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+The Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Baccara
+
+Author: Hector Malot
+
+Release Date: April 27, 2004 [EBook #12174]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
+
+
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+
+Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliotheque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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+BACCARA
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+HECTOR MALOT
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+1886
+
+
+
+BACCARA
+
+
+
+PREMIERE PARTIE
+
+
+I
+
+Ouvrez les livres de geographie les plus complets, etudiez les cartes,
+meme celle de l'etat-major, et vous y chercherez en vain un petit
+affluent de la Seine, qui cependant a ete pour la ville qu'il traverse
+ce que le Furens a ete pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour
+Rouen.--Cette riviere est le Puchot. Il est vrai que de sa source a son
+embouchure elle n'a que quelques centaines de metres, mais si peu long
+que soit son cours, si peu considerable que soit le debit de ses eaux,
+ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.
+
+Pendant des centaines d'annees, c'est sur ses rives que se sont
+entassees les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent
+l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines
+teintes, le degraissage en pieces, et il a fallu l'invention de la
+vapeur et des puits artesiens pour que les nouvelles manufactures
+l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les
+_Puchotiers_ que la petite riviere n'a pas ete remplacee, et que si
+Elbeuf n'est plus ce qu'il a ete si longtemps, c'est parce qu'on a
+renonce a se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douees de
+toutes sortes de vertus speciales qui lui appartenaient en propre.
+Mauvaises, les eaux des puits artesiens et de la Seine, aussi mauvaises
+que le sont les drogues chimiques qui ont remplace dans la teinture le
+noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival.
+
+Le Puchot a donc ete le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives
+basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'ou il sort, a quelques pas
+du chateau des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de
+la foret de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu a peu se sont
+groupes les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux
+maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles etroites ou les
+ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois epaisses
+comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargees de terre a foulon,
+que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vecu jusqu'a nos jours.
+
+Une d'elles que le Bottin designe ainsi: "Adeline (Constant), O. *,
+medailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition
+universelle de 1855, hors concours 1867, medaille de progres Vienne,
+_nouveautes pour pantalons, jaquettes et paletots_", occupe, impasse du
+Glayeul, une de ces cours etroites et noires; et c'est probablement la
+plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement a la revocation
+de l'Edit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors
+accapare l'industrie du drap en introduisant les facons de Hollande et
+d'Angleterre, forces comme protestants de quitter la France, laisserent
+la place libre a leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline;
+il etait intelligent, laborieux, entreprenant, doue de cet esprit
+d'initiative et de prudence avisee qui est le propre du caractere
+normand: mais, lie par l'engagement que ses maitres lui avaient impose,
+comme a tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'etablir maitre a
+son tour, il serait reste ouvrier toute sa vie. Libere par le depart de
+ses patrons, il avait commence a fabriquer pour son compte des draps
+facon de Hollande et d'Angleterre, et il etait devenu ainsi le fondateur
+de la maison actuelle; ses fils lui avaient succede; un autre Adeline
+etait venu apres ceux-la; un quatrieme apres le troisieme, et ainsi
+jusqu'a Constant Adeline, que le nom estime de ses peres, au moins
+autant que le merite personnel, avaient fait successivement conseiller
+general, president du tribunal de commerce, chevalier puis officier de
+la Legion d'honneur, et enfin depute.
+
+C'etait petitement que le premier Adeline avait commence, en ouvrier qui
+n'a rien et qui ne sait pas s'il reussira, et il avait fallu des succes
+repetes pendant des series d'annees pour que ses successeurs eussent
+la pensee d'agrandir l'etablissement primitif; peu a peu cependant ils
+avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebatissant
+en briques leurs bicoques de bois, montant etages sur etages, mais sans
+vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si a l'etroit qu'ils y fussent.
+Il semblait qu'il y eut dans cette obstination une religion de famille,
+et que le nom d'Adeline format avec celui du Glayeul une sorte de raison
+sociale.
+
+Pour l'habitation personnelle, il en avait ete comme pour la fabrique:
+c'etait impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeure,
+c'etait impasse du Glayeul que ses heritiers continuaient de demeurer;
+l'appartement etait bien noir cependant, peu confortable, compose de
+grandes pieces mal closes, mal eclairees, mais ils n'avaient besoin
+ni du bien-etre ni du luxe que ne comprenaient point leurs idees
+bourgeoises. A quoi bon? C'etait dans l'argent amasse qu'ils mettaient
+leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la consideration
+commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, etre estimes, pour eux tout
+etait la, et ils n'epargnaient rien pour obtenir ce resultat, surtout
+ils ne s'epargnaient pas eux-memes: le mari travaillait dans la
+fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient
+du college de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation,
+c'etait pour travailler,--ceux-ci avec le pere, celles-la avec la mere.
+
+Jusqu'a la Restauration, ils s'etaient contentes de cette petite
+existence, qui d'ailleurs etait celle de leurs concurrents les plus
+riches, mais a cette epoque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en
+vente ce qui lui restait de proprietes, ils avaient achete le chateau du
+Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la verite, ce nom de "chateau"
+les avait un moment arretes et failli empecher leur acquisition; mais de
+ce chateau dependaient une ferme dont les terres etaient en bon etat,
+des bois qui rejoignaient la foret de la Londe; l'occasion se presentait
+avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer
+le chateau, que d'ailleurs ils s'etaient empresses de debaptiser et
+d'appeler "notre maison du Thuit", se gardant soigneusement de tout
+ce qui pouvait donner a croire qu'ils voulaient jouer aux chatelains:
+petits bourgeois etaient leurs peres, petits bourgeois ils voulaient
+rester, mettant leur ostentation dans la modestie.
+
+Cependant cette acquisition du Thuit avait necessairement amene avec
+elle de nouvelles habitudes. Jusque-la toutes les distractions de la
+famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux
+roches d'Orival, au chene de la Vierge, en parties dans la foret qui,
+quelquefois, en ete, se prolongeaient par le chateau de Robert-le-Diable
+jusqu'a la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais
+on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau
+temps, s'en aller au Thuit a pied a la queue leu-leu; il fallait une
+voiture; on en avait achete une; une vieille caleche d'occasion encore
+solide, si elle etait ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle
+etaient plaques en argent, on les avait recures jusqu'a ce qu'il ne
+restat que le cuivre, qu'on avait laisse se ternir. Tous les samedis,
+apres la paye des ouvriers, la famille s'etait entassee dans le vieux
+carrosse charge de provisions, et par la cote de Bourgtheroulde, au trot
+pacifique de deux gros chevaux, elle s'en etait allee a la maison du
+Thuit, ou l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur
+temps a se promener a travers les bois, les parents parcourant les
+terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux a executer,
+estimant les arbres a abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans
+la semaine ecoulee.
+
+Cependant ces moeurs qui etaient alors celles de la fabrique elbeuvienne
+s'etaient peu a peu modifiees; le bien-etre, le brillant, le luxe, la
+vie de plaisir, jusque-la a peu pres inconnus, avaient gagne petit
+a petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce
+paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifference, lassitude
+ou degout. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
+jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les chateaux
+qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?
+
+Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les
+habitudes, les usages, les procedes de la vieille maison etaient en 1830
+ce qu'ils avaient ete en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient ete en 1850.
+Quand la vapeur avait revolutionne l'industrie, ils ne l'avaient point
+systematiquement repoussee mais ils ne l'avaient admise que prudemment,
+au moment juste ou ils auraient dechu en ne l'employant pas; encore,
+au lieu de se lancer dans des installations couteuses, s'etaient-ils
+contentes de louer a un voisin la force motrice necessaire a la marche
+de leurs metiers mecaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les
+innovations, mauvaises pour eux. Ils etaient les plus hauts
+representants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils
+avaient toujours ete. Les manufactures puissantes qui s'etaient elevees
+autour d'eux ne les avaient point tentes. Ils n'enviaient point ces
+casernes vitrees en serres et ces hautes cheminees qui, jour et nuit,
+vomissaient des tourbillons de fumee. C'etait le chiffre d'affaires qui
+seul meritait consideration, et le leur etait superieur a ceux de leurs
+rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne,
+celle ou les nombreuses operations de la fabrication du drap, le
+degraissage de la laine en suint, la teinture, le sechage, le cardage,
+la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le degraissage en
+pieces, le foulage, le lainage, le tondage, le decatissage s'executent
+au dehors dans des ateliers speciaux ou chez l'ouvrier meme, et ou la
+fabrique ne sert qu'a visiter les produits de ces diverses operations et
+a creer la nouveaute au moyen de l'agencement des fils et du coloris.
+
+Ailleurs qu'a Elbeuf cette prudence et ces facons de gagne-petit eussent
+peut-etre amoindri et deconsidere les Adeline, mais en Normandie on
+estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on
+disait: "Voyez les Adeline", ce n'etait pas avec pitie, c'etait avec
+envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on
+ecrasait les imprudents qui s'etaient ruines, aussi bien que les
+parvenus fils d'_epinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de
+continuer le commerce de leurs peres, jouaient a la grande vie dans
+leurs hotels ou leurs chateaux.
+
+Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, etait le digne heritier
+de ces sages fabricants; d'aucun de ses peres on n'avait pu dire aussi
+justement que de lui: "Voyez Adeline"; et on l'avait dit, on l'avait
+repete a satiete, a propos de tout, dans toutes les circonstances:--des
+le college ou il s'etait montre intelligent et studieux, bon camarade,
+estime de ses professeurs, le Benjamin de l'aumonier, heureux de trouver
+en lui un garcon eleve chretiennement et de complexion religieuse, ce
+qui etait rare dans la generation de 1830;--plus tard au tribunal de
+Commerce, au conseil general et enfin a la Chambre, ou il etait un
+excellent depute, applique au travail, vivant en dehors des intrigues
+de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait a fond et alors se
+faisant ecouter de tous, votant selon sa conscience tantot pour, tantot
+contre le ministere, sans qu'aucune consideration de groupe ou d'interet
+particulier pesat sur lui.
+
+A un certain moment cependant, ce modele avait inspire des craintes
+a ses amis. Apres avoir travaille quelques annees dans la fabrique
+paternelle en sortant du college, il avait fait un voyage d'etudes en
+Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, a Elbeuf,
+qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait
+rencontres dans des casinos, ou Adeline jouait gros jeu.
+
+--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garcon si sage! La "femme galante",
+on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les
+casinos?
+
+Epouvante, le pere avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant a
+personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune resistance,
+et, soumis, repentant, il etait revenu a Elbeuf: il s'etait laisse
+entrainer; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais
+humilie d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.
+
+On l'avait alors marie.
+
+Et depuis cette epoque, il avait ete, comme ses amis le disaient en
+plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal
+de Commerce, des conseillers generaux, des jures d'exposition et et des
+deputes.
+
+--Voyez Adeline!
+
+Que lui manquait-il pour etre l'homme le plus heureux du monde?
+N'avait-il pas tout,--l'estime, la consideration, les honneurs, la
+fortune?--et une honnete fortune, loyalement acquise si elle n'etait pas
+considerable.
+
+
+II
+
+C'etait dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, la
+ou l'on s'en tient aux apparences et ou l'on repete consciencieusement
+les phrases toutes faites sans s'inquieter de ce qu'elles valent; il y
+avait cent cinquante ans que cette fortune etait monnaie courante de la
+conversation a Elbeuf, on continuait a s'en servir.
+
+Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette
+croyance a une fortune, solide et inebranlable, commencait a etre
+amoindrie.
+
+A sa mort, le pere de Constant Adeline avait laisse deux fils: Constant,
+l'aine, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de
+s'associer avec son frere, avait fonde a Paris une importante maison de
+laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente
+au Havre et a Roubaix, d'achat a Buenos-Ayres, a Moscou, a Odessa, a
+Saratoff. Celui-la n'avait que le nom des Adeline; en realite, c'etait
+un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnee dans le commerce petit
+a petit lui paraissait miserable, il lui fallait celle que donne en
+quelques coups hardis la speculation. S'il avait vecu, peut-etre
+l'eut-il realisee. Mais, surpris par la mort, il avait laisse de
+grosses, de tres grosses affaires engagees qui s'etaient liquidees par
+la ruine complete--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mere. A la
+verite, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'etait la faillite.
+Elles s'etaient sacrifiees et l'honneur avait ete sauf. Pour acquitter
+ce lourd passif, la femme avait abandonne tout ce qu'elle possedait, et
+la mere, apres avoir vendu ses proprietes et ses valeurs mobilieres,
+s'etait encore fait rembourser par son fils aine la part qui lui
+revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eut pu resister a la demande
+de sa mere; en tout cas, il eut pu ne donner que la moitie de cette
+part; il l'avait donnee entiere, autant par respect pour la volonte
+de sa mere que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au
+tableau des faillites.
+
+Un commercant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans
+embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer
+cette saignee sans compromettre, semblait-il, la solidite de sa maison;
+s'il s'en trouvait un peu gene, quelques bonnes annees combleraient ce
+trou; il n'avait qu'a travailler.
+
+Mais justement a cette epoque avait commence une crise commerciale qui
+dure encore, et un changement radical dans la mode qui, a la nouveaute
+en tissu foule, fabrique a Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une
+superiorite reconnue, a fait preferer le tissu fortement serre en chaine
+et en trame, fabrique en Angleterre et a Roubaix;--au lieu des bonnes
+annees attendues, les mauvaises s'etaient enchainees; au lieu de
+travailler pour combler le trou creuse, il avait fallu travailler pour
+qu'il ne s'agrandit pas demesurement, et encore n'y avait-on pas reussi.
+Car, pour la nouveaute beaucoup plus que pour les autres industries, les
+crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs,
+elle ne se garde pas. Une piece de drap uni, noir, vert, bleu, reste en
+magasin sans autre inconvenient pour le fabricant que la perte d'interet
+de l'argent avance et du benefice manque. Une piece de nouveaute ne peut
+pas y rester, le mot meme le dit. Lorsque tout a ete dispose par le
+fabricant pour faire une etoffe neuve: melange de la matiere, laine de
+telle espece avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces
+laines et de cette soie; filature selon l'effet cherche; tissage d'apres
+certaines combinaisons determinees pour le dessin, la force, la facon;
+appret special aussi varie dans ses combinaisons que celles de la
+teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette etoffe soit
+vendue a son heure precise et pour la saison en vue de laquelle elle a
+ete creee, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la
+vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou
+changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaille ne se
+presentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis
+pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilite des
+crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui
+qui souffle ou ecarte les maladies, les fleaux et les guerres.
+
+Depute, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique
+comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses
+journees au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf
+n'est qu'a deux heures et demie de Paris; tous les samedis, apres la
+seance, il prenait le train, et a neuf heures et demie il arrivait chez
+lui, ou il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-la, le diner
+retarde etait un souper; et tout le monde, meme la vieille madame
+Adeline, agee de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysee des
+jambes, qu'on appelait "la Maman", meme la jeune Leonie Adeline, fille
+de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mere demeurait chez son oncle,
+ne se mettait a table qu'apres que le chef de la famille s'etait assis a
+sa place, vide pendant toute la semaine; les visages etaient epanouis,
+et, malgre le retard qui avait dit aiguiser les appetits, on causait
+plus qu'on ne mangeait.
+
+--Comment vas-tu, la Maman?
+
+--Bien, mon garcon; et toi? Il y a encore eu du tapage a la Chambre
+cette semaine, tu as du te bruler _les sangs_, c'est vraiment trop
+_arkanser_.
+
+La Maman, restee vieille Elbeuvienne, avait conserve, sans se donner la
+peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la
+toilette que pour le langage et le parler: en ete ses robes etaient en
+indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir
+garnis de dentelle etaient a la mode de 1840, la derniere a laquelle
+elle eut fait des concessions; et avec un accent trainant elle lachait
+les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles
+elle avait ete elevee, sans s'inquieter des effarements de ses
+petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient
+adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des
+charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que
+"ne rien faire de bon" vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire
+pour ceux qui n'entendent pas le normand.
