, ce fut avec calme et sans élever la
+voix que le joueur répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Rien autre chose que ce que je fais.</p>
+
+<p>Et avec le même calme, il continua à battre les
+cartes, qui claquaient entre ses doigts.</p>
+
+<p>Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre,
+comme s'il était desséché dans l'alcool, qui, du
+haut de son fauteuil de banquier, paraissait plus
+grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un
+regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et
+chétif; ne se laissa pas intimider, il soutint ce regard
+et lui répondit.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda
+Salzman.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce chercher une querelle que d'user de son
+droit?</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant
+vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman,
+je cède la place à monsieur.</p>
+
+<p>D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément
+en accord avec ses paroles, il se leva de son
+fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le
+joueur, qui décidément ne perdait pas la tête.</p>
+
+<p>Tout à l'algarade qui venait de se produire et à
+laquelle il avait coupé court par son intervention,
+Adeline ne pensa pas immédiatement à ce dernier
+mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et
+l'examina.</p>
+
+<p>«L'affaire n'aura pas de suite.»</p>
+
+<p>Que voulait dire cela?&mdash;Était-ce simplement le
+cri de triomphe d'un grincheux, constatant qu'on
+n'osait pas lui tenir tête? Ou bien n'était-ce pas une
+allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise
+quand Salzman avait abandonné sa banque?</p>
+
+<p>Cette supposition le jeta dans un trouble profond.</p>
+
+<p>Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation
+qui s'adressait à lui.</p>
+
+<p>Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le
+frappa: «L'affaire n'aura pas de suite!» On croyait
+donc que, comme il avait pris la suite de Salzman,
+il allait la prendre encore, et de nouveau gagner
+comme il avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que
+l'injure faite à Salzman en lui battant les cartes rejaillissait
+sur lui.</p>
+
+<p>Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il
+tourna et retourna cette idée dans sa tête affolée.</p>
+
+<p>Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les
+oreilles rebattues d'histoires de tricheries, et vingt
+fois, cent fois il avait vu les soupçons s'attaquer aux
+gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; cependant
+jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour
+on pourrait le soupçonner lui-même.</p>
+
+<p>Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et
+que l'âge n'eût fait que confirmer ses dispositions
+naturelles, il n'était pas homme cependant à répondre
+à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme
+l'avait fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment,
+et aussitôt que l'heure fut arrivée où il avait
+chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût
+lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne
+connaissait point, il partit pour l'avenue de l'Opéra.
+Mais justement il ne rencontra personne pour lui
+répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène
+de la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le
+personnel de service à cette heure matinale ne savait
+rien: un garçon croyait que ce joueur était un créole,
+mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été présenté
+ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de
+Mussidan, M. Maurin, M. Barthelasse ou Camy le
+connaissaient.</p>
+
+<p>Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier
+qui arriva fut Maurin; mais comme à l'ordinaire il
+ne savait rien, car dans ce cercle dont il était gérant
+en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric
+l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait
+pris la prudente habitude de ne rien voir, pas même
+ce qui lui crevait les yeux; comme cela il ne risquait
+pas de se compromettre: «Je chercherai, je réfléchirai,
+comptez sur moi», étaient les trois seules
+réponses qu'il se permît, lorsqu'on lui demandait
+quelque chose, et il n'en démordait pas. C'était auprès
+de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci
+voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement,
+sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut
+ainsi qu'il se tira d'affaire avec Adeline: «Je chercherai,
+comptez sur moi, monsieur le président.»</p>
+
+<p>Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le
+nom de ce joueur, et ne savait pas qui l'avait présenté.</p>
+
+<p>Alors Adeline se fâcha:</p>
+
+<p>&mdash;Comment! c'était ainsi qu'on entrait au <i>Grand I</i>.
+Alors, à quoi servait le comité? A quoi servait le
+président? S'il ne servait à rien, il n'avait qu'à se
+retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une
+simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait
+pas de son nom... plus longtemps.</p>
+
+<p>Frédéric, qui devait tant redouter cette démission,
+commençait justement à se rassurer et à croire que
+la séquence, ou plutôt le gain produit par elle, leur
+avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement
+laissé paraître sa joie, le <i>Puchotier</i>, qu'il devait être
+pris, et bien pris; voilà que précisément cette menace
+de démission éclatait quand il s'imaginait qu'il
+n'en serait plus jamais question!</p>
+
+<p>Heureusement il n'était pas homme à se laisser
+démonter, et tout de suite il se défendit: on le prenait
+à l'improviste, il n'avait pu interroger personne,
+ni faire aucune recherche; mais il promettait le nom
+de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même;
+ce n'était pas dans un cercle comme le <i>Grand I</i> qu'il
+se passait rien d'irrégulier; il était de son honneur
+d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas
+particulier comme pour tout.</p>
+
+<p>Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline
+ne poussa pas les choses à l'extrême cependant, car
+il voulait voir ce qu'il y avait sous cette allusion
+«à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait
+tout moyen de recherches.</p>
+
+<p>&mdash;Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me
+faut ce nom.</p>
+
+<p>Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait,
+il ne poussa pas son enquête plus loin pour le moment,
+et se rendit au Palais-Bourbon.</p>
+
+<p>Si les jours précédents, il avait été frappé de la
+façon dont on le regardait, il le fut bien plus vivement
+encore dans les dispositions où il se trouvait
+et avec les inquiétudes qui l'angoissaient.</p>
+
+<p>Pourquoi cette curiosité?</p>
+
+<p>Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas
+même à ses meilleurs amis; et par cela seul il se
+trouva singulièrement embarrassé, confus, comme
+s'il se sentait coupable.</p>
+
+<p>Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment
+de soulagement, il entra tout de suite dans la salle
+des séances, bien que le président ne fût pas encore
+monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait
+Bunou-Bunou pour voisin. </p>
+
+<p>Comme tous les jours, celui-ci était penché sur
+son pupitre, écrivant, car c'était son habitude d'arriver
+une heure au moins avant l'ouverture de la
+séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte
+qu'il était un sujet de récréation et de conversation
+pour le public des tribunes qui occupait les longues
+minutes de l'attente à regarder dans le vaste hémicycle
+désert où ne circulaient que de rares huissiers,
+ce vieux bonhomme à la tête blanche qui, collé sur
+son papier, écrivait, écrivait, écrivait.</p>
+
+<p>&mdash;Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou,
+quand Adeline, après lui avoir serré la main, s'assit
+auprès de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? quand nous devions nous voir?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez
+voir de quoi il est question.</p>
+
+<p>&mdash;Votre démission de membre du comité du
+<i>Grand I</i>, dit Adeline très ému, et pourquoi?</p>
+
+<p>Bunou-Bunou se montra embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, insista Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher
+de bonne heure; alors vous comprenez.</p>
+
+<p>Adeline avait peur de comprendre, cependant il
+eut le courage d'insister; si cruelle que pût être la
+vérité, il devait la demander.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré,
+votre raison vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi
+franchement, comme à un... ami.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves,
+très graves.</p>
+
+<p>Adeline pâlit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est
+d'usage de donner des surnoms aux cercles: ainsi
+la <i>Crémerie</i>, les <i>Mirlitons</i>, le <i>Grand I</i>. Mais ces surnoms
+sont quelquefois accompagnés d'autres qui
+sont des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a
+un qui s'appelle l'<i>Attique</i>, un autre qu'on appelle la
+<i>Béotie</i>, et ces appellations empruntées à la Grèce sont
+significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; il parait
+que le <i>Grand I</i> s'appelle l'<i>Épire</i> ou, dans la langue
+du boulevard, <i>Le Pire</i>. Alors j'aime mieux me retirer.
+Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble
+qu'en restant je compromettrais ma réélection. Que
+ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus
+bon à rien.</p>
+
+<p>Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou,
+elle l'était cependant moins qu'Adeline n'avait
+craint; il respira.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si
+complètement que moi aussi je vais me retirer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous feriez cela?</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y,
+nous donnerons nos deux démissions en même
+temps.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel
+plaisir vous me faites!</p>
+
+<p>Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux
+blancs serrer les mains de son voisin dans un
+transport d'effusion; mais on n'eut pas le temps de
+s'adresser des questions sur cette scène pathétique;
+un flot de députés envahissait la salle, et, au dehors,
+on entendait les tambours battre aux champs.</p>
+
+
+<h4>XIX</h4>
+
+
+<p>Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de
+concession que lui avait fait Adeline en ne donnant
+pas immédiatement sa démission: ce n'était pas
+parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait
+cette démission, c'était parce qu'il voulait
+obtenir auparavant le nom de ce joueur. Pour qui
+le connaissait, le doute n'était pas possible, et Frédéric
+commençait à bien le connaître.</p>
+
+<p>Le danger était donc menaçant.</p>
+
+<p>Comment l'empêcher d'éclater?</p>
+
+<p>La question était assez grave pour qu'il ne voulût
+pas prendre la responsabilité de l'examiner et de la
+trancher tout seul; c'était entre associés qu'elle
+devait se décider.</p>
+
+<p>Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline
+fût parti, il alla prendre Barthelasse chez lui et
+le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, on verrait
+plus tard.</p>
+
+<p>Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite,
+Raphaëlle recevant en ce moment même la visite
+de M. de Cheylus. Elle se prolongea cette visite, et
+plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont
+l'impatience et le mécontentement étaient visibles,
+allait le quitter pour rompre ce tête-à-tête.
+A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, et Raphaëlle
+entra dans le petit salon où ils attendaient.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de
+les voir.</p>
+
+<p>Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce
+qui les amenait.</p>
+
+<p>Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de
+l'associé qui rend les autres responsables de tout ce
+qui va mal, et porte à son avoir tout ce qui va bien.</p>
+
+<p>&mdash;Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle
+en se tournant vers Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa
+démission, puisqu'il a attendu jusqu'à maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a
+pas retenu, vous le voyez; et pour moi, il n'est pas
+du tout prouvé que ce n'est pas votre séquence qui
+décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait,
+sans doute, balancée longtemps encore. Pourquoi
+aussi lui avez-vous fourni des coups si gros, des
+huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des
+points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la
+surprise?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage,
+ce qui, avec lui, était possible, puisqu'il taillait sans
+savoir qu'il devait gagner: quand on est d'accord
+avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était
+pas le <i>cass</i>, et puis il me semblait qu'il n'était
+pas mauvais qu'il se sentît un peu compromis.</p>
+
+<p>&mdash;Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis
+qu'il s'en va.</p>
+
+<p>Barthelasse secoua la tête par un geste énergique.</p>
+
+<p>-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti
+assez compromis qu'il s'en <i>vatt</i>, s'écria-t-il; s'il avait
+vu qu'il ne pouvait aller nulle part, il serait resté
+avec nous.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est une idée.</p>
+
+<p>&mdash;Et une bonne, encore.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une
+discussion inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait,
+à la fin!</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric
+étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux
+qu'on ne pouvait plus vivre avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit
+de savoir si nous pourrons vivre sans lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment? dit Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle;
+il n'y a pas qu'un président au monde; j'y
+ai pensé.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là,
+dit Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;A la Chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas M. de Cheylus?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je
+l'ai fait venir; je lui ai inventé une belle histoire, et
+il accepte si Adeline se retire.</p>
+
+<p>&mdash;On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra
+pas nous défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre
+souvent plus complaisant pour ses adversaires que
+pour ses amis. C'est la raison qui m'a fait penser à
+M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le
+<i>Puchotier</i> nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai
+fait venir. J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur,
+qu'il se contentera de douze mille francs au lieu
+des trente-six mille que nous coûte le <i>Puchotier</i>; je
+lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus
+payer cette somme qu'Adeline se retirait.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs
+que Cheylus à douze mille, dit Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il
+s'agît de ce qui est possible; Adeline est mort, vive
+Cheylus!</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit
+Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement, répondit Frédéric.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre
+encore? demanda Barthelasse.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il
+est perdu, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela vous tourmente; vous seriez tous les
+deux bien aises qu'il restât notre président?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, laissez-moi faire.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à
+craindre, n'est-ce pas? Si je réussis, il reste. Si au
+contraire j'échoue, il ne s'en ira pas deux fois.</p>
+
+<p>Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle
+était agacée de voir Barthelasse qu'elle considérait
+comme un parfait imbécile, faire l'important; et de
+plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas dire
+par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas
+donner sa démission.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au
+moment où il partait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, nous verrons.</p>
+
+<p>Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric
+en revenant au cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher
+le nom qu'Adeline lui avait demandé, mais ce
+fut inutilement; ce joueur était-il venu avec une
+lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être
+largement distribuées un peu partout? avait-il été
+amené par quelqu'un qui s'était dispensé de la formalité
+du registre? toujours est-il qu'on ne trouva
+rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure,
+Frédéric se contenta-t-il de répondre simplement
+qu'il comptait avoir ce nom dans la soirée.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans
+son cabinet quand Barthelasse frappa à la porte et
+entra:</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le
+président?</p>
+
+<p>Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis
+il se résigna, se disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter
+que d'éconduire Barthelasse, dont il connaissait
+la ténacité.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant,
+me permettrez-vous de vous demander si un
+bruit qu'on m'a rapporté est fondé? Est-il vrai que
+vous seriez dans l'intention de donner votre démission?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cela est vrai.</p>
+
+<p>Et pourquoi, je vous le demande... si vous le
+permettez?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent
+pas convenir à un honnête homme.</p>
+
+<p>Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le
+plus insinuant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président,
+et dans mes voyages j'ai entendu un mot qui m'a
+frappé c'est que la conscience est une méchante bête
+qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous
+pas mordu par cette vilaine bête? je vous le demande.</p>
+
+<p>Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre
+Barthelasse à la porte, mais il réfléchit qu'un entretien
+qui commençait de la sorte pouvait lui apprendre
+des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il
+se retint, décidé à écouter jusqu'au bout.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, monsieur le président, continua
+Barthelasse, on a les plus fausses idées sur le jeu.
+Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une affaire
+d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent,
+ceux qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi,
+si je n'avais pas été adroit, est-ce que j'aurais gagné
+les deux millions qui composent ma petite fortune,
+je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma
+jeunesse? un pauvre diable de lutteur sans autre
+avenir que de me faire casser une côte de temps en
+temps ou les <i>reinss</i> un beau jour, et de mourir sur la
+paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si
+je ne pourrais pas trouver mieux. J'allais beaucoup
+au café et dans les petits cercles, la profession veut
+ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants
+au jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient
+filer la carte, pour dire les choses. Alors je
+me suis demandé ce que c'était qu'un voleur, et
+après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme
+qui gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans
+étude, était un voleur et qu'il méritait ce nom justement;
+mais que celui, au contraire, qui gagnait
+cet argent par son adresse, son industrie et son art,
+ne pouvait jamais être un voleur.</p>
+
+<p>Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de
+son président l'effet qu'avait pu produire ce début.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, dit Adeline.</p>
+
+<p>Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là,
+avait cherché ses mots, s'exprima plus librement et
+plus vite:</p>
+
+<p>&mdash;Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au
+travail. Tout en continuant mon métier de lutteur,
+tous les soirs je me faisais les doigts sur une meule
+d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez bien, les
+doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite
+chambre, je m'essayais à filer la carte, et sans lumière
+encore, car ce qui est difficile c'est d'opérer
+sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit pas
+filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne
+pouvais pas me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient.
+Pendant deux ans je n'ai pas dormi
+quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a récompensé
+ma persévérance: je ne m'entendais plus.
+C'était au moment de la guerre de Crimée; j'avais
+amassé un peu d'argent je me suis embarqué à
+Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui
+portait des officiers. Nous n'étions pas en mer depuis
+douze heures qu'on s'ennuyait ferme. On a joué
+pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans
+me vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient
+la bourse garnie pour la campagne. A Constantinople,
+je gagnais dix mille francs. Aussitôt je me
+suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des
+officiers à bord qui rentraient en convalescence, et
+s'ils avaient moins d'argent que leurs camarades, ils
+en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. J'ai
+fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement
+de mon petit avoir.</p>
+
+<p>&mdash;Où voulez-vous en venir? murmura Adeline
+qui se tenait à quatre pour ne pas éclater.</p>
+
+<p>&mdash;A ceci: je suppose que vous jouez cent mille
+francs, toute votre fortune, vous en perdrez nonante
+mille; il vous en reste dix mille, vous allez les jouer
+c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est
+votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas?
+autrement vous ne seriez pas un bon père, et vous
+en êtes un. A ce moment une petite fée se penche à
+votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec
+une épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas
+gagner ces dix mille francs et les nonante mille que
+tu as perdus, et ainsi tu vas sauver ta famille, ton
+honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que
+vous feriez?</p>
+
+<p>Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui
+ferma la bouche avec son meilleur sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu
+de mal; vous vous piqueriez; eh bien, souffrez cette
+petite piqûre, désagréable, j'en conviens, et laissez
+la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, vous
+aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et,
+dans un an, vous aurez votre petit million, avec lequel
+vous assurerez le bonheur de votre fille qui est
+une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?</p>
+
+<p>Adeline étouffait d'indignation:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez déjà commencé votre rôle de fée?
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Une simple petite politesse, une prévenance,
+pour vous montrer ce qu'on peut faire dans ce genre,
+mais ce n'est vraiment pas la peine d'en parler; vous
+verrez mieux que cela.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait
+pris l'indignation d'Adeline pour l'embarras d'un
+homme qui n'aime pas qu'on lui parle en face de certaines
+choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant
+la fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce
+qu'il se fâchait, le président?</p>
+
+<p>&mdash;Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est
+à lui que je répondrai.</p>
+
+<p>&mdash;Mais...</p>
+
+<p>&mdash;Envoyez-moi M. de Mussidan.</p>
+
+<p>Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était
+pas loin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et
+puis ça paraît se fâcher; il est incompréhensible, cet
+homme; au reste, il va s'expliquer avec vous, il vous
+demande.</p>
+
+<p>Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le
+visage convulsé.</p>
+
+<p>&mdash;Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les
+poings levés, vous, vous un Mussidan, vous avez
+fait de moi un voleur!...</p>
+
+<p>Frédéric resta un moment décontenancé, puis se
+remettant:</p>
+
+<p>&mdash;Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y
+a des voleurs!</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>QUATRIÈME PARTIE</h3>
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+<h4>I</h4>
+
+
+<p>Voleur!</p>
+
+<p>C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant
+l'avenue de l'Opéra pour rentrer rue Tronchet; il
+rasait les maisons et marchait vite, son chapeau bas
+sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne
+le reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se
+répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Voleur!</p>
+
+<p>Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien.
+Pour se cacher. Parce qu'il avait besoin d'être seul.
+Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on ne lui parlât
+point.</p>
+
+<p>Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un
+voleur? L'allusion de ce joueur à la «suite» le
+prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait pas
+immédiatement relevée, il avait passé condamnation,
+exactement comme ce Salzman qui sous le coup de
+cette injure avait si piteusement courbé le front.</p>
+
+<p>Comment prouver qu'au lieu d'être complice de
+ce vol il en était lui-même victime? Où trouverait-il
+quelqu'un, même parmi ceux qui le connaissaient,
+même parmi ses amis, pour accepter une justification
+aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant,
+ou plutôt qui le reconnaîtrait? Qui aurait le
+courage de continuer à rester son ami?</p>
+
+<p>Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais,
+se laissant tomber dans un fauteuil, il resta là
+anéanti; un flot de larmes jaillit de ses yeux; comme
+un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant
+de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il
+pleurait misérablement, désespérément, abîmé dans
+sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, son honneur,
+sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la
+vie, la dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un
+voleur!</p>
+
+<p>Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura
+pas; la honte le prit de se trouver si faible; ce n'était
+pas en s'abandonnant qu'il rachèterait sa faute, si
+elle pouvait être rachetée.</p>
+
+<p>Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille
+francs; avant tout, il devait les rendre à ceux qu'il
+avait dépouillés; après, il verrait à se défendre
+contre ceux qui l'accuseraient.</p>
+
+<p>Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté;
+où trouver, où chercher ceux qui avaient perdu ces
+quatre-vingt-sept mille francs? Trente, quarante,
+cinquante personnes peut-être avaient joué contre
+lui dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à
+l'exception de cinq ou six qu'il avait remarquées, il
+ne savait pas le nom des autres, il ne se rappelait
+pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait
+même pas regardés dans son agitation, et qu'il avait
+à peine vus à travers un brouillard; il retrouvait
+bien quelques figures; des yeux qui s'étaient fixés
+sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des
+convulsions de physionomie quand il avait gagné de
+gros coups; mais tout cela se brouillait dans sa mémoire?
+Qui avait perdu les gros coups, qui avait
+perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à
+qui devait-il deux louis?</p>
+
+<p>Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept
+mille francs.</p>
+
+<p>Entre quelles mains les payer?</p>
+
+<p>Si le <i>Grand I</i> avait été le cercle qu'il avait cru
+fonder, il ne serait pas impossible de retrouver ces
+mains: il n'aurait joué que contre des membres de
+ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait;
+mais combien d'inconnus avait-il vus défiler
+qui s'étaient montrés une fois, deux fois, huit jours,
+et qui n'étaient jamais revenus! sans doute ceux
+qu'il avait dépouillés étaient de ces passants.</p>
+
+<p>Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il
+leur avait pris.</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p>Il eut beau tourner et retourner cette question, il
+ne lui trouva pas de réponse.</p>
+
+<p>Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain,
+des étrangers qui avaient déjà quitté la
+France: où les chercher? en Russie, en Amérique?
+l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris,
+comment les prévenir? Il ne pouvait pas cependant
+publier un avis dans les journaux pour avertir les
+personnes qui avaient joué contre lui qu'elles pouvaient
+se présenter rue Tronchet, où il rembourserait
+à vue ce qu'elles avaient perdu; combien s'en
+présenterait-il, et ce ne serait pas les moins exigeantes,
+qui n'auraient rien perdu du tout? Pour
+quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer,
+combien de millions ne lui demanderait-on
+pas!</p>
+
+<p>Cependant il voulut tenter quelque chose, et
+comme il ne pouvait pas retourner au <i>Grand I</i>, le
+lendemain il irait chez Camy, et avec lui il reconstituerait
+autant que possible sa partie; quand il connaîtrait
+les noms de ses créanciers, il les chercherait
+et leur rendrait ce qu'il leur devait.</p>
+
+<p>Cette idée le calma un peu; si son honneur était
+perdu, au moins sa conscience serait déchargée du
+poids qui l'écrasait.</p>
+
+<p>Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du
+matin il examina cette idée qui tout d'abord lui avait
+paru réalisable, il n'en vit plus que l'absurdité.
+Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette restitution?
+La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier
+mot la honte l'étoufferait.</p>
+
+<p>Peut-être un caractère plus ferme et plus digne
+que lui accepterait cette expiation, mais il s'en sentait
+incapable: jamais il n'aurait la force de s'infliger
+cette humiliation.</p>
+
+<p>Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit
+et dans son coeur ne le lâchait plus, il chercha
+quelque autre moyen de la satisfaire, et après bien
+des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur
+de l'Assistance publique; sans doute ce ne
+serait pas le rendre à ceux à qui il appartenait, mais
+au moins les pauvres en profiteraient et il ne salirait
+plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être
+mieux, mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait
+pas sagement peser le pour et le contre de sa
+résolution; et telle était sa situation qu'il ne pouvait
+prendre conseil de personne.</p>
+
+<p>En se levant il écrivit au président de la Chambre
+pour demander un congé de quinze jours, puis,
+quand l'heure de l'ouverture des bureaux fut arrivée,
+il se rendit à l'Assistance publique, emportant
+ce que les emprunteurs lui avaient laissé sur les
+quatre-vingt-sept mille francs, c'est-à-dire près de
+quatre-vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu
+par le directeur, mais avec la prudente réserve d'un
+fonctionnaire qui va avoir à défendre son administration
+contre les sollicitations d'un député.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette
+d'où il tira huit paquets de dix mille francs,
+de vous verser une somme de quatre-vingt-quatre
+mille sept cents francs, qui devront être employés
+en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire
+entend n'être pas connue, elle désire
+seulement que l'insertion de ce versement figure au
+<i>Journal officiel</i>.</p>
+
+<p>L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de
+la réserve à l'épanouissement; mais Adeline n'avait
+pas de remerciements à recevoir, il se retira, pour
+aller prendre tout de suite le train à la gare Saint-Lazare;
+ce serait seulement à Elbeuf, entouré des
+siens, qu'il respirerait.</p>
+
+<p>Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent
+cette route, il avait toujours quitté Paris avec allègement,
+comme si l'air qu'il respirait après les fortifications
+était plus pur, plus léger et plus sain,
+mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait
+été aussi vif que lorsque par la glace de son wagon
+il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper dans les brumes
+du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu
+d'aller en augmentant comme d'ordinaire à mesure
+qu'il s'éloignait de Paris, alla en diminuant; il n'avait
+pas laissé à Paris le souvenir de cette terrible
+nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il
+pesait de tout son poids sur sa conscience:</p>
+
+<p>&mdash;Voleur!</p>
+
+<p>Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée
+par une dépêche. Quand il descendit de wagon, il
+aperçut Berthe, qui était venue au-devant de lui
+toute seule dans la charrette anglaise qu'elle conduisait
+elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Te voilà!</p>
+
+<p>&mdash;Maman a bien voulu me laisser venir.</p>
+
+<p>L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et
+passionnée, jamais il ne l'avait embrassée avec cet
+élan, avec cette émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je
+donc l'air malade?</p>
+
+<p>&mdash;Je te trouve pâle.</p>
+
+<p>Il fallait expliquer cette pâleur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais
+passer une quinzaine avec vous; j'ai pris un congé.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur!</p>
+
+<p>Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement.
+Ils montèrent en voiture, et Berthe prit les guides.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère
+qu'on me regardera un peu moins au retour, puisque
+je ne serai pas seule.</p>
+
+<p>En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de
+voir mademoiselle Adeline traverser la ville toute
+seule dans sa charrette.</p>
+
+<p>Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville
+même, l'autre où descendent les voyageurs qui viennent
+de Paris, à une assez grande distance, au milieu
+d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine de
+Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de
+chemin où ils pouvaient causer librement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant
+de moi, dit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a?</p>
+
+<p>Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage
+souriant et heureux qu'il venait de voir s'était rembruni
+et attristé.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Michel?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus
+aimable, plus tendre que jamais; c'est M. Eck, c'est
+madame Eck, la grand'maman.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa
+grand'mère s'adoucissait et qu'elle semblait disposée
+à consentir à notre mariage, m'a prévenu hier en
+deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger,
+qu'il y avait un revirement et que madame Eck paraissait
+fâchée contre lui et contre moi.</p>
+
+<p>Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque
+chose à Elbeuf? En se perdant, avait-il perdu sa fille
+avec lui?</p>
+
+<p>Berthe continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser
+madame Eck et par là changer ses dispositions à
+mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait qui
+puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son
+petit-fils qu'elle est fâchée.</p>
+
+<p>&mdash;Contre qui l'est-elle alors?</p>
+
+<p>&mdash;Contre moi. </p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi le serait-elle contre toi.</p>
+
+<p>Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre
+à cette question; il n'osait même pas l'examiner.</p>
+
+<p>&mdash;A cause de notre situation embarrassée.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman,
+qui m'a dit que les affaires seraient meilleures cette
+année qu'elles ne l'avaient été l'année dernière. Madame
+Eck doit le savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être ne le sait-elle pas.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura
+avertie.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, que veux-tu que je te dise?</p>
+
+<p>&mdash;Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se
+passe.</p>
+
+<p>Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque
+chose qui aura été rapporté à madame Eck.</p>
+
+<p>-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis
+comme si j'étais morte ou encore au maillot; je
+n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.</p>
+
+<p>Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle;
+il fallait donc renoncer à cette explication.</p>
+
+<p>Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur
+l'autre rive, se montrait Elbeuf avec sa confusion de
+maisons et de hautes cheminées qui vomissaient des
+nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers
+la forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches
+des arbres avant d'avoir pu s'élever au-dessus
+de la colline; encore quelques minutes et ils allaient
+entrer dans la ville.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline,
+et tu continueras seule jusqu'à la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Et maman?</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck.</p>
+
+<p>Berthe laissa échapper une exclamation de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! papa.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je
+ne veux pas y rester moi-même; le mieux est donc
+d'avoir tout de suite une explication avec M. Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Que vas-tu lui dire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop
+loyal pour ne pas s'expliquer franchement.</p>
+
+<p>Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer
+dans la ville neuve; Berthe arrêta son cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semblait que quand tu serais là j'aurais
+moins peur, dit-elle, et voilà que mon angoisse n'a
+jamais été plus forte.</p>
+
+<p>Il descendit de voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Sois certaine que je la ferai durer le moins
+longtemps qu'il me sera possible. A tout à l'heure.</p>
+
+<p>Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans
+la vieille ville, il suivait droit son chemin pour gagner
+la ville neuve.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>II</h4>
+
+
+<p>Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline
+ne l'était pas moins, car il ne prévoyait que trop sûrement
+ce qui se dirait dans cet entretien: averti de
+ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne voulait
+pas que son neveu épousât la fille d'un voleur.</p>
+
+<p>C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même,
+sinon dans ces termes au moins concluant à ce résultat:
+le mariage de Berthe manqué.</p>
+
+<p>Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation.</p>
+
+<p>Sa main tremblait quand il frappa à la porte du
+bureau du père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Endrez.</i></p>
+
+<p>Il entra:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur <i>Ateline</i>!</p>
+
+<p>Il y avait plus de surprise que de contentement
+dans cette exclamation.</p>
+
+<p>&mdash;J'allais justement faire demander à madame
+<i>Ateline</i> quand vous deviez venir à <i>Elpeuf</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez à me parler?</p>
+
+<p>Le père Eck hésita un moment</p>
+
+<p>&mdash;<i>Voui</i>.</p>
+
+<p>L'heure avait sonné pour Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est de nos projets que je voulais vous entretenir,
+dit le père Eck. Depuis le jour où je vous ai
+<i>temandé</i> la main de mademoiselle <i>Perthe</i>, je n'ai
+cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage,
+tantôt directement, tantôt par des moyens
+détournés. Et c'était difficile, très difficile, car c'est
+la première fois que dans notre famille l'un de nous
+veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation,
+les préjugés, si vous voulez, enfin, ce
+qui est plus respectable, il y avait la foi religieuse
+chez ma mère, vous le <i>safez</i> très vive, et telle
+qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi
+ardente. Enfin, tous les jours j'agissais, et je <i>tois</i>
+dire que l'estime que vous lui <i>afiez</i> inspirée m'était
+d'un puissant secours. Ah! s'il avait été question
+d'un autre que de M. <i>Ateline</i>, elle m'aurait
+fermé la bouche au premier mot et de telle sorte
+qu'il m'aurait été défendu de l'<i>oufrir</i>. Mais sans vous
+montrer, sans agir, par cela seul que vous étiez <i>fous</i>,
+<i>fous</i> agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel
+voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était
+mademoiselle <i>Ateline</i>, la fille de Constant <i>Ateline</i>; et
+en faveur de votre nom les principes de ma mère
+fléchissaient. Les choses en étaient là, et je n'avais
+<i>blus</i> qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement
+à obtenir de <i>fous</i>, lorsqu'une indiscrétion,
+un propos fâcheux est venu tout rompre.</p>
+
+<p>Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui
+monter au visage et ce ne fut plus que dans une
+sorte de brouillard qu'il vit le père Eck.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci,
+que, lors de mon voyage à Paris, je vous ai conseillé
+d'abandonner votre cercle, de laisser ces gens-là à
+leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et que j'ai
+insisté autant que les convenances le permettaient;
+vous vous le rappelez, n'est-ce <i>bas</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh <i>pien</i>, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement
+en mon nom que je parlais. Depuis mon retour,
+ma mère a vu des amis de Paris qui lui ont
+parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez
+dans votre cercle.</p>
+
+<p>Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait
+baissé les yeux et les tenait attachés sur une feuille
+du parquet, n'osa pas les relever pour regarder ce
+qu'il y avait sous ce silence.</p>
+
+<p>&mdash;On a rapporté beaucoup de choses à ma mère,
+continua le père Eck; beaucoup trop de choses.</p>
+
+<p>Il dit cela tristement, avec embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce
+mariage, vous comprenez?</p>
+
+<p>Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs?
+la honte le serrait à la gorge et l'étouffait.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis <i>tésespéré</i> de vous parler ainsi, mon cher
+monsieur <i>Ateline</i>, mais que voulez-vous, je vous le
+demande, hein, que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, murmura Adeline accablé.</p>
+
+<p>&mdash;Comment répondre à ma mère et la combattre,
+quand... j'ai le chagrin de le dire... je pense comme
+elle? C'était un grand effort que ma mère faisait en
+donnant son consentement à ce mariage, mais elle
+s'y décidait par estime pour <i>fous, monsieur Ateline</i>
+tandis qu'il est au-dessus de ses forces de se résigner
+à ce que son petit-fils entre dans une famille
+dont le chef....</p>
+
+<p>Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa
+chaise.</p>
+
+<p>&mdash;... Dont le chef joue; et tant que vous serez
+président de ce cercle, vous jouerez, cela est fatal.</p>
+
+<p>&mdash;Président du cercle, murmura Adeline, c'est
+la présidence du cercle que madame Eck me reproche?</p>
+
+<p>&mdash;Et que <i>foulez-vous</i> que ce soit? C'est assez, hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne le suis plus.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Fous</i> n'êtes plus président du <i>Grand I</i>?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai
+jamais dans ce cercle... ni dans aucun autre.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Je le jure.</p>
+
+<p>Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les
+deux mains tendues:</p>
+
+<p>&mdash;Votre main, que je la serre, mon cher ami.
+Ah! quel soulagement!</p>
+
+<p>Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé.
+Adeline renaissait; de l'abîme au fond duquel
+il se noyait, il remontait à la lumière.</p>
+
+<p>&mdash;Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai
+une carte, s'écria Adeline, et que le jeu me fait horreur,
+vous entendez, horreur!</p>
+
+<p>&mdash;Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments
+d'il y a quelques jours seront ceux de <i>temain</i>: le mariage
+est fait. Obtenez le consentement de la Maman,
+et <i>tans</i> un mois nos enfants seront mariés, je vous le
+promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la
+vôtre cédera bien aussi: les conditions ne sont-elles
+<i>bas</i> les mêmes? Je dois vous <i>tire</i> que ma mère tient
+à ce consentement, et qu'elle retirerait le sien si
+madame <i>Ateline</i> persistait dans son hostilité: elle
+veut l'union des familles, et cela est trop <i>chuste</i> pour
+que nous ne respections pas sa volonté. Quant aux
+affaires, nous les arrangerons ensemble.</p>
+
+<p>Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié
+cette terrible question des affaires; ce mot le rejeta
+durement dans la réalité.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois vous dire....</p>
+
+<p>Mais le père Eck lui ferma la bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Un seul mot: Avez-<i>fous</i> d'autres dettes que
+celles qui grèvent la propriété du Thuit; des dettes
+personnelles, par exemple?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Eh <i>pien</i>, les affaires s'arrangeront. Je sais que
+vous ne pouvez pas donner de dot à mademoiselle
+<i>Perthe</i> en ce moment. Je connais <i>fotre</i> situation.
+Nous nous en passerons. Mademoiselle <i>Perthe</i> est
+une fille qui vaut encore six cent mille francs, en
+mettant les choses au pire; c'est assez, si vous
+voulez bien donner votre concours à Michel pour la
+fabrique que nous allons établir, et qui remplacera
+la vieille fabrique «en chambre» <i>Ateline</i>, par la
+fabrique «industrielle» Eck et Debs-<i>Ateline</i>. Dans
+six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour
+soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement
+Vincent, qui en ont coûté quatre cent
+mille il y a six ans; nous y installons nos métiers;
+nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts;
+dans six mois, je <i>fous</i> le <i>tis</i>, nous filons et nous
+battons; pas de tâtonnements, pas de coûteuses
+expériences. Nous ferons venir de Roubaix les ouvriers
+qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont
+émigré d'<i>Elpeuf</i> à Roubaix, pour que nous fassions
+revenir quelques-uns de ces pauvres émigrés; cela
+sera <i>trôle</i>.</p>
+
+<p>Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence
+commerciale.</p>
+
+<p>&mdash;L'engouement du peigné commence à se calmer,
+on s'aperçoit que deux toiles appliquées l'une contre
+l'autre sans que la laine soit mélangée se coupent
+vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs
+vives qui plaisent chez le tailleur virent et passent
+exposées à l'air, et <i>betit</i> à <i>betit</i> on revient au foulé;
+le <i>chour</i> où l'évolution sera complète, nous serons
+là monsieur <i>Ateline</i>, et nous livrerons conforme.
+Ah! ah!</p>
+
+<p>Il parlait en marchant de long en large dans son
+bureau, alerte, léger comme s'il avait trente ans et
+commençait la vie avec l'élan de la jeunesse: Ah!
+ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à
+Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr,
+il voyait les broches de son nouvel établissement
+tourner et il entendait ses métiers battre.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra reprendre la <i>marmotte</i>, monsieur <i>Ateline</i>,
+et avec votre gendre visiter la clientèle parisienne:
+Eck et Debs-<i>Ateline</i>; nous livrons conforme;
+la vieille maison <i>Ateline</i> revit, et il faut croire qu'elle
+ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend
+de <i>fous</i>; allez trouver <i>fotre</i> mère. A bientôt, mon
+cher ami; mes amitiés à mademoiselle <i>Perthe</i>.</p>
+
+<p>Quel revirement! Adeline était entré le désespoir
+au coeur et la honte au front; il sortit relevé, rayonnant;
+sa vie finie recommençait avec sa fille et par
+son gendre.</p>
+
+<p>S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt
+auprès de Berthe, mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu
+courir son député?</p>
+
+<p>Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour
+ne pas se laisser retenir par les gens qui voulaient
+l'aborder, saluant à droite et à gauche, sans se donner
+le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait
+ses coups de chapeau.</p>
+
+<p>Certes, oui, il reprendrait la <i>marmotte</i> et avec joie.
+Berthe mariée, mariée à l'homme qu'elle aimait,
+quel apaisement, quelle tranquillité! il la verrait heureuse;
+les broches de la nouvelle fabrique tournaient
+aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses
+oreilles: la langue que le père Eck venait de lui parler
+l'avait rajeuni de vingt ans; comme elle sonnait
+mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre jeu;
+le jeu est fait, rien ne va plus?»</p>
+
+<p>Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant
+elle, Berthe était restée dans la cour; quand elle
+aperçut son père, elle courut à lui.</p>
+
+<p>Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de
+son père que c'était une bonne nouvelle qu'il apportait.</p>
+
+<p>En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé:
+le consentement donné par madame Eck, la création
+de la fabrique nouvelle dans les établissements Vincent.</p>
+
+<p>&mdash;Dans un mois tu peux être mariée, avant six
+mois la fabrique peut marcher.</p>
+
+<p>Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue
+étreinte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il nous faut maintenant le consentement
+de ta grand'mère.</p>
+
+<p>&mdash;Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque madame Eck a donné le sien, il me
+semble impossible qu'elle le refuse.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline
+quand il lui exprima cette espérance.</p>
+
+<p>&mdash;Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux
+gens, quand on est convaincu que c'est dans leur
+intérêt qu'on agit et pour leur bien,&mdash;et cette conviction
+est celle de ta mère. Au reste elle t'attend
+dans sa chambre; va tout de suite lui parler.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le
+voyant entrer. Berthe m'a annoncé que tu venais
+passer quinze jours avec nous, cela va nous faire du
+bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela.</p>
+
+<p>Elle l'attira et l'embrassa.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on est jeune, on peut rester séparé de
+ceux qu'on aime, dit-elle, qu'importe? on a devant
+soi de beaux jours pour se rattraper; mais à mon âge,
+quand les heures sont comptées, celles de l'absence
+sont bien longues.</p>
+
+<p>&mdash;Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, mon garçon, et comment?</p>
+
+<p>Il expliqua comment: aux premiers mots, la
+Maman voulut lui couper la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne devait jamais être question de ce mariage
+entre nous, dit-elle vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'en a pas été question tant que les conditions
+ont été les mêmes, mais aujourd'hui elles sont
+changées.</p>
+
+<p>Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient
+à ces conditions le consentement donné par
+madame Eck et l'acquisition des établissements
+Vincent.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive,
+s'écria la Maman, voilà vraiment un beau sacrifice.</p>
+
+<p>&mdash;Elle peut être aussi attachée à sa religion que
+tu l'es à la tienne.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle
+était attachée à sa religion, comme tu dis, elle ne
+céderait pas plus que je peux céder moi-même. Il ne
+manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me
+le demander?</p>
+
+<p>&mdash;Je te demande de faire le bonheur de Berthe et
+le mien, rien autre chose, et c'est cela seul que tu
+dois considérer.</p>
+
+<p>&mdash;Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce
+quand on sent la main de la mort suspendue sur sa
+tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, cette main?
+Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que
+tu voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner
+mes derniers jours?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer
+notre repos à tous: elle aime Michel Debs....</p>
+
+<p>&mdash;La malheureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Le mariage qui se présente est plus beau que
+dans notre situation nous ne pouvons l'espérer,
+voilà pourquoi je te demande ton consentement,
+pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister
+dans ton refus qui nous désespérerait tous.</p>
+
+<p>&mdash;Constant, je donnerais ma vie pour toi avec
+joie, je le jure sur ta tête; mais c'est mon salut que
+tu me demandes; je ne peux pas te le donner; ne
+me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends,
+jamais!</p>
+
+<h4>III</h4>
+
+
+<p>&mdash;Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt
+que son mari revint dans le bureau où elle était
+seule avec Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Elle résiste.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille.</p>
+
+<p>&mdash;Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier
+mot?</p>
+
+<p>Certes non, elles ne l'avaient point pensé.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua
+Adeline, nous reviendrons à la charge, moi de
+mon côté, toi du tien, Hortense, toi aussi, Berthe;
+pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce
+soir même et lui demander de nous aider; il me
+semble qu'il ne peut pas nous refuser son concours.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu sûr? demanda madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à essayer; en attendant je vais envoyer
+un mot à Michel pour qu'il vienne dîner avec
+nous demain: ce sera son entrée officielle dans
+la maison en qualité de fiancé, et je crois que
+cela produira un certain effet sur Maman; si elle
+a la preuve que son opposition n'empêche rien,
+elle comprendra qu'il est inutile de persister dans
+son refus, qui n'a d'autre résultat que de nous rendre
+tous malheureux, elle et nous; et puis, il est bon
+qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur;
+il est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman
+comme il a pris celui de la petite-fille.</p>
+
+<p>Berthe vint à son père et l'embrassa en restant
+penchée sur lui un peu plus longtemps peut-être
+qu'il n'en fallait pour un simple baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline,
+employons-les bien; et, pour commencer, soyez
+avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas
+vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner
+par trop de raideur.</p>
+
+<p>Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce
+qu'elle était d'ordinaire, quand le lendemain son fils
+lui annonça que Michel Debs dînerait le soir avec
+eux.</p>
+
+<p>&mdash;Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier
+mouvement de surprise et d'indignation.</p>
+
+<p>Mais aussitôt elle se calma:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es le maître, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir
+faire; moi, pour ne pas désespérer ma fille; toi...
+pour ne pas blesser ta conscience.</p>
+
+<p>Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se
+demandait comment se passerait ce dîner, et quel
+accueil la Maman ferait à Michel: il fallait qu'elle
+sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le
+disait, et qu'elle crût que par son opposition elle
+n'empêcherait pas le mariage de sa petite-fille; ces
+deux preuves faites pour elle, il semblait probable
+qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle
+reconnaîtrait elle-même l'inutilité.</p>
+
+<p>Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman
+n'accueillit pas Michel en ami et encore moins en
+petit-fils, au moins ne lui fit-elle aucune algarade;
+quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui
+répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente,
+comme s'il était un inconnu ou un indifférent
+qu'elle ne devait jamais revoir. Quand, après le
+dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor,
+chanta avec Berthe le duo de <i>Faust</i>: «Laisse-moi,
+laisse-moi contempler ton visage,» elle ne quitta
+pas le salon, et sa seule manifestation de mécontentement
+fut de dire à sa belle-fille:</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais
+laissé chanter de pareilles polissonneries avec un
+jeune homme.</p>
+
+<p>Madame Adeline voulut marcher dans le même
+sens que son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle.</p>
+
+<p>La Maman resta interdite.</p>
+
+<p>Après que Michel fut parti et que la Maman fut
+rentrée dans sa chambre, Adeline, madame Adeline
+et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de se
+passer:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez! dit Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame
+Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi donc! murmura Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier pas est fait, dit Adeline comme
+conclusion, il n'y a qu'à continuer, demain, après-demain;
+ne pensons qu'à cela, ne nous occupons que
+de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder;
+il faudra, ma petite Berthe, lui savoir d'autant plus
+grand gré de son sacrifice qu'il aura été plus douloureux
+pour elle.</p>
+
+<p>Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait,
+ne s'occuper que du mariage de sa fille.</p>
+
+<p>Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât
+sa correspondance à Elbeuf; quand on la lui
+remit, il trouva au milieu des lettres et des journaux
+une grande enveloppe cachetée à la cire et
+portant la mention: «Personnelle»; son contenu
+paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il ouvrit tout
+d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter
+pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux
+furent attirés par une annotation à l'encre rouge
+«Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette page,
+et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce
+qu'il devait lire:</p>
+
+<p>«On sait que le député Adeline était président
+d'un des cercles où, depuis quelques mois, se joue
+la plus grosse partie; il vient de donner sa démission.</p>
+
+<p>«Pourquoi?</p>
+
+<p>«Nous allons tâcher de le découvrir.</p>
+
+<p>«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs.</p>
+
+<p>«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.</p>
+
+<p>«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête
+le renouvellement: nous ne manquerons pas au
+devoir que notre titre nous impose.»</p>
+
+<p>Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «<i>Le
+François 1er</i>» avec le mot célèbre bien en vedette:</p>
+
+<p>«Tout est perdu, fors l'honneur.»</p>
+
+<p>Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût
+pas hâte de voir le second:</p>
+
+<p>«<i>Le Redresseur de torts</i>:</p>
+
+<p>«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait
+que le désarroi règne dans l'<i>Épire</i>: on sait que
+cette province, où les affaires marchaient très bien
+pour les Grecs, était administrée par le député Adelinos,
+l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci
+vient de se retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique
+noire; et l'on ne voit plus ses doigts légers
+courir sur le tapis vert; on se demande quels vont
+être les résultats de cette colère désastreuse, qui
+menace de précipiter chez Aidès tant de fortes âmes
+de héros criant la faim.»</p>
+
+<p>Le troisième journal avait pour titre: l'<i>Honnête
+homme</i>; c'était en tête de la première page que se
+trouvait le trait à l'encre rouge:</p>
+
+<p>«Sous ce titre:</p>
+
+<p>UNE USINE A BACCARA</p>
+
+<p>Nous commencerons prochainement une curieuse
+étude du jeu à Paris, prise dans le vif de
+la réalité, avec des portraits de personnages en
+vue que tout le monde reconnaîtra.</p>
+
+<p>Elle montrera comment se montent les cercles
+qui ne sont que des entreprises financières,
+comment ils fonctionnent et les résultats qu'ils
+produisent sur la ruine publique.</p>
+
+<p>Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt
+de cette étude:</p>
+
+<p>1er chap.&mdash;Association du demi-monde et de
+la gentilhommerie;</p>
+
+<p>2e chap.&mdash;Où l'on trouve un président en
+situation d'obtenir une autorisation pour ouvrir
+un nouveau cercle;</p>
+
+<p>3e chap.&mdash;Les jeux et les joueurs: tricheries
+des grecs et des croupiers; les ressources de la
+cagnotte;</p>
+
+<p>4e chap.&mdash;Les séquences à l'usage de tout le
+monde;</p>
+
+<p>5e chap.&mdash;<i>Mangeurs et mangés</i>.</p>
+
+<p>Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre
+sur l'envoi de ces journaux: on voulait l'intimider,
+le faire chanter, le <i>manger</i>.</p>
+
+<p>C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en
+face de sa femme; le voyant troublé par cette lecture,
+elle lui demanda ce qu'il avait et si ces journaux
+lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.</p>
+
+<p>Pouvait-il répondre franchement et confesser toute
+la vérité à sa femme? La honte lui ferma la bouche.
+Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se tourmenterait
+de son impuissance.</p>
+
+<p>&mdash;Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui,
+dit-il; mais pour nous, non. Les journaux, Dieu
+merci, ne s'occupent pas de mes affaires.</p>
+
+<p>Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua
+la lecture de son courrier, mais sans savoir ce
+qu'il lisait; quand il fut tant bien que mal arrivé au
+bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir
+et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être
+plus sous le regard de sa femme.</p>
+
+<p>Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne
+et, tournant à gauche au lieu de la continuer tout
+droit, il avait pris la vieille rue Saint-Auct, qui par
+une rude montée tortueuse escalade la colline au haut
+de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait
+lentement, les reins courbés, la tête basse, comme
+dans cette même côte son père le lui avait appris
+quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop
+vite hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant,
+il se retournait et regardait en soufflant la ville
+à ses pieds. Puis il reprenait sa montée, distrait
+de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à rendre
+aux femmes assises devant leurs portes et aux
+gamins qui le poursuivaient de leurs cris: «Bonjour
+monsieur Adeline; bonjour monsieur Adeline», fiers
+de parler à leur député.</p>
+
+<p>Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point
+dominant du plateau, et, n'ayant plus personne
+autour de lui, il s'assit, se répétant tout haut le mot
+que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Que faire?</p>
+
+<p>Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur
+répondre?</p>
+
+<p>Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait
+en effet non de savoir s'il pouvait laisser passer
+ces attaques en les dédaignant, mais bien de trouver
+les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil
+faire le mort, ceux qui avaient commencé cette
+campagne dans les journaux ne s'en tiendraient pas
+là; le sommaire de l'étude sur le jeu le disait:
+«<i>Mangeurs et Mangés</i>»; ils allaient s'abattre sur lui;
+comment les repousser?</p>
+
+<p>Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté
+Paris pour Elbeuf, il allait trouver auprès des siens
+l'oubli et la tranquillité!</p>
+
+<p>Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette
+ville, qui s'étalait sous lui, et où, jusqu'à ce jour,
+son nom n'avait été prononcé qu'avec respect. Qu'il
+remontât cette côte dans quelques jours, et personne
+ne se lèverait plus sur son passage; on détournerait
+la tête, et si les gamins lui faisaient encore cortège,
+ce ne serait plus pour lui crier: «Bonjour, monsieur
+Adeline.»</p>
+
+<p>Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le
+coeur serré, les nerfs crispés, l'esprit chancelant,
+qui il regardait ce panorama qu'il n'avait jamais vu
+qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays
+natal, comme il était fier de lui-même:&mdash;la ville
+avec sa confusion de maisons, de fabriques et de
+cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée
+noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine,
+le ronflement de ses machines qui montaient
+jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à
+l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue
+courbe de la Seine, avec son cadre vert formé par
+les masses sombres des forêts.</p>
+
+<p>Il resta là longtemps, regardant alternativement
+autour de lui et en lui. Alors, peu à peu, tout son
+passé lui revint, d'autant plus amer à cette heure
+d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le
+vivait. En suivant des yeux l'agrandissement de sa
+ville, il se revit grandir d'année en année. Elle aussi,
+elle avait subi comme lui une crise et l'on avait pu
+croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait
+prête à se relever et à reprendre sa marche, il
+se voyait précipité, sans lutte, sans secours possible,
+dans une catastrophe qui devait l'écraser.</p>
+
+<p>Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder.</p>
+
+<p>Pour se défendre, il fallait commencer par avouer
+qu'il avait joué à son insu avec des cartes préparées
+par des gens qui voulaient le perdre, et les explications
+ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le
+monde le saisirait au bond; les explications, qui les
+écouterait?</p>
+
+<p>S'il cédait, si une fois il accordait aux <i>mangeurs</i> ce
+qu'ils lui demanderaient, ne faudrait-il pas céder
+toujours, tant que ceux qui voulaient l'exploiter lui
+verraient une ressource?</p>
+
+<p>Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se
+rendit mieux compte de l'enveloppement qui se faisait
+autour de lui: ce n'était qu'une préparation,
+mais combien menaçante s'annonçait-elle!</p>
+
+<p>Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira
+en petits morceaux qu'il jeta au vent; mais
+une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et les emporta
+vers la ville; alors un frisson le secoua comme
+si chaque lambeau était un journal complet qu'Elbeuf
+allait lire.</p>
+
+<p>Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu
+le demander; quelqu'un qui n'était pas un acheteur
+et qui devait revenir.</p>
+
+<p>Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient
+affaire à lui; il verrait bien; mais il n'était plus au
+temps où il pouvait se dire tranquillement qu'il verrait
+bien; il avait peur de voir.</p>
+
+
+
+
+
+<h4>IV</h4>
+
+
+<p>Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline
+avait repris sa place en face de sa femme, quand la
+porte du bureau s'ouvrit, poussée par un homme de
+trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une
+serviette d'avocat bourrée de papiers: évidemment
+c'était l'ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;M. Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-je vous entretenir quelques instants...
+en particulier?</p>
+
+<p>Disant cela, il tendit sa carte à Adeline:</p>
+
+<p>«LEPARGNEUX,</p>
+
+<p>»Directeur de l'<i>Honnête Homme</i>.»</p>
+
+<p>Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le
+dérangeât point, et, passant le premier, il introduisit
+le directeur de l'<i>Honnête Homme</i> dans le salon.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa
+serviette qu'il venait d'ouvrir, si vous connaissez le
+journal dont je suis le directeur; nous n'avons pas
+encore une longue durée, et il a pu vous échapper,
+malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise
+dans le monde parisien.</p>
+
+<p>Il importait pour Adeline de ne pas se laisser
+emporter et de voir venir.</p>
+
+<p>&mdash;Mon journal, continua Lepargneux, a récemment
+annoncé la publication d'une étude sur le jeu à
+Paris, intitulée: <i>Une Usine à Baccara</i>; la voici:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant
+de prendre le journal que Lepargneux lui tendait.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.</p>
+
+<p>Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait
+pas aller au-devant des questions de ce singulier
+personnage, il ne trouvait ni digne ni adroit de
+chercher à se dérober.</p>
+
+<p>&mdash;Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu
+déconcerté par le calme d'Adeline, que si je suis le
+directeur de l'<i>Honnête Homme</i>, je ne suis pas en
+même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce
+rédacteur en chef et moi hostilité déclarée. Cela vous
+fait comprendre que je ne l'ai pas commandée cette
+étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par cette
+annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des
+portraits de personnages en vue, que tout le monde
+reconnaîtrait, je me suis inquiété; je me suis demandé
+quels étaient ces personnages, et parmi les
+noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président
+de l'<i>Épire</i>....</p>
+
+<p>Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques
+de la confusion:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du
+<i>Grand I</i>.</p>
+
+<p>Puis, reprenant son récit:</p>
+
+<p>&mdash;Je dois encore ajouter, si vous le permettez,
+que j'ai pour vous la plus haute estime, non seulement
+pour le député dont je partage les opinions,
+mais encore pour l'industriel et le commerçant,
+étant commerçant moi-même: Lepargneux, éponges
+en gros, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Dans ces
+conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas
+permettre que vous figuriez de façon à être reconnu
+par tout le monde, dans une étude sur le jeu... ou
+bien des choses scandaleuses seront jetées au vent
+de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me
+suis décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendre avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends votre surprise. Vous vous dites,
+n'est-ce pas, qu'étant directeur de l'<i>Honnête Homme</i>
+je n'ai besoin de m'entendre avec personne pour empêcher
+la publication dans mon journal de ce qui
+me déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi,
+directeur, il y a un rédacteur en chef qui fait le
+journal, et, comme nous sommes en guerre, il n'y
+met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces
+antagonismes dans les journaux que le public ne
+soupçonne pas.</p>
+
+<p>&mdash;En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda
+Adeline, qui commençait à perdre patience.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans
+mon journal, j'empêcherais la publication de tout ce
+qui vous touche. Mais je ne puis l'être qu'en mettant
+mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est
+possible que si vous m'accordez votre concours.</p>
+
+<p>Rien n'était plus simple, plus honnête que le
+concours qu'il venait demander à Adeline,&mdash;de commerçant
+à commerçant, car il était commerçant avant
+tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste
+seulement par occasion, parce qu'il avait eu
+la chance de rencontrer une affaire superbe qui devait
+lui donner une belle fortune en peu de temps:
+celle de l'<i>Honnête Homme</i>. Malheureusement, le rédacteur
+en chef à qui il avait confié son journal
+était un coquin dont il ne pouvait se débarrasser
+qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il
+ne les avait pas... en ce moment, et il venait les demander
+à Adeline, qui était intéressé plus que personne
+au renvoi de ce coquin. Mais cette demande,
+il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en
+échange, c'est-à-dire une part de propriété dans
+l'<i>Honnête Homme</i>, qui était en train de prendre une
+place considérable dans le journalisme français&mdash;celle
+réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur
+la reconnaissance publique. Il était évident qu'une
+campagne s'organisait en ce moment dans certains
+journaux contre le président du <i>Grand I</i>; en achetant
+un certain nombre d'actions de l'<i>Honnête Homme</i> avec
+l'argent qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui
+reprochait, c'est-à-dire avec de l'argent trouvé, Adeline
+obtenait des avantages importants: 1° il faisait
+disparaître la plus dangereuse des attaques qui se
+machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il
+pouvait imposer silence à ses adversaires qui le redouteraient;
+3° il employait son journal non seulement
+dans cette circonstance particulière, mais
+encore dans toutes celles où son ambition politique
+était en jeu; 4° enfin, il participait à la grosse fortune
+que l'<i>Honnête Homme</i> devait apporter à ses
+propriétaires dans un délai très court.</p>
+
+<p>Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux
+posa sa serviette sur une table et en tira différents
+papiers:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du
+ton d'un camelot qui fait son boniment; ce que j'avance,
+je le prouve: voici des pièces authentiques
+qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire,
+voyez, regardez.</p>
+
+<p>C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu
+jusque-là. Il se leva, mais, au lieu de venir à la table
+sur laquelle Lepargneux étalait ses pièces authentiques,
+il alla à la porte, et, la montrant par un geste
+énergique:</p>
+
+<p>&mdash;Sortez! dit-il.</p>
+
+<p>Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le
+portrait qu'on veut publier dans cette étude doit
+vous déshonorer, vous perdre à la Chambre et vous
+perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant,
+empêcher le mariage de votre fille, que je ne savais
+pas, mais que j'ai appris en vous attendant; je vous
+offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline
+d'une voix sourde, car il ne fallait pas que sa
+femme l'entendit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez.
+Si vous n'avez pas les fonds en ce moment,
+nous prendrons des arrangements.</p>
+
+<p>&mdash;Sortez, sortez!</p>
+
+<p>&mdash;Je peux faire un effort pour vous, et si les
+quatre-vingt-sept mille francs vous gênent, nous dirons
+soixante mille.</p>
+
+<p>Adeline montra la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Nous dirons cinquante mille.</p>
+
+<p>Adeline revint vers la cheminée où un cordon de
+sonnette pendait le long de la glace.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?</p>
+
+<p>Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se
+presser.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les
+fourrant dans sa serviette, que ce serait ainsi que
+vous me remercieriez de mon voyage, entrepris dans
+votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux
+croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez
+que j'ai voulu uniquement vous sauver. La publication
+de cette étude ne commencera pas avant quelques
+jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix
+de la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera,
+j'en suis sûr, écrivez-moi aux bureaux de l'<i>Honnête
+Homme</i>; Dieu merci, je n'ai pas de rancune.
+Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline
+quand son mari entra dans le bureau.</p>
+
+<p>&mdash;Un directeur de journal qui voulait me demander
+de prendre des parts dans son affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il tombait bien!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre
+dehors, dit Adeline pour expliquer ses éclats de voix
+s'ils étaient venus jusque dans le bureau.</p>
+
+<p>Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il
+n'aurait pas da répondre autrement à cette menace!
+Mais quelle autre réponse possible sans se déshonorer?
+car telle était la situation que, quoi qu'il fît,
+c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au
+dénouement: par lui-même s'il cédait, par ces misérables
+s'il résistait. Et quand il céderait, quand il donnerait
+ces quatre-vingt-sept mille francs, s'arrêteraient-ils
+là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os
+tant qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien
+qu'il se dit qu'il ne pouvait faire que cette réponse, à
+chaque instant il se répétait la conclusion de Lepargneux:
+«Vous n'avez donc pas compris que cette
+étude doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à
+Elbeuf, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher
+le mariage de votre fille?»</p>
+
+<p>Le mariage de sa fille, comment s'en occuper
+maintenant? Où trouver assez de calme pour agir
+continuellement sur l'esprit de la Maman?</p>
+
+<p>Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce
+qu'il ne faisait plus qu'en tremblant et autant que
+possible en cachette de sa femme, de peur de se trahir
+devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture
+était visiblement déguisée:</p>
+
+<p>«Monsieur,</p>
+
+<p>«Il se prépare contre vous une machination pour
+vous faire chanter en vous menaçant de dévoiler
+certains procédés de jeu qui vous auraient fait
+gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher
+ces machinations s'il vous convient d'entrer
+en arrangement avec moi. Vous pouvez me répondre:
+poste restante A.G. 913.»</p>
+
+<p>Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha
+même pas à imaginer quel pouvait être ce protecteur
+qui offrait «contre arrangement» d'arrêter ces
+machinations.</p>
+
+<p>Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe,
+un second numéro du <i>François 1er</i> qui annonçait que
+l'enquête qu'il avait commencée sur certains joueurs
+touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement
+le résultat... «étonnant».</p>
+
+<p>Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour
+de lui; un jour ou l'autre le scandale éclaterait
+sans qu'il eût pu rien faire pour le prévenir.</p>
+
+<p>A la vérité, il y avait des heures où il se disait que
+ceux qui le connaissaient n'ajouteraient pas foi à
+ces accusations, et qu'à la Chambre pas plus qu'à
+Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire qu'il
+avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le
+connaissait pas, et d'ailleurs il y avait le gain des
+87,000 francs qui, quoi qu'il fit, quoi qu'il dit, laisserait
+toujours dans les esprits, même de ceux qui
+lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il
+les avait gagnés, ces 87,000 francs, cela était un fait
+certain, il les avait volés; comment faire croire qu'il
+n'était pas d'accord avec ceux qui lui avaient fourni
+les moyens de les gagner? Toutes les explications
+qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient
+pas moins invraisemblables pour ses amis, et
+pour les indifférents absurde.</p>
+
+<p>Cependant le temps de son congé touchait à sa
+fin, et il fallait qu'il rentrât à Paris; mais Paris maintenant
+était-il plus dangereux pour lui qu'Elbeuf où
+il avait cru trouver le repos et où il avait été si rudement
+poursuivi?</p>
+
+<p>Il pouvait d'autant moins prolonger son absence
+qu'avec l'expiration de son congé coïncidait une
+élection pour lui d'une grande importance: celle du
+président du groupe de l'<i>Industrie nationale</i>; ses
+amis le portaient à cette présidence, son élection
+semblait assurée, il ne pouvait pas se dispenser de
+faire acte de présence.</p>
+
+<p>Il partit donc en promettant à Berthe de revenir
+dans quelques jours et de reprendre auprès de la
+Maman ses instances qui, pour n'avoir pas encore
+abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées.</p>
+
+<p>Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la
+Chambre, il s'imaginait que ses amis, qu'il n'avait
+pas vus depuis quinze jours, allaient lui faire un
+accueil affectueux,&mdash;celui auquel il était habitué.
+Au contraire, cet accueil fut manifestement glacial;
+on s'éloignait de lui; pour un peu on lui eût
+tourné le dos.</p>
+
+<p>Comme il allait entrer dans le bureau où devait se
+faire l'élection, on lui remit une dépêche qu'il ouvrit:
+«Envoyons premier numéro de l'étude à
+Elbeuf, particulièrement et personnellement à
+M. Eck; il est temps encore.»</p>
+
+<p>L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent
+sur lui; il ne s'était pas donné la sienne,
+croyant avoir l'unanimité.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais
+que voulez-vous, ce qu'on raconte de l'<i>Épire</i> vous
+fait le plus grand mal.</p>
+
+<p>Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit
+du Palais-Bourbon la tête perdue; il ne lui restait
+qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le poursuivrait
+plus; l'honneur et les siens seraient sauvés.</p>
+
+<p>Traversant le pont, il descendit sur le quai pour
+prendre un bateau-omnibus; en route il lui serait
+facile de tomber dans la Seine par accident.</p>
+
+<p>Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il
+devait s'embarquer, sa femme, sa fille se dressèrent
+devant ses yeux; pouvait-il les abandonner sans
+avoir assuré le mariage de sa fille?</p>
+
+
+
+
+<h4>V</h4>
+
+
+<p>Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa
+femme.</p>
+
+<p>«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite
+Michel à passer la journée de demain avec nous.»</p>
+
+<p>Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une
+dépêche de ce genre voulait dire qu'après la paye,
+la famille montait dans la vieille calèche et s'en allait
+au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à la
+gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les
+siens; par ce moyen, la Maman ne se couchait pas
+trop tard, et le lendemain on s'éveillait au chant des
+oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en
+pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse
+du Glayeul où, s'il y avait eu des glaïeuls autrefois,
+ainsi que le nom l'indiquait, on n'y trouvait plus
+depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que
+celles de l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur
+douceâtre.</p>
+
+<p>Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé:
+à sept heures, la Maman, madame Adeline,
+Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et quand il
+descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva
+la charrette qui l'attendait: une heure après il
+arrivait au Thuit, et à la lueur d'une lanterne il
+voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir au-devant
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir,
+dit-il pour expliquer ce retour sans que sa femme
+s'en étonnât.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter
+Michel pour demain! dit Berthe en se serrant contre
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es contente?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher papa!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à
+placer son mot, elle a sauté de joie quand ma tante a
+lu ta dépêche.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria
+Berthe.</p>
+
+<p>Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper
+froid dans la salle à manger où le feu avait été allumé,
+bien qu'on fût déjà en avril, mais il ne voulût
+pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter
+Paris; au moins le dit-il.</p>
+
+<p>Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait
+jamais dans la chambre de sa mère, car la Maman
+s'endormait aussitôt qu'elle se mettait au lit, et
+il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement
+qu'il allait lui dire un bonjour matinal.</p>
+
+<p>Il en fut ce soir-là comme il en était toujours,
+et le lendemain matin, quand tout le monde dormait
+encore dans le château, il frappa à la porte
+de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée.
+Justement parce qu'elle s'endormait aussitôt
+qu'elle se couchait, la Maman se réveillait tôt,
+et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil:</p>
+
+<p>&mdash;Entre, dit-elle.</p>
+
+<p>Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui
+demanda d'ouvrir les volets.</p>
+
+<p>&mdash;Que je te voie, dit-elle.</p>
+
+<p>Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du
+soleil levant emplirent la chambre de leur claire lumière
+rosée.</p>
+
+<p>Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa
+mère.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais comme toujours.</p>
+
+<p>Elle l'examina longuement.</p>
+
+<p>&mdash;Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre
+ouverte; je ne te vois pas bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vas-tu pas avoir froid?</p>
+
+<p>&mdash;Il fait un temps superbe.</p>
+
+<p>&mdash;L'air est vif.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc.</p>
+
+<p>Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder
+l'entretien décisif qui devait assurer le mariage
+de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de
+nouveau; comme tes traits sont contractés! Tu n'es
+pas bien, mon garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons
+yeux quand il s'agit de toi; quand tu étais petit et
+que tu devais être malade, je le voyais avant tout le
+monde, avant ton père, avant le médecin; je leur
+disais: «Constant va avoir quelque chose»; je ne
+me suis jamais trompée: les mères ont des yeux
+pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce
+n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les
+quinze jours que tu viens de passer avec nous, j'ai
+bien des fois remarqué que tu étais tantôt pâle,
+tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants
+où tu étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce
+qu'on te disait.</p>
+
+<p>A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait
+dans son esprit, qui, lui semblait-il, devait assurer
+le mariage de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté.</p>
+
+<p>&mdash;Par tes affaires?</p>
+
+<p>&mdash;Par l'état de ma santé et par le mariage de
+Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle
+d'un accent attendri, à qui parleras-tu, si ce
+n'est à ta mère.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain,
+dans une heure, je peux être mort.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant!</p>
+
+<p>&mdash;La vérité; et la pensée que je peux partir sans
+que la vie de Berthe soit fixée, sans que son bonheur
+soit assuré m'est une angoisse....</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A
+ton âge!</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce que tu as?</p>
+
+<p>Il hésita un moment:</p>
+
+<p>&mdash;Un anévrisme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey,
+qui en avait un, est mort à quatre-vingts ans passés.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais,
+c'est que demain je peux être mort; tu penses bien
+que je ne te le dirais pas si je n'en étais pas sûr.</p>
+
+<p>-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant,
+mon fils, mon cher enfant!</p>
+
+<p>L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur
+de sa pauvre vieille mère lui brisait le coeur, mais ne
+fallait-il pas qu'il parlât ainsi; cependant il faiblit et
+se penchant sur elle:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais
+plus tranquille, je me trouverais dans de meilleures
+conditions si je n'étais pas tourmenté par cette pensée
+du mariage de Berthe qui m'enfièvre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle
+comme si elle se parlait à elle-même, tu serais dans
+de meilleures conditions?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais que pour cette maladie les émotions
+sont mauvaises, et que les chagrins aggravent le
+mal.</p>
+
+<p>De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se
+tournant à demi vers une image de la Vierge fixée
+au mur contre lequel son lit était appuyé, elle parut
+lui adresser une ardente prière; puis revenant vers
+son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais
+ce mariage.</p>
+
+<p>Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans
+trouver autre chose que des mots entrecoupés.</p>
+
+<p>&mdash;Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle,
+elle doit peut-être aussi donner son salut; mais
+ce n'est pas à moi que je dois penser, c'est à toi; tu
+seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je
+ne te voie plus ces yeux inquiets.</p>
+
+<p>Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme
+il se montrait mal à l'aise, elle n'insista pas, pour
+ne pas le tourmenter.</p>
+
+<p>&mdash;Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te
+fera du bien et te calmera: maintenant tu vas être
+tranquille.</p>
+
+<p>Comme sa mère le lui disait, il se promena dans
+le jardin; mais se calmer, le pouvait-il, quand à
+chaque pas, il se répétait qu'il fallait qu'avant le
+soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre
+un cours si heureux? En lui, autour de lui,
+tout protestait contre cette idée de mort: le bonheur
+de sa fille qu'il ne verrait pas; et le printemps qui
+dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de
+parfums sous le joyeux soleil du matin.</p>
+
+<p>Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait
+l'embrasser pour la dernière fois, et aussi sa pauvre
+mère et sa chère femme; cette maison qu'il s'était
+plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement;
+ces arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait
+améliorés et qu'il aimait, c'était pour la dernière fois
+qu'il les voyait: tout, ces quenouilles blanches de
+fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons
+verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière,
+ces oiseaux qui chantaient, cette odeur de sève parlaient
+de renouveau, de force, de joie, de vie, et lui
+ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu
+à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur.</p>
+
+<p>Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même
+quand Berthe vint le rejoindre, toute fraîche, toute
+pimpante dans sa toilette printanière.</p>
+
+<p>&mdash;Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle,
+après l'avoir embrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure:
+ta grand'mère consent à votre mariage.</p>
+
+<p>Elle se jeta dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce
+premier élan de joie; qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré
+tout, doutais de toi!</p>
+
+<p>&mdash;C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas
+douter; n'oublie jamais le sacrifice qu'elle a fait à
+ton bonheur.</p>
+
+<p>Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant
+de Michel, qui devait venir à pied par la
+Londe et le chemin de la forêt; et quand l'heure fut
+arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils
+partirent.</p>
+
+<p>Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de
+Berthe, rire comme elle, lui répondre, mais il y avait
+des moments où, malgré ses efforts, il restait silencieux
+et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant
+même plus.</p>
+
+<p>Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme
+ils approchaient d'un carrefour où se croisaient plusieurs
+chemins, ils aperçurent Michel assis sur un
+tronc d'arbre couché dans l'herbe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui
+cria Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement parce que je me suis trop dépêché
+que j'attendais qu'il fût l'heure d'arriver convenablement,
+répondit Michel en venant vivement
+au-devant d'eux.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous aviez su?... dit Berthe.</p>
+
+<p>Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant
+la main la mit dans celle de Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;La Maman donne son consentement, dit-il; dans
+un mois, vous pouvez être mariés; mais, aujourd'hui
+même, vous l'êtes pour moi et par moi; embrassez-vous,
+mes enfants.</p>
+
+<p>Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et
+il les fit marcher devant lui en les regardant.</p>
+
+<p>Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait
+plus courageux; pour elle au moins sa tâche était
+accomplie.</p>
+
+<p>Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs
+et la table en était couverte, mais ces fleurs, pas plus
+que les sourires de sa fille, la joie de Michel, le bonheur
+de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline,
+qui à chaque instant restait immobile à regarder les
+minutes fuir sur le cadran de la pendule; alors la
+Maman se disait:</p>
+
+<p>&mdash;Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher
+à la pensée de sa maladie.</p>
+
+<p>Et pour essayer de le distraire, elle racontait des
+histoires de jeunesse, de mariage; elle se faisait
+aimable avec Michel.</p>
+
+<p>Dans les sauts de la conversation, Michel demanda
+à Adeline ce que c'était un journal appelé l'<i>Honnête
+Homme</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons
+reçu chacun un exemplaire; il annonce une étude
+sur les cercles, avec des portraits que chacun reconnaîtra;
+vous me mettrez les noms sous ces portraits,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa
+femme posés sur lui, il n'avait pas tout de suite
+trouvé une réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que c'est un journal de scandale et de
+chantage, dit-il enfin, et je ne crois pas que ses portraits
+aient de l'intérêt.</p>
+
+<p>Michel n'insista pas: au fait, que lui importait
+l'<i>Honnête Homme</i>? il n'en avait parlé que par hasard.</p>
+
+<p>Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les
+bâtiments de la ferme à Michel, et, en causant d'un
+air indifférent, il demanda au fermier s'il avait toujours
+à se plaindre des lapins:</p>
+
+<p>&mdash;Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline,
+ils me mangent tout mon <i>cossard</i>; si on ne les panneaute
+pas, ils n'en laisseront pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine;
+aujourd'hui je vais vous en tuer quelques-uns
+à coup de fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! papa, dit Berthe.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que vous vous promènerez; vous me
+prendrez au retour.</p>
+
+<p>Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman,
+madame Adeline et Léonie restaient au château,
+il prit avec Berthe et Michel le chemin du parc.</p>
+
+<p>Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza
+ou de <i>cossard</i>, comme disait le fermier.</p>
+
+<p>&mdash;Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas
+peur des coups de fusil.</p>
+
+<p>Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe:</p>
+
+<p>&mdash;Embrasse-moi donc, dit-il.</p>
+
+<br>
+
+<p>Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient
+en termes émus et respectueux la mort de M. Constant
+Adeline, l'éminent député de la Seine-Inférieure,
+le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins
+dans son parc, il avait commis l'imprudence de
+prendre son fusil par le canon en sautant un fossé,
+et le coup qui l'avait frappé à bout portant à la tête
+l'avait tué raide.</p>
+
+<br><br>
+<h4>FIN</h4>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
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+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
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+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
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+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
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+
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/old/12174.txt b/old/12174.txt
new file mode 100644
index 0000000..9a09c4f
--- /dev/null
+++ b/old/12174.txt
@@ -0,0 +1,12190 @@
+The Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Baccara
+
+Author: Hector Malot
+
+Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
+
+
+
+Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliotheque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+
+BACCARA
+
+HECTOR MALOT
+
+
+1886
+
+
+
+BACCARA
+
+
+
+PREMIERE PARTIE
+
+
+I
+
+Ouvrez les livres de geographie les plus complets, etudiez les cartes,
+meme celle de l'etat-major, et vous y chercherez en vain un petit
+affluent de la Seine, qui cependant a ete pour la ville qu'il traverse
+ce que le Furens a ete pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour
+Rouen.--Cette riviere est le Puchot. Il est vrai que de sa source a son
+embouchure elle n'a que quelques centaines de metres, mais si peu long
+que soit son cours, si peu considerable que soit le debit de ses eaux,
+ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.
+
+Pendant des centaines d'annees, c'est sur ses rives que se sont
+entassees les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent
+l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines
+teintes, le degraissage en pieces, et il a fallu l'invention de la
+vapeur et des puits artesiens pour que les nouvelles manufactures
+l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les
+_Puchotiers_ que la petite riviere n'a pas ete remplacee, et que si
+Elbeuf n'est plus ce qu'il a ete si longtemps, c'est parce qu'on a
+renonce a se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douees de
+toutes sortes de vertus speciales qui lui appartenaient en propre.
+Mauvaises, les eaux des puits artesiens et de la Seine, aussi mauvaises
+que le sont les drogues chimiques qui ont remplace dans la teinture le
+noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival.
+
+Le Puchot a donc ete le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives
+basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'ou il sort, a quelques pas
+du chateau des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de
+la foret de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu a peu se sont
+groupes les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux
+maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles etroites ou les
+ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois epaisses
+comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargees de terre a foulon,
+que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vecu jusqu'a nos jours.
+
+Une d'elles que le Bottin designe ainsi: "Adeline (Constant), O. *,
+medailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition
+universelle de 1855, hors concours 1867, medaille de progres Vienne,
+_nouveautes pour pantalons, jaquettes et paletots_", occupe, impasse du
+Glayeul, une de ces cours etroites et noires; et c'est probablement la
+plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement a la revocation
+de l'Edit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors
+accapare l'industrie du drap en introduisant les facons de Hollande et
+d'Angleterre, forces comme protestants de quitter la France, laisserent
+la place libre a leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline;
+il etait intelligent, laborieux, entreprenant, doue de cet esprit
+d'initiative et de prudence avisee qui est le propre du caractere
+normand: mais, lie par l'engagement que ses maitres lui avaient impose,
+comme a tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'etablir maitre a
+son tour, il serait reste ouvrier toute sa vie. Libere par le depart de
+ses patrons, il avait commence a fabriquer pour son compte des draps
+facon de Hollande et d'Angleterre, et il etait devenu ainsi le fondateur
+de la maison actuelle; ses fils lui avaient succede; un autre Adeline
+etait venu apres ceux-la; un quatrieme apres le troisieme, et ainsi
+jusqu'a Constant Adeline, que le nom estime de ses peres, au moins
+autant que le merite personnel, avaient fait successivement conseiller
+general, president du tribunal de commerce, chevalier puis officier de
+la Legion d'honneur, et enfin depute.
+
+C'etait petitement que le premier Adeline avait commence, en ouvrier qui
+n'a rien et qui ne sait pas s'il reussira, et il avait fallu des succes
+repetes pendant des series d'annees pour que ses successeurs eussent
+la pensee d'agrandir l'etablissement primitif; peu a peu cependant ils
+avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebatissant
+en briques leurs bicoques de bois, montant etages sur etages, mais sans
+vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si a l'etroit qu'ils y fussent.
+Il semblait qu'il y eut dans cette obstination une religion de famille,
+et que le nom d'Adeline format avec celui du Glayeul une sorte de raison
+sociale.
+
+Pour l'habitation personnelle, il en avait ete comme pour la fabrique:
+c'etait impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeure,
+c'etait impasse du Glayeul que ses heritiers continuaient de demeurer;
+l'appartement etait bien noir cependant, peu confortable, compose de
+grandes pieces mal closes, mal eclairees, mais ils n'avaient besoin
+ni du bien-etre ni du luxe que ne comprenaient point leurs idees
+bourgeoises. A quoi bon? C'etait dans l'argent amasse qu'ils mettaient
+leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la consideration
+commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, etre estimes, pour eux tout
+etait la, et ils n'epargnaient rien pour obtenir ce resultat, surtout
+ils ne s'epargnaient pas eux-memes: le mari travaillait dans la
+fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient
+du college de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation,
+c'etait pour travailler,--ceux-ci avec le pere, celles-la avec la mere.
+
+Jusqu'a la Restauration, ils s'etaient contentes de cette petite
+existence, qui d'ailleurs etait celle de leurs concurrents les plus
+riches, mais a cette epoque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en
+vente ce qui lui restait de proprietes, ils avaient achete le chateau du
+Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la verite, ce nom de "chateau"
+les avait un moment arretes et failli empecher leur acquisition; mais de
+ce chateau dependaient une ferme dont les terres etaient en bon etat,
+des bois qui rejoignaient la foret de la Londe; l'occasion se presentait
+avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer
+le chateau, que d'ailleurs ils s'etaient empresses de debaptiser et
+d'appeler "notre maison du Thuit", se gardant soigneusement de tout
+ce qui pouvait donner a croire qu'ils voulaient jouer aux chatelains:
+petits bourgeois etaient leurs peres, petits bourgeois ils voulaient
+rester, mettant leur ostentation dans la modestie.
+
+Cependant cette acquisition du Thuit avait necessairement amene avec
+elle de nouvelles habitudes. Jusque-la toutes les distractions de la
+famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux
+roches d'Orival, au chene de la Vierge, en parties dans la foret qui,
+quelquefois, en ete, se prolongeaient par le chateau de Robert-le-Diable
+jusqu'a la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais
+on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau
+temps, s'en aller au Thuit a pied a la queue leu-leu; il fallait une
+voiture; on en avait achete une; une vieille caleche d'occasion encore
+solide, si elle etait ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle
+etaient plaques en argent, on les avait recures jusqu'a ce qu'il ne
+restat que le cuivre, qu'on avait laisse se ternir. Tous les samedis,
+apres la paye des ouvriers, la famille s'etait entassee dans le vieux
+carrosse charge de provisions, et par la cote de Bourgtheroulde, au trot
+pacifique de deux gros chevaux, elle s'en etait allee a la maison du
+Thuit, ou l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur
+temps a se promener a travers les bois, les parents parcourant les
+terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux a executer,
+estimant les arbres a abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans
+la semaine ecoulee.
+
+Cependant ces moeurs qui etaient alors celles de la fabrique elbeuvienne
+s'etaient peu a peu modifiees; le bien-etre, le brillant, le luxe, la
+vie de plaisir, jusque-la a peu pres inconnus, avaient gagne petit
+a petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce
+paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifference, lassitude
+ou degout. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
+jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les chateaux
+qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?
+
+Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les
+habitudes, les usages, les procedes de la vieille maison etaient en 1830
+ce qu'ils avaient ete en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient ete en 1850.
+Quand la vapeur avait revolutionne l'industrie, ils ne l'avaient point
+systematiquement repoussee mais ils ne l'avaient admise que prudemment,
+au moment juste ou ils auraient dechu en ne l'employant pas; encore,
+au lieu de se lancer dans des installations couteuses, s'etaient-ils
+contentes de louer a un voisin la force motrice necessaire a la marche
+de leurs metiers mecaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les
+innovations, mauvaises pour eux. Ils etaient les plus hauts
+representants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils
+avaient toujours ete. Les manufactures puissantes qui s'etaient elevees
+autour d'eux ne les avaient point tentes. Ils n'enviaient point ces
+casernes vitrees en serres et ces hautes cheminees qui, jour et nuit,
+vomissaient des tourbillons de fumee. C'etait le chiffre d'affaires qui
+seul meritait consideration, et le leur etait superieur a ceux de leurs
+rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne,
+celle ou les nombreuses operations de la fabrication du drap, le
+degraissage de la laine en suint, la teinture, le sechage, le cardage,
+la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le degraissage en
+pieces, le foulage, le lainage, le tondage, le decatissage s'executent
+au dehors dans des ateliers speciaux ou chez l'ouvrier meme, et ou la
+fabrique ne sert qu'a visiter les produits de ces diverses operations et
+a creer la nouveaute au moyen de l'agencement des fils et du coloris.
+
+Ailleurs qu'a Elbeuf cette prudence et ces facons de gagne-petit eussent
+peut-etre amoindri et deconsidere les Adeline, mais en Normandie on
+estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on
+disait: "Voyez les Adeline", ce n'etait pas avec pitie, c'etait avec
+envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on
+ecrasait les imprudents qui s'etaient ruines, aussi bien que les
+parvenus fils d'_epinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de
+continuer le commerce de leurs peres, jouaient a la grande vie dans
+leurs hotels ou leurs chateaux.
+
+Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, etait le digne heritier
+de ces sages fabricants; d'aucun de ses peres on n'avait pu dire aussi
+justement que de lui: "Voyez Adeline"; et on l'avait dit, on l'avait
+repete a satiete, a propos de tout, dans toutes les circonstances:--des
+le college ou il s'etait montre intelligent et studieux, bon camarade,
+estime de ses professeurs, le Benjamin de l'aumonier, heureux de trouver
+en lui un garcon eleve chretiennement et de complexion religieuse, ce
+qui etait rare dans la generation de 1830;--plus tard au tribunal de
+Commerce, au conseil general et enfin a la Chambre, ou il etait un
+excellent depute, applique au travail, vivant en dehors des intrigues
+de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait a fond et alors se
+faisant ecouter de tous, votant selon sa conscience tantot pour, tantot
+contre le ministere, sans qu'aucune consideration de groupe ou d'interet
+particulier pesat sur lui.
+
+A un certain moment cependant, ce modele avait inspire des craintes
+a ses amis. Apres avoir travaille quelques annees dans la fabrique
+paternelle en sortant du college, il avait fait un voyage d'etudes en
+Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, a Elbeuf,
+qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait
+rencontres dans des casinos, ou Adeline jouait gros jeu.
+
+--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garcon si sage! La "femme galante",
+on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les
+casinos?
+
+Epouvante, le pere avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant a
+personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune resistance,
+et, soumis, repentant, il etait revenu a Elbeuf: il s'etait laisse
+entrainer; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais
+humilie d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.
+
+On l'avait alors marie.
+
+Et depuis cette epoque, il avait ete, comme ses amis le disaient en
+plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal
+de Commerce, des conseillers generaux, des jures d'exposition et et des
+deputes.
+
+--Voyez Adeline!
+
+Que lui manquait-il pour etre l'homme le plus heureux du monde?
+N'avait-il pas tout,--l'estime, la consideration, les honneurs, la
+fortune?--et une honnete fortune, loyalement acquise si elle n'etait pas
+considerable.
+
+
+II
+
+C'etait dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, la
+ou l'on s'en tient aux apparences et ou l'on repete consciencieusement
+les phrases toutes faites sans s'inquieter de ce qu'elles valent; il y
+avait cent cinquante ans que cette fortune etait monnaie courante de la
+conversation a Elbeuf, on continuait a s'en servir.
+
+Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette
+croyance a une fortune, solide et inebranlable, commencait a etre
+amoindrie.
+
+A sa mort, le pere de Constant Adeline avait laisse deux fils: Constant,
+l'aine, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de
+s'associer avec son frere, avait fonde a Paris une importante maison de
+laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente
+au Havre et a Roubaix, d'achat a Buenos-Ayres, a Moscou, a Odessa, a
+Saratoff. Celui-la n'avait que le nom des Adeline; en realite, c'etait
+un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnee dans le commerce petit
+a petit lui paraissait miserable, il lui fallait celle que donne en
+quelques coups hardis la speculation. S'il avait vecu, peut-etre
+l'eut-il realisee. Mais, surpris par la mort, il avait laisse de
+grosses, de tres grosses affaires engagees qui s'etaient liquidees par
+la ruine complete--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mere. A la
+verite, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'etait la faillite.
+Elles s'etaient sacrifiees et l'honneur avait ete sauf. Pour acquitter
+ce lourd passif, la femme avait abandonne tout ce qu'elle possedait, et
+la mere, apres avoir vendu ses proprietes et ses valeurs mobilieres,
+s'etait encore fait rembourser par son fils aine la part qui lui
+revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eut pu resister a la demande
+de sa mere; en tout cas, il eut pu ne donner que la moitie de cette
+part; il l'avait donnee entiere, autant par respect pour la volonte
+de sa mere que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au
+tableau des faillites.
+
+Un commercant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans
+embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer
+cette saignee sans compromettre, semblait-il, la solidite de sa maison;
+s'il s'en trouvait un peu gene, quelques bonnes annees combleraient ce
+trou; il n'avait qu'a travailler.
+
+Mais justement a cette epoque avait commence une crise commerciale qui
+dure encore, et un changement radical dans la mode qui, a la nouveaute
+en tissu foule, fabrique a Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une
+superiorite reconnue, a fait preferer le tissu fortement serre en chaine
+et en trame, fabrique en Angleterre et a Roubaix;--au lieu des bonnes
+annees attendues, les mauvaises s'etaient enchainees; au lieu de
+travailler pour combler le trou creuse, il avait fallu travailler pour
+qu'il ne s'agrandit pas demesurement, et encore n'y avait-on pas reussi.
+Car, pour la nouveaute beaucoup plus que pour les autres industries, les
+crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs,
+elle ne se garde pas. Une piece de drap uni, noir, vert, bleu, reste en
+magasin sans autre inconvenient pour le fabricant que la perte d'interet
+de l'argent avance et du benefice manque. Une piece de nouveaute ne peut
+pas y rester, le mot meme le dit. Lorsque tout a ete dispose par le
+fabricant pour faire une etoffe neuve: melange de la matiere, laine de
+telle espece avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces
+laines et de cette soie; filature selon l'effet cherche; tissage d'apres
+certaines combinaisons determinees pour le dessin, la force, la facon;
+appret special aussi varie dans ses combinaisons que celles de la
+teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette etoffe soit
+vendue a son heure precise et pour la saison en vue de laquelle elle a
+ete creee, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la
+vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou
+changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaille ne se
+presentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis
+pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilite des
+crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui
+qui souffle ou ecarte les maladies, les fleaux et les guerres.
+
+Depute, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique
+comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses
+journees au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf
+n'est qu'a deux heures et demie de Paris; tous les samedis, apres la
+seance, il prenait le train, et a neuf heures et demie il arrivait chez
+lui, ou il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-la, le diner
+retarde etait un souper; et tout le monde, meme la vieille madame
+Adeline, agee de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysee des
+jambes, qu'on appelait "la Maman", meme la jeune Leonie Adeline, fille
+de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mere demeurait chez son oncle,
+ne se mettait a table qu'apres que le chef de la famille s'etait assis a
+sa place, vide pendant toute la semaine; les visages etaient epanouis,
+et, malgre le retard qui avait dit aiguiser les appetits, on causait
+plus qu'on ne mangeait.
+
+--Comment vas-tu, la Maman?
+
+--Bien, mon garcon; et toi? Il y a encore eu du tapage a la Chambre
+cette semaine, tu as du te bruler _les sangs_, c'est vraiment trop
+_arkanser_.
+
+La Maman, restee vieille Elbeuvienne, avait conserve, sans se donner la
+peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la
+toilette que pour le langage et le parler: en ete ses robes etaient en
+indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir
+garnis de dentelle etaient a la mode de 1840, la derniere a laquelle
+elle eut fait des concessions; et avec un accent trainant elle lachait
+les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles
+elle avait ete elevee, sans s'inquieter des effarements de ses
+petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient
+adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des
+charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que
+"ne rien faire de bon" vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire
+pour ceux qui n'entendent pas le normand.
+
+Il fallait qu'Adeline expliquat pourquoi on avait _arkanse_, car la
+Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait
+l'_Officiel_ d'un bout a l'autre, et elle ne lui faisait grace d'aucun
+detail, plus au courant de ce qui se passait a la Chambre que bien des
+deputes. Quand son fils avait parle, elle discutait les raisons que ses
+contradicteurs lui avaient opposees et les pulverisait, s'indignant
+que tout le monde n'eut pas vote comme lui. Sur un seul point, elle le
+blamait--c'etait sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne
+mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel
+chagrin pour elle que dans ces questions il ne votat point comme elle
+aurait voulu! il etait si soumis, si pieux, quand il etait petit!
+
+Respectueusement il se defendait, mais le plus souvent il cherchait a
+changer la conversation en faisant signe a sa femme ou a sa fille de
+venir a son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'etait
+point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il
+avait hate d'arriver chez lui. C'etait pour se retrouver avec les siens
+dans cette maison toute pleine de souvenirs, ou il avait ete enfant,
+ou il avait grandi, ou son pere etait mort, ou il s'etait marie, ou sa
+fille etait nee, ou il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui
+parlat au coeur et ne le reposat de la vie parisienne vide et fatigante
+qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pieces un peu noires
+d'aspect, comme ces vieux meubles demodes qu'il avait toujours vus,
+ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze dore a sujets
+mythologiques, ces fleurs en papier conservees sous des cylindres depuis
+la jeunesse de sa mere, lui etaient plus doux aux yeux que le mobilier
+du petit appartement de garcon qu'il occupait dans une maison meublee
+de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait
+l'appetit des qu'il poussait sa porte le disposait mieux a se mettre
+a table que les bouffees chaudes qui le frappaient au visage quand il
+entrait dans les restaurants parisiens ou il mangeait seul! A mesure
+qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois
+se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se
+refermaient. Le Parisien restait a Paris, a Elbeuf il n'y avait plus
+que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le
+commercant remplacait le depute; il n'etait plus que mari et pere de
+famille.
+
+Aussi se fachait-il contre la politique qu'il lui deplaisait de
+retrouver a Elbeuf: c'etait de paroles affectueuses, de regards tendres
+qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimite, de sorte que
+bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses
+approbations ou ses reprimandes, il oubliait de lui repondre ou ne le
+faisait qu'en quelques mots distraits: "Oui, maman; non, maman; tu as
+raison, certainement, sans aucun doute."
+
+C'etait assez indifferemment qu'a son retour d'Allemagne il s'etait
+laisse marier par son pere avec une jeune fille nee dans une condition
+inferieure a la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans
+il vivait dans une etroite communion de sentiment et de pensee avec sa
+femme, car il s'etait trouve que celle qu'il avait acceptee pour la
+grace de sa jeunesse etait une femme douee de qualites reelles que
+chaque jour revelait: l'intelligence, la fermete de la raison, la
+droiture du caractere, la bonte indulgente, et, ce qui pour lui etait
+inappreciable depuis son entree dans la vie politique--le flair et
+le genie du commerce qui faisaient d'elle une associee a laquelle il
+pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication
+que pour la vente. Pendant qu'a Paris il s'occupait des affaires de la
+France, a Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles
+de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'etait pas rare
+d'en rencontrer autrefois derriere les rideaux verts d'un comptoir, mais
+comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir
+avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la
+comptabilite, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-meme.
+
+Si bon commercant que fut Adeline, ce n'etait cependant pas d'affaires
+qu'il avait hate de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires,
+il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui
+ecrivait tous les soirs; c'etait sa femme meme, c'etait sa fille qui
+occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en repondant avec plus
+ou moins d'a-propos a sa mere, ses yeux allaient de l'une a l'autre.
+S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-la, et il n'etait
+pas rare que tout a coup il s'interrompit pour se pencher vers elle et
+l'embrasser en la prenant dans ses bras:
+
+--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?
+
+Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa
+beaute qui lui semblait incomparable; ou trouver une fille de dix-huit
+ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne
+voyait chez aucune autre, une fraicheur de carnation, une profondeur,
+une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne
+de coeur, si facile, si aimable de caractere!
+
+Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots
+affectueux pour la petite Leonie, sa niece, agee de douze ans, dont il
+etait le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
+maitres particuliers, parce qu'elle etait trop faible de sante pour etre
+envoyee a Rouen au couvent des Dames de la Visitation ou toutes les
+filles des Adeline avaient ete elevees.
+
+Le diner se prolongeait; quand il etait fini, l'heure etait avancee;
+alors il roulait lui-meme sa mere jusqu'a la chambre qu'elle occupait
+au rez-de-chaussee, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle etait
+paralysee; puis, apres avoir embrasse Berthe et Leonie, qui montaient
+a leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors
+commencait entre eux la causerie serieuse, celle des affaires, qui, plus
+d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.
+
+Ils avaient la sous la main les livres, la correspondance, les carres
+d'echantillons, ils pouvaient discuter serieusement et se mettre
+d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait ete reserve: elle lui
+rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire;
+a son tour, il racontait ses demarches a Paris dans l'interet de leur
+maison, il disait quels commissionnaires, quels commercants il avait
+vus, et, tirant de ses poches les echantillons qu'il avait pu se
+procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les
+comparaient a ceux qui avaient ete essayes chez eux.
+
+Pendant quelques annees, quand ils avaient arrete ces divers points,
+leur tache etait faite pour la soiree: la semaine finie etait reglee,
+celle qui allait commencer etait decidee; mais des temps durs avaient
+commence ou les choses ne s'etaient plus arrangees avec cette facilite:
+la consommation se ralentissant, il fallait etre plus accommodant pour
+la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants
+seuls, forces de courir des aventures, avaient consenti a traiter
+jusqu'a ce jour; de grosses faillites avaient ete le resultat de ce
+nouveau systeme; elles s'etaient repetees, enchainees, et il etait
+arrive un moment ou la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de
+la peine a combiner ses echeances.
+
+
+III
+
+Un soir qu'on attendait Adeline, la famille etait reunie dans le bureau
+dont on venait de fermer les volets apres le depart des ouvriers et
+des employes. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de
+l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre a images, devant un
+pupitre Leonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline
+couvrait de chiffres un cahier forme de lettres de faire part qui,
+cousues ensemble, servaient de brouillon et economisaient une main de
+papier ecolier. La cour si bruyante dans la journee etait silencieuse;
+au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre,
+et dans le bureau que le poele qui ronflait, le gaz qui chantait et la
+plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps
+elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le
+frolement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions,
+recommencait. C'etait hativement qu'elle faisait son travail, et le
+geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitee.
+
+--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.
+
+--Non.
+
+La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement
+
+--Qu'est-ce qui ne va pas!
+
+--Mais rien.
+
+Autrefois, la Maman ne se serait pas contentee de cette reponse, car
+evidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose
+preoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'etait fait rembourser sa part
+de propriete dans la maison de commerce, elle n'avait plus la meme
+liberte de parole. Ce remboursement ne s'etait pas fait sans resistance,
+sinon chez Adeline soumis a la volonte de sa mere, au moins chez madame
+Adeline. Qu'une mere avec deux enfants donnat la moitie de sa fortune
+a l'un de ses fils, il n'y avait rien a dire, mais qu'elle voulut la
+donner entiere en depouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'etait
+pas juste. Et la bru s'etait expliquee la-dessus avec la belle-mere
+nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient change de
+caractere. Quand la Maman possedait la moitie de la maison de commerce,
+elle etait une associee, et on lui devait les comptes qu'on rend a un
+associe. Sa part remboursee, les inventaires ne lui avaient plus ete
+communiques, les comptes ne lui avaient plus ete rendus. Qu'eut-elle pu
+demander? elle n'etait plus rien dans cette maison. A la verite, son
+fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais
+le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'etait sur certains
+sujets seulement que cette liberte se montrait; sur la marche des
+affaires, ils etaient avec elle aussi reserves l'un que l'autre. Quand
+elle insistait pres de Constant, il repondait invariablement que les
+choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et
+meme la reticence se laissait voir dans ses reponses. Et alors, avec
+inquietude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent
+mille francs a son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation
+critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de
+faillites; les acheteurs qu'elle etait habituee a voir autrefois
+venaient maintenant si rarement a Elbeuf. Si encore elle avait pu
+rejeter sur sa bru la responsabilite de cette situation, c'eut ete un
+soulagement pour elle. Mais, malgre l'envie qu'elle en avait, cela
+ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaitre, la
+fabrique n'avait ete dirigee avec plus d'intelligence et plus d'ordre;
+la surveillance etait de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi
+bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les
+services on trouvait de ces economies ingenieuses que seules les femmes
+savent appliquer sans rien desorganiser et sans soulever des plaintes.
+
+Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce
+rien, elle reprit la lecture de son journal: cependant, il etait certain
+qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru
+aussi nerveuse, et cela etait caracteristique chez une femme calme
+d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posseder, et ne dire comme
+ne laisser paraitre que ce qu'elle voulait bien.
+
+Cependant, si absorbee qu'elle voulut etre dans sa lecture, elle ne
+pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; a
+un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:
+
+--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?
+
+--MM. Bouteillier freres ont suspendu leurs payements.
+
+Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'etre pas
+interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.
+
+--Vous etes engagee avec eux pour une grosse somme?
+
+--Assez grosse.
+
+--Et elle vous manque pour votre echeance?
+
+--Constant doit m'apporter les fonds.
+
+Le soulagement qu'eprouva la Maman l'empecha de remarquer le ton de
+cette reponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait,
+on pouvait etre tranquille. La suspension de payement des freres
+Bouteillier suffisait et au dela pour expliquer l'etat nerveux de madame
+Adeline; ils etaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus
+anciens, les plus fideles, et leur disparition se traduirait par une
+diminution de vente importante. Sans doute cela etait facheux, mais non
+irremediable; elle avait foi dans la maison de son fils au meme point
+que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on
+traversait ne dut bientot prendre fin; les beaux jours qu'elle avait
+vus reviendraient, il n'y avait qu'a attendre. Elle demandait a Dieu de
+vivre jusque-la; si apres avoir sauve l'honneur des Adeline elle pouvait
+voir la solidite de leur maison assuree, elle serait contente et
+mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manque une
+seule fois, excepte pendant ses couches, la messe de sept heures a
+Saint-Etienne, ou, par sa piete, elle avait fait l'edification de
+plusieurs generations de devotes, mais jamais on ne l'avait vue prier
+avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui
+semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittat pas son fauteuil roulant
+et ne put pas se prosterner a genoux, au mouvement de ses levres et a
+l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa priere. Ses yeux ne
+quittaient pas la verriere ou saint Roch, patron des cardeurs, tisse,
+avec des ouvriers, du drap sur un metier des vieux temps et c'etait lui
+qu'elle implorait particulierement pour son fils comme pour son pays
+natal.
+
+La plume de madame Adeline continuait a courir sur son brouillon quand
+dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait
+qu'il y eut deux personnes. Les pas s'arreterent a la porte du bureau,
+ou discretement on frappa quelques coups.
+
+--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Leonie, se levant avec
+l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre
+un travail ennuyeux.
+
+--Mais, sans doute, repondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise
+qu'a cette heure on frappat a cette porte et non a celle de
+l'appartement.
+
+Les verrous furent promptement tires et la porte s'ouvrit.
+
+-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Leonie.
+
+C'etait en effet le chef de la maison Eck et Debs, le pere Eck, comme on
+l'appelait a Elbeuf, accompagne d'un de ses neveux.
+
+--_Ponchour, matemoiselle_, dit le pere Eck avec son plus pur accent
+alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.
+
+L'oncle etait un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de
+manieres, court de jambes et court de bras, a la physionomie ouverte,
+gaie et fine, dont les cheveux frises, le nez busque et le teint mat
+trahissaient tout de suite l'origine semitique; le neveu, au contraire,
+etait un beau jeune homme elance, avec des yeux de velours, et des dents
+blanches qui avaient l'eclat de la nacre entre des levres sanguines et
+une barbe noire frisee.
+
+--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle
+Perthe_.
+
+Ce dernier bonjour fut accompagne d'une reverence.
+
+-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-la, je _groyais_
+qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumiere au
+_pureau_, j'ai _gru_ que c'etait lui qui _trafaillait; foila gomment_
+j'ai frappe a cette _borte_; excusez-moi, _mestames_.
+
+Ce fut une affaire de leur trouver des sieges, car le bureau etait
+meuble avec une simplicite veritablement antique: une table en bois
+noir, deux pupitres, des rayons en sapin regnant tout autour de la piece
+pour les registres et la collection des echantillons de toutes les
+etoffes fabriquees par la maison depuis pres de cent ans, quatre chaises
+en paille, et c'etait tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi a
+plus de trois cent millions d'affaires.
+
+C'etait apres la guerre que les Eck et Debs, etablis jusque-la en
+Alsace, avaient quitte leur pays pour venir creer a Elbeuf une grande
+manufacture de "draps lisses, elasticotines, faconnes noirs et
+couleurs", comme disaient leurs en-tetes, ou s'accomplissaient, sans
+le secours d'aucun intermediaire, toutes les operations par lesquelles
+passe la laine brute pour etre transformee en drap pret a etre livre
+a l'acheteur, et tout de suite ils etaient entres en relations avec
+Constant Adeline, que son caractere autant que sa position mettaient
+au-dessus de l'envie et de la jalousie, et aupres de qui ils avaient
+trouve un accueil plus liberal qu'aupres de beaucoup d'autres
+fabricants. Sans arriver a l'amitie, ces relations s'etaient continuees,
+s'etendant meme aux familles. A la verite, madame Adeline mere n'avait
+point vu madame Eck mere, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi
+fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'etre dans la sienne;
+mais mesdames Eck et Debs faisaient a madame Constant Adeline des
+visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux freres Eck
+et les trois freres Debs avaient plus d'une fois danse avec Berthe.
+
+Les politesses echangees, le pere Eck prit son air bonhomme, et,
+regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres:
+
+--_Touchours a l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien
+afoir_ une _embloyee gomme fous_ et... au meme _brix_.
+
+Et il partit d'un formidable eclat de rire, car il etait toujours le
+premier a sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquieter de
+savoir s'il n'etait pas quelquefois le seul a les trouver droles.
+
+Mais ses eclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-a-dire
+instantanement; il prit une figure grave, presque desolee:
+
+--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier
+freres? demanda-t-il.
+
+--J'en ai recu ce matin.
+
+--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_?
+
+--C'est ce qu'on m'ecrit.
+
+--Est-ce que _fous_ etiez engages _afec_ eux?
+
+--Malheureusement. Et vous?
+
+--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas
+foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_;
+c'etait _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux
+Champs-Elysees, chateau aux _enfirons_ de _Baris, filla_ a Trouville,
+_sechour_ a Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_.
+
+Il y eut un silence; le pere Eck paraissait assez gene, et madame
+Adeline l'etait aussi jusqu'a un certain point, se demandant ce que
+pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:
+
+--Est-ce que vous etes satisfait de vos nouveaux procedes de teinture?
+demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur metier,
+qui pouvait fournir une inepuisable matiere et que d'ailleurs elle etait
+bien aise de tirer au clair.
+
+--Oh! _dres satisvait_.
+
+--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay?
+
+Il ouvrit la bouche pour repondre, puis il la referma, et ce fut
+seulement apres quelques secondes de reflexion qu'il se decida:
+
+--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire,
+l'infentaire_ n'a _bas_ ete _vait_.
+
+Cela fut repondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire
+a sa sincerite, mais il la compromit malheureusement en se hatant de
+changer de sujet.
+
+--Quand _fous foutrez fenir_ a la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de
+_fous_ montrer ca; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est
+nos nouveaux metiers-fixes a _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle
+infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installes, tous
+les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_
+de _veraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouve_ un _bervectionnement_
+aussi simple que _barvait_; il faut voir ca; je lui ai fait _brendre_ un
+_prefet_. Il a vraiment le _chenie_ de la mecanique, ce garcon-la.
+
+--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet?
+
+--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble,
+_touchoure_.
+
+--Ce qu'on appelle a Elbeuf les Cocodes, dit Michel en riant et en
+repetant une plaisanterie qui etait spirituelle a Elbeuf.
+
+Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint aupres de madame
+Adeline:
+
+--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_?
+
+Passant la premiere, madame Adeline le conduisit dans le salon.
+
+
+IV
+
+--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?
+
+Ce fut la question que madame Adeline, troublee, se posa, mais qu'elle
+eut la force, cependant, de retenir pour elle.
+
+Bien qu'elle n'eut aucune raison de se defier de M. Eck, qu'elle savait
+droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie,
+elle avait ete si souvent, en ces derniers temps, frappee de coups qui
+s'abattaient sur elle a l'improviste et tombaient precisement d'ou on
+n'aurait pas du les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous
+sur ses gardes, inquiete et craintive.
+
+Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps
+des essais pour fabriquer la nouveaute mecaniquement et en grand comme
+ils fabriquaient le drap lisse: etait-ce la la cause de cette visite
+etrange? Dans ces Alsaciens ingenieux qui savaient si bien s'outiller et
+qui reussissaient quand tant d'autres echouaient, allait-elle rencontrer
+des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses
+affaires!
+
+Etait-ce un danger menacant leur maison ou la situation politique de
+son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance
+amicale?
+
+De quelque cote que courut sa pensee, elle ne voyait que le mauvais sans
+admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'etait
+de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie
+ordinairement ouverte et gaie.
+
+Elle s'etait assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et
+elle attendait qu'il commencat; ce qu'il avait a dire etait donc bien
+difficile?
+
+Enfin il se decida:
+
+--Quand nous nous sommes expatries _pour fenir a Elpeuf_, nous n'_afons
+pas drouve_ ici tout le monde bien _tispose_ a nous recevoir. On
+_tisait_: "Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin
+t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ ete parmi ceux-la, au _gontraire_, il
+n'a obei qu'a un sentiment patriotique pour les exiles et aussi pour sa
+ville ou nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a ete
+au coeur; _tans_ la position ou nous etions, quittant notre pays,
+recommencant la vie a un age ou beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos,
+nous _afons_ ete heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_.
+
+Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquietude de madame
+Adeline se detendit.
+
+--Quand l'annee _terniere_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin
+de perdre mon _peau_-frere Debs, nous _afons_ encore retrouve M.
+_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passe a ce moment et comment des gens
+se sont recuses pour ne pas lui faire des funerailles convenables; on
+_tisait_: "Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire
+concurrence?" Toutes sortes de mauvais sentiments s'etaient eleves
+contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-la memes qui
+auraient du se mettre en avant se sont mis en arriere. M. _Ateline_
+etait alors a _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il
+_bouvait_ tres _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce
+qui se passait ici,--peut-etre meme est-ce _bar fous, matame_?
+
+--Il est vrai que je lui ai ecrit.
+
+M. Eck se leva et avec une emotion grave il salua respectueusement:
+
+--J'aime a _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin,
+_aferti_, il a quitte _Baris_ et sur cette tombe, lui depute, il n'a pas
+craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnete homme qui avait apporte
+ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une
+ville ou il y a tant de misere. Et pour cela il a trouve des paroles qui
+retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les
+membres de notre famille.
+
+Il fit une pause, emu bien manifestement par ces souvenirs; puis
+reprenant:
+
+--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_
+allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demande
+ce moment d'entretien _bartigulier_. Apres ces _exbligations, fous
+gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels
+termes nous _barlons_ de lui: ma mere, ma soeur, ma femme, mes fils, mes
+_nefeux_ et moi-meme; il n'est _bersonne_ a _Elpeuf_ pour qui nous avons
+autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitie. Ce qui vous
+touche nous interesse et _pien_ souvent nous nous sommes _rechouis_
+en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes
+affliges en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier.
+
+Peu a peu, madame Adeline s'etait rassuree: tout cela etait dit avec
+une bonhomie et une sympathie si evidentes que son inquietude devait se
+calmer comme elle s'etait en effet calmee; mais a ces derniers mots,
+qui semblaient une entree en matiere pour une question d'argent, ses
+craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitie qui
+se manifestaient avec si peu d'a-propos n'allaient-elles aboutir a une
+conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'etait pas un mechant homme avait
+voulu adoucir en la preparant: c'etait le terrible de sa situation de
+voir partout le danger.
+
+--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pesoin_ d'etre dans des
+conditions _bartigulieres_ pour etre charme en voyant mademoiselle
+_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa
+mere, et un jeune homme, alors meme qu'il ne connait pas sa famille,
+ne peut pas ne pas etre seduit par elle, mais combien _blus_ fortement
+doit-il l'etre quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_
+exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis
+betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en realite un sage
+garcon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands
+services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractere le _blus_
+aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ egal que
+je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous
+_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille.
+
+Bien des fois et depuis longtemps deja, madame Adeline avait marie
+sa fille, choisissant son gendre tres haut, alors que leurs affaires
+etaient en pleine prosperite, descendant un peu quand cette prosperite
+avait decline, baissant a mesure qu'elles avaient baisse, jamais elle
+n'avait eu l'idee de Michel Debs. Un juif!
+
+Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappe.
+
+--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez a _matame Ateline_ mere, qui est
+une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_
+notre mere qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la
+votre. C'est ce que j'ai _tit_ a mon _betit_ Michel quand il m'a _barle_
+de ce mariage. "Et ta grand'mere, et la grand'mere de _mademoiselle
+Perthe_, hein!"
+
+Justement apres etre revenue un peu de son etourdissement, c'etait a ces
+grand'meres qu'elle pensait, a celle de Berthe et a celle de Michel.
+
+De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloitree comme
+une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystere
+et l'inconnu rendaient effrayantes.
+
+Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise
+aux pratiques les plus etroites de sa religion? De quel oeil
+regarderait-elle une chretienne a sa table, elle qui ne mangeait que
+de la viande pure, c'est-a-dire saignee par un sacrificateur, ouvrier
+alsacien verse dans les rites, qu'elle avait fait venir expres?
+
+Bien qu'elle n'eut ni le temps ni le gout d'ecouter les bavardages
+qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir
+quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait a cette vieille juive et
+ne pas en etre frappee.
+
+Avant l'arrivee des Eck et des Debs a Elbeuf, on s'occupait peu des
+usages des juifs, mais du jour ou cette vieille femme s'etait installee
+dans sa maison, son rigorisme l'avait imposee a la curiosite et aussi
+a la critique. C'etait monnaie courante de la conversation de raconter
+qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur
+le saignat;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans ecailles;
+qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui
+appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour
+le maigre;--que le poisson seul pouvait etre arrange au beurre, a
+l'huile ou a la graisse;--que, dans les repas ou il etait servi de la
+viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gateaux;--qu'on
+preparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-la
+les Israelites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de
+fer sur des braises, et sur cette plaque on placait le vase contenant
+les mets tout cuits, ce vase ne pouvait etre pris que par des mains
+juives;--enfin, que ses cheveux coupes etaient recouverts d'un bandeau
+de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille a ne pas
+laisser pousser leurs cheveux.
+
+Sans doute il y avait dans tout cela des exagerations, mais le
+vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu
+encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis
+vingt ans qu'elle en avait trop souffert aupres de sa belle-mere pour
+vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien degagee
+qu'elle fut de certains prejuges, elle ne l'etait point encore de
+celui-la. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde
+n'avait epouse un juif: cela ne se faisait pas a Elbeuf.
+
+Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de reflechir, il continuait:
+
+--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de
+son amour, c'est un honnete homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame
+Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barle_, mais ses
+levres ne se sont pas ouvertes. Peut-etre sait-elle cependant qu'elle
+est aimee, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces
+choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a
+_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est la ce qui
+m'amene chez vous. J'esperais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne
+manque pas les occasions ou il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu a
+m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-etre pas tres convenable.
+Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fut absent et j'en suis heureux,
+puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une
+mere vaut mieux qu'un pere. Vous la transmettrez a _M. Ateline_ et, si
+_fous_ le jugez _pon_, a _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_
+prie d'insister sur son amour; c'est sincerement, c'est _tentrement_
+qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un
+mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur
+que nous attachons a unir notre famille a la votre. Je veux vous
+_barler_ franchement, a coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne
+recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est depute
+et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _tecore_ et n'ai rien a
+attendre du gouvernement; quant a la situation de nos affaires, elle
+est _ponne_; la ou d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons;
+les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les
+communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_.
+
+Il se frotta les mains:
+
+--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est
+organisee pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura
+un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas
+que la graine en manque de sitot. Donc, ce que nous cherchons uniquement
+dans ce mariage, c'est l'honneur d'etre de _fotre_ famille: le pere
+Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront,
+et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et
+Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre
+repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient
+des _Ateline_.
+
+Sur ce mot, il se leva.
+
+--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline.
+
+--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidee_
+que je ne la _blaiderais_ moi-meme.
+
+Ils rentrerent dans le bureau, ou ils trouverent Leonie, la figure
+epanouie par un eclat de rire.
+
+--Je _fois_ qu'on s'est amuse, dit le pere Eck, on a taille une _ponne
+pafette_.
+
+--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Leonie.
+
+--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et
+qu'est-ce donc qu'il vous contait?
+
+--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le
+savez-vous, monsieur Eck?
+
+--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques
+n'etaient pas aussi avancees que maintenant, et nous ne savions pas que
+les Carthaginois se _cantaient_.
+
+--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains.
+
+--Ah! vraiment? dit le pere Eck qui n'avait pas compris.
+
+--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire
+d'excuse a madame Adeline, mademoiselle Leonie faisait un devoir sur
+Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'egayer. Je crois que
+maintenant elle n'oubliera plus Annibal.
+
+--M. Michel sait trouver un mot agreable pour chacun, dit la maman.
+
+Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et a leur eclat il
+etait evident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouve quelque
+chose d'agreable,--mais a coup sur de moins enfantin que pour Leonie.
+L'aimait-elle donc?
+
+
+V
+
+L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail;
+elle n'avait plus la tete aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait
+marche.
+
+On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mere dans la salle a manger,
+et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas
+moins la maison, alla voir a la cuisine si tout etait pret pour servir
+quand le maitre arriverait, puis elle revint dans la salle a manger
+attendre.
+
+--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas?
+
+--Non, grand'mere, repondit Berthe, il va comme Saint-Etienne.
+
+--Comment ton pere n'est-il pas arrive? aurait-il manque le train?
+
+Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquietude evidente,
+en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience
+extraordinaire.
+
+Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas presses
+dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.
+
+Presque aussitot Adeline entra dans la salle a manger, tenant dans sa
+main celle de sa fille; tout de suite il alla a sa mere, qu'il embrassa,
+puis, apres avoir embrasse aussi sa femme et Leonie, il se debarrassa
+de son pardessus, qu'il donna a Berthe, et de son chapeau, que lui prit
+Leonie.
+
+Alors il s'approcha de la cheminee ou, sur des vieux landiers en fer
+ouvrage, brulaient de belles buches de charme avec une longue flamme
+blanche.
+
+--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement
+ouvertes devant la flamme.
+
+Sa mere et sa femme le regardaient avec une egale anxiete, tachant de
+lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement;
+ce visage epanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.
+
+Tout a coup, il se redressa vivement; deboutonnant sa jaquette, il
+fouilla dans sa poche de cote et en tira cinq liasses de billets de
+banque qu'il tendit a sa femme:
+
+--Serre donc cela, dit-il.
+
+La Maman laissa echapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit
+rien, mais a l'empressement avec lequel elle prit les billets et a la
+facon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner
+son emotion et son sentiment de delivrance.
+
+Aussitot que madame Adeline revint dans la salle a manger; on se mit a
+table.
+
+Bien entendu, ce soir-la les affaires personnelles passerent avant la
+politique, et la Maman fut la premiere a mettre la conversation sur les
+freres Bouteillier:
+
+--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en
+arriver a cette catastrophe?
+
+--L'anciennete et l'honorabilite ne sauvent pas une maison, repondit
+Adeline, c'est meme quelquefois le contraire qu'elles produisent.
+
+Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement
+il etait d'une extreme bienveillance, prenant les choses, meme les
+mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui,
+ayant toujours ete heureux, ne se fache pas pour un pli de rose,
+convaincu que celui qui le gene aujourd'hui sera efface demain.
+
+Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hata meme d'attenuer ce
+mot qui lui avait echappe: la catastrophe qui frappait les Bouteillier
+n'etait pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'etait une suspension de
+payement, non une banqueroute avec insolvabilite complete; il paraissait
+meme certain que les payements reprendraient bientot et qu'on perdrait
+peu de chose avec eux.
+
+Cela ramena la serenite sur les visages et acheva ce que les cinq
+liasses de billets de banque avaient commence; la conversation, d'abord
+tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne
+voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel.
+
+--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.
+
+--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, repondit
+madame Adeline.
+
+--Et qu'est-ce qu'il voulait, le pere Eck? dit Adeline d'un ton
+indifferent en se versant a boire.
+
+Cette question fit relever la tete a la Maman, qui maintenant qu'elle
+etait debarrassee de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait
+ce que signifiaient cette visite et ce tete-a-tete avec sa bru. Pourquoi
+le pere Eck n'avait-il pas parle devant elle? A son age, ce juif
+n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse?
+
+--Je te conterai cela apres diner, dit madame Adeline.
+
+--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman
+avec une dignite blessee.
+
+--Oh! Maman! s'ecria Adeline.
+
+--Vous savez bien que vous n'etes jamais de trop, dit madame Adeline
+sans s'emouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre
+chambre apres le diner, vous assistiez au recit de cette visite.
+
+Il n'etait pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorite, fit
+des algarades de ce genre a sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait
+pas etre juge entre sa femme et sa mere, sortait d'embarras par une
+diversion plus ou moins adroite; il recourut a ce moyen:
+
+--Tu sais, fillette, dit-il a Berthe, que j'ai pense a toi; comme tu me
+l'avais recommande, j'ai ete me promener dans l'allee des Acacias
+mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regarde toutes les femmes
+elegantes, je ne peux pas te dire si cette annee les redingotes seront
+longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et
+j'en ai vu qui s'arretaient un peu plus bas que les hanches; tu peux
+donc faire la tienne comme tu voudras.
+
+--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une
+moyenne et une courte?
+
+--C'est une idee. Je dois dire aussi, pour etre fidele a la verite, que
+j'ai vu peu de foule: ce qui est facheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.
+
+Apres sa fille, ce fut le tour de sa niece: il s'etait acquitte de deux
+commissions dont elle l'avait charge: il avait achete l'_Atlas_ qu'elle
+desirait et commande une boite de pastels telle que la voulait papa
+Nourry.
+
+--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite a dessiner
+ses oiseaux.
+
+--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!
+
+Le diner tourna un peu plus court qu'a l'ordinaire; le dessert a peine
+servi, Berthe se leva de table et fit signe a Leonie de se lever aussi.
+Ce n'etait pas la presence de la Maman qui empechait de parler de la
+visite du pere Eck, c'etait la leur; Berthe l'avait compris et ne
+voulait pas retarder le moment des explications.
+
+--Viens, dit-elle a sa cousine.
+
+Elles monterent a leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil
+de sa mere dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.
+
+--Eh bien? demanda-t-elle.
+
+--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son
+neveu Michel.
+
+--Le pere Eck! s'ecria Adeline.
+
+--Ce juif! s'ecria la Maman en levant au ciel ses mains que
+l'indignation rendait tremblantes.
+
+Comme madame Adeline ne repondait rien, la Maman reprit:
+
+--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!
+
+--Il ne faut rien exagerer, dit Adeline, il est plus Francais que nous,
+puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a paye cet honneur d'une partie
+de sa fortune.
+
+--Crois-tu donc que s'il avait trouve son interet a etre Prussien, il ne
+le serait pas?
+
+--Enfin, il ne l'est pas.
+
+--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!
+
+--Assurement non.
+
+--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!
+
+--Je suis au moins aussi surpris que vous.
+
+--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui
+me souleve de ce fauteuil ou depuis quatre ans je reste inerte.
+
+--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?
+
+--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en
+existe pas moins.
+
+--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous
+demandant la main de notre fille.
+
+--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est
+juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?
+
+--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est la un prejuge d'un
+autre age. Le temps n'est plus ou le juif etait un paria, il s'en faut
+de tout; il n'y a qu'a ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe
+aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.
+
+Puis, comme il voulait enlever a cet entretien la violence passionnee
+que sa mere y mettait, il prit un ton enjoue:
+
+--Si les choses marchent du meme pas, il est facile de prevoir qu'avant
+peu ce sera le chretien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu
+des premieres representations: en tete des personnes citees, ce sont des
+juifs que tu trouveras.
+
+Mais au lieu de calmer sa mere, il l'exaspera.
+
+--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysee, je n'ai plus
+d'initiative, je n'ai plus d'autorite, je n'ai plus la fortune qui la
+fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta
+mere et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant,
+la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes
+habitues a discuter le pour et le contre et a trouver qu'il y a autant
+de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce
+qu'ils sont eux-memes, un incredule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu
+ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolerance; il n'y a
+pas de tolerance pour le mal, il doit etre ecrase.
+
+Elle avait toujours a cote d'elle une forte canne avec laquelle elle
+faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point
+appeler pour qu'on le roulat; elle la prit, et, d'une main encore
+vigoureuse, elle frappa le parquet avec une energie qui disait celle de
+sa volonte.
+
+--Il doit etre ecrase.
+
+Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir ecraser un etre
+vivant, le pere Eck, sans doute, ou son neveu, plutot qu'une chose
+ideale--ce mal qui l'enflammait.
+
+Adeline aimait sa vieille mere autant qu'il la respectait; aussi,
+lorsqu'elle abordait la question religieuse, tachait-il toujours,
+lorsqu'il ne pouvait pas ceder, de laisser tomber la conversation ou de
+la detourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien
+abandonner de ses idees; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des
+engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'etait pas
+une discussion plus ou moins theorique qui etait soulevee, c'etait une
+affaire personnelle, qui pouvait etre la plus grave pour sa fille--celle
+de sa vie meme.
+
+--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter
+par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck
+injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se presente.
+
+--Toujours les conditions, les circonstances attenuantes.
+
+Sans repondre a sa mere, il s'adressa a sa femme:
+
+--Hortense, dis-nous ce qui s'est passe dans ton entretien avec M. Eck.
+
+Il fit un signe furtif a sa femme pour qu'elle allongeat son recit
+autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mere se calmerait sans
+doute.
+
+Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta a peu pres
+textuellement les paroles de M. Eck.
+
+Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers
+mots elle lui coupa la parole:
+
+--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la
+repulsion qu'ils inspiraient en venant s'etablir ici pour ruiner
+d'honnetes gens par la concurrence.
+
+--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons
+rien.
+
+Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit
+encore:
+
+--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main!
+tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais ecoute!
+
+Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les
+Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tete en murmurant:
+
+--L'estime de ces gens-la! voila une belle affaire vraiment! il n'y pas
+de quoi se rengorger comme tu le fais.
+
+Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se
+contenir; mais quand sa bru repeta les paroles meme qui avaient ete
+la conclusion du pere Eck: "Est-ce que ce serait une mauvaise raison
+sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des
+rameaux nouveaux", elle poussa un cri d'indignation:
+
+--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre
+maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent,
+c'est la maison qu'il leur faut.
+
+Apres cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait
+les yeux fixes sur le plancher et paraissait suivre sa pensee, agitant
+ses levres sans former des mots distincts. Tout a coup elle prit la main
+de son fils violemment:
+
+--Constant, la verite: on me la cache ici, ta femme, toi-meme.
+Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien
+malade que ces gens pensent pouvoir heriter de toi?
+
+Il hesita un moment en regardant sa femme:
+
+--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton
+coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne repondras-tu pas a ta mere?
+
+Il hesita encore.
+
+--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement.
+
+--Oui.
+
+
+VI
+
+La Maman, si exaltee quelques minutes auparavant, avait tendu la main a
+son fils, et comme il etait venu s'asseoir pres d'elle, elle tenait la
+main qu'il lui avait donnee entre les siennes.
+
+--Mon pauvre garcon, repetait-elle, mon pauvre garcon!
+
+--Tu as raison de te plaindre, dit-il, apres avoir consulte sa femme
+d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons cache la verite.
+
+--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mere,
+un autre soutien?
+
+--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquieter. Tu as besoin de calme, de
+repos, et tu n'es que trop disposee a te donner la fievre. A quoi bon te
+tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, etre de peu de
+duree?
+
+--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas
+merite que tu me fisses injustement ce chagrin; m'eloigner de toi, nous
+separer, je ne comprends pas qu'une pareille pensee ait pu te venir.