+
+Il fallait qu'Adeline expliquat pourquoi on avait _arkanse_, car la
+Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait
+l'_Officiel_ d'un bout a l'autre, et elle ne lui faisait grace d'aucun
+detail, plus au courant de ce qui se passait a la Chambre que bien des
+deputes. Quand son fils avait parle, elle discutait les raisons que ses
+contradicteurs lui avaient opposees et les pulverisait, s'indignant
+que tout le monde n'eut pas vote comme lui. Sur un seul point, elle le
+blamait--c'etait sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne
+mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel
+chagrin pour elle que dans ces questions il ne votat point comme elle
+aurait voulu! il etait si soumis, si pieux, quand il etait petit!
+
+Respectueusement il se defendait, mais le plus souvent il cherchait a
+changer la conversation en faisant signe a sa femme ou a sa fille de
+venir a son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'etait
+point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il
+avait hate d'arriver chez lui. C'etait pour se retrouver avec les siens
+dans cette maison toute pleine de souvenirs, ou il avait ete enfant,
+ou il avait grandi, ou son pere etait mort, ou il s'etait marie, ou sa
+fille etait nee, ou il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui
+parlat au coeur et ne le reposat de la vie parisienne vide et fatigante
+qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pieces un peu noires
+d'aspect, comme ces vieux meubles demodes qu'il avait toujours vus,
+ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze dore a sujets
+mythologiques, ces fleurs en papier conservees sous des cylindres depuis
+la jeunesse de sa mere, lui etaient plus doux aux yeux que le mobilier
+du petit appartement de garcon qu'il occupait dans une maison meublee
+de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait
+l'appetit des qu'il poussait sa porte le disposait mieux a se mettre
+a table que les bouffees chaudes qui le frappaient au visage quand il
+entrait dans les restaurants parisiens ou il mangeait seul! A mesure
+qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois
+se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se
+refermaient. Le Parisien restait a Paris, a Elbeuf il n'y avait plus
+que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le
+commercant remplacait le depute; il n'etait plus que mari et pere de
+famille.
+
+Aussi se fachait-il contre la politique qu'il lui deplaisait de
+retrouver a Elbeuf: c'etait de paroles affectueuses, de regards tendres
+qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimite, de sorte que
+bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses
+approbations ou ses reprimandes, il oubliait de lui repondre ou ne le
+faisait qu'en quelques mots distraits: "Oui, maman; non, maman; tu as
+raison, certainement, sans aucun doute."
+
+C'etait assez indifferemment qu'a son retour d'Allemagne il s'etait
+laisse marier par son pere avec une jeune fille nee dans une condition
+inferieure a la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans
+il vivait dans une etroite communion de sentiment et de pensee avec sa
+femme, car il s'etait trouve que celle qu'il avait acceptee pour la
+grace de sa jeunesse etait une femme douee de qualites reelles que
+chaque jour revelait: l'intelligence, la fermete de la raison, la
+droiture du caractere, la bonte indulgente, et, ce qui pour lui etait
+inappreciable depuis son entree dans la vie politique--le flair et
+le genie du commerce qui faisaient d'elle une associee a laquelle il
+pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication
+que pour la vente. Pendant qu'a Paris il s'occupait des affaires de la
+France, a Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles
+de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'etait pas rare
+d'en rencontrer autrefois derriere les rideaux verts d'un comptoir, mais
+comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir
+avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la
+comptabilite, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-meme.
+
+Si bon commercant que fut Adeline, ce n'etait cependant pas d'affaires
+qu'il avait hate de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires,
+il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui
+ecrivait tous les soirs; c'etait sa femme meme, c'etait sa fille qui
+occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en repondant avec plus
+ou moins d'a-propos a sa mere, ses yeux allaient de l'une a l'autre.
+S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-la, et il n'etait
+pas rare que tout a coup il s'interrompit pour se pencher vers elle et
+l'embrasser en la prenant dans ses bras:
+
+--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?
+
+Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa
+beaute qui lui semblait incomparable; ou trouver une fille de dix-huit
+ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne
+voyait chez aucune autre, une fraicheur de carnation, une profondeur,
+une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne
+de coeur, si facile, si aimable de caractere!
+
+Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots
+affectueux pour la petite Leonie, sa niece, agee de douze ans, dont il
+etait le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
+maitres particuliers, parce qu'elle etait trop faible de sante pour etre
+envoyee a Rouen au couvent des Dames de la Visitation ou toutes les
+filles des Adeline avaient ete elevees.
+
+Le diner se prolongeait; quand il etait fini, l'heure etait avancee;
+alors il roulait lui-meme sa mere jusqu'a la chambre qu'elle occupait
+au rez-de-chaussee, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle etait
+paralysee; puis, apres avoir embrasse Berthe et Leonie, qui montaient
+a leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors
+commencait entre eux la causerie serieuse, celle des affaires, qui, plus
+d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.
+
+Ils avaient la sous la main les livres, la correspondance, les carres
+d'echantillons, ils pouvaient discuter serieusement et se mettre
+d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait ete reserve: elle lui
+rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire;
+a son tour, il racontait ses demarches a Paris dans l'interet de leur
+maison, il disait quels commissionnaires, quels commercants il avait
+vus, et, tirant de ses poches les echantillons qu'il avait pu se
+procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les
+comparaient a ceux qui avaient ete essayes chez eux.
+
+Pendant quelques annees, quand ils avaient arrete ces divers points,
+leur tache etait faite pour la soiree: la semaine finie etait reglee,
+celle qui allait commencer etait decidee; mais des temps durs avaient
+commence ou les choses ne s'etaient plus arrangees avec cette facilite:
+la consommation se ralentissant, il fallait etre plus accommodant pour
+la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants
+seuls, forces de courir des aventures, avaient consenti a traiter
+jusqu'a ce jour; de grosses faillites avaient ete le resultat de ce
+nouveau systeme; elles s'etaient repetees, enchainees, et il etait
+arrive un moment ou la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de
+la peine a combiner ses echeances.
+
+
+III
+
+Un soir qu'on attendait Adeline, la famille etait reunie dans le bureau
+dont on venait de fermer les volets apres le depart des ouvriers et
+des employes. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de
+l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre a images, devant un
+pupitre Leonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline
+couvrait de chiffres un cahier forme de lettres de faire part qui,
+cousues ensemble, servaient de brouillon et economisaient une main de
+papier ecolier. La cour si bruyante dans la journee etait silencieuse;
+au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre,
+et dans le bureau que le poele qui ronflait, le gaz qui chantait et la
+plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps
+elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le
+frolement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions,
+recommencait. C'etait hativement qu'elle faisait son travail, et le
+geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitee.
+
+--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.
+
+--Non.
+
+La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement
+
+--Qu'est-ce qui ne va pas!
+
+--Mais rien.
+
+Autrefois, la Maman ne se serait pas contentee de cette reponse, car
+evidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose
+preoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'etait fait rembourser sa part
+de propriete dans la maison de commerce, elle n'avait plus la meme
+liberte de parole. Ce remboursement ne s'etait pas fait sans resistance,
+sinon chez Adeline soumis a la volonte de sa mere, au moins chez madame
+Adeline. Qu'une mere avec deux enfants donnat la moitie de sa fortune
+a l'un de ses fils, il n'y avait rien a dire, mais qu'elle voulut la
+donner entiere en depouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'etait
+pas juste. Et la bru s'etait expliquee la-dessus avec la belle-mere
+nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient change de
+caractere. Quand la Maman possedait la moitie de la maison de commerce,
+elle etait une associee, et on lui devait les comptes qu'on rend a un
+associe. Sa part remboursee, les inventaires ne lui avaient plus ete
+communiques, les comptes ne lui avaient plus ete rendus. Qu'eut-elle pu
+demander? elle n'etait plus rien dans cette maison. A la verite, son
+fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais
+le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'etait sur certains
+sujets seulement que cette liberte se montrait; sur la marche des
+affaires, ils etaient avec elle aussi reserves l'un que l'autre. Quand
+elle insistait pres de Constant, il repondait invariablement que les
+choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et
+meme la reticence se laissait voir dans ses reponses. Et alors, avec
+inquietude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent
+mille francs a son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation
+critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de
+faillites; les acheteurs qu'elle etait habituee a voir autrefois
+venaient maintenant si rarement a Elbeuf. Si encore elle avait pu
+rejeter sur sa bru la responsabilite de cette situation, c'eut ete un
+soulagement pour elle. Mais, malgre l'envie qu'elle en avait, cela
+ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaitre, la
+fabrique n'avait ete dirigee avec plus d'intelligence et plus d'ordre;
+la surveillance etait de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi
+bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les
+services on trouvait de ces economies ingenieuses que seules les femmes
+savent appliquer sans rien desorganiser et sans soulever des plaintes.
+
+Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce
+rien, elle reprit la lecture de son journal: cependant, il etait certain
+qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru
+aussi nerveuse, et cela etait caracteristique chez une femme calme
+d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posseder, et ne dire comme
+ne laisser paraitre que ce qu'elle voulait bien.
+
+Cependant, si absorbee qu'elle voulut etre dans sa lecture, elle ne
+pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; a
+un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:
+
+--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?
+
+--MM. Bouteillier freres ont suspendu leurs payements.
+
+Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'etre pas
+interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.
+
+--Vous etes engagee avec eux pour une grosse somme?
+
+--Assez grosse.
+
+--Et elle vous manque pour votre echeance?
+
+--Constant doit m'apporter les fonds.
+
+Le soulagement qu'eprouva la Maman l'empecha de remarquer le ton de
+cette reponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait,
+on pouvait etre tranquille. La suspension de payement des freres
+Bouteillier suffisait et au dela pour expliquer l'etat nerveux de madame
+Adeline; ils etaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus
+anciens, les plus fideles, et leur disparition se traduirait par une
+diminution de vente importante. Sans doute cela etait facheux, mais non
+irremediable; elle avait foi dans la maison de son fils au meme point
+que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on
+traversait ne dut bientot prendre fin; les beaux jours qu'elle avait
+vus reviendraient, il n'y avait qu'a attendre. Elle demandait a Dieu de
+vivre jusque-la; si apres avoir sauve l'honneur des Adeline elle pouvait
+voir la solidite de leur maison assuree, elle serait contente et
+mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manque une
+seule fois, excepte pendant ses couches, la messe de sept heures a
+Saint-Etienne, ou, par sa piete, elle avait fait l'edification de
+plusieurs generations de devotes, mais jamais on ne l'avait vue prier
+avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui
+semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittat pas son fauteuil roulant
+et ne put pas se prosterner a genoux, au mouvement de ses levres et a
+l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa priere. Ses yeux ne
+quittaient pas la verriere ou saint Roch, patron des cardeurs, tisse,
+avec des ouvriers, du drap sur un metier des vieux temps et c'etait lui
+qu'elle implorait particulierement pour son fils comme pour son pays
+natal.
+
+La plume de madame Adeline continuait a courir sur son brouillon quand
+dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait
+qu'il y eut deux personnes. Les pas s'arreterent a la porte du bureau,
+ou discretement on frappa quelques coups.
+
+--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Leonie, se levant avec
+l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre
+un travail ennuyeux.
+
+--Mais, sans doute, repondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise
+qu'a cette heure on frappat a cette porte et non a celle de
+l'appartement.
+
+Les verrous furent promptement tires et la porte s'ouvrit.
+
+-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Leonie.
+
+C'etait en effet le chef de la maison Eck et Debs, le pere Eck, comme on
+l'appelait a Elbeuf, accompagne d'un de ses neveux.
+
+--_Ponchour, matemoiselle_, dit le pere Eck avec son plus pur accent
+alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.
+
+L'oncle etait un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de
+manieres, court de jambes et court de bras, a la physionomie ouverte,
+gaie et fine, dont les cheveux frises, le nez busque et le teint mat
+trahissaient tout de suite l'origine semitique; le neveu, au contraire,
+etait un beau jeune homme elance, avec des yeux de velours, et des dents
+blanches qui avaient l'eclat de la nacre entre des levres sanguines et
+une barbe noire frisee.
+
+--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle
+Perthe_.
+
+Ce dernier bonjour fut accompagne d'une reverence.
+
+-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-la, je _groyais_
+qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumiere au
+_pureau_, j'ai _gru_ que c'etait lui qui _trafaillait; foila gomment_
+j'ai frappe a cette _borte_; excusez-moi, _mestames_.
+
+Ce fut une affaire de leur trouver des sieges, car le bureau etait
+meuble avec une simplicite veritablement antique: une table en bois
+noir, deux pupitres, des rayons en sapin regnant tout autour de la piece
+pour les registres et la collection des echantillons de toutes les
+etoffes fabriquees par la maison depuis pres de cent ans, quatre chaises
+en paille, et c'etait tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi a
+plus de trois cent millions d'affaires.
+
+C'etait apres la guerre que les Eck et Debs, etablis jusque-la en
+Alsace, avaient quitte leur pays pour venir creer a Elbeuf une grande
+manufacture de "draps lisses, elasticotines, faconnes noirs et
+couleurs", comme disaient leurs en-tetes, ou s'accomplissaient, sans
+le secours d'aucun intermediaire, toutes les operations par lesquelles
+passe la laine brute pour etre transformee en drap pret a etre livre
+a l'acheteur, et tout de suite ils etaient entres en relations avec
+Constant Adeline, que son caractere autant que sa position mettaient
+au-dessus de l'envie et de la jalousie, et aupres de qui ils avaient
+trouve un accueil plus liberal qu'aupres de beaucoup d'autres
+fabricants. Sans arriver a l'amitie, ces relations s'etaient continuees,
+s'etendant meme aux familles. A la verite, madame Adeline mere n'avait
+point vu madame Eck mere, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi
+fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'etre dans la sienne;
+mais mesdames Eck et Debs faisaient a madame Constant Adeline des
+visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux freres Eck
+et les trois freres Debs avaient plus d'une fois danse avec Berthe.
+
+Les politesses echangees, le pere Eck prit son air bonhomme, et,
+regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres:
+
+--_Touchours a l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien
+afoir_ une _embloyee gomme fous_ et... au meme _brix_.
+
+Et il partit d'un formidable eclat de rire, car il etait toujours le
+premier a sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquieter de
+savoir s'il n'etait pas quelquefois le seul a les trouver droles.
+
+Mais ses eclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-a-dire
+instantanement; il prit une figure grave, presque desolee:
+
+--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier
+freres? demanda-t-il.
+
+--J'en ai recu ce matin.
+
+--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_?
+
+--C'est ce qu'on m'ecrit.
+
+--Est-ce que _fous_ etiez engages _afec_ eux?
+
+--Malheureusement. Et vous?
+
+--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas
+foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_;
+c'etait _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux
+Champs-Elysees, chateau aux _enfirons_ de _Baris, filla_ a Trouville,
+_sechour_ a Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_.
+
+Il y eut un silence; le pere Eck paraissait assez gene, et madame
+Adeline l'etait aussi jusqu'a un certain point, se demandant ce que
+pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide:
+
+--Est-ce que vous etes satisfait de vos nouveaux procedes de teinture?
+demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur metier,
+qui pouvait fournir une inepuisable matiere et que d'ailleurs elle etait
+bien aise de tirer au clair.
+
+--Oh! _dres satisvait_.
+
+--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay?
+
+Il ouvrit la bouche pour repondre, puis il la referma, et ce fut
+seulement apres quelques secondes de reflexion qu'il se decida:
+
+--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire,
+l'infentaire_ n'a _bas_ ete _vait_.