+
+Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son
+mari et sa belle-mere, mais c'etait a condition que d'une facon directe
+ou indirecte elle ne fut pas elle-meme prise a partie: dans ces derniers
+mots elle vit une allusion a son influence et ne voulut pas la laisser
+passer sans repondre.
+
+--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous etait bien
+difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraitre en faire
+remonter la responsabilite a l'effort que nous nous sommes impose pour
+vous rembourser votre part, car c'est a partir de ce moment meme que
+notre gene a commence. Nous avions compte sur de bonnes annees; nous en
+avons eu de mauvaises. Fallait-il a chaque perte ou a chaque inventaire
+vous dire: "Voila la situation!" Cela eut-il ete discret et delicat?
+Nous ne l'avons pense, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus
+influence qu'il ne m'a influencee lui-meme. Cela s'est fait tacitement,
+spontanement entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'etait
+vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi
+comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.
+
+--Et quand vous avez vu qu'ils duraient?
+
+--Il etait trop tard pour vous porter un si gros coup.
+
+--Enfin, quels sont-ils?
+
+Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole:
+
+--Un mot va te repondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai
+remis a Hortense en arrivant; d'ou crois-tu qu'ils viennent?
+
+--De chez un banquier?
+
+--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En realite,
+de chez une simple connaissance u qui je n'aurais jamais pense a
+m'adresser, qui est venue a moi et qui m'a presque fait violence pour
+que j'accepte ce pret.
+
+Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite
+la rassurer.
+
+--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parle, que je rencontre
+chez mon collegue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un
+homme du monde, charmant, tres lance. Je dinais hier chez M. de Cheylus,
+et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guere
+parle que de la debacle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde
+parisien une place egale a celle qu'ils occupaient dans le commerce.
+Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas cache
+qu'elle etait un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi
+mal a propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a
+accompagne; nous avons cause des Bouteillier, longuement cause: tres
+galamment il s'est mis a ma disposition, en me demandant d'user de lui
+comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que
+peut dire un homme aimable. Je l'ai remercie, mais, bien entendu, j'ai
+refuse. Ce matin, il est venu chez moi et a recommence ses offres
+de services d'une facon si pressante que j'ai fini par accepter ses
+cinquante mille francs; il se serait fache si j'avais persiste dans mon
+refus.
+
+--Voila qui est bien etonnant, dit la Maman.
+
+--Qui serait etonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup
+moins de la sienne: c'est, je vous le repete, le plus charmant homme que
+j'aie rencontre, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire
+qu'il est le mien; jamais personne ne m'a temoigne autant de sympathie;
+s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut etre mon gendre.
+
+--Peut-etre veut-il etre tout simplement celui de la maison Adeline, dit
+la Maman.
+
+--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose a un jeune homme
+lance comme lui et vivant dans un monde ou la gloire des maisons de
+commerce n'est pas cotee. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi:
+c'est lui qui m'a prete ces cinquante mille francs, et il nous rend un
+service dont nous devons lui etre reconnaissants.
+
+--En es-tu donc la, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver
+cinquante mille francs? s'ecria la Maman.
+
+--Non, Dieu merci; mais j'en suis la de savoir gre a celui qui m'epargne
+le souci de les chercher. Au lendemain de la debacle des Bouteillier,
+dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie
+pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immediat de cinquante
+mille francs; notre credit deja bien ebranle s'en serait mal trouve;
+la pret de ce brave garcon nous donne le temps de respirer et de nous
+retourner: n'est-ce pas, Hortense?
+
+--Assurement, surtout si, comme tu l'esperes, les Bouteillier reprennent
+leurs payements.
+
+--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle
+creee? comment en est-elle arrivee la?
+
+--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tete d'un geste
+decourage.
+
+--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien a dire contre Hortense,
+elle administre aussi bien que possible.
+
+--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la
+notre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la
+direction, il faut des circonstances, et la direction a ete mauvaise,
+comme les circonstances depuis quelques annees ont ete desastreuses.
+
+--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le
+directeur.
+
+--Eh bien, j'ai ete un mauvais directeur: je me suis endormi dans le
+succes, comme d'autres que moi se sont endormis a Elbeuf; nous faisions
+bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'a continuer a bien faire; que
+nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation
+parce que nous lui etions superieurs: l'exportation a diminue a mesure
+que l'outillage des pays etrangers s'est developpe, et l'importation
+nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que
+les commissionnaires comme les tailleurs ont interet a vendre au prix
+qu'ils veulent des etoffes dont on ne connait pas la valeur vraie. Nous
+nous sommes specialises dans notre superiorite, et au lieu de developper
+par la science professionnelle le sens de la transformation et de la
+mobilite, nous avons vecu pieusement sur le passe, sur le _foule_, sans
+nous apercevoir que le _foule_ ne pouvait pas etre eternel, La mode n'en
+veut plus; nous voila a bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on
+ne veut pas de nos produits et si nous les vendons a perte? C'est la que
+ma direction a ete mauvaise. Fier de ma superiorite, je me suis conduit
+en artiste, non en commercant.
+
+--Tu as ete un Adeline, dit la Maman.
+
+--Peut-etre; mais tandis que j'etais un Adeline des temps passes,
+d'autres etaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de
+rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et
+c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair a imiter et a
+perfectionner les tissus, a transformer son outillage pour lui faire
+produire l'article du jour. C'est la qu'a ete la source de sa fortune
+industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui
+ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie
+legere, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des metiers
+mecaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie,
+la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de
+l'argent a gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra a
+l'emballage qu'il tissera aussi bien que les etoffes de prix. Le jour ou
+la mode a decide que les vetements de femme serait en petite draperie,
+Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la
+draperie nouveaute pour hommes, et il l'a fabrique mieux qu'eux et a
+meilleur marche. C'est ainsi qu'il a commence sa concurrence contre
+nous, aide par les tailleurs qui achetent le Roubaix moins cher que
+l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est
+vulgaire d'etre habille en Elbeuf, c'est chic de l'etre en anglais... de
+Roubaix. Un moment j'ai pense a me lancer dans cette voie.
+
+--Je te l'ai assez demande! interrompit madame Adeline.
+
+La Maman jeta un regard indigne a sa bru, a laquelle elle avait plus
+d'une fois reproche d'etre une mauvaise Elbeuvienne.
+
+--Il est certain que, pour la nouveaute, il etait possible de faire a
+Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de developper le tissage mecanique;
+c'est meme la, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de
+difficultes dans le present qui m'ont inquiete! Ou trouver les ouvriers
+en etat de conduire ces metiers? Comment les rompre, du jour au
+lendemain, a ce nouveau systeme? Comment affiner la delicatesse de leur
+toucher et de leur vue de maniere a passer brusquement de nos fils
+d'hier aux fils tenus d'aujourd'hui? Le metier a la main bat
+vingt-cinq coups a la minute, le metier mecanique en bat de soixante
+a soixante-dix; il faut pour suivre la rapidite de ces metiers, une
+legerete de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas
+presentement et qui ne s'acquiert pas en un jour.
+
+--Jamais on ne fera de la belle nouveaute sur les metiers mecaniques,
+affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-etre,
+de l'Elbeuf, non.
+
+Sans engager une discussion sur ce point avec sa mere, ce qu'il savait
+inutile, il continua:
+
+--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage:
+pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt metiers
+prets a battre et a remplir les ordres; chaque metier coutant deux mille
+cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec
+l'immeuble, la machine a vapeur et les outils accessoires, il faut
+compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de cote la
+teinture et la filature qui doivent s'executer au dehors avec avantage,
+mais j'ajoute l'outillage pour le degraissage, le foulage et les
+apprets, qui ne coute pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive
+ainsi a un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas.
+
+Cela fut dit en glissant et a voix basse, de facon a ne pas l'appliquer
+directement a la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps a
+la reflexion de se produire, il reprit:
+
+--Enfin une derniere raison, qui, pour etre d'un ordre different, n'a
+pas ete moins forte pour moi, m'a arrete. Ce qu'il y a de bon dans notre
+travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il
+s'execute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas a la _sonnette_,
+comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, a
+la ville ou a la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il
+enseigne son metier par l'exemple. L'individualite existe et avec
+elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualite
+disparait comme disparait la famille; l'ouvrier perd meme son nom pour
+devenir un numero; il faut quitter le village pour la ville ou le mari
+est separe de sa femme, ou les enfants le sont du pere et de la mere;
+plus de table commune autour de la soupe preparee par la mere, on va
+forcement au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai
+pas eu le courage d'assumer la responsabilite de cette transformation
+sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout
+nous amene a creer une nouvelle feodalite. Mais, pour moi, je n'ai pas
+voulu mettre la main a cette oeuvre. Justement parce que je suis un
+Adeline et que deux cents annees de vie commune avec l'ouvrier m'ont
+impose certains devoirs, j'ai recule. Sans doute d'autres feront--et
+prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas
+de ceux-la, et cela suffit a ma conscience. Je n'ai pas la pretention
+d'arreter la marche de la fatalite. Voila pourquoi, revenant a notre
+point de depart, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas etre
+accueillie par un brutal refus. Ma tache est finie, la leur commence;
+ils sont dans le mouvement.
+
+--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux
+plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus?
+
+--Je suis entrave, je ne suis pas arrete, voila la stricte verite.
+
+--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change
+et que notre nouveaute reprenne: les jeunes gens se lasseront d'etre
+habilles comme des grooms anglais et de s'exposer a se faire mettre
+quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient
+toujours.
+
+--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous
+comme a Reims, ou de pere en fils on s'est enrichi a fabriquer du
+merinos, et ou l'on continue a fabriquer du merinos, alors qu'il ne se
+vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine.
+
+--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste,
+avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline
+perisse que de la voir passer entre les mains de ces juifs.
+
+--Et Berthe?
+
+--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un
+juif!
+
+
+VII
+
+--Et toi? demanda Adeline a sa femme en entrant dans leur chambre,
+dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de
+devenir la femme d'un juif?
+
+--Veux-tu donc ce mariage?
+
+--Et toi ne le veux-tu point?
+
+--J'avoue que l'idee ne m'en etait jamais venue.
+
+--As-tu quelques griefs contre Michel Debs?
+
+--Aucun.
+
+--Ne le trouves-tu pas beau garcon?
+
+--Certainement.
+
+--Intelligent, sage, range, travailleur!
+
+--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.
+
+--Et au contraire tu as entendu dire, a moi, aux autres, a tout le
+monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tete
+dans cette belle association de freres et de cousins, et que c'est lui
+sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le pere Eck
+se retirera.
+
+--C'est vrai.
+
+--Eh bien, alors? qui t'empeche d'admettre que sa femme puisse etre
+heureuse?
+
+--Je ne dis pas cela; et pourtant....
+
+--Quoi?
+
+--Il est juif.
+
+--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui etes
+opposees, cela suffit, restons-en la.
+
+--Tu le desires donc?
+
+--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par
+cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un
+autre, bon ou mauvais selon son caractere particulier, mais qui en sa
+qualite de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire,
+plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commercant
+dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton
+prejuge.
+
+--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'a lui-meme, ce prejuge.
+
+--C'est deja quelque chose.
+
+--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garcon, et si je le voyais
+pour la premiere fois, si l'on m'enumerait les qualites que je lui
+reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il desire epouser ma fille
+sans m'apprendre en meme temps qu'il est juif, je serais toute disposee
+a le considerer comme un gendre possible... et peut-etre meme desirable.
+Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa
+grand-mere, et quand M. Eck m'a presente sa demande, je t'avoue que je
+n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille
+juive fanatique.
+
+--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous
+la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout oblige, il me semble.
+D'ailleurs la vieille madame Eck mene une existence si retiree qu'elle
+ne doit pas etre une gene pour les siens. Je comprends que, si tout ce
+qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais
+comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos
+moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chretiens.
+
+--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi.
+
+--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas
+hostile et trouve qu'il est faisable, voila la verite vraie. Il y a
+quelqu'un qu'il touche encore de plus pres que nous; c'est Berthe;
+aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que
+Berthe doit etre consultee. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination
+des abominations; pour toi qui es d'un autre age et que la tolerance
+a penetree, il serait inquietant, sans que tu pusses cependant le
+repousser par des raisons serieuses et autrement que d'instinct, sans
+trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut etre desirable. C'est a voir.
+Si elle l'acceptait, il y aurait la un affaiblissement de prejuge tout a
+fait curieux, mais qui, a vrai dire, ne m'etonnerait pas.
+
+Madame Adeline avait ravive le feu qui s'eteignait; elle fit asseoir son
+mari devant la cheminee, et s'assit elle-meme a cote de lui.
+
+--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.
+
+--N'est-ce pas la premiere chose a faire? Je ne veux pas plus la marier
+malgre elle que je ne voudrais qu'elle se mariat malgre moi.
+
+--Et ta mere?
+
+--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de
+nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposee a accepter ce
+mariage, nous verrons alors ce qu'il y a a faire avec Maman... et avec
+toi.
+
+--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe:
+il est evident que la repugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande
+de M. Eck n'etait pas raisonnee; je reconnais qu'aucun reproche ne peut
+etre adresse a Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais ete
+chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a
+donc pas a s'occuper de moi; mais ta mere? Tu interroges Berthe et elle
+te repond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de
+Michel. J'ai peine a croire que, jusqu'a present, elle ait vu en lui un
+futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre.
+Mais du jour ou tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naitre et
+se developper vite, car je conviens sans mauvaise grace que Michel est
+beau garcon, et qu'il sait mieux que personne etre aimable quand il veut
+plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur
+de ta mere que nous faisons; a son age, avec son despotisme d'idees,
+cela est bien grave, et la responsabilite est lourde pour nous. Ou tu
+subis le refus de ta mere, et alors nous faisons le malheur de Berthe,
+si ce sentiment est ne.
+
+--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a
+ete surprise, finirait par entendre raison.
+
+Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la
+Maman mieux que le fils ne connaissait sa mere, et savait par experience
+qu'on ne lui faisait pas entendre raison.
+
+--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mere, mais
+tout n'est pas fini, il y a un empechement a ce mariage qui vient de
+nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons
+lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire a M. Eck que nous marions notre
+fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en meme
+temps celui de notre detresse? Je ne veux pas revenir sur mon prejuge et
+dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille
+sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre a une certaine fortune
+escomptee vraisemblablement a l'avance. Mais il est commercant, et
+trouveras-tu beaucoup de commercants dans une situation egale a celle
+des Eck et Debs qui epouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous
+pouvons donc en etre pour la honte de notre confession, et Berthe pour
+l'humiliation d'un mariage manque. Est-il sage de nous exposer a un
+pareil echec qui, se realisant, aurait des consequences desastreuses,
+non seulement pour Berthe, mais encore pour notre credit. Reflechis a
+cela.
+
+Ces derniers mots etaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et
+deduisait les raisons qui s'opposaient a ce mariage, Adeline, qui tout
+d'abord l'avait ecoutee en la regardant, se penchait vers le feu,
+absorbe manifestement dans une meditation douloureuse.
+
+--Tant d'annees de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de
+luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'energie, pour
+en arriver la! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je ecoute quand il en etait
+temps encore!
+
+Elle le regarda, tristement penche sur le feu qui eclairait sa tete
+grisonnante. Quels changements s'etaient faits en lui en ces derniers
+temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'a quarante ans etait
+reste si jeune! Comme sur son visage au teint colore les rides s'etaient
+profondement incrustees; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent
+egayes par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou
+d'inquietude.
+
+--Si encore, dit-il en suivant sa pensee et en se parlant plus encore
+qu'il ne parlait a sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et
+comment! J'ai ete bien imprudent, bien coupable de ne pas t'ecouter.
+
+Madame Adeline n'etait pas de ces femmes qui mettent la main sur la tete
+de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'egayait;
+s'il se decourageait, elle le reconfortait; de meme que s'il
+s'emballait, elle l'enrayait.
+
+--Je n'etais sensible qu'a l'interet immediat, dit-elle, mais crois bien
+que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente
+ans, ayant sa position a faire, on pouvait courir cette aventure, mais a
+ton age et dans ta situation il etait sage et naturel de ne pas oser la
+risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'etre abstenu.
+
+--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-meme,
+car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais
+pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais a mon
+aide quand je me sentais pret a te ceder. Un jour, il y a trois ans,
+c'est-a-dire a un moment ou nous avions encore les moyens de transformer
+notre fabrication, j'etais decide. J'avais tout pese et en fin de compte
+j'etais arrive a la conclusion evidente, claire comme le soleil, que
+c'etait pour nous le salut. J'allais te l'ecrire et j'avais deja pris
+la plume, quand une derniere faiblesse, une sorte d'hypocrisie de
+conscience, m'arreta. Au lieu de t'ecrire a toi, ici a Elbeuf, j'ecrivis
+a Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos
+concurrents payent le charbon, le gaz, le metre courant de construction.
+La reponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240
+francs le wagon, coute la-bas 120 francs; le gaz, grace aux primes de
+consommation, coute 15 centimes le metre cube; enfin la construction
+d'un batiment industriel revient a 22 francs le metre superficiel; tu
+vois, sans qu'il soit besoin que je te le repete, tout ce que je me dis;
+et comme je ne cherchais qu'un pretexte et qu'une justification pour
+rester dans l'inertie, je ne t'ecrivis point. Les choses continuerent
+a aller pendant que je me repetais glorieusement les raisons qui me
+paralysaient, et elles finirent par nous amener au point ou nous sommes
+arrives.
+
+Il se leva et se mit a marcher par la chambre a grands pas avec
+agitation:
+
+--Heureux, s'ecria-t-il, ceux qui ne voient qu'un cote des choses, ils
+peuvent se decider et agir, ils ont de l'initiative et de l'elan. Moi,
+je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement,
+toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre
+malheur. La faute en est-elle a mon caractere, a mon education? Est-ce
+le milieu dans lequel j'ai vecu pendant les belles annees de ma vie,
+tranquille, heureux sans avoir a prendre des resolutions entrainant avec
+elles des responsabilites? toujours est-il que lorsque je suis en face
+d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait
+disparaitre lui-meme, s'enfoncer ou s'envoler.
+
+--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle
+tendrement; tu es le meilleur des hommes.
+
+--A quoi cette bonte a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que
+je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents
+m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais ete seule, tu
+aurais ete libre, tu l'aurais amelioree cette situation; moi, le
+meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai
+le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu.
+J'avais fait de si beaux reves quand nous etions encore les Adeline
+d'autrefois! C'etait a peine si par le monde je trouvais assez de maris
+pour faire mon choix. Et maintenant!
+
+Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant a sa femme et
+s'arretant devant elle:
+
+--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se presente, je ne ferai
+point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: "Il est bien difficile
+de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser",
+attendant que ces difficultes disparaissent d'elles-memes. Pour moi,
+j'ai pu me perdre dans ces hesitations malheureuses, je ne les aurai
+point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et la, dans la
+tranquillite du tete-a-tete je l'interrogerai.
+
+Cela fut dit avec resolution, mais aussitot le caractere reprit le
+dessus:
+
+--Apres tout, elle n'en voudra peut-etre pas de ce mariage.
+
+
+VIII
+
+Dans une famille, la mere n'est pas toujours la confidente de ses
+filles; c'est quelquefois le pere qu'elles choisissent; c'etait le cas
+chez les Adeline, ou Berthe, tout en aimant sa mere tendrement, avait
+plus de liberte et plus d'expansion avec son pere.
+
+Occupee, affairee, appartenant a tous; madame Adeline n'avait jamais pu
+perdre son temps dans les longs bavardages ou se plaisent les enfants.
+Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa
+maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle
+ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu;
+elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme
+la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des
+regards attendris et ces mouvements enveloppants ou les enfants sont si
+habiles et si perseverants. Apres un baiser affectueusement donne, la
+mere reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes etaient
+comptees.
+
+Au contraire, Berthe avait toujours trouve son pere entierement a elle,
+sans que jamais il lui repondit le mot qu'elle etait habituee a entendre
+chez sa mere: "Laisse-moi travailler." Il n'avait pas a travailler, lui,
+lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eut a faire, il ne le faisait
+que lorsqu'elle lui en laissait la liberte; et bien souvent meme il
+commencait sans attendre qu'elle vint a lui. Avec cela s'ingeniant a lui
+plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'etait qu'une enfant; jeune homme,
+lorsqu'elle etait devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache
+avec elle derriere les pieces de drap et dans les armoires! Que de
+visites aux quinze ou vingt poupees composant la famille de Berthe, qui
+toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'etait donne la peine
+d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux
+un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'age n'avait
+point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupees, et, en rentrant
+du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi
+serieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'etait qu'une
+gamine, ne se fachant point des moqueries de sa grand'mere et de sa
+mere, mais sachant gre a son pere de la prendre au serieux et de la
+defendre.
+
+--Ne la raille point, repetait-il, les petites filles qui aiment le plus
+tendrement leurs poupees sont les memes qui plus tard aiment le plus
+tendrement leurs enfants; on est mere a tout age.
+
+Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien
+encore, comme dix ans auparavant, faire le "monsieur qui vient en
+visite", le "medecin", et surtout le "grand-papa" qui revient de Paris
+les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.
+
+Dans ces conditions, il etait donc tout naturel qu'Adeline se chargeat
+de parler a Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent
+joue le role du "notaire" ou de l'"ami de la famille", venant entretenir
+la "maman" de projets de mariage a propos de Toto ou de Popo, pour
+remplir ce role serieusement et faire pour de bon le "papa."
+
+Le lendemain matin, le vent de la nuit etait tombe, et quand, a huit
+heures, le pere et la fille monterent dans la vieille caleche, le ciel
+etait clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du cote du
+levant comme on en voit souvent, en novembre, apres les grandes pluies
+d'ouest. Bien que le cocher fut sur son siege, on ne partit pas tout
+de suite, parce qu'il fallait arrimer le dejeuner dans le coffre de
+derriere et c'etait a quoi s'occupait madame Adeline, aidee de Leonie.
+Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on
+devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait
+ajouter aux oeufs frais de la fermiere. Enfin le coffre fut ferme.
+
+--Bon voyage!
+
+--A ce soir!
+
+Et de la rue Saint-Etienne la caleche passa dans la rue de l'Hospice
+pour gagner la cote du Bourgtheroulde; comme le temps etait doux, les
+glaces n'avaient point ete fermees; en tournant au coin de la rue du
+Thuit-Anger, Adeline apercut Michel Debs qui venait en sens contraire.
+
+--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il.
+
+--Il faut le lui demander, repondit Berthe en riant.
+
+--Ce n'est pas la peine.
+
+On se salua, et pour la premiere fois, Adeline remarqua qu'il y avait
+dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tete et le geste
+de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au
+salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?
+
+--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce
+matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passes.
+
+--Comment l'aurait-il su?
+
+--Tu aurais pu le lui dire hier au soir.
+
+Berthe ne repondit pas.
+
+Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel,
+Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le
+continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva
+que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberte qu'il lui
+fallait: c'etait la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se
+decider, l'emotion lui serrait le coeur; l'heure presente etait
+si differente de celle qu'autrefois, dans ses moments de reveries
+ambitieuses, il avait espere!
+
+Comme depuis longtemps deja il gardait le silence, absorbe dans ses
+pensees, Berthe le provoqua a parler.
+
+--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux
+d'aller au Thuit?
+
+C'etait une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout
+de suite de Michel, au moins pour la preparer a se prononcer sur sa
+demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de
+lui dire: "Michel Debs, l'associe de la maison Eck et Debs, desire
+t'epouser"; il fallait aussi qu'elle sut a l'avance dans quelles
+conditions Michel se presentait et l'interet materiel qu'il pouvait y
+avoir pour elle a l'accepter; ce n'etait pas du tout la meme chose de
+refuser ce mariage alors qu'elle croyait a la fortune de ses parents,
+que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.
+
+--Il a ete un temps, dit-il, ou je n'avais pas de plus grand plaisir que
+d'aller au Thuit. C'est la que j'ai appris a marcher. C'est la que tu
+as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les
+terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un
+sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas plante
+un arbre, je n'ai pas fait une amelioration, un embellissement sans me
+dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne
+vais pas etre oblige de le vendre.
+
+--Vendre le Thuit!
+
+--Il faut que tu saches la verite, si penible qu'elle puisse etre pour
+toi: nos affaires vont mal, tres mal, et si nous ne sommes pas ruines,
+il faut avouer que nous sommes genes; la crise que nous traversons et
+les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espere en
+sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au
+Thuit, hypotheque deja lorsque j'ai du rembourser ta grand'maman, il l'a
+ete depuis pour toute sa valeur, et avec la depreciation qui a frappe
+la terre en Normandie, il nous coute aujourd'hui plus qu'il ne nous
+rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous
+ne pourrons pas le garder. Voila pourquoi je n'ai plus le meme plaisir
+qu'autrefois a aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour
+moi, mais encore pour toi; ou j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes
+enfants... et nous-memes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensee
+de m'en separer m'attriste?
+
+Berthe prit la main de son pere et l'embrassant tendrement:
+
+--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est a toi.
+
+Ils avaient quitte la grand'route pour prendre un chemin coupant a
+travers des sillons de ble qui, nouvellement ensemences, commencaient a
+se couvrir d'une tendre verdure; a une courte distance sur la droite se
+detachait sur le fond sombre d'une futaie la facade blanche et rouge
+d'une grande maison: c'etait le chateau du Thuit, qui, par la masse
+de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en
+ardoises, par ses cheminees elancees, ecrasait les batiments de la ferme
+groupes a l'entour dans une belle cour du Roumois plantee de pommiers et
+de poiriers puissants comme des chenes.
+
+--C'etait bien vraiment en bon pere de famille que je soignais tout
+cela! dit-il en promenant ca et la un regard attriste.
+
+Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta la. On avait vu la
+voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses
+deux enfants etaient accourus pour recevoir leur maitre.
+
+Berthe, qui etait la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait
+quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupees, les prit
+par la main.
+
+--Ils dejeuneront avec nous, dit-elle a la fermiere, je leur apporte des
+gateaux.
+
+--Faut que je les _debraude_, dit la mere.
+
+--Je les _debrauderai_ moi-meme, repondit Berthe, qui voulait bien
+parler normand avec les paysans.
+
+En effet, avant le dejeuner, elle les debarbouilla a fond, les peigna,
+les attifa, et a table en placa un a sa droite et l'autre a sa gauche,
+de facon a les bien surveiller--ce qui n'etait pas inutile, car avec
+leur gourmandise naturelle que l'education n'avait point encore adoucie,
+ils voulaient commencer par les gateaux.
+
+Adeline, assis vis-a-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux
+gamins, et a voir les prevenances, les attentions qu'elle avait pour
+eux en leur disant de douces paroles a l'accent maternel, il
+s'attendrissait.
+
+--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle a se marier
+plus tard? Ne serait-elle pas privee d'enfants, elle qui les aimait si
+tendrement?
+
+A un certain moment, il exprima tout haut cette pensee, au moins en
+partie:
+
+--Quelle bonne mere tu ferais! dit-il.
+
+Ce fut le mot auquel il revint lorsque, apres le dejeuner, ils sortirent
+seuls dans le jardin, et par la futaie gagnerent la foret. Il avait pris
+le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombees
+des hetres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement
+cote a cote, lui emu par ce qu'il avait a dire, elle troublee et
+angoissee par cette emotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux
+tourments de leur situation.
+
+--Quand je disais tout a l'heure que tu ferais une bonne mere, te
+doutes-tu que ce n'etait pas une allusion a un fait en l'air?
+
+Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en
+rougissant.
+
+--As-tu devine pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il.
+
+Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les
+baissant:
+
+--Fais comme si je l'avais devine, murmura-t-elle.
+
+--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette reponse
+feminine.
+
+Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire.
+
+--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs.
+
+--Ah!
+
+--C'est la tout ce que tu dis?
+
+--Qu'est-ce que maman lui a repondu?
+
+--Qu'elle m'en parlerait.
+
+--Et toi, qu'est-ce que tu as dit a maman?
+
+--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il
+y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous repondions, ta mere
+et moi, il faut donc que d'abord tu repondes toi-meme.
+
+Cependant, apres un moment de silence, ce ne fut pas une reponse qu'elle
+adressa a son pere, ce fut une nouvelle question.
+
+Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-a-dire est-ce qu'il
+connait la verite sur la situation de tes affaires?
+
+--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la
+verite, il la soupconne en partie; dans le monde des affaires, il n'est
+personne a Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui
+ce qu'elle etait il y a quelques annees. Mais quel rapport cela a-t-il
+avec la reponse que je te demande?
+
+--Ah! papa!
+
+--C'est naif, ce que je dis?
+
+Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante.
+
+--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande
+neanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime.
+
+--Ah! j'y suis.
+
+--Dame!
+
+--Et cela te fait plaisir?
+
+--Tu demandes des choses...
+
+--Alors tu ne soupconnais pas qu'il t'aimat?
+
+--Je ne soupconnais pas... c'est-a-dire que je voyais bien que M. Debs
+etait tres aimable avec moi; partout ou j'allais, je le rencontrais;
+toujours je trouvais ses yeux fixes sur moi tres... tendrement; il avait
+en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les
+autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans
+une situation de fortune superieure a la notre, ni avec Suzanne, ni avec
+Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais ete plus loin.
+
+--Maintenant elles ont marche, et il depend de toi qu'elles en restent
+la s'il ne te plait point.
+
+--Je ne dis pas cela.
+
+--Dis-tu qu'il te plait?
+
+--Il est tres bien.
+
+Devant ces reticences il revint a son idee: peut-etre ne voulait-elle
+pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en
+aide:
+
+--Il est vrai qu'il est juif.
+
+Elle se mit a rire franchement:
+
+--Et qu'est-ce que tu veux que ca me fasse qu'il soit juif?
+
+
+IX
+
+L'eclat de rire etait si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si
+spontanement du coeur que la preuve etait faite: l'affaiblissement de
+prejuge dont Adeline avait parle a sa femme se realisait: feroce chez la
+grand'mere, resistant encore chez la mere, il n'existait plus chez la
+fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. "Qu'est-ce que tu veux
+que ca me fasse qu'il soit juif?"
+
+--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline apres un moment
+de reflexion, il n'en est pas de meme pour ta grand'mere.
+
+--Elle est opposee a M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix
+qui tremblait.
+
+--Peux-tu en douter?
+
+--Et maman?
+
+--Ta mere n'avait jamais pense a ce mariage, mais elle n'y fera pas
+d'opposition si de ton cote tu le desires?
+
+--Et toi, papa?
+
+Cela fut demande d'une voix douce et emue qui remua le coeur du pere.
+
+--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.
+
+Elle se serra contre lui.
+
+--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement.
+Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger a te confesser que je
+te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer,
+sans un interet majeur, a y lire toi-meme. Je sens tres bien que c'est
+un sujet delicat sur lequel une jeune fille a l'ame innocente comme
+l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un pere,
+crois-le bien, voudrait n'avoir pas a appuyer. Mais il le faut.
+
+--Je n'ai rien a te cacher.
+
+--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as
+commence a grandir, je t'ai mariee deja bien des fois, mais jamais sans
+que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord
+existe que je te demande de me parler a coeur ouvert. Est-ce donc
+impossible?
+
+--Oh! non.
+
+--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton pere? Ou en
+trouveras-tu un qui t'ecoute avec plus de sympathie?
+
+Ils marcherent quelques instants silencieusement et quitterent la futaie
+pour entrer dans la foret.
+
+--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se decidait point et voulant
+l'encourager.
+
+Mais ce ne fut pas une reponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle
+question:
+
+--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que
+tu penses toi-meme de M. Debs?
+
+--Je n'en pense que du bien; c'est un honnete garcon.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Travailleur.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Aimable, doux, sympathique a tous les points de vue.
+
+--Alors il te plait?
+
+--Je t'ai mariee en esperance avec des maris qui ne valaient certes pas
+celui-la.
+
+Elle regardait son pere avec un visage rayonnant, devinant ses paroles
+avant qu'il eut acheve de les prononcer.
+
+--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le
+mariage lui-meme, dit-elle.
+
+--Et ce n'est pas du tout la meme chose.
+
+--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es a M. Debs, le mari?
+
+--Tu m'interroges quand c'est a toi de repondre.
+
+--Oh! je t'en prie, papa, cher petit pere!
+
+Il ne lui avait jamais resiste, meme quand elle demandait l'impossible.
+
+Elle lui sourit tendrement:
+
+--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille?
+
+--Gamine!
+
+--Je t'en prie, reponds-moi franchement!
+
+--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari.
+
+Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout a cette reponse; elle palit
+et resta un moment sans trouver une parole.
+
+--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin.
+
+--Il y a des raisons qui lui sont contraires.
+
+--Des raisons... graves?
+
+--Malheureusement.
+
+--Qui te sont personnelles?
+
+--Qui viennent de ta grand'mere et de notre situation.
+
+--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa
+religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui epouse
+une chretienne ne se fait pas chretien; chacun garde sa foi.
+
+--C'est a ta grand'mere qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est
+pas chose facile; me le dire a moi, c'est precher un converti; tu sais
+comme ta grand'mere est rigoureuse pour tout ce qui touche a sa foi, et,
+d'autre part, elle est d'une epoque ou les juifs etaient victimes de
+prejuges qui pour elle ont conserve toute leur force.
+
+Ils etaient arrives a un endroit ou le chemin bourbeux les obligea a se
+separer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'etait point
+ecoulee et elle formait ca et la des flaques jaunes qu'il fallait
+tourner ou sauter.
+
+--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation?
+demanda-t-elle.
+
+--Tu les as pressenties tout a l'heure en me demandant si Michel Debs
+savait la verite sur nos affaires. S'il connait la verite et veut
+t'epouser, c'est, comme tu le dis tres bien, qu'il t'aime, et qu'avant
+la fortune il fait passer la femme. Il t'epouse pour toi, non pour ta
+dot; pour ta beaute, pour tes qualites, parce que tu lui plais, enfin
+parce qu'il t'aime.
+
+--Cela est possible, n'est-ce pas?
+
+--Assurement; mais le contraire aussi est possible; c'est-a-dire que,
+tout en etant sensible a tes qualites, Michel Debs peut l'etre aussi a
+la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage
+d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors
+simplement d'un mariage de convenance: l'un des associes de la maison
+Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'epouser la fille de
+Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis
+pas que cela soit, mais simplement que cela peut etre. Alors que se
+passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'etre bonne,
+comme il le croyait, est mediocre ou meme mauvaise? Il ne la fait point,
+n'est-ce pas? et c'est un mariage manque. Je ne voudrais pas de mariage
+manque pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait
+humiliant; pour nous ce serait desastreux. C'est quand le credit d'une
+maison est ebranle qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point etre
+prudent que de nous exposer a donner un aliment aux bavardages du monde.
+N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: "Pourquoi Michel
+Debs n'a-t-il pas epouse Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu
+d'une fille ruinee." Parler couramment de la ruine d'une maison dont les
+affaires sont embarrassees, c'est la precipiter. Voila pourquoi, avant
+de repondre a M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me
+dire franchement si tu desires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est
+indifferent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un
+autre, auquel tu n'as pas de raisons particulieres pour tenir, il est
+sage de repondre par un refus: nous echappons ainsi a une lutte avec ta
+grand'mere; et d'autre part nous evitons les dangers du mariage manque.
+Au contraire, si Michel te plait, si tu vois en lui le mari qui doit
+assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se derober, il faut
+aborder la situation en face, si perilleuse qu'elle puisse etre pour toi
+comme pour nous, affronter le mecontentement de ta grand'mere, et courir
+aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur
+laquelle il comptait... peut-etre.
+
+--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?
+
+--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le
+soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu
+vois que, par la force meme des choses, nous voila ramenes au point d'ou
+nous sommes partis et que tu es obligee de repondre franchement, puisque
+ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite.
+
+Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait
+ramenes au point d'ou ils etaient partis, mais la situation n'etait
+plus du tout la meme pour elle, agrandie qu'elle etait, rendue plus
+solennelle par les paroles de son pere: si un sentiment de retenue
+feminine et de pudeur filiale lui avait ferme les levres, maintenant
+elle devait les ouvrir loyalement et sans reticences; elle le devait
+pour son pere, elle le devait pour elle-meme.
+
+--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passe entre M. Debs et
+moi qui ressemble meme de tres loin a ce que j'ai lu dans les livres;
+il ne m'a pas sauve la vie au bord du gave ecumeux pendant notre voyage
+dans les Pyrenees, ou il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est
+jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas
+de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes
+dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que,
+dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon cote pendant
+que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pense a lui; tu ne sais
+peut-etre pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est meme a ca qu'on
+passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du
+Maulevrier, je parlais de mon mari a mes amies, il avait les yeux
+noirs, la barbe frisee, les cheveux ondules de... enfin c'etait Michel.
+Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de
+la part de Michel ne pouvait me donner a penser qu'il voudrait m'epouser
+un jour. Mais moi, j'avais plaisir a me dire que je l'epouserais; on est
+tres hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos
+amies ont des maris a revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le
+prend ou l'on peut.
+
+--Il ne t'avait jamais rien dit?
+
+--Oh! papa, pense donc que je n'etais qu'une gamine et que lui etait
+deja un jeune homme.
+
+--Et quand tu es rentree du couvent?
+
+--Il s'est passe ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui etais
+pas indifferente... et que je lui plaisais.
+
+Il voulut lui venir en aide:
+
+--Et tu en as ete heureuse?
+
+--Dame!
+
+--L'as-tu ou ne l'as-tu pas ete?
+
+--Puisque c'etait la continuation de ce que j'avais si souvent combine,
+je ne pouvais pas ne pas etre satisfaite.
+
+--Satisfaite seulement?
+
+--Heureuse, si tu veux.
+
+--Et lui as-tu laisse voir ce que tu eprouvais?
+
+--Peux-tu croire!
+
+--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne
+le refuseras point.
+
+--Je l'espere, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en
+lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne
+serait pas moi, et c'est pour moi que je veux etre epousee. Ce n'est pas
+a ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.
+
+Ces quelques mots ouvraient a Adeline une esperance sur laquelle il se
+jeta:
+
+--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle
+il doit compter, il ne se retirerait pas.
+
+Oh! s'il etait seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mere, sa mere,
+son oncle. Me laisserais-tu epouser un jeune homme qui n'aurait rien...
+que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que
+tu ne peux pas me donner de dot?
+
+--Il le faut bien.
+
+--Alors, demain, Michel peut n'etre plus... qu'un etranger pour moi!
+
+Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononca ces quelques mots, avec un
+accent qui remua Adeline.
+
+--Comme tu es emue!
+
+--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manque.
+
+Ce cri de douleur etait l'aveu le plus eloquent et le plus formel
+qu'elle put faire.
+
+Traversant le chemin, il vint a elle et, la prenant dans son bras, il
+l'embrassa tendrement.
+
+--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma cherie.
+
+--Comment?
+
+--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons.
+Est-ce que tu peux etre malheureuse par nous, par moi?
+
+--Il faut repondre.
+
+--Certainement, certainement.
+
+--Que veux-tu repondre?
+
+Le Normand se retrouva:
+
+--Il y a reponse et reponse; si je disais ce soir au pere Eck que je
+ne peux pas te donner demain une dot, peut-etre arriverions-nous a
+une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute
+possible dans un delai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours
+aussi mal; nous nous releverons; ta mere a des idees; il n'y a qu'a
+gagner du temps.
+
+--Oh! je ne suis pas pressee de me marier.
+
+--C'est cela meme: tu n'es pas pressee; nous gagnerons du temps; avec le
+temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.
+
+
+X
+
+De l'endroit ou ils s'etaient arretes en plein bois, ils apercevaient
+de petites colonnes de fumee bleuatre qui montaient droit a travers les
+branches nues des grands arbres.
+
+--Nous voici arrives, dit Adeline! je vais voir ou en sont les
+bucherons, et tout de suite nous rentrerons a Elbeuf, de facon a ce que
+je puisse aller ce soir meme chez M. Eck.
+
+Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps
+des eclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui
+tremblait,--celui d'un grand arbre abattu.
+
+--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente ou les
+bucherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal
+maintenant!
+
+Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent
+rapidement au chateau, ou tout de suite les chevaux furent atteles. Il
+n'etait pas trois heures; ils pouvaient etre a Elbeuf avant la nuit.
+
+Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le
+matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en
+allant au Thuit, tout etait compromis; en rentrant a Elbeuf, rien
+n'etait desespere, loin de la. Et il entassait preuves sur preuves pour
+demontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au pere
+Eck.
+
+--Elle ne sera peut-etre pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera
+suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma cherie, tu
+verras.
+
+Et il enumerait ce qu'elle verrait. Ce n'etait pas seulement la
+situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'ameliorer; a Paris on lui
+avait propose d'entrer dans de grandes affaires ou ses connaissances
+commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refuse,
+parce qu'il voulait se tenir a l'ecart de tout ce qui touchait a la
+speculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules
+etait passe; ces affaires etaient honorables, c'etait par exces de
+delicatesse, c'etait aussi par amour du repos et de l'independance qu'il
+n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus a lui; il ne
+penserait qu'a elle; le premier devoir du pere de famille, c'est
+d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus
+sacre que celui-la. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en
+avant pour des combinaisons ministerielles, et toujours par amour du
+repos et de l'independance il s'en etait retire. Maintenant il se
+laisserait faire: fille de ministre, c'etait un titre a mettre dans la
+corbeille de mariage.
+
+Berthe ecoutait suspendue aux yeux de son pere, son coeur serre se
+dilatait, l'esperance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait
+pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se
+realiserait. Elle renaissait. Etait-elle une femme d'argent, etait-elle
+desinteressee? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu a examiner ces
+questions. Mais le coup qui l'avait frappee le matin l'avait aneantie,
+et c'avait meme ete pour ne pas trahir le trouble de ses pensees qu'elle
+avait tenu a avoir a sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle
+pouvait ne point penser a elle.
+
+Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour
+si prompt, ne les attendant que pour diner.
+
+--Deja!
+
+Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'etait dit
+entre le pere et la fille, mais malgre l'envie qu'elle en avait, il
+lui etait impossible d'interroger son mari, la Maman etant la dans son
+fauteuil.
+
+--Comme tu es mouille! dit-elle en le regardant; il faut changer de
+chaussures, je vais monter avec toi.
+
+Aussitot qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte:
+
+--Eh bien?
+
+--Elle l'aime.
+
+--Elle te l'a dit?
+
+--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoue dans un cri de
+douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme.
+
+--Est-ce possible! s'ecria-t-elle avec stupeur.
+
+--Il faut t'habituer a ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune
+fille.
+
+Il rapporta tout ce qui s'etait dit entre Berthe et lui.
+
+--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversee.
+
+Il expliqua son plan.
+
+--Et apres? quand nous aurons gagne du temps, le mariage sera-t-il
+assure?
+
+--Il sera facilite.
+
+--Je t'en prie, Constant, reflechis avant d'abandonner la vie qui a
+ete la tienne jusqu'a ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de
+speculation; tu as trop de droiture, trop de loyaute.
+
+--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les
+garanties?
+
+--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les
+honnetes gens? serais-tu le premier qui, malgre son intelligence et sa
+prudence, se laisserait tromper et entrainer.
+
+--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que
+des affaires sures.
+
+--Ce ne sont pas les affaires sures qui donnent les gros gains.
+
+--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai
+laisse passer des centaines d'occasions qui nous auraient donne une
+fortune considerable, je veux profiter de celles qui se presenteront
+maintenant, voila tout.
+
+--Le temps est passe des belles occasions; tu le sais mieux que moi.
+
+--Je vais chez le pere Eck, dit-il pour couper court a ces observations,
+cela n'engage a rien de prendre du temps.
+
+Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en
+l'embrassant elle lui serra la main dans une etreinte ou elle avait mis
+toutes ses esperances et aussi l'emotion attendrie de sa reconnaissance.
+
+La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans
+le nouveau, celui qui confine a Caudebec, la, ou de vastes espaces
+permettaient apres la guerre, la libre construction d'un etablissement
+industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isole, d'acces commode,
+avec des degagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau
+facile a atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le
+degraissage ainsi que le foulage des draps en pieces. Construite en
+briques rouges et blanches, elle occupe entierement un ilot de terrain
+compris entre quatre rues se coupant a angle droit; sur trois de ces
+rues se dressent ses hautes murailles percees de larges chassis vitres,
+et sur la quatrieme s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontes
+de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir
+une cour carree au fond de laquelle le balancier de la machine leve et
+abaisse ses deux bras.
+
+Quand Adeline arriva a la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps
+deja, mais par les fenetres tombaient des nappes de lumiere qui
+eclairaient la rue au loin; les metiers battaient, les broches
+tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche,
+et dans le ruisseau coulait une petite riviere d'eaux laiteuses qui
+fumaient.
+
+Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il apercut le pere Eck
+travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penches
+sur leurs pupitres.
+
+--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au
+pere Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement.
+
+--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le pere Eck, a leur poste.
+
+Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un pretexte a sa visite:
+
+--Je viens voir vos metiers fixes, ma femme m'a dit que vous en etiez
+satisfait.
+
+--Tres satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre,
+c'est son affaire.
+
+Il pressa le bouton d'une sonnerie electrique et Michel ne tarda pas a
+arriver; en apercevant Adeline, il s'arreta un court instant avec un
+mouvement de surprise et d'hesitation.
+
+--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos metiers fixes, dit le pere
+Eck.
+
+Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'etait
+vraiment le desir de voir les metiers fixes qui etait la cause de cette
+visite: ce serait bien etrange apres la demande adressee la veille a
+madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fut, il ne pouvait qu'attendre.
+
+Aussi les explications qu'il donna a Adeline sur les perfectionnements
+qu'il avait apportes a ces metiers manquerent-elles de clarte: son
+esprit etait ailleurs.
+
+Heureusement son oncle lui vint en aide:
+
+--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches
+ces metiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre
+cents broches.
+
+Il est vrai que si Michel etait distrait en parlant, Adeline ne l'etait
+pas moins en ecoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre
+ne pensait guere a ce qu'il entendait.
+
+--Il est vraiment tres bien, se disait Adeline en examinant Michel; je
+ne l'avais jamais vu si beau garcon.
+
+--Il n'a pas du tout l'air mal dispose pour moi, se disait Michel en
+regardant le pere de Berthe a la derobee.
+
+Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le
+pere Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel.
+
+Enfin on quitta les metiers fixes et les renvideurs, Adeline et le pere
+Eck marchant cote a cote, tandis que Michel restait en arriere pour se
+derober: il etait evident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux
+etait donc qu'il leur laissat la liberte du tete-a-tete.
+
+Comme ils traversaient un atelier, le pere Eck prit une bande de drap
+divisee en petits carres de diverses couleurs.
+
+--Que _tites-fous_ de ca? demanda-t-il.
+
+Ca, c'etait une bande d'echantillons que les fabricants de nouveautes
+essayent pour chercher le modele qu'ils adopteront.
+
+--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.
+
+Le pere Eck donna un coup de coude a Adeline et, se haussant vers lui en
+mettant une main devant sa bouche pour n'etre point entendu des ouvriers
+aupres desquels ils passaient:
+
+--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_.
+
+Ils sortirent dans la cour.
+
+--_Fous afez_ a me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le pere Eck.
+
+--Oui.
+
+--Les metiers, c'etait un _bretexte_; je _fais fous_ conduire dans mon
+_pureau_.
+
+Si Adeline etait hesitant pour prendre une resolution, il ne l'etait
+jamais pour l'executer.
+
+--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitot qu'ils furent
+installes dans le bureau particulier du pere Eck, et nous en sommes fort
+honores.
+
+--C'est moi, c'est nous qui serions honores de nous allier a _fotre_
+famille, madame _Adeline_ a _tu fous tire_ que c'est le _put_ de mon
+_ampition_.
+
+--J'aurais voulu vous apporter une reponse categorique et conforme a
+nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables a ce
+mariage....
+
+--Ah! mon cher monsieur _Ateline_!
+
+--Malheureusement nous sommes, a cause de ma mere, oblige a de grands
+menagements; vous savez quelle est la severite de ses principes
+religieux.
+
+--Je sais par ma mere ce que _beut_ etre cette severite; et je _fous
+afoue_ que je ne lui ai _bas_ meme _barle_ de ce mariage, qui pour nous
+n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la premiere fois que
+l'un _te_ nous pense a epouser une chretienne: il a fallu l'amour de
+Michel pour me decider moi-meme; vous savez le prejuge, la tradition, la
+fierte!
+
+--Vous comprenez donc que nous hesitions avant d'en parler a ma mere; il
+faut des precautions, des preparations, sans quoi nous nous heurterions
+a un refus formel.
+
+--Je _gomprends_.
+
+--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille
+n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours desire ne pas la marier trop
+jeune.
+
+--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mere s'est mariee a
+quinze ans.
+
+--Enfin je vous demande du temps.
+
+--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai
+_pien_ ete _viance_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous
+sommes maries j'aurais _pien_ attendu encore.
+
+Il dit cela avec son bon rire.
+
+A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du
+bureau.
+
+--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'ecria M. Eck, n'_endrez bas_, hein!
+
+Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vetue de noir,
+avec un chale sur les epaules, le front cache par un bandeau de velours
+pose en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ride avait
+un air d'austerite et d'autorite corrige par une expression affable:
+c'etait madame Eck.
+
+--J'ai cru que c'etait un _gommis_! s'ecria le pere Eck, est se levant
+vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret
+et du respect.
+
+--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.
+
+Et tout de suite s'adressant a Adeline:
+
+--J'ai appris que vous etiez dans la maison et je suis descendue pour
+vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez
+prononcees sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis
+longtemps deja, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de
+vous avoir derange, je vous laisse a vos affaires.
+
+--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille
+courbee.
+
+--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'ecria le pere Eck quand la
+porte fut refermee, ma mere vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui
+ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ca _fa pien_, ca _fa pien_!
+
+
+
+DEUXIEME PARTIE
+
+
+I
+
+En racontant a sa femme qu'il avait rencontre chez son collegue le comte
+de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui
+s'etait trouve la si a propos pour lui preter cinquante mille francs,
+Adeline n'avait pas tout a fait dit la verite.
+
+En realite, ce n'etait point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette
+rencontre, c'etait chez Raphaelle, la maitresse de ce collegue. Mais ce
+petit arrangement etait pour lui sans consequence. A quoi bon parler de
+Raphaelle a une honnete femme qui ne savait rien de la vie parisienne?
+Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son
+mari! Il aurait fallu des explications, des histoires a n'en plus finir.
+On ne peut pas demander a une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idees qui ne
+sont ni de son education ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris
+qu'un depute invitat ses amis chez sa maitresse, et qu'il se trouvat
+des amis--alors surtout que c'etaient des deputes--pour accepter cette
+invitation; la province a sur les maitresses et sur les deputes des
+opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une
+femme de depute restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son
+mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces,
+ce ne peut etre qu'a la buvette, et s'il caquette, ce ne peut etre
+qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une
+bonne place de tribune.
+
+Si Adeline allait parfois chez Raphaelle, il ne faisait qu'imiter
+plusieurs de ses collegues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient
+embarrasses a la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on
+etait la plus a son aise, on faisait meilleure chere, on s'amusait plus
+que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le
+comte. C'etait donc chez le comte qu'ils dinaient. Il ne serait venu a
+l'idee d'aucun d'eux que ce n'etait pas le comte qui payait le loyer de
+cette aimable maison ou ils etaient si bien recus, et qui payait aussi
+cette bonne chere. Le comte etait veuf, il recevait chez sa maitresse,
+il aurait fallu un exces de puritanisme pour s'en facher.
+
+A la verite, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis
+longtemps deja le comte de Cheylus n'etait pas en etat d'entretenir le
+train de maison d'une femme comme Raphaelle, mais tous les deputes qui
+connaissent a fond les dessous de la politique francaise et etrangere
+n'ont pas penetre aussi profondement les dessous de la vie parisienne:
+ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec
+soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agreable, une femme
+qui, pour n'etre plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux
+restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille celebrite, et
+ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se
+contentait pas des apparences?
+
+D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui etait l'homme le
+plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire a tous,
+amis comme adversaires, et meme a ses adversaires plus encore qu'a
+ses amis peut-etre. Prefet sous l'empire, il avait administre les
+departements par ou il avait successivement passe avec de bonnes
+paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignees de
+main et des banquets a toute occasion. Et quand, apres vingt annees de
+ce regime, la chute de son gouvernement l'avait mis a bas, il s'etait
+trouve un de ces arrondissements ou les maires, les conseillers
+municipaux, les cures, les pompiers, les orpheonistes, les fanfaristes,
+tous ceux enfin qui l'avaient approche, etant restes ses amis, l'avaient
+envoye a la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur
+importait a lui et a eux la politique, il les avait convertis a son
+systeme: "Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des interets." A la
+Chambre il avait continue ses sourires, ses amabilites, ses bonnes
+paroles; bien avec son parti, tres bien avec ses ennemis, ce n'etait pas
+lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la
+main toujours tendue; et "mon cher collegue" plein la bouche, meme avec
+ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austerite ou de leur
+mepris et qu'il finissait par adoucir.
+
+"Mon cher collegue, soyez donc assez aimable pour venir diner avec moi
+lundi prochain."
+
+Comment supposer qu'"avec moi" ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on
+arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux ou les electeurs
+vous avaient envoye a Paris, on avait ete l'honneur du barreau de
+Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis
+longtemps le comte de Cheylus etait ruine, mais puisqu'il donnait de
+bons diners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il
+y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les diners, on
+la faisait pour la maitresse.
+
+Quelle surprise si un Parisien de Paris avait revele la verite, toute la
+verite a ces honnetes convives.
+
+C'etait vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la
+connaissance de Raphaelle, alors dans toute sa splendeur, et au
+mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la
+_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot
+avec toute la boheme tapageuse de cette epoque; pour lui il n'etait pas
+moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage
+dans l'Etat. Lorsqu'ils s'etaient retrouves, le comte avait dissipe
+toute sa fortune et il n'etait plus qu'un simple depute, sans aucune
+influence meme dans son parti, ou personne ne le prenait au serieux;
+quant a Raphaelle, si elle n'etait pas ruinee, au moins avait-elle
+laisse devorer par des speculations aventureuses la plus grosse part de
+ce que son aprete celebre dans le monde de la galanterie lui avait fait
+gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient
+lourdement marque leur passage: la maigriotte Parisienne s'etait
+alourdie et epaissie, ses yeux rieurs s'etaient durcis, sa physionomie
+gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'etait
+immobilisee, les teintures avaient desseche les cheveux, les blancs, les
+rouges, les bleus avaient tanne la peau.
+
+Mais en fait de beaute feminine les yeux sont esclaves des oreilles, et
+la tradition les rend aveugles a la realite: quand pendant dix ans on
+a ete la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour
+les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'etre pendant
+vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ca finisse; il
+faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laisse mettre
+sur le nez. Cela s'etait produit pour Raphaelle, en qui M. de Cheylus
+n'avait vu que "la charmante Raphaelle" d'autrefois. Elle comptait
+encore dans "tout Paris"; on parlait d'elle; les journaux citaient son
+nom dans les soirees theatrales, on pouvait se montrer avec elle alors
+surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un
+depute. Assurement, si elle lui revenait, ce n'etait point par interet,
+et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanite d'un vieux
+beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans,
+sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voila tout; et
+vraiment il ne pouvait que lui etre reconnaissant de cette preuve de
+gout.
+
+--Amant de coeur a soixante-huit ans, he! he! il n'etait donc pas si
+deplume!
+
+Son ennui etait de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil
+de l'homme ruine l'emportait sur la fatuite du triomphateur; de la sa
+formule d'invitation a ses chers collegues--"avec moi".
+
+Elle etait reellement une providence pour lui, cette bonne fille, et
+pres d'elle il retrouvait dans son desastre un peu des satisfactions de
+son ancienne existence: un interieur a la mode, une table bien servie et
+une femme, une maitresse aussi elegante que celles qu'il avait aimees
+autrefois.
+
+Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la reputation
+d'aprete au gain s'etait cependant etablie sur tant de ruines, c'est
+qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait
+essaye d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un
+ecarte heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours
+refuses.
+
+--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait meme pas l'apparence
+de l'interet: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais
+rien qu'une fleur.
+
+Et il avait d'autant mieux cru a la fleur qu'une fois elle lui avait
+demande quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une demarche, d'un
+acte de complaisance et de bonne amitie.
+
+L'affaire etait des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la
+refuser a son influence: elle consistait a obtenir du prefet de police
+l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait
+vraiment sentir; il serait facile de le demontrer.
+
+Bien entendu, ce n'etait pas pour elle qu'elle demandait cette
+autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez
+pour vivre, et elle ne tenait pas a gagner de l'argent; a quoi bon le
+superflu, quand on a le necessaire? Elle etait revenue de ses ambitions
+d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'ameliorer en
+vieillissant.
+
+C'etait pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte
+Frederic de Mussidan, dont la soeur avait epouse Ernest Fare, l'auteur
+dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du desinteressement,
+il y avait aussi un interet personnel qui la faisait insister: si elle
+obtenait cette autorisation, Fare, reconnaissant du service qu'elle
+aurait rendu a son beau-frere pauvre, lui donnerait un role dans sa
+piece nouvelle; elle rentrerait au theatre par une creation importante,
+et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie.
+Quant a lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la
+presidence de ce cercle qui serait administre avec la plus rigoureuse
+delicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons a
+prendre.
+
+Elle n'eut point parle de ces vingt mille francs qu'il eut fait la
+demarche qui lui etait demandee, il lui devait bien ca, a la bonne
+fille; mais les vingt mille francs donnerent a sa parole une conviction
+et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'etait plus le
+sceptique qui se moquait de lui-meme et accompagnait des discours les
+plus pathetiques d'un sourire railleur: "Vous savez qu'au fond tout cela
+m'est bien egal, qu'il ne faut pas le prendre au serieux plus que moi,
+et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez."
+
+Jamais il n'avait ete aussi eloquent, aussi persuasif, aussi entrainant
+que lorsqu'il presenta la demande a son ami le prefet de police, "a son
+cher prefet".
+
+--Un cercle dont vous seriez le president, mon cher depute,
+n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le
+laissassent bien vite tourner au tripot?
+
+--Pas plus que les autres.
+
+--C'est qu'il y en a deja bien assez, de ces autres.
+
+Malgre ses instances, son eloquence, sa diplomatie, malgre ses retours,
+il n'avait rien pu obtenir.
+
+C'etait alors que les sentiments de Raphaelle s'etaient affirmes dans
+toute leur beaute, et que son desinteressement avait eclate--aux yeux
+de M. de Cheylus. Il s'attendait a des reproches ou tout au moins a du
+mecontentement; non seulement elle n'avait pas formule le plus leger
+reproche, non seulement elle n'avait pas montre de mecontentement,
+mais encore c'etait ce jour-la meme qu'elle l'avait prie d'inviter
+quelques-uns de ses amis a venir diner le lundi chez elle.
+
+--Ici n'etes-vous pas chez vous?
+
+C'est qu'il n'etait pas dans le caractere de Raphaelle de se laisser
+jamais emporter par la colere ou la facherie, ni de compromettre ses
+interets.
+
+Or, il y avait interet pour elle--un interet capital--a obtenir cette
+autorisation, et la ou le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu
+la simplicite de compter, echouait, d'autres reussiraient,--il lui
+amenerait ces autres, et, en les etudiant a sa table, elle choisirait
+celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation
+sans craindre de se la voir refuser.
+
+L'annee precedente, a Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un
+ancien lutteur appele Barthelasse, elle avait fait la connaissance du
+vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort
+avaient fait echouer la comme croupier. Il etait jeune, il etait beau,
+il etait noble, elle l'avait aime, et elle s'etait laisse affoler par
+l'envie de se faire epouser.
+
+Vicomtesse de Mussidan! Quel reve, quand de son vrai nom on s'appelle
+Francoise Hurpin, et qu'on a donne une notoriete vraiment trop tapageuse
+a celui de Raphaelle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient
+epouse vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un
+vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour
+amants, mais ils ne lui avaient pas donne leur nom.
+
+Dans l'etat de detresse ou se trouvait le vicomte de Mussidan, il
+semblait qu'il dut se laisser epouser par une femme qui le tirerait
+de la misere; mais quand elle avait adroitement aborde la question du
+mariage, il avait commence par ne pas comprendre; puis, quand elle avait
+precise de facon a ce qu'il lui fut impossible de s'echapper, il avait
+nettement repondu par la question de fortune.
+
+--Qu'apportait-elle en mariage?
+
+Tout compte fait, il s'etait trouve que cette fortune ne suffirait pas a
+la vie qu'il entendait mener.
+
+Elle s'etait desesperee, et, comme il etait bon prince, il l'avait
+consolee.
+
+--Il n'y avait qu'a la doubler, qu'a la tripler, cette fortune; le moyen
+etait en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle
+obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle a Paris, et ils ne
+tarderaient pas, associes elle et lui, tous deux dans la coulisse,
+a gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux
+honnetes fiances qui ont travaille pour leur dot.
+
+
+II
+
+C'etait dans les diners auxquels l'invitait "son cher collegue"
+qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme
+du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eut jamais rencontre,
+Comment, dans ce jeune homme elegant et distingue, d'une politesse
+exquise, de grandes manieres, reconnaitre "Frederic", l'ancien croupier
+de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idee, alors meme qu'on
+l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: "Messieurs, faites
+votre jeu; le jeu est fait", qui d'ailleurs ne lui echappaient point,
+car on ne jouait pas chez Raphaelle.
+
+Ils etaient fort agreables, ces diners, ou, a l'exception du vicomte de
+Mussidan et du pere de la maitresse de la maison, un ancien militaire
+de belle prestance et decore, on ne rencontrait que des collegues avec
+lesquels on continuait les conversations commencees au Palais-Bourbon;
+aussi etait-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas
+acceptees avec empressement: c'etait avenue d'Antin, a deux pas de la
+Chambre, que demeurait Raphaelle; en sortant apres la seance, on etait
+tout de suite chez elle; et le soir, apres le diner, une promenade sous
+les arbres des Champs-Elysees, avant de rentrer chez soi, aidait la
+digestion des bonnes choses qu'on avait mangees et des bons vins qu'on
+avait bus.
+
+Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitaliere, et meme
+on n'y mangeait que de tres bonnes choses. Pendant qu'il etait prefet
+de la Gironde, M. de Cheylus s'etait fait de nombreux amis dans son
+departement, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps a son souvenir
+par l'envoi d'une caisse de ces vins de proprietaire qu'on ne trouve
+pas dans le commerce. De son cote, Raphaelle qui pendant son passage a
+travers la haute noce avait appris a apprecier la bonne chere, savait
+quelle lassitude eprouvent ceux que les invitations accablent, en
+s'asseyant tous les soirs devant le meme diner--celui qui sort des
+quatre ou cinq grandes cuisines ou un certain monde fait ses
+commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marche ou a la Belle
+Jardiniere--et ce n'etait point ce menu banal qu'elle offrait a ses
+convives. Pendant huit jours a l'avance, quand elle avait decide de
+donner un diner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui etait une
+femme de merite, les mets qu'elle voulait servir a ses hotes; et ceux-la
+seuls qui etaient superieurement reussis paraissaient sur sa table.
+
+Que demander encore?
+
+Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction a
+son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait ete repete:
+
+--Decidement on dine bien chez les gueuses.
+
+Et comme il n'etait pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fut un bon
+provincial, c'etait avec une pointe de vanite libertine qu'il lachait
+son mot; a Carpentras on ne faisait pas de ces petites debauches meme
+quand on etait l'honneur du barreau de cette ville celebre, et a Elbeuf
+non plus, quand meme on etait la gloire de la fabrique elbeuvienne.
+
+Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M.
+Hurpin, le pere de la maitresse de maison, qui se carrait a table
+avec une si belle prestance, etait bien vulgaire, et que sa manie de
+presenter son epaule gauche decoree du ruban rouge, quand on parlait
+d'honneur, etait insupportable; que ses observations, lorsqu'il en
+lachait, ce qui d'ailleurs etait rare, car il n'ouvrait guere la bouche
+que pour manger, etaient stupides ou grossieres, mais ces critiques ne
+portaient pas.
+
+--Vous avez beau dire, mon cher, on dine tres bien chez les gueuses; et
+ce coquin de Cheylus est bien heureux!
+
+Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte:
+Charmant! Il etait la joie et la jeunesse de ces diners. Il en etait le
+champagne--le mot avait ete dit par l'honneur du barreau de Carpentras,
+qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un
+inepuisable repertoire d'anecdotes curieuses et salees sur le monde du
+second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous
+les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous
+revelait un Paris qu'on ne soupconnait meme pas. Avec cela bon enfant,
+discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aieux. Si
+quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Fare,
+l'auteur dramatique qui etait son beau-frere, il ne s'en parait point
+davantage, malgre les brillants succes que celui-ci avait obtenus en
+ces dernieres annees; tout au contraire, il laissait entendre, mais a
+demi-mot et discretement, qu'il avait espere un autre mariage pour sa
+soeur, heritiere d'une des belles fortunes du Midi.
+
+Evidemment, si ces convives avaient connu la boheme parisienne, ils
+auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place a
+la table de sa fille, etait simplement un ancien garde municipal, decore
+a l'anciennete, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de
+meme ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons
+que la modestie et la discretion pour ne point parler de sa fortune;
+mais ils ne la connaissaient point, cette boheme, et s'en tenaient a
+ce qu'ils voyaient, a ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'interet
+a chercher s'il se cachait quelque choses de mysterieux sous les
+apparences.
+
+--On dine bien chez les gueuses.
+
+Il y avait la un fait, et il etait inutile d'aller au dela: de quoi se
+seraient-ils inquietes? Si quelquefois on se demandait qu'elle etait la
+situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la
+maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il
+convient a des gens qui voient clair.
+
+--Pauvre comte de Cheylus!
+
+--Dame, mon cher, que voulez-vous? a son age!
+
+Et l'on se faisait un plaisir de demander "au cher collegue" des
+nouvelles du jeune vicomte.
+
+Le soir ou le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en
+parlant de la faillite des freres Bouteillier, il etait revenu vivement
+avenue d'Antin, apres avoir mis le depute chez lui, et il avait trouve
+Raphaelle l'attendant devant le feu.
+
+--Comme tu as ete longtemps! s'ecria-t-elle en venant a lui. Est-ce
+fini, au moins?
+
+--Non.
+
+--Parce que?
+
+--Ah! parce que!
+
+--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?
+
+--Exactement.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Il s'est defendu.
+
+--L'imbecile!
+
+--C'etait gros.
+
+--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de
+suite lache sur lui.
+
+--Sans doute, mais peut-etre aurait-elle gagne a etre preparee.
+
+--C'est quand j'ai compris, a son air plus encore qu'a ses paroles,
+combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idee m'en est
+venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre cote et nous
+trouvions la place prise.
+
+--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en etait pas moins
+delicate.
+
+--Enfin, comment la chose s'est-elle passee? Que lui as-tu dit? Que
+t'a-t-il repondu?
+
+Il s'etait approche du feu et il presentait un pied a la flamme.
+
+--Comme tu es mouille! dit-elle.
+
+--Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai
+accompagne comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les
+peines du monde a l'empecher de prendre une voiture.
+
+--Je vais te donner tes pantoufles.
+
+Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchee, cherchant.
+
+--Ne te trompe pas, dit-il.
+
+Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au theatre pour
+traduire la dignite outragee:
+
+--Crois-tu qu'il a les siennes ici? repliqua-telle.
+
+--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce prefet deplume.
+
+--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus
+besoin de lui.
+
+Elle avait trouve les pantoufles, elle revint a lui, et l'ayant fait
+asseoir, elle s'agenouilla pour le dechausser.
+
+--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite
+chaise basse.
+
+--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites,
+et a ce propos, je lui ai dit les choses les plus eloquentes sur
+l'infamie des commercants qui font faillite tranquillement pour ne pas
+payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brulons la
+cervelle. Le sujet pretait, j'ai demanche la-dessus.
+
+--Et notre homme?
+
+--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a repondu: il s'est mis a
+m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y
+avait pas de plus grande douleur pour un commercant, etc., etc. Alors
+voyant ca, je me suis retourne et j'ai dit comme lui,--le contraire de
+ce que je disais.
+
+--Es-tu gentil?
+
+Elle lui baisa la main.
+
+--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagee. Quel drame que celui
+qui se joue dans le crane d'un commercant faisant ses additions! Quelle
+situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraine dix autres, et,
+par le fait d'un seul commercant, dix autres sont menaces, alors meme
+qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scene sans que je te la file.
+C'est a ce moment que j'ai mis a profit les lecons de Barthelasse et que
+je me suis rappele l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais
+prete un sou a personne, a passe sa vie a offrir tout ce qu'il possede a
+tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possede a notre homme,
+c'eut ete trop.
+
+--Tu es adorable.
+
+--...Mais j'ai ete heureux de mettre a sa disposition une cinquantaine
+de mille francs... et meme plus s'il en avait besoin.
+
+--Et il a refuse?
+
+--Parfaitement.
+
+--Tu n'as pas insiste?
+
+--Tant que j'ai pu; je me suis meme fache; ce refus etait une offense a
+ma sympathie, a mon amitie, enfin tout ce qu'on peut dire.
+
+--Il n'en a donc pas besoin?
+
+--Crois-tu que mon enquete a Elbeuf a ete mal menee? il est gene, tres
+gene; s'il marche encore, il ne peut pas tarder a s'arreter. Tandis
+que ses concurrents, les fabricants moins haut places que lui, se
+sont conformes aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur
+demandait, il s'est entete a fabriquer le genre de sa maison, et on n'en
+veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer a
+bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ca l'a
+mene ou il est arrive.
+
+--Alors comment n'a-t-il pas accepte ton offre?
+
+--Affaire de dignite; un homme comme lui n'accepte pas un pret qu'il n'a
+pas demande: il aurait fallu qu'a mon eloquence s'ajoutat la musique des
+_fafiots_.
+
+Elle reflechit un moment:
+
+--Il faut recommencer.
+
+--Toi?
+
+--Non, toi.
+
+--J'en arrive.
+
+--Tu y retourneras, et des demain matin; seulement cette fois tu pourras
+jouer du _fafiot_. Je vais te signer un cheque de cinquante mille
+francs; tu iras le toucher demain matin, a l'ouverture des bureaux, et
+aussitot tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pense a lui
+toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu
+lui as proposes, que c'est te facher de les refuser, enfin tout ce qui
+te passera par la tete.
+
+--Il aura de la defiance.
+
+--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demande; quand plus tard
+il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne
+pourra plus se depetrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des
+_fafiots_; tu l'auras; a toi d'en jouer de maniere a reussir. Le moment
+est decisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme
+ce brave provincial qui, tout naif qu'il soit, n'en a pas moins de
+l'influence a la Chambre et, ce qui vaut mieux, aupres des gens du
+gouvernement. Ce n'est pas a lui qu'on pourra repondre comme a ce pauvre
+Cheylus.
+
+--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-la?
+
+--On se sert de qui on peut; j'avais celui-la, je l'ai pris. Nous avons
+Adeline, ne le laissons pas nous echapper des mains. Ou retrouver son
+pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connait pas la vie parisienne,
+il n'a que des relations politiques; il a des amis a la Chambre; on le
+croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilite a revendre
+et a couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait
+qu'il se trouve dans une position embarrassee, ou nous pouvons l'aider.
+Prenons-le de force. Fais-moi un recu de cinquante mille francs, je
+signe le cheque.
+
+Il ne se montra pas offusque de cette demande de recu, et tout de suite
+il l'ecrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il
+n'eut pas a se deranger.
+
+--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te
+reveiller a temps.
+
+En effet, le lendemain, elle le reveilla a huit heures, et, apres s'etre
+habille, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Credit
+lyonnais, ou, depuis un certain temps deja, ils attendaient l'occasion
+d'etre employes.
+
+Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute differente de
+celle de la veille, disait qu'il avait reussi.
+
+Elle lui prit les deux mains follement:
+
+--Alors, nous pouvons danser le pas des fiancailles; nous le tenons.
+
+Et elle l'entraina.
+
+
+III
+
+Pour etre risquee, la combinaison de Raphaelle n'en etait pas moins
+assez simple: Adeline, embarrasse dans ses affaires, aurait de la peine
+a rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement
+sa situation.
+
+Mais pour que cette exploitation fut possible, il fallait qu'elle fut
+menee d'une main legere, sans quoi il regimberait, et, en voyant ou
+on voulait le conduire, il se deroberait. Pour le pret on avait pu le
+prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait reussi une fois,
+echouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie
+de vouloir encore jouer le meme jeu; sans la faillite Bouteillier, qui
+lui avait force la main, elle n'eut assurement pas procede de cette
+facon; cela n'etait pas dans sa maniere; quand elle avait reussi une
+affaire, c'avait toujours ete par la douceur, par l'enveloppement, en
+prenant son temps, ses precautions et ses distances, et ceux dont elle
+avait triomphe etaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai
+qu'alors elle operait elle-meme; tandis que maintenant elle etait bien
+forcee de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de
+femme: on serait vraiment bien venu de proposer a cet honnete provincial
+une association avec une ex-comedienne! Il fallait qu'elle se tint dans
+la coulisse et que Frederic seul parut en scene. Heureusement, elle
+pouvait lui faire repeter son role et au besoin le souffler; il etait
+intelligent; ce qui valait mieux encore, il etait feminin, felin; il
+irait.
+
+Depuis que Frederic lui avait mis en tete cette idee de fonder un cercle
+a Paris, ils n'avaient pas laisse passer un jour sans travailler a son
+organisation. L'appartement meme ou ils l'installeraient etait choisi
+et dans des conditions a assurer le succes de l'entreprise, comme
+s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de
+l'Opera, en plein Paris, de facon qu'on n'eut que quelques pas a faire,
+lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa
+derniere chance; superbe avec ses vingt fenetres de facade au premier
+etage sur l'avenue; luxueux a eblouir un etranger, et en meme temps
+assez severe pour disposer a la confiance le naif qui monterait son
+escalier sonore. Il importait de ne pas laisser echapper cette occasion
+unique, car, malgre son desir de louer a un cercle, c'est-a-dire a un
+locataire qui ne marchande pas, le proprietaire se lasserait d'attendre
+et de sacrifier a un avenir douteux un present certain. Ils avaient bien
+essaye sur lui le systeme de la participation mis en oeuvre par eux
+avec tous ceux qui devaient prendre part a leur affaire: tapissiers,
+marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-a-dire qu'en
+plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux
+benefices de la cagnotte; mais ce mirage irresistible pour des
+fournisseurs plus ou moins genes avait echoue avec ce bourgeois de Paris
+assez riche pour ne pas speculer sur la chance et assez defiant pour
+n'avoir pas une foi aveugle dans la probite de ceux qui gardent les
+clefs de cette cagnotte.
+
+Il fallait donc se hater, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une
+heure.
+
+A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouve chez lui un billet "du
+charmant vicomte" le prevenant que, le lendemain, aurait lieu aux
+Francais une premiere representation qui serait une des grandes
+premieres de la saison, celle d'une comedie de son beau-frere Fare, et
+que, pour cette representation, il etait heureux de mettre un fauteuil
+d'orchestre a sa disposition.
+
+"Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la
+peine a obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me
+donner le plaisir de vaincre des difficultes pour vous; mais la verite
+m'oblige a declarer que je ne les ai point rencontrees. Au premier mot
+que j'ai adresse, a mon beau-frere pour le prier d'ajouter un fauteuil a
+celui qu'il me donnait, il a cependant repondu nettement par un refus,
+mais quand j'ai prononce votre nom, ce refus s'est change en la plus
+gracieuse des offres.--Dites bien a M. Adeline--ce sont les propres
+paroles de mon beau-frere que je vous rapporte--que je considererai
+comme un honneur qu'il veuille bien assister a ma piece; avec un public
+compose d'hommes comme lui, on aurait de l'originalite et l'on oserait
+aller jusqu'au bout de son originalite."
+
+Adeline n'etait point un habitue des premieres, et s'il voyait une piece
+c'etait ordinairement lorsque le chiffre de la centieme lui permettait
+de s'aventurer sans trop de risques, de meme que, s'il allait au
+Salon de peinture, c'etait apres que les medailles etaient donnees et
+affichees; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette
+forme, etait vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique.
+Si les theatres, au lieu de se laisser envahir par les filles,
+composaient mieux leur salle de premiere representation, le niveau de
+l'art ne tarderait pas a s'elever,--c'etait une observation qu'il avait
+presentee lui-meme plus d'une fois a la commission du budget lors de
+la discussion de la subvention des theatres, et il lui plaisait de la
+retrouver dans la lettre du "cher vicomte",--qui, bien evidemment,
+repetait les paroles memes de Pare.
+
+La salle etait brillante, c'etait bien une grande premiere, comme
+l'avait annonce Frederic, qui, place a cote d'Adeline, lui nomma le
+Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le depute n'etait pas assez
+provincial pour ne pas connaitre les noms que Frederic devidait comme un
+montreur de figures de cire, mais c'etait la premiere fois qu'il voyait
+la plupart de ces celebrites, vraies ou fausses, et qu'il entendait les
+histoires qu'on racontait sur elles a demi-mot. Tous ces noms et toutes
+ces histoires defilaient sur les levres de Frederic, legerement; pour
+deux seulement il insista: sa soeur, madame Fare, cachee au fond d'une
+baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Americain, qui occupait
+une avant-scene avec sa femme.
+
+Bien qu'on apercut difficilement madame Fare, Adeline cependant la vit
+assez pour remarquer la grace et le charme de sa physionomie; il en fit
+compliment a Frederic, qui repondit aussitot:
+
+--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se
+laisser gagner par elle; ma soeur est reellement une charmeuse, et je
+le sais mieux que personne, puisque l'experience en a ete faite a mes
+depens. Mon frere et moi, nous etions les heritiers d'une tante que
+nous avons dans le Midi, a Cordes, et qui devait nous laisser a chacun
+quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour
+lui deplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son cote
+pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation
+de toute sa fortune... a sa niece, simplement parce que celle-ci l'a
+charmee. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore,
+c'est que ni mon frere ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais
+sentiment contre notre soeur, l'aimant apres comme nous l'aimions
+auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur
+de ne jamais nous inquieter des choses d'argent. Pour moi, ce que je
+regrette dans cet heritage, c'est une vieille maison, construite par
+notre aieul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte
+de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restee telle qu'elle
+etait du temps de notre aieul; j'avoue que j'aurais aime a passer un
+mois de villegiature dans une maison du treizieme siecle, meublee de
+meubles de l'epoque.
+
+Adeline avait deja entendu quelques allusions a cet heritage perdu, mais
+c'etait la premiere fois qu'on lui en faisait l'histoire complete, et la
+presence de l'heroine la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte
+etait bon enfant de n'en avoir pas voulu a sa soeur, et aussi bien
+desinteresse: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent
+eussent peu d'interet pour lui, et comme son frere etait dans le meme
+cas, il y avait la sans doute une disposition hereditaire.
+
+L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais
+celle-la ne touchait en rien Frederic, et s'il la raconta, ce fut
+evidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin.
+
+--Vous ne savez peut-etre pas que c'est chez Raphaelle que ce colonel,
+maintenant si connu, a fait pour la premiere fois parler de lui a Paris.
+C'etait il y a quelques annees.
+
+Il se garda de preciser l'annee--1867--ce qui eut un peu trop vieilli
+Raphaelle.
+
+--C'etait il y a quelques annees, Raphaelle, qui etait deja une
+comedienne de grand talent, donnait une soiree. Le colonel, qui arrivait
+d'Amerique, fut conduit chez elle, ou il se rencontra avec un joueur
+dont vous avez surement entendu parler: Amenzaga, celebre pour avoir
+fait sauter les banques du Rhin.
+
+Quand Amenzaga etait quelque part, on jouait, qu'on en eut ou qu'on n'en
+eut pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait
+perdu trois cent mille francs, ou plutot Amenzaga lui avait vole trois
+cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'etait apercu de rien,
+mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui operait au moyen de
+portees ou de sequences, c'est-a-dire de cartes preparees a l'avance
+et ajoutees au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui dechira ses
+vetements, et on lui reprit l'argent qu'il avait vole; enfin un scandale
+epouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaelle, car, en
+femme d'experience, elle sait que partout ou il y a des joueurs il peut
+se glisser des filous, si severe qu'on soit sur les invitations. Le soir
+ou ce scandale est arrive, elle avait, a l'exception d'Amenzaga, l'elite
+du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire
+du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux
+l'urgence qu'il y a a retablir les jeux, ou tout au moins a ouvrir des
+cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une securite
+complete. Si j'etais depute, ce serait une question qui m'occuperait.
+
+--Retablir les jeux! c'est bien grave!
+
+--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entree
+des maisons de jeu ne soit pas libre, et la-dessus je suis d'accord avec
+vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus
+supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrit a ceux qui
+en sont affliges d'honnetes lieux de reunion ou ils seraient assures de
+n'etre pas voles. C'est une question de moralite, de salubrite publique.
+Songez donc que dans les cercles autorises ou toleres la police n'a rien
+a voir et ne penetre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles
+ne sont pas honnetes, les joueurs y sont voles comme dans un bois,
+sans que personne vienne a leur secours. Or, ces directeurs sont-ils
+honnetes?
+
+Le rideau en se levant coupa court a ce discours, qui ne recommenca pas
+ce soir-la, car Adeline s'etait laisse prendre a l'interet de la piece,
+et il se donnait a elle tout entier, heureux d'applaudir au succes du
+beau-frere de son ami. Quand de longs applaudissements saluerent le nom
+de Fare, il se passa cela de caracteristique dans le coeur d'Adeline que
+sa sympathie et son amitie pour Frederic de Mussidan s'en trouverent
+augmentes.
+
+Deux jours apres, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire
+une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face a face avec
+Frederic, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et
+tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allerent flaner sur les
+boulevards: le temps etait doux, les passants se montraient assez rares,
+on pouvait causer librement.
+
+Cette rarete des passants fournit a Frederic le point de depart pour ce
+qu'il voulait dire:
+
+--N'etes-vous point frappe, mon cher depute, de la transformation qui
+s'opere a Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons deja vu je ne
+sais combien de magasins qui ont ferme leur devanture et eteint leur
+gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez
+qu'on n'est plus coudoye et bouscule comme autrefois. Il y a la un
+changement qui, me semble-t-il, doit inquieter un homme de gouvernement
+comme vous.
+
+--Que voulez-vous que le gouvernement fasse a cela?
+
+--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris
+perd de son elegance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est
+plus l'auberge du monde qu'il a ete? On ne s'amuse plus. Il n'y a
+plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus
+bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement
+et qui ennuient les autres. Cela est grave, tres grave, pour la
+prosperite du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes
+de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les
+pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications
+ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remede que vous n'avez
+point. Eh bien, un des remedes a ce mal serait de rendre a Paris son
+animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du
+monde les etrangers affluaient a Paris pour s'y amuser et y faire la
+fete? c'est que pendant leur sejour ici ils achetaient tous les objets
+de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux,
+leurs vetements. C'etait du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient
+pour ces vetements, c'etait avec des soieries et des velours de Lyon que
+nos couturieres habillaient leurs femmes. Rentres dans leurs pays, ils
+y exhibaient fierement leurs achats, et, pour les imiter, leurs
+compatriotes demandaient a la France des produits francais. D'ou la
+fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voila
+pourquoi il faut ramener les etrangers a Paris; et pour cela il n'y a
+qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, ou chacun trouve
+a s'amuser selon ses gouts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas
+aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idees la-dessus, dont je vous ferai
+part un jour ou l'autre, quand elles seront mures. Assurement mon nom,
+ma famille, mes ancetres, mon education, mes convictions, mes
+principes devraient m'empecher de travailler a la consolidation du
+gouvernement,--mais l'interet de la France avant tout.
+
+
+IV
+
+En rentrant d'Elbeuf a Paris, Adeline avait tout de suite visite
+quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient propose des affaires;
+mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur,
+surtout si l'on entend se reserver la liberte de choisir. Naguere, on
+etait venu le chercher, le prier; quand a son tour il s'etait offert, on
+l'avait ecoute avec une certaine defiance. Que signifiait ce changement?
+Il n'etait donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquee,
+il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre.
+
+Cela etait trop conforme a la logique des choses pour qu'Adeline s'en
+etonnat; il n'avait jamais eu la naivete de s'imaginer qu'il n'aurait
+qu'a se presenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et
+pour que ceux qui etaient a table fussent heureux de lui faire sa part
+au gateau. Ce n'etait pas a date fixe que devait se faire le mariage
+de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins
+n'avaient pas d'importance; le mot du pere Eck, qu'il ne se rappelait
+qu'en riant, etait la pour le rassurer: "J'ai ete fiance avec ma femme
+pendant quatre ans, et quand nous nous sommes maries j'aurais bien
+attendu encore."
+
+Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient debarrasse des echeances
+pressantes qui menacaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il
+avait le temps de se retourner, et d'ici la la probabilite etait, et
+meme la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeat. Alors il
+rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de
+cette espece ne devait pas trainer. Assurement cet argent ne lui pesait
+pas, tant il avait ete galamment offert, mais cependant, par une
+bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-meme, il
+eprouverait du soulagement a ne plus le devoir.
+
+Malheureusement, de ce cote, les choses ne marcherent point comme
+il l'avait espere: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au
+contraire, et, apres plusieurs reunions, qui se succederent de plus
+en plus orageuses, la faillite fut prononcee a la requete de quelques
+creanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humilies.
+
+Le coup avait ete cruel pour Adeline, qui, mieux que personne,
+connaissait la procedure des faillites: de combien serait le premier
+dividende et quand le toucherait-on?
+
+Il fallait donc se retourner d'un autre cote, ce qui, dans sa position,
+etait difficile, car, bien que le vicomte n'eut jamais fait la plus
+legere allusion a son pret, il etait evident que ce pret ne pouvait pas
+etre considere comme un placement a echeance plus ou moins longue dans
+lequel le creancier aussi bien que le debiteur trouvent un egal interet;
+c'etait un service rendu, et rien que cela.
+
+Comme il se demandait par quel moyen il sortirait a bref delai de cet
+embarras, il crut remarquer que le vicomte etait moins a l'aise avec
+lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement
+n'etait que trop facile a deviner: il s'etonnait de n'etre pas encore
+rembourse, et il s'en fachait.
+
+Quand on a tout jeune lutte contre la misere, on a appris a ne pas
+s'inquieter des dettes et a manoeuvrer avec les creanciers de facon
+a les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font
+patienter. Mais ce n'etait pas le cas d'Adeline, qui, entre dans la vie
+avec de la fortune, etait arrive a pres de cinquante ans sans devoir un
+sou a personne. Si le vicomte etait gene avec lui, de son cote il etait
+confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant
+pas un mot a dire, honteux de son silence meme. N'aurait-il donc pas la
+force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: "Ne
+croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrees sur lesquelles je
+comptais ne s'effectuent pas, mais bientot..." C'etait ce bientot qui
+lui fermait les levres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le
+tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fut sincere.
+Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner
+quand il ne savait pas lui-meme a quelle epoque il serait en etat de
+payer ces cinquante mille francs; bientot sans doute, d'un jour a
+l'autre peut-etre; mais ce bientot, il ne pouvait pas encore le traduire
+par une date precise.
+
+Il en etait la quand un soir, en sortant de diner chez Raphaelle, le
+vicomte lui prit le bras, et, comme le jour ou il lui avait offert ces
+cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet.
+
+--Ne vous detournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu
+echapper a l'entretien dont il se sentait menace; il fait froid ce soir.
+
+--J'ai affaire par la.
+
+--Alors, marchons vite, dit Adeline.
+
+Puis, voulant donner une explication a ce mot qui etait sorti de ses
+levres sans qu'il eut le temps de le retenir:
+
+--Nous nous rechaufferons.
+
+Le vicomte marchait pres d'Adeline, la tete basse, silencieux, dans
+l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa declaration, ou plutot
+d'un fils respectueux qui a une confession delicate a faire a son pere.
+
+Enfin, il se decida:
+
+--Vous me voyez bien embarrasse, mon cher depute.
+
+Il fallait bien qu'Adeline repondit quelque chose:
+
+--Avec moi?
+
+--Precisement parce que c'est a vous que je m'adresse. Ah! si c'etait un
+autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitie,
+permettez-moi le mot, je suis tout confus.
+
+--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami.
+
+Cependant, malgre cet encouragement, il y eut encore un silence:
+
+--Pardonnez a ma fierte, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de
+risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct
+que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre a un ami. En
+un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu
+me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais
+besoin....
+
+Il y eut une pause:
+
+--Oh! pas ce soir, se hata-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais
+dans un delai que vous fixerez vous-meme, si toutefois cela ne vous gene
+point.
+
+L'embarras et l'humiliation d'Adeline etaient cruels, et bien qu'il eut
+souvent pense au moment ou cette question se poserait, il n'avait point
+imagine qu'il serait aussi penible.
+
+--C'est a vous de me pardonner, dit-il; j'aurais du, depuis longtemps,
+vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont
+presentees... j'ai compte sur des affaires qui ne se sont point
+realisees... sur des rentrees qui ne se sont point effectuees; bref,
+j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....
+
+Le vicomte lui coupa la parole:
+
+--Je ne serais pas sincere, je ne serais pas digne de votre amitie si je
+ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si
+tant est que je puisse en avoir une.
+
+--Je vous en prie.
+
+--C'est moi qui vous prie de m'ecouter; vous savez combien je suis peu
+homme d'argent, cela tient peut-etre a ce que je n'ai pas de fortune, ce
+qui s'appelle une fortune assise; mon pere en a devore trois ou quatre,
+et moi-meme j'ai fortement entame celle qui m'est venue de ma mere. Je
+comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle
+est passee a ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez
+souvent de me trouver a court; ce qui est mon cas presentement. Dans
+ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme
+justement une occasion se presente, en mettant quelques fonds dans une
+affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idee m'est venue
+de m'adresser a vous.
+
+--Demain vous aurez vos fonds, repondit Adeline decide a se procurer ces
+cinquante mille francs a quelque prix que ce fut.
+
+--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois
+homme a user de pareils procedes? L'affaire dont je vous parle n'est pas
+faite, elle n'est qu'a l'etude, et il me suffit de savoir qu'a une date
+precise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est la tout ce
+que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je
+n'aurais demande davantage.
+
+Adeline respira.
+
+--Je vais etudier mes echeances, demain je vous donnerai cette date, ou,
+ce qui est mieux, je vous enverrai un billet.
+
+Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on
+faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout a coup,
+s'arretant et changeant de sujet:
+
+--Une idee me vient, s'ecria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-meme
+cette affaire?
+
+--Quelle affaire?
+
+--La mienne.
+
+--Je n'ai pas de fonds libres.
+
+--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire.
+
+--Je n'y suis pas du tout.
+
+--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la necessite de fonder un
+nouveau cercle, et je vous ai demontre de quelle utilite sera cette
+fondation a tous les points de vue; cette idee ne m'est pas personnelle:
+elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il
+arrive toujours pour les choses a point. Mais c'est une si grosse
+affaire que la fondation d'un cercle a Paris, que je ne pouvais pas
+l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne
+veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que
+je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit etre l'importance de
+ce capital?
+
+--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien a ces choses.
+
+--Eh bien, il faut pres d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000
+francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle imperial
+200,000 francs, la Cremerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au
+Jockey, les gages du personnel coutent 60,000 francs, aux Ganaches
+50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000
+francs, a l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier etablissement
+ne reviennent pas a moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit
+pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable
+sur lequel on puisse preter aux joueurs; le succes est la. Un joueur
+qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un
+billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte a la caisse
+du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais a sec, ou
+la partie ne marche pas; et on ne va que la ou elle marche... follement.
+J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais a ceux
+qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million,
+les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai
+adresse ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par
+une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le
+comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre a
+Paris sa vie brillante, presentez la demande d'autorisation qui ne peut
+pas etre refusee a un homme tel que vous, soyez son president.
+
+--Moi!
+
+--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilite et la
+haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la
+politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes...
+(il hesita un moment cherchant son mot...) fieres de votre initiative.
+Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez
+entreprendre, par le seul fait de votre presidence elles viennent a
+vous, et vous n'avez pas a aller a elles. Dans la politique vous etes un
+centre; et on doit compter avec votre influence.
+
+--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour presider un cercle parisien,
+moi, le plus provincial des provinciaux.
+
+--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la premiere
+qualite qu'il faut pour presider un cercle a Paris.
+
+--Laquelle?
+
+--L'honnetete. Ce qui ecarte bien des gens des cercles, c'est la crainte
+d'etre vole; quand on se met a une table de jeu pour son plaisir, on
+n'aime pas a faire le metier d'agent de police et a surveiller ses
+voisins; avec un president comme vous a la tete d'un cercle, on aurait
+toute securite, et par cela seul le succes de ce cercle serait assure;
+au jeu, on ne vole guere que la ou l'on trouve des complices.
+
+--Si j'ai celle-la, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne
+serait que le temps.
+
+--Il est certain que cette presidence vous prendrait un certain temps,
+mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous
+demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des
+avantages en echange: ces fonctions sont remunerees: il y a des
+presidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque
+chose.
+
+Ils etaient arrives devant la maison d'Adeline.
+
+--Adieu! dit celui-ci.
+
+Mais le vicomte ne lui permit pas de se degager:
+
+--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous
+assure, merite d'etre examinee serieusement.
+
+
+V
+
+Ils revinrent sur la place de la Madeleine.
+
+--Ce n'est pas a vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que
+tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle
+donne des produits qui doivent servir, avant tout a remunerer ceux
+qui les procurent. Quand vous apportez a une societe une concession
+quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre
+influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis
+certain que l'autorisation qui donnerait naissance a notre cercle ne
+serait pas comptee pour moins de soixante a soixante-quinze mille
+francs; c'est le prix courant; de sorte que les roles seraient changes:
+vous ne seriez plus mon debiteur, c'est-a-dire que la societe serait le
+votre.
+
+La scene que le vicomte jouait avec Adeline avait ete longuement repetee
+avec Raphaelle, et il avait ete convenu qu'en cet endroit il se ferait
+un silence de facon a laisser a la reflexion le temps d'agir. Ils
+connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-meme,
+et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir
+pas a payer a cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient
+tres bien prevu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne
+suffirait pas, par cette raison qu'elle etait a terme, tandis que
+le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un resultat
+immediat, serait ce qu'on appelle au theatre un effet sur.
+
+Les choses s'executerent comme elles avaient ete reglees, et ce fut
+seulement apres un moment de silence que Frederic reprit:
+
+--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos levres: vous ne
+voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle.
+
+--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut
+administrer que ce que l'on connait, et je ne connais rien aux affaires
+d'un cercle.
+
+--Aussi n'est-il jamais entre dans mon idee de vous donner cette
+administration: vous etes president de notre cercle, comme le comte de
+Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le
+duc de la Tremoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'etes
+que president, c'est-a-dire quelque chose comme un president de la
+Republique ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, a qui
+vous assurez la stabilite, vous regnez, mais vous ne gouvernez pas; a
+cote de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion
+financiere du cercle s'exerce par une societe en commandite representee
+par un gerant responsable. Vous et votre comite, compose de hautes
+notabilites, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les
+admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irreprochables. Les
+questions financieres ne vous regardent en rien et n'entrainent pour
+vous aucune responsabilite--ce qui est le grand point; vous touchez,
+vous ne payez pas.
+
+Pour ce couplet, Raphaelle ne s'en etait pas plus rapportee a
+l'improvisation de Frederic que pour le precedent; il avait ete repete
+aussi, car il importait qu'il fut debite rapidement, "enleve avec feu",
+de facon a etourdir Adeline et a empecher toute objection. Si son
+assimilation aux presidents des grands cercles devait agir sur lui,--et
+ils n'en doutaient pas,--c'etait a condition qu'on ne lui laissat pas le
+temps de reflechir et de comprendre par consequent qu'il n'y avait aucun
+rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-memes, ne faisant
+pas de benefices, n'ayant pas de presidents payes, et celui qu'on lui
+proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses
+gerants avec l'argent preleve sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait
+connu les cercles, cette assimilation aurait ete grossiere et ridicule,
+mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'etait un argument comme
+ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour
+que sa vanite bourgeoise se laissat griser par ces grands noms qu'il se
+repeterait.
+
+--Pour vous rassurer completement, continua Frederic, et pour que vous
+dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative;
+mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en
+avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-meme, mais
+aussi pour mon pere, pour ma famille; et puis il y a encore une autre
+raison... politique celle-la, et sur laquelle il est inutile d'insister.
+
+Comme Adeline ne repondait rien, et ne paraissait point enleve par cette
+offre cependant si tentante, Frederic lanca son dernier argument, celui
+qui devait briser les dernieres resistances.
+
+--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui
+ont ete opposees a M. de Cheylus.
+
+--Ah! Cheylus s'est occupe de cette creation?
+
+--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le
+president, et il l'a demandee en effet; mais on la lui a refusee--vous
+devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a
+pas voulu le laisser creer un centre de reunion qui devait lui donner
+une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons ete
+irrites de ce refus, car, pour l'amabilite, le charme des manieres,
+l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur
+president que le comte. Mais, en reflechissant, cette irritation s'est
+calmee, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise
+aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas reussi. Toute chose a sa
+contre-partie: l'amabilite du comte eut degenere en faiblesse, il
+n'aurait rien su refuser, et notre cercle eut perdu le caractere de
+respectabilite severe qu'il gardera avec vous.
+
+Ils etaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce
+dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se separa de "son cher
+depute".
+
+--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas
+dans le sac, j'y renonce; voila un bonhomme qui certainement dormira
+moins bien que moi.
+
+En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guere, tandis que
+lui-meme fut berce par le bon et calme sommeil que donne le travail
+accompli.
+
+De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppe, un fait se degageait
+pour Adeline, si menacant qu'il ne voyait que lui: l'echeance immediate
+de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonne, cette heure qui,
+tant de fois, avait tinte a ses oreilles; ce n'etait plus: "J'aurai a
+payer" qu'il se disait, c'etait: "J'ai a payer".
+
+Comment?
+
+Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des
+commercants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du
+jour au lendemain pour ses echeances; et c'etait la ce qui precisement
+le rendait difficile a recommencer; les sources ou il avait puise
+s'etaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en
+compromettant plus encore son credit deja si ebranle, et encore sans
+etre certain a l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui
+fallait.
+
+Assurement, si le vicomte ne lui avait pas parle de la fondation de
+son cercle, il n'aurait pense qu'aux moyens de trouver cette somme; il
+fallait payer, et a n'importe quel prix il s'executait.
+
+Mais Raphaelle avait calcule juste en comptant que le mirage de cette
+fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultes d'un
+cote pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilites pour en
+gagner!
+
+Un mot a dire, un oui, et c'etait tout; non seulement il s'acquittait,
+non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par
+an; mais encore il se trouvait en position de realiser son plan, de
+faire des affaires qui viendraient a lui sans qu'il eut a prendre la
+peine d'aller les chercher.
+
+En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guere
+quelle difference il y a entre le cercle qui s'administre lui-meme et
+celui dont la gestion financiere s'exerce par un gerant; entre celui
+qui n'a pas d'autre but que l'agrement de ses membres, et celui, au
+contraire, qui n'a pas d'autre raison d'etre que de gagner de l'argent
+par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui
+qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont
+la des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se
+valent ou a peu pres.
+
+La-dessus Adeline etait gros public, comme il l'etait d'ailleurs pour
+bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaelle avait devine
+juste en pensant qu'on pouvait effrontement lui citer quelques grands
+noms qui l'eblouiraient.
+
+--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'etre presidents,
+pourquoi, lui, refuserait-il?
+
+Ce qui pour lui faisait l'honorabilite d'un cercle, c'etait celle de ses
+membres et aussi celle de son president: puisque les admissions seraient
+prononcees par lui et par le comite qu'il aurait compose, il n'avait
+rien a craindre, il saurait leur garder le caractere de respectabilite
+severe dont parlait le vicomte: entre honnetes gens il ne se passe rien
+que d'honnete; il n'y aurait donc, pas a redouter que son cercle--il
+disait deja _son_ cercle--devint un tripot comme ceux dont il avait
+vaguement entendu parler.
+
+Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accable, lui
+rebattant les oreilles jusqu'a l'en etourdir, se representaient a
+son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une
+importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.
+
+Comme c'etait vrai, ce que le vicomte lui avait dit du role que Paris
+jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de
+s'associer a tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute
+ce serait naivete de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle put
+produire a elle seule ce resultat; mais si une hirondelle ne fait pas le
+printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au
+sien; l'exemple serait donne; il en aurait l'honneur.
+
+Les etapes de Raphaelle a travers la vie lui avaient appris a la
+connaitre pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entrainer
+les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au dela
+un but noble ou desinteresse. Adeline ne se fut peut-etre pas laisse
+prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par
+l'appat du traitement de 36,000, mais il devait etre enleve par
+l'argument commercial. "Quand on est fier de la betise qu'on fait,
+avait-elle dit a Frederic, on la pousse jusqu'au bout, alors meme qu'on
+voit que c'est une betise."
+
+Cependant, malgre la fierte qu'il eprouvait et toutes les raisons
+personnelles qui s'ajoutaient a ce sentiment, Adeline ne s'etait point
+decide a accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'a
+les refuser; il fallait voir, attendre, s'eclairer, prendre avis de ceux
+qui savaient ce que lui-meme ignorait.
+
+De ceux qu'il pouvait consulter a ce sujet, personne n'etait plus
+autorise pour lui repondre que son collegue le comte de Cheylus, si bien
+au courant de la vie parisienne. Puisque la presidence de ce cercle lui
+avait ete proposee, il connaissait l'affaire et l'avait pesee avec ses
+bons et ses mauvais cotes. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le
+lendemain meme.
+
+--Et vous hesitez? s'ecria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporte la
+proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et
+que, quand l'affaire m'a ete proposee, j'ai tout de suite demande
+l'autorisation au prefet de police... qui tout de suite me l'a refusee.
+
+--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a donnees
+pour expliquer son refus?
+
+--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour president, ce cercle
+deviendrait en quelques mois un tripot; que j'etais trop faible, trop
+indulgent, trop aimable: que je serais trompe, deborde, en un mot tout
+ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies
+d'un refus.
+
+--Et ces raisons vraies?
+
+--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen
+d'influence a un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se
+faire accuser d'accorder a un ennemi une faveur qu'on refusait a des
+amis.
+
+--Alors?
+
+--Si vous voulez me prendre dans votre comite, j'accepte. Que vous dire
+de plus?
+
+Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans etre
+jaloux de Frederic,--il n'avait jamais eu la naivete d'etre jaloux,--il
+commencait a trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans
+la maison de Raphaelle, et que le meilleur moyen de se debarrasser de
+lui etait de lui faire avoir un cercle ou il passerait ses journees
+et... ses nuits.
+
+
+VI
+
+C'etait un grand point pour Raphaelle et Frederic d'avoir un president
+en situation d'obtenir du prefet de police l'autorisation d'ouvrir
+leur cercle, mais ce n'etait pas tout: il fallait que la demande qu'on
+adresserait au prefet fut signee par vingt membres fondateurs, et il
+etait de leur interet de ne pas laisser le choix de ces membres a
+Adeline, qui ne saurait ou les chercher, et qui, les trouvat-il, les
+choisirait mal. A la verite, il devait avoir la haute direction dans la
+composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait
+prendre, sans qu'il se doutat de rien, ceux-la memes qu'on voudrait
+qu'il prit.
+
+Raphaelle voulait des noms chics.
+
+Frederic voulait des noms serieux.
+
+Mais, malgre cette divergence, ils ne se querellaient point la-dessus;
+en bons associes qu'ils etaient, ils se faisaient des concessions.
+
+--Melons les noms chics aux noms serieux.
+
+Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'epluchant
+severement: on n'etait jamais assez chic pour Frederic, et pour
+Raphaelle on n'etait jamais assez serieux,--au moins en theorie, car
+dans la pratique, c'est-a-dire au moment ou s'agitait la question de
+savoir s'ils pourraient avoir reellement ces noms sur leur liste,
+ils etaient bien obliges d'abaisser leurs pretentions et de se faire
+mutuellement des concessions.
+
+--Il est vrai qu'il n'est pas tres chic, mais a la rigueur il peut
+passer.
+
+--Je t'accorde qu'il n'est pas trop serieux, mais, si nous sommes trop
+difficiles, nous finirons par n'avoir personne.
+
+Chez Raphaelle, cette composition de sa liste etait une veritable
+obsession, elle en revait, et plus d'une fois le matin elle avait
+reveille Frederic pour l'entretenir des idees qui lui etaient venues
+dans la nuit.
+
+--Tu ne dors pas, cheri?
+
+--Si, je dors.
+
+-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... ecoute donc.
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
+
+--Nous n'avons pas de duc.
+
+--Pourquoi faire un duc?
+
+--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a
+trente-six.
+
+--Les _Ganaches_ n'en ont pas.
+
+--La _Cremerie_ en a bien un.
+
+--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en meme temps tache de
+trouver un lord, ca serait plus serieux: on en a bien abuse, des ducs;
+d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est
+espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon pere.
+
+Si Raphaelle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait
+compose un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont
+elle s'etait separee ou qui plutot s'etaient separes d'elle ne lui
+permettaient point de s'adresser a eux; elle eut ete bien accueillie
+vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les
+folies les plus extravagantes, qui s'etaient ruines, deshonores, avaient
+ete jusqu'au crime; mais ces temps etaient loin, et le souvenir qu'ils
+en avaient conserve n'etait ni doux ni attendri.
+
+En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini
+par former une liste dont les noms de tete ne manquaient pas d'une
+certaine apparence decorative.
+
+Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service
+extraordinaire, ancien prefet, depute, commandeur de Legion d'honneur,
+grand-croix de cinq ou six ordres etrangers;--un general qu'a Nice et a
+Cannes on avait surnomme le general Epaminondas, ce qui, dans le monde
+des grecs, etait caracteristique;--un commodore americain;--un musicien
+et un statuaire affames de notoriete, toujours en quete de relations,
+comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes a l'un et
+faire jouer les cinq ou six operas que l'autre gardait en portefeuille
+depuis vingt ans; un journaliste qui exercait autant d'influence dans
+la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par la devenait un
+personnage utile, avec qui il etait prudent de prendre les devants.
+
+Ce n'etait pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient
+des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe,
+c'etait encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse,
+autrefois directeur de cercles a Biarritz, a Pau et en Provence, ou il
+avait gagne une fortune de deux a trois millions et chez qui Frederic
+avait ete croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait
+exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_,
+c'est-a-dire le diner de la table de l'hote, et un jeton d'un louis
+qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: a la verite, Barthelasse
+avait, pendant plusieurs annees, promene cet ancien ambassadeur dans le
+Midi, mais ces representations en province ne l'avaient pas encore tout
+a fait use, et a Paris, ou son nom seul etait connu, il ferait encore
+assez bonne figure.
+
+Quand Raphaelle aurait son duc, on laisserait a Adeline le soin de
+trouver les autres comparses necessaires a la representation parmi les
+gros commercants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et
+aussi parmi ses collegues. Plusieurs de ceux qui avaient honore de leur
+presence les diners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet
+emploi, et particulierement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour
+etre president au moment meme ou la faillite des freres Bouteillier
+leur avait livre Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que
+l'Elbeuvien, etait a coup sur le plus travailleur des deputes, et il n'y
+avait guere de projet de loi d'interet local qui ne fut rapporte
+par lui: "L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M.
+Bunou-Bunou." Il etait si souvent imprime dans les journaux, ce nom de
+Bunou-Bunou, qu'il etait connu de la France entiere, et que par la aux
+yeux de Raphaelle il avait une certaine valeur, celle de la notoriete.
+Il est vrai que cette notoriete, il la devait pour beaucoup au rapport
+fameux dans lequel il avait traite de la vaine pature et de la
+divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant
+six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car,
+en fait de notoriete, ce qui compte, c'est la notoriete meme, et,
+la dut-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le
+ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public
+n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, tres connu; oubliee la vaine pature.
+D'ailleurs le meilleur et le plus honnete homme du monde, toujours a son
+banc ou il ecrivait, ecrivait, ecrivait, penchant sa tete blanche sur
+son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait
+ses ecritures, mieux eclaire et chauffe que dans sa chambre d'hotel ou,
+comme il le disait lui-meme, "le bois coutait diantrement plus cher qu'a
+Chateau-Chinon."
+
+Ainsi prepares, il n'y avait qu'a presser Adeline; ce fut ce que
+Raphaelle demanda, exigea meme, tandis que Frederic se montrait dispose
+a laisser a la reflexion le temps d'agir.
+
+--C'est un irresolu, ton Normand: decide aujourd'hui, il ne le sera
+plus demain; il pese le pour et le contre comme un pharmacien pese ses
+drogues.
+
+--Avoue que la pilule est dure a avaler.
+
+--Qu'est-ce que ca nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons;
+d'ailleurs il n'y a qu'a la lui dorer, et c'est ton affaire.
+
+--Je suis a bout.
+
+--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien a dire et tu ne vois plus
+rien a faire?
+
+Il haussa les epaules.
+
+--Ne te fache pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a
+encore a dire et a faire; ecoute-la, et souviens-toi plus tard, quand
+nous serons maries, que tu as eu interet a la consulter, alors que tu
+restais a bout dans une affaire d'ou dependait notre fortune, et qu'elle
+est bonne a quelque chose.
+
+--Je t'ecoute.
+
+--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme?
+
+--Sans doute, repondit-il avec une certaine impatience.
+
+Il s'agacait de la voir tant insister pour lui demontrer qu'elle etait
+bonne a quelque chose, quand lui n'etait bon a rien; trop souvent elle
+avait insiste sur la superiorite de sa finesse et l'ingeniosite de ses
+ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en realite elle se
+faisait plutot prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce
+avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant
+plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les
+tiennent.
+
+--C'est a l'interet d'Adeline que nous nous sommes adresses, dit-elle,
+a son orgueil, a sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule
+dans son esprit, parce que c'est a son esprit seul que tu as parle.
+
+Il la regarda sans comprendre ou elle voulait arriver.
+
+--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est a
+ses yeux qu'il faut parler.
+
+--Les yeux? Quoi, les yeux?
+
+--Tu le conduiras avenue de l'Opera et tu lui feras visiter le local en
+detail. Ce n'est pas difficile, ca.
+
+--J'y suis; il sera ebloui.
+
+--Je te crois. Te mets-tu a la place de ce bon bourgeois se promenant
+dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et
+qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu
+qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maitre dans ce
+palais?
+
+--Es-tu canaille!
+
+--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le
+mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit etre sensible
+aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son
+affaire. Je ne dis pas que ca le fichera les quatre fers en l'air comme
+les salons, mais ca lui inspirera confiance: serieuse, l'impression du
+mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la
+livree; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevee,
+j'avoue comme toi que je suis a bout.
+
+Frederic n'apporta qu'un changement a l'execution de ce programme; il en
+intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commenca par
+la: il y aurait progression.
+
+Aux premiers mots, Adeline se defendit:
+
+--Il sera temps si je me decide, mais je vous avoue que je balance: je
+vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon
+bourgeois comme moi serait deplace dans ce role de president, je n'en ai
+aucune des qualites, et j'y serais l'homme le plus emprunte du monde; je
+compromettrais le succes de l'entreprise; on se moquerait de moi... et,
+ce qui est plus grave, de vous.
+
+Frederic protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une
+refutation en regle:
+
+--Nous reviendrons plus tard a la question de savoir si vous acceptez ou
+si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande
+simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livree; nous ne
+fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livree
+pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gerant de l'affaire, il
+faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de
+m'assister.
+
+Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils a son ami. Il se
+laissa donc conduire chez le tailleur, ou il choisit un drap solide,
+un bon drap francais, comme le demandait Frederic, qui devait durer
+longtemps.
+
+Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui
+etait travail de la laine, il avait des connaissances speciales qu'il ne
+pouvait pas ne pas mettre a la disposition de son ami: la, il n'eut qu'a
+admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et
+qui etaient vraiment superbes, les portieres magnifiques; il passa plus
+de deux heures a se griser de l'enchantement de leurs couleurs.
+
+Mais ou "il se ficha les quatre fers en l'air", comme disait Raphaelle,
+ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opera.
+
+--Comment trouvez-vous ca? demandait Frederic dans chaque place.
+
+Et partout il faisait la meme reponse:
+
+--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris.
+
+--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque
+chose.
+
+Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur ou leurs
+pas sonnaient comme sous la voute d'une eglise, Adeline eut un mot qui
+trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par
+lesquels il avait passe.
+
+Ils s'etaient arretes devant une niche ouverte sur le palier et faisant
+face a la porte d'entree.
+
+--Nous mettrons la un buste de la Republique, dit-il, comme s'il se
+parlait a lui-meme.
+
+--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher president, car vous serez
+maitre chez vous; mais si c'est moi qui suis maitre ici, je ne mettrai
+point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me
+retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre ou tout le
+monde doit pouvoir se rencontrer.
+
+Adeline hesita un moment:
+
+--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.
+
+
+VII
+
+C'etait la premiere fois qu'Adeline avait quelque chose a demander pour
+lui-meme.
+
+Comme tous les deputes, il avait passe bien des heures de sa vie dans
+les antichambres des ministres et use de nombreuses paires de bottines
+sur le carreau poussiereux des corridors des bureaux a la Guerre, aux
+Finances, a la Justice, a la Marine, au Commerce, a l'Agriculture, aux
+Travaux publics, a l'Instruction publique, aux Affaires etrangeres, aux
+Postes, a l'Interieur, a la Prefecture de la Seine, a la Prefecture de
+police, aux ambassades, aux consulats, partout ou il y a a solliciter et
+a faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent a y rester,
+mais toujours c'avait ete dans l'interet des villes ou des communes de
+sa circonscription, pour les affaires de ses electeurs, jamais dans le
+sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui,
+il n'avait pas de parents a placer, pas de combinaisons financieres a
+appuyer, pas de concessions a obtenir; quand on l'avait decore, on etait
+venu a lui et il n'avait eu qu'a accepter ce qu'on lui offrait.
+
+Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en
+attendant, il fallait demander.
+
+De la son embarras.
+
+A la verite, s'il se faisait demandeur, c'etait dans un interet general,
+superieur a toutes considerations personnelles: mais enfin il n'en
+devait pas moins resulter pour lui certains avantages qui genaient sa
+liberte; il se fut senti plus allegre, il eut porte la tete plus haut
+s'il avait ete degage de toute attache.
+
+Il s'y prit a trois fois avant d'aborder le prefet de police, comme s'il
+n'osait point sauter le pas.
+
+Aux premiers mots, le prefet de police, qui, depuis qu'il etait en
+fonctions, avait cependant appris a ecouter en se faisant une tete de
+circonstance, laissa echapper un mouvement de surprise:
+
+--Vous, mon cher depute!
+
+Ce n'etait pas sans que la lecon lui eut ete faite a l'avance par
+Frederic, qu'Adeline s'adressait a "son cher prefet". Il savait que sa
+demande pouvait provoquer une certaine surprise, et meme il en attendait
+la manifestation: "Vous comprenez que le prefet ne sera pas sans
+eprouver un certain etonnement en vous entendant lui demander une
+autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vecu en
+dehors des cercles. Et puis, a son etonnement se melera probablement une
+certaine contrariete: le nombre de ces autorisations n'est pas illimite;
+il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruine a encore
+dans sa poche: quand il en depense un, il compte ceux qui lui restent
+et fait le calcul qu'il sera bientot a sec. Et personne n'aime a etre
+a sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent etre une monnaie
+commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre prefet
+se serve de cette monnaie, mais il a eu des predecesseurs qui l'ont
+employee. Et Frederic avait raconte l'histoire d'un prefet aimable et
+vert-galant qui avait paye les depenses d'une liaison demi-mondaine avec
+une de ces autorisations; que celle a qui il l'avait donnee l'avait tout
+de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur
+les produits de la cagnotte. Puis, a cette histoire, il en avait ajoute
+d'autres, afin qu'Adeline eut un dossier bien prepare et ne restat pas
+court. Si on avait accorde ces autorisations a des gens plus ou moins
+vereux, comment en refuser une a un honnete homme, entoure de l'estime
+publique, dont le nom seul etait une garantie?
+
+Ce dossier et ces histoires avaient donne a Adeline une assurance que,
+sans eux, il n'eut certes pas eue:
+
+--Et pourquoi pas, mon cher prefet?
+
+C'etait un homme fin que cet prefet, et peut-etre meme trop fin, car
+bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner,
+il allait au dela de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'apres
+lui-meme.
+
+Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.
+
+--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous etonner de
+ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idee ou
+j'etais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon pere de famille.
+
+--C'est a Elbeuf que je suis pere de famille. A Paris, je n'ai pas ma
+famille; je suis seul; les soirees sont longues. Et elles ne le sont
+pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de
+mes collegues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de
+reunion, ou nous aurions plaisir et interet meme a nous retrouver dans
+l'intimite, sans avoir a craindre une promiscuite genante.
+
+--Et c'est un cercle s'administrant lui-meme que vous voulez fonder?
+
+--Oh! non; nous avons a cote de nous, derriere nous, une societe
+representee par un gerant qui aura la responsabilite de la question
+financiere; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepte
+les fonctions de president.
+
+Cette fois le prefet ne laissa echapper aucune exclamation de surprise,
+mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui.
+
+Adeline n'etait-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'a ce
+jour? etait-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie?
+ou bien encore etait-il plus profondement provincial qu'on ne pouvait
+decemment l'imaginer pour un collegue?
+
+Il fallait voir.
+
+--Et quel est ce gerant?
+
+--Un ancien notaire de province.
+
+--Il se nomme?
+
+--Maurin.
+
+C'etait la un nom qui n'apprenait rien au prefet, il y a tant de gens
+qui s'appellent Morin ou Maurin?
+
+--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant
+au-devant d'une nouvelle question.
+
+--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepte, car ce
+n'est pas a un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un
+gerant... un mauvais gerant, peut entrainer loin et meme tres loin le
+president et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi.
+
+Cela ne fut pas dit sur le ton d'une lecon, ni comme un avertissement
+direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravite qui devait
+donner a reflechir.
+
+--Nous n'aurons rien a craindre de ce cote, dit Adeline en pensant a son
+ami le vicomte, qui serait le veritable gerant sous le nom de Maurin,
+beaucoup plus qu'a l'ancien notaire, qu'il connaissait a peine.
+
+Evidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le prefet
+aurait garde son observation pour lui, ou plutot elle ne lui serait pas
+venue a l'esprit, mais c'eut ete une indiscretion: le vicomte avait des
+raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait
+de l'y laisser.
+
+--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le prefet.
+
+--Voici les noms de ceux qui ont signe la demande avec moi, repondit
+Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche.
+
+Le prefet lut les noms:
+
+--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, general Castagnede...
+
+A ce nom, il fit une pause, car ce general etait celui-la meme qu'on
+appelait le general Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait.
+
+Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence
+besoigneuse ne lui etait pas inconnue.
+
+Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le
+statuaire, il lut couramment, de meme pour les notables commercants dont
+Adeline avait obtenu lui-meme les signatures.
+
+A l'exception du general Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y
+avait rien a dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer a ceux
+qui n'etaient pas nets manquait-il de precision: on accusait le general
+de tricher, mais il n'avait jamais ete chasse d'aucun cercle; l'ancien
+ambassadeur vivait dans les tripots, cela etait certain, mais en
+vivait-il reellement comme on le racontait? Barthelasse et les
+directeurs de casinos qui l'avaient employe s'etaient bien gardes de
+publier leurs memoires avec pieces justificatives a l'appui; combien
+d'autres aussi haut places que lui etaient comme lui des declasses!
+
+--Vous voyez, dit Adeline, qui etait fier de sa liste, que je ne vous
+presente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance.
+
+--Evidemment.
+
+--Et je crois que plus d'une fois on a accorde des autorisations a des
+gens qui ne presentaient pas les garanties que nous offrons.
+
+--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons ete trompes. Nous ne
+sommes pas infaillibles. Il est arrive, j'en conviens, qu'on nous a
+presente des listes de noms aussi honorables que ceux de la votre, avec
+un gerant offrant toutes les garanties de moralite, de solvabilite, et
+que cependant le cercle que nous avons autorise s'est change, au bout
+de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la
+cagnotte et _etouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce
+pas plutot celle des fondateurs qui se sont laisse tromper et par qui
+nous avons ete trompes nous-memes? Voila ce qu'il faut examiner et le
+point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous
+le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez.
+
+Si Adeline etait un naif et un ignorant qui se laissait duper par des
+coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de
+quoi lui ouvrir les yeux et lui donner a reflechir.
+
+Mais ce n'etait pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait
+foi, c'etait aussi en lui-meme, en son honnetete, en sa clairvoyance; il
+ne serait pas un president qui laisserait aller les choses au hasard;
+il lui donnerait son temps, a son cercle, il le surveillerait, il le
+gouvernerait d'une main ferme.
+
+--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs
+administrateurs ne les ont point administres, c'est que leurs presidents
+ne les ont point presides; pour moi, je puis vous donner ma parole
+que je serai un president serieux et que le tableau que vous venez de
+m'esquisser ne se realisera point pour nous.
+
+Etait-il reellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le prefet
+voulut faire une derniere tentative; affectueusement il lui prit le bras
+et le passant sous le sien:
+
+--Voyons, mon cher depute, franchement est-ce que vous croyez que la
+fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis
+vous ne trouveriez pas dans un des cercles deja existants le centre de
+reunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas deja assez de cercles?
+
+--Non, mon cher prefet, et, puisque l'occasion s'en presente,
+laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le
+developpement de la vie mondaine a Paris. Quand le luxe va a Paris, la
+fabrication va en province.
+
+Et, presque dans les memes termes que Frederic, Adeline repeta ce theme
+qui lui avait ete souffle, sans avoir conscience qu'il etait un echo.
+
+--Evidemment c'est un point de vue, dit le prefet, quand Adeline fut
+arrive au bout de son morceau.
+
+Et il en resta la. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il
+avait pu pour eclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'etait
+ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce
+qu'il adviendrait de ce collegue? Pour etre prefet de police, on n'est
+pas professeur de morale. Et il n'etait pas du tout dans son caractere
+de mettre les points sur les i.
+
+--Je ferai faire l'enquete d'usage, dit-il en terminant l'entretien.
+
+Elle fut confiee a un agent de la brigade des jeux qui, apres avoir
+visite le local de l'avenue de l'Opera et constate qu'il n'avait pas
+deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches,
+se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signe la
+demande, se bornant a une seule question: celle de savoir si la
+signature mise au bas de cette demande etait bien la leur, puis il fit
+son rapport, qu'il transmit a son chef, lequel a son tour en fit un
+second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police
+municipale, qui en fit un troisieme corroborant le second.
+
+Tout etait en regle: le prefet n'avait qu'a donner ou a refuser
+l'autorisation.
+
+Pouvait-il la refuser quand elle etait demandee par un homme dans la
+position d'Adeline?
+
+Il la donna.
+
+--Apres tout, on verra bien.
+
+Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait
+averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministere,
+ce service rendu lui donnerait droit a son bon souvenir.
+
+
+VIII
+
+L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons des
+le lendemain, malgre l'envie qu'en avaient Raphaelle et Frederic: si le
+personnel etait engage a l'avance, si le mobilier etait pret, il fallait
+laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les
+tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver
+sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de facon a ce
+que la caisse n'en ait pas trop de faux a rembourser aux joueurs qui
+se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins
+dangereuse a contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet
+des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces
+industriels est pince au moment ou il tache d'en ecouler quelques-unes,
+il est aussi simplement que discretement expulse du cercle, sans
+encourir les travaux forces que la vignette des billets de banque promet
+aux contrefacteurs.
+
+D'ailleurs, a cote des travaux materiels a accomplir pour la parfaite
+organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient
+tout autant et plus encore que ceux-la, peut-etre concourir a sa
+prosperite--c'etaient ceux de la publicite: un cercle de ce genre ne
+pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait
+longtemps que Raphaelle avait engage son orchestre.
+
+Il avait commence: _pianissimo_, il etait vaguement question d'un
+nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien a ceux qui avaient
+existe jusqu'a ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort
+inconnus en France, en meme temps qu'une securite absolue contre les
+tricheries; a l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas a
+se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du
+jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opera, dans la
+plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernieres
+annees;--l'attention etant alors suffisamment eveillee, les trompettes
+avaient enfin donne son nom: _maestoso ma non troppo_, c'etait le "Grand
+international";--_largo_, il avait pour fondateurs l'elite du monde
+de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de
+l'armee (le general Epaminondas), de la politique (le comte de Cheylus,
+Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts
+(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce
+parisien, representes par une kyrielle de noms serieux bien faits pour
+inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'etait pas une speculation louche
+comme tant d'autres; _con calore_, c'etait une affaire nationale, _con
+fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di
+marcia_, au relevement de la fortune publique.
+
+Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la presence a Paris
+n'etait pas utile, puisque l'amenagement du cercle ne le regardait en
+rien, avait ete passer quelques jours a Elbeuf.
+
+Comme toujours il etait arrive le soir, et il avait trouve sa famille
+dans la salle a manger, l'attendant devant le couvert mis.
+
+Comme toujours il vint a sa mere, qu'il embrassa respectueusement.
+
+--Comment vas-tu la Maman?
+
+--Bien, mon garcon, et toi? Sais-tu que je commencais a etre inquiete de
+toi?
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Tu es marque parmi ceux qui se sont abstenus a la Chambre, et depuis
+plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas meme une interruption.
+
+--Tu sais bien que je n'interromps jamais.
+
+--Tu as tort; quand on a son mot a dire, on le dit: ca fait plaisir aux
+electeurs, qui voient que leur depute est a son banc.
+
+--J'etais pris par le travail des commissions.
+
+En realite, c'avait ete par le travail de la fondation de son cercle
+qu'Adeline avait ete pris; mais il ne pouvait pas le dire a sa mere,
+puisqu'il n'en avait pas encore parle a sa femme, attendant, pour le
+faire, qu'il eut obtenu son autorisation: ce serait ce soir-la qu'il lui
+annoncerait cette grande nouvelle.
+
+Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite apres le souper; car
+en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre
+comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui
+ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.
+
+Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle a dire?
+
+Avec elle il n'y avait jamais longtemps a attendre; les paroles ne se
+figeaient point sur ses levres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou
+dans l'esprit elle s'en debarrassait au plus vite; aussitot que Berthe
+et Leonie se furent retirees, elle commenca:
+
+--Mon fils, il se passe ici d'etranges choses.
+
+Adeline regarda sa femme avec inquietude, s'imaginant qu'une difficulte
+ou une querelle s'etait elevee entre sa mere et elle, ce qu'il redoutait
+le plus au monde.
+
+--Je m'en suis plainte a ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a
+pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse
+a toi-meme, quoiqu'il m'en coute d'_affaiter_ ton retour de querelles,
+quand tu rentres chez toi pour te reposer.
+
+Madame Adeline voulut epargner a son mari l'impatience de chercher ou
+tendait ce discours.
+
+--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.
+
+--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne demarre pas d'ici.
+
+--Oh! Maman! interrompit madame Adeline.
+
+--Je suis _fiable_ peut-etre; quand je dis quelque chose on peut me
+croire: bien sur que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je
+ne pretends pas ca, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et
+pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche a la
+rencontrer.
+
+--Alors tu autorises ces visites?
+
+Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.
+
+--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garcon; il me
+semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait proceder dans un mariage.
+
+--Et s'il lui plait?
+
+--Dame!