+
+Cela fut repondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire
+a sa sincerite, mais il la compromit malheureusement en se hatant de
+changer de sujet.
+
+--Quand _fous foutrez fenir_ a la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de
+_fous_ montrer ca; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est
+nos nouveaux metiers-fixes a _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle
+infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installes, tous
+les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_
+de _veraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouve_ un _bervectionnement_
+aussi simple que _barvait_; il faut voir ca; je lui ai fait _brendre_ un
+_prefet_. Il a vraiment le _chenie_ de la mecanique, ce garcon-la.
+
+--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet?
+
+--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble,
+_touchoure_.
+
+--Ce qu'on appelle a Elbeuf les Cocodes, dit Michel en riant et en
+repetant une plaisanterie qui etait spirituelle a Elbeuf.
+
+Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint aupres de madame
+Adeline:
+
+--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_?
+
+Passant la premiere, madame Adeline le conduisit dans le salon.
+
+
+IV
+
+--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on?
+
+Ce fut la question que madame Adeline, troublee, se posa, mais qu'elle
+eut la force, cependant, de retenir pour elle.
+
+Bien qu'elle n'eut aucune raison de se defier de M. Eck, qu'elle savait
+droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie,
+elle avait ete si souvent, en ces derniers temps, frappee de coups qui
+s'abattaient sur elle a l'improviste et tombaient precisement d'ou on
+n'aurait pas du les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous
+sur ses gardes, inquiete et craintive.
+
+Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps
+des essais pour fabriquer la nouveaute mecaniquement et en grand comme
+ils fabriquaient le drap lisse: etait-ce la la cause de cette visite
+etrange? Dans ces Alsaciens ingenieux qui savaient si bien s'outiller et
+qui reussissaient quand tant d'autres echouaient, allait-elle rencontrer
+des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses
+affaires!
+
+Etait-ce un danger menacant leur maison ou la situation politique de
+son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance
+amicale?
+
+De quelque cote que courut sa pensee, elle ne voyait que le mauvais sans
+admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'etait
+de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie
+ordinairement ouverte et gaie.
+
+Elle s'etait assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et
+elle attendait qu'il commencat; ce qu'il avait a dire etait donc bien
+difficile?
+
+Enfin il se decida:
+
+--Quand nous nous sommes expatries _pour fenir a Elpeuf_, nous n'_afons
+pas drouve_ ici tout le monde bien _tispose_ a nous recevoir. On
+_tisait_: "Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin
+t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ ete parmi ceux-la, au _gontraire_, il
+n'a obei qu'a un sentiment patriotique pour les exiles et aussi pour sa
+ville ou nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a ete
+au coeur; _tans_ la position ou nous etions, quittant notre pays,
+recommencant la vie a un age ou beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos,
+nous _afons_ ete heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_.
+
+Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquietude de madame
+Adeline se detendit.
+
+--Quand l'annee _terniere_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin
+de perdre mon _peau_-frere Debs, nous _afons_ encore retrouve M.
+_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passe a ce moment et comment des gens
+se sont recuses pour ne pas lui faire des funerailles convenables; on
+_tisait_: "Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire
+concurrence?" Toutes sortes de mauvais sentiments s'etaient eleves
+contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-la memes qui
+auraient du se mettre en avant se sont mis en arriere. M. _Ateline_
+etait alors a _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il
+_bouvait_ tres _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce
+qui se passait ici,--peut-etre meme est-ce _bar fous, matame_?
+
+--Il est vrai que je lui ai ecrit.
+
+M. Eck se leva et avec une emotion grave il salua respectueusement:
+
+--J'aime a _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin,
+_aferti_, il a quitte _Baris_ et sur cette tombe, lui depute, il n'a pas
+craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnete homme qui avait apporte
+ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une
+ville ou il y a tant de misere. Et pour cela il a trouve des paroles qui
+retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les
+membres de notre famille.
+
+Il fit une pause, emu bien manifestement par ces souvenirs; puis
+reprenant:
+
+--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_
+allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demande
+ce moment d'entretien _bartigulier_. Apres ces _exbligations, fous
+gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels
+termes nous _barlons_ de lui: ma mere, ma soeur, ma femme, mes fils, mes
+_nefeux_ et moi-meme; il n'est _bersonne_ a _Elpeuf_ pour qui nous avons
+autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitie. Ce qui vous
+touche nous interesse et _pien_ souvent nous nous sommes _rechouis_
+en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes
+affliges en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier.
+
+Peu a peu, madame Adeline s'etait rassuree: tout cela etait dit avec
+une bonhomie et une sympathie si evidentes que son inquietude devait se
+calmer comme elle s'etait en effet calmee; mais a ces derniers mots,
+qui semblaient une entree en matiere pour une question d'argent, ses
+craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitie qui
+se manifestaient avec si peu d'a-propos n'allaient-elles aboutir a une
+conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'etait pas un mechant homme avait
+voulu adoucir en la preparant: c'etait le terrible de sa situation de
+voir partout le danger.
+
+--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pesoin_ d'etre dans des
+conditions _bartigulieres_ pour etre charme en voyant mademoiselle
+_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa
+mere, et un jeune homme, alors meme qu'il ne connait pas sa famille,
+ne peut pas ne pas etre seduit par elle, mais combien _blus_ fortement
+doit-il l'etre quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_
+exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis
+betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en realite un sage
+garcon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands
+services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractere le _blus_
+aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ egal que
+je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous
+_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille.
+
+Bien des fois et depuis longtemps deja, madame Adeline avait marie
+sa fille, choisissant son gendre tres haut, alors que leurs affaires
+etaient en pleine prosperite, descendant un peu quand cette prosperite
+avait decline, baissant a mesure qu'elles avaient baisse, jamais elle
+n'avait eu l'idee de Michel Debs. Un juif!
+
+Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappe.
+
+--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez a _matame Ateline_ mere, qui est
+une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_
+notre mere qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la
+votre. C'est ce que j'ai _tit_ a mon _betit_ Michel quand il m'a _barle_
+de ce mariage. "Et ta grand'mere, et la grand'mere de _mademoiselle
+Perthe_, hein!"
+
+Justement apres etre revenue un peu de son etourdissement, c'etait a ces
+grand'meres qu'elle pensait, a celle de Berthe et a celle de Michel.
+
+De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloitree comme
+une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystere
+et l'inconnu rendaient effrayantes.
+
+Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise
+aux pratiques les plus etroites de sa religion? De quel oeil
+regarderait-elle une chretienne a sa table, elle qui ne mangeait que
+de la viande pure, c'est-a-dire saignee par un sacrificateur, ouvrier
+alsacien verse dans les rites, qu'elle avait fait venir expres?
+
+Bien qu'elle n'eut ni le temps ni le gout d'ecouter les bavardages
+qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir
+quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait a cette vieille juive et
+ne pas en etre frappee.
+
+Avant l'arrivee des Eck et des Debs a Elbeuf, on s'occupait peu des
+usages des juifs, mais du jour ou cette vieille femme s'etait installee
+dans sa maison, son rigorisme l'avait imposee a la curiosite et aussi
+a la critique. C'etait monnaie courante de la conversation de raconter
+qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur
+le saignat;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans ecailles;
+qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui
+appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour
+le maigre;--que le poisson seul pouvait etre arrange au beurre, a
+l'huile ou a la graisse;--que, dans les repas ou il etait servi de la
+viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gateaux;--qu'on
+preparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-la
+les Israelites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de
+fer sur des braises, et sur cette plaque on placait le vase contenant
+les mets tout cuits, ce vase ne pouvait etre pris que par des mains
+juives;--enfin, que ses cheveux coupes etaient recouverts d'un bandeau
+de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille a ne pas
+laisser pousser leurs cheveux.
+
+Sans doute il y avait dans tout cela des exagerations, mais le
+vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu
+encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis
+vingt ans qu'elle en avait trop souffert aupres de sa belle-mere pour
+vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien degagee
+qu'elle fut de certains prejuges, elle ne l'etait point encore de
+celui-la. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde
+n'avait epouse un juif: cela ne se faisait pas a Elbeuf.
+
+Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de reflechir, il continuait:
+
+--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de
+son amour, c'est un honnete homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame
+Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barle_, mais ses
+levres ne se sont pas ouvertes. Peut-etre sait-elle cependant qu'elle
+est aimee, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces
+choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a
+_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est la ce qui
+m'amene chez vous. J'esperais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne
+manque pas les occasions ou il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu a
+m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-etre pas tres convenable.
+Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fut absent et j'en suis heureux,
+puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une
+mere vaut mieux qu'un pere. Vous la transmettrez a _M. Ateline_ et, si
+_fous_ le jugez _pon_, a _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_
+prie d'insister sur son amour; c'est sincerement, c'est _tentrement_
+qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un
+mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur
+que nous attachons a unir notre famille a la votre. Je veux vous
+_barler_ franchement, a coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne
+recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est depute
+et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _tecore_ et n'ai rien a
+attendre du gouvernement; quant a la situation de nos affaires, elle
+est _ponne_; la ou d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons;
+les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les
+communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_.
+
+Il se frotta les mains:
+
+--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est
+organisee pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura
+un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas
+que la graine en manque de sitot. Donc, ce que nous cherchons uniquement
+dans ce mariage, c'est l'honneur d'etre de _fotre_ famille: le pere
+Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront,
+et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et
+Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre
+repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient
+des _Ateline_.
+
+Sur ce mot, il se leva.
+
+--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline.
+
+--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidee_
+que je ne la _blaiderais_ moi-meme.
+
+Ils rentrerent dans le bureau, ou ils trouverent Leonie, la figure
+epanouie par un eclat de rire.
+
+--Je _fois_ qu'on s'est amuse, dit le pere Eck, on a taille une _ponne
+pafette_.
+
+--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Leonie.
+
+--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et
+qu'est-ce donc qu'il vous contait?
+
+--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le
+savez-vous, monsieur Eck?
+
+--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques
+n'etaient pas aussi avancees que maintenant, et nous ne savions pas que
+les Carthaginois se _cantaient_.
+
+--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains.
+
+--Ah! vraiment? dit le pere Eck qui n'avait pas compris.
+
+--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire
+d'excuse a madame Adeline, mademoiselle Leonie faisait un devoir sur
+Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'egayer. Je crois que
+maintenant elle n'oubliera plus Annibal.
+
+--M. Michel sait trouver un mot agreable pour chacun, dit la maman.
+
+Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et a leur eclat il
+etait evident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouve quelque
+chose d'agreable,--mais a coup sur de moins enfantin que pour Leonie.
+L'aimait-elle donc?
+
+
+V
+
+L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail;
+elle n'avait plus la tete aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait
+marche.
+
+On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mere dans la salle a manger,
+et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas
+moins la maison, alla voir a la cuisine si tout etait pret pour servir
+quand le maitre arriverait, puis elle revint dans la salle a manger
+attendre.
+
+--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas?
+
+--Non, grand'mere, repondit Berthe, il va comme Saint-Etienne.
+
+--Comment ton pere n'est-il pas arrive? aurait-il manque le train?
+
+Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquietude evidente,
+en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience
+extraordinaire.
+
+Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas presses
+dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.
+
+Presque aussitot Adeline entra dans la salle a manger, tenant dans sa
+main celle de sa fille; tout de suite il alla a sa mere, qu'il embrassa,
+puis, apres avoir embrasse aussi sa femme et Leonie, il se debarrassa
+de son pardessus, qu'il donna a Berthe, et de son chapeau, que lui prit
+Leonie.
+
+Alors il s'approcha de la cheminee ou, sur des vieux landiers en fer
+ouvrage, brulaient de belles buches de charme avec une longue flamme
+blanche.
+
+--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement
+ouvertes devant la flamme.
+
+Sa mere et sa femme le regardaient avec une egale anxiete, tachant de
+lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement;
+ce visage epanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.
+
+Tout a coup, il se redressa vivement; deboutonnant sa jaquette, il
+fouilla dans sa poche de cote et en tira cinq liasses de billets de
+banque qu'il tendit a sa femme:
+
+--Serre donc cela, dit-il.
+
+La Maman laissa echapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit
+rien, mais a l'empressement avec lequel elle prit les billets et a la
+facon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner
+son emotion et son sentiment de delivrance.
+
+Aussitot que madame Adeline revint dans la salle a manger; on se mit a
+table.
+
+Bien entendu, ce soir-la les affaires personnelles passerent avant la
+politique, et la Maman fut la premiere a mettre la conversation sur les
+freres Bouteillier:
+
+--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en
+arriver a cette catastrophe?
+
+--L'anciennete et l'honorabilite ne sauvent pas une maison, repondit
+Adeline, c'est meme quelquefois le contraire qu'elles produisent.
+
+Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement
+il etait d'une extreme bienveillance, prenant les choses, meme les
+mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui,
+ayant toujours ete heureux, ne se fache pas pour un pli de rose,
+convaincu que celui qui le gene aujourd'hui sera efface demain.
+
+Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hata meme d'attenuer ce
+mot qui lui avait echappe: la catastrophe qui frappait les Bouteillier
+n'etait pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'etait une suspension de
+payement, non une banqueroute avec insolvabilite complete; il paraissait
+meme certain que les payements reprendraient bientot et qu'on perdrait
+peu de chose avec eux.
+
+Cela ramena la serenite sur les visages et acheva ce que les cinq
+liasses de billets de banque avaient commence; la conversation, d'abord
+tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne
+voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel.
+
+--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline.
+
+--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, repondit
+madame Adeline.
+
+--Et qu'est-ce qu'il voulait, le pere Eck? dit Adeline d'un ton
+indifferent en se versant a boire.
+
+Cette question fit relever la tete a la Maman, qui maintenant qu'elle
+etait debarrassee de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait
+ce que signifiaient cette visite et ce tete-a-tete avec sa bru. Pourquoi
+le pere Eck n'avait-il pas parle devant elle? A son age, ce juif
+n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse?
+
+--Je te conterai cela apres diner, dit madame Adeline.
+
+--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman
+avec une dignite blessee.
+
+--Oh! Maman! s'ecria Adeline.
+
+--Vous savez bien que vous n'etes jamais de trop, dit madame Adeline
+sans s'emouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre
+chambre apres le diner, vous assistiez au recit de cette visite.
+
+Il n'etait pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorite, fit
+des algarades de ce genre a sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait
+pas etre juge entre sa femme et sa mere, sortait d'embarras par une
+diversion plus ou moins adroite; il recourut a ce moyen:
+
+--Tu sais, fillette, dit-il a Berthe, que j'ai pense a toi; comme tu me
+l'avais recommande, j'ai ete me promener dans l'allee des Acacias
+mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regarde toutes les femmes
+elegantes, je ne peux pas te dire si cette annee les redingotes seront
+longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et
+j'en ai vu qui s'arretaient un peu plus bas que les hanches; tu peux
+donc faire la tienne comme tu voudras.
+
+--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une
+moyenne et une courte?
+
+--C'est une idee. Je dois dire aussi, pour etre fidele a la verite, que
+j'ai vu peu de foule: ce qui est facheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.
+
+Apres sa fille, ce fut le tour de sa niece: il s'etait acquitte de deux
+commissions dont elle l'avait charge: il avait achete l'_Atlas_ qu'elle
+desirait et commande une boite de pastels telle que la voulait papa
+Nourry.
+
+--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite a dessiner
+ses oiseaux.
+
+--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!
+
+Le diner tourna un peu plus court qu'a l'ordinaire; le dessert a peine
+servi, Berthe se leva de table et fit signe a Leonie de se lever aussi.
+Ce n'etait pas la presence de la Maman qui empechait de parler de la
+visite du pere Eck, c'etait la leur; Berthe l'avait compris et ne
+voulait pas retarder le moment des explications.