+
+--Tu l'accepterais pour gendre?
+
+--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?
+
+--C'est justement pour n'avoir pas a faire son malheur que j'ai demande
+a ta femme de fermer notre porte a ce garcon; elle ne m'a pas ecoutee;
+il a continue a venir et on a continue a lui faire bonne figure; je me
+suis tenue a quatre pour ne pas le mettre moi-meme a la porte; c'est un
+scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour
+Berthe; a la messe on me regarde.
+
+Il etait vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec
+Berthe Adeline. Des discussions s'etaient engagees sur ce sujet. On
+ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline
+n'avaient fait de confidence a personne, on se demandait si c'etait
+possible. Pour tacher de deviner quelque chose, les devotes de
+Saint-Etienne devisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces
+regards elle s'exasperait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle
+etait un objet de curiosite que parce qu'elle devinait les hesitations
+de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable
+d'accepter un pareil mariage!
+
+--Maintenant, reprit-elle, tu vas me repondre franchement et decider
+entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle.
+
+Si Normand que fut Adeline, il lui etait difficile de ne pas repondre a
+une question posee en ces termes et avec cette solennite; cependant il
+l'essaya.
+
+--Je fai dit que c'etait une sorte d'epreuve.
+
+--Alors tu les autorises?
+
+--Mais....
+
+--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu a ce que je fasse
+comprendre a ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se presenter
+ici?
+
+Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.
+
+--C'est impossible, dit-il.
+
+Il allait expliquer et justifier cette impossibilite, elle lui coupa la
+parole.
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+--Mais, Maman.
+
+--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de
+mes jambes, je serais deja sortie. Je t'ai deja dit ce que je pensais de
+ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la
+femme d'un juif. Je te le repete. Je sais bien que tu n'as pas besoin de
+mon consentement pour faire ce mariage, mais reflechis a ce que je te
+dis: il n'aura jamais ma benediction.
+
+--Mais, Maman....
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+Il n'y avait pas a discuter, il fit ce qu'elle demandait, et,
+tristement, il revint aupres de sa femme.
+
+--Tu vois, dit celle-ci.
+
+--Et justement au moment ou j'apportais de bonnes nouvelles, ou je
+croyais qu'un pas decisif etait fait pour assurer ce mariage.
+
+--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'apprehension que
+d'esperance, comme ceux que le sort a frappes injustement et qui n'osent
+plus croire a rien de bon.
+
+Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si
+gracieusement oblige au moment de la crise provoquee par la faillite
+Bouteillier, il avait ete amene a s'occuper de la fondation d'un cercle,
+dont le but etait le relevement de la fortune publique, il expliqua
+la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation
+materielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accorde
+l'autorisation qu'il demandait.
+
+--Et tu ne m'avais parle de rien! s'ecria-t-elle.
+
+--Tout etait subordonne a l'autorisation administrative, c'est
+d'avant-hier que je l'ai.
+
+Ce n'etait pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur
+le visage de madame Adeline, tout au contraire.
+
+--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc
+rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de
+trente-six mille?
+
+--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Je n'entends rien a ces choses, tu n'y entends rien toi-meme; comment
+me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et
+que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.
+
+--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour
+jouer comme un speculateur paye un agent de change pour jouer a la
+Bourse.
+
+--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source ou on le prend me...
+(elle allait dire: me degoute, elle se reprit:)... me repugne.
+
+--C'est celle ou puisent tous les cercles; sois sure qu'il n'y a que les
+joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes
+qu'ils risquent; le public serait plutot dispose a trouver que ce tant
+pour cent n'est pas assez eleve.
+
+--Mais si tu allais devenir joueur toi-meme! A vivre avec les gens, on
+prend leurs defauts.
+
+--Moi, joueur! a mon age! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci,
+celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer a en perdre! Tu ne
+crois pas ce que tu dis.
+
+--Enfin, si tu etais trompe par ces gens: tout ce monde qui vit par le
+jeu n'a pas bonne reputation.
+
+--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas president
+a vie: le jour ou je verrais la plus petite irregularite compromettante,
+si petite qu'elle fut, je me retirerais!
+
+--Et si tu ne la vois pas?
+
+--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour
+rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen
+de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons
+mettre de cote? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas
+l'occasion qui se presente, meme si elle nous expose a un risque. Tu
+conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous
+nous en garerons bien.
+
+Que dire de plus? C'etait son instinct qui protestait, et encore
+vaguement, sans avoir rien de precis a opposer aux reponses de son mari.
+Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment.
+Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son cote, se promettait
+de les ouvrir aussi.
+
+Aupres de Berthe, sa bonne nouvelle recut, le lendemain matin, un
+meilleur accueil.
+
+--Alors, cela assure notre mariage! s'ecria-t-elle quand il lui eut
+explique la situation.
+
+--Au moins cela l'avance-t-il.
+
+--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant
+que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas;
+plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de
+qualites en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me
+tourmentais, me desesperais, en me disant que peut-etre il faudrait
+renoncer a lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement,
+n'est-ce pas?
+
+--Pas encore. Il faut menager ta grand'mere et la sienne. Mais voici
+une idee qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fete pour
+l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta
+mere, et j'inviterai Michel.
+
+--Decidement, tu es le roi des peres!
+
+--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales a leurs filles, tu
+vas me dire quelle robe je dois commander a madame Dupont.
+
+--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose
+que je n'ai mise qu'une fois: elle me va tres bien, elle suffira,
+puisque Michel ne la connait pas et... que ce sera pour lui que je
+m'habillerai.
+
+
+IX
+
+C'avait ete une grosse affaire de dresser le programme de la fete que
+le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait deja en
+abregeant son nom, devait donner pour son ouverture.
+
+Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de
+tapageur qui frappat l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est
+difficile a trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui
+devaient etre tapageuses, que toutes les combinaisons, meme absurdes,
+ont ete epuisees; il est terriblement blase sur ce genre de fetes, le
+public parisien et surtout le public boulevardier.
+
+Bagarry avait propose un acte inedit de sa composition, mondain, leger
+et piquant; Fastou avait suggere l'idee d'exposer quelques-unes de ses
+dernieres oeuvres; des pianistes avaient assiege Frederic, Raphaelle, M.
+de Cheylus et meme Adeline; des guitaristes espagnols s'etaient offerts;
+un Americain celebre dans son pays pour jouer des airs varies en faisant
+craquer ses bottes s'etait mis a la disposition de Frederic, qui avait
+refuse avec autant d'indignation que de mepris: son cercle servir a de
+pareilles exhibitions! C'etait quelque chose d'artistique, de distingue,
+de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caracteristique qui
+montrat bien a tous dans quelle maison on se trouvait.
+
+Un moment il avait eu la pensee d'obtenir de son beau-frere Fare
+un petit acte inedit, dont la representation eut ete un "evenement
+parisien"; mais le beau-frere avait obstinement refuse, et ce qui etait
+plus indigne encore (le mot etait de Raphaelle), la soeur elle-meme
+n'avait pas voulu s'interposer entre son frere et son mari pour
+amener celui-ci a donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier,
+s'indigner, se facher, invoquer la solidarite de la famille, elle avait
+resiste aux prieres comme aux reproches et aux menaces:
+
+--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon
+mari, jamais.
+
+--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se presente?
+
+--Non, quand elle se presente mal.
+
+--On dirait vraiment que M. Fare nous a fait un honneur en entrant dans
+notre famille.
+
+--Au moins ferait-il honneur a votre maison de jeu en lui donnant son
+nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point.
+
+--Nous nous en passerons.
+
+Ils s'en passerent en effet, mais, si le programme manqua de cette
+attraction, il en eut d'autres: d'abord un diner pour les invites
+serieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis
+une soiree reunissant une elite de comediens et de chanteurs comme
+on n'en voit que dans les grandes representations a benefices, et a
+laquelle des femmes seraient invitees, ce qui serait une originalite,
+une innovation que l'influence du president ferait tolerer,--pour une
+fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient ete remplacees
+par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les
+salons, la vraie fete commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouat
+point ce jour-la, mais il avait du ceder aux reclamations de son comite:
+tout le monde s'etait mis contre lui, meme les honnetes commercants ses
+amis qui jusqu'a ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'etait
+precisement ceux-la qui avaient montre le plus d'empressement a jouir
+des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute securite: ce ne
+serait pas chez eux qu'il y aurait a observer son voisin pour voir s'il
+ne triche pas.
+
+Le diner etait pour huit heures; des sept heures et demie les invites
+commencaient a monter le grand escalier, si bien rempli de plantes
+vertes et de camelias que le buste de la Republique, place dans sa
+niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il etait impossible de
+distinguer si on avait devant les yeux une tete de saint ou d'empereur
+romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, etait un veritable
+hall, se tenaient les valets de pied en grande livree: souliers a
+boucles d'argent, bas de soie, habit a la francaise fleur de pecher,
+galonne d'argent. A tous les invites, le secretaire remettait le
+programme, et pour quelques-uns, a ce programme il ajoutait discretement
+une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'etait une
+attention delicate dont Raphaelle avait suggere l'idee; avec quelques
+milliers de francs, on pouvait donner de la gaiete au diner... et, plus
+tard, de l'animation au jeu.
+
+Dans le salon, les membres du comite recevaient leurs hotes, qu'ils
+ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adosse a la cheminee,
+souriant et accueillant, avait pres de lui le comte de Cheylus, le
+general Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennite,
+avaient cru devoir sortir toutes leurs decorations: M. de Cheylus en
+etait si haut cravate, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un
+torticolis ou d'un lumbago.
+
+Le plus souvent, les diners d'inauguration sont ecoeurants par leur
+banalite, mais celui du _Grand I_ etait exquis, ayant ete prepare dans
+les cuisines memes du cercle par un chef de talent. Il importait, en
+effet, au succes de l'entreprise, qu'on parlat de la cuisine du _Grand
+I_ et qu'on sut dans Paris qu'elle etait superieure, de beaucoup
+superieure, a celle que pour le meme prix on pouvait trouver ailleurs.
+Au premier abord, une speculation consistant a donner pour deux francs
+cinquante, avec le vin, un dejeuner qui en vaut cinq, et pour quatre
+francs un diner qui en vaut huit, peut paraitre detestable; cependant
+elle est en realite excellente, bien qu'elle se traduise par une
+allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens
+qui frequentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se
+disent que deux francs cinquante d'economie sur le dejeuner, quatre
+francs sur le diner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille
+quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est
+vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-etre pas tres
+delicat de faire ce benefice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la
+cagnotte payera ca. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette
+perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire
+pour elle: c'est par le diner que bien des joueurs sont attires et
+retenus; et c'est par le dejeuner que plus d'une cagnotte a ete sauvee
+des justes severites de la police. Si bien fondees que soient les
+plaintes contre un cercle, l'administration y regarde a deux fois avant
+de le fermer, quand son dejeuner est frequente par des gens ayant un nom
+honorable: des commercants, des artistes, des medecins, des avocats qui
+leves avant midi pour s'asseoir a la table du restaurant ne sont pas
+des joueurs de profession; ceux-la font du cercle ce qu'il doit etre, un
+lieu de reunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coute.
+
+La bonne chere d'un cote, de l'autre l'attention de Raphaelle, combinant
+leurs effets, le diner fut tres gai, et l'on arriva a l'heure des toasts
+sans avoir conscience du temps ecoule.
+
+Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la sante des
+representants de l'armee, de la diplomatie, de la politique, des
+lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fiere
+satisfaction de voir reunis autour de lui dans un but patriotique.
+
+A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant
+guere qu'en mangeant ce bon diner, dans cette salle luxueuse, au
+milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait a un but
+patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du
+cimier de chevreuil, et aussi celui du Chateau-yquem.
+
+Mais Adeline etait trop absorbe dans son discours, qu'il disait et ne
+lisait pas, pour rien voir; il continuait et developpait la pensee sur
+laquelle il vivait depuis qu'il s'etait decide a demander l'autorisation
+de son cercle, et sur ses levres voltigeaient les grands mots de
+Paris-lumiere, de ville de toutes les elegances et de tous les genies,
+de relevement de la fortune publique par le luxe, de travail francais,
+de production nationale.
+
+Si les convives a l'intelligence alerte avaient ete un peu surpris
+d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient a cette
+table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture
+de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relevement de
+la fortune publique.
+
+--En voila une bonne! murmura l'un d'eux.
+
+Mais les commentaires ne purent pas s'echanger; Bunou-Bunou venait de se
+lever pour repondre au president, et aussitot le silence avait succede
+aux applaudissements: c'etait un regal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui
+depensait des tresors de lyrisme dans ses rapports pour eriger une
+commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs etonnants
+etait affiche dans les bureaux des journaux.
+
+--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase:
+"J'ignore si je m'abuse", dit un journaliste parlementaire; qui tient
+mes deux louis?
+
+Mais personne ne lui repondit, et ce fut avec raison, car le premier mot
+qui sortit de la bouche inspiree du depute fut precisement la fameuse
+phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon:
+
+--Messieurs, j'ignore si je m'abuse....
+
+Le rire etouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui
+avaient deja entendu cette phrase celebre, il y en eut plus d'un qui se
+cacha la figure dans sa serviette; d'autres se facherent et declarerent
+qu'au lieu de les obliger a ecouter ces jolies choses, "on ferait bien
+mieux d'en tailler une petite."
+
+Heureusement les discours tournerent court; il fallait enlever les
+tables pour la soiree, et il n'y avait pas de temps a perdre.
+
+En sortant de la salle a manger, Adeline se rendit dans son cabinet, ou
+il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs.
+
+Ils etaient venus d'Elbeuf dans l'apres-midi,--ce qui avait donne a
+Michel et a Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le
+meme compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et
+ils n'avaient pas encore visite les salons du cercle.
+
+--Voulez-vous offrir votre bras a ma fille? dit Adeline a Michel; en
+attendant que la soiree commence, nous ferons un tour dans les salons;
+il faut que je vous montre _mon_ cercle.
+
+C'etait de la meilleure foi du monde qu'il disait "mon cercle":
+n'etait-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en
+etait-il pas le president, ne decidait-il pas des admissions, tout le
+monde n'etait-il pas chapeau bas devant lui: Frederic se tenait si
+discretement a l'ecart qu'il n'avait pas paru au diner; il se montrerait
+seulement a la soiree, comme bien d'autres.
+
+Ils avaient commence leur tour, Adeline donnant le bras a sa femme,
+Michel conduisant Berthe; a mesure qu'ils avancaient, l'impression
+n'etait pas la meme chez la mere que chez la fille: madame Adeline se
+montrait effrayee du luxe qu'elle voyait, Berthe en etait emerveillee;
+quant a Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait
+etre toujours tourne vers elle, il la regardait venir dans les glaces,
+et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait
+plus a lui: a la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement
+des yeux: qu'elle etait charmante dans sa toilette rose!
+
+Ils arriverent a la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et
+ils se trouverent dans une grande piece, plus longue que large et tres
+haute, puisque de deux etages on en avait fait un seul en supprimant le
+plancher; le plafond etait a caissons dores et les murs etaient tendus
+de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres.
+
+--Comment trouvez-vous ca? demanda Adeline avec fierte.
+
+--On dirait une chapelle, repondit Berthe.
+
+En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frederic vinrent
+au-devant d'eux, et les presentations eurent lieu:
+
+--Mon cher president, on vous reclame, dit Frederic; si ces dames
+veulent bien m'accepter a votre place, je vais les installer; je
+resterai avec elles pour leur nommer vos invites; il faut bien qu'elles
+les connaissent, puisqu'elles sont les maitresses de la maison.
+
+Et ce fut reellement en maitresses de la maison qu'il les traita: on
+ne pouvait etre plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame
+Adeline, qui avait pour lui une repulsion instinctive, fut gagnee.
+C'etait vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait depeint.
+
+Les salons s'emplirent "_et la fete commenca_". Comme le programme en
+avait ete tres habilement compose, ce fut au milieu des applaudissements
+qu'il s'executa; de tous cotes partaient des exclamations enthousiastes,
+et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait a qui repondre, un
+peu grise de ce triomphe.
+
+Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se
+manifestaient de sourdes protestations et des impatiences.
+
+--Ca ne finira donc jamais, leur bete de fete?
+
+--On n'en taillera donc pas une petite?
+
+Si Raphaelle avait ete presente, elle aurait vu que, parmi ces
+mecontents se trouvaient quelques-uns de ceux a qui elle avait eu la
+prevenance de faire remettre des jetons de nacre.
+
+Enfin la fete s'acheva, et le souper, bien que trainant un peu en
+longueur, se termina aussi: les invites peu a peu se retirerent, au
+moins ceux qui etaient venus avec leurs femmes.
+
+Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara,
+et, quoiqu'elle fut vaste, on s'y entassa si bien que ce fut a peine si
+ceux qui s'etaient assis a la table purent remuer les coudes.
+
+--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus.
+
+Le lendemain, les journaux racontaient cette fete, mais, ce qui valait
+mieux, le bruit se repandait dans Paris, se colportait, se repetait
+qu'il y avait une caisse serieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait
+facilement.
+
+Le _Grand I_ etait fonde.
+
+
+
+
+TROISIEME PARTIE
+
+
+I
+
+Le _Grand I_ n'etait ouvert que depuis quelques mois et deja Adeline
+se demandait comment, pendant tant d'annees il avait pu vivre a Paris
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Elles avaient ete si longues pour lui, si vides, si mortellement
+ennuyeuses, les soirees qu'il passait a tourner dans son petit
+appartement de la rue Tronchet, ou a se promener melancoliquement tout
+seul autour de la Madeleine, allant du boulevard a la gare Saint-Lazare
+et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que
+de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la
+tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans
+le wagon qui l'emmenerait jusqu'a Elbeuf! Il manquerait la seance du
+lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les
+siens; il embrasserait sa fille a son reveil; quelle joie dans la
+vieille maison de l'impasse du Glayeul! La etaient la liberte, la
+gaiete, le repos; Paris n'etait qu'une prison ou il faisait son temps,
+et ce temps etait si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pense
+a se retirer de la politique pour vivre tranquille a Elbeuf, dans sa
+famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique,
+taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupe, le
+coeur rempli, entoure, enveloppe d'affection et de tendresse, comme il
+avait besoin de l'etre.
+
+Mais du jour ou le _Grand I_ avait ete ouvert, cette existence monotone
+du provincial perdu dans Paris avait change: plus de soirees vides, plus
+de diners melancoliques en tete a tete avec son verre, plus de dejeuners
+hates au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un
+chez lui, un nid chaud, capitonne, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, ou
+toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, ou les sourires
+les plus engageants accueillaient son entree, ou il etait, pour tous
+"Monsieur le president."
+
+A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien a celle des restaurants
+mediocres qu'il avait jusque-la frequentes avec la prudente economie
+d'un provincial, il etait un vrai maitre de maison; on l'ecoutait, on le
+consultait, on le traitait avec une deference dont les premiers jours il
+avait ete un peu gene, mais a laquelle il n'avait pas tarde a si bien
+s'habituer que ce n'etait plus seulement pour les valets, empresses
+a lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il etait "monsieur le
+president", il l'etait devenu pour lui-meme, croyant a son titre, le
+prenant au serieux, s'imaginant "que c'etait arrive"; president! ne le
+fut-on que de la Societe des bons drilles, on est toujours "Monsieur le
+president" pour quelqu'un et consequemment pour soi.
+
+Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanite, celles de la
+camaraderie et de l'amitie l'avaient attache a son cercle. En sortant de
+la Chambre il n'etait plus seul sur le pave de Paris, comme pendant
+si longtemps il l'avait ete, il ne s'arretait plus sur le pont de la
+Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel cote il
+allait aller, a droite, a gauche, sans but, au hasard.
+
+Il etait rare que maintenant il sortit seul de la Chambre, presque tous
+les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, charge d'un portefeuille bourre de
+paperasses, et toujours regulierement M. de Cheylus, qui, mis a la porte
+par Raphaelle le jour meme ou elle n'avait plus eu besoin de lui, etait
+heureux de trouver au cercle un bon diner qui ne lui coutait rien,--le
+_suif_.
+
+D'autres collegues aussi se joignaient a eux quelquefois, invites par
+Adeline, ou bien s'invitant eux-memes, quand ils etaient en disposition
+de s'offrir un diner meilleur et moins cher que dans n'importe quel
+restaurant.
+
+--Je vais diner avec vous.
+
+On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par
+les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue
+de l'Opera, en causant amicalement. Lorsqu'a travers les glaces de la
+porte a deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu
+qui arrivait, il se hatait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand
+escalier decore de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses
+invites devant lui; si quelqu'un, par deference d'age ou pour autre
+raison, voulait lui ceder le pas, il n'acceptait jamais:
+
+--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.
+
+C'etait chez lui qu'il recevait ses amis; c'etait a lui les valets qui
+dans le hall s'empressaient autour de ses invites; a lui ces vitraux
+chauds aux yeux, ces tableaux signes de noms celebres.
+
+A vivre sous ces corniches dorees, a marcher sur ces tapis doux aux
+pieds, a s'engourdir dans des fauteuils savamment etudies, a n'avoir
+qu'un signe a faire pour etre compris et obei, il s'etait vite laisse
+gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un
+attrait si puissant sur certains habitues des cercles qu'ils se trouvent
+mal a leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette
+attraction avait ete d'autant plus envahissante qu'il avait toujours
+vecu au milieu d'une simplicite patriarcale: point de tapis, point de
+vitraux a Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas a demi-mot.
+
+Mais ce qu'il n'avait jamais eu a Elbeuf, et ce qu'il avait trouve dans
+son cercle, c'etait la conversation facile et legere de _ses_ diners
+qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses
+scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses droleries ou ses
+douleurs. Bien qu'habitue aux propos graves et lourds de la province,
+qui partent de rien pour arriver a rien, il aimait cependant la
+raillerie fine et le mot vif, et quand il avait a sa table--ce qui
+d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit a la langue aiguisee ou
+a la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point
+que de bien dire ce qu'ils repetaient, c'etait pour lui un regal de les
+ecouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-la, tous venaient lui
+donner leur representation sans qu'il eut a se deranger; il n'avait qu'a
+leur sourire, qu'a les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une
+amabilite pleine de bonhomie.
+
+Comme la nature l'avait doue de l'esprit de justice en meme temps que
+d'une ame reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence
+agreable sans se dire que c'etait a Frederic qu'il la devait.
+
+Parfait le vicomte. Il avait rencontre en lui le collaborateur le plus
+zele en meme temps que le plus discret, deux qualites qui ordinairement
+s'excluent l'une l'autre.
+
+Bien qu'il surveillat tout, bien qu'il fit tout, et ne quittat guere
+le cercle, jamais Frederic ne se mettait en avant: Maurin, qui avait
+toujours le titre de gerant, etait, il est vrai, bien efface, mais ce
+qui importait a Adeline, c'etait que lui, president, ne le fut point;
+c'etait que la gestion financiere n'empietat point sur la direction
+morale, et, apres dix mois d'exercice, il se sentait aussi maitre de
+cette direction qu'au jour ou, pour la premiere fois, il avait pris la
+presidence.
+
+Pour les admissions, lui et son comite etaient restes les maitres
+absolus, et jamais le gerant n'avait essaye de leur faire admettre des
+membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, ou le souci de
+faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver
+au _Grand I_, lui avait-on predit charitablement en l'avertissant de se
+bien tenir de ce cote; mais ces cercles avaient pour gerant un Maurin,
+non un vicomte de Mussidan!
+
+D'autre part, jamais il ne lui etait venu a lui ni a son comite des
+plaintes, ou simplement des reclamations, tant la machine administrative
+fonctionnait avec regularite.
+
+C'etait bien le cercle modele dont le vicomte avait parle dans leurs
+entretiens du soir sur les boulevards, et que, grace a la severite de sa
+surveillance, ils avaient pu realiser.
+
+--Ou diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en
+faisant son eloge aux membres du comite.
+
+A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient
+Raphaelle a Frederic et aussi la part que celui-ci avait prise a son
+expulsion, repondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris a
+faire; mais cette reponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui
+dementait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire enigmatique
+eut inquiete Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance;
+c'etait simplement la vengeance d'un... battu.
+
+Et quand M. de Cheylus etait absent, Adeline riait avec les autres
+membres du comite de cette petite traitrise.
+
+--Il n'en prend pas son parti, le comte.
+
+--Dame! il y a de quoi!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'a la place de M. de
+Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gre.
+Peut-etre trouverez-vous que ce que je dis la a l'air d'une naivete; je
+vous affirme que c'est profond.
+
+Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline,
+par exces de conscience plutot que par curiosite, avait voulu savoir ce
+qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien repondu aux
+questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce
+qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de "ce jeune
+homme" que ce que tout le monde savait.
+
+Adeline eut eu le plus leger soupcon sur Frederic qu'il eut cherche, au
+dela de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en
+avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le
+_Grand I_ etait le modele des cercles?
+
+On sait que l'ete fait le vide dans les cercles comme dans les theatres:
+avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est a Trouville,
+a Dieppe, "en deplacement de sport ou de villegiature"; plus tard on
+chasse, on ne va pas a son cercle, et plus ce cercle est d'un rang
+eleve, plus il est abandonne par ses membres. Cependant tous ces membres
+ne restent pas sans venir a Paris pendant cinq ou six mois, et ceux
+qui n'y sont pas ramenes pour une raison quelconque de sentiment ou
+d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de
+l'est dans l'ouest. Ou passer ses soirees? au theatre? ils sont fermes;
+a son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on
+donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joue; les doigts
+vous demangent. Si alors on entend parler d'un cercle ou la partie a
+garde un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisieme
+ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous
+presentent, et l'on s'assied a la table du baccara.
+
+C'etait ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles
+chomaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_
+les membres les plus connus des grands cercles. Frederic ne manquait
+pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait,
+d'ailleurs.
+
+--Vous voyez comme on vient a nous.
+
+Adeline etait ebloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui
+defilaient sur les levres de son gerant, et quand il allait a Elbeuf il
+ne manquait pas de les repeter a sa femme.
+
+--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain
+neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui
+travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie republicaine et
+le monde elegant.
+
+Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus
+clair, c'est que son mari venait moins souvent a Elbeuf; c'est que,
+quand il etait chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible
+qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa
+cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la premiere fois depuis
+quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule.
+
+
+II
+
+Si grande que fut la satisfaction d'Adeline, elle n'etait pourtant pas
+sans melange.
+
+Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le
+marquis de..., etaient venus perdre quelques milliers de francs chez
+lui, il eprouvait un sentiment de vanite dont il ne pouvait se defendre;
+et quand il se disait aussi que le cercle qu'il presidait servait de
+trait d'union entre la bourgeoisie republicaine et le monde elegant,
+c'etait un sentiment de juste fierte qui le portait et auquel il pouvait
+s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli.
+
+Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait pres de cinquante
+mille francs a la caisse de _son_ cercle, qui n'etait pas _sa_ caisse,
+par malheur, c'etait un sentiment de honte qui l'aneantissait.
+
+Comment avait-il pu se laisser entrainer a jouer?
+
+C'etait avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassure sa femme
+lorsqu'elle avait manifeste la crainte qu'il ne devint joueur.
+
+--Moi, joueur!
+
+Il se croyait alors d'autant plus surement a l'abri, qu'il avait joue
+dans sa jeunesse et que par experience il connaissait les dangers du
+jeu.
+
+Ce n'est pas quand on a ete entraine une premiere fois et qu'on a eu la
+chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans
+on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances
+qu'on n'a plus a cinquante apres avoir appris la vie.
+
+Qu'il eut joue et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne,
+il y avait eu alors toutes sortes de raisons et meme d'excuses a sa
+faiblesse: sa maitresse etait joueuse; les casinos etaient devant lui
+avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait
+et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coutait rien, pas
+meme un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte etait
+legere pour la fortune de ses parents.
+
+Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute etait simplement celle
+d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire
+grand mal a personne, ni a sa famille, ni a lui-meme; c'avait ete une
+epreuve salutaire; s'il etait entre dans la fournaise, il s'y etait
+bronze, et si completement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus
+joue. Pourquoi eut-il joue? Il n'avait jamais eu le gout des cartes;
+s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumiere d'une
+lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il etait assez riche
+pour que l'argent gagne au jeu ne lui donnat aucun plaisir, et il ne
+l'etait pas assez pour que celui perdu ne lui fut pas une cause de
+regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cesse de repeter
+cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer:
+
+--Que faites-vous la, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver?
+Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas.
+
+Et voila que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres.
+
+Comme il etait sincere, pourtant, dans ses remontrances; comme il les
+trouvait miserables, ceux qui succombaient a la passion du jeu!
+
+Encore ceux-la etaient-ils jusqu'a un point excusables, puisqu'ils
+etaient des passionnes, c'est-a-dire des etres inconscients et par la
+des irresponsables; mais lui, quand pour la premiere fois il s'etait
+assis a la table de baccara de son cercle, il n'avait pas ete pousse par
+la main irresistible de la passion.
+
+C'etait meme cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que
+les cartes l'ennuyaient acquise dans sa premiere jeunesse, et confirmee
+pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui
+avaient inspire une complete securite lorsqu'il avait discute dans sa
+conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les
+propositions de Frederic.
+
+Qu'il se decidat, et il etait assure a l'avance de n'avoir rien a
+craindre pour lui-meme: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au
+milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie
+contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou
+qu'on meprise ceux qui ont le malheur d'en etre infectes.
+
+Comme ces fievreux et ces agites lui paraissaient ridicules ou
+pitoyables: sur leurs visages convulses, rouges ou pales, selon le
+temperament, dans leurs mouvements saccades, dans leurs regards ivres de
+joie ou navres de douleur, dans leur exaltation ou leur aneantissement,
+il s'amusait a suivre les sensations par lesquelles ils passaient.
+
+Et avec la satisfaction egoiste de celui qui, du rivage, jouit de
+l'horreur d'une tempete, il se disait qu'heureusement pour lui il etait
+a l'abri de ce danger.
+
+--Qu'irait-il faire dans cette galere?
+
+Mais comme l'egoisme justement ne faisait pas du tout le fond de sa
+nature, comme il etait au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur
+sensible a la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir
+adresser des avertissements a quelques-uns de ceux qui, pour une raison
+ou pour une autre, l'interessaient plus particulierement.
+
+Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant
+le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade,
+il leur avait dit ce qu'il croyait propre a leur ouvrir les yeux, les
+grondant, les chapitrant. Quelquefois meme, dans des cas graves, il
+les avait fait comparaitre dans son cabinet de president, et la, entre
+quatre yeux, il les avait serieusement avertis: "Vous jouez trop gros
+jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est
+pas en rapport avec vos ressources."
+
+Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaitre que ses
+discours les plus affectueux etaient aussi peu efficaces que les
+semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient
+aucun effet.
+
+Alors il avait renonce aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin
+il y avait renonce, n'etant point homme a persister dans une tache dont
+il reconnaissait lui-meme l'inutilite.
+
+--Ils sont trop betes! s'etait-il dit.
+
+Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas a faire le
+president: c'etait lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle,
+et l'honneur du _Grand I_ etait que le jeu y fut contenu dans des
+limites raisonnables.
+
+Il veillerait a cela; il protegerait les joueurs malgre eux et contre
+eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot.
+
+Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois meme y passer
+la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les
+salons, rodant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait
+eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un
+fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitot qu'il s'eveillait, il
+reprenait ses promenades en cherchant a savoir ce qui s'etait passe
+pendant qu'il sommeillait.
+
+Plus d'une fois il etait arrive que pendant qu'il se tenait debout, les
+mains dans ses poches a cote de la table de baccara, un joueur lui avait
+dit:
+
+--Et vous, mon president, n'en taillez-vous donc pas une?
+
+Et alors il avait repondu en haussant les epaules
+
+--Le baccara! mais c'est a peine si je sais les regles de ce jeu, si
+simples cependant.
+
+--C'est si facile.
+
+--Plus facile qu'amusant: il y a des presidents dont c'est la force de
+ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-la.
+
+Jusqu'alors Frederic, qui avait assiste aux tentatives que son president
+faisait pour detourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'etait jamais
+intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fut pas du tout
+pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait a rien moins qu'a diminuer les
+produits de la cagnotte: il importait de le menager, et d'ailleurs les
+probabilites n'etaient pas pour qu'il reussit dans ces tentatives. Qui a
+jamais empeche un joueur de jouer? c'etait ce qu'il avait pu repondre a
+Raphaelle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire;
+cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous etre
+utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le president du _Grand I_
+eloigne les joueurs au lieu de les attirer; ca vous pose bien.--Et s'il
+les detourne?--Je te promets qu'il n'en detournera pas un seul, tandis
+qu'il detournera peut-etre quelqu'un que nous avons interet a eloigner
+de chez nous.--Le prefet de police?--C'est toi qui l'as nomme; comment
+veux-tu qu'on prenne jamais un arrete de fermeture contre un cercle
+ou le jeu est combattu par son president?--Ce n'est pas en discourant
+contre le jeu qu'il arrivera a jouer lui-meme, et tu sais bien que nous
+ne le tiendrons que quand il sera endette a la caisse; jusque-la
+j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous a sa
+place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-etre plus
+que tu ne voudras.--Pousse-le.
+
+Le jour ou Adeline s'etait felicite de ne pas toucher aux cartes,
+Frederic, cedant comme toujours a l'impulsion de Raphaelle, avait releve
+ce mot:
+
+--Croyez-vous, mon cher president, dit-il de son ton le plus doux et
+avec ses manieres les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus
+d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-meme?
+Savez-vous ce que j'ai entendu dire a un de ceux que vous avez
+dernierement catechises--je vous demande la permission de ne pas le
+nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu.
+
+--C'est parfaitement vrai.
+
+--Tres bien; mais vous comprenez que cela enleve beaucoup d'autorite
+a vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition
+systematique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti,
+c'est contre le jeu lui-meme; c'est de la theorie, ce n'est pas de la
+sympathie.
+
+--J'ai joue autrefois.
+
+--Alors il est bien etonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu;
+qui a joue jouera....
+
+--Jamais de la vie.
+
+--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas;
+je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait
+en vous un ami au lieu de voir un adversaire.
+
+En effet, il n'insista pas, laissant au temps et a la reflexion le soin
+d'achever ce qu'il avait commence: il connaissait son Adeline et savait
+avec quelle surete germait le grain qu'on semait en lui.
+
+Avec l'experience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait
+combien sont rares les guerisons radicales chez les joueurs, et combien,
+au contraire, sont frequentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui
+etaient restes dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans
+leur age mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que
+celle-la se reveillait d'autant plus forte qu'elle etait seule
+desormais!
+
+
+III
+
+Autrefois Adeline eut ri de cet axiome: "qui a joue jouera", comme de
+tant d'autres qu'on repete sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont
+monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance,
+mais a cette heure il en etait jusqu'a un certain point frappe.
+
+Qui avait formule ce proverbe? l'experience evidemment, et comme les
+proverbes vont rarement seuls, il lui en etait venu un autre qui
+s'imposait, dans les circonstances particulieres ou il se trouvait,
+et celui-la c'etait "qu'il n'y a pas de fumee sans feu"; pour que
+l'experience populaire se fut formulee en cette petite phrase: "qui a
+joue jouera", il fallait que bien des faits lui eussent donne naissance.
+
+Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme
+qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il
+suivait le jeu avec une curiosite qu'il n'avait pas aux premiers jours
+de l'ouverture de son cercle.
+
+S'ils etaient encore coupables, les joueurs, ils n'etaient plus
+ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se
+passionnat pour ces luttes a coups de cartes, qui se passent en quelques
+minutes, et peuvent avoir pour resultat la ruine ou la fortune. Il en
+avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi
+les phases avec emotion--avec cette sympathie dont parlait Frederic.
+
+C'etait un symptome, cela.
+
+En fallait-il conclure que, parce qu'il s'interessait maintenant au jeu,
+il allait prendre les cartes lui-meme.
+
+Il ne le croyait pas, il se defendait de le croire, mais enfin il n'en
+etait pas moins vrai qu'il y avait la quelque chose de caracteristique,
+ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir.
+
+Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques a la
+caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque,
+il n'avait pas pu se defendre contre un certain sentiment d'envie et ne
+pas se dire que c'etait de l'argent facilement, agreablement gagne en
+quelques heures.
+
+De la a se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la
+bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi.
+
+Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y
+reussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme
+la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens
+qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et
+ils perdent, voila tout. Quand il etait tout jeune, et qu'il jouait des
+billes a pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante,
+cela etait un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne,
+lorsqu'il etait entre a Bade dans la salle de la roulette, il avait mis
+un louis sur le 24, qui etait le chiffre de son age, et le 24 etait
+sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maitresse recommence la
+meme experience, et le 24 etait sorti encore. Deux numeros pleins
+sortant ainsi expres pour lui, a son appel pour ainsi dire, cela
+n'etait-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance
+personnelle? A la verite, elle n'avait pas continue, et il avait perdu
+a la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les
+soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnes. Mais cette perte
+n'etait pas, semblait-il, caracteristique, comme son gain, et elle ne
+prouvait nullement qu'a un moment donne il n'avait pas eu la chance--une
+chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a
+egaree, ne revient-elle pas? C'etaient la des questions qu'il n'avait
+pas songe a examiner, puisqu'il avait renonce au jeu pendant de longues
+annees, mais qui maintenant lui revenaient.
+
+Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes,
+il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils
+seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est
+aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui reglerait cette
+partie qu'il ne jouerait pas pour lui-meme? En somme, il y a une justice
+superieure qui dirige les choses et les destinees en ce monde, et cette
+justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme
+Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fut malheureuse.
+
+Il avait alors ete frappe d'une remarque qui, jusqu'a ce jour, ne
+s'etait pas presentee a son esprit. C'est que celui qui a de la fortune
+ou qui gagne largement, surement, ce qui est necessaire a ses besoins,
+ne considere pas le jeu au meme point de vue que celui qui est gene et
+qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du
+jeu eussent ete de peu d'interet pour lui quand il possedait sa fortune
+hereditaire qu'augmentaient tous les ans les benefices de sa maison de
+commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que
+sa maison ne donnait plus de benefices, ces gains arriveraient bien a
+propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui.
+
+Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui,
+retentissait a son oreille la phrase qu'il etait habitue a entendre:
+
+--Eh bien, mon president, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous
+feriez!
+
+Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses
+gestes desordonnes, ses eclats de voix insultent au malheur des pontes,
+et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas a etudier longuement son
+point pour torturer a l'avance ceux que dans quelques secondes il va
+saigner a blanc.
+
+Et, bien qu'il ne fut pas vaniteux, Adeline etait flatte qu'on ne crut
+pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes
+qui viennent miserablement au cercle pour jouer la _materielle_,
+c'est-a-dire tacher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie
+au jour le jour; recommencant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille,
+atteles a ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en
+usant les nerfs par une tension constante, conduit au gatisme ceux qui
+le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier meme, certainement
+il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'etre, pas plus
+que ponte d'ailleurs.
+
+Quand Raphaelle avait fonde _son_ cercle, car dans l'intimite elle
+disait _son_ cercle, comme Frederic et Adeline le disaient eux-memes,
+elle aurait voulu etre la seule a mettre de l'argent dans l'affaire, de
+maniere a toucher seule les benefices. Malheureusement cela lui avait
+ete impossible, et elle avait du accepter de ses amis ce qui lui
+manquait, ou plutot d'un ami de Frederic, son ancien patron, le vieux
+Barthelasse. Brule partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur
+de cercle, Barthelasse en etait reduit dans sa vieillesse, ce qui etait
+un grand chagrin pour lui--a faire valoir par les mains des autres la
+fortune que quarante annees de travail lui avaient acquise--c'etait lui
+qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent a Raphaelle, il aurait
+voulu, lui, etre le chef de partie du cercle, c'est-a-dire le caissier
+preteur auquel le joueur decave fait des emprunts pour continuer de
+jouer. Mais Raphaelle n'avait pas ete assez naive pour accepter cette
+combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des
+benefices qu'on peut faire dans un cercle. C'etait elle qui voulait
+etre chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne
+consentait a accorder a celui-ci qu'une part proportionnelle a son
+apport. Ils s'etaient fortement querelles sur ce point, ils s'etaient
+non moins fortement injuries, puis ils avaient fini par s'entendre et
+s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce role de chef de
+partie en pretant non son argent, mais le leur a elle et a lui, et a eux
+deux ils se partageraient les benefices.
+
+Pour surveiller cette operation des plus delicates, puisqu'il s'agit
+d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et
+instantanement, sans avoir le temps d'etudier la solvabilite et
+l'honnetete de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant
+qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges
+epaules d'ancien lutteur. Que faisait-il la, on n'en savait trop rien;
+il semblait etre un surveillant aux fonctions assez mal definies. Mais
+qu'un emprunteur s'adressat a Auguste, le chef de partie, Barthelasse
+survenait, et, a distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il
+disait lui-meme le oui ou le non, que le chef de partie repetait.
+
+Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se
+permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que
+tout le monde repetait: "Vous ne jouez pas, monsieur le president?" mais
+sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline repondit a cette
+invite par un sourire, il alla plus loin:
+
+--Mais un _presidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle,
+dit-il avec son accent provencal le plus pur, c'est un patissier qui
+ne mange jamais de ses gateaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous
+le demande? Alors il s'en trouve qui disent: "C'est qu'ils sont
+empoisonnes." D'autres: "C'est qu'ils sont faits _malpropremint_."
+
+Adeline se repeta ce "malproprement" plus d'une fois. Etait-il possible
+qu'on crut dans le monde qu'a son cercle il se passait des choses
+malpropres? Evidemment son abstention systematique pouvait etre mal
+interpretee. De meme pouvaient etre mal interpretes aussi ses discours
+contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas
+lui-meme, et s'il cherchait a detourner du jeu ceux a qui il
+s'interessait, c'etait parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne
+jouait pas loyalement?
+
+Mais alors?
+
+Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment ou
+il venait d'etre fortement ebranle par une partie qui s'etait jouee sous
+ses yeux: un commercant de ses amis, qu'il savait gene dans ses affaires
+et plus pres de la faillite que de la fortune, avait gagne deux cent
+mille francs qui le sauvaient. Et en presence de cette veine heureuse
+Adeline s'etait tout naturellement demande si elle n'aurait pas pu etre
+pour lui. Qu'il prit la banque a la place de son ami, et il gagnait
+ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette
+nuit-la, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami.
+
+Mais etait-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalite dans
+un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un
+bonheur merite?
+
+On va vite sur cette pente: de la a se dire qu'il etait vraiment trop
+timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin.
+
+Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne
+vivaient que par le jeu et pour le jeu.
+
+Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois.
+
+Il ne serait pas ruine parce qu'il aurait perdu quelques milliers de
+francs; avec le calme et la raison qui etaient son caractere meme, il
+n'y avait pas a craindre qu'il se laissat entrainer au dela du chiffre
+qu'a l'avance il se serait decide de risquer; a la verite ce serait une
+perte, mais enfin elle n'irait pas loin.
+
+Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver,
+comme il lui semblait juste que cela arrivat, son gain pouvait etre
+considerable.
+
+Et, gain ou perte, il s'en tiendrait la: un homme comme lui ne s'emballe
+pas; il se connaissait bien.
+
+Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et apres ce serait fini:
+on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie.
+
+Cependant, cette resolution arretee, il ne la mit pas tout de suite a
+execution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara,
+se disant que ce serait pour ce soir-la, sans que ce fut jamais pour ce
+soir-la.
+
+Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des
+theatres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle:
+
+--Qui prend la banque?
+
+Il se decida a quitter la place ou il semblait cloue, et, s'avancant
+vers la table:
+
+--Moi, dit-il.
+
+
+IV
+
+--Le president prend la banque!
+
+C'etait le cri qui instantanement avait couru dans tout le cercle.
+
+Meme dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et
+d'ecarte, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, meme d'echecs,
+avaient quitte leur partie pour voir cette curiosite: le president
+taillant une banque; eveilles par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient
+dans le salon de lecture ou ca et la dans les coins sombres, avaient
+suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara:
+
+--Auguste, six mille.
+
+A cette demande de son president, Auguste, le chef de partie, sans meme
+consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui etait jamais arrive,
+s'etait empresse d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau
+les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une
+genuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait deposes sur la
+table.
+
+C'etait chose tellement extraordinaire, tellement stupefiante de voir
+"M. le president" tailler une banque, que Julien le croupier oubliait
+de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table
+chacun eut trouve sa place, ce qui etait difficile, car ceux qui
+occupaient deja des sieges n'avaient eu garde de les abandonner.
+
+Dans cette salle ordinairement silencieuse ou sous ce haut plafond
+regnait toujours une sorte de recueillement comme dans une eglise ou un
+tribunal, s'etait eleve un brouhaha tout a fait insolite.
+
+Cependant Adeline s'etait assis sur sa chaise de banquier, un peu
+surpris de se trouver si eleve au-dessus des pontes assis autour de la
+table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement,
+sans trop voir, car c'etait au dela de cette table qu'etaient son esprit
+et sa pensee.
+
+En attendant que le jeu commencat, un de ceux qui se tenaient a cote de
+sa chaise se pencha sur son epaule, et d'une voix moqueuse:
+
+--Tenez-vous bien, mon president, la lutte sera terrible: Frimaux
+revient de l'Odeon.
+
+Un eclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arreterent
+sur un joueur assis a cote du croupier et qui n'etait autre que Frimaux,
+le plus grand feticheur du cercle. Au theatre, ou il avait fait
+representer quelques pieces avec des fortunes diverses, des chutes
+ecrasantes ou de solides succes, selon les hasards de la collaboration,
+Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premieres un vendredi ou tout au
+moins un 13. Au cercle, ou regulierement il passait quatre heures par
+jour, du 1er janvier au 31 decembre, pour gagner sa pauvre existence a
+la sueur de son front, comme il le disait lui-meme, c'est-a-dire les
+quatre ou cinq louis necessaires a sa vie--la materielle--il ne jouait
+que dans certaines circonstances particulieres qui devaient lui donner
+la veine: pendant trois mois il avait ete convaincu qu'il ne pouvait
+gagner que s'il tournait le dos a l'avenue de l'Opera: toutes les
+fois qu'il lui faisait face, il tirait des _buches_, c'etait fatal;
+maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odeon; aussi tous
+les soirs apres son diner descendait-il des hauteurs des Batignolles ou
+il demeurait pour s'en aller a l'Odeon, dont il faisait sept fois le
+tour en monologuant comme un personnage de l'ancien repertoire: "J'aurai
+la veine ce soir"; puis il revenait au _Grand I_, ou pendant quatre
+heures il restait inebranlable dans sa foi, malgre la deveine qui
+souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus
+serieuses pour se l'expliquer sans jamais ebranler sa confiance en son
+fetiche, aussi solide que les pierres memes de l'Odeon. Pour tout le
+reste parfaitement incredule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de
+Dieu comme du diable, et ne croyant meme pas a sa paternite, bien que
+madame Frimaux fut la plus honnete femme du monde.
+
+--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se
+moquat de lui.
+
+--Vous n'avez pas besoin de le dire, ca se voit.
+
+En effet, Frimaux, qui pour son pieux pelerinage ne prenait jamais de
+voiture--le fiacre n'est pas mascotte--etait crotte comme un chien.
+
+Cependant peu a peu l'ordre s'etait fait parmi ceux qui se pressaient
+autour de la table:
+
+--Messieurs, faites votre jeu....
+
+Du haut de son siege, Adeline voyait tous les yeux ramasses sur lui et
+particulierement ceux de Frederic, place en face de lui, derriere trois
+rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de
+depasser.
+
+--Rien ne va plus?
+
+Adeline, qui avait use son emotion d'avance, etait maintenant assez
+calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux
+deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage,
+c'est-a-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner),
+ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans
+empressement de mauvais gout, qu'il mit ses cartes sur la table.
+
+Il n'y eut qu'un cri:
+
+--Et il ne voulait pas jouer!
+
+Bien qu'Adeline s'efforcat de se contenir, il exultait, car sa joie
+allait au dela du coup gagne, qui par lui-meme ne donnait reellement
+qu'un resultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve
+etait faite, et elle confirmait ses pressentiments bases sur les
+esperances de sa jeunesse: quelle faute il eut commise de ne point
+tenter l'aventure!
+
+Ce fut avec une parfaite serenite qu'il donna les cartes pour le second
+coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'etait a
+croire que le gain comme la perte lui etaient indifferents; les vieux
+joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux etaient demontes par son
+assurance:
+
+--Qui aurait cru cela de lui?
+
+Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait ete admis
+jusqu'a ce moment que, s'il ne jouait pas, c'etait tout simplement
+parce qu'il n'etait pas en situation de supporter une perte de quelque
+importance.
+
+Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite
+et gagna au tableau de gauche; le troisieme, le quatrieme furent
+pour lui, quand il arriva a sa derniere taille, il etait en benefice
+d'environ une vingtaine de mille francs.
+
+Alors sa serenite s'envola et de nouveau l'emotion lui etreignit le
+coeur, des gouttes de sueur lui coulerent dans le cou: sans doute ce
+n'etait point une fortune, celle dont il avait reve quand il balancait
+la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'etait
+une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la
+reduire a rien; enfin, ce dernier coup allait decider si oui ou non il
+avait la chance,--ce qui etait le grand point.
+
+Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il
+semblait qu'elles ne pouvaient se detacher de ses doigts, comme s'il
+esperait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir
+ce qu'il desirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes,
+n'osant pas les regarder.
+
+Il avait cinq.
+
+La situation etait critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne
+demanderent de cartes ni l'un ni l'autre.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par
+les discussions sur le tirage a cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer?
+Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point delicat, il ne lui
+etait pas reste grand'chose de precis dans l'esprit, et il n'etait pas
+en etat en ce moment de se rappeler la theorie et de la raisonner.
+
+Ce qui fait l'intensite des angoisses du jeu, c'est la rapidite avec
+laquelle les resolutions doivent se prendre: avait-il interet a s'en
+tenir a cinq ou a se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois
+ou un quatre, il ameliorait son point et le rapprochait de neuf; mais
+s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et
+perdait. Un vieux joueur aurait instantanement resolu theoriquement la
+question; mais il n'etait pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout,
+et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la decider.
+
+Jamais appel a la chance ne s'etait presente dans des conditions plus
+caracteristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui
+rendrait l'arret.
+
+Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite
+avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs etaient a
+lui.
+
+Decidement la preuve etait faite, l'arret etait rendu: il avait la
+chance.
+
+Ce fut d'ailleurs le cri de tous.
+
+Parmi ceux qui s'empressaient a le feliciter, Frederic ne fut pas le
+dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les
+autres.
+
+Quand Adeline lui repeta que c'etait la premiere fois qu'il jouait, il
+ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de
+suite le parti qu'il en pouvait tirer:
+
+--La facon dont vous avez joue prouve une chose, qui est que vous avez
+le genie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous
+avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que
+vous meprisiez bien la fortune pour ne pas jouer.
+
+Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas a repondre qu'aux
+complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de
+Cheylus en tete, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres,
+et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus.
+
+Adeline n'avait pas l'esprit tourne a la raillerie, et ce soir-la moins
+que jamais; cependant il ne put pas s'empecher de lancer une legere
+allusion a l'Odeon.
+
+--L'Odeon! s'ecria Frimaux, ils l'ont gratte! alors, vous comprenez!
+
+Le lendemain, a la Chambre, les felicitations recommencerent. Les amis
+d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'etait pas quarante mille
+francs qu'il avait gagnes, c'etait deux cent mille, trois cent mille.
+
+De peur de se laisser entrainer a risquer ses quarante mille francs ou
+ce qui lui en restait, c'est-a-dire trente-cinq mille francs, Adeline,
+en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya a Elbeuf, ou ils
+seraient plus en surete qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien
+de dire a sa femme d'ou ils venaient; pour qu'elle ne s'inquietat point,
+il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de
+faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fut tout
+naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'etait trouvee cette somme:
+les debiteurs qui payent integralement ce qu'ils doivent pour obtenir
+leur rehabilitation sont rares, mais enfin on en trouve.
+
+Quand Adeline arriva a son cercle, ceux qu'il avait battus la veille
+l'entourerent:
+
+--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher president.
+
+--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez
+enleve hier si joliment.
+
+Il repondit en riant que cela etait impossible, attendu que cet argent
+roulait vers Elbeuf; puis serieusement il expliqua qu'il n'etait pas
+joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille
+a tailler une banque qu'en cedant aux sollicitations de ceux qui le
+tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur etre agreable,
+pour le plaisir du cercle.
+
+--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous
+rien?
+
+Apres tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il
+ne meprisait pas la fortune comme le croyait Frederic,--loin de la.
+
+Mais ce soir-la il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui
+lui appartenait et lui etait personnelle; elle l'abandonna au moins en
+partie; c'est-a-dire qu'apres des hauts et des bas, sa banque se termina
+par une perte de six mille francs.
+
+Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit a la caisse qu'il
+payerait le lendemain.
+
+--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher president, dit
+Frederic, ce n'est pas pour vous que vous avez joue aujourd'hui, c'est
+pour le cercle. C'est vous meme qui l'avez dit; je vous rapporte vos
+propres paroles: le jour ou vous vous serez refait, si vous tenez a
+rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser:
+mais, jusque-la, la caisse vous est fermee... pour recevoir, avec votre
+chance, avec votre genie du jeu, votre revanche sera facile: vous
+rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec.
+
+C'etait ainsi qu'il avait ete pris,--en se laissant incorporer dans la
+troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court apres son argent.
+
+
+V
+
+Si le feticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment
+son fetiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur
+n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver a
+lui-meme a grand renfort de "si" qu'elle pouvait etre evitee.
+
+Cela etait arrive pour Adeline: quand il avait gagne, il avait bien
+joue; au contraire, il avait mal joue quand il avait perdu.
+
+--Si....
+
+Quand on reconnait ses torts, on est bien pres de les reparer;
+evidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle
+est contrariee? et il avait contrarie la sienne par son ignorance plus
+encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'etait-elle pas
+toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est
+pas la theorie qui enseigne a bien jouer, c'est la pratique; ce n'est
+pas la theorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la decision,
+c'est la pratique.
+
+Cette pratique, ce metier, il aurait pu les apprendre en prenant place
+tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant
+sagement quelques louis risques avec prudence, ce qui ne l'eut ni
+appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taille que deux banques, il n'en
+avait pas moins gagne une maladie d'un genre special, que le contact
+seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique a tant de
+joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complete, puisse desormais
+les en guerir--celle qui consiste a vouloir toujours et toujours etre
+banquier.
+
+A remplir ce role, les esprits les plus fermes se laissent eblouir, les
+natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec
+l'affolement de la melee, non celle ou l'on fait le coup de fusil en
+soldat, mais celle ou l'on commande et ou, sous le panache, on ressent
+toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilite. Du haut du
+fauteuil ou il trone, le banquier tient tete a l'assaut et brave les
+regards braques sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le
+devorer: "dix manants contre un gentilhomme."
+
+Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus
+qu'il n'y avait sur sa tete le moindre panache; cependant, comme tant
+d'autres qui n'ont point eu le degout de s'asseoir sur ce cuir chaud, il
+avait subi ces eblouissements et ces fascinations: banquier toujours,
+ponte jamais.
+
+Et il avait taille; malheureusement sa chance ne lui avait pas ete
+fidele constamment, et plus d'une fois elle avait passe du cote des
+manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois,
+par cinq mille francs, il en etait arrive a devoir cinquante mille
+francs a son cercle.
+
+Quand il avait perdu, Frederic se trouvait la a point pour le
+reconforter:
+
+--Vous vous rattraperez.
+
+Et quand il avait gagne se trouvaient la non moins a point quelques
+besoigneux pour lui faire une saignee:
+
+--Mon cher president...
+
+La voix etait si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas
+refuser, bien qu'il eut vu plus d'une fois les quelques louis qu'il
+venait de preter changes aussitot en jetons et tomber sur le tapis vert:
+eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en
+blamer?
+
+Et le matin, pale, les yeux bouffis, on le voyait a moitie endormi
+descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches
+s'enfoncaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le
+secouait, le reveillait, et honteux, fache contre les autres, il
+regagnait son petit logement de la rue Tronchet, ou il avait si
+tranquillement dormi autrefois, et ou maintenant il n'avait a passer
+avant la Chambre que quelques heures agitees.
+
+Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont
+celles ou la voix de la conscience prend le plus de force, il s'etait
+dit qu'il devait renoncer a son cercle et donner sa demission,--seul
+moyen sur de ne pas ceder a la tentation. Mais il fallait commencer par
+rembourser ce qu'il devait a la caisse, et il n'avait pas cet argent.
+
+Et puis la deveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle
+vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagne quarante mille
+francs le jour ou, pour la premiere fois, il avait taille une banque
+alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il
+pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les
+combinaisons du baccara? En realite, il ne s'etait endette que d'une
+quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoye trente-cinq mille
+a Elbeuf qui, Dieu merci, etaient intacts. Pour quinze mille francs
+aventures, devait-il renoncer a toutes ses esperances? Que fallait-il
+pour qu'elles pussent se realiser, au dela meme de ce qu'il avait promis
+a Berthe? Quelques minutes de veine! Etait-il fou de croire qu'elles ne
+se representeraient pas pour lui!
+
+Et puis, d'autre part, sa presence, sa presidence etaient indispensables
+a son cercle qu'il aimait.
+
+Si sa direction et sa surveillance avaient ete utiles dans les premiers
+temps, elles l'etaient maintenant encore et meme plus que jamais. Son
+cercle, c'etait lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: "Allons au
+Grand International" ou simplement comme les boulevardiers. "Allons au
+_Grand I_", ils disaient familierement: "Allons chez Adeline"; cela lui
+creait des devoirs en meme temps qu'une responsabilite.
+
+Deja le _Grand I_ n'etait plus ce qu'on l'avait vu a l'ouverture et des
+changements s'etaient faits, inappreciables sans doute pour tout le
+monde, mais qui n'echappaient pas a ses yeux de pere toujours attentif.
+
+A sa table d'hote paraissaient maintenant des figures qui ne s'y
+montraient pas autrefois et qui l'etonnaient; corrects, ils l'etaient
+trop; decores, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est
+decent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux
+faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la realite.
+
+D'ou venaient ces gens-la? Quand il avait fait des recherches, il
+avait trouve qu'ils etaient le plus souvent presentes par des parrains
+suffisants, ou membres reguliers de plusieurs cercles. A la verite, il
+surveillait toujours avec la meme severite les admissions des membres
+permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours ete serieux.
+Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les
+cercles, un membre permanent pouvait amener un invite; et cette petite
+porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en realite plus
+frequentee que la grand'porte, avait laisse passer plus d'un nouveau
+venu qui l'inquietait.
+
+Il ne les eut vus qu'une fois a sa table qu'il ne s'en serait pas
+autrement tourmente, des invites sans doute; mais au contraire ils
+venaient regulierement et ils amenaient avec eux des invites a l'air
+generalement honnete et simple, des braves gens ceux-la a coup sur, qui
+ne faisaient pas long feu au cercle: ils dinaient une fois ou deux,
+jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il
+avait essaye d'obtenir des explications de Frederic, mais inutilement:
+malgre sa connaissance du monde parisien, Frederic n'en savait pas plus
+que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects
+et si decores n'etaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le
+supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-a-dire des
+racoleurs charges d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au
+_Grand I_ ces moeurs n'etaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait
+pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans
+les cercles; c'etaient la des histoires de journaux; pour lui qui avait
+beaucoup vecu dans les cercles a Paris, il n'avait jamais vu une vraie
+volerie...
+
+Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles etaient
+en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontees autrefois,
+Frederic s'etait rejete sur la province:
+
+A Nice, a Biarritz, dans les villes d'eaux, la ou on ne se connait pas,
+tout est possible; mais a Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, ou
+il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs!
+
+Ce qui tourmentait Adeline, c'etait que precisement le _Grand I_ ne fut
+pas exclusivement compose, comme il l'avait espere, sinon d'amis, au
+moins de membres ayant entre eux des relations d'intimite qui creent une
+sorte de solidarite et de responsabilite collective. Il aurait voulu
+qu'on n'y vint que pour s'y reunir, pour s'y grouper en un noyau de gens
+ayant tous un meme but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait a
+craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passes dans son
+cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs
+annees a la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considerable
+le jeu tient dans un certain monde ou la gene est la regle a peu pres
+commune, ou l'on depense chaque mois plus qu'on n'a, et ou l'on ne
+compte que sur une bonne chance pour combler le deficit qui, de jour en
+jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fut le lieu
+de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en etait un
+lui-meme, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les
+occasions et les facilites qui l'avaient perdu.
+
+Au lieu d'etre un sujet de contentement pour lui, les benefices de la
+cagnotte en etaient un de contrariete: il eut voulu qu'elle donnat
+moins, puisque les produits etaient en proportion du jeu: un louis pour
+une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un
+matin qu'il assistait a l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait
+ete stupefait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: pres de
+dix mille francs. Dix mille francs de benefices pour une nuit de jeu!
+
+Son etonnement avait ete si grand qu'il l'avait franchement montre a
+Frederic, occupe a compter les jetons et les plaques: le cercle etait
+vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que
+lui, Frederic, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employes.
+
+--Dix mille francs! est-ce possible?
+
+Frederic l'avait regarde d'une facon etrange, sans repondre, avec un
+sourire enigmatique.
+
+A la fin, il s'etait decide:
+
+--Vous voyez, mon cher president.
+
+De nouveau ils s'etaient regardes, et Adeline avait baisse les yeux,
+n'osant pas insister: n'etait-ce pas avouer qu'il croyait possible le
+_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une
+fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et
+de plaques par le croupier au detriment des joueurs; mais, pour que
+ce bourrage puisse se faire, il faut la complicite du gerant et des
+croupiers, et rien ne lui permettait de soupconner Frederic d'une
+pareille infamie.
+
+--Faut-il les refuser? demanda Frederic en plaisantant.
+
+--Puisqu'ils y sont! repondit Adeline.
+
+--Je suis heureux de voir, acheva Frederic, que nous sommes d'accord.
+
+D'accord! d'accord! Ils ne l'etaient plus toujours comme au
+commencement.
+
+Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commercant de Bordeaux,
+avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint a lui en
+souriant, les mains tendues:
+
+--Vous etes bien aimable de m'avoir invite a diner, ce soir, a votre
+cercle, dit le commercant.
+
+--Je vous ai invite? dit Adeline stupefait, pour ce soir?
+
+--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?
+
+C'etait une invitation lithographiee avec elegance et sur beau bristol,
+signee: "le president Adeline."
+
+Seule l'adresse etait manuscrite.
+
+J'ai ete bien surpris quand le garcon de l'hotel m'a remis cette lettre,
+car je ne suis arrive que d'hier dans la nuit.
+
+--A ce soir, dit Adeline qui avait hate d'echapper a des explications
+plus qu'embarrassantes.
+
+Ces explications, c'etait a Frederic de les lui donner: comment, les
+garcons d'hotel distribuaient des invitations signees de son nom: "le
+president Adeline!"
+
+--Mais, mon cher president, repondit Frederic en essayant de rire, ce
+qui vous etonne se fait partout.
+
+--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle.
+
+--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que
+nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche,
+il faut des joueurs.
+
+--Mon nom ne servira pas a les attirer.
+
+
+VI
+
+L'histoire de la cagnotte avait jete l'inquietude dans l'association
+Mussidan, Raphaelle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si
+ce president s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait
+pas?
+
+L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le desarroi quand Frederic
+raconta l'algarade qui venait de lui etre faite.
+
+--Qu'as-tu repondu? demanda Raphaelle.
+
+--Rien.
+
+Vous ne lui avez pas casse les _rinss_? s'ecria Barthelasse, dont le
+premier mouvement etait toujours de revenir a son ancien metier de
+lutteur, malgre les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir
+et se calmer... a _Pariss_....
+
+Raphaelle haussa les epaules:
+
+--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin.
+
+--C'est selon. Moi, quand les gens elevaient trop la voix, je n'avais
+qu'a faire ca:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-meme, enfonca
+son cou court dans ses larges epaules en tendant ses deux bras en avant
+dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans
+l'arene;--et tout de suite c'etait fini; on lui permet trop de faire
+ce qui lui plait, a ce depute. Pourquoi est-ce que nous lui donnons
+trente-six mille francs? Est-ce pour nous embeter? Je vous le demande.
+Hein!
+
+--C'est a lui qu'il faut le demander, repliqua Frederic impatiente.
+
+--Je suis pret quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai
+peur.
+
+--Il ne s'agit pas de ca, interrompit Raphaelle sechement, nous avons
+besoin de lui, il faut manoeuvrer en consequence.
+
+--Je vous l'ai deja dit et je vous le repete, continua Barthelasse, on
+ne sera sur de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour ou il filera
+la carte, il sera a nous.
+
+--Et vous croyez qu'il acceptera vos lecons?
+
+--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandees, et je
+puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouves.
+
+Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux a ce sujet,
+car du jour ou Adeline avait accepte la presidence du cercle, ils
+s'etaient demande comment ils le garderaient a la tete de leur affaire.
+Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils
+pouvaient etre tranquilles. Mais a mesure que ses yeux s'ouvriraient, et
+il n'etait pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout a coup,
+au moins peu a peu, la situation changerait.
+
+--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot
+de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux
+prejuges dont sont encombres les imbeciles et dont les grecs sont
+affranchis.
+
+--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait repondu
+Raphaelle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son
+president.
+
+Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait meme pas qu'il en
+put etre autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner a coup sur et sans
+danger, en operant soi-meme, sans complice, avec une securite egale a
+celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris a travailler. Alors
+pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il
+n'y a rien de plus doux et de plus agreable que l'argent gagne par le
+travail.
+
+Mais Raphaelle et Frederic, qui, sans etre au fond beaucoup plus
+embarrasses de prejuges que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le
+monde en fut arrive comme eux a envisager la vie avec cette philosophie
+pratique qui enseigne a ne voir que l'argent gagne sans se soucier de la
+facon dont on le gagne, etaient certains du refus d'Adeline et meme de
+son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre a
+travailler pour jouer a coup sur. Ce n'etait point ainsi qu'il fallait
+proceder avec celui que d'un air de mepris ils appelaient "_Puchotier_"
+depuis qu'Adeline, se defendant un jour de ses ignorances parisiennes,
+s'etait lui-meme donne ce nom en disant qu'a Elbeuf les _Puchotiers_
+sont les encroutes de la ville, ceux qui repoussent tout progres en ne
+jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire ecouter si
+on lui parlait franchement?
+
+Il fallait vraiment etre _Puchotier_ pour avoir la naivete de croire
+qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnete
+cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer,
+d'assurances, vingt mille francs d'impots, vingt-cinq mille francs
+d'eclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au
+personnel, trente-six mille francs de traitement au president, trente
+mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour
+abonnements aux journaux, impressions, concerts, fetes, c'est-a-dire
+d'une depense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir
+ces depenses et pour donner un benefice suffisant a ceux qui avaient
+fonde l'affaire, gerant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de
+comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins
+influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer
+leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchat,
+et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec
+tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il
+serait souvent monotone, le diner de plus d'un cercle, si on ne s'etait
+pas procure des convives en lancant, partout ou l'on a chance de
+rencontrer un naif, des invitations comme celle qui avait indigne
+Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il
+entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres reguliers du cercle,
+gentlemen en apparence, besoigneux en realite, repandus dans le monde ou
+plutot dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de
+leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris
+a la table d'hote, seront une heure apres devores a celle du baccara et
+apporteront a la cagnotte un aliment plus serieux que les seigneurs
+des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons pretes,
+prenant des attitudes de comediens; ivres de joie quand ils gagnent,
+a deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte
+donnerait-elle des benefices suffisants si dans le feu de la partie
+les croupiers "aux doigts legers"--l'epithete est du plus grand des
+grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonne de jetons d'ivoire et
+de nacre qui tombent la sans bruit? Et le change de la monnaie, que
+donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en
+plus legers: "Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie"; et tandis que le
+valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas
+quitte la table, celui-ci, par-dessus son epaule, lui passe deux plaques
+au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle
+prospere--sinon modele.
+
+Mais pour les employer sans qu'Adeline les decouvrit, il avait fallu
+toute la dexterite de Frederic et toute sa souplesse de caractere.
+
+Et voila que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que
+celui des invitations devait etre abandonne.
+
+Au moins ce fut le conseil de Raphaelle, qui n'etait pas pour qu'on
+attaquat jamais de front les difficultes.
+
+--Cede, dit-elle a Frederic.
+
+--Comment, ceder! s'ecria Barthelasse.
+
+--Il faut renoncer a ces invitations, ou nous auront un eclat, peut-etre
+une rupture.
+
+--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon!
+Comptez-vous qu'il va vous tomber tout roti sur votre table, hein? Je
+vous le dis et je vous le repete, vous prenez trop de precautions avec
+ce president; vous le gatez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas
+comment les 10,000 francs etaient venus dans la cagnotte. Je vous le
+demande, hein? Il vous l'a faite au president qui ne veut rien voir, qui
+ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est depute, il
+est decore, il est considere, il faut bien qu'il menage sa reputation...
+pour lui-meme. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous.
+Autrement! Il a bien avale la cagnotte--il n'en reparle plus, de la
+cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ca se passera tacitement; ca
+lui est plus commode a cet homme, c'est son genre: il faut le prendre
+comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'a continuer, puisque vous ne
+voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus
+facile.
+
+Cependant, malgre le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours
+d'ailleurs, l'avis de Raphaelle qui l'emporta: on cederait.
+
+Le lendemain, Frederic, qui etait toujours le porte-parole de la
+participation, fit ses excuses a son cher president.
+
+--Pardonnez-moi la facon un peu vive dont je vous ai repondu hier. J'ai
+eu tort. J'ai reflechi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraine, c'est
+que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien
+d'autres presidents signent ces lettres. Mais vous n'etes pas de
+ces presidents-la, j'en conviens. Votre haute situation, votre
+respectabilite, votre nom si honore rendent legitimes toutes les
+susceptibilites.
+
+Il etait entre dans le cabinet de son president en tenant dans sa main
+gauche un paquet de papier:
+
+--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la
+cheminee, ou brulait un feu de bois.
+
+Adeline avait ecoute le commencement de ce petit discours avec une
+attitude raide, en homme fache,--et il l'etait en effet;--il fut
+attendri.
+
+On ne pouvait pas reconnaitre ses torts plus galamment: tous les griefs
+qu'il avait entasses contre le vicomte s'evanouirent.
+
+--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il
+en tendant la main a Frederic.
+
+--Et moi donc! s'ecria celui-ci.
+
+Adeline eut une pensee de prevoyance pour Frederic, a laquelle se melait
+un vague sentiment d'inquietude:
+
+--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.
+
+--Vous savez comme le premier mouvement court aux extremes. Il est
+certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain
+embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir...
+au moins je l'espere.
+
+--Que puis-je pour vous?
+
+--Vous en rapporter a moi, et ne pas vous inquieter quand quelque chose
+se presente mal. Soyez sur que vous n'avez qu'un mot a dire pour qu'il y
+soit porte remede. Comme vous, mon cher president, je mets au-dessus
+de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous,
+puisque, pour ceux qui savent, je suis le gerant responsable. Mais, a
+cote de l'honneur, de la respectabilite dont vous avez la garde, il
+y des interets respectables dont je me trouve charge par ma gerance
+effective. On me les a confies, ces interets.--A l'argent que j'ai mis
+dans cette affaire s'est ajoute l'argent qui m'a ete confie,--et dont
+je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de facon a ce
+qu'il donne les produits legitimes qu'on est en droit d'attendre.
+
+--Mais que puis-je?
+
+--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes
+qui ont eu confiance en moi?
+
+--Certes, non.
+
+--Soyez sur qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse
+nous compromettre ou meme nous inquieter.
+
+--Que voulez-vous donc de moi?
+
+--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez
+marcher la partie.
+
+
+VII
+
+Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet etat de
+demi-somnolence du joueur qui a passe la nuit, le corps brise de
+fatigue, le sang enfievre, l'esprit abattu, honteux de lui-meme, furieux
+contre les autres, rejouant dans sa tete troublee les coups importants
+qu'il venait de perdre et qui avaient augmente sa dette d'une dizaine de
+mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de
+l'hotel.
+
+Il n'etait guere en disposition de donner des audiences et d'ecouter des
+solliciteurs: il fallait qu'avant la seance de la Chambre, ou devait
+venir en discussion un projet de loi dont il etait rapporteur, il se
+rafraichit, et dans un peu de repos se retrouvat.
+
+--Vous direz a cette dame que je ne peux pas recevoir, repondit-il.
+
+Et il continua son chemin pour monter a son appartement.
+
+Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parle assez
+bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une
+jeune femme de tournure elegante qui lui barra le passage.
+
+--Monsieur Adeline?
+
+--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je
+suis tres presse; ecrivez-moi.
+
+--Je vous en prie, monsieur, ecoutez-moi, je vous en supplie.
+
+L'accent etait si emu, si tremblant, le regard etait si trouble, si
+desole, qu'Adeline se laissa attendrir.
+
+La precedant, il l'introduisit dans le petit salon banal des
+appartements meubles qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans
+cette piece froide, qui n'etait plus habitee que quelques instants, le
+matin, un frisson le secoua de la tete aux pieds; alors, frottant une
+allumette, il la mit sous le bois prepare dans la cheminee, puis,
+attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait
+dans une attitude embarrassee et confuse.
+
+--Madame, je vous ecoute.
+
+Comme elle ne commencait pas, il voulut lui venir en aide: elle etait
+fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient
+pas ne pas inspirer la sympathie.
+
+--Madame? demanda-t-il.
+
+--Madame Paul Combaz.
+
+--La femme du peintre?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierte.
+
+La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'interet: il oublia ses
+fatigues et ses emotions de la nuit pour regarder cette jeune femme
+qui se tenait devant lui dans une attitude desolee. Non seulement il
+connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent,
+tres apprecie dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme
+lui-meme, un des plus fideles habitues du _Grand I_, depuis quelque
+temps.
+
+--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si
+douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari...
+qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus
+d'un mois j'aie prepare cent fois par jour ce que je dois vous dire.
+
+Adeline fit un signe pour la rassurer.
+
+--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte.
+
+--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste.
+
+Elle laissa echapper un soupir de soulagement, et ses yeux navres
+s'eclairerent d'une flamme de tendresse et de fierte.
+
+--Soyez certain qu'il les merite; c'est le coeur le plus loyal, le
+caractere le plus droit: et ce n'est pas a vous que j'ai a dire qu'il
+est un grand artiste, ses succes sont la pour l'affirmer; je serais la
+plus heureuse et la plus fiere des femmes si... s'il ne jouait pas; et
+c'est parce qu'il joue... a votre cercle que je viens vous demander de
+nous sauver, mes enfants et moi.
+
+--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empecher les gens de jouer! s'ecria-t-il
+blesse de cet appel a son intervention, qui semblait le rendre
+responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous meprenez
+etrangement sur l'autorite d'un president de cercle.
+
+Elle le regarda, le visage bouleverse, les levres tremblantes.
+
+--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas
+pour moi que vous m'ecoutez, et je le comprends, puisque vous ne me
+connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites
+filles, qui dans un mois, peut-etre dans huit jours, seront jetees dans
+la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez
+une fille que vous aimez, c'est au pere que je m'adresse.
+
+--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?
+
+--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais
+que vous avez une fille, et c'est en pensant a elle que l'esperance
+s'est presentee a moi que vous nous viendrez en aide. Desesperee par les
+pertes au jeu de mon mari, j'ai cherche, comme une affolee que je
+suis, a qui je pourrais demander protection, et l'idee m'est venue,
+l'inspiration, que si je n'avais pas pu empecher mon mari d'aller au
+cercle ou il s'est ruine, le president de ce cercle pourrait lui en
+fermer les portes. Mais ce president etait-il homme a m'entendre? ou
+bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-meme de la ruine des
+joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais
+interroge, je savais quel homme politique vous etes, la situation
+que vous occupez, l'estime dont vous etes entoure; c'etait beaucoup;
+pourtant ce n'etait pas assez; dans l'homme politique y avait-il un
+homme de coeur capable de se laisser attendrir par le desespoir d'une
+mere? J'ai une amie de couvent mariee a Rouen, je lui ai ecrit pour
+qu'elle tache d'apprendre quel homme etait M. Constant Adeline. Sa
+reponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand
+j'ai su quel pere vous etes pour votre fille, que la foi en vous m'est
+venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette demarche.
+
+Peu a peu il s'etait laisse gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux
+qui plusieurs fois s'etaient noyes de larmes, cet elan, et en meme temps
+cette discretion dans les paroles, surtout cette evocation de Berthe lui
+troublaient le coeur.
+
+--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le
+faire.
+
+--Je sentais que je ne m'adresserais pas a vous en vain, et de tout
+coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai explique
+notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois
+moi-meme, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle facon vous
+pouvez agir sur mon mari.
+
+Adeline sonna, et au garcon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne
+laissat monter personne.
+
+--Il y a sept ans que je sais mariee, dit-elle, j'ai apporte une dot de
+cent mille francs a mon mari, et un an apres, a la mort de mon pere,
+deux cent mille francs. Quand mon mari m'a epousee, il n'avait pas
+de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient
+cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit
+hotel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous
+avions paye, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'heritage de mon
+pere. Ce n'etait point la une prodigalite, car vous savez que le peintre
+qui n'a pas son hotel n'a guere de prestige sur le marchand de tableaux
+et encore moins sur l'amateur; c'est une necessite professionnelle,
+quelque chose comme un outillage. Nous etions tres heureux, j'etais tres
+heureuse: aimee de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, pres de lui,
+fiere de le voir travailler, fiere de le voir se retourner vers moi pour
+me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais
+pas l'atelier, et en six annees, les seules heures que je n'aie point
+passees a ses cotes sont celles ou je promenais mes filles au parc
+Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant
+atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les
+premieres annees de notre mariage, il etait tombe a quelques milliers de
+francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez.
+Il avait fallu restreindre nos depenses. J'avais ete la premiere a le
+demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante
+au moins pour moi, et qui pouvait tres bien se prolonger jusqu'a des
+temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il
+y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que
+trop bien, M. Fastou...
+
+Adeline laissa echapper un mouvement.
+
+--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon
+mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit
+qu'il etait trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il
+fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller
+les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables,
+les cercles, terrain neutre, etaient un bon endroit; que, pour lui,
+c'etait a son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze
+bustes dont il vivait; et il termina en proposant a mon mari de le faire
+recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa;
+mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs
+qui devaient nous acheter des tableaux.
+
+--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu
+Combaz a la table de baccara.
+
+--Aujourd'hui, notre hotel est hypotheque pour 80,000 francs,
+c'est-a-dire a peu pres pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que
+mon mari avait dans son atelier ont ete emportes, et une partie de
+l'ameublement, ce qui etait de vente sure et facile, a suivi les
+tableaux.
+
+--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypotheques, s'ecria
+Adeline, elle n'achete pas des tableaux!
+
+--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais
+comment vous l'appelez, celui qui prete aux joueurs: Auguste.
+
+--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste
+n'etait qu'un petit employe.
+
+--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas a
+son profit qu'Auguste a prete les sommes perdues par mon mari, c'est
+au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le resultat est le
+meme,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et
+quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hotel ne
+tardera pas a etre vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer
+les interets de la somme pour laquelle il est hypotheque. Vous voyez
+notre situation: en trois mois tout a ete englouti; mon mari ne
+travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fievre le
+devore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le desespoir
+de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Deja il n'ose plus me
+regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des elans qui
+m'epouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de
+m'adresser a vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle,
+il ne trouvera pas a jouer ailleurs, puisqu'il est ruine, et il me
+reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au
+travail, quand ce ne serait qu'a des illustrations; vous l'aurez gueri;
+vous nous aurez sauves.
+
+Adeline secoua la tete, et se parlant a lui-meme plus encore peut-etre
+qu'a madame Combaz, il murmura:
+
+--Guerit-on les joueurs?
+
+Croyant que c'etait a elle que cette exclamation s'adressait, vivement
+elle repondit:
+
+--Oui, on les guerit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons
+fait notre voyage de noces dans les Pyrenees; en arrivant a Luchon, mon
+mari s'est mis a jouer et a passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai
+accompagne, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles
+de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me desolant,
+me desesperant, interrogeant de temps en temps les garcons, pour savoir
+ou en etait la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie ete
+elevee honnetement, j'en etais arrivee a me faire assez familiere avec
+eux pour qu'ils voulussent bien me repondre. Et non seulement ils me
+repondaient, mais encore ils voulaient bien dire a mon mari que j'etais
+la. Il s'est laisse toucher. Le sixieme soir, j'ai obtenu de lui qu'il
+n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourne.
+
+--A Luchon?
+
+--Ni ailleurs.
+
+--Mais a Paris?
+
+--Apres sept ans! Vous voyez que la guerison a dure longtemps et qu'elle
+est possible.
+
+Adeline ne repondit rien de ce qui lui montait aux levres.
+
+--Vous avez eu raison de vous adresser a moi, dit-il, je vous promets
+que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai.
+
+--Surtout qu'il ne sache pas ma demarche.
+
+--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai.
+
+
+VIII
+
+Guerit-on les joueurs?
+
+C'etait ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'etait-il pas ridicule
+de vouloir guerir les autres quand il ne pouvait pas se guerir lui-meme?
+
+Pourtant il fallait qu'il tint sa promesse; cette pauvre petite femme
+etait trop touchante dans son desespoir pour qu'il refusat de lui venir
+en aide.
+
+Que de ruines, que de desastres seraient evites si les joueurs ne
+trouvaient pas ces facilites a emprunter, qui, s'offrant a eux, les
+entrainent et les perdent? Eut-il jamais joue lui-meme s'il avait du
+tirer de sa poche, ou ils n'etaient pas d'ailleurs, les premiers billets
+de mille francs qu'il avait risques au baccara? "Auguste, six mille,
+dix mille" cela n'etait pas bien douloureux a dire, alors surtout qu'on
+comptait sur une bonne serie, et l'on etait pris pour jamais;--mieux que
+personne il le savait.
+
+Combaz travaillant toute la journee dans son atelier aupres de sa femme,
+c'etait le soir seulement qu'il venait au cercle, apres avoir embrasse
+ses trois petites filles a moitie endormies dans leurs lits blancs.
+Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans
+la salle de baccara, il le prendrait a l'arrivee.
+
+En effet, le soir meme, un peu apres dix heures, Adeline, qui, depuis
+quelques instants deja, etait a son poste, le vit entrer d'un air
+en apparence indifferent, mais sous lequel se lisait facilement la
+preoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme
+qui suit sa pensee, insensible a tout ce qui vient du dehors.
+
+Il alla au-devant de lui:
+
+--Je desirerais vous dire un mot.
+
+--Mais, quand vous voudrez, repondit Combaz, sans attacher aucun sens a
+ses paroles, bien evidemment.
+
+Arrive dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un
+fauteuil au peintre, il s'assit vis-a-vis de lui, en le regardant.
+
+Bien que Combaz n'eut pas depuis quelques mois l'esprit dispose a la
+plaisanterie, il etait trop reste en lui du rapin et du gamin de sa
+jeunesse pour qu'il manifestat sa surprise autrement que par la blague:
+
+--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrement de
+comparoir? dit-il.
+
+--Non devant le juge d'instruction, repondit Adeline, l'instruction
+est faite, mais devant le juge, ou, si vous le preferez, devant le
+president, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de
+votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot.
+
+Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses
+gardes parce qu'il sent qu'il peut etre facilement attaque.
+
+--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire.
+
+Et il enfila une phrase de politesse a laquelle il n'attachait en
+realite aucun sens.
+
+--Vous ne vous blesserez donc pas, commenca Adeline, si je vous dis que
+vous jouez trop gros jeu.
+
+Au contraire, Combaz se facha et, relevant la tete:
+
+--Permettez, monsieur!
+
+Adeline ne se laissa pas couper la parole:
+
+--C'est a moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je
+n'ai meme pas commence ce que j'ai a vous dire. Je suis le president
+de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous
+admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations,
+alors surtout qu'elles sont dictees par votre interet...
+
+--Mais, monsieur...
+
+--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois
+petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir
+ici, et qui demain peut-etre seront dans la rue, sans lit, sans pain.
+
+Combaz etendit la main pour protester; Adeline la lui prit et
+chaleureusement il la lui serra:
+
+--Vous voyez que je sais tout: votre hotel hypotheque pour quatre-vingt
+mille francs, vos tableaux vendus a Auguste, vos objets d'art, vos
+tentures emportes.
+
+--Qui vous a dit?
+
+--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent
+mille francs ici, sans m'inquieter de savoir quelles etaient ses
+ressources, si c'etait sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il
+jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si
+c'est le president qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense a votre
+avenir gache, c'est le pere qui pense a vos petites filles, parce
+qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'interesse aux votres.
+Allez-vous les sacrifier a votre passion, vous, un artiste qui avez dans
+le coeur et dans la tete des emotions plus hautes que celle que peut
+donner le jeu?
+
+Combaz etait dans une situation ou la sympathie, meme alors qu'elle
+est accompagnee de reproches, touche les plus endurcis, et il n'etait
+nullement endurci.
+
+--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me
+fait jouer? Passionne, oui, je l'ai ete: quand j'etais plus jeune, tout
+jeune, j'ai passe des nuits au jeu pour le jeu lui-meme et les secousses
+qu'il donne; mais ce temps est loin de moi.
+
+--Alors, pourquoi jouez-vous?
+
+Il secoua la tete; puis, apres un assez long intervalle de silence, en
+homme qui prend son parti:
+
+--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis a jouer
+apres etre reste sept annees sans toucher aux cartes: simplement par
+calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon
+travail etait insuffisant a leur continuer, notre vie ordinaire, rien
+de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai
+voulu, quand je n'ai presque plus rien gagne, parce que ma peinture ne
+se vendait plus, que la transition d'une vie large a une vie etroite ne
+fut pas trop dure, et j'ai demande au jeu d'equilibrer notre budget; il
+l'a culbute. Que d'autres, genes comme moi, ont fait comme moi!
+
+--Et comme vous se sont ruines! s'ecria Adeline avec un accent d'une
+violence qui surprit Combaz, et ont ruine leur famille. Il manque deux,
+trois, dix mille francs, pour se remettre en etat, on les demande au
+jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a.
+
+--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours.
+
+Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline.
+
+Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises series; mais depuis
+trois mois que vous jouez, vous etes dans une mauvaise; ne vous obstinez
+point. Peut-etre, si vous aviez quelques centaines de mille francs
+derriere vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous
+ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste
+perdu, vous seriez reduit a la misere. Vous, ce n'est rien: un homme se
+tire toujours d'affaires. Mais les votres, votre femme, vos filles! Vous
+ne vouliez pas que leur vie fut amoindrie; que sera-t-elle quand on
+les mettra a la porte de l'hotel ou elles sont nees, et que, brise ou
+affole, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc
+que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire,
+trainer une jeunesse de misere. Il en est temps encore, arretez-vous.
+Vous serez genes, cela est certain, mais la gene n'est pas la honte,
+n'est pas la misere; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.
+
+Evidemment Combaz etait touche; a l'examiner, il etait facile de
+comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'etait dit a lui-meme bien
+des fois; mais par cette repetition, ces paroles avaient pris une force
+que la conscience seule ne leur donnait pas.
+
+Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu:
+
+--Vous venez pour jouer?
+
+--Je sens que je vais avoir une serie, c'est ce qui m'a decide une
+derniere fois.
+
+--Combien croyez-vous qu'on pretera?
+
+--Rien.
+
+--Alors?
+
+--J'ai pu me procurer trois mille francs.
+
+--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez
+faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et
+remettez cet argent a votre femme, qui se desespere en ce moment, qui
+pleure aupres de ses filles, en sachant que vous etes ici; la joie que
+vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir
+demain, son souvenir vous retiendra.
+
+Ce mot qu'Adeline avait trouve dans son coeur de pere et de mari arracha
+Combaz a ses hesitations.
+
+Avec un elan d'epanchement, il lui prit la main et la serra longuement.
+
+--Je rentre chez moi, dit-il.
+
+--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place
+Malesherbes.
+
+--Vous ne vous fiez pas a moi? dit Combaz en riant.
+
+Adeline changea la conversation, car s'il etait vrai qu'il ne se fiat
+point a cette bonne resolution d'un joueur, il trouvait imprudent
+de laisser voir ses doutes; et jusqu'a la place Malesherbes ils
+s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois
+il fut question de jeu.
+
+--Vous voici a deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant a la
+place, bonsoir!
+
+--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui
+serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux
+ainees pour qu'elles vous embrassent.
+
+--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit
+Adeline, et les embrassements de vos cheres petites; il ne faut pas que
+vous repassiez la porte du cercle.
+
+--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.
+
+Adeline s'en revint a pied, lentement, marchant allegrement, la
+conscience satisfaite: il avait sauve un brave garcon. Sans doute dans
+ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des
+points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais
+enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son
+devoir.
+
+En passant place de la Madeleine, il hesita s'il rentrerait chez lui se
+coucher ou s'il irait faire un tour au cercle; sur de ne pas se laisser
+entrainer au jeu ce soir-la, alors qu'il etait encore tout fremissant de
+ses propres paroles, il se decida pour le cercle.
+
+Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononcait les
+mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: "Le jeu est fait".
+Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux
+levres, c'etait Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les
+enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus
+que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses
+doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pale glissaient
+des filets de sueur.
+
+--Rien ne va plus?
+
+A ce moment les yeux de Combaz rencontrerent ceux d'Adeline et vivement
+il les detourna, puis il donna les cartes.
+
+Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demande des cartes,
+recurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hesitation manifeste
+se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une
+inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer?
+Si furieux que fut Adeline, il etait encore plus anxieux. Le joueur
+l'emporta sur le president, et ses yeux dirent ce qu'il eut fait
+lui-meme. Combaz ne tira point et gagna.
+
+--Je vous disais bien que j'allais avoir une serie! s'ecria Combaz en
+venant vivement a Adeline, c'est cette certitude qui m'a empeche de
+rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.
+
+--Au moins allez-vous vous sauver maintenant.
+
+--Au plus vite.
+
+Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq
+beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frederic.
+
+--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prete d'argent a M.
+Combaz.
+
+--Et pourquoi donc, mon cher president?
+
+--Il est ruine.
+
+--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche.
+
+--Je desire qu'il les garde.
+
+--Et la partie, qui la fera marcher, si nous ecartons les joueurs? Vous
+savez bien que ce ne sont pas la nos conventions; les recettes baissent;
+interessant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais
+si nous eloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les
+coquins ne viennent pas ici?
+
+
+IX
+
+Bien souvent Adeline avait invite le pere Eck a venir diner a son
+cercle, dans un de ses voyages a Paris; mais les voyages du pere Eck a
+Paris etaient rares; il aimait mieux rester a Elbeuf a surveiller sa
+fabrique.
+
+Tandis que le fabricant de nouveautes est oblige de venir a Paris deux
+fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines
+pour faire accepter par les acheteurs les echantillons de la saison
+prochaine, trainant chez les quarante ou cinquante negociants en draps
+qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-a-dire la caisse dans laquelle
+sont ranges ses echantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas a
+supporter ces ennuis et cette grosse depense de preparer a l'avance,
+pour la saison d'hiver et la saison d'ete, cinq ou six cents
+echantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque
+fil, chaque nuance, la force, l'appret; sa gamme de fabrication est
+beaucoup plus limitee, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont
+faites ou refusees; pour les recevoir, il n'est pas necessaire que le
+chef de la maison se derange lui-meme.
+
+Le pere Eck ne se derangeait donc que bien rarement; que serait-il venu
+faire a Paris? Ce n'etait pas a Paris qu'etaient ses plaisirs, c'etait a
+Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir
+comme le plus alerte de ses fils; c'etait dans son bureau a consulter
+ses livres; c'etait surtout le jour des inventaires qu'il cloturait tout
+seul quand il faisait comparaitre devant lui ses fils et ses neveux
+et qu'il leur disait en deux mots: "Voila ta part, Samuel; la tienne,
+David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel;
+maintenant, allez travailler."
+
+Cependant, un jour qu'une affaire importante reclamait sa presence a
+Paris, il s'etait decide a partir; par la meme occasion il verrait
+Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six
+heures, il alla attendre Adeline a la sortie de la Chambre.
+
+--Je _fiens tiner_ avec _fous_ a _fotre_ cercle.
+
+Bunou-Bunou, charge de son portefeuille qu'il trainait a bout de bras,
+accompagnait Adeline; la presentation eut lieu en regle, et le pere Eck
+exprima toute la satisfaction qu'il eprouvait a connaitre un depute
+dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce
+n'etait pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que
+de lui parler des journaux, tant ils s'etaient moques de lui, mais la
+physionomie ouverte du pere Eck et son air bonhomme effacerent vite la
+mauvaise impression que ce mot "journaux" avait commence a produire..
+
+Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnerent l'avenue
+de l'Opera. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards
+etonnes que le pere Eck promenait autour de lui, sur les revetements de
+marbre aussi bien que sur la livree fleur de pecher des valets de pied,
+il sourit interieurement, comme si ce luxe lui etait personnel et devait
+eblouir le futur oncle de Berthe.
+
+--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le
+hall.
+
+--Je n'avais aucune idee de ce qu'est un cercle, c'est tres _peau_.
+
+Dans chaque salon, le pere Eck apres avoir promene partout un regard
+curieux, et tate le tapis du pied, en homme qui connait la qualite de la
+laine, repetait a mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces
+vastes pieces:
+
+--C'est tres _peau_.
+
+En attendant le diner, ils se retirerent dans le cabinet d'Adeline avec
+Bunou-Bunou et quelques commercants qui connaissaient le pere Eck. Comme
+ils etaient la a causer, M. de Cheylus entra, et s'arreta a la porte
+pour ecouter le pere Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une
+discussion contre Bunou-Bunou.
+
+--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avancant, il me semble reconnaitre
+l'accent de mon ancien departement.
+
+--M. le comte de Cheylus, ancien prefet de Strasbourg, dit Adeline; M.
+Eck, de la maison Eck et Debs.
+
+Mais le pere Eck n'aimait pas qu'on le plaisantat sur son accent:
+
+--Oui, monsieur, dit-il en venant a M. de Cheylus, je suis Alsacien,
+ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de
+certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en
+_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays.
+
+Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effare:
+
+--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des
+Normands l'a _peaucoup_ attenue, comme vous pouvez le _foir_, et je le
+regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des
+pates de Strasbourg qui ne sentissent rien?
+
+--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fachait jamais de rien ni
+contre personne.
+
+A table, le pere Eck repeta son meme mot, en ne lui faisant subir qu'une
+legere variante:
+
+--C'est tres _pon_; vraiment, pour le prix, c'est tres _pon_.
+
+Et comme il ne soupconnait pas les mysteres de la cagnotte, a un certain
+moment il ajouta:
+
+--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles
+elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de
+cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de
+cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dresses, et de
+tout ce luxe.
+
+Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se
+jouaient en deux ou trois minutes, il commenca a changer d'avis sur les
+cercles.
+
+--C'est vrai, demanda-t-il a Adeline, que ces plaques de nacre valent
+5,000 francs et 10,000 francs?
+
+--Parfaitement.
+
+--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_
+en or sur le tapis vert, ils y regarderaient a deux fois, a dix fois;
+ces plaques, ca glisse des doigts comme les haricots de ceux des
+enfants. Et je vois des commercants a cette table, des gens qui savent
+ce que c'est que l'argent gagne. C'est une honte!
+
+Adeline, qui jusque-la avait ete ravi des emerveillements du pere Eck,
+voulut changer la conversation qui menacait de prendre une mauvaise voie
+et de conduire a un resultat completement oppose a celui qu'il avait
+espere au commencement de cette visite.
+
+Mais on ne changeait pas le cours des idees du pere Eck, pas plus qu'on
+ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua:
+
+--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une
+speculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour
+s'amuser entre honnetes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont,
+comme ils sont pales ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais
+instincts de la bete se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en!
+
+Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise
+impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara ou cette
+indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore,
+etait nee, il manoeuvra pour que le pere Eck ne quittat pas le cercle
+dans cet etat violent, et, apres lui avoir fait traverser les salons
+des jeux de commerce ou quelques membres jouaient tranquillement,
+silencieusement, en automates, au whist et a l'ecarte, il le conduisit
+dans son cabinet, ou Bunou-Bunou, bien chauffe et bien eclaire,
+repondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt
+ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait recues dans la journee.
+
+--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le pere Eck, en
+s'asseyant devant la cheminee.
+
+--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire,
+qu'un accident, et ce soir, particulierement, la partie a pris un
+developpement insolite.
+
+Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus eleve leur cercle avait
+ete fonde; malheureusement il fut interrompu, dans sa demonstration que
+le pere Eck ecoutait sans paraitre bien touche, par M. de Cheylus, qui
+entra en riant:
+
+--Il se joue en ce moment une comedie qui aurait bien amuse M. Eck s'il
+en avait ete temoin, dit-il.
+
+--Quelle comedie?
+
+--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; ou les avait-il
+eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les etait
+procures, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer
+une serie, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. A la caisse,
+brule. Aupres d'Auguste, brule. Aupres de tous les garcons, brule,
+archi-brule, et si bien brule qu'il ne trouve meme pas un louis. Ou bien
+on ne lui repond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus
+humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il
+fallait voir ses graces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les
+humiliations, son impassibilite. Averti par Auguste, je suivais son
+manege. C'est la comedie que j'aurais voulu que vit M. Eck. J'en ris
+encore. Enfin il tombe sur une bonne ame ou sur un mauvais plaisant
+qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voila mon comte qui, par
+l'escalier de service, se precipite a la cuisine. Il y est en ce moment.
+
+--Est-ce _bossible!_ s'ecria le pere Eck en levant les bras au ciel.
+
+--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans
+celui de toute sa famille. Son frere, qui d'ailleurs ne s'est pas
+ruine, etait si foncierement joueur qu'il ne prenait meme pas la peine
+d'administrer sa fortune. A sa mort on a trouve chez lui des tas de
+titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs
+coupons. Pourquoi se donner le mal de detacher ces coupons avec des
+ciseaux quand on fait des differences de trente ou quarante mille francs
+toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le
+moment, le comte est aux prises avec le chef et tache de l'amadouer.
+Venez voir sa rentree, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera
+curieuse.
+
+Quand ils entrerent dans la salle, le comte n'y etait pas, mais presque
+aussitot il arriva allegrement, gaiement, et il courut a la caisse: sur
+la tablette, il deposa un tas de pieces de cinq francs, de deux francs,
+de cinquante centimes et meme une poignee de gros sous.
+
+--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis.
+
+Et vivement il courut a la table ou le croupier annoncait justement une
+nouvelle taille: "Messieurs, faites votre jeu." Sans hesitation, en
+homme qui poursuit une idee, le comte placa son jeton a gauche: il
+etait radieux, sur de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise
+doublee et gagna encore. Puis encore une troisieme fois.
+
+Mais cela n'avait plus d'interet pour le pere Eck, qui n'avait nulle
+envie de passer la nuit a regarder jouer. Il en avait assez; il en avait
+trop. Adeline le reconduisit a son hotel, rue de la Michodiere, et
+promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils
+avaient a faire ensemble.
+
+Adeline fut exact et il trouva le pere Eck sous la porte, l'attendant.
+
+Comme c'etait au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue
+de l'Opera, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour
+donner un ordre. Des la porte cochere, ils entendirent un brouhaha de
+voix qui partait de l'escalier du cercle, et a travers les glaces de la
+porte contre laquelle il etait adosse ils virent un homme en veste et en
+calotte blanche, un cuisinier evidemment, qui perorait avec de grands
+mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, defait,
+extenue, qui voulait sortir.
+
+Que signifiait cela?
+
+Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen
+d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et
+d'ailleurs il ne voyait pas son president, a qui il tournait le dos.
+Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient
+ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques.
+
+A ce moment, dans la cour parut Auguste, qui etait descendu par
+l'escalier de service.
+
+--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant a lui vivement.
+
+--M. le comte de Sermizelles avait emprunte hier cent francs au chef; il
+a gagne cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il
+ne lui reste pas un sou pour rembourser Felicien, qui ne veut pas le
+laisser partir.
+
+--Vous m'avez donne votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce
+matin, hurlait Felicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas!
+
+Adeline frappa a la glace de facon a se faire ouvrir, et, mettant cinq
+louis dans la main du cuisinier:
+
+--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-meme quittez le cercle a
+l'instant.
+
+Quand il reprit sa route avec le pere Eck, ils marcherent cote a cote
+assez longtemps sans rien dire. A la fin, le pere Eck prit le bras
+d'Adeline:
+
+--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils
+qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi,
+laissez ces gens-la a leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave
+homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons
+un peu reussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en
+etant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la
+fortune que la famille est _ponne_.
+
+
+X
+
+Quand ils se furent separes, Adeline resta sous l'impression de ces
+conseils, sans pouvoir la secouer: "Laissez ces gens-la a leurs
+plaisirs." Est-ce que c'etait pour le sien qu'il restait avec eux?
+
+Mais dans la journee il lui vint un second avertissement qui le
+bouleversa plus profondement encore.
+
+Comme il allait entrer dans la salle des seances, le prefet de
+police--celui-la meme qui lui avait accorde l'autorisation d'ouvrir le
+_Grand I_,--l'arreta au passage.
+
+--Eh bien, mon cher depute, etes-vous content de votre cercle?
+
+Adeline, croyant que c'etait une allusion a la scene du matin,
+s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la
+prefecture etait bien rapidement renseignee.
+
+Mais le prefet se mit a rire:
+
+--Je ne peux pas partager votre colere contre votre cuisinier, et
+meme je trouve qu'il serait desirable que les joueurs eussent a payer
+quelquefois leurs emprunts a ce prix, ils emprunteraient moins. Ce
+n'etait donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si
+vous etiez content de votre cercle.
+
+--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous
+les jours; nos fetes sont tres reussies; notre situation financiere
+est bonne; je n'ai que des remerciements a vous renouveler pour
+l'autorisation que vous m'avez accordee avec tant de bonne grace.
+
+Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et
+severement surveilles, qui n'etait a peu de chose pres que la repetition
+de ce que Frederic lui avait dit et repete plus de cinquante fois, sur
+tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-a-dire que si
+les tricheries sont jusqu'a un certain point possibles dans un cercle
+ferme, ou, par cela meme que tous les membres ne font en quelque sorte
+qu'une meme famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas
+de meme dans les cercles ouverts, ou, au contraire, la defiance et la
+surveillance sont la regle ordinaire, comme si on etait dans une reunion
+de voleurs connus.
+
+Mais le prefet l'interrompit en riant:
+
+--Laissez-moi vous dire que les cercles fermes ne m'inspirent pas plus
+une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout ou
+l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus eleve quelquefois,
+comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de
+rente, ou qu'on creve de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un
+gerant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous repond que par suite
+de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont
+absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il
+est vrai que lorsqu'on passe a ce voisin, il nous dit qu'il a si bien
+decourage les philosophes qu'ils n'en parait jamais un seul chez lui,
+tandis qu'ils vont tous a cote, ou il se passe des choses abominables,
+et l'on est tout etonne, la premiere fois, de voir que le recit de ces
+choses abominables est le meme dans les deux bouches; ce qui se fait ici
+se fait la, et ce qui se fait la se fait ici. C'est par ce simple role
+de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'etais
+jeune, les procedes de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de
+s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je resiste tant
+que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux
+cercles.
+
+--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques annees,
+quand le jeu etait peu connu? demanda Adeline persistant dans les idees
+qu'il avait recues.
+
+--Autant, oui, et meme davantage; seulement les procedes se sont
+perfectionnes, ils sont moins gros et par la plus difficiles a
+decouvrir; parce que de nos jours on vole peu a main armee, s'ensuit-il
+qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a change
+de maniere tout simplement, il en a adopte une nouvelle, moins
+dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre reponse de tout
+a l'heure; quand vous vous etes demande, bien plus que vous ne me le
+demandiez a moi-meme, pourquoi vous ne seriez pas content de votre
+cercle.
+
+--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.
+
+--On triche chez vous.
+
+--C'est impossible.
+
+--Si vous me repondez avec cette certitude, je n'ai rien a ajouter.
+
+--Mais, qui triche?
+
+--Cela est plus delicat; nous avons des soupcons, mais, comme il arrive
+le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent
+proteger le pauvre diable a qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien
+pour le monsieur a qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent
+pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports serieux qui ne permettent
+pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi
+ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que
+vous avez interet a savoir ce qui se passe chez vous, afin d'eviter un
+eclat: voila pourquoi je vous avertis.
+
+Bien que bouleverse par cette revelation, Adeline trouva de chaudes
+paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait
+prendre avec son gerant et son commissaire des jeux pour decouvrir les
+voleurs.
+
+Mais aux premiers mots le prefet l'arreta:
+
+--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec
+vous-meme. Vous avez confiance dans votre gerant, c'est parfait; mais
+enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son
+tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prevenir, il y est
+encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de
+recourir a ceux qui sont en faute. Operez vous-meme. Ne vous fiez qu'a
+vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs.
+
+--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.
+
+--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de
+prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la facon dont
+un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on
+s'inspire mutuellement dans cette corporation.
+
+--Faut-il donc soupconner tout le monde?
+
+--He, he!
+
+--Mais alors ce serait a quitter la societe.
+
+--Au moins une certaine societe.
+
+Sur ce mot le prefet voulut s'eloigner, mais Adeline le retint: il etait
+epouvante de la responsabilite qui lui tombait sur les epaules, et il
+ne l'etait pas moins de son incapacite qu'il avoua franchement. Comment
+decouvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait a peine les
+anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'eclairer, le guider. Il
+termina en demandant au prefet de lui donner ce quelqu'un:
+
+--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un.
+
+--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent
+encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous
+l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera la se
+passeront avec une correction parfaite.
+
+Adeline se montra si desappointe que le prefet ne voulut pas le laisser
+sur cette reponse decourageante.
+
+--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une
+surveillance sans danger d'etre reconnu, et aussi sans provoquer
+l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la
+diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure
+et la tenue seraient deplacees dans votre cercle. Demain vous aurez ma
+reponse.
+
+Cette nuit-la, Adeline la passa au cercle a surveiller les joueurs,
+rodant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien
+d'irregulier. A la verite, le prince de Heinick eut une banque
+exceptionnellement heureuse, mais sans que rien put eveiller les
+soupcons dans sa maniere de tailler, qui etait la plus correcte au
+contraire, la plus elegante qu'on eut encore vue au _Grand I_. C'etait
+presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'etait presque
+un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier,
+numerote dans l'_Almanach de Gotha_, et apparente a des Altesses: "J'ai
+attrape hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!" Ca
+pose de se faire culotter par un prince.
+
+Le lendemain, Adeline attendait le prefet avec une impatience nerveuse.
+
+--J'ai votre homme, mon cher depute, rassurez-vous. Un ancien agent
+politique verse dans la brigade des jeux. Il parait qu'il a ete
+_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni
+pour eux. On me dit qu'il opere d'une facon surprenante. En tout cas, il
+connait tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'execute chez
+vous est neuf, il est assez intelligent pour le decouvrir. J'oubliais de
+vous dire qu'il est assez bien pour passer inapercu dans votre cercle et
+partout; en plus decore, d'un ordre etranger, pour services politiques.
+Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. A quelle heure?
+
+--Dix heures.
+
+Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa a la porte d'Adeline,
+et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure
+militaire, correctement habille comme tout le monde et avec aisance, les
+mains gantees; la tete etait energique, le visage montrait des traits
+detendus et fatigues comme ceux des comediens qui ont exprime toute la
+gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'etait
+de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans
+mouvements apparents, un rayon visuel plus considerable qu'il n'est
+donne a une vue ordinaire.
+
+--Je viens de la part de M. le prefet de police.
+
+En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui.
+
+--Tres bien, monsieur; vous voudrez bien me presenter comme... une
+personne de votre connaissance.
+
+--Assurement; votre nom?
+
+--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble
+ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou
+ne lui met pas d'apostrophe.
+
+Dantin allait se retirer; Adeline le retint.
+
+--M. le prefet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des
+grecs.
+
+--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes
+neuves dans les cercles, mais je connais a peu pres toutes celles qui
+ont servi; quant aux inedites, une certaine experience me permet de les
+deviner quelquefois!
+
+--M. le prefet m'a dit que vous operiez vous-meme d'une facon
+surprenante.
+
+--M. le prefet est trop bon; j'ai acquis un certain doigte. Au reste, je
+me mets a votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une...
+seance, je suis pret. Vous avez des cartes.
+
+Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher.
+
+Quand on les apporta, Dantin, qui s'etait assis devant le bureau
+d'Adeline, les prit, les mela, et, tout en causant, parut les examiner
+assez legerement.
+
+--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je
+l'espere.
+
+Il les etala sur le bureau et les remua a deux mains avec de grands
+mouvements des epaules et des coudes; puis, les ayant rassemblees, il
+les posa en tas devant Adeline.
+
+--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si
+vous voulez bien me designer le neuf que vous desirerez, je vais vous le
+donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont
+des neuf.
+
+Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de
+Dantin.
+
+--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre?
+
+--Oui, le neuf de trefle, dit Adeline, se promettant bien de voir
+comment Dantin operait.
+
+Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trefle, ni pour ceux de coeur et
+de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ebahi.
+
+--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas
+davantage entendu.
+
+--Pas du tout.
+
+--Comme vous le savez, c'est la la grande difficulte du filage,
+l'oreille percoit ce qui echappe aux yeux; heureusement, j'ai travaille
+une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le
+musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez
+peut-etre pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas
+de pretention au role de sorcier, au contraire, regardez ces cartes;
+pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles etaient
+mauvaises, je les ai marquees de quelques coups d'ongles, a peine
+perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu
+de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la
+_salade_; et je vous ai donne a couper; mais, au moyen de cette carte
+legerement bombee, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez
+coupe. Et voila. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude
+et d'adresse.
+
+
+XI
+
+A neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit
+passer son nom au president, qui a ce moment causait avec son gerant.
+
+--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joue,
+faites-le monter.
+
+Puis s'adressant a Frederic:
+
+--Un ami de Nantes.
+
+Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, presente de cette facon,
+devait passer inapercu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosite:
+ce n'etait point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs
+a qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur etait que
+ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement seduire par
+les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois a ponter un
+louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin
+quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la meme valeur
+a Elbeuf ou a Rouen qu'a Paris.
+
+A cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux
+bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou a l'ecarte; mais le
+baccara chomait; si Dantin etait venu si tot, c'est qu'il voulait passer
+l'inspection des lieux avant celle des joueurs.
+
+Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial a la
+perfection, c'est-a-dire avec une discretion qui n'allait pas jusqu'aux
+gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la premiere
+fois, penetre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de
+lui avec curiosite, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend
+un peu.
+
+Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne
+pouvait se recommencer indefiniment, et, d'autre part, deux amis qui se
+retrouvent apres une longue separation ne peuvent pas se mettre a lire
+les journaux en face l'un de l'autre.
+
+--Verriez-vous un inconvenient a ce que nous fissions quelques
+carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans
+provoquer l'attention.
+
+Adeline eut un mouvement d'hesitation, mais il fut court.
+
+--Apres tout! se dit-il.
+
+Ils se mirent a un billard jusqu'a ce que l'arrivee des joueurs permit
+de commencer la partie; alors ils passerent dans la salle de baccara;
+mais les joueurs assis a la table n'etaient guere serieux, et la galerie
+autour d'eux etait peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas
+tromper sur la qualite de ces joueurs, qui, pour lui, n'etaient que des
+_allumeurs_ charges de lancer la partie avec quelques modestes jetons de
+cinq francs qu'on leur remet a la caisse; quant au banquier, c'etait
+non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec
+quinze louis avances par la caisse; si la partie avait marche pour de
+bon, le croupier l'aurait menee d'une autre allure.
+
+Entre la premiere et la seconde banque, Frederic s'approcha de l'ami du
+president, et les presentations se firent.
+
+--M. d'Antin.
+
+--M. le vicomte de Mussidan.
+
+--Monsieur ne joue pas? demanda Frederic, qui ne dedaignait pas
+d'allumer lui-meme la partie, meme au detriment des amis de son
+president.
+
+--Pour jouer il faut savoir, repondit Dantin avec franchise et
+simplicite, et je vous avoue qu'a Nantes nous ne cultivons pas encore le
+baccara.
+
+--Cependant...
+
+--Au moins dans ma societe; c'est meme la premiere fois que je vois
+jouer ce jeu.
+
+--Il est bien facile.
+
+--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais
+aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas.
+Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne recoit-il pas?
+
+--C'est le croupier qui paie et qui recoit pour le banquier.
+
+--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du
+banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles.
+
+Frederic s'eloigna en se disant que son president avait des amis
+vraiment bien naifs,--ce qui d'ailleurs ne l'etonna pas.
+
+--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline,
+quand Frederic fut passe dans une autre salle, le vicomte de Mussidan
+est le vrai gerant du cercle, et c'est un autre moi-meme.
+
+--Pardon, je ne savais pas.
+
+Et Dantin se promit d'etre circonspect: si le gerant et le president ne
+faisaient qu'un, il fallait etre attentif a veiller sur sa langue. Il
+avait recu l'ordre de se mettre a la disposition de M. Constant Adeline,
+depute, president du _Grand I_, afin d'aider celui-ci a decouvrir des
+vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels etaient ces vols,
+quels etaient les voleurs, il n'en savait rien; c'etait a lui de
+les trouver. Ou les chercher? Justement parce qu'il connaissait les
+tricheries des grecs, il etait dispose a voir des voleurs dans tous ceux
+qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gerants. C'est la
+d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force;
+s'ils etaient moins soupconneux, ils ne decouvriraient rien. Tel qu'il
+avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnete homme du
+monde, un brave et digne president, comme apres tout il peut en exister.
+Mais si ce brave president ne faisait qu'un avec son gerant, et un
+gerant vicomte, c'est-a-dire un declasse, la situation se trouvait
+autre qu'il l'avait jugee tout d'abord, et il etait prudent de ne pas
+s'aventurer avec lui. Un depute est un personnage influent et c'est
+niaiserie d'agir de facon a s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a
+que sa place pour vivre et qu'on desire la garder, ce qui etait le cas
+de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joue les Don Quichotte,
+ce qui l'avait mene a etre simple inspecteur de la brigade des jeux a
+quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas.
+
+Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche
+curiosite du provincial qui voit jouer le baccara pour la premiere fois;
+de temps en temps il adressait a Adeline discretement une question,
+que ses voisins pouvaient entendre en pretant un peu l'oreille; elles
+etaient tellement naives, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que
+d'un provincial renforce.
+
+Mais pour echanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il
+n'en etait pas moins attentif a ce qui se passait a la table, qu'il ne
+quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux
+valets de service.
+
+Peu a peu la partie s'etait animee, les joueurs etaient arrives, et la
+miserable petite banque de quinze louis du debut etait montee a cent, a
+deux cents, a cinq cents louis.
+
+Il avait ete convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vit il ne
+lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout eviter un eclat, qui,
+colporte le lendemain dans le Paris des cercles et peut-etre meme dans
+tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en meme temps que la reputation
+de son president.
+
+Cependant, bien que Dantin se fut conforme a cette instruction, plus
+d'une fois il avait regarde Adeline pour appeler son attention sur la
+table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui
+ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que
+par cela il est dans l'impossibilite d'entendre ce qu'on lui insinue.
+Alors Dantin l'avait examine, se demandant s'il avait affaire a un
+aveugle volontaire ou non, et si vraiment le president et le gerant ne
+faisaient qu'un.
+
+Il s'eloigna un peu de la table, et tout bas il dit a Adeline qu'il
+voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes.
+
+--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux.
+
+Dantin fit un signe affirmatif.
+
+Ils passerent dans le cabinet du president, et Adeline referma la porte
+avec soin.
+
+--Qu'avez-vous vu? parlez bas.
+
+--J'ai vu que le croupier a _etouffe_ de quarante-cinq a cinquante
+louis, rien que dans les trois dernieres banques, repondit Dantin en
+sifflant ses paroles du bout des levres.
+
+--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu.
+
+--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la
+salle, comme vous serez prevenu, vous les verrez se repeter si c'est
+toujours le meme croupier, car il les reussit trop bien pour ne pas les
+recommencer.
+
+--Mais c'est Julien!
+
+Cela fut dit d'un ton de surprise indignee qui signifiait clairement
+que Julien etait la derniere personne qu'Adeline aurait crue capable
+d'etouffer le plus petit louis.
+
+--Vous avez donne l'habit a vos croupiers, continua Dantin, et c'est
+une sage precaution qui prouve que celui qui leur a impose ce vetement
+connait les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent
+qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un
+jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait
+du en meme temps leur imposer une cravate serree au cou.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Pour les empecher de faire glisser des jetons dans leur chemise.
+Rappelez-vous le col de Julien, il est tres lache, n'est-ce pas? et la
+cravate est lache aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui
+respire difficilement, parait-il, surtout au moment ou il paye ou quand
+il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'elargir, et
+laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrete a sa
+ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les.
+De meme qu'il eprouve le besoin de respirer, il eprouve aussi celui
+de se moucher: deux fois il a tire son mouchoir, mais deux mouchoirs
+differents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche,
+ou il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replie et remis dans sa
+poche; ci, deux louis.
+
+--Et personne n'a rien vu, s'ecria Adeline, ni le gerant, ni le
+commissaire des jeux!
+
+C'etait le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.
+
+--Je dois dire que tout cela etait fait tres proprement, avec adresse.
+Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur?
+
+--Continuez.
+
+--Deux fois il a demande de la monnaie: la premiere, le change a ete
+fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde,
+quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son epaule,
+il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une
+qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis.
+
+--Mais alors Theodore serait son complice?
+
+--Dame, ca se voit tous les jours. Maintenant passons a la derniere
+operation. Vous avez du remarquer un ponte a sa droite, un monsieur a
+barbe rousse. Eh bien, il l'a paye deux fois: la premiere, en commencant
+par lui, il lui a paye sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il
+est revenu au monsieur roux, et alors il lui a paye les dix louis que
+celui-ci avait laisses sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon
+compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu.
+
+Adeline etait atterre:
+
+--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils
+miserables!
+
+Dantin se dit que si ce president ne valait pas mieux que d'autres
+qu'il avait connus, en tout cas c'etait un habile comedien qui jouait
+admirablement la douleur indignee; aussi, que cette douleur fut ou ne
+fut pas sincere, etait-il prudent de paraitre la prendre au serieux.
+
+--Mon Dieu, monsieur le president, permettez-moi de vous dire que ce
+qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis
+pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnetes, c'est tres possible,
+seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnetes gens
+que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le votre. C'est qu'il
+est mauvais de manier sans controle possible de grosses sommes qui
+semblent, a un moment donne, n'appartenir a personne: pourquoi celui qui
+les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela
+que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes etonnantes,
+que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant
+pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de
+vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait
+pourquoi, si ce n'est peut-etre pour les remercier de les avoir voles
+proprement. Ils sont partis de bas, garcons de cafe pour la plupart,
+valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un
+jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu
+faire leurs predecesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; a
+moins qu'ils ne soient joueurs eux-memes. A Pau, a Biarritz, quand vous
+voyez une charrette anglaise bruler le pave tiree par un cheval de
+prix et chercher a accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne
+demandez pas a qui; c'est a un croupier: les plus belles villas,
+aux croupiers; les plus belles maitresses, aux croupiers. A Paris,
+voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq
+ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent
+mille francs. Ca ne se gagne pas honnetement en quelques annees, ces
+fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous
+en devorent une grosse part, car on n'opere pas ces voleries sans que
+d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur
+roux paye deux fois etait un mangeur; et si j'allais dire a votre
+croupier ce que j'ai vu, soyez sur qu'il m'offrirait une part de ce
+qu'il a gagne pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers
+ont autour d'eux toute une boheme qui vit d'eux tranquillement, sans
+danger, sans rien faire. Allez un jour dans le cafe ou se reunissent les
+croupiers a cote de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre,
+vous verrez comme on les fait chanter.
+
+Adeline restait accable.
+
+--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin.
+
+Dantin hesita un moment:
+
+--N'est-ce pas assez? dit-il sans repondre franchement.
+
+--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre
+surveillance, je vous rejoindrai tout a l'heure.
+
+
+XII
+
+Si Dantin avait hesite un moment pour repondre a la question d'Adeline,
+c'est que le tout qu'il disait n'etait pas le tout qu'il avait vu.
+
+En plus de l'_etouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la
+cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de reflexion, il s'etait
+demande s'il devait parler de ce _bourrage_.
+
+Il n'etait pas dans un cercle ferme, et, bien qu'il ne sut rien de la
+situation qui avait ete faite au president du cercle dans lequel il
+operait, il devait croire que ce president comme tant d'autres touchait
+un traitement; or ce traitement c'etait, toujours comme chez les autres,
+la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du
+_bourrage_ de cette cagnotte a un president qui en vivait? n'etait-ce
+pas lui dire en face: "On vous paye avec de l'argent vole"; cela n'est
+agreable a dire a personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un
+pauvre diable d'employe de la prefecture de police, ce serait plus
+que de l'imprudence de dire a un ami du prefet "Vous n'etes qu'un
+_mangeur_."
+
+C'etait deja bien assez gros d'avertir ce president de cercle que son
+croupier etouffait les jetons, mais enfin c'etait possible: le croupier
+pouvait operer pour lui-meme et sans autre partage que celui qu'il
+aurait a faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'etait pas le
+croupier qui en avait la clef, c'etait le gerant, et s'il la _bourrait_,
+ce ne pouvait etre que par ordre du gerant; or, si Dantin s'en tenait au
+mot d'Adeline "Mon gerant est un autre moi-meme", il fallait y regarder
+a deux fois avant de denoncer ce _bourrage_.
+
+De la son hesitation, et de la aussi sa reponse ambigue qui n'accusait
+personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions.
+
+Que le president le poussat, en homme qui reellement veut tout savoir,
+il repondrait aux questions nettement posees.
+
+Qu'on ne le poussat point, il n'en dirait pas davantage, surtout a
+propos de choses qu'on ne lui demandait pas.
+
+Non seulement on ne l'avait pas pousse, mais encore on l'avait envoye
+reprendre sa surveillance; il se l'etait tenu pour dit: on n'a pas ete
+fonctionnaire de la prefecture pendant de longues annees sans apprendre
+a retenir sa langue.
+
+Et, obeissant a la consigne, il avait repris sa surveillance en
+continuant a se donner l'air provincial.
+
+--Eh bien, monsieur, lui demanda Frederic, commencez-vous a connaitre le
+jeu?
+
+--Ca vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne
+pourrais jamais me decider.
+
+--Alors vous ne jouez pas?
+
+--Demain.
+
+--Quel imbecile! se dit Frederic en s'eloignant.
+
+L'imbecile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps
+qu'il avait passe dans le cabinet du president, le nombre des joueurs
+avait augmente, il ne se trouvait plus qu'au troisieme rang, derriere
+les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le
+tapis vert etait encombre de jetons rouges et blancs et de plaques de
+nacre au milieu desquels eclatait ca et la l'or de quelques louis
+jetes par des joueurs fievreux qui n'avaient pas eu la patience de les
+changer. Comme les filouteries du croupier ne l'interessaient plus
+puisqu'il les connaissait, c'etait aux joueurs et au banquier qu'il
+donnait toute son attention. Mais a l'exception d'une pauvre petite
+_poussette_, c'est-a-dire d'une plaque de vingt-cinq louis a cheval et
+qu'un ponte avait adroitement poussee quand son tableau avait gagne,
+il ne vit rien que de regulier; tous ces joueurs, ponte en banquier,
+jouaient correctement.
+
+Mais il en est du policier comme du chasseur a l'affut, il n'a qu'a
+attendre; il attendit donc.
+
+Tout a coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la
+salle, vers lequel tous les yeux se tournerent: au milieu de ce groupe
+s'avancait un grand jeune homme blond a lunettes, qui semblait marcher
+assez gauchement, un peu a l'aventure, le prince de Heinick, a qui l'on
+faisait une entree, comme il arrive souvent pour les gros joueurs.
+Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou
+en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez.
+
+Tout de suite le prince vint a la table, et, deux joueurs s'etant
+ecartes avec l'empressement de courtisans, il placa sur le tapis une
+plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avanca une seconde qu'il
+perdit encore.
+
+--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai
+aussi malheureux en banque.
+
+Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus
+d'un joueur se promettait de profiter de cette deveine, quand il serait
+en banque: il avait assez gagne, l'heure de la restitution allait
+sonner.
+
+Sans suivre le jeu pour voir d'ou soufflait le vent, le prince alla
+s'asseoir dans un coin, et resta la d'un air indifferent et ennuye
+jusqu'au moment ou la banque lui fut adjugee. Alors tout le monde se
+pressa autour de la table, et l'on vit apparaitre le premier croupier,
+un Bearnais appele Camy, qui avait longtemps opere a Pau, a Biarritz, a
+Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour
+les joueurs de qualite.
+
+Le prince de Heinick, assis a son fauteuil, avait demande des cartes
+neuves; et le garcon d'appel avait apporte trois jeux au croupier. En
+poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au
+second rang derriere les pontes assis, et il n'etait qu'a trois pas du
+banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrieme
+rang, Adeline se tenait derriere lui. Quand on posa les cartes sur le
+tapis, il les examina et constata que les bandes timbrees paraissaient
+intactes. Le croupier dechira les enveloppes, battit les cartes et les
+passa a un ponte qui les battit a son tour.
+
+--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un
+aimable sourire; je suis feticheur.
+
+Evidemment, ce n'etait pas des jeux sequences; Dantin pouvait etre
+tranquille de ce cote; il n'avait plus qu'a surveiller les mains de cet
+aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table,
+il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portee
+preparee a l'avance--un _cataplasme_, si cette portee etait epaisse; un
+_rigolo_, si elle etait mince; mais tout se passa avec une regularite
+parfaite, il n'y eut aucune applique.
+
+Les jetons, les plaques, les louis et meme quelques billets de banque
+s'etaient abattus sur le tapis.
+
+--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue.
+
+--Vingt-huit mille francs, repondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil
+exerce, avait fait son compte.
+
+--Rien ne va plus, dit le prince.
+
+--Messieurs, rien ne va plus, repeta Camy.
+
+Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les
+deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et,
+quand il montra son point, un murmure de surprise s'eleva: il s'etait
+tenu a 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de
+gauche baccara.
+
+--Quelle veine!
+
+Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution
+ne paraissait guere arrivee: aussi quand le prince fit sa question
+ordinaire: "Combien, je vous prie?" le croupier n'annonca-t-il que sept
+mille francs; les prudents se reservaient; il fallait voir.
+
+Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit
+cette taille en tirant une buche qui laissa le meme, son point de trois.
+
+Alors l'esperance revint aux joueurs, et le croupier annonca qu'il y
+avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car
+ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce
+coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait ete le premier: le
+prince tira a six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre
+7.
+
+Si les pontes furent consternes, Dantin fut etonne, c'etait trop beau,
+trop sur pour lui; il y avait la quelque volerie, mais laquelle? Il n'y
+voyait rien; il avait beau preter l'oreille, il n'entendait pas le plus
+leger bruit de filage dans cette piece silencieuse ou l'anxiete arretait
+les respirations. Devenait-il sourd? Il ecouta s'il entendait le
+battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit.
+
+La banque continua en suivant a peu pres la meme marche, sur quatre
+coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une surete
+de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le
+prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se
+trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'etait un desastre.