+
+--Viens, dit-elle a sa cousine.
+
+Elles monterent a leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil
+de sa mere dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.
+
+--Eh bien? demanda-t-elle.
+
+--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son
+neveu Michel.
+
+--Le pere Eck! s'ecria Adeline.
+
+--Ce juif! s'ecria la Maman en levant au ciel ses mains que
+l'indignation rendait tremblantes.
+
+Comme madame Adeline ne repondait rien, la Maman reprit:
+
+--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!
+
+--Il ne faut rien exagerer, dit Adeline, il est plus Francais que nous,
+puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a paye cet honneur d'une partie
+de sa fortune.
+
+--Crois-tu donc que s'il avait trouve son interet a etre Prussien, il ne
+le serait pas?
+
+--Enfin, il ne l'est pas.
+
+--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!
+
+--Assurement non.
+
+--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!
+
+--Je suis au moins aussi surpris que vous.
+
+--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui
+me souleve de ce fauteuil ou depuis quatre ans je reste inerte.
+
+--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?
+
+--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en
+existe pas moins.
+
+--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous
+demandant la main de notre fille.
+
+--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est
+juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?
+
+--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est la un prejuge d'un
+autre age. Le temps n'est plus ou le juif etait un paria, il s'en faut
+de tout; il n'y a qu'a ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe
+aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.
+
+Puis, comme il voulait enlever a cet entretien la violence passionnee
+que sa mere y mettait, il prit un ton enjoue:
+
+--Si les choses marchent du meme pas, il est facile de prevoir qu'avant
+peu ce sera le chretien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu
+des premieres representations: en tete des personnes citees, ce sont des
+juifs que tu trouveras.
+
+Mais au lieu de calmer sa mere, il l'exaspera.
+
+--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysee, je n'ai plus
+d'initiative, je n'ai plus d'autorite, je n'ai plus la fortune qui la
+fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta
+mere et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant,
+la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes
+habitues a discuter le pour et le contre et a trouver qu'il y a autant
+de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce
+qu'ils sont eux-memes, un incredule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu
+ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolerance; il n'y a
+pas de tolerance pour le mal, il doit etre ecrase.
+
+Elle avait toujours a cote d'elle une forte canne avec laquelle elle
+faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point
+appeler pour qu'on le roulat; elle la prit, et, d'une main encore
+vigoureuse, elle frappa le parquet avec une energie qui disait celle de
+sa volonte.
+
+--Il doit etre ecrase.
+
+Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir ecraser un etre
+vivant, le pere Eck, sans doute, ou son neveu, plutot qu'une chose
+ideale--ce mal qui l'enflammait.
+
+Adeline aimait sa vieille mere autant qu'il la respectait; aussi,
+lorsqu'elle abordait la question religieuse, tachait-il toujours,
+lorsqu'il ne pouvait pas ceder, de laisser tomber la conversation ou de
+la detourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien
+abandonner de ses idees; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des
+engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'etait pas
+une discussion plus ou moins theorique qui etait soulevee, c'etait une
+affaire personnelle, qui pouvait etre la plus grave pour sa fille--celle
+de sa vie meme.
+
+--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter
+par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck
+injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se presente.
+
+--Toujours les conditions, les circonstances attenuantes.
+
+Sans repondre a sa mere, il s'adressa a sa femme:
+
+--Hortense, dis-nous ce qui s'est passe dans ton entretien avec M. Eck.
+
+Il fit un signe furtif a sa femme pour qu'elle allongeat son recit
+autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mere se calmerait sans
+doute.
+
+Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta a peu pres
+textuellement les paroles de M. Eck.
+
+Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers
+mots elle lui coupa la parole:
+
+--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la
+repulsion qu'ils inspiraient en venant s'etablir ici pour ruiner
+d'honnetes gens par la concurrence.
+
+--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons
+rien.
+
+Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit
+encore:
+
+--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main!
+tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais ecoute!
+
+Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les
+Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tete en murmurant:
+
+--L'estime de ces gens-la! voila une belle affaire vraiment! il n'y pas
+de quoi se rengorger comme tu le fais.
+
+Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se
+contenir; mais quand sa bru repeta les paroles meme qui avaient ete
+la conclusion du pere Eck: "Est-ce que ce serait une mauvaise raison
+sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des
+rameaux nouveaux", elle poussa un cri d'indignation:
+
+--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre
+maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent,
+c'est la maison qu'il leur faut.
+
+Apres cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait
+les yeux fixes sur le plancher et paraissait suivre sa pensee, agitant
+ses levres sans former des mots distincts. Tout a coup elle prit la main
+de son fils violemment:
+
+--Constant, la verite: on me la cache ici, ta femme, toi-meme.
+Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien
+malade que ces gens pensent pouvoir heriter de toi?
+
+Il hesita un moment en regardant sa femme:
+
+--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton
+coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne repondras-tu pas a ta mere?
+
+Il hesita encore.
+
+--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement.
+
+--Oui.
+
+
+VI
+
+La Maman, si exaltee quelques minutes auparavant, avait tendu la main a
+son fils, et comme il etait venu s'asseoir pres d'elle, elle tenait la
+main qu'il lui avait donnee entre les siennes.
+
+--Mon pauvre garcon, repetait-elle, mon pauvre garcon!
+
+--Tu as raison de te plaindre, dit-il, apres avoir consulte sa femme
+d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons cache la verite.
+
+--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mere,
+un autre soutien?
+
+--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquieter. Tu as besoin de calme, de
+repos, et tu n'es que trop disposee a te donner la fievre. A quoi bon te
+tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, etre de peu de
+duree?
+
+--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas
+merite que tu me fisses injustement ce chagrin; m'eloigner de toi, nous
+separer, je ne comprends pas qu'une pareille pensee ait pu te venir.
+
+Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son
+mari et sa belle-mere, mais c'etait a condition que d'une facon directe
+ou indirecte elle ne fut pas elle-meme prise a partie: dans ces derniers
+mots elle vit une allusion a son influence et ne voulut pas la laisser
+passer sans repondre.
+
+--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous etait bien
+difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraitre en faire
+remonter la responsabilite a l'effort que nous nous sommes impose pour
+vous rembourser votre part, car c'est a partir de ce moment meme que
+notre gene a commence. Nous avions compte sur de bonnes annees; nous en
+avons eu de mauvaises. Fallait-il a chaque perte ou a chaque inventaire
+vous dire: "Voila la situation!" Cela eut-il ete discret et delicat?
+Nous ne l'avons pense, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus
+influence qu'il ne m'a influencee lui-meme. Cela s'est fait tacitement,
+spontanement entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'etait
+vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi
+comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.
+
+--Et quand vous avez vu qu'ils duraient?
+
+--Il etait trop tard pour vous porter un si gros coup.
+
+--Enfin, quels sont-ils?
+
+Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole:
+
+--Un mot va te repondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai
+remis a Hortense en arrivant; d'ou crois-tu qu'ils viennent?
+
+--De chez un banquier?
+
+--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En realite,
+de chez une simple connaissance u qui je n'aurais jamais pense a
+m'adresser, qui est venue a moi et qui m'a presque fait violence pour
+que j'accepte ce pret.
+
+Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite
+la rassurer.
+
+--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parle, que je rencontre
+chez mon collegue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un
+homme du monde, charmant, tres lance. Je dinais hier chez M. de Cheylus,
+et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guere
+parle que de la debacle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde
+parisien une place egale a celle qu'ils occupaient dans le commerce.
+Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas cache
+qu'elle etait un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi
+mal a propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a
+accompagne; nous avons cause des Bouteillier, longuement cause: tres
+galamment il s'est mis a ma disposition, en me demandant d'user de lui
+comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que
+peut dire un homme aimable. Je l'ai remercie, mais, bien entendu, j'ai
+refuse. Ce matin, il est venu chez moi et a recommence ses offres
+de services d'une facon si pressante que j'ai fini par accepter ses
+cinquante mille francs; il se serait fache si j'avais persiste dans mon
+refus.
+
+--Voila qui est bien etonnant, dit la Maman.
+
+--Qui serait etonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup
+moins de la sienne: c'est, je vous le repete, le plus charmant homme que
+j'aie rencontre, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire
+qu'il est le mien; jamais personne ne m'a temoigne autant de sympathie;
+s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut etre mon gendre.
+
+--Peut-etre veut-il etre tout simplement celui de la maison Adeline, dit
+la Maman.
+
+--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose a un jeune homme
+lance comme lui et vivant dans un monde ou la gloire des maisons de
+commerce n'est pas cotee. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi:
+c'est lui qui m'a prete ces cinquante mille francs, et il nous rend un
+service dont nous devons lui etre reconnaissants.
+
+--En es-tu donc la, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver
+cinquante mille francs? s'ecria la Maman.
+
+--Non, Dieu merci; mais j'en suis la de savoir gre a celui qui m'epargne
+le souci de les chercher. Au lendemain de la debacle des Bouteillier,
+dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie
+pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immediat de cinquante
+mille francs; notre credit deja bien ebranle s'en serait mal trouve;
+la pret de ce brave garcon nous donne le temps de respirer et de nous
+retourner: n'est-ce pas, Hortense?
+
+--Assurement, surtout si, comme tu l'esperes, les Bouteillier reprennent
+leurs payements.
+
+--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle
+creee? comment en est-elle arrivee la?
+
+--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tete d'un geste
+decourage.
+
+--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien a dire contre Hortense,
+elle administre aussi bien que possible.
+
+--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la
+notre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la
+direction, il faut des circonstances, et la direction a ete mauvaise,
+comme les circonstances depuis quelques annees ont ete desastreuses.
+
+--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le
+directeur.
+
+--Eh bien, j'ai ete un mauvais directeur: je me suis endormi dans le
+succes, comme d'autres que moi se sont endormis a Elbeuf; nous faisions
+bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'a continuer a bien faire; que
+nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation
+parce que nous lui etions superieurs: l'exportation a diminue a mesure
+que l'outillage des pays etrangers s'est developpe, et l'importation
+nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que
+les commissionnaires comme les tailleurs ont interet a vendre au prix
+qu'ils veulent des etoffes dont on ne connait pas la valeur vraie. Nous
+nous sommes specialises dans notre superiorite, et au lieu de developper
+par la science professionnelle le sens de la transformation et de la
+mobilite, nous avons vecu pieusement sur le passe, sur le _foule_, sans
+nous apercevoir que le _foule_ ne pouvait pas etre eternel, La mode n'en
+veut plus; nous voila a bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on
+ne veut pas de nos produits et si nous les vendons a perte? C'est la que
+ma direction a ete mauvaise. Fier de ma superiorite, je me suis conduit
+en artiste, non en commercant.
+
+--Tu as ete un Adeline, dit la Maman.
+
+--Peut-etre; mais tandis que j'etais un Adeline des temps passes,
+d'autres etaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de
+rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et
+c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair a imiter et a
+perfectionner les tissus, a transformer son outillage pour lui faire
+produire l'article du jour. C'est la qu'a ete la source de sa fortune
+industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui
+ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie
+legere, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des metiers
+mecaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie,
+la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de
+l'argent a gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra a
+l'emballage qu'il tissera aussi bien que les etoffes de prix. Le jour ou
+la mode a decide que les vetements de femme serait en petite draperie,
+Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la
+draperie nouveaute pour hommes, et il l'a fabrique mieux qu'eux et a
+meilleur marche. C'est ainsi qu'il a commence sa concurrence contre
+nous, aide par les tailleurs qui achetent le Roubaix moins cher que
+l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est
+vulgaire d'etre habille en Elbeuf, c'est chic de l'etre en anglais... de
+Roubaix. Un moment j'ai pense a me lancer dans cette voie.
+
+--Je te l'ai assez demande! interrompit madame Adeline.
+
+La Maman jeta un regard indigne a sa bru, a laquelle elle avait plus
+d'une fois reproche d'etre une mauvaise Elbeuvienne.
+
+--Il est certain que, pour la nouveaute, il etait possible de faire a
+Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de developper le tissage mecanique;
+c'est meme la, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de
+difficultes dans le present qui m'ont inquiete! Ou trouver les ouvriers
+en etat de conduire ces metiers? Comment les rompre, du jour au
+lendemain, a ce nouveau systeme? Comment affiner la delicatesse de leur
+toucher et de leur vue de maniere a passer brusquement de nos fils
+d'hier aux fils tenus d'aujourd'hui? Le metier a la main bat
+vingt-cinq coups a la minute, le metier mecanique en bat de soixante
+a soixante-dix; il faut pour suivre la rapidite de ces metiers, une
+legerete de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas
+presentement et qui ne s'acquiert pas en un jour.
+
+--Jamais on ne fera de la belle nouveaute sur les metiers mecaniques,
+affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-etre,
+de l'Elbeuf, non.
+
+Sans engager une discussion sur ce point avec sa mere, ce qu'il savait
+inutile, il continua:
+
+--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage:
+pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt metiers
+prets a battre et a remplir les ordres; chaque metier coutant deux mille
+cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec
+l'immeuble, la machine a vapeur et les outils accessoires, il faut
+compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de cote la
+teinture et la filature qui doivent s'executer au dehors avec avantage,
+mais j'ajoute l'outillage pour le degraissage, le foulage et les
+apprets, qui ne coute pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive
+ainsi a un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas.
+
+Cela fut dit en glissant et a voix basse, de facon a ne pas l'appliquer
+directement a la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps a
+la reflexion de se produire, il reprit:
+
+--Enfin une derniere raison, qui, pour etre d'un ordre different, n'a
+pas ete moins forte pour moi, m'a arrete. Ce qu'il y a de bon dans notre
+travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il
+s'execute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas a la _sonnette_,
+comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, a
+la ville ou a la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il
+enseigne son metier par l'exemple. L'individualite existe et avec
+elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualite
+disparait comme disparait la famille; l'ouvrier perd meme son nom pour
+devenir un numero; il faut quitter le village pour la ville ou le mari
+est separe de sa femme, ou les enfants le sont du pere et de la mere;
+plus de table commune autour de la soupe preparee par la mere, on va
+forcement au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai
+pas eu le courage d'assumer la responsabilite de cette transformation
+sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout
+nous amene a creer une nouvelle feodalite. Mais, pour moi, je n'ai pas
+voulu mettre la main a cette oeuvre. Justement parce que je suis un
+Adeline et que deux cents annees de vie commune avec l'ouvrier m'ont
+impose certains devoirs, j'ai recule. Sans doute d'autres feront--et
+prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas
+de ceux-la, et cela suffit a ma conscience. Je n'ai pas la pretention
+d'arreter la marche de la fatalite. Voila pourquoi, revenant a notre
+point de depart, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas etre
+accueillie par un brutal refus. Ma tache est finie, la leur commence;
+ils sont dans le mouvement.
+
+--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux
+plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus?
+
+--Je suis entrave, je ne suis pas arrete, voila la stricte verite.
+
+--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change
+et que notre nouveaute reprenne: les jeunes gens se lasseront d'etre
+habilles comme des grooms anglais et de s'exposer a se faire mettre
+quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient
+toujours.
+
+--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous
+comme a Reims, ou de pere en fils on s'est enrichi a fabriquer du
+merinos, et ou l'on continue a fabriquer du merinos, alors qu'il ne se
+vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine.
+
+--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste,
+avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline
+perisse que de la voir passer entre les mains de ces juifs.
+
+--Et Berthe?
+
+--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un
+juif!
+
+
+VII
+
+--Et toi? demanda Adeline a sa femme en entrant dans leur chambre,
+dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de
+devenir la femme d'un juif?
+
+--Veux-tu donc ce mariage?
+
+--Et toi ne le veux-tu point?