+
+Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de
+nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec
+son aimable sourire, promettre a quelques joueurs qu'il reviendrait le
+lendemain et leur offrirait leur revanche.
+
+C'en etait assez pour ce soir-la; le cercle se vida presque
+completement; bien certainement il ne se passerait plus rien de serieux.
+
+Adeline emmena Dantin dans son cabinet.
+
+--Eh bien? demanda-t-il.
+
+--Le prince est un filou.
+
+--Vous avez vu?
+
+--Rien.
+
+--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un
+homme dans sa situation et que nous a presente un membre des grands
+cercles?
+
+--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que
+je ne dise rien, je me tais.
+
+--Mais qui vous fait croire...?
+
+Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince etait un filou,
+en insistant principalement sur la surete de son tirage:
+
+--Il n'y a pas de sequences, dit-il en concluant, il n'y a tres
+probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque
+chose je le chercherai, j'espere meme que je le trouverai, seulement
+il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a
+taille.
+
+--Elles etaient neuves.
+
+Dantin ne repliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et
+comme ce soir-la il etait impossible de retrouver avec certitude dans la
+corbeille celles qui avaient servi au prince a tailler, il fut convenu
+que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline,
+qui aurait voulu ce soir meme expulser de son cercle le croupier Julien,
+ainsi que le garcon de jeu Theodore; mais il fallait bien attendre et
+laisser le prince prendre encore une banque sans eveiller les soupcons
+de personne, alors meme que cette banque du lendemain devait etre aussi
+desastreuse que celle qui venait de finir.
+
+Elle le fut; les choses se passerent exactement comme la veille: meme
+facon de jouer et de tirer, meme gain, meme impossibilite pour Dantin de
+rien voir.
+
+Comme cela avait ete convenu, aussitot que la banque fut finie, il
+se rendit dans le cabinet du president, ou celui-ci arriva presque
+aussitot, accompagne de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner
+plus de solennite a l'examen. Ils apportaient les cartes de la derniere
+banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes
+passerent par ses doigts et sous ses yeux.
+
+--Je ne trouve rien, dit-il enfin.
+
+--Vous voyez, monsieur, avec quelle legerete vous avez soupconne le
+prince, dit Adeline severement; par bonheur, personne n'en saura rien.
+
+--Je jure que c'est un grec, s'ecria Dantin.
+
+--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement
+et avec non moins de severite qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec
+prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous?
+
+Comme Adeline, Bunou-Bunou s'etait revolte a l'idee que le prince de
+Heinick pouvait etre un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent
+avec une pitie meprisante:
+
+--Ces policiers!
+
+Ce n'etait pas seulement des soupcons de Dantin sur le prince qu'Adeline
+avait entretenu son collegue, c'etait aussi des accusations portees
+contre Julien et Theodore; aussi, en voyant le decouragement de l'agent,
+tous deux se demandaient-ils si accusations et soupcons ne se valaient
+pas.
+
+Dantin etait trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais
+que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: "On n'accuse pas
+sans preuve"; et cette preuve, il ne l'avait pas.
+
+--Votre surveillance n'ayant pas produit de resultat, au moins pour les
+joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous
+pouvez ne pas revenir demain.
+
+--Tres bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport.
+
+Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint
+vivement, en se frappant le front:
+
+--Les lunettes! s'ecria-t-il, les lunettes!
+
+Adeline et Bunou-Bunou le regarderent en se demandant s'il etait pris
+d'un acces de folie.
+
+--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces
+cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui
+voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe?
+
+--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard.
+
+--Les opticiens sont fermes a cette heure; mais, heureusement, j'en
+ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de
+retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.
+
+--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance.
+
+
+XIII
+
+--Voila un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit
+Bunou-Bunou quand Dantin eut referme la porte.
+
+--C'est le role d'un policier de voir partout des coquins.
+
+--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick,
+c'est vif.
+
+--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des
+manoeuvres de Theodore et de Julien.
+
+--Je me le demande aussi.
+
+--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garcons, les accusant!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions
+d'agent de police on doit prendre bien souvent le reve pour la realite.
+
+--C'est ainsi que courent de par le monde tant de legendes sur les
+tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connait des
+gens qui ont vu, et alors...
+
+--Et alors?
+
+--Et le prefet de police, avec ses airs mysterieux et discrets: "Mon
+cher depute, on triche chez vous"; ah! ah! ah!
+
+--Ah! ah! ah!
+
+--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux!
+
+A ce moment on frappa a la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un
+journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'etait Frederic
+qui venait aux renseignements; en voyant ces allees et venues, ces
+conciliabules, il n'etait pas sans inquietude; que signifiait tout cela?
+Mais en trouvant son president et Bunou-Bunou riant aux eclats, il se
+rassura; evidemment il ne se passait rien de grave; et apres quelques
+mots pour justifier tant bien que mal son entree, il se retira se disant
+qu'a coup sur ils se moquaient du commercant de Nantes.
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la demence
+toute pure de pretendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur
+des cartes neuves enfermees dans des enveloppes scellees du timbre
+de l'Etat. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous
+m'expliquer ce qu'il a voulu dire?
+
+--Je n'en sais vraiment rien.
+
+--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux.
+
+--Et nous restons la a l'attendre au lieu d'aller nous coucher.
+
+Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent
+ecoulees, Dantin arriva.
+
+--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix
+haletante.
+
+--Si vous voulez.
+
+L'examen de Dantin, arme de sa loupe, ne fut pas long:
+
+--Le voila, le signe! s'ecria-t-il; tenez, messieurs, regardez
+vous-memes, la.
+
+Et donnant la loupe et la carte a Adeline, il lui montra du doigt ou il
+fallait regarder.
+
+Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait
+expres pour lui, au lieu d'etre unies, etaient tarotees en losanges
+roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe etait une
+toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui
+repondait au point meme de la carte, sur le premier pour l'as, sur le
+troisieme pour le 3, sur le neuvieme, sur le douzieme (afin de laisser
+un ecart facilement appreciable) pour le 10 et les figures; de sorte
+qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la
+regardait a decouvert.
+
+--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque
+je n'y etais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille
+rougie, approchee des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est
+du bel ouvrage, propre, original... et trouve.
+
+--Mais ces cartes etaient dans des enveloppes scellees par la regie! dit
+Bunou-Bunou.
+
+--Il en est des bandes de la regie comme des enveloppes gommees de la
+poste, on les ouvre sans les dechirer en les exposant a la vapeur de
+l'eau bouillante; on retire alors les cartes une a une par le bout
+ouvert; on les marque; quand elles sont seches, on les replace une a
+une; on gomme la bande; et le tour est joue: voila des cartes neuves
+qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de
+fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de tres habiles opticiens que
+messieurs les Allemands.
+
+--Mais il faut un complice, dit Adeline.
+
+--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garcon d'appel qui
+apporte les jeux, et qui substitue a ceux qu'on lui a remis ceux qui ont
+ete prepares.
+
+--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.
+
+--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garcon; mais, en
+attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes
+on joue a jeu decouvert, et vous montrer comment le prince opere. Tout a
+l'heure, vous avez doute de moi, je m'en suis bien apercu; laissez-moi
+me rehabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous
+avez cru.
+
+Ils etaient trop confus de leur incredulite pour lui refuser ce qu'il
+demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline
+a sa droite et Bunou-Bunou a sa gauche, comme s'ils etaient a une table
+de baccara ou il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main
+gauche, de la droite il donna les cartes.
+
+--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous
+dire vos points: a droite, il y a une figure et un 6, a gauche un as et
+un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais
+d'autant plus surement que je sais que la carte que je vais retourner
+est un 4.
+
+Disant cela, il la retourna: c'etait bien un 4, comme les points qu'il
+avait annonces etaient bien ce qu'il avait dit.
+
+Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternes; la demonstration etait
+plus que faite.
+
+--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez
+faire?
+
+La meme reponse sortit instantanement de leurs deux bouches:
+
+--Pas de scandale; il faut etouffer l'affaire.
+
+Cette reponse etait trop conforme a la tradition pour que Dantin s'en
+etonnat: pas de scandale, c'est la mot de tous les presidents de cercle
+lorsqu'un scandale eclate chez eux; dans la rue ou il y a tout le monde,
+on crie "au voleur"; dans un cercle ou il n'y a qu'un monde choisi,
+on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prevenir
+personne, de facon a lui laisser toutes les facilites d'aller voler chez
+le voisin.
+
+Si Adeline voulait eviter un scandale auquel son nom serait mele et qui
+compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince
+allat continuer son industrie dans les autres cercles de Paris.
+
+--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunite au
+prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui ecrire
+une lettre banale pour lui interdire l'entree de notre cercle; il faut
+qu'il quitte Paris et la France.
+
+--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je
+n'y vois pas d'inconvenient, au contraire.
+
+--Et le garcon de jeu? demanda Dantin.
+
+--Je vais le chasser.
+
+--Ne livrant pas l'auteur principal a la justice, dit Bunou-Bunou, nous
+ne pouvons pas lui livrer le complice.
+
+--Ne desirez-vous pas savoir comment cette complicite s'est etablie?
+
+--Certainement.
+
+--Nous allons l'interroger.
+
+Et Adeline, ayant sonne, dit au domestique qui se presenta d'aller lui
+chercher Leon.
+
+--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai
+moi-meme; j'obtiendrai peut-etre des aveux plus vite, en meme temps que
+je le forcerai a ne pas ebruiter l'affaire.
+
+--Faites.
+
+Leon entra, l'air embarrasse et inquiet, regardant autour de lui.
+
+--Repondez a tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en
+designant de la main Dantin, adosse a la cheminee.
+
+--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude.
+
+--Mais... Leon.
+
+--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?
+
+--Chemin.
+
+--Tu es Normand?
+
+--C'est vrai.
+
+--D'ou?
+
+--D'Arques.
+
+--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le metier?
+
+--Oui.
+
+--Tu es marie?
+
+Il fit un signe affirmatif.
+
+--Ou est ta femme; que fait-elle?
+
+--Elle tient un cafe a Arques.
+
+--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq
+pour Dieppe, et tu resteras aupres de ta femme, a tenir ton cafe avec
+elle; si tu reviens a Paris, la police correctionnelle et apres Poissy.
+Mais avant de partir tu vas dire a ces messieurs ce que le prince de
+Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes preparees, et
+comment l'affaire s'est arrangee entre vous.
+
+--Des cartes preparees!
+
+Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux.
+
+--Les voici.
+
+Leon etait deja a moitie aneanti, cette facon brutale de l'interroger en
+affirmant lui avait fait perdre la tete; la vue des cartes l'acheva.
+
+--Je n'ai jamais parle au prince, je vous le jure, balbutia-t-il.
+
+--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?
+
+--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grele, que j'ai connu au
+cafe ou je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses
+cartes, des cartes neuves faites expres pour lui, un fetiche, quoi.
+
+--Bien sur.
+
+--Sans ca, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais
+jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira
+que je suis un honnete homme: j'ai quatre enfants.
+
+--Ca vaut cher, un fetiche comme celui-la, car il est fameux.
+
+Leon hesita un moment.
+
+--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.
+
+--Mille francs.
+
+Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot a personne:
+si tu causes, au lieu d'aller jusqu'a Arques, ou tu seras heureux comme
+le poisson dans l'eau, tu t'arreteras a Poissy, ou on ne s'amuse pas.
+
+Leon ne se le fit pas dire deux fois; peu a peu il avait recule vers la
+porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors.
+
+--Voila! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de
+cartes a un autre et la tete tourne.
+
+Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils
+procederaient avec le prince, et il fut decide qu'on attendrait son
+arrivee le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle
+du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du president.
+
+--Vous vous trouverez la, dit Adeline a Dantin, et vous preciserez la
+tricherie, si le prince essaye de la contester.
+
+Dantin allait se retirer, Adeline le retint:
+
+--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous
+nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue a
+un certain moment nous avons doute de vous. Le prefet saura combien vous
+nous avez ete utile en cette miserable affaire.
+
+Quand Dantin arriva le soir a onze heures au _Grand I_, il remarqua
+qu'on le regardait d'une facon bizarre et qui lui parut soupconneuse. En
+effet, les conciliabules dans le bureau du president, la disparition
+des cartes qui avaient servi a la banque du prince de Heinick, enfin
+l'absence inexpliquee de Leon avaient fait travailler les langues:
+ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec
+l'impassibilite d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui
+adressa la parole, pas meme Frederic qui causait avec Barthelasse, car
+Adeline vint au-devant de lui.
+
+--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y
+trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout a l'heure.
+
+En effet, Adeline ne tarda pas a arriver, accompagne du prince, qu'il
+fit passer devant lui poliment.
+
+--Vous desirez me parler? demanda le prince avec une hauteur
+dedaigneuse.
+
+--Oui, monsieur, nous avons a vous demander des explications sur votre
+facon de jouer.
+
+--A moi!
+
+Ce "moi" fut dit avec la fierte la plus superbe.
+
+--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua
+Adeline en designant Dantin.
+
+Celui-ci s'avanca:
+
+--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.
+
+--Qu'est-ce a dire?
+
+--C'est-a-dire que vous trichez, prince.
+
+--Miserable!
+
+--Vous trichez avec ces cartes--il presenta les cartes--que vous remet
+le garcon de jeu, a qui vous donnez mille francs.
+
+Le prince hesita un moment en jetant autour de lui des regards feroces;
+puis tout a coup, laissant tomber sa tete sur sa poitrine, les jambes
+flageolantes, comme s'il allait defaillir:
+
+--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment
+d'egarement, je vous expliquerai.
+
+--Vous n'avez rien a expliquer, dit Dantin, vous avez a prendre demain
+matin le train de sept heures trente pour Cologne, et a ne jamais
+revenir en France.
+
+--C'est impossible demain; la princesse...
+
+--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle.
+
+--Je partirai.
+
+Le lendemain, a sept heures quinze, Dantin, de surveillance a la gare du
+Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de
+voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se
+tenant en dehors des barrieres au lieu de passer dedans et en detournant
+la tete pour que le prince ne le reconnut pas.
+
+--Compiegne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la
+tablette du guichet.
+
+Dantin lui prit le bras:
+
+--Compiegne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire?
+
+--Cologne.
+
+
+XIV
+
+Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin
+s'expliquer avec Frederic et lui demander l'expulsion du croupier Julien
+et du garcon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit
+franchement, severement.
+
+Aux premiers mots, l'emoi de Frederic fut vif: un agent au cercle!
+qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le president?
+
+Aussi ecoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer,
+il fallait etre renseigne.
+
+Ce fut seulement quand Adeline fut arrive au bout de son requisitoire
+qu'il prit la parole--d'un air consterne, et aussi outrage.
+
+--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Theodore seront
+chasses du cercle; ce sont des miserables qui meritent d'autant moins de
+pitie que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce cote
+je suis en faute; j'ai peche par trop de confiance precisement; je ne
+les ai point surveilles avec les yeux du soupcon; je suis dans mon tort,
+je le reconnais.
+
+Il avait debite ce petit couplet la tete basse, humblement; mais il la
+releva et reprit sa fierte, son air Mussidan:
+
+--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris,
+plus que peine, en un mot, profondement blesse, que tout ce qui vient
+de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tete, en
+me tenant a l'ecart, comme si je n'avais pas la responsabilite de
+l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande
+les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette facon.
+
+Cette susceptibilite etait trop legitime pour qu'Adeline s'en fachat; il
+en attendait meme l'explosion, et il n'eut pas compris que chez un homme
+comme le vicomte elle n'eclatat point; aussi sa reponse etait-elle
+prete:
+
+--J'ai du me conformer aux desirs du prefet; le service qu'il m'a rendu,
+qu'il nous a rendu, etait assez grand pour que je n'eusse qu'a accepter
+les conditions qu'il mettait a son concours.
+
+Il fallait accepter cette explication ou se facher: Frederic ne se
+facha point. Il avait mieux a faire, c'etait d'amener Adeline a parler
+longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'ou celui-ci avait
+ete dans ses decouvertes.
+
+Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se repeter.
+
+Alors Frederic expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait
+a profiter des observations de cet agent, non pour le passe, mais
+pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver put se
+reproduire, non seulement avec les croupiers et les garcons de jeu,
+mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de
+celui-ci avait ete si originale, si audacieuse qu'elle l'avait
+trompe; malgre les soupcons que cette surete de tirage et cette
+veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la decouvrir; mais
+dorenavant des precautions seraient prises qui empecheraient toute
+fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait
+avec trois jeux de couleurs differentes, blancs, roses, chamois, ce qui
+couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi
+seraient brulees devant les joueurs; a la verite, ce serait une perte de
+cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes,
+mais la securite absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs,
+cette lecon donnee aux autres cercles qui, malgre les prohibitions
+legales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une
+fois de plus que, bien decidement, le _Grand I_ etait un cercle modele.
+
+Que le _Grand I_ dut devenir, dans un temps donne, plus cercle modele
+qu'il ne l'etait deja, cela ne pouvait pas changer les resolutions
+d'Adeline.
+
+Depuis que le prefet lui avait dit: "On triche chez vous", il avait vecu
+sous le poids ecrasant d'une obsession qui ne le lachait ni jour ni
+nuit: il se voyait devant le tribunal oblige de repondre comme
+temoin aux questions du president, et d'ecouter la tete basse ses
+admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractere,
+blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point?
+
+Et tout en entendant les questions severes ou bienveillantes du
+president, tout en voyant son sourire narquois ou dedaigneux, il se
+repetait les paroles du pere Eck:
+
+"Laissez ces gens-la a leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la
+fortune que la famille est bonne."
+
+Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le
+marin au milieu de la tempete: s'il echappait au danger qui le menacait,
+il renoncerait a cette existence si peu faite pour lui, et, suivant
+le conseil du pere Eck, il laisserait ces gens a leurs plaisirs, qui
+n'etaient pas du tout les siens.
+
+Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiete et
+cette intensite de pensee: que lui avait-elle donne, cette existence
+qu'il n'avait acceptee qu'en vue de resultats que l'imagination lui
+montrait si superbes et que la realite s'obstinait a tenir aussi
+eloignes qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses interets
+personnels lui avait apportees cette presidence qui devait lui creer
+tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de cote son interet
+personnel, il ne prenait souci que de l'interet general, il etait bien
+force de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait
+concourir au developpement de la vie brillante a Paris, avait tout
+simplement concouru au developpement du jeu: ou etaient-ils, les
+commercants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis
+qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruines--lui
+tout le premier. Car le plus clair de cette miserable aventure, c'etait
+sa dette a la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, a cette
+heure, en formaient le chiffre.
+
+Cependant, malgre cette dette, il fallait qu'il accomplit son voeu, et
+qu'en donnant sa demission il reprit sa liberte, sa dignite. Il n'y
+avait pas a hesiter, pas a balancer; le repos, l'honneur peut-etre
+etaient a ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce
+qu'il avait appris l'epouvantait. Eh quoi, c'etaient la les moeurs de ce
+monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette;
+et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: "Allons chez Adeline";
+c'etait chez Adeline que les croupiers _etouffaient_ les jetons; chez
+Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siecles de travail
+et de probite aboutissaient a ce resultat.
+
+Son parti etait pris; coute que coute, il fallait qu'il sortit de cet
+enfer, qui ne devorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui
+le devorait lui-meme, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y
+laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui
+elevent le coeur et l'esprit, ce n'est pas precisement celle du jeu;
+depuis qu'il etait a son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient
+passe devant les yeux et dans des conditions ou la bete humaine se livre
+le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler.
+
+A la verite, c'etait renoncer aux esperances qu'il avait caressees pour
+Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui
+gagner? elle serait la premiere a ne pas le vouloir.
+
+Lorsque Frederic le quitta pour aller congedier Julien et Theodore,
+il n'hesita pas une minute, contrairement a ce qui arrivait toujours
+lorsqu'il avait une resolution difficile a prendre, il quitta le _Grand
+I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa demission, il
+fallait qu'il s'acquittat a la caisse,--ce qui n'etait possible qu'en
+redemandant a sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait
+envoyes quand il avait joue pour la premiere fois, et en arrangeant avec
+elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres.
+
+Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation!
+
+L'affaire du prince l'avait empeche d'aller a Elbeuf comme a
+l'ordinaire; il envoya une depeche a sa femme pour lui annoncer son
+arrivee, et, quand il entra dans la salle a manger, il trouva tout son
+monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa
+femme, Berthe et Leonie.
+
+--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas
+donne, dit Berthe en l'embrassant.
+
+--Alors, la politique chauffe? dit la Maman.
+
+Depuis que la Maman s'etait expliquee sur le mariage de Berthe avec
+Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un
+jour a Elbeuf; c'etait sa maniere de protester contre ce mariage; elle
+ne boudait pas, mais elle evitait les sujets ou il aurait pu etre
+question d'interets de famille. Comme de leur cote, Adeline et madame
+Adeline ne tenaient pas moins a ce que ces sujets ne fussent pas
+abordes, et comme, du sien, Berthe veillait a ne pas offrir a sa
+grand'mere la plus legere occasion de manifester franchement ou par des
+allusions son hostilite, c'etaient des conversations politiques sans fin
+auxquelles tout le monde prenait part.
+
+Mais ce soir-la la politique elle-meme languit et plus d'une fois
+Adeline preoccupe laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mere
+la discussion commencee.
+
+--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours desireuse de ces
+promenades avec son pere.
+
+--Non, je repars demain matin pour Paris.
+
+Aussitot apres le souper, Adeline roula sa mere chez elle; puis, ayant
+embrasse sa fille et Leonie, il passa dans le bureau avec sa femme:
+
+--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermee; comme tu es
+preoccupe ce soir!
+
+--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause,
+a moi, une cruelle humiliation.
+
+Elle le regarda, effrayee; il detourna les yeux.
+
+Alors elle vint a lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste
+maternel, elle se pencha a son oreille:
+
+--Tu as joue! dit-elle a voix basse, sans le regarder.
+
+--Oui.
+
+--Mon pauvre Constant!
+
+--J'ai ete entraine, une fatalite.
+
+--Je pense bien.
+
+Le premier coup porte, elle s'etait remise un peu, bien que le plus dur
+ne fut pas dit.
+
+--Combien? demanda-t-elle.
+
+--Il me faut vingt-cinq mille francs.
+
+Bien que dans leur situation la somme fut tres grosse, elle avait craint
+le malheur plus grand encore.
+
+--Nous les trouverons, ne t'inquiete pas, dit-elle. Puis, voulant le
+relever:
+
+--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons
+pas eu cette annee.
+
+--Chere femme, murmura-t-il, quelle bonte en toi, quelle indulgence!
+
+--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas
+pleurer; est-ce qu'il doit etre question d'indulgence entre nous?
+
+--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.
+
+--Mon Dieu!
+
+En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras,
+la preoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter a
+sa femme, avaient change la marche qu'Adeline voulait suivre: c'etait
+vingt-cinq mille francs ajoutes aux trente-cinq mille mis de cote sur
+son gain qu'il lui fallait.
+
+--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour?
+
+--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.
+
+--Qui t'a dit?... s'ecria-t-il.
+
+--Tu les avais gagnes au jeu.
+
+Il la regarda interdit.
+
+--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six
+ans unis de coeur et de pensees sans se connaitre et sans lire l'un dans
+l'autre? Quand tu m'as parle de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien
+vu d'ou ils venaient. Et c'est la ce qui, depuis, a fait mon tourment;
+puisque tu avais joue, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que
+de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser
+commencer. J'etais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs
+provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai
+jamais voulu les employer; ils sont a ta disposition, il n'y a qu'a les
+prendre.
+
+Il la serra dans ses bras.
+
+--Nous aurions toujours ete heureux que je ne te connaitrais pas!
+s'ecria-t-il avec effusion.
+
+--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle.
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, je trouve comme un soulagement a le savoir; j'ai l'esprit
+ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ca bien
+souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis reveillee ruinee,
+dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a ete ma vie depuis que ces
+trente-cinq mille francs maudits me sont arrives; et puis si tu te
+decides a payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces,
+n'est-ce pas, a les rattraper par le jeu?
+
+--Ce n'est pas seulement a les rattraper que je renonce, c'est aussi a
+la presidence du cercle.
+
+--Ah! Constant! s'ecria-t-elle.
+
+--Comme c'est a la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas
+me retirer sans la payer; aussitot que j'aurai paye, je donnerai ma
+demission.
+
+--Tu la payeras des demain! s'ecria-t-elle, ce n'est pas acheter notre
+repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans
+son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces
+vingt-cinq mille francs.
+
+--Nous nous en tirons encore a peu pres, dit-elle; tout pouvait y
+rester.
+
+--Meme l'honneur.
+
+Et il lui raconta comment il s'etait resolu a donner sa demission.
+
+
+XV
+
+Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frederic, Barthelasse et
+Raphaelle tenaient conseil chez celle-ci.
+
+Depuis que le _Grand I_ etait ouvert, jamais il ne s'etait trouve dans
+des conditions aussi critiques; si l'avertissement du prefet: "On triche
+chez vous", n'annoncait rien de bon, puisqu'il revelait des plaintes
+certaines, la surveillance de l'agent et les precautions prises pour
+qu'elle put s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers
+de la situation.
+
+Raphaelle, qui n'allait pas au cercle, et par la ne pouvait avoir aucune
+responsabilite pour ce qu'il s'y passait, etait furieuse contre ses
+associes, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frederic
+comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frederic, passant de l'un a
+l'autre, quand elle ne les reunissait pas dans le meme sac pour les
+secouer en les cognant l'un contre l'autre.
+
+--Non, vraiment, c'est trop bete; qu'est-ce que vous fichez dans le
+cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait a
+Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empeche un pret douteux de
+cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait a Frederic--tu n'as
+qu'a dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passe la revue
+de ton personnel, et que tu l'as trouve correct. Et vous etes du metier!
+
+Elle haussa les epaules en les toisant avec pitie; puis se tournant vers
+Barthelasse:
+
+--Vous dites que vous etes le malin des malins--imitant son accent--oui,
+mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les
+connaissez, et quand un particulier a lunettes opere sous vos yeux, tire
+a six, ne tire pas a quatre, gagne honteusement vous trouvez ca tout
+naturel.
+
+Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taille en taureau, se
+laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tete, et
+par Raphaelle plus que par toute autre, "si moucheron" qu'elle fut,
+comme il disait d'elle.
+
+--Je n'ai pas trouve ca naturel du tout, repliqua-t-il.
+
+--Non; seulement, au lieu de chercher ou il fallait, vous avez remache
+toutes les vieilleries de votre honorable carriere, les telegraphistes
+que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas,
+le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin
+tout votre repertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ca n'etait pas
+bien difficile a inventer, cette petite marque d'aiguille a tricoter
+donnant juste le point de la carte, et ca n'etait pas bien difficile non
+plus a decouvrir, puisque ce policier l'a decouverte.
+
+Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que
+Raphaelle lui reprochait etait ce qu'il se reprochait lui-meme: "Comment
+n'avait-il pas eu l'idee de se servir d'une loupe?" car il les avait
+examinees, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin,
+tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti.
+
+Elle l'abandonna pour se jeter sur Frederic.
+
+--Et toi, tu parles a ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est:
+negociant a Nantes!
+
+--J'ai eu des soupcons.
+
+--Et tu les as gardes pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur
+Nantes? il n'y a peut-etre jamais mis les pieds, il t'aurait repondu des
+betises.
+
+--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent
+que personne ne connait.
+
+--Il vous aurait fallu un commissaire avec son echarpe; vous auriez
+ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert.
+
+--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est la qu'est la question
+interessante.
+
+--C'est clair, ce qu'il a vu.
+
+--Et la cagnotte? continua Barthelasse.
+
+--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton president? demanda Raphaelle.
+
+--Rien.
+
+--Il n'y a pas fait d'allusion?
+
+--Aucune.
+
+--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce cote, dit Raphaelle.
+
+--Pourquoi aurait-il tout vu des autres cotes, et rien de celui-la?
+demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin!
+
+--Puisqu'il n'a rien dit.
+
+--C'est le president qui n'a rien dit a Frederic, mais l'agent
+savons-nous ce qu'il a dit au president?
+
+--Puisque le president n'a parle de rien, repeta Raphaelle avec colere.
+
+--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la
+connait pas?
+
+--S'est-il gene pour parler de Julien et de Theodore, et pour exiger
+leur renvoi immediat? s'est-il gene pour renvoyer lui-meme Leon?
+
+--Julien, Theodore, Leon, qu'est-ce que ca lui fait? je vous le demande,
+hein! s'ecria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle
+lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se
+facher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu;
+c'est son genre, a cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce
+n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul;
+j'en ai connu plus d'un comme ca.
+
+--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaelle,
+agacee par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre president.
+
+--Eh bien, le notre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle
+pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il
+accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien.
+
+--Il accepte?
+
+--Il a accepte, il me semble; la caisse est la pour le dire.
+
+--Oui, mais acceptera-t-il maintenant?
+
+--Que veux-tu dire? demanda Raphaelle effrayee.
+
+--Que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Qu'il ne nous quitte.
+
+--Il doit soixante mille francs, s'ecria Barthelasse, nous le tenons!
+
+--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi?
+
+--Qu'a-t-il donc dit?
+
+--Rien, repondit Frederic; mais son air a parle pour lui; ce brave homme
+n'etait pas plus fait pour etre president de cercle que moi je ne le
+suis pour etre eveque; c'est de force que nous l'avons fourre la-dedans;
+je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'a s'en aller; et s'il n'est
+pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages
+qui dans sa position lui etaient agreables, et aussi parce qu'il en
+esperait d'autres qui ne se sont nullement realises; mais ce qui s'est
+realise, ce sont des ennuis et des tourments qui l'epouvantent. Il a
+peur d'etre compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout a fait
+affole. C'est une terreur qui s'est emparee de lui, et qui lui fera
+commettre toutes les betises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce
+moment il n'eut pas d'autre idee que de se procurer les soixante
+mille francs qu'il nous doit, pour nous planter la. Alors que
+deviendrons-nous?
+
+Les trois associes se regarderent avec stupeur.
+
+--Personne mieux que moi ne sait combien il est embetant, continua
+Frederic, combien on a de difficultes a manoeuvrer avec lui, combien il
+est genant; mais tout cela n'empeche pas qu'il ait du bon et que si
+nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un
+paratonnerre; estime de tout le monde et de tous les mondes, ami du
+prefet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien a craindre, ni le
+cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir
+qu'en l'inventant Raphaelle a eu la main heureuse; elle l'eut fabrique
+elle-meme qu'elle ne l'eut pas mieux reussi.
+
+--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de facon a ce qu'il durat
+plus longtemps.
+
+--Que ne dira-t-on pas s'il nous lache? On cherchera pour quelles
+raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-etre lui-meme,
+ses raisons. Alors nous voila livres aux _mangeurs_; si nous refusons
+leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra
+les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille
+francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous etions
+tranquilles et c'etait cranement que je repondais que nous n'avions
+besoin de personne: "Merci, nous avons notre president."
+
+--Peut-etre vous exagerez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six
+mille francs, c'est bon a garder.
+
+--Mon cher, si vous aviez assiste a notre entretien, vous verriez que je
+n'exagere rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Apres le premier
+moment de surprise, quand il m'a raconte l'histoire du prince de Heinick
+et qu'il a exige l'expulsion de Julien, de Theodore, severement, comme
+un juge qui s'adresse a un coupable, je me suis vite remis et tout de
+suite je lui ai longuement explique toutes les precautions que nous
+prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de
+pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'etait a peine s'il
+m'ecoutait; lui qui autrefois eut voulu explications sur explications,
+il avait l'air de me dire: "Vous savez que tout cela m'est indifferent,
+ce n'est pas pour moi"; et c'est ce qui a commence a me donner l'eveil.
+Si son intention avait ete de rester avec nous, il m'eut interroge au
+lieu de me fermer la bouche.
+
+--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Theodore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser
+qu'au premier mot je ne lui ai pas laisse le temps d'exiger, j'ai pris
+les devants.
+
+--Mes pressentiments sont les memes que ceux de Frederic, dit Raphaelle;
+il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous?
+
+Il y eut un moment de silence et ils se regarderent comme pour chercher,
+dans les yeux des uns des autres, les idees qu'ils ne trouvaient pas en
+eux.
+
+--Je vais vous dire, s'ecria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il
+avait gagne, il ne demanderait qu'a continuer; mais toujours perdre, je
+m'imagine que ca degoute.
+
+--Il n'a pas assez perdu, repliqua Raphaelle; s'il nous devait deux cent
+mille francs, nous le tiendrions.
+
+--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frederic.
+
+--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse.
+D'abord ca n'appauvrira pas la caisse, qui n'a ete que trop soulagee par
+cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens
+comme le succes, c'est la lecon de la morale.
+
+Raphaelle et Frederic n'etaient pas en situation de plaisanter,
+cependant cette lecon de la morale invoquee par ce vieux crocodile de
+Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire:
+
+--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des
+exemples: il y a sept ans, a Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante
+mille francs et je commencais a comprendre que j'aurais bien du mal a
+les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passe
+des sequences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagne pres de
+nonante mille francs. L'annee d'apres il est revenu; l'annee suivante
+aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne
+s'etait rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend a
+demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sur. Demain, apres-demain, un
+peu avant qu'il prenne la banque....
+
+--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?
+
+--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc dispose a la
+prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien:
+"Mon _presidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous
+mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les
+banquiers"; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle
+sequence que j'ai preparee moi-meme et qui lui donne sept ou huit coups
+surs: comme il est reconnu que notre _presidint_ est le plus honnete
+homme du monde, personne n'ose le soupconner, et il empoche une belle
+somme qui lui inspire le gout de la chose; s'il n'a pas parle du
+_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les sequences
+qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de
+la cagnotte lui passe devant le nez.
+
+Raphaelle haussa les epaules par un geste de son enfance faubourienne
+qui lui etait reste.
+
+--Savez-vous ce que produira votre discours au _presidint_,
+repondit-elle, c'est qu'il aura de la defiance et ne voudra pas prendre
+la banque; ou bien, s'il ne se defie pas, il la prendra naivement,
+betement, et battra les cartes, les fera couper; voila votre belle
+sequence brouillee, et... il perd.
+
+Barthelasse ne se facha pas de ces objections.
+
+--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout
+simplement la sequence dans la main en lui disant de jouer les cartes
+dans l'ordre ou elles sont rangees; mais il ne serait pas le premier a
+qui l'on imposerait une sequence sans qu'il se doute de rien, quitte a
+le prevenir delicatement une fois la chose faite, a seule fin de lui
+inspirer de la reconnaissance.
+
+--Et comment? demanda Raphaelle, qui pour le jeu n'avait ni la science
+ni les roueries de Barthelasse.
+
+--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en
+banque le baron ou Salzman et nous leur passons la sequence; ils ne la
+brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais apres deux ou trois coups ils
+l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le president prenne leur
+suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent
+de laisser, et, sans que personne puisse soupconner un homme dans sa
+position, il fait une rafle qui nous le livre.
+
+--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frederic. Et
+taillera-t-il? La est la question.
+
+
+XVI
+
+C'etait avec des valeurs a escompter et des factures a recevoir que
+madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutes aux
+trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille
+dus a la caisse du cercle.
+
+En arrivant a Paris, Adeline remit ces valeurs a son banquier, et
+s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'elevant a trois
+mille et quelques cents francs, etait due par un marchand de draperie de
+la rue des Deux-Ecus, un vieux, tres vieux client de la maison, qui ne
+faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui etait aussi sur que la
+Banque de France.
+
+Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'a se presenter pour etre paye,
+qu'il l'avait garde pour le dernier; il la connaissait, la formule du
+vieux drapier: "Ah! voila M. Adeline; nous allons regler notre petit
+compte." Et ce compte, on le reglait dans la salle a manger, en buvant
+un verre de cassis, tandis que, par un chassis vitre, on voyait les
+commis dans le magasin visiter les pieces qui arrivaient de chez le
+fabricant, ou vendre le metrage d'un pantalon a un petit tailleur. Le
+seul ennui de ces visites etait dans l'exhibition obligee des coupons ou
+se trouvaient un defaut, qui avaient ete soigneusement conserves et qui
+permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle
+du petit compte: "Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme
+autrefois." Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier.
+
+Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir
+tombait, mais la nuit n'etait pas encore faite; dans la demi-obscurite
+de la rue etroite, il lui semblait vaguement que les choses n'etaient
+pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de
+son vieux client. Ou donc etait l'etalage avec ses pieces de drap de
+toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrerent que le magasin
+etait ferme, et que, sur les volets, quatre pains a cacheter fixaient
+une bande de papier: "Ferme pour cause de deces." Comme la rue des
+Deux-Ecus est en grande partie occupee par des drapiers, il entra chez
+un autre de ses clients qui le mit au courant: "Mort ce matin d'une
+attaque d'apoplexie, le pere Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont
+fait tout de suite apposer les scelles."
+
+La deception etait contrariante pour Adeline, car elle renversait tout
+son plan: a cette heure de la soiree, les maisons ou il aurait pu se
+procurer la somme qui lui manquait etaient fermees, et par la il se
+trouvait dans l'impossibilite d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette
+et pour y signer sa demission sur son bureau qu'il ouvrirait une
+derniere fois.
+
+Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel cote tourner.
+
+A la verite il devait se dire que c'etait la un retard insignifiant, et
+qu'il serait encore parfaitement temps de demissionner le lendemain;
+mais cependant il etait mecontent, agace, comme lorsqu'on est arrete par
+un incident qu'on n'a pas prevu. Il avait prepare sa lettre, prepare
+aussi sa phrase d'adieu a Frederic; il etait ennuye de les garder.
+
+Justement parce qu'il pensait a son cercle, ses pas le porterent
+machinalement avenue de l'Opera; et arrive devant sa porte il monta:
+apres tout, autant diner la qu'ailleurs.
+
+Quand Frederic et Barthelasse le virent entrer, ils echangerent un
+sourire de soulagement. Ce n'etait pas une lettre, la lettre de
+demission qu'ils attendaient presque, c'etait lui; puisqu'il revenait,
+rien n'etait perdu.
+
+Frederic l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de
+Theodore.
+
+--J'ai profite de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur a tout le
+personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.
+
+Mais ce fut a peine si Adeline l'ecouta. Que lui importait ce qui se
+passerait au _Grand I_ dans quelques jours?
+
+Frederic se retira donc assez deconfit et alla faire part de cette
+mauvaise reception a Barthelasse.
+
+--Toujours dans les memes dispositions, dit-il; il doit avoir sa
+demission dans sa poche.
+
+--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse
+pas en sortir: je vais preparer la sequence.
+
+--Taillera-t-il?
+
+--En le poussant.
+
+--Envoyez chercher le baron et Salzman.
+
+A table, Adeline oublia sa deception et se derida: justement c'etait le
+jour des invitations et elles avaient amene de nombreux convives. A cote
+d'etrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitues, des
+amis. Le menu etait reussi; on racontait des histoires droles; il se
+laissa d'autant plus facilement aller que c'etait la derniere fois qu'il
+faisait fonction de president, et peu a peu il retrouva les agreables
+sensations de ses premiers mois de presidence, quand il voyait tout
+en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'a ce jour, vivre
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Ce fut seulement quand le jeu commenca qu'il devint nerveux et
+impatient.
+
+--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon president?
+
+Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant
+et avec sympathie, il s'exasperait. C'etait deja bien assez pour lui
+d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des
+cartes, le murmure etouffe des joueurs, que dominait de temps en temps
+l'eternel: "Le jeu est fait. Rien ne va plus?", sans qu'on vint encore
+le tenter et le pousser.
+
+Jamais il n'etait venu a son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches,
+et, a chaque mouvement qu'il faisait, il eprouvait un singulier
+sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frolant la grosseur
+produite par ces liasses. Combien d'autres a sa place n'auraient pas pu
+resister a la tentation de tater la chance, car tout joueur sait que ce
+n'est pas du tout la meme chose d'operer avec une petite mise qu'avec
+une grosse; avec une petite, etrangle dans ses mouvements, on est a peu
+pres sur de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne
+toute liberte de manoeuvrer, on est a peu pres certain de gagner; c'est
+une affaire de tactique.
+
+--Comment, mon president, vous n'en taillez pas une ce soir?
+
+Il semblait qu'on se fut donne le mot pour le pousser.
+
+Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le repondait nettement.
+
+Et cependant?
+
+S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours a ceux qui jouent
+pour la premiere fois, n'est-ce pas vrai egalement pour ceux qui
+jouent leur derniere partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsede
+continuellement qu'elle vous abandonne a la deveine.
+
+Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la
+derniere.
+
+Mais quand ces pensees traversaient son esprit, il les rejetait loin de
+lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui
+pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur derniere
+partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera
+bien decidement la derniere.
+
+Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'etait la mort de son
+client de la rue des Deux-Ecus; pourquoi le pere Huet etait-il mort
+juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs
+dus a la caisse? N'y avait-il pas la quelque chose de providentiel; une
+impossibilite qui etait un avertissement? On n'est pas joueur sans etre
+superstitieux, et bien qu'on soit le premier tres souvent a se moquer
+de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la
+manie dont on est obsede Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde
+de croire que le pere Huet etait mort expres pour le pousser au jeu, il
+se disait en meme temps que cette mort pouvait bien signifier quelque
+chose.
+
+Pourquoi ne pas voir quoi?
+
+Il y avait un moyen facile de faire cette experience, c'etait de tater
+la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas meme avec
+quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement
+avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche.
+
+Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant
+l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la
+veine sans mettre la main dessus, si reellement elle s'offrait a lui.
+Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui
+savent l'arreter quand elle passe a leur portee.
+
+Depuis qu'il balancait ainsi le pour et le contre, il errait par
+les differentes pieces du cercle, s'arretant devant le billard pour
+applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un
+ami qui jouait a l'ecarte, dans la salle de lecture pour lire un journal
+du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgre son application, mais
+quand cette idee de la mort du pere Huet eut traverse son esprit,
+il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son
+porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant
+lui,--celui de gauche.
+
+Le banquier donna les cartes et perdit a droite comme a gauche.
+
+Sans doute, c'etait bien peu de chose que ce gain pour Adeline,
+cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il
+avait gagne 1,000 louis, car, s'il etait insignifiant en soi, quelle
+importance ne prenait-il pas comme indication de la veine.
+
+Il laissa ces cent francs et, gagna encore.
+
+Decidement, la mort du pere Huet semblait bien etre providentielle.
+
+Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa a droite,
+ou il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche
+perdit, le tableau de droite gagna.
+
+Frederic, qui le suivait de pres, s'approcha de, lui
+
+--Quelle veine, mon president!
+
+Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui.
+
+--N'est-ce pas merveilleux! s'ecria Frederic.
+
+--Moi, si j'etais a la place du president, dit Barthelasse, je n'userais
+pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque.
+
+Ceux-la seuls qui n'ont jamais joue ne comprendront pas l'emotion
+d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interroge l'oracle, et
+quatre fois l'oracle lui avait repondit par une affirmation contre
+laquelle toute discussion etait impossible.
+
+--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus
+survenant.
+
+--Je vais inscrire le president, dit Barthelasse.
+
+Cependant Adeline n'etait pas decide a se mettre en banque, mais ces
+excitations tombant sur lui de differents cotes firent pencher sa
+resolution chancelante.
+
+Mais il ne voulut pas ceder; la vision de sa femme le retint: il fit une
+nouvelle tournee dans les salons et de nouveau il tacha de s'interesser
+aux carambolages, a l'ecarte et aux echecs; puis malgre lui,
+inconsciemment, il revint a la salle de baccara, ou, pendant son
+absence, quelques gros coups avaient imprime a la partie une allure plus
+animee.
+
+C'etait un des habitues du cercle, un Americain appele Salzman, qui
+venait prendre la banque, et on avait apporte trois jeux de cartes que
+Camy etait en train de meler.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Mais les mises furent mediocres; sans qu'on eut rien de precis a
+reprocher a Salzman, on le tenait vaguement en defiance, et puis c'etait
+un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y
+eut guere que les etrangers qui ponterent.
+
+Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles
+encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus
+soupconneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans
+la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au
+talon_, c'est-a-dire en prenant les cartes une a une devant lui, sous
+les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le
+_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit a
+droite et gagna a gauche; alors il se leva:
+
+--Messieurs, il y a une suite.
+
+--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.
+
+C'etait le moment decisif: Adeline se tenait a cote de la table ayant
+Frederic a sa gauche et M. de Cheylus a sa droite.
+
+--C'est a vous, mon president, dit Frederic.
+
+--Allez donc, dit M. de Cheylus.
+
+Adeline ne s'etonna pas de cette insistance de son collegue; il savait
+par experience l'interet que celui-ci avait a le voir gagner, d'ailleurs
+ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.
+
+Il s'assit au fauteuil.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline etait
+un beau banquier: les plaques, les billets de banque tomberent sur le
+tapis.
+
+--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone.
+
+Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la maniere de tailler;
+une a une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se
+les donner a lui-meme.
+
+Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9,
+comme il avait deux buches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et
+sur la gauche qui avait 4, 6 et 5.
+
+--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus.
+
+Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tomberent de plus en
+plus dru.
+
+--Combien y a-t-il? demanda Adeline.
+
+--Dix-sept mille francs.
+
+Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une buche.
+
+Il y eut un mouvement d'hesitation chez les pontes; plus que jamais il
+fallait se rattraper: le vent allait tourner.
+
+Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le
+quatrieme coup avec 9, le cinquieme avec un nouvel abatage, le sixieme,
+au milieu de la stupefaction generale et de la consternation d'un
+certain nombre de pontes, encore avec un 8.
+
+Quand, a la caisse on apporta les corbeilles ou s'etait entasse son gain
+dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs.
+
+
+XVII
+
+Si solide que fut l'honorabilite d'Adeline, cette partie l'ebranla.
+
+Dans la folie du jeu, on s'etait bien un peu etonne de cette persistance
+de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de reflechir, il fallait se
+rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment
+sont donnes les coups qu'on recoit, on tache de les rendre; apres, on
+verra.
+
+Apres on avait vu que cette veine etait vraiment bien extraordinaire, et
+telle qu'il n'y avait pas d'honorabilite, si solide qu'elle fut, qui put
+la mettre a l'abri du soupcon.
+
+Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affoles
+par l'emotion de la lutte ou paralyses par l'angoisse, incapables
+par consequent de voir autre chose que ce qui leur est etroitement
+personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces
+acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent
+la carte et notent tous les coups dans l'esperance de saisir une veine
+qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'a l'aurore; il
+y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance
+non en vue d'empecher les tricheries, mais simplement en vue de prendre
+une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent denoncer;
+enfin il y a encore le personnel du cercle, tres expert aux choses de
+jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les levres quand ce
+qu'il a remarque sort de l'ordinaire.
+
+Les tailles d'Adeline avaient ete notees et, faisant suite a celles de
+Salzman, elles constituaient un ensemble revelateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0.
+5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0.
+2.--0. 8. 0. 7. 6. 9....
+
+Cette serie de chiffres qui se continuait etait absolument
+incomprehensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle
+ressemblait terriblement a une sequence: ce n'etait ni la _surprenante_,
+ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre
+fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de
+celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par la
+sont trop usees pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre;
+mais elle sentait cependant la preparation d'une main plus complaisante
+que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde,
+peut-etre, et qui avait prodigue les sept, les huit et les neuf au
+banquier plus qu'il n'etait adroit de le faire, si elle n'avait pas ete
+inspiree par l'idee d'empecher les hesitations de tirage.
+
+Pour ceux qui admettaient la sequence, la question etait de savoir si un
+homme du caractere et de l'honorabilite d'Adeline avait pu consentir a
+jouer avec des cartes sequencees.
+
+C'etait la-dessus que la discussion s'etait engagee quand, apres le
+premier moment de surprise, on avait commence a discuter la victoire
+du president du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait ete
+obtenue.
+
+Aux premiers mots de sequence, tous ceux qui connaissaient Adeline
+s'etaient recries:--Allons donc! a son age! dans sa position! Et puis, a
+quels signes certains reconnait-on une sequence? Toutes les fois qu'un
+banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des
+sequences.--Mais a ces objections, les repliques n'avaient pas manque,
+et ceux qui parlaient de sequence n'etaient pas restes court:--Ce n'est
+generalement pas a vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y
+est peu a peu amene et qu'on n'a plus que cette ressource. La position
+d'Adeline etait-elle assez bonne pour qu'il n'eut pas besoin de gagner
+quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepte d'etre
+president d'un cercle, avec un traitement paye par la cagnotte?
+
+D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient
+pas Adeline et n'avaient pas des lors de raisons pour le defendre.
+Un president de cercle qui avait triche, c'etait vrai. Une sequence,
+c'etait vrai. Il y a tant de joueurs qui ont ete ecorches vifs par ce
+genre de vol contre lequel la defense est a peu pres impossible qu'ils
+voient des sequences partout et plus souvent encore que dans la realite,
+ou cependant elles se rencontrent si frequemment. Et puis ce president
+n'etait pas le premier venu; il avait un nom; il etait depute; on lisait
+ce nom dans les journaux, et des lors les accusations devenaient plus
+vraisemblables; c'etait drole; il y aurait du scandale.
+
+Une rumeur s'etait elevee qui avait instantanement couru le tout-Paris
+des cercles et du boulevard:
+
+--Le president du _Grand I_ a passe une sequence a son cercle.
+
+--Est-ce qu'il n'est pas depute?
+
+--Justement.
+
+--Ah! elle est bien bonne!
+
+--Si les presidents s'en melent!
+
+C'etait cette double qualite de depute et de president qui donnait du
+piquant a la chose: pas interessantes pour le boulevard, les histoires
+de gens que personne ne connait. Il arrive assez souvent qu'il se gagne
+des sommes importantes, et d'une facon etonnante sans qu'on s'en occupe
+en dehors des cercles ou ces parties ont ete jouees, mais c'est qu'alors
+ceux qui ont opere ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas
+pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline
+etait quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et des lors
+"elle etait bien bonne"; ceux-la memes qui auraient hausse les epaules,
+si on leur avait parle d'une sequence passee dans un des cercles les
+plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un etranger
+du Perou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que
+le coupable etait un depute, un homme en vue, c'etait un evenement
+parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: "C'est
+bien possible!" et cette possibilite, ils la faisaient partager aux
+autres en leur racontant cette histoire: "Un depute, elle est bien
+bonne."
+
+A cote de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle etait
+drole, il y avait tout une categorie de gens qui s'en occupaient, parce
+qu'elle les interessait personnellement--celle qui vit du jeu et des
+joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protegent les cercles et
+sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux
+_rameneurs_, aux _dineurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: "Ah! le depute
+Adeline en etait la; cela etait bon a savoir; on pourrait en tirer parti
+du depute et en _manger_ quelques morceaux!" On pourrait le mettre en
+avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les
+villes d'eaux quand les prefets se montraient recalcitrants; de meme,
+on pourrait aussi l'employer pour prevenir des arretes de fermeture que
+prendraient ces prefets; au depute influent, a l'ami des ministres, les
+prefets n'oseraient rien refuser; et lui-meme le depute n'oserait rien
+refuser a ceux qui le feraient chanter, "puisqu'il en etait". C'est
+surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.
+
+Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui
+l'avait souleve, sans qu'il en entendit rien et se doutat meme qu'on
+pouvait s'occuper de lui autrement que pour le feliciter, et aussi pour
+lui faire quelques emprunts, comme cela etait arrive la premiere fois
+qu'il avait gagne une somme importante.
+
+De ce cote, ces previsions s'etaient realisees, et la realite avait meme
+ete au dela de ce qu'il imaginait.
+
+Apres sa banque, il n'avait pas quitte le cercle tout de suite pour
+aller se coucher tranquillement a quoi bon se coucher? Il etait bien
+trop surexcite, trop trouble, trop emballe pour s'endormir, car, sans
+etre un passionne du jeu, il jouait neanmoins en passionne, le coeur
+arrete ou bondissant, les nerfs crispes, et il n'y avait aucun point de
+ressemblance entre lui et ces joueurs a l'estomac solide qui, apres une
+nuit ou ils ont ete ballottes de la fortune a la ruine et de la ruine a
+la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils
+avaient simplement reve. Debarrasse des complimenteurs qui tout d'abord
+l'avaient enveloppe, il avait repris sa promenade a travers le cercle,
+en tachant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne
+l'avait pas longtemps laisse libre; c'etaient les desinteresses qui
+tout d'abord s'etaient jetes en troupe sur lui, ceux qui vont au succes
+spontanement comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres,
+toujours a l'affut des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fut seul
+pour l'aborder:
+
+--Mon cher president....
+
+Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent la sans
+autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou
+d'un jeton legerement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche
+le prix du dejeuner ou du diner, ils ne quittent pas le cercle. Tout
+ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le
+devorent, mais sans jamais se permettre la prodigalite d'un extra, meme
+quand il ne coute que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied
+en marchant, de peur que leurs semelles usees ne quittent tout a fait
+l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus
+exigeants a se faire passer leur pardessus par les valets de pied:
+"Valet de pied", ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche,
+et n'ont pas honte du sourire de mepris avec lequel on les sert.
+
+--Mon cher president....
+
+Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la
+chanson qu'elle allait amener: "Vingt-cinq louis, dix louis, un louis,
+mon cher president." Il etait difficile de refuser ces pauvres diables
+dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu
+avait roules dans ces bas-fonds.
+
+Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'a un certain point ne
+l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait reellement
+stupefie.
+
+Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin a rentrer chez
+lui, il avait trouve, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi a
+partir.
+
+Ils avaient endosse leurs pardessus en meme temps, et, en meme temps
+aussi, ils avaient descendu l'escalier.
+
+--Vous rentrez chez vous, mon president? demanda Salzman.
+
+--Sans doute.
+
+--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'a la place de
+l'Opera.
+
+Ordinairement, Adeline rentrait a pied chez lui; apres avoir joue, la
+marche le calmait et rafraichissait son sang; quelquefois meme, pour
+mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'etait leger
+d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui
+l'eussent arrete auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-la, il
+avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses
+poches.
+
+--Je vais prendre une voiture, repondit-il.
+
+--Alors, avant de nous separer, je vous demande un moment d'entretien,
+deux minutes.
+
+L'heure etait etrangement choisie, alors surtout que quelques instants
+auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodement pour tous
+les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes.
+
+--Volontiers.
+
+Ils etaient arrives sur le trottoir de l'avenue en ce moment
+completement desert, tandis que sur la chaussee quelques coupes du
+cercle attendaient la sortie des joueurs.
+
+--Vous conviendrez, mon cher president, dit Salzman, que celui qui vous
+a donne cette banque a la main heureuse.
+
+--Cela, c'est vrai.
+
+--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue
+de vous laisser ma suite n'a pas ete moins heureuse que la main... pour
+vous au moins.
+
+Adeline, qui ne prevoyait guere la tournure qu'allait prendre cet
+entretien bizarre, devint attentif a ce mot.
+
+--Mais si elle a ete heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne
+l'a guere ete pour moi, car si j'avais taille jusqu'au bout, les
+quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la
+mienne... et franchement, ils y arriveraient a propos.
+
+--Chacun taille a sa maniere, repliqua Adeline, qui voulait prendre ses
+precautions.
+
+--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes,
+et dans ma suite il y avait une jolie serie. Cependant, rassurez-vous,
+je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus
+d'un qui, a ma place, n'aurait pas ma discretion; Je viens seulement
+vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme pret,
+parce que j'en ai besoin, un extreme besoin.
+
+Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur
+son compte, Adeline ne l'aimait point, cette facon de demander ces cinq
+cents louis, en s'adressant a lui comme a un associe, acheva ce que les
+preventions avaient commence.
+
+--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous desirez, dit-il
+sechement, mais cela m'est tout a fait impossible.
+
+--Cependant....
+
+--Tout a fait impossible.
+
+Et Adeline se dirigea vers un des coupes dont il ouvrit la portiere.
+
+A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le
+trottoir.
+
+--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portiere.
+
+Le coupe partit, laissant Salzman ebahi; sous les yeux des joueurs qu'il
+sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline.
+
+
+XVIII
+
+Cette facon de demander en faisant valoir des droits au partage avait
+exaspere Adeline. Vraiment ce Salzman etait trop impudent: pourquoi dix
+mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait
+perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une
+part dans sa perte?
+
+D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait repondu
+comme il fallait a ce drole.
+
+Heureusement il serait bientot debarrasse de celui-la et des autres ses
+pareils, car s'il n'avait pas donne sa demission ce soir-la, apres avoir
+paye sa dette a la caisse, il n'en etait pas moins decide a maintenir
+cette demission et a abandonner la _Grand I_ aussitot qu'il pourrait le
+faire decemment, sans paraitre se sauver comme en ce moment: ce n'etait
+plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait
+vite oubliee; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter
+son escalier, ni celui-la, ni aucun escalier de cercle: l'experience
+qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus a aucune carte.
+
+Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le
+lendemain, a la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire;
+il y eut meme un de ses collegues qui lui demanda serieusement s'il
+etait vrai, comme on le racontait, qu'il eut gagne cinq cent mille
+francs. Adeline se recria.
+
+--On ne parle que de ca!
+
+Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en
+effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se
+taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop a
+l'etat de phenomene; la premiere fois qu'il avait fait un gros gain, ses
+amis l'en avaient plaisante; maintenant, semblait-il, ce n'etait plus de
+la plaisanterie, c'etait de l'etonnement.
+
+Qu'y avait-il d'etonnant a ce qu'il eut gagne pres de quatre-vingt-dix
+mille francs? Etait-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent
+provoquer la surprise?
+
+Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupefaction de voir
+celui-ci l'aborder comme s'il ne s'etait rien passe entre eux dans la
+nuit.
+
+--Je ne vous en veux pas, mon cher president, dit l'Americain, j'avoue
+meme qu'a votre place j'aurais probablement repondu comme vous;
+seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite
+du meme genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas?
+
+Si ces paroles etaient bizarres, le ton, qui etait celui de la bonhomie
+et de la drolerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline
+ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention
+chez l'Americain de tourner en plaisanterie ce qui avait commence par
+etre serieux, et n'avait pas reussi sous cette forme. Mais trois jours
+apres se presenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'etait
+pas trompe.
+
+C'etait le soir, la partie etait assez animee, et Salzman venait de
+prendre la banque; on avait apporte des cartes que Camy avait battues
+pendant que Salzman repetait d'un voix indifferente:
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposes a
+aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier.
+
+Au montent ou le croupier presentait les cartes a un joueur pour les
+faire couper, un autre joueur avanca la main et les prit.
+
+--Permettez, dit-il.
+
+A ce moment meme Adeline arrivait aupres de la table, et il vit le
+joueur qui avait pris les cartes se preparer a les battre serieusement.
+
+--Qu'est-ce a dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant
+d'hesitation, en homme qui se demande s'il va se facher de cette marque
+de defiance, ou s'il va ne pas la relever.
+
+Bien que cette question eut ete faite sur le ton de la provocation, ce
+fut avec calme et sans elever la voix que le joueur repondit:
+
+--Rien autre chose que ce que je fais.
+
+Et avec le meme calme, il continua a battre les cartes, qui claquaient
+entre ses doigts.
+
+Salzman etait un grand gaillard d'Americain maigre, comme s'il etait
+desseche dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier,
+paraissait plus grand encore; il essaya d'assener a cet insolent un
+regard de defi, mais l'insolent, bien que tout petit et chetif; ne se
+laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui repondit.
+
+--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman.
+
+--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit?
+
+--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement.
+
+--Ne craignez rien, mon cher president, dit Salzman, je cede la place a
+monsieur.
+
+D'un air de dignite hautaine qui n'etait pas precisement en accord avec
+ses paroles, il se leva de son fauteuil.
+
+--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui
+decidement ne perdait pas la tete.
+
+Tout a l'algarade qui venait de se produire et a laquelle il avait coupe
+court par son intervention, Adeline ne pensa pas immediatement a ce
+dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina.
+
+"L'affaire n'aura pas de suite."
+
+Que voulait dire cela?--Etait-ce simplement le cri de triomphe d'un
+grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tete? Ou bien
+n'etait-ce pas une allusion a la suite que, lui, Adeline, avait prise
+quand Salzman avait abandonne sa banque?
+
+Cette supposition le jeta dans un trouble profond.
+
+Si elle etait fondee, il y avait derriere elle une accusation qui
+s'adressait a lui.
+
+Il resta etourdi sous le coup dont cette pensee le frappa: "L'affaire
+n'aura pas de suite!" On croyait donc que, comme il avait pris la suite
+de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il
+avait gagne ce soir-la; c'est-a-dire que l'injure faite a Salzman en lui
+battant les cartes rejaillissait sur lui.
+
+Il ne dormit pas cette nuit-la, et jusqu'au jour il tourna et retourna
+cette idee dans sa tete affolee.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues
+d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les
+soupcons s'attaquer aux gens qui a ses yeux etaient les plus honorables;
+cependant jamais l'idee ne lui etait venue qu'un jour on pourrait le
+soupconner lui-meme.
+
+Bien qu'il eut toujours ete d'humeur pacifique et que l'age n'eut
+fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'etait pas homme
+cependant a repondre a ce soupcon qui montait jusqu'a lui, comme l'avait
+fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitot que l'heure
+fut arrivee ou il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui put
+lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point,
+il partit pour l'avenue de l'Opera. Mais justement il ne rencontra
+personne pour lui repondre: tous ceux qui avaient assiste a la scene de
+la nuit etaient encore chez eux a dormir, et le personnel de service a
+cette heure matinale ne savait rien: un garcon croyait que ce joueur
+etait un creole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il ete
+presente ou amene? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin,
+M. Barthelasse ou Camy le connaissaient.
+
+Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin;
+mais comme a l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il
+etait gerant en nom, tout lui passait par-dessus la tete et Frederic
+l'avait si bien annihile, si bien terrorise, qu'il avait pris la
+prudente habitude de ne rien voir, pas meme ce qui lui crevait les yeux;
+comme cela il ne risquait pas de se compromettre: "Je chercherai, je
+reflechirai, comptez sur moi", etaient les trois seules reponses qu'il
+se permit, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en demordait
+pas. C'etait aupres de Frederic qu'il cherchait, et ce que celui-ci
+voulait qu'il dit, il le repetait consciencieusement, sans y rien
+ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire
+avec Adeline: "Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le president."
+
+Enfin Frederic arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et
+ne savait pas qui l'avait presente.
+
+Alors Adeline se facha:
+
+--Comment! c'etait ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, a quoi
+servait le comite? A quoi servait le president? S'il ne servait a rien,
+il n'avait qu'a se retirer. Un cercle ainsi administre n'etait qu'une
+simple maison de jeu ouverte a tous; il ne la couvrirait pas de son
+nom... plus longtemps.
+
+Frederic, qui devait tant redouter cette demission, commencait justement
+a se rassurer et a croire que la sequence, ou plutot le gain produit
+par elle, leur avait livre Adeline pour toujours: il avait si naivement
+laisse paraitre sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait etre pris, et bien
+pris; voila que precisement cette menace de demission eclatait quand il
+s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question!
+
+Heureusement il n'etait pas homme a se laisser demonter, et tout de
+suite il se defendit: on le prenait a l'improviste, il n'avait pu
+interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le
+nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir meme; ce n'etait pas
+dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irregulier; il
+etait de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas
+particulier comme pour tout.
+
+Si belle que fut l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les
+choses a l'extreme cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous
+cette allusion "a la suite", et en donnant sa demission il s'enlevait
+tout moyen de recherches.
+
+--Alors a ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom.
+
+Comme l'heure d'aller a la Chambre approchait, il ne poussa pas son
+enquete plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon.
+
+Si les jours precedents, il avait ete frappe de la facon dont on le
+regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions ou
+il se trouvait et avec les inquietudes qui l'angoissaient.
+
+Pourquoi cette curiosite?
+
+Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas meme a ses meilleurs amis;
+et par cela seul il se trouva singulierement embarrasse, confus, comme
+s'il se sentait coupable.