+
+--J'avoue que l'idee ne m'en etait jamais venue.
+
+--As-tu quelques griefs contre Michel Debs?
+
+--Aucun.
+
+--Ne le trouves-tu pas beau garcon?
+
+--Certainement.
+
+--Intelligent, sage, range, travailleur!
+
+--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.
+
+--Et au contraire tu as entendu dire, a moi, aux autres, a tout le
+monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tete
+dans cette belle association de freres et de cousins, et que c'est lui
+sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le pere Eck
+se retirera.
+
+--C'est vrai.
+
+--Eh bien, alors? qui t'empeche d'admettre que sa femme puisse etre
+heureuse?
+
+--Je ne dis pas cela; et pourtant....
+
+--Quoi?
+
+--Il est juif.
+
+--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui etes
+opposees, cela suffit, restons-en la.
+
+--Tu le desires donc?
+
+--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par
+cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un
+autre, bon ou mauvais selon son caractere particulier, mais qui en sa
+qualite de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire,
+plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commercant
+dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton
+prejuge.
+
+--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'a lui-meme, ce prejuge.
+
+--C'est deja quelque chose.
+
+--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garcon, et si je le voyais
+pour la premiere fois, si l'on m'enumerait les qualites que je lui
+reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il desire epouser ma fille
+sans m'apprendre en meme temps qu'il est juif, je serais toute disposee
+a le considerer comme un gendre possible... et peut-etre meme desirable.
+Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa
+grand-mere, et quand M. Eck m'a presente sa demande, je t'avoue que je
+n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille
+juive fanatique.
+
+--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous
+la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout oblige, il me semble.
+D'ailleurs la vieille madame Eck mene une existence si retiree qu'elle
+ne doit pas etre une gene pour les siens. Je comprends que, si tout ce
+qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais
+comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos
+moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chretiens.
+
+--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi.
+
+--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas
+hostile et trouve qu'il est faisable, voila la verite vraie. Il y a
+quelqu'un qu'il touche encore de plus pres que nous; c'est Berthe;
+aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que
+Berthe doit etre consultee. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination
+des abominations; pour toi qui es d'un autre age et que la tolerance
+a penetree, il serait inquietant, sans que tu pusses cependant le
+repousser par des raisons serieuses et autrement que d'instinct, sans
+trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut etre desirable. C'est a voir.
+Si elle l'acceptait, il y aurait la un affaiblissement de prejuge tout a
+fait curieux, mais qui, a vrai dire, ne m'etonnerait pas.
+
+Madame Adeline avait ravive le feu qui s'eteignait; elle fit asseoir son
+mari devant la cheminee, et s'assit elle-meme a cote de lui.
+
+--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle.
+
+--N'est-ce pas la premiere chose a faire? Je ne veux pas plus la marier
+malgre elle que je ne voudrais qu'elle se mariat malgre moi.
+
+--Et ta mere?
+
+--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de
+nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposee a accepter ce
+mariage, nous verrons alors ce qu'il y a a faire avec Maman... et avec
+toi.
+
+--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe:
+il est evident que la repugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande
+de M. Eck n'etait pas raisonnee; je reconnais qu'aucun reproche ne peut
+etre adresse a Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais ete
+chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a
+donc pas a s'occuper de moi; mais ta mere? Tu interroges Berthe et elle
+te repond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de
+Michel. J'ai peine a croire que, jusqu'a present, elle ait vu en lui un
+futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre.
+Mais du jour ou tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naitre et
+se developper vite, car je conviens sans mauvaise grace que Michel est
+beau garcon, et qu'il sait mieux que personne etre aimable quand il veut
+plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur
+de ta mere que nous faisons; a son age, avec son despotisme d'idees,
+cela est bien grave, et la responsabilite est lourde pour nous. Ou tu
+subis le refus de ta mere, et alors nous faisons le malheur de Berthe,
+si ce sentiment est ne.
+
+--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a
+ete surprise, finirait par entendre raison.
+
+Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la
+Maman mieux que le fils ne connaissait sa mere, et savait par experience
+qu'on ne lui faisait pas entendre raison.
+
+--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mere, mais
+tout n'est pas fini, il y a un empechement a ce mariage qui vient de
+nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons
+lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire a M. Eck que nous marions notre
+fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en meme
+temps celui de notre detresse? Je ne veux pas revenir sur mon prejuge et
+dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille
+sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre a une certaine fortune
+escomptee vraisemblablement a l'avance. Mais il est commercant, et
+trouveras-tu beaucoup de commercants dans une situation egale a celle
+des Eck et Debs qui epouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous
+pouvons donc en etre pour la honte de notre confession, et Berthe pour
+l'humiliation d'un mariage manque. Est-il sage de nous exposer a un
+pareil echec qui, se realisant, aurait des consequences desastreuses,
+non seulement pour Berthe, mais encore pour notre credit. Reflechis a
+cela.
+
+Ces derniers mots etaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et
+deduisait les raisons qui s'opposaient a ce mariage, Adeline, qui tout
+d'abord l'avait ecoutee en la regardant, se penchait vers le feu,
+absorbe manifestement dans une meditation douloureuse.
+
+--Tant d'annees de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de
+luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'energie, pour
+en arriver la! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je ecoute quand il en etait
+temps encore!
+
+Elle le regarda, tristement penche sur le feu qui eclairait sa tete
+grisonnante. Quels changements s'etaient faits en lui en ces derniers
+temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'a quarante ans etait
+reste si jeune! Comme sur son visage au teint colore les rides s'etaient
+profondement incrustees; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent
+egayes par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou
+d'inquietude.
+
+--Si encore, dit-il en suivant sa pensee et en se parlant plus encore
+qu'il ne parlait a sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et
+comment! J'ai ete bien imprudent, bien coupable de ne pas t'ecouter.
+
+Madame Adeline n'etait pas de ces femmes qui mettent la main sur la tete
+de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'egayait;
+s'il se decourageait, elle le reconfortait; de meme que s'il
+s'emballait, elle l'enrayait.
+
+--Je n'etais sensible qu'a l'interet immediat, dit-elle, mais crois bien
+que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente
+ans, ayant sa position a faire, on pouvait courir cette aventure, mais a
+ton age et dans ta situation il etait sage et naturel de ne pas oser la
+risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'etre abstenu.
+
+--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-meme,
+car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais
+pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais a mon
+aide quand je me sentais pret a te ceder. Un jour, il y a trois ans,
+c'est-a-dire a un moment ou nous avions encore les moyens de transformer
+notre fabrication, j'etais decide. J'avais tout pese et en fin de compte
+j'etais arrive a la conclusion evidente, claire comme le soleil, que
+c'etait pour nous le salut. J'allais te l'ecrire et j'avais deja pris
+la plume, quand une derniere faiblesse, une sorte d'hypocrisie de
+conscience, m'arreta. Au lieu de t'ecrire a toi, ici a Elbeuf, j'ecrivis
+a Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos
+concurrents payent le charbon, le gaz, le metre courant de construction.
+La reponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240
+francs le wagon, coute la-bas 120 francs; le gaz, grace aux primes de
+consommation, coute 15 centimes le metre cube; enfin la construction
+d'un batiment industriel revient a 22 francs le metre superficiel; tu
+vois, sans qu'il soit besoin que je te le repete, tout ce que je me dis;
+et comme je ne cherchais qu'un pretexte et qu'une justification pour
+rester dans l'inertie, je ne t'ecrivis point. Les choses continuerent
+a aller pendant que je me repetais glorieusement les raisons qui me
+paralysaient, et elles finirent par nous amener au point ou nous sommes
+arrives.
+
+Il se leva et se mit a marcher par la chambre a grands pas avec
+agitation:
+
+--Heureux, s'ecria-t-il, ceux qui ne voient qu'un cote des choses, ils
+peuvent se decider et agir, ils ont de l'initiative et de l'elan. Moi,
+je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement,
+toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre
+malheur. La faute en est-elle a mon caractere, a mon education? Est-ce
+le milieu dans lequel j'ai vecu pendant les belles annees de ma vie,
+tranquille, heureux sans avoir a prendre des resolutions entrainant avec
+elles des responsabilites? toujours est-il que lorsque je suis en face
+d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait
+disparaitre lui-meme, s'enfoncer ou s'envoler.
+
+--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle
+tendrement; tu es le meilleur des hommes.
+
+--A quoi cette bonte a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que
+je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents
+m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais ete seule, tu
+aurais ete libre, tu l'aurais amelioree cette situation; moi, le
+meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai
+le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu.
+J'avais fait de si beaux reves quand nous etions encore les Adeline
+d'autrefois! C'etait a peine si par le monde je trouvais assez de maris
+pour faire mon choix. Et maintenant!
+
+Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant a sa femme et
+s'arretant devant elle:
+
+--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se presente, je ne ferai
+point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: "Il est bien difficile
+de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser",
+attendant que ces difficultes disparaissent d'elles-memes. Pour moi,
+j'ai pu me perdre dans ces hesitations malheureuses, je ne les aurai
+point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et la, dans la
+tranquillite du tete-a-tete je l'interrogerai.
+
+Cela fut dit avec resolution, mais aussitot le caractere reprit le
+dessus:
+
+--Apres tout, elle n'en voudra peut-etre pas de ce mariage.
+
+
+VIII
+
+Dans une famille, la mere n'est pas toujours la confidente de ses
+filles; c'est quelquefois le pere qu'elles choisissent; c'etait le cas
+chez les Adeline, ou Berthe, tout en aimant sa mere tendrement, avait
+plus de liberte et plus d'expansion avec son pere.
+
+Occupee, affairee, appartenant a tous; madame Adeline n'avait jamais pu
+perdre son temps dans les longs bavardages ou se plaisent les enfants.
+Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa
+maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle
+ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu;
+elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme
+la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des
+regards attendris et ces mouvements enveloppants ou les enfants sont si
+habiles et si perseverants. Apres un baiser affectueusement donne, la
+mere reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes etaient
+comptees.
+
+Au contraire, Berthe avait toujours trouve son pere entierement a elle,
+sans que jamais il lui repondit le mot qu'elle etait habituee a entendre
+chez sa mere: "Laisse-moi travailler." Il n'avait pas a travailler, lui,
+lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eut a faire, il ne le faisait
+que lorsqu'elle lui en laissait la liberte; et bien souvent meme il
+commencait sans attendre qu'elle vint a lui. Avec cela s'ingeniant a lui
+plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'etait qu'une enfant; jeune homme,
+lorsqu'elle etait devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache
+avec elle derriere les pieces de drap et dans les armoires! Que de
+visites aux quinze ou vingt poupees composant la famille de Berthe, qui
+toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'etait donne la peine
+d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux
+un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'age n'avait
+point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupees, et, en rentrant
+du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi
+serieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'etait qu'une
+gamine, ne se fachant point des moqueries de sa grand'mere et de sa
+mere, mais sachant gre a son pere de la prendre au serieux et de la
+defendre.
+
+--Ne la raille point, repetait-il, les petites filles qui aiment le plus
+tendrement leurs poupees sont les memes qui plus tard aiment le plus
+tendrement leurs enfants; on est mere a tout age.
+
+Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien
+encore, comme dix ans auparavant, faire le "monsieur qui vient en
+visite", le "medecin", et surtout le "grand-papa" qui revient de Paris
+les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.
+
+Dans ces conditions, il etait donc tout naturel qu'Adeline se chargeat
+de parler a Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent
+joue le role du "notaire" ou de l'"ami de la famille", venant entretenir
+la "maman" de projets de mariage a propos de Toto ou de Popo, pour
+remplir ce role serieusement et faire pour de bon le "papa."
+
+Le lendemain matin, le vent de la nuit etait tombe, et quand, a huit
+heures, le pere et la fille monterent dans la vieille caleche, le ciel
+etait clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du cote du
+levant comme on en voit souvent, en novembre, apres les grandes pluies
+d'ouest. Bien que le cocher fut sur son siege, on ne partit pas tout
+de suite, parce qu'il fallait arrimer le dejeuner dans le coffre de
+derriere et c'etait a quoi s'occupait madame Adeline, aidee de Leonie.
+Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on
+devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait
+ajouter aux oeufs frais de la fermiere. Enfin le coffre fut ferme.
+
+--Bon voyage!
+
+--A ce soir!
+
+Et de la rue Saint-Etienne la caleche passa dans la rue de l'Hospice
+pour gagner la cote du Bourgtheroulde; comme le temps etait doux, les
+glaces n'avaient point ete fermees; en tournant au coin de la rue du
+Thuit-Anger, Adeline apercut Michel Debs qui venait en sens contraire.
+
+--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il.
+
+--Il faut le lui demander, repondit Berthe en riant.
+
+--Ce n'est pas la peine.
+
+On se salua, et pour la premiere fois, Adeline remarqua qu'il y avait
+dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tete et le geste
+de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au
+salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors?
+
+--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce
+matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passes.
+
+--Comment l'aurait-il su?
+
+--Tu aurais pu le lui dire hier au soir.
+
+Berthe ne repondit pas.
+
+Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel,
+Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le
+continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva
+que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberte qu'il lui
+fallait: c'etait la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se
+decider, l'emotion lui serrait le coeur; l'heure presente etait
+si differente de celle qu'autrefois, dans ses moments de reveries
+ambitieuses, il avait espere!
+
+Comme depuis longtemps deja il gardait le silence, absorbe dans ses
+pensees, Berthe le provoqua a parler.
+
+--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux
+d'aller au Thuit?
+
+C'etait une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout
+de suite de Michel, au moins pour la preparer a se prononcer sur sa
+demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de
+lui dire: "Michel Debs, l'associe de la maison Eck et Debs, desire
+t'epouser"; il fallait aussi qu'elle sut a l'avance dans quelles
+conditions Michel se presentait et l'interet materiel qu'il pouvait y
+avoir pour elle a l'accepter; ce n'etait pas du tout la meme chose de
+refuser ce mariage alors qu'elle croyait a la fortune de ses parents,
+que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.
+
+--Il a ete un temps, dit-il, ou je n'avais pas de plus grand plaisir que
+d'aller au Thuit. C'est la que j'ai appris a marcher. C'est la que tu
+as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les
+terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un
+sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas plante
+un arbre, je n'ai pas fait une amelioration, un embellissement sans me
+dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne
+vais pas etre oblige de le vendre.
+
+--Vendre le Thuit!
+
+--Il faut que tu saches la verite, si penible qu'elle puisse etre pour
+toi: nos affaires vont mal, tres mal, et si nous ne sommes pas ruines,
+il faut avouer que nous sommes genes; la crise que nous traversons et
+les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espere en
+sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au
+Thuit, hypotheque deja lorsque j'ai du rembourser ta grand'maman, il l'a
+ete depuis pour toute sa valeur, et avec la depreciation qui a frappe
+la terre en Normandie, il nous coute aujourd'hui plus qu'il ne nous
+rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous
+ne pourrons pas le garder. Voila pourquoi je n'ai plus le meme plaisir
+qu'autrefois a aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour
+moi, mais encore pour toi; ou j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes
+enfants... et nous-memes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensee
+de m'en separer m'attriste?
+
+Berthe prit la main de son pere et l'embrassant tendrement:
+
+--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est a toi.
+
+Ils avaient quitte la grand'route pour prendre un chemin coupant a
+travers des sillons de ble qui, nouvellement ensemences, commencaient a
+se couvrir d'une tendre verdure; a une courte distance sur la droite se
+detachait sur le fond sombre d'une futaie la facade blanche et rouge
+d'une grande maison: c'etait le chateau du Thuit, qui, par la masse
+de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en
+ardoises, par ses cheminees elancees, ecrasait les batiments de la ferme
+groupes a l'entour dans une belle cour du Roumois plantee de pommiers et
+de poiriers puissants comme des chenes.
+
+--C'etait bien vraiment en bon pere de famille que je soignais tout
+cela! dit-il en promenant ca et la un regard attriste.
+
+Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta la. On avait vu la
+voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses
+deux enfants etaient accourus pour recevoir leur maitre.
+
+Berthe, qui etait la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait
+quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupees, les prit
+par la main.
+
+--Ils dejeuneront avec nous, dit-elle a la fermiere, je leur apporte des
+gateaux.
+
+--Faut que je les _debraude_, dit la mere.
+
+--Je les _debrauderai_ moi-meme, repondit Berthe, qui voulait bien
+parler normand avec les paysans.
+
+En effet, avant le dejeuner, elle les debarbouilla a fond, les peigna,
+les attifa, et a table en placa un a sa droite et l'autre a sa gauche,
+de facon a les bien surveiller--ce qui n'etait pas inutile, car avec
+leur gourmandise naturelle que l'education n'avait point encore adoucie,
+ils voulaient commencer par les gateaux.
+
+Adeline, assis vis-a-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux
+gamins, et a voir les prevenances, les attentions qu'elle avait pour
+eux en leur disant de douces paroles a l'accent maternel, il
+s'attendrissait.
+
+--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle a se marier
+plus tard? Ne serait-elle pas privee d'enfants, elle qui les aimait si
+tendrement?
+
+A un certain moment, il exprima tout haut cette pensee, au moins en
+partie:
+
+--Quelle bonne mere tu ferais! dit-il.
+
+Ce fut le mot auquel il revint lorsque, apres le dejeuner, ils sortirent
+seuls dans le jardin, et par la futaie gagnerent la foret. Il avait pris
+le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombees
+des hetres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement
+cote a cote, lui emu par ce qu'il avait a dire, elle troublee et
+angoissee par cette emotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux
+tourments de leur situation.
+
+--Quand je disais tout a l'heure que tu ferais une bonne mere, te
+doutes-tu que ce n'etait pas une allusion a un fait en l'air?
+
+Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en
+rougissant.
+
+--As-tu devine pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il.
+
+Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les
+baissant:
+
+--Fais comme si je l'avais devine, murmura-t-elle.
+
+--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette reponse
+feminine.
+
+Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire.
+
+--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs.
+
+--Ah!
+
+--C'est la tout ce que tu dis?
+
+--Qu'est-ce que maman lui a repondu?
+
+--Qu'elle m'en parlerait.
+
+--Et toi, qu'est-ce que tu as dit a maman?
+
+--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il
+y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous repondions, ta mere
+et moi, il faut donc que d'abord tu repondes toi-meme.
+
+Cependant, apres un moment de silence, ce ne fut pas une reponse qu'elle
+adressa a son pere, ce fut une nouvelle question.
+
+Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-a-dire est-ce qu'il
+connait la verite sur la situation de tes affaires?
+
+--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la
+verite, il la soupconne en partie; dans le monde des affaires, il n'est
+personne a Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui
+ce qu'elle etait il y a quelques annees. Mais quel rapport cela a-t-il
+avec la reponse que je te demande?
+
+--Ah! papa!
+
+--C'est naif, ce que je dis?
+
+Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante.
+
+--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande
+neanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime.
+
+--Ah! j'y suis.
+
+--Dame!
+
+--Et cela te fait plaisir?
+
+--Tu demandes des choses...
+
+--Alors tu ne soupconnais pas qu'il t'aimat?
+
+--Je ne soupconnais pas... c'est-a-dire que je voyais bien que M. Debs
+etait tres aimable avec moi; partout ou j'allais, je le rencontrais;
+toujours je trouvais ses yeux fixes sur moi tres... tendrement; il avait
+en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les
+autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans
+une situation de fortune superieure a la notre, ni avec Suzanne, ni avec
+Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais ete plus loin.
+
+--Maintenant elles ont marche, et il depend de toi qu'elles en restent
+la s'il ne te plait point.
+
+--Je ne dis pas cela.
+
+--Dis-tu qu'il te plait?
+
+--Il est tres bien.
+
+Devant ces reticences il revint a son idee: peut-etre ne voulait-elle
+pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en
+aide:
+
+--Il est vrai qu'il est juif.
+
+Elle se mit a rire franchement:
+
+--Et qu'est-ce que tu veux que ca me fasse qu'il soit juif?
+
+
+IX
+
+L'eclat de rire etait si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si
+spontanement du coeur que la preuve etait faite: l'affaiblissement de
+prejuge dont Adeline avait parle a sa femme se realisait: feroce chez la
+grand'mere, resistant encore chez la mere, il n'existait plus chez la
+fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. "Qu'est-ce que tu veux
+que ca me fasse qu'il soit juif?"
+
+--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline apres un moment
+de reflexion, il n'en est pas de meme pour ta grand'mere.
+
+--Elle est opposee a M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix
+qui tremblait.
+
+--Peux-tu en douter?
+
+--Et maman?
+
+--Ta mere n'avait jamais pense a ce mariage, mais elle n'y fera pas
+d'opposition si de ton cote tu le desires?
+
+--Et toi, papa?
+
+Cela fut demande d'une voix douce et emue qui remua le coeur du pere.
+
+--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.
+
+Elle se serra contre lui.
+
+--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement.
+Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger a te confesser que je
+te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer,
+sans un interet majeur, a y lire toi-meme. Je sens tres bien que c'est
+un sujet delicat sur lequel une jeune fille a l'ame innocente comme
+l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un pere,
+crois-le bien, voudrait n'avoir pas a appuyer. Mais il le faut.
+
+--Je n'ai rien a te cacher.
+
+--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as
+commence a grandir, je t'ai mariee deja bien des fois, mais jamais sans
+que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord
+existe que je te demande de me parler a coeur ouvert. Est-ce donc
+impossible?
+
+--Oh! non.
+
+--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton pere? Ou en
+trouveras-tu un qui t'ecoute avec plus de sympathie?
+
+Ils marcherent quelques instants silencieusement et quitterent la futaie
+pour entrer dans la foret.
+
+--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se decidait point et voulant
+l'encourager.
+
+Mais ce ne fut pas une reponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle
+question:
+
+--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que
+tu penses toi-meme de M. Debs?
+
+--Je n'en pense que du bien; c'est un honnete garcon.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Travailleur.
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Aimable, doux, sympathique a tous les points de vue.
+
+--Alors il te plait?
+
+--Je t'ai mariee en esperance avec des maris qui ne valaient certes pas
+celui-la.
+
+Elle regardait son pere avec un visage rayonnant, devinant ses paroles
+avant qu'il eut acheve de les prononcer.
+
+--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le
+mariage lui-meme, dit-elle.
+
+--Et ce n'est pas du tout la meme chose.
+
+--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es a M. Debs, le mari?
+
+--Tu m'interroges quand c'est a toi de repondre.
+
+--Oh! je t'en prie, papa, cher petit pere!
+
+Il ne lui avait jamais resiste, meme quand elle demandait l'impossible.
+
+Elle lui sourit tendrement:
+
+--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille?
+
+--Gamine!
+
+--Je t'en prie, reponds-moi franchement!
+
+--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari.
+
+Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout a cette reponse; elle palit
+et resta un moment sans trouver une parole.
+
+--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin.
+
+--Il y a des raisons qui lui sont contraires.
+
+--Des raisons... graves?
+
+--Malheureusement.
+
+--Qui te sont personnelles?
+
+--Qui viennent de ta grand'mere et de notre situation.
+
+--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa
+religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui epouse
+une chretienne ne se fait pas chretien; chacun garde sa foi.
+
+--C'est a ta grand'mere qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est
+pas chose facile; me le dire a moi, c'est precher un converti; tu sais
+comme ta grand'mere est rigoureuse pour tout ce qui touche a sa foi, et,
+d'autre part, elle est d'une epoque ou les juifs etaient victimes de
+prejuges qui pour elle ont conserve toute leur force.
+
+Ils etaient arrives a un endroit ou le chemin bourbeux les obligea a se
+separer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'etait point
+ecoulee et elle formait ca et la des flaques jaunes qu'il fallait
+tourner ou sauter.
+
+--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation?
+demanda-t-elle.
+
+--Tu les as pressenties tout a l'heure en me demandant si Michel Debs
+savait la verite sur nos affaires. S'il connait la verite et veut
+t'epouser, c'est, comme tu le dis tres bien, qu'il t'aime, et qu'avant
+la fortune il fait passer la femme. Il t'epouse pour toi, non pour ta
+dot; pour ta beaute, pour tes qualites, parce que tu lui plais, enfin
+parce qu'il t'aime.
+
+--Cela est possible, n'est-ce pas?
+
+--Assurement; mais le contraire aussi est possible; c'est-a-dire que,
+tout en etant sensible a tes qualites, Michel Debs peut l'etre aussi a
+la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage
+d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors
+simplement d'un mariage de convenance: l'un des associes de la maison
+Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'epouser la fille de
+Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis
+pas que cela soit, mais simplement que cela peut etre. Alors que se
+passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'etre bonne,
+comme il le croyait, est mediocre ou meme mauvaise? Il ne la fait point,
+n'est-ce pas? et c'est un mariage manque. Je ne voudrais pas de mariage
+manque pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait
+humiliant; pour nous ce serait desastreux. C'est quand le credit d'une
+maison est ebranle qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point etre
+prudent que de nous exposer a donner un aliment aux bavardages du monde.
+N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: "Pourquoi Michel
+Debs n'a-t-il pas epouse Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu
+d'une fille ruinee." Parler couramment de la ruine d'une maison dont les
+affaires sont embarrassees, c'est la precipiter. Voila pourquoi, avant
+de repondre a M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me
+dire franchement si tu desires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est
+indifferent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un
+autre, auquel tu n'as pas de raisons particulieres pour tenir, il est
+sage de repondre par un refus: nous echappons ainsi a une lutte avec ta
+grand'mere; et d'autre part nous evitons les dangers du mariage manque.
+Au contraire, si Michel te plait, si tu vois en lui le mari qui doit
+assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se derober, il faut
+aborder la situation en face, si perilleuse qu'elle puisse etre pour toi
+comme pour nous, affronter le mecontentement de ta grand'mere, et courir
+aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur
+laquelle il comptait... peut-etre.
+
+--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent?
+
+--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le
+soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu
+vois que, par la force meme des choses, nous voila ramenes au point d'ou
+nous sommes partis et que tu es obligee de repondre franchement, puisque
+ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite.
+
+Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait
+ramenes au point d'ou ils etaient partis, mais la situation n'etait
+plus du tout la meme pour elle, agrandie qu'elle etait, rendue plus
+solennelle par les paroles de son pere: si un sentiment de retenue
+feminine et de pudeur filiale lui avait ferme les levres, maintenant
+elle devait les ouvrir loyalement et sans reticences; elle le devait
+pour son pere, elle le devait pour elle-meme.
+
+--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passe entre M. Debs et
+moi qui ressemble meme de tres loin a ce que j'ai lu dans les livres;
+il ne m'a pas sauve la vie au bord du gave ecumeux pendant notre voyage
+dans les Pyrenees, ou il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est
+jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas
+de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes
+dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que,
+dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon cote pendant
+que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pense a lui; tu ne sais
+peut-etre pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est meme a ca qu'on
+passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du
+Maulevrier, je parlais de mon mari a mes amies, il avait les yeux
+noirs, la barbe frisee, les cheveux ondules de... enfin c'etait Michel.
+Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de
+la part de Michel ne pouvait me donner a penser qu'il voudrait m'epouser
+un jour. Mais moi, j'avais plaisir a me dire que je l'epouserais; on est
+tres hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos
+amies ont des maris a revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le
+prend ou l'on peut.
+
+--Il ne t'avait jamais rien dit?
+
+--Oh! papa, pense donc que je n'etais qu'une gamine et que lui etait
+deja un jeune homme.
+
+--Et quand tu es rentree du couvent?
+
+--Il s'est passe ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui etais
+pas indifferente... et que je lui plaisais.
+
+Il voulut lui venir en aide:
+
+--Et tu en as ete heureuse?
+
+--Dame!
+
+--L'as-tu ou ne l'as-tu pas ete?
+
+--Puisque c'etait la continuation de ce que j'avais si souvent combine,
+je ne pouvais pas ne pas etre satisfaite.
+
+--Satisfaite seulement?
+
+--Heureuse, si tu veux.
+
+--Et lui as-tu laisse voir ce que tu eprouvais?
+
+--Peux-tu croire!
+
+--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne
+le refuseras point.
+
+--Je l'espere, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en
+lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne
+serait pas moi, et c'est pour moi que je veux etre epousee. Ce n'est pas
+a ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.
+
+Ces quelques mots ouvraient a Adeline une esperance sur laquelle il se
+jeta:
+
+--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle
+il doit compter, il ne se retirerait pas.
+
+Oh! s'il etait seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mere, sa mere,
+son oncle. Me laisserais-tu epouser un jeune homme qui n'aurait rien...
+que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que
+tu ne peux pas me donner de dot?
+
+--Il le faut bien.
+
+--Alors, demain, Michel peut n'etre plus... qu'un etranger pour moi!
+
+Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononca ces quelques mots, avec un
+accent qui remua Adeline.
+
+--Comme tu es emue!
+
+--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manque.
+
+Ce cri de douleur etait l'aveu le plus eloquent et le plus formel
+qu'elle put faire.
+
+Traversant le chemin, il vint a elle et, la prenant dans son bras, il
+l'embrassa tendrement.
+
+--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma cherie.
+
+--Comment?
+
+--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons.
+Est-ce que tu peux etre malheureuse par nous, par moi?
+
+--Il faut repondre.
+
+--Certainement, certainement.
+
+--Que veux-tu repondre?
+
+Le Normand se retrouva:
+
+--Il y a reponse et reponse; si je disais ce soir au pere Eck que je
+ne peux pas te donner demain une dot, peut-etre arriverions-nous a
+une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute
+possible dans un delai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours
+aussi mal; nous nous releverons; ta mere a des idees; il n'y a qu'a
+gagner du temps.
+
+--Oh! je ne suis pas pressee de me marier.
+
+--C'est cela meme: tu n'es pas pressee; nous gagnerons du temps; avec le
+temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.
+
+
+X
+
+De l'endroit ou ils s'etaient arretes en plein bois, ils apercevaient
+de petites colonnes de fumee bleuatre qui montaient droit a travers les
+branches nues des grands arbres.
+
+--Nous voici arrives, dit Adeline! je vais voir ou en sont les
+bucherons, et tout de suite nous rentrerons a Elbeuf, de facon a ce que
+je puisse aller ce soir meme chez M. Eck.
+
+Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps
+des eclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui
+tremblait,--celui d'un grand arbre abattu.
+
+--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente ou les
+bucherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal
+maintenant!
+
+Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent
+rapidement au chateau, ou tout de suite les chevaux furent atteles. Il
+n'etait pas trois heures; ils pouvaient etre a Elbeuf avant la nuit.
+
+Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le
+matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en
+allant au Thuit, tout etait compromis; en rentrant a Elbeuf, rien
+n'etait desespere, loin de la. Et il entassait preuves sur preuves pour
+demontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au pere
+Eck.
+
+--Elle ne sera peut-etre pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera
+suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma cherie, tu
+verras.