+
+Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il
+entra tout de suite dans la salle des seances, bien que le president
+ne fut pas encore monte a son fauteuil, et gagna son banc, ou il avait
+Bunou-Bunou pour voisin.
+
+Comme tous les jours, celui-ci etait penche sur son pupitre, ecrivant,
+car c'etait son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture
+de la seance et de se mettre a sa correspondance; de sorte qu'il etait
+un sujet de recreation et de conversation pour le public des tribunes
+qui occupait les longues minutes de l'attente a regarder dans le vaste
+hemicycle desert ou ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux
+bonhomme a la tete blanche qui, colle sur son papier, ecrivait,
+ecrivait, ecrivait.
+
+--Justement, je vous ecrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, apres lui
+avoir serre la main, s'assit aupres de lui.
+
+--Comment? quand nous devions nous voir?
+
+--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est
+question.
+
+--Votre demission de membre du comite du _Grand I_, dit Adeline tres
+emu, et pourquoi?
+
+Bunou-Bunou se montra embarrasse.
+
+--Je vous en prie, insista Adeline.
+
+--Je suis fatigue le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure;
+alors vous comprenez.
+
+Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage
+d'insister; si cruelle que put etre la verite, il devait la demander.
+
+--Ce n'est pas la votre raison, dit-il, le coeur serre, votre raison
+vraie; je fais appel a votre amitie; parlez-moi franchement, comme a
+un... ami.
+
+--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, tres graves.
+
+Adeline palit.
+
+--Vous savez mieux que moi qu'a Paris il est d'usage de donner des
+surnoms aux cercles: ainsi la _Cremerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_.
+Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnes d'autres qui sont
+des... qualificatifs. Ainsi il parait qu'il y en a un qui s'appelle
+l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Beotie_, et ces appellations
+empruntees a la Grece sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout;
+il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Epire_ ou, dans la langue du
+boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si
+je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma
+reelection. Que ferais-je si je cessais d'etre depute? je ne suis plus
+bon a rien.
+
+Bien que la chose fut grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'etait
+cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira.
+
+--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si completement que moi
+aussi je vais me retirer.
+
+--Vous feriez cela?
+
+--Nous avons reunion du comite mercredi, venez-y, nous donnerons nos
+deux demissions en meme temps.
+
+--Ah! mon cher ami, s'ecria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites!
+
+Et les tribunes etonnees virent le depute aux cheveux blancs serrer les
+mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le
+temps de s'adresser des questions sur cette scene pathetique; un flot de
+deputes envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours
+battre aux champs.
+
+
+XIX
+
+Frederic ne s'etait pas mepris sur le semblant de concession que lui
+avait fait Adeline en ne donnant pas immediatement sa demission: ce
+n'etait pas parce qu'il renoncait a son idee que le president retardait
+cette demission, c'etait parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom
+de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'etait pas possible, et
+Frederic commencait a bien le connaitre.
+
+Le danger etait donc menacant.
+
+Comment l'empecher d'eclater?
+
+La question etait assez grave pour qu'il ne voulut pas prendre la
+responsabilite de l'examiner et de la trancher tout seul; c'etait entre
+associes qu'elle devait se decider.
+
+Au lieu de s'occuper du joueur, aussitot qu'Adeline fut parti, il alla
+prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaelle: le joueur,
+on verrait plus tard.
+
+Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaelle recevant
+en ce moment meme la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea
+cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frederic, dont
+l'impatience et le mecontentement etaient visibles, allait le quitter
+pour rompre ce tete-a-tete. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir,
+et Raphaelle entra dans le petit salon ou ils attendaient.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiete de les voir.
+
+Ce fut Frederic qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait.
+
+Dans leur association, Raphaelle jouait le role de l'associe qui rend
+les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte a son avoir tout
+ce qui va bien.
+
+--Il est joli, le resultat de votre sequence, dit-elle en se tournant
+vers Barthelasse.
+
+--Ce n'est pas la sequence qui le fait donner sa demission, puisqu'il a
+attendu jusqu'a maintenant.
+
+--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le
+voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouve que ce n'est pas votre
+sequence qui decide la demission qu'il balancait, et qu'il aurait, sans
+doute, balancee longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni
+des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des
+points moins forts, qui n'auraient pas provoque la surprise?
+
+--J'ai voulu empecher des hesitations de tirage, ce qui, avec lui, etait
+possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on
+est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'etait
+pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'etait pas mauvais qu'il se
+sentit un peu compromis.
+
+--Et voila le resultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va.
+
+Barthelasse secoua la tete par un geste energique.
+
+-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il
+s'en _vatt_, s'ecria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle
+part, il serait reste avec nous.
+
+--Ca, c'est une idee.
+
+--Et une bonne, encore.
+
+--Enfin, il s'en va, dit Frederic pour prevenir une discussion inutile.
+
+--Eh bien, zut, s'ecria Raphaelle, il nous embetait, a la fin!
+
+--C'est comme ca que tu le prends? fit Frederic etonne.
+
+--Faut-il s'en faire mourir? Il etait devenu si hargneux qu'on ne
+pouvait plus vivre avec lui.
+
+--Ce n'est pas la la question, fit Frederic; il s'agit de savoir si nous
+pourrons vivre sans lui.
+
+--Et comment? dit Barthelasse.
+
+--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaelle; il n'y a pas qu'un
+president au monde; j'y ai pense.
+
+--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-la, dit Barthelasse.
+
+--Et ou vois-tu cet autre? demanda Frederic.
+
+--A la Chambre.
+
+--Ce n'est pas M. de Cheylus?
+
+--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je
+lui ai invente une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire.
+
+--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous defendre.
+
+--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant
+pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a
+fait penser a M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le
+_Puchotier_ nous manquerait, et voila pourquoi je l'ai fait venir.
+J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze
+mille francs au lieu des trente-six mille que nous coute le _Puchotier_;
+je lui ai dit que c'etait parce que nous ne pouvions plus payer cette
+somme qu'Adeline se retirait.
+
+--J'aime mieux Adeline a trente-six mille francs que Cheylus a douze
+mille, dit Barthelasse.
+
+--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agit de ce qui est
+possible; Adeline est mort, vive Cheylus!
+
+--Etes-vous sur qu'il soit si mort que ca? interrompit Barthelasse.
+
+--Malheureusement, repondit Frederic.
+
+--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Ne dites donc pas de betises, repliqua Raphaelle.
+
+--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas?
+
+--Assurement.
+
+--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il
+restat notre president?
+
+--Parbleu.
+
+--Eh bien, laissez-moi faire.
+
+--Quoi?
+
+--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien a craindre, n'est-ce
+pas? Si je reussis, il reste. Si au contraire j'echoue, il ne s'en ira
+pas deux fois.
+
+Une discussion s'engagea entre eux: Raphaelle etait agacee de voir
+Barthelasse qu'elle considerait comme un parfait imbecile, faire
+l'important; et de plus sa curiosite s'exasperait qu'il ne voulut pas
+dire par quel moyen il comptait amener Adeline a ne pas donner sa
+demission.
+
+--Ce que vous allez faire de betises! dit-elle au moment ou il partait.
+
+--C'est bon, nous verrons.
+
+Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frederic en revenant au
+cercle.
+
+--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.
+
+Dans ces conditions, Frederic n'avait qu'a chercher le nom qu'Adeline
+lui avait demande, mais ce fut inutilement; ce joueur etait-il venu avec
+une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient a etre largement
+distribuees un peu partout? avait-il ete amene par quelqu'un qui s'etait
+dispense de la formalite du registre? toujours est-il qu'on ne
+trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frederic se
+contenta-t-il de repondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la
+soiree.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline etait dans son cabinet quand
+Barthelasse frappa a la porte et entra:
+
+--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le president?
+
+Adeline voulut repondre qu'il etait occupe, puis il se resigna, se
+disant qu'il aurait plus tot fait d'ecouter que d'econduire Barthelasse,
+dont il connaissait la tenacite.
+
+--Monsieur le president, dit Barthelasse en s'asseyant, me
+permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporte est
+fonde? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre
+demission?
+
+--Oui, cela est vrai.
+
+Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez?
+
+--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir a un
+honnete homme.
+
+Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant:
+
+--J'ai beaucoup voyage, monsieur le president, et dans mes voyages j'ai
+entendu un mot qui m'a frappe c'est que la conscience est une mechante
+bete qui arme l'homme contre lui-meme; ne seriez-vous pas mordu par
+cette vilaine bete? je vous le demande.
+
+Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse a la porte,
+mais il reflechit qu'un entretien qui commencait de la sorte pouvait lui
+apprendre des choses qu'il avait interet a connaitre, et il se retint,
+decide a ecouter jusqu'au bout.
+
+--Voyez-vous, monsieur le president, continua Barthelasse, on a les plus
+fausses idees sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une
+affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux
+qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas ete adroit,
+est-ce que j'aurais gagne les deux millions qui composent ma petite
+fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'etais dans ma jeunesse? un
+pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une
+cote de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la
+paille. J'ai regarde autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas
+trouver mieux. J'allais beaucoup au cafe et dans les petits cercles, la
+profession veut ca. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au
+jeu etaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte,
+pour dire les choses. Alors je me suis demande ce que c'etait qu'un
+voleur, et apres avoir reflechi, je me suis repondu que l'homme qui
+gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans etude, etait un voleur
+et qu'il meritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui
+gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait
+jamais etre un voleur.
+
+Barthelasse fit une pause et etudia sur le visage de son president
+l'effet qu'avait pu produire ce debut.
+
+--Continuez, dit Adeline.
+
+Se voyant encourage, Barthelasse qui, jusque-la, avait cherche ses mots,
+s'exprima plus librement et plus vite:
+
+--Sur de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en
+continuant mon metier de lutteur, tous les soirs je me faisais les
+doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez
+bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre,
+je m'essayais a filer la carte, et sans lumiere encore, car ce qui est
+difficile c'est d'operer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit
+pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurite je ne pouvais pas
+me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans
+je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a
+recompense ma perseverance: je ne m'entendais plus. C'etait au moment de
+la guerre de Crimee; j'avais amasse un peu d'argent je me suis embarque
+a Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers.
+Nous n'etions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme.
+On a joue pour se distraire. C'etait mon debut; je puis dire, sans me
+vanter qu'il a ete heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour
+la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitot je
+me suis rembarque pour la France; il y avait aussi des officiers a bord
+qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que
+leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent.
+J'ai fait ainsi dix voyages et ca a ete le commencement de mon petit
+avoir.
+
+--Ou voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait a quatre pour
+ne pas eclater.
+
+--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre
+fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous
+allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est
+votre honneur. Vous etes bien emu, n'est-ce pas? autrement vous ne
+seriez pas un bon pere, et vous en etes un. A ce moment une petite
+fee se penche a votre oreille et vous dit: "Tu vas te piquer avec une
+epingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille
+francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver
+ta famille, ton honneur, tu vas etre un bon pere." Qu'est-ce que vous
+feriez?
+
+Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec
+son meilleur sourire:
+
+--Ne me repondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous
+piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqure, desagreable, j'en
+conviens, et laissez la petite fee, qui est moi, agir. Dans six mois,
+vous aurez gagne trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous
+aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de
+votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?
+
+Adeline etouffait d'indignation:
+
+--Vous avez deja commence votre role de fee? dit-il.
+
+--Une simple petite politesse, une prevenance, pour vous montrer ce
+qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en
+parler; vous verrez mieux que cela.
+
+--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?
+
+--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.
+
+--Ah!
+
+Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-la, avait pris l'indignation
+d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en
+face de certaines choses, aussi avait-il evite de le regarder pendant la
+fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fachait, le
+president?
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est a lui que je repondrai.
+
+--Mais...
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan.
+
+Barthelasse sortit, assez inquiet. Frederic n'etait pas loin.
+
+--Eh bien?
+
+--Je ne sais pas trop: ca a bien commence, et puis ca parait se facher;
+il est incomprehensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec
+vous, il vous demande.
+
+Frederic entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulse.
+
+--Le miserable a tout dit, s'ecria Adeline les poings leves, vous, vous
+un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!...
+
+Frederic resta un moment decontenance, puis se remettant:
+
+--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs!
+
+
+
+QUATRIEME PARTIE
+
+
+I
+
+Voleur!
+
+C'etait le mot qu'Adeline se repetait en suivant l'avenue de l'Opera
+pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son
+chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le
+reconnut et qu'on ne lui jetat le mot qu'il se repetait:
+
+--Voleur!
+
+Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce
+qu'il avait besoin d'etre seul. Pour qu'on ne le vit point; pour qu'on
+ne lui parlat point.
+
+Tout le monde ne savait-il pas qu'il etait un voleur? L'allusion de ce
+joueur a la "suite" le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait
+pas immediatement relevee, il avait passe condamnation, exactement comme
+ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbe
+le front.
+
+Comment prouver qu'au lieu d'etre complice de ce vol il en etait
+lui-meme victime? Ou trouverait-il quelqu'un, meme parmi ceux qui le
+connaissaient, meme parmi ses amis, pour accepter une justification
+aussi invraisemblable? Qui le connaitrait maintenant, ou plutot qui le
+reconnaitrait? Qui aurait le courage de continuer a rester son ami?
+
+Arrive chez lui, il n'alluma pas de lumiere, mais, se laissant tomber
+dans un fauteuil, il resta la aneanti; un flot de larmes jaillit de ses
+yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mere, comme un amant
+de vingt ans abandonne par sa maitresse, il pleurait miserablement,
+desesperement, abime dans sa faiblesse: c'etaient sa fierte, sa dignite,
+son honneur, sa vie qui etaient perdus a jamais, c'etaient la vie, la
+dignite, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur!
+
+Ce moment de defaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le
+prit de se trouver si faible; ce n'etait pas en s'abandonnant qu'il
+racheterait sa faute, si elle pouvait etre rachetee.
+
+Il avait gagne, il avait vole quatre-vingt-sept mille francs; avant
+tout, il devait les rendre a ceux qu'il avait depouilles; apres, il
+verrait a se defendre contre ceux qui l'accuseraient.
+
+Mais tout de suite il se heurtait a une difficulte; ou trouver, ou
+chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs?
+Trente, quarante, cinquante personnes peut-etre avaient joue contre lui
+dans cette banque. Quelles etaient-elles? Et a l'exception de cinq ou
+six qu'il avait remarquees, il ne savait pas le nom des autres, il ne
+se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait meme pas
+regardes dans son agitation, et qu'il avait a peine vus a travers un
+brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'etaient
+fixes sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions
+de physionomie quand il avait gagne de gros coups; mais tout cela se
+brouillait dans sa memoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait
+perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; a qui devait-il deux
+louis?
+
+Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs.
+
+Entre quelles mains les payer?
+
+Si le _Grand I_ avait ete le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait
+pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joue que contre des
+membres de ce cercle, c'est-a-dire contre des gens qu'il connaitrait;
+mais combien d'inconnus avait-il vus defiler qui s'etaient montres une
+fois, deux fois, huit jours, et qui n'etaient jamais revenus! sans doute
+ceux qu'il avait depouilles etaient de ces passants.
+
+Et cependant il fallait qu'il leur restituat ce qu'il leur avait pris.
+
+Comment?
+
+Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de
+reponse.
+
+Parmi ces joueurs il y avait, cela etait bien certain, des etrangers qui
+avaient deja quitte la France: ou les chercher? en Russie, en Amerique?
+l'impossible. Pour ceux qui etaient encore a Paris, comment les
+prevenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux
+pour avertir les personnes qui avaient joue contre lui qu'elles
+pouvaient se presenter rue Tronchet, ou il rembourserait a vue ce
+qu'elles avaient perdu; combien s'en presenterait-il, et ce ne serait
+pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour
+quatre-vingt-sept mille francs qu'il etait pret a restituer, combien de
+millions ne lui demanderait-on pas!
+
+Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas
+retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il
+reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaitrait les
+noms de ses creanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il
+leur devait.
+
+Cette idee le calma un peu; si son honneur etait perdu, au moins sa
+conscience serait dechargee du poids qui l'ecrasait.
+
+Mais quand, dans le calme de la nuit, au reveil du matin il examina
+cette idee qui tout d'abord lui avait paru realisable, il n'en vit
+plus que l'absurdite. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette
+restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte
+l'etoufferait.
+
+Peut-etre un caractere plus ferme et plus digne que lui accepterait
+cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la
+force de s'infliger cette humiliation.
+
+Comme l'idee de restitution entree dans son esprit et dans son coeur ne
+le lachait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et
+apres bien des angoisses il s'arreta a porter cet argent au directeur de
+l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre a ceux a
+qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne
+salirait plus ses mains. Un autre a sa place trouverait peut-etre mieux,
+mais il etait si bouleverse qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour
+et le contre de sa resolution; et telle etait sa situation qu'il ne
+pouvait prendre conseil de personne.
+
+En se levant il ecrivit au president de la Chambre pour demander un
+conge de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux
+fut arrivee, il se rendit a l'Assistance publique, emportant ce que les
+emprunteurs lui avaient laisse sur les quatre-vingt-sept mille francs,
+c'est-a-dire pres de quatre-vingt-cinq mille francs.
+
+Aussitot qu'il eut fait passer sa carte, il fut recu par le directeur,
+mais avec la prudente reserve d'un fonctionnaire qui va avoir a defendre
+son administration contre les sollicitations d'un depute.
+
+--Je suis charge, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'ou il tira
+huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de
+quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront etre employes
+en secours a domicile; la personne dont je suis l'intermediaire entend
+n'etre pas connue, elle desire seulement que l'insertion de ce versement
+figure au _Journal officiel_.
+
+L'attitude du directeur s'etait modifiee, passant de la reserve a
+l'epanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements a recevoir,
+il se retira, pour aller prendre tout de suite le train a la gare
+Saint-Lazare; ce serait seulement a Elbeuf, entoure des siens, qu'il
+respirerait.
+
+Depuis qu'il etait depute et qu'il faisait si souvent cette route,
+il avait toujours quitte Paris avec allegement, comme si l'air qu'il
+respirait apres les fortifications etait plus pur, plus leger et plus
+sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait ete aussi vif que
+lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper
+dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller
+en augmentant comme d'ordinaire a mesure qu'il s'eloignait de Paris,
+alla en diminuant; il n'avait pas laisse a Paris le souvenir de cette
+terrible nuit, il l'avait emporte avec lui, et de nouveau il pesait de
+tout son poids sur sa conscience:
+
+--Voleur!
+
+Avant de quitter Paris, il avait annonce son arrivee par une depeche.
+Quand il descendit de wagon, il apercut Berthe, qui etait venue
+au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle
+conduisait elle-meme.
+
+--Te voila!
+
+--Maman a bien voulu me laisser venir.
+
+L'etreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnee, jamais il
+ne l'avait embrassee avec cet elan, avec cette emotion.
+
+--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.
+
+--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade?
+
+--Je te trouve pale.
+
+Il fallait expliquer cette paleur.
+
+--Je suis fatigue, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine
+avec vous; j'ai pris un conge.
+
+--Quel bonheur!
+
+Et ce fut elle a son tour qui l'embrassa tendrement. Ils monterent en
+voiture, et Berthe prit les guides.
+
+--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espere qu'on me regardera un
+peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule.
+
+En effet, c'avait ete un evenement pour Elbeuf de voir mademoiselle
+Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette.
+
+Il y a deux gares a Elbeuf, l'une dans la ville meme, l'autre ou
+descendent les voyageurs qui viennent de Paris, a une assez grande
+distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine
+de Saint-Aubin a traverser, c'est-a-dire un bon bout de chemin ou ils
+pouvaient causer librement.
+
+--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline.
+
+--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a?
+
+Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux
+qu'il venait de voir s'etait rembruni et attriste.
+
+--J'ai peur, dit-elle.
+
+--Michel?
+
+--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre
+que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman.
+
+--Que se passe-t-il?
+
+--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mere s'adoucissait
+et qu'elle semblait disposee a consentir a notre mariage, m'a prevenu
+hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu echanger, qu'il y avait
+un revirement et que madame Eck paraissait fachee contre lui et contre
+moi.
+
+Adeline aussi eut peur: savait-on deja quelque chose a Elbeuf? En se
+perdant, avait-il perdu sa fille avec lui?
+
+Berthe continuait:
+
+--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par la
+changer ses dispositions a mon egard; quant a Michel, il n'a rien fait
+qui puisse deplaire a sa grand'mere, cela est bien certain.
+
+--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle
+est fachee.
+
+--Contre qui l'est-elle alors?
+
+--Contre moi.
+
+--Pourquoi le serait-elle contre toi.
+
+Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas repondre a cette question; il
+n'osait meme pas l'examiner.
+
+--A cause de notre situation embarrassee.
+
+--J'ai bien pense a cela, et j'ai questionne maman, qui m'a dit que
+les affaires seraient meilleures cette annee qu'elles ne l'avaient ete
+l'annee derniere. Madame Eck doit le savoir.
+
+--Peut-etre ne le sait-elle pas.
+
+--Sois tranquille de ce cote, Michel l'en aura avertie.
+
+--Alors, que veux-tu que je te dise?
+
+--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe.
+
+Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-meme.
+
+--Peut-etre ta grand'mere aura-t-elle dit quelque chose qui aura ete
+rapporte a madame Eck.
+
+-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'etais morte ou
+encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.
+
+Ce qu'elle disait la, Adeline le savait comme elle; il fallait donc
+renoncer a cette explication.
+
+Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se
+montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminees qui
+vomissaient des nuages de fumee noire que le vent d'est chassait vers la
+foret de la Lande ou ils se dechiraient aux branches des arbres avant
+d'avoir pu s'elever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et
+ils allaient entrer dans la ville.
+
+--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras
+seule jusqu'a la maison.
+
+--Et maman?
+
+--Tu diras a ta mere que je suis chez M. Eck.
+
+Berthe laissa echapper une exclamation de joie.
+
+--Ah! papa.
+
+--Je ne veux pas te laisser dans l'inquietude, je ne veux pas y rester
+moi-meme; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec
+M. Eck.
+
+--Que vas-tu lui dire.
+
+--C'est lui qui doit avoir a me dire, et il est trop loyal pour ne pas
+s'expliquer franchement.
+
+Ils avaient traverse la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve;
+Berthe arreta son cheval.
+
+--Il me semblait que quand tu serais la j'aurais moins peur, dit-elle,
+et voila que mon angoisse n'a jamais ete plus forte.
+
+Il descendit de voiture.
+
+--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera
+possible. A tout a l'heure.
+
+Tandis qu'elle tournait a droite pour entrer dans la vieille ville, il
+suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve.
+
+
+II
+
+Si l'angoisse de Berthe etait forte, celle d'Adeline ne l'etait pas
+moins, car il ne prevoyait que trop surement ce qui se dirait dans cet
+entretien: averti de ce qui s'etait passe au cercle, le pere Eck ne
+voulait pas que son neveu epousat la fille d'un voleur.
+
+C'etait cette reponse qu'il allait chercher lui-meme, sinon dans ces
+termes au moins concluant a ce resultat: le mariage de Berthe manque.
+
+Et il avait quitte Paris pour fuir cette accusation.
+
+Sa main tremblait quand il frappa a la porte du bureau du pere Eck.
+
+--_Endrez._
+
+Il entra:
+
+--Ah! monsieur _Ateline_!
+
+Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation.
+
+--J'allais justement faire demander a madame _Ateline_ quand vous deviez
+venir a _Elpeuf_.
+
+--Vous avez a me parler?
+
+Le pere Eck hesita un moment
+
+--_Voui_.
+
+L'heure avait sonne pour Adeline.
+
+--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le pere Eck.
+Depuis le jour ou je vous ai _temande_ la main de mademoiselle _Perthe_,
+je n'ai cesse de peser sur ma mere pour la decider a ce mariage, tantot
+directement, tantot par des moyens detournes. Et c'etait difficile, tres
+difficile, car c'est la premiere fois que dans notre famille l'un de
+nous veut epouser une chretienne. Et puis il y avait l'education, les
+prejuges, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait
+la foi religieuse chez ma mere, vous le _safez_ tres vive, et telle
+qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin,
+tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui
+_afiez_ inspiree m'etait d'un puissant secours. Ah! s'il avait ete
+question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait ferme la
+bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait ete defendu de
+l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous
+etiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel
+voulait epouser n'etait plus une chretienne, elle etait mademoiselle
+_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom
+les principes de ma mere flechissaient. Les choses en etaient la, et je
+n'avais _blus_ qu'une defense a emporter ou plutot qu'un engagement a
+obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscretion, un propos facheux est venu
+tout rompre.
+
+Bien qu'il fut prepare, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et
+ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le pere Eck.
+
+--Vous vous rappelez peut-etre, continua celui-ci, que, lors de mon
+voyage a Paris, je vous ai conseille d'abandonner votre cercle, de
+laisser ces gens-la a leurs plaisirs qui n'etaient pas les votres, et
+que j'ai insiste autant que les convenances le permettaient; vous vous
+le rappelez, n'est-ce _bas_?
+
+--Parfaitement.
+
+--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'etait pas seulement en mon nom
+que je parlais. Depuis mon retour, ma mere a vu des amis de Paris qui
+lui ont parle de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre
+cercle.
+
+Le pere Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baisse les yeux et
+les tenait attaches sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever
+pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence.
+
+--On a rapporte beaucoup de choses a ma mere, continua le pere Eck;
+beaucoup trop de choses.
+
+Il dit cela tristement, avec embarras.
+
+--Et alors ma mere a change de sentiment sur ce mariage, vous comprenez?
+
+Adeline ne repondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le
+serrait a la gorge et l'etouffait.
+
+--Je suis _tesespere_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_,
+mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous?
+
+--Rien, murmura Adeline accable.
+
+--Comment repondre a ma mere et la combattre, quand... j'ai le chagrin
+de le dire... je pense comme elle? C'etait un grand effort que ma mere
+faisait en donnant son consentement a ce mariage, mais elle s'y decidait
+par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de
+ses forces de se resigner a ce que son petit-fils entre dans une famille
+dont le chef....
+
+Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise.
+
+--... Dont le chef joue; et tant que vous serez president de ce cercle,
+vous jouerez, cela est fatal.
+
+--President du cercle, murmura Adeline, c'est la presidence du cercle
+que madame Eck me reproche?
+
+--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, helas!
+
+--Mais je ne le suis plus.
+
+--_Fous_ n'etes plus president du _Grand I_?
+
+--J'ai donne ma demission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle...
+ni dans aucun autre.
+
+--Jamais?
+
+--Je le jure.
+
+Le pere Eck fit un bond et venant a Adeline les deux mains tendues:
+
+--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement!
+
+Ce n'etait pas seulement le pere Eck qui etait soulage. Adeline
+renaissait; de l'abime au fond duquel il se noyait, il remontait a la
+lumiere.
+
+--Dites a madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'ecria
+Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur!
+
+--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques
+jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le
+consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront maries,
+je vous le promets. Si ma mere a cede, il me semble que la votre cedera
+bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les memes? Je dois vous
+_tire_ que ma mere tient a ce consentement, et qu'elle retirerait le
+sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilite: elle veut
+l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne
+respections pas sa volonte. Quant aux affaires, nous les arrangerons
+ensemble.
+
+Dans son trouble de joie, Adeline avait oublie cette terrible question
+des affaires; ce mot le rejeta durement dans la realite.
+
+--Je dois vous dire....
+
+Mais le pere Eck lui ferma la bouche:
+
+--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grevent la
+propriete du Thuit; des dettes personnelles, par exemple?
+
+--Non.
+
+--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas
+donner de dot a mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_
+situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille
+qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire;
+c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours a Michel pour la
+fabrique que nous allons etablir, et qui remplacera la vieille
+fabrique "en chambre" _Ateline_, par la fabrique "industrielle" Eck et
+Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour
+soixante-quinze mille francs les batiments de l'etablissement Vincent,
+qui en ont coute quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos
+metiers; nos essais sont faits; nos echantillons sont prets; dans
+six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de
+tatonnements, pas de couteuses experiences. Nous ferons venir de Roubaix
+les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont emigre d'_Elpeuf_
+a Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres
+emigres; cela sera _trole_.
+
+Il se mit a rire, enchante de ce bon tour de concurrence commerciale.
+
+--L'engouement du peigne commence a se calmer, on s'apercoit que deux
+toiles appliquees l'une contre l'autre sans que la laine soit melangee
+se coupent vite a l'usage; on s'apercoit aussi que les couleurs vives
+qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposees a l'air, et
+_betit_ a _betit_ on revient au foule; le _chour_ ou l'evolution sera
+complete, nous serons la monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme.
+Ah! ah!
+
+Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, leger
+comme s'il avait trente ans et commencait la vie avec l'elan de la
+jeunesse: Ah! ah! cela serait drole! Peut-etre ne pensait-il guere a
+Berthe et a Michel, en ce moment, mais a coup sur, il voyait les broches
+de son nouvel etablissement tourner et il entendait ses metiers battre.
+
+--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre
+gendre visiter la clientele parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous
+livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire
+qu'elle ne s'eteindra pas de sitot; maintenant cela depend de _fous_;
+allez trouver _fotre_ mere. A bientot, mon cher ami; mes amities a
+mademoiselle _Perthe_.
+
+Quel revirement! Adeline etait entre le desespoir au coeur et la honte
+au front; il sortit releve, rayonnant; sa vie finie recommencait avec sa
+fille et par son gendre.
+
+S'il avait ose, il aurait couru pour etre plus tot aupres de Berthe,
+mais qu'eut dit Elbeuf s'il avait vu courir son depute?
+
+Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser
+retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant a droite et a
+gauche, sans se donner le temps de reconnaitre ceux a qui il distribuait
+ses coups de chapeau.
+
+Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariee,
+mariee a l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillite!
+il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient
+aussi devant ses yeux, et les metiers battaient a ses oreilles: la
+langue que le pere Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt
+ans; comme elle sonnait mieux que l'eternel: "Messieurs, faites votre
+jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?"
+
+Sous pretexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe etait
+restee dans la cour; quand elle apercut son pere, elle courut a lui.
+
+Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son pere que c'etait
+une bonne nouvelle qu'il apportait.
+
+En deux mots il lui raconta ce qui s'etait passe: le consentement
+donne par madame Eck, la creation de la fabrique nouvelle dans les
+etablissements Vincent.
+
+--Dans un mois tu peux etre mariee, avant six mois la fabrique peut
+marcher.
+
+Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue etreinte.
+
+--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mere.
+
+--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.
+
+--Puisque madame Eck a donne le sien, il me semble impossible qu'elle le
+refuse.
+
+Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima
+cette esperance.
+
+--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il.
+
+--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est
+convaincu que c'est dans leur interet qu'on agit et pour leur bien,--et
+cette conviction est celle de ta mere. Au reste elle t'attend dans sa
+chambre; va tout de suite lui parler.
+
+--Bonjour, mon garcon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a
+annonce que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire
+du bon temps a tous; je suis bien heureuse de cela.
+
+Elle l'attira et l'embrassa.
+
+--Quand on est jeune, on peut rester separe de ceux qu'on aime,
+dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper;
+mais a mon age, quand les heures sont comptees, celles de l'absence sont
+bien longues.
+
+--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il.
+
+--Moi, mon garcon, et comment?
+
+Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la
+parole:
+
+--Il ne devait jamais etre question de ce mariage entre nous, dit-elle
+vivement.
+
+--Il n'en a pas ete question tant que les conditions ont ete les memes,
+mais aujourd'hui elles sont changees.
+
+Et il dit quels etaient les changements qu'apportaient a ces conditions
+le consentement donne par madame Eck et l'acquisition des etablissements
+Vincent.
+
+--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'ecria la Maman,
+voila vraiment un beau sacrifice.
+
+--Elle peut etre aussi attachee a sa religion que tu l'es a la tienne.
+
+--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle etait attachee a sa
+religion, comme tu dis, elle ne cederait pas plus que je peux ceder
+moi-meme. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le
+demander?
+
+--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre
+chose, et c'est cela seul que tu dois considerer.
+
+--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main
+de la mort suspendue sur sa tete qu'on se damne? Ne la vois-tu pas,
+cette main? Attends qu'elle m'ait frappee, tu feras apres ce que tu
+voudras, je ne serai plus la; veux-tu empoisonner mes derniers jours?
+
+--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos a tous: elle
+aime Michel Debs....
+
+--La malheureuse!
+
+--Le mariage qui se presente est plus beau que dans notre situation nous
+ne pouvons l'esperer, voila pourquoi je te demande ton consentement,
+pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus
+qui nous desespererait tous.
+
+--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta
+tete; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le
+donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais!
+
+
+III
+
+--Eh bien? demanda madame Adeline aussitot que son mari revint dans le
+bureau ou elle etait seule avec Berthe.
+
+--Elle resiste.
+
+--Tu vois! s'ecrierent la mere et la fille.
+
+--Aviez-vous donc pense qu'elle cederait au premier mot?
+
+Certes non, elles ne l'avaient point pense.
+
+--Il faut qu'elle s'accoutume a cette idee, continua Adeline, nous
+reviendrons a la charge, moi de mon cote, toi du tien, Hortense, toi
+aussi, Berthe; pour ne rien negliger, je vais voir M. l'abbe Garut ce
+soir meme et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas
+nous refuser son concours.
+
+--En es-tu sur? demanda madame Adeline.
+
+--C'est a essayer; en attendant je vais envoyer un mot a Michel pour
+qu'il vienne diner avec nous demain: ce sera son entree officielle dans
+la maison en qualite de fiance, et je crois que cela produira un certain
+effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empeche rien,
+elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a
+d'autre resultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et
+puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il
+est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris
+celui de la petite-fille.
+
+Berthe vint a son pere et l'embrassa en restant penchee sur lui un peu
+plus longtemps peut-etre qu'il n'en fallait pour un simple baiser.
+
+--Nous avons quinze jours a nous, dit Adeline, employons-les bien; et,
+pour commencer, soyez avec Maman comme a l'ordinaire, ne paraissez pas
+vouloir la flechir par trop de soumission, ni l'eloigner par trop de
+raideur.
+
+Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle etait d'ordinaire,
+quand le lendemain son fils lui annonca que Michel Debs dinerait le soir
+avec eux.
+
+--Un juif a notre table! s'ecria-t-elle dans un premier mouvement de
+surprise et d'indignation.
+
+Mais aussitot elle se calma:
+
+--Tu es le maitre, dit-elle.
+
+--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas
+desesperer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience.
+
+Adeline n'etait pas sans inquietude quand il se demandait comment se
+passerait ce diner, et quel accueil la Maman ferait a Michel: il fallait
+qu'elle sentit qu'il etait vraiment le maitre, comme elle le disait, et
+qu'elle crut que par son opposition elle n'empecherait pas le mariage de
+sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable
+qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaitrait
+elle-meme l'inutilite.
+
+Mais ses craintes ne se realiserent pas: si la Maman n'accueillit pas
+Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle
+aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui
+repondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il
+etait un inconnu ou un indifferent qu'elle ne devait jamais revoir.
+Quand, apres le diner, Michel, qui avait une tres jolie voix de tenor,
+chanta avec Berthe le duo de _Faust_: "Laisse-moi, laisse-moi contempler
+ton visage," elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de
+mecontentement fut de dire a sa belle-fille:
+
+--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laisse chanter de
+pareilles polissonneries avec un jeune homme.
+
+Madame Adeline voulut marcher dans le meme sens que son mari:
+
+--Quand ce jeune homme est un fiance? dit-elle.
+
+La Maman resta interdite.
+
+Apres que Michel fut parti et que la Maman fut rentree dans sa chambre,
+Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de
+se passer:
+
+--Vous voyez! dit Adeline.
+
+--J'ai tremble tant qu'a dure le diner, dit madame Adeline.
+
+--Et moi donc! murmura Berthe.
+
+--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'a
+continuer, demain, apres-demain; ne pensons qu'a cela, ne nous occupons
+que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas ceder; il faudra, ma
+petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gre de son sacrifice qu'il
+aura ete plus douloureux pour elle.
+
+Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que
+du mariage de sa fille.
+
+Il avait donne ordre rue Tronchet qu'on lui envoyat sa correspondance a
+Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des
+journaux une grande enveloppe cachetee a la cire et portant la mention:
+"Personnelle"; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il
+ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter
+pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attires par une
+annotation a l'encre rouge "Voyez page 3." Il alla tout de suite a cette
+page, et un encadrement au crayon rouge lui designa ce qu'il devait
+lire:
+
+"On sait que le depute Adeline etait president d'un des cercles ou,
+depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner
+sa demission.
+
+"Pourquoi?
+
+"Nous allons tacher de le decouvrir.
+
+"Si nous l'apprenons, nous le dirons a nos lecteurs.
+
+"Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.
+
+"C'est en publiant les scandales qu'on en arrete le renouvellement: nous
+ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose."
+
+Adeline retourna la feuille pour voir le titre: "_Le Francois 1er_" avec
+le mot celebre bien en vedette:
+
+"Tout est perdu, fors l'honneur."
+
+Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eut pas hate de voir le
+second:
+
+"_Le Redresseur de torts_:
+
+"Nous recevons des nouvelles de la Grece: il parait que le desarroi
+regne dans l'_Epire_: on sait que cette province, ou les affaires
+marchaient tres bien pour les Grecs, etait administree par le depute
+Adelinos, l'excellent agorete des Elheuviens; celui-ci vient de se
+retirer dans sa tente, aupres de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus
+ses doigts legers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont
+etre les resultats de cette colere desastreuse, qui menace de precipiter
+chez Aides tant de fortes ames de heros criant la faim."
+
+Le troisieme journal avait pour titre: l'_Honnete homme_; c'etait en
+tete de la premiere page que se trouvait le trait a l'encre rouge:
+
+"Sous ce titre:
+
+UNE USINE A BACCARA
+
+Nous commencerons prochainement une curieuse etude du jeu a Paris, prise
+dans le vif de la realite, avec des portraits de personnages en vue que
+tout le monde reconnaitra.
+
+Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des
+entreprises financieres, comment ils fonctionnent et les resultats
+qu'ils produisent sur la ruine publique.
+
+Le sommaire des chapitres dira quel est l'interet de cette etude:
+
+1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie;
+
+2e chap.--Ou l'on trouve un president en situation d'obtenir une
+autorisation pour ouvrir un nouveau cercle;
+
+3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des
+croupiers; les ressources de la cagnotte;
+
+4e chap.--Les sequences a l'usage de tout le monde;
+
+5e chap.--_Mangeurs et manges_.
+
+Adeline fut atterre: il n'y avait pas a se meprendre sur l'envoi de ces
+journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_.
+
+C'etait dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme;
+le voyant trouble par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et
+si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.
+
+Pouvait-il repondre franchement et confesser toute la verite a sa femme?
+La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se
+tourmenterait de son impuissance.
+
+--Des nouvelles agacantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous,
+non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires.
+
+Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son
+courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que
+mal arrive au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de reflechir
+et de se reconnaitre; surtout il avait besoin de n'etre plus sous le
+regard de sa femme.
+
+Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant a gauche
+au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue
+Saint-Auct, qui par une rude montee tortueuse escalade la colline au
+haut de laquelle commence la foret de la Londe. Il allait lentement, les
+reins courbes, la tete basse, comme dans cette meme cote son pere le lui
+avait appris quand il etait enfant, pour ne pas se mettre trop vite
+hors d'haleine, et de temps en temps, s'arretant, il se retournait
+et regardait en soufflant la ville a ses pieds. Puis il reprenait sa
+montee, distrait de ses reflexions par les bonjours qu'il avait a
+rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le
+poursuivaient de leurs cris: "Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur
+Adeline", fiers de parler a leur depute.
+
+Il arriva au Chene de la Vierge, qui est le point dominant du plateau,
+et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se repetant tout
+haut le mot que, depuis qu'il etait sorti, il repetait tout bas:
+
+--Que faire?
+
+Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur repondre?
+
+Mais la question ainsi posee l'etait mal; il s'agissait en effet non de
+savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dedaignant, mais
+bien de trouver les moyens de se defendre contre elles, car, voulutil
+faire le mort, ceux qui avaient commence cette campagne dans les
+journaux ne s'en tiendraient pas la; le sommaire de l'etude sur le jeu
+le disait: "_Mangeurs et Manges_"; ils allaient s'abattre sur lui;
+comment les repousser?
+
+Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitte Paris pour Elbeuf,
+il allait trouver aupres des siens l'oubli et la tranquillite!
+
+Ne serait-il donc qu'un objet de mepris pour cette ville, qui s'etalait
+sous lui, et ou, jusqu'a ce jour, son nom n'avait ete prononce qu'avec
+respect. Qu'il remontat cette cote dans quelques jours, et personne ne
+se leverait plus sur son passage; on detournerait la tete, et si les
+gamins lui faisaient encore cortege, ce ne serait plus pour lui crier:
+"Bonjour, monsieur Adeline."
+
+Et c'etait avec un brouillard devant les yeux, le coeur serre, les nerfs
+crispes, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait
+jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme
+il etait fier de lui-meme:--la ville avec sa confusion de maisons, de
+fabriques et de cheminees qui vomissaient des tourbillons de fumee
+noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses
+machines qui montaient jusqu'a lui; et au loin, se deroulant jusqu'a
+l'horizon bleu, la plaine enfermee dans la longue courbe de la Seine,
+avec son cadre vert forme par les masses sombres des forets.
+
+Il resta la longtemps, regardant alternativement autour de lui et en
+lui. Alors, peu a peu, tout son passe lui revint, d'autant plus amer a
+cette heure d'examen qu'il avait ete plus doux pendant qu'il le vivait.
+En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir
+d'annee en annee. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et
+l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait
+prete a se relever et a reprendre sa marche, il se voyait precipite,
+sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait
+l'ecraser.
+
+Car il ne pouvait pas plus se defendre que ceder.
+
+Pour se defendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joue a son
+insu avec des cartes preparees par des gens qui voulaient le perdre, et
+les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le
+saisirait au bond; les explications, qui les ecouterait?
+
+S'il cedait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui
+demanderaient, ne faudrait-il pas ceder toujours, tant que ceux qui
+voulaient l'exploiter lui verraient une ressource?
+
+Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte
+de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'etait qu'une
+preparation, mais combien menacante s'annoncait-elle!
+
+Pour que sa femme ne les trouvat pas, il les dechira en petits morceaux
+qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et
+les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque
+lambeau etait un journal complet qu'Elbeuf allait lire.
+
+Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on etait venu le demander;
+quelqu'un qui n'etait pas un acheteur et qui devait revenir.
+
+Jamais il ne s'etait inquiete des gens qui avaient affaire a lui; il
+verrait bien; mais il n'etait plus au temps ou il pouvait se dire
+tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir.
+
+
+IV
+
+Il y avait a peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place
+en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussee par un
+homme de trente a trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette
+d'avocat bourree de papiers: evidemment c'etait l'ennemi.
+
+--M. Adeline.
+
+--C'est moi, monsieur.
+
+--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier?
+
+Disant cela, il tendit sa carte a Adeline:
+
+"LEPARGNEUX,
+
+"Directeur de l'_Honnete Homme_."
+
+Adeline fit un signe a sa femme pour qu'elle ne le derangeat point, et,
+passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnete Homme_
+dans le salon.
+
+--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il
+venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le
+directeur; nous n'avons pas encore une longue duree, et il a pu vous
+echapper, malgre l'importance considerable qu'il a vite conquise dans le
+monde parisien.
+
+Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir
+venir.
+
+--Mon journal, continua Lepargneux, a recemment annonce la publication
+d'une etude sur le jeu a Paris, intitulee: _Une Usine a Baccara_; la
+voici:
+
+--J'ai vu cette annonce, repondit Adeline en refusant de prendre le
+journal que Lepargneux lui tendait.
+
+--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.
+
+Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant
+des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni
+adroit de chercher a se derober.
+
+--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu deconcerte par le calme
+d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnete Homme_, je ne suis
+pas en meme temps redacteur en chef; il y a meme entre ce redacteur en
+chef et moi hostilite declaree. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai
+pas commandee cette etude sur le jeu; je ne l'ai connue que par
+cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits
+de personnages en vue, que tout le monde reconnaitrait, je me suis
+inquiete; je me suis demande quels etaient ces personnages, et parmi les
+noms qu'on m'a cites se trouve le votre comme president de l'_Epire_....
+
+Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion:
+
+--Pardonnez-moi, s'ecria-t-il, je veux dire du _Grand I_.
+
+Puis, reprenant son recit:
+
+--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la
+plus haute estime, non seulement pour le depute dont je partage les
+opinions, mais encore pour l'industriel et le commercant, etant
+commercant moi-meme: Lepargneux, eponges en gros, rue Sainte-Croix de la
+Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas
+permettre que vous figuriez de facon a etre reconnu par tout le monde,
+dans une etude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront
+jetees au vent de la publicite. C'est pour empecher cela que je me suis
+decide a venir a Elbeuf afin de m'entendre avec vous.
+
+--Vous entendre avec moi?
+
+--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'etant
+directeur de l'_Honnete Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec
+personne pour empecher la publication dans mon journal de ce qui me
+deplait. Eh bien, c'est une erreur. A cote de moi, directeur, il y a un
+redacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre,
+il n'y met que ce qui precisement me deplait. Il y a de ces antagonismes
+dans les journaux que le public ne soupconne pas.
+
+--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commencait a
+perdre patience.
+
+--Vous allez le voir. Si j'etais seul maitre dans mon journal,
+j'empecherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis
+l'etre qu'en mettant mon redacteur en chef a la porte, ce qui ne m'est
+possible que si vous m'accordez votre concours.
+
+Rien n'etait plus simple, plus honnete que le concours qu'il venait
+demander a Adeline,--de commercant a commercant, car il etait commercant
+avant tout, marchand d'eponges par vocation et journaliste seulement
+par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire
+superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle
+de l'_Honnete Homme_. Malheureusement, le redacteur en chef a qui
+il avait confie son journal etait un coquin dont il ne pouvait se
+debarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les
+avait pas... en ce moment, et il venait les demander a Adeline, qui
+etait interesse plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette
+demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en echange,
+c'est-a-dire une part de propriete dans l'_Honnete Homme_, qui etait
+en train de prendre une place considerable dans le journalisme
+francais--celle reservee a l'honnetete impeccable, et fondee sur la
+reconnaissance publique. Il etait evident qu'une campagne s'organisait
+en ce moment dans certains journaux contre le president du _Grand I_; en
+achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnete Homme_ avec l'argent
+qu'il avait gagne dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-a-dire
+avec de l'argent trouve, Adeline obtenait des avantages importants:
+1 deg. il faisait disparaitre la plus dangereuse des attaques qui se
+machinaient contre lui; 2 deg. disposant d'un journal, il pouvait imposer
+silence a ses adversaires qui le redouteraient; 3 deg. il employait son
+journal non seulement dans cette circonstance particuliere, mais encore
+dans toutes celles ou son ambition politique etait en jeu; 4 deg. enfin, il
+participait a la grosse fortune que l'_Honnete Homme_ devait apporter a
+ses proprietaires dans un delai tres court.
+
+Arrive a ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une
+table et en tira differents papiers:
+
+--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui
+fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pieces
+authentiques qui vont vous renseigner sur la solidite de l'affaire,
+voyez, regardez.
+
+C'etait difficilement qu'Adeline s'etait contenu jusque-la. Il se leva,
+mais, au lieu de venir a la table sur laquelle Lepargneux etalait ses
+pieces authentiques, il alla a la porte, et, la montrant par un geste
+energique:
+
+--Sortez! dit-il.
+
+Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:
+
+--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut
+publier dans cette etude doit vous deshonorer, vous perdre a la Chambre
+et vous perdre ici, tuer le depute, ruiner le commercant, empecher le
+mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en
+vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hesitez?
+
+--Je n'hesite pas, je vous mets a la porte, dit Adeline d'une voix
+sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit.
+
+--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, reflechissez. Si vous n'avez
+pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements.
+
+--Sortez, sortez!
+
+--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille
+francs vous genent, nous dirons soixante mille.
+
+Adeline montra la porte.
+
+--Nous dirons cinquante mille.
+
+Adeline revint vers la cheminee ou un cordon de sonnette pendait le long
+de la glace.
+
+--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?
+
+Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser.
+
+--Je n'aurais jamais imagine, dit-il, tout en les fourrant dans sa
+serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage,
+entrepris dans votre seul interet. Mais quoi qu'il en soit, je veux
+croire que vous reflechirez et que vous comprendrez que j'ai voulu
+uniquement vous sauver. La publication de cette etude ne commencera pas
+avant quelques jours: vous avez encore le temps d'ecouter la voix de
+la raison. Quand elle aura parle, et elle parlera, j'en suis sur,
+ecrivez-moi aux bureaux de l'_Honnete Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de
+rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.
+
+--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans
+le bureau.
+
+--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts
+dans son affaire.
+
+--Il tombait bien!
+
+--J'ai eu toutes les peines du monde a le mettre dehors, dit Adeline
+pour expliquer ses eclats de voix s'ils etaient venus jusque dans le
+bureau.
+
+Debarrasse de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da
+repondre autrement a cette menace! Mais quelle autre reponse possible
+sans se deshonorer? car telle etait la situation que, quoi qu'il fit,
+c'etait toujours le deshonneur qui se trouvait au denouement: par
+lui-meme s'il cedait, par ces miserables s'il resistait. Et quand
+il cederait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs,
+s'arreteraient-ils la? ne le devoreraient-ils pas jusqu'aux os tant
+qu'il y aurait un morceau a manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne
+pouvait faire que cette reponse, a chaque instant il se repetait la
+conclusion de Lepargneux: "Vous n'avez donc pas compris que cette etude
+doit vous perdre a la Chambre, vous perdre a Elbeuf, tuer le depute,
+ruiner le commercant, empecher le mariage de votre fille?"
+
+Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Ou trouver
+assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman?
+
+Trois jours apres, en depouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus
+qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur
+de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'ecriture etait
+visiblement deguisee:
+
+"Monsieur,
+
+"Il se prepare contre vous une machination pour vous faire chanter en
+vous menacant de devoiler certains procedes de jeu qui vous auraient
+fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empecher ces machinations
+s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me
+repondre: poste restante A.G. 913."
+
+Bien entendu, il ne repondit pas, et ne chercha meme pas a imaginer quel
+pouvait etre ce protecteur qui offrait "contre arrangement" d'arreter
+ces machinations.
+
+Un autre jour, il recut, toujours sous enveloppe, un second numero du
+_Francois 1er_ qui annoncait que l'enquete qu'il avait commencee sur
+certains joueurs touchait a sa fin, et qu'il en publierait prochainement
+le resultat... "etonnant".
+
+Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour
+ou l'autre le scandale eclaterait sans qu'il eut pu rien faire pour le
+prevenir.
+
+A la verite, il y avait des heures ou il se disait que ceux qui le
+connaissaient n'ajouteraient pas foi a ces accusations, et qu'a la
+Chambre pas plus qu'a Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire
+qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas,
+et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit,
+quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, meme de ceux qui
+lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnes,
+ces 87,000 francs, cela etait un fait certain, il les avait voles;
+comment faire croire qu'il n'etait pas d'accord avec ceux qui lui
+avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications
+qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins
+invraisemblables pour ses amis, et pour les indifferents absurde.
+
+Cependant le temps de son conge touchait a sa fin, et il fallait qu'il
+rentrat a Paris; mais Paris maintenant etait-il plus dangereux pour
+lui qu'Elbeuf ou il avait cru trouver le repos et ou il avait ete si
+rudement poursuivi?
+
+Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration
+de son conge coincidait une election pour lui d'une grande importance:
+celle du president du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le
+portaient a cette presidence, son election semblait assuree, il ne
+pouvait pas se dispenser de faire acte de presence.
+
+Il partit donc en promettant a Berthe de revenir dans quelques jours
+et de reprendre aupres de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas
+encore abouti, ne devaient cependant pas etre abandonnees.
+
+Sans s'attendre a une rentree triomphale a la Chambre, il s'imaginait
+que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient
+lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il etait habitue. Au
+contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'eloignait de lui;
+pour un peu on lui eut tourne le dos.
+
+Comme il allait entrer dans le bureau ou devait se faire l'election, on
+lui remit une depeche qu'il ouvrit: "Envoyons premier numero de l'etude
+a Elbeuf, particulierement et personnellement a M. Eck; il est temps
+encore."
+
+L'election out lieu; trois voix seulement se porterent sur lui; il ne
+s'etait pas donne la sienne, croyant avoir l'unanimite.
+
+--J'ai vote pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce
+qu'on raconte de l'_Epire_ vous fait le plus grand mal.
+
+Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la
+tete perdue; il ne lui restait qu'a se jeter a l'eau; mort, on ne le
+poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauves.
+
+Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un
+bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine
+par accident.
+
+Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa
+femme, sa fille se dresserent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner
+sans avoir assure le mariage de sa fille?
+
+
+V
+
+Avant de quitter Paris, il envoya une depeche a sa femme.
+
+"Je rentre a Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel a passer la
+journee de demain avec nous."
+
+Telles qu'etaient les habitudes de la maison, une depeche de ce genre
+voulait dire qu'apres la paye, la famille montait dans la vieille
+caleche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette a
+la gare, a l'arrivee du train de Paris, et rejoignait les siens; par
+ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on
+s'eveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en
+pleine campagne, ce qui etait plus gai que l'impasse du Glayeul ou, s'il
+y avait eu des glaieuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y
+trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de
+l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceatre.
+
+Les choses s'executerent comme il l'avait demande: a sept heures, la
+Maman, madame Adeline, Berthe et Leonie partirent pour le Thuit, et
+quand il descendit a neuf heures et demie a la gare, il trouva la
+charrette qui l'attendait: une heure apres il arrivait au Thuit, et a
+la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa niece venir
+au-devant de lui.
+
+--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.
+
+--Il n'y aura pas seance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer
+ce retour sans que sa femme s'en etonnat.
+
+--Comme tu es gentil d'avoir pense a inviter Michel pour demain! dit
+Berthe en se serrant contre lui.
+
+--Tu es contente?
+
+--Oh! cher papa!
+
+--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.
+
+--Si elle est contente? dit Leonie qui tenait a placer son mot, elle a
+saute de joie quand ma tante a lu ta depeche.
+
+--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'ecria Berthe.
+
+Comme a l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle a
+manger ou le feu avait ete allume, bien qu'on fut deja en avril, mais il
+ne voulut pas se mettre a table: il avait dine avant de quitter Paris;
+au moins le dit-il.
+
+Quand il arrivait au Thuit a cette heure, il n'entrait jamais dans la
+chambre de sa mere, car la Maman s'endormait aussitot qu'elle se mettait
+au lit, et il l'eut reveillee; c'etait le lendemain seulement qu'il
+allait lui dire un bonjour matinal.
+
+Il en fut ce soir-la comme il en etait toujours, et le lendemain matin,
+quand tout le monde dormait encore dans le chateau, il frappa a la porte
+de la chambre que sa mere occupait au rez-de-chaussee. Justement parce
+qu'elle s'endormait aussitot qu'elle se couchait, la Maman se reveillait
+tot, et il n'y avait pas a craindre de troubler son sommeil:
+
+--Entre, dit-elle.
+
+Apres qu'il l'eut embrassee dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les
+volets.
+
+--Que je te voie, dit-elle.
+
+Il fit ce qu'elle desirait, et les rayons obliques du soleil levant
+emplirent la chambre de leur claire lumiere rosee.
+
+Il revint s'asseoir aupres du lit en faisant face a sa mere.
+
+--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.
+
+--Je vais comme toujours.
+
+Elle l'examina longuement.
+
+--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenetre ouverte; je ne
+te vois pas bien.
+
+--Ne vas-tu pas avoir froid?
+
+--Il fait un temps superbe.
+
+--L'air est vif.
+
+--Va donc.
+
+Il obeit et revint prendre sa place, decide a aborder l'entretien
+decisif qui devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Comme tu es pale! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes
+traits sont contractes! Tu n'es pas bien, mon garcon.
+
+--Mais si.
+
+--Il ne faut pas me dementir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit
+de toi; quand tu etais petit et que tu devais etre malade, je le voyais
+avant tout le monde, avant ton pere, avant le medecin; je leur disais:
+"Constant va avoir quelque chose"; je ne me suis jamais trompee: les
+meres ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce
+n'est pas d'aujourd'hui que ca ne va pas. Pendant les quinze jours que
+tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarque que tu etais
+tantot pale, tantot rouge, sans raison; il n'y avait des instants ou tu
+etouffais, d'autres ou tu n'entendais pas ce qu'on te disait.
+
+A mesure que sa mere parlait, une idee s'eveillait dans son esprit, qui,
+lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Il est vrai, repondit-il, que je suis tres tourmente.
+
+--Par tes affaires?
+
+--Par l'etat de ma sante et par le mariage de Berthe.
+
+--Qu'est-ce que tu as, mon garcon? demanda-t-elle d'un accent attendri,
+a qui parleras-tu, si ce n'est a ta mere.
+
+--J'aurai voulu t'eviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je
+peux etre mort.
+
+--Qu'est-ce que tu me dis-la! Toi, mon Constant!
+
+--La verite; et la pensee que je peux partir sans que la vie de Berthe
+soit fixee, sans que son bonheur soit assure m'est une angoisse....
+
+--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton age!
+
+--Si je n'etais pas sur de ce que je dis, t'en parlerais-je?
+
+--Mais qu'est-ce que tu as?
+
+Il hesita un moment:
+
+--Un anevrisme.
+
+--Mais on vit avec un anevrisme; le pere Osfrey, qui en avait un, est
+mort a quatre-vingts ans passes.
+
+--Il y a anevrisme et anevrisme; ce que je sais, c'est que demain je
+peux etre mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en
+etais pas sur.
+
+-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant!
+
+L'emotion d'Adeline etait poignante, et la douleur de sa pauvre vieille
+mere lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlat ainsi;
+cependant il faiblit et se penchant sur elle:
+
+--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je
+me trouverais dans de meilleures conditions si je n'etais pas tourmente
+par cette pensee du mariage de Berthe qui m'enfievre.
+
+--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait a
+elle-meme, tu serais dans de meilleures conditions?
+
+--Tu sais que pour cette maladie les emotions sont mauvaises, et que les
+chagrins aggravent le mal.
+
+De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant a demi
+vers une image de la Vierge fixee au mur contre lequel son lit etait
+appuye, elle parut lui adresser une ardente priere; puis revenant vers
+son fils:
+
+--Ta tranquillite, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage.
+
+Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose
+que des mots entrecoupes.
+
+--Une mere donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-etre
+aussi donner son salut; mais ce n'est pas a moi que je dois penser,
+c'est a toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne
+te voie plus ces yeux inquiets.
+
+Elle voulut qu'il parlat de sa maladie, mais, comme il se montrait mal a
+l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter.
+
+--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te
+calmera: maintenant tu vas etre tranquille.
+
+Comme sa mere le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se
+calmer, le pouvait-il, quand a chaque pas, il se repetait qu'il fallait
+qu'avant le soir, il en eut fini avec la vie... qui aurait pu reprendre
+un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre
+cette idee de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et
+le printemps qui dans ce jardin s'epanouissait plein de fleurs et de
+parfums sous le joyeux soleil du matin.
+
+Et lui, il fallait qu'il mourut: sa fille, il allait l'embrasser pour la
+derniere fois, et aussi sa pauvre mere et sa chere femme; cette maison
+qu'il s'etait plu a embellir pour finir la ses jours tranquillement; ces
+arbres qu'il avait plantes, ces champs qu'il avait ameliores et qu'il
+aimait, c'etait pour la derniere fois qu'il les voyait: tout, ces
+quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons
+verts qui deplissaient leurs feuilles a la lumiere, ces oiseaux qui
+chantaient, cette odeur de seve parlaient de renouveau, de force, de
+joie, de vie, et lui ne pouvait pas detacher ses yeux de la mort, resolu
+a ne pas la fuir, mais cependant secoue d'horreur.
+
+Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-meme quand Berthe vint le
+rejoindre, toute fraiche, toute pimpante dans sa toilette printaniere.
+
+--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, apres l'avoir embrasse.
+
+--Tu seras encore bien plus jolie tout a l'heure: ta grand'mere consent
+a votre mariage.
+
+Elle se jeta dans ses bras:
+
+--Comment as-tu fait? demanda-t-elle apres ce premier elan de joie;
+qu'as-tu dit? Et moi qui, malgre tout, doutais de toi!
+
+--C'etait de ta grand'mere qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais
+le sacrifice qu'elle a fait a ton bonheur.
+
+Elle voulut qu'il lui promit d'aller avec elle au-devant de Michel, qui
+devait venir a pied par la Londe et le chemin de la foret; et quand
+l'heure fut arrivee ou ils avaient chance de le rencontrer, ils
+partirent.
+
+Il aurait voulu s'associer a la joie debordante de Berthe, rire comme
+elle, lui repondre, mais il y avait des moments ou, malgre ses efforts,
+il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant meme
+plus.
+
+Ils n'allerent pas bien loin dans la foret; comme ils approchaient d'un
+carrefour ou se croisaient plusieurs chemins, ils apercurent Michel
+assis sur un tronc d'arbre couche dans l'herbe.
+
+--C'est comme cela que vous vous depechez, lui cria Berthe.
+
+--C'est justement parce que je me suis trop depeche que j'attendais
+qu'il fut l'heure d'arriver convenablement, repondit Michel en venant
+vivement au-devant d'eux.
+
+--Si vous aviez su?... dit Berthe.
+
+Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans
+celle de Berthe.
+
+--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez
+etre maries; mais, aujourd'hui meme, vous l'etes pour moi et par moi;
+embrassez-vous, mes enfants.
+
+Il voulut que Berthe donnat le bras a son mari, et il les fit marcher
+devant lui en les regardant.
+
+Et a se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour
+elle au moins sa tache etait accomplie.
+
+Leonie avait passe sa matinee a cueillir des fleurs et la table en etait
+couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la
+joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline,
+qui a chaque instant restait immobile a regarder les minutes fuir sur le
+cadran de la pendule; alors la Maman se disait:
+
+--Le bonheur meme de sa fille ne peut pas l'arracher a la pensee de sa
+maladie.
+
+Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de
+jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel.
+
+Dans les sauts de la conversation, Michel demanda a Adeline ce que
+c'etait un journal appele l'_Honnete Homme_.
+
+--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons recu chacun un
+exemplaire; il annonce une etude sur les cercles, avec des portraits
+que chacun reconnaitra; vous me mettrez les noms sous ces portraits,
+n'est-ce pas?
+
+Adeline avait pali, et, en sentant les yeux de sa femme poses sur lui,
+il n'avait pas tout de suite trouve une reponse.
+
+--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il
+enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'interet.
+
+Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnete Homme_? il
+n'en avait parle que par hasard.
+
+Apres le dejeuner, Adeline voulut montrer les batiments de la ferme a
+Michel, et, en causant d'un air indifferent, il demanda au fermier s'il
+avait toujours a se plaindre des lapins:
+
+--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon
+_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas.
+
+--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je
+vais vous en tuer quelques-uns a coup de fusil.
+
+--Oh! papa, dit Berthe.
+
+--Pendant que vous vous promenerez; vous me prendrez au retour.
+
+Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et
+Leonie restaient au chateau, il prit avec Berthe et Michel le chemin du
+parc.
+
+Ils ne tarderent pas a arriver a la piece de colza ou de _cossard_,
+comme disait le fermier.
+
+--Je reste la, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de
+fusil.
+
+Comme ils allaient s'eloigner, il rappela Berthe:
+
+--Embrasse-moi donc, dit-il.
+
+
+
+Le lendemain, les journaux de Rouen annoncaient en termes emus et
+respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'eminent depute de la
+Seine-Inferieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins
+dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le
+canon en sautant un fosse, et le coup qui l'avait frappe a bout portant
+a la tete l'avait tue raide.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
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+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
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+new filenames and etext numbers.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
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+search system you may utilize the following addresses and just
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+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
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+
+
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Binary files differ