+
+Et il enumerait ce qu'elle verrait. Ce n'etait pas seulement la
+situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'ameliorer; a Paris on lui
+avait propose d'entrer dans de grandes affaires ou ses connaissances
+commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refuse,
+parce qu'il voulait se tenir a l'ecart de tout ce qui touchait a la
+speculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules
+etait passe; ces affaires etaient honorables, c'etait par exces de
+delicatesse, c'etait aussi par amour du repos et de l'independance qu'il
+n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus a lui; il ne
+penserait qu'a elle; le premier devoir du pere de famille, c'est
+d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus
+sacre que celui-la. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en
+avant pour des combinaisons ministerielles, et toujours par amour du
+repos et de l'independance il s'en etait retire. Maintenant il se
+laisserait faire: fille de ministre, c'etait un titre a mettre dans la
+corbeille de mariage.
+
+Berthe ecoutait suspendue aux yeux de son pere, son coeur serre se
+dilatait, l'esperance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait
+pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se
+realiserait. Elle renaissait. Etait-elle une femme d'argent, etait-elle
+desinteressee? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu a examiner ces
+questions. Mais le coup qui l'avait frappee le matin l'avait aneantie,
+et c'avait meme ete pour ne pas trahir le trouble de ses pensees qu'elle
+avait tenu a avoir a sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle
+pouvait ne point penser a elle.
+
+Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour
+si prompt, ne les attendant que pour diner.
+
+--Deja!
+
+Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'etait dit
+entre le pere et la fille, mais malgre l'envie qu'elle en avait, il
+lui etait impossible d'interroger son mari, la Maman etant la dans son
+fauteuil.
+
+--Comme tu es mouille! dit-elle en le regardant; il faut changer de
+chaussures, je vais monter avec toi.
+
+Aussitot qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte:
+
+--Eh bien?
+
+--Elle l'aime.
+
+--Elle te l'a dit?
+
+--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoue dans un cri de
+douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme.
+
+--Est-ce possible! s'ecria-t-elle avec stupeur.
+
+--Il faut t'habituer a ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune
+fille.
+
+Il rapporta tout ce qui s'etait dit entre Berthe et lui.
+
+--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversee.
+
+Il expliqua son plan.
+
+--Et apres? quand nous aurons gagne du temps, le mariage sera-t-il
+assure?
+
+--Il sera facilite.
+
+--Je t'en prie, Constant, reflechis avant d'abandonner la vie qui a
+ete la tienne jusqu'a ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de
+speculation; tu as trop de droiture, trop de loyaute.
+
+--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les
+garanties?
+
+--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les
+honnetes gens? serais-tu le premier qui, malgre son intelligence et sa
+prudence, se laisserait tromper et entrainer.
+
+--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que
+des affaires sures.
+
+--Ce ne sont pas les affaires sures qui donnent les gros gains.
+
+--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai
+laisse passer des centaines d'occasions qui nous auraient donne une
+fortune considerable, je veux profiter de celles qui se presenteront
+maintenant, voila tout.
+
+--Le temps est passe des belles occasions; tu le sais mieux que moi.
+
+--Je vais chez le pere Eck, dit-il pour couper court a ces observations,
+cela n'engage a rien de prendre du temps.
+
+Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en
+l'embrassant elle lui serra la main dans une etreinte ou elle avait mis
+toutes ses esperances et aussi l'emotion attendrie de sa reconnaissance.
+
+La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans
+le nouveau, celui qui confine a Caudebec, la, ou de vastes espaces
+permettaient apres la guerre, la libre construction d'un etablissement
+industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isole, d'acces commode,
+avec des degagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau
+facile a atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le
+degraissage ainsi que le foulage des draps en pieces. Construite en
+briques rouges et blanches, elle occupe entierement un ilot de terrain
+compris entre quatre rues se coupant a angle droit; sur trois de ces
+rues se dressent ses hautes murailles percees de larges chassis vitres,
+et sur la quatrieme s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontes
+de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir
+une cour carree au fond de laquelle le balancier de la machine leve et
+abaisse ses deux bras.
+
+Quand Adeline arriva a la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps
+deja, mais par les fenetres tombaient des nappes de lumiere qui
+eclairaient la rue au loin; les metiers battaient, les broches
+tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche,
+et dans le ruisseau coulait une petite riviere d'eaux laiteuses qui
+fumaient.
+
+Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il apercut le pere Eck
+travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penches
+sur leurs pupitres.
+
+--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au
+pere Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement.
+
+--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le pere Eck, a leur poste.
+
+Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un pretexte a sa visite:
+
+--Je viens voir vos metiers fixes, ma femme m'a dit que vous en etiez
+satisfait.
+
+--Tres satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre,
+c'est son affaire.
+
+Il pressa le bouton d'une sonnerie electrique et Michel ne tarda pas a
+arriver; en apercevant Adeline, il s'arreta un court instant avec un
+mouvement de surprise et d'hesitation.
+
+--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos metiers fixes, dit le pere
+Eck.
+
+Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'etait
+vraiment le desir de voir les metiers fixes qui etait la cause de cette
+visite: ce serait bien etrange apres la demande adressee la veille a
+madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fut, il ne pouvait qu'attendre.
+
+Aussi les explications qu'il donna a Adeline sur les perfectionnements
+qu'il avait apportes a ces metiers manquerent-elles de clarte: son
+esprit etait ailleurs.
+
+Heureusement son oncle lui vint en aide:
+
+--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches
+ces metiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre
+cents broches.
+
+Il est vrai que si Michel etait distrait en parlant, Adeline ne l'etait
+pas moins en ecoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre
+ne pensait guere a ce qu'il entendait.
+
+--Il est vraiment tres bien, se disait Adeline en examinant Michel; je
+ne l'avais jamais vu si beau garcon.
+
+--Il n'a pas du tout l'air mal dispose pour moi, se disait Michel en
+regardant le pere de Berthe a la derobee.
+
+Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le
+pere Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel.
+
+Enfin on quitta les metiers fixes et les renvideurs, Adeline et le pere
+Eck marchant cote a cote, tandis que Michel restait en arriere pour se
+derober: il etait evident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux
+etait donc qu'il leur laissat la liberte du tete-a-tete.
+
+Comme ils traversaient un atelier, le pere Eck prit une bande de drap
+divisee en petits carres de diverses couleurs.
+
+--Que _tites-fous_ de ca? demanda-t-il.
+
+Ca, c'etait une bande d'echantillons que les fabricants de nouveautes
+essayent pour chercher le modele qu'ils adopteront.
+
+--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer.
+
+Le pere Eck donna un coup de coude a Adeline et, se haussant vers lui en
+mettant une main devant sa bouche pour n'etre point entendu des ouvriers
+aupres desquels ils passaient:
+
+--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_.
+
+Ils sortirent dans la cour.
+
+--_Fous afez_ a me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le pere Eck.
+
+--Oui.
+
+--Les metiers, c'etait un _bretexte_; je _fais fous_ conduire dans mon
+_pureau_.
+
+Si Adeline etait hesitant pour prendre une resolution, il ne l'etait
+jamais pour l'executer.
+
+--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitot qu'ils furent
+installes dans le bureau particulier du pere Eck, et nous en sommes fort
+honores.
+
+--C'est moi, c'est nous qui serions honores de nous allier a _fotre_
+famille, madame _Adeline_ a _tu fous tire_ que c'est le _put_ de mon
+_ampition_.
+
+--J'aurais voulu vous apporter une reponse categorique et conforme a
+nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables a ce
+mariage....
+
+--Ah! mon cher monsieur _Ateline_!
+
+--Malheureusement nous sommes, a cause de ma mere, oblige a de grands
+menagements; vous savez quelle est la severite de ses principes
+religieux.
+
+--Je sais par ma mere ce que _beut_ etre cette severite; et je _fous
+afoue_ que je ne lui ai _bas_ meme _barle_ de ce mariage, qui pour nous
+n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la premiere fois que
+l'un _te_ nous pense a epouser une chretienne: il a fallu l'amour de
+Michel pour me decider moi-meme; vous savez le prejuge, la tradition, la
+fierte!
+
+--Vous comprenez donc que nous hesitions avant d'en parler a ma mere; il
+faut des precautions, des preparations, sans quoi nous nous heurterions
+a un refus formel.
+
+--Je _gomprends_.
+
+--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille
+n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours desire ne pas la marier trop
+jeune.
+
+--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mere s'est mariee a
+quinze ans.
+
+--Enfin je vous demande du temps.
+
+--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai
+_pien_ ete _viance_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous
+sommes maries j'aurais _pien_ attendu encore.
+
+Il dit cela avec son bon rire.
+
+A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du
+bureau.
+
+--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'ecria M. Eck, n'_endrez bas_, hein!
+
+Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vetue de noir,
+avec un chale sur les epaules, le front cache par un bandeau de velours
+pose en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ride avait
+un air d'austerite et d'autorite corrige par une expression affable:
+c'etait madame Eck.
+
+--J'ai cru que c'etait un _gommis_! s'ecria le pere Eck, est se levant
+vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret
+et du respect.
+
+--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute.
+
+Et tout de suite s'adressant a Adeline:
+
+--J'ai appris que vous etiez dans la maison et je suis descendue pour
+vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez
+prononcees sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis
+longtemps deja, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de
+vous avoir derange, je vous laisse a vos affaires.
+
+--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille
+courbee.
+
+--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'ecria le pere Eck quand la
+porte fut refermee, ma mere vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui
+ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ca _fa pien_, ca _fa pien_!
+
+
+
+DEUXIEME PARTIE
+
+
+I
+
+En racontant a sa femme qu'il avait rencontre chez son collegue le comte
+de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui
+s'etait trouve la si a propos pour lui preter cinquante mille francs,
+Adeline n'avait pas tout a fait dit la verite.
+
+En realite, ce n'etait point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette
+rencontre, c'etait chez Raphaelle, la maitresse de ce collegue. Mais ce
+petit arrangement etait pour lui sans consequence. A quoi bon parler de
+Raphaelle a une honnete femme qui ne savait rien de la vie parisienne?
+Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son
+mari! Il aurait fallu des explications, des histoires a n'en plus finir.
+On ne peut pas demander a une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idees qui ne
+sont ni de son education ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris
+qu'un depute invitat ses amis chez sa maitresse, et qu'il se trouvat
+des amis--alors surtout que c'etaient des deputes--pour accepter cette
+invitation; la province a sur les maitresses et sur les deputes des
+opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une
+femme de depute restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son
+mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces,
+ce ne peut etre qu'a la buvette, et s'il caquette, ce ne peut etre
+qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une
+bonne place de tribune.
+
+Si Adeline allait parfois chez Raphaelle, il ne faisait qu'imiter
+plusieurs de ses collegues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient
+embarrasses a la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on
+etait la plus a son aise, on faisait meilleure chere, on s'amusait plus
+que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le
+comte. C'etait donc chez le comte qu'ils dinaient. Il ne serait venu a
+l'idee d'aucun d'eux que ce n'etait pas le comte qui payait le loyer de
+cette aimable maison ou ils etaient si bien recus, et qui payait aussi
+cette bonne chere. Le comte etait veuf, il recevait chez sa maitresse,
+il aurait fallu un exces de puritanisme pour s'en facher.
+
+A la verite, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis
+longtemps deja le comte de Cheylus n'etait pas en etat d'entretenir le
+train de maison d'une femme comme Raphaelle, mais tous les deputes qui
+connaissent a fond les dessous de la politique francaise et etrangere
+n'ont pas penetre aussi profondement les dessous de la vie parisienne:
+ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec
+soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agreable, une femme
+qui, pour n'etre plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux
+restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille celebrite, et
+ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se
+contentait pas des apparences?
+
+D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui etait l'homme le
+plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire a tous,
+amis comme adversaires, et meme a ses adversaires plus encore qu'a
+ses amis peut-etre. Prefet sous l'empire, il avait administre les
+departements par ou il avait successivement passe avec de bonnes
+paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignees de
+main et des banquets a toute occasion. Et quand, apres vingt annees de
+ce regime, la chute de son gouvernement l'avait mis a bas, il s'etait
+trouve un de ces arrondissements ou les maires, les conseillers
+municipaux, les cures, les pompiers, les orpheonistes, les fanfaristes,
+tous ceux enfin qui l'avaient approche, etant restes ses amis, l'avaient
+envoye a la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur
+importait a lui et a eux la politique, il les avait convertis a son
+systeme: "Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des interets." A la
+Chambre il avait continue ses sourires, ses amabilites, ses bonnes
+paroles; bien avec son parti, tres bien avec ses ennemis, ce n'etait pas
+lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la
+main toujours tendue; et "mon cher collegue" plein la bouche, meme avec
+ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austerite ou de leur
+mepris et qu'il finissait par adoucir.
+
+"Mon cher collegue, soyez donc assez aimable pour venir diner avec moi
+lundi prochain."
+
+Comment supposer qu'"avec moi" ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on
+arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux ou les electeurs
+vous avaient envoye a Paris, on avait ete l'honneur du barreau de
+Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis
+longtemps le comte de Cheylus etait ruine, mais puisqu'il donnait de
+bons diners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il
+y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les diners, on
+la faisait pour la maitresse.
+
+Quelle surprise si un Parisien de Paris avait revele la verite, toute la
+verite a ces honnetes convives.
+
+C'etait vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la
+connaissance de Raphaelle, alors dans toute sa splendeur, et au
+mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la
+_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot
+avec toute la boheme tapageuse de cette epoque; pour lui il n'etait pas
+moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage
+dans l'Etat. Lorsqu'ils s'etaient retrouves, le comte avait dissipe
+toute sa fortune et il n'etait plus qu'un simple depute, sans aucune
+influence meme dans son parti, ou personne ne le prenait au serieux;
+quant a Raphaelle, si elle n'etait pas ruinee, au moins avait-elle
+laisse devorer par des speculations aventureuses la plus grosse part de
+ce que son aprete celebre dans le monde de la galanterie lui avait fait
+gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient
+lourdement marque leur passage: la maigriotte Parisienne s'etait
+alourdie et epaissie, ses yeux rieurs s'etaient durcis, sa physionomie
+gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'etait
+immobilisee, les teintures avaient desseche les cheveux, les blancs, les
+rouges, les bleus avaient tanne la peau.
+
+Mais en fait de beaute feminine les yeux sont esclaves des oreilles, et
+la tradition les rend aveugles a la realite: quand pendant dix ans on
+a ete la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour
+les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'etre pendant
+vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ca finisse; il
+faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laisse mettre
+sur le nez. Cela s'etait produit pour Raphaelle, en qui M. de Cheylus
+n'avait vu que "la charmante Raphaelle" d'autrefois. Elle comptait
+encore dans "tout Paris"; on parlait d'elle; les journaux citaient son
+nom dans les soirees theatrales, on pouvait se montrer avec elle alors
+surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un
+depute. Assurement, si elle lui revenait, ce n'etait point par interet,
+et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanite d'un vieux
+beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans,
+sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voila tout; et
+vraiment il ne pouvait que lui etre reconnaissant de cette preuve de
+gout.
+
+--Amant de coeur a soixante-huit ans, he! he! il n'etait donc pas si
+deplume!
+
+Son ennui etait de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil
+de l'homme ruine l'emportait sur la fatuite du triomphateur; de la sa
+formule d'invitation a ses chers collegues--"avec moi".
+
+Elle etait reellement une providence pour lui, cette bonne fille, et
+pres d'elle il retrouvait dans son desastre un peu des satisfactions de
+son ancienne existence: un interieur a la mode, une table bien servie et
+une femme, une maitresse aussi elegante que celles qu'il avait aimees
+autrefois.
+
+Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la reputation
+d'aprete au gain s'etait cependant etablie sur tant de ruines, c'est
+qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait
+essaye d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un
+ecarte heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours
+refuses.
+
+--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait meme pas l'apparence
+de l'interet: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais
+rien qu'une fleur.
+
+Et il avait d'autant mieux cru a la fleur qu'une fois elle lui avait
+demande quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une demarche, d'un
+acte de complaisance et de bonne amitie.
+
+L'affaire etait des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la
+refuser a son influence: elle consistait a obtenir du prefet de police
+l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait
+vraiment sentir; il serait facile de le demontrer.
+
+Bien entendu, ce n'etait pas pour elle qu'elle demandait cette
+autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez
+pour vivre, et elle ne tenait pas a gagner de l'argent; a quoi bon le
+superflu, quand on a le necessaire? Elle etait revenue de ses ambitions
+d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'ameliorer en
+vieillissant.
+
+C'etait pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte
+Frederic de Mussidan, dont la soeur avait epouse Ernest Fare, l'auteur
+dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du desinteressement,
+il y avait aussi un interet personnel qui la faisait insister: si elle
+obtenait cette autorisation, Fare, reconnaissant du service qu'elle
+aurait rendu a son beau-frere pauvre, lui donnerait un role dans sa
+piece nouvelle; elle rentrerait au theatre par une creation importante,
+et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie.
+Quant a lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la
+presidence de ce cercle qui serait administre avec la plus rigoureuse
+delicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons a
+prendre.
+
+Elle n'eut point parle de ces vingt mille francs qu'il eut fait la
+demarche qui lui etait demandee, il lui devait bien ca, a la bonne
+fille; mais les vingt mille francs donnerent a sa parole une conviction
+et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'etait plus le
+sceptique qui se moquait de lui-meme et accompagnait des discours les
+plus pathetiques d'un sourire railleur: "Vous savez qu'au fond tout cela
+m'est bien egal, qu'il ne faut pas le prendre au serieux plus que moi,
+et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez."
+
+Jamais il n'avait ete aussi eloquent, aussi persuasif, aussi entrainant
+que lorsqu'il presenta la demande a son ami le prefet de police, "a son
+cher prefet".
+
+--Un cercle dont vous seriez le president, mon cher depute,
+n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le
+laissassent bien vite tourner au tripot?
+
+--Pas plus que les autres.
+
+--C'est qu'il y en a deja bien assez, de ces autres.
+
+Malgre ses instances, son eloquence, sa diplomatie, malgre ses retours,
+il n'avait rien pu obtenir.
+
+C'etait alors que les sentiments de Raphaelle s'etaient affirmes dans
+toute leur beaute, et que son desinteressement avait eclate--aux yeux
+de M. de Cheylus. Il s'attendait a des reproches ou tout au moins a du
+mecontentement; non seulement elle n'avait pas formule le plus leger
+reproche, non seulement elle n'avait pas montre de mecontentement,
+mais encore c'etait ce jour-la meme qu'elle l'avait prie d'inviter
+quelques-uns de ses amis a venir diner le lundi chez elle.
+
+--Ici n'etes-vous pas chez vous?
+
+C'est qu'il n'etait pas dans le caractere de Raphaelle de se laisser
+jamais emporter par la colere ou la facherie, ni de compromettre ses
+interets.
+
+Or, il y avait interet pour elle--un interet capital--a obtenir cette
+autorisation, et la ou le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu
+la simplicite de compter, echouait, d'autres reussiraient,--il lui
+amenerait ces autres, et, en les etudiant a sa table, elle choisirait
+celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation
+sans craindre de se la voir refuser.
+
+L'annee precedente, a Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un
+ancien lutteur appele Barthelasse, elle avait fait la connaissance du
+vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort
+avaient fait echouer la comme croupier. Il etait jeune, il etait beau,
+il etait noble, elle l'avait aime, et elle s'etait laisse affoler par
+l'envie de se faire epouser.
+
+Vicomtesse de Mussidan! Quel reve, quand de son vrai nom on s'appelle
+Francoise Hurpin, et qu'on a donne une notoriete vraiment trop tapageuse
+a celui de Raphaelle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient
+epouse vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un
+vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour
+amants, mais ils ne lui avaient pas donne leur nom.
+
+Dans l'etat de detresse ou se trouvait le vicomte de Mussidan, il
+semblait qu'il dut se laisser epouser par une femme qui le tirerait
+de la misere; mais quand elle avait adroitement aborde la question du
+mariage, il avait commence par ne pas comprendre; puis, quand elle avait
+precise de facon a ce qu'il lui fut impossible de s'echapper, il avait
+nettement repondu par la question de fortune.
+
+--Qu'apportait-elle en mariage?
+
+Tout compte fait, il s'etait trouve que cette fortune ne suffirait pas a
+la vie qu'il entendait mener.
+
+Elle s'etait desesperee, et, comme il etait bon prince, il l'avait
+consolee.
+
+--Il n'y avait qu'a la doubler, qu'a la tripler, cette fortune; le moyen
+etait en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle
+obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle a Paris, et ils ne
+tarderaient pas, associes elle et lui, tous deux dans la coulisse,
+a gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux
+honnetes fiances qui ont travaille pour leur dot.
+
+
+II
+
+C'etait dans les diners auxquels l'invitait "son cher collegue"
+qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme
+du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eut jamais rencontre,
+Comment, dans ce jeune homme elegant et distingue, d'une politesse
+exquise, de grandes manieres, reconnaitre "Frederic", l'ancien croupier
+de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idee, alors meme qu'on
+l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: "Messieurs, faites
+votre jeu; le jeu est fait", qui d'ailleurs ne lui echappaient point,
+car on ne jouait pas chez Raphaelle.
+
+Ils etaient fort agreables, ces diners, ou, a l'exception du vicomte de
+Mussidan et du pere de la maitresse de la maison, un ancien militaire
+de belle prestance et decore, on ne rencontrait que des collegues avec
+lesquels on continuait les conversations commencees au Palais-Bourbon;
+aussi etait-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas
+acceptees avec empressement: c'etait avenue d'Antin, a deux pas de la
+Chambre, que demeurait Raphaelle; en sortant apres la seance, on etait
+tout de suite chez elle; et le soir, apres le diner, une promenade sous
+les arbres des Champs-Elysees, avant de rentrer chez soi, aidait la
+digestion des bonnes choses qu'on avait mangees et des bons vins qu'on
+avait bus.
+
+Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitaliere, et meme
+on n'y mangeait que de tres bonnes choses. Pendant qu'il etait prefet
+de la Gironde, M. de Cheylus s'etait fait de nombreux amis dans son
+departement, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps a son souvenir
+par l'envoi d'une caisse de ces vins de proprietaire qu'on ne trouve
+pas dans le commerce. De son cote, Raphaelle qui pendant son passage a
+travers la haute noce avait appris a apprecier la bonne chere, savait
+quelle lassitude eprouvent ceux que les invitations accablent, en
+s'asseyant tous les soirs devant le meme diner--celui qui sort des
+quatre ou cinq grandes cuisines ou un certain monde fait ses
+commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marche ou a la Belle
+Jardiniere--et ce n'etait point ce menu banal qu'elle offrait a ses
+convives. Pendant huit jours a l'avance, quand elle avait decide de
+donner un diner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui etait une
+femme de merite, les mets qu'elle voulait servir a ses hotes; et ceux-la
+seuls qui etaient superieurement reussis paraissaient sur sa table.
+
+Que demander encore?
+
+Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction a
+son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait ete repete:
+
+--Decidement on dine bien chez les gueuses.
+
+Et comme il n'etait pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fut un bon
+provincial, c'etait avec une pointe de vanite libertine qu'il lachait
+son mot; a Carpentras on ne faisait pas de ces petites debauches meme
+quand on etait l'honneur du barreau de cette ville celebre, et a Elbeuf
+non plus, quand meme on etait la gloire de la fabrique elbeuvienne.
+
+Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M.
+Hurpin, le pere de la maitresse de maison, qui se carrait a table
+avec une si belle prestance, etait bien vulgaire, et que sa manie de
+presenter son epaule gauche decoree du ruban rouge, quand on parlait
+d'honneur, etait insupportable; que ses observations, lorsqu'il en
+lachait, ce qui d'ailleurs etait rare, car il n'ouvrait guere la bouche
+que pour manger, etaient stupides ou grossieres, mais ces critiques ne
+portaient pas.
+
+--Vous avez beau dire, mon cher, on dine tres bien chez les gueuses; et
+ce coquin de Cheylus est bien heureux!
+
+Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte:
+Charmant! Il etait la joie et la jeunesse de ces diners. Il en etait le
+champagne--le mot avait ete dit par l'honneur du barreau de Carpentras,
+qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un
+inepuisable repertoire d'anecdotes curieuses et salees sur le monde du
+second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous
+les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous
+revelait un Paris qu'on ne soupconnait meme pas. Avec cela bon enfant,
+discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aieux. Si
+quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Fare,
+l'auteur dramatique qui etait son beau-frere, il ne s'en parait point
+davantage, malgre les brillants succes que celui-ci avait obtenus en
+ces dernieres annees; tout au contraire, il laissait entendre, mais a
+demi-mot et discretement, qu'il avait espere un autre mariage pour sa
+soeur, heritiere d'une des belles fortunes du Midi.
+
+Evidemment, si ces convives avaient connu la boheme parisienne, ils
+auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place a
+la table de sa fille, etait simplement un ancien garde municipal, decore
+a l'anciennete, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de
+meme ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons
+que la modestie et la discretion pour ne point parler de sa fortune;
+mais ils ne la connaissaient point, cette boheme, et s'en tenaient a
+ce qu'ils voyaient, a ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'interet
+a chercher s'il se cachait quelque choses de mysterieux sous les
+apparences.
+
+--On dine bien chez les gueuses.
+
+Il y avait la un fait, et il etait inutile d'aller au dela: de quoi se
+seraient-ils inquietes? Si quelquefois on se demandait qu'elle etait la
+situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la
+maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il
+convient a des gens qui voient clair.
+
+--Pauvre comte de Cheylus!
+
+--Dame, mon cher, que voulez-vous? a son age!
+
+Et l'on se faisait un plaisir de demander "au cher collegue" des
+nouvelles du jeune vicomte.
+
+Le soir ou le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en
+parlant de la faillite des freres Bouteillier, il etait revenu vivement
+avenue d'Antin, apres avoir mis le depute chez lui, et il avait trouve
+Raphaelle l'attendant devant le feu.
+
+--Comme tu as ete longtemps! s'ecria-t-elle en venant a lui. Est-ce
+fini, au moins?
+
+--Non.
+
+--Parce que?
+
+--Ah! parce que!
+
+--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit?
+
+--Exactement.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Il s'est defendu.
+
+--L'imbecile!
+
+--C'etait gros.
+
+--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de
+suite lache sur lui.
+
+--Sans doute, mais peut-etre aurait-elle gagne a etre preparee.
+
+--C'est quand j'ai compris, a son air plus encore qu'a ses paroles,
+combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idee m'en est
+venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre cote et nous
+trouvions la place prise.
+
+--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en etait pas moins
+delicate.
+
+--Enfin, comment la chose s'est-elle passee? Que lui as-tu dit? Que
+t'a-t-il repondu?
+
+Il s'etait approche du feu et il presentait un pied a la flamme.
+
+--Comme tu es mouille! dit-elle.
+
+--Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai
+accompagne comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les
+peines du monde a l'empecher de prendre une voiture.
+
+--Je vais te donner tes pantoufles.
+
+Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchee, cherchant.
+
+--Ne te trompe pas, dit-il.
+
+Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au theatre pour
+traduire la dignite outragee:
+
+--Crois-tu qu'il a les siennes ici? repliqua-telle.
+
+--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce prefet deplume.
+
+--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus
+besoin de lui.
+
+Elle avait trouve les pantoufles, elle revint a lui, et l'ayant fait
+asseoir, elle s'agenouilla pour le dechausser.
+
+--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite
+chaise basse.
+
+--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites,
+et a ce propos, je lui ai dit les choses les plus eloquentes sur
+l'infamie des commercants qui font faillite tranquillement pour ne pas
+payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brulons la
+cervelle. Le sujet pretait, j'ai demanche la-dessus.
+
+--Et notre homme?
+
+--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a repondu: il s'est mis a
+m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y
+avait pas de plus grande douleur pour un commercant, etc., etc. Alors
+voyant ca, je me suis retourne et j'ai dit comme lui,--le contraire de
+ce que je disais.
+
+--Es-tu gentil?
+
+Elle lui baisa la main.
+
+--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagee. Quel drame que celui
+qui se joue dans le crane d'un commercant faisant ses additions! Quelle
+situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraine dix autres, et,
+par le fait d'un seul commercant, dix autres sont menaces, alors meme
+qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scene sans que je te la file.
+C'est a ce moment que j'ai mis a profit les lecons de Barthelasse et que
+je me suis rappele l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais
+prete un sou a personne, a passe sa vie a offrir tout ce qu'il possede a
+tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possede a notre homme,
+c'eut ete trop.
+
+--Tu es adorable.
+
+--...Mais j'ai ete heureux de mettre a sa disposition une cinquantaine
+de mille francs... et meme plus s'il en avait besoin.
+
+--Et il a refuse?
+
+--Parfaitement.
+
+--Tu n'as pas insiste?
+
+--Tant que j'ai pu; je me suis meme fache; ce refus etait une offense a
+ma sympathie, a mon amitie, enfin tout ce qu'on peut dire.
+
+--Il n'en a donc pas besoin?
+
+--Crois-tu que mon enquete a Elbeuf a ete mal menee? il est gene, tres
+gene; s'il marche encore, il ne peut pas tarder a s'arreter. Tandis
+que ses concurrents, les fabricants moins haut places que lui, se
+sont conformes aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur
+demandait, il s'est entete a fabriquer le genre de sa maison, et on n'en
+veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer a
+bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ca l'a
+mene ou il est arrive.
+
+--Alors comment n'a-t-il pas accepte ton offre?
+
+--Affaire de dignite; un homme comme lui n'accepte pas un pret qu'il n'a
+pas demande: il aurait fallu qu'a mon eloquence s'ajoutat la musique des
+_fafiots_.
+
+Elle reflechit un moment:
+
+--Il faut recommencer.
+
+--Toi?
+
+--Non, toi.
+
+--J'en arrive.
+
+--Tu y retourneras, et des demain matin; seulement cette fois tu pourras
+jouer du _fafiot_. Je vais te signer un cheque de cinquante mille
+francs; tu iras le toucher demain matin, a l'ouverture des bureaux, et
+aussitot tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pense a lui
+toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu
+lui as proposes, que c'est te facher de les refuser, enfin tout ce qui
+te passera par la tete.
+
+--Il aura de la defiance.
+
+--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demande; quand plus tard
+il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne
+pourra plus se depetrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des
+_fafiots_; tu l'auras; a toi d'en jouer de maniere a reussir. Le moment
+est decisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme
+ce brave provincial qui, tout naif qu'il soit, n'en a pas moins de
+l'influence a la Chambre et, ce qui vaut mieux, aupres des gens du
+gouvernement. Ce n'est pas a lui qu'on pourra repondre comme a ce pauvre
+Cheylus.
+
+--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-la?
+
+--On se sert de qui on peut; j'avais celui-la, je l'ai pris. Nous avons
+Adeline, ne le laissons pas nous echapper des mains. Ou retrouver son
+pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connait pas la vie parisienne,
+il n'a que des relations politiques; il a des amis a la Chambre; on le
+croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilite a revendre
+et a couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait
+qu'il se trouve dans une position embarrassee, ou nous pouvons l'aider.
+Prenons-le de force. Fais-moi un recu de cinquante mille francs, je
+signe le cheque.
+
+Il ne se montra pas offusque de cette demande de recu, et tout de suite
+il l'ecrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il
+n'eut pas a se deranger.
+
+--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te
+reveiller a temps.
+
+En effet, le lendemain, elle le reveilla a huit heures, et, apres s'etre
+habille, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Credit
+lyonnais, ou, depuis un certain temps deja, ils attendaient l'occasion
+d'etre employes.
+
+Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute differente de
+celle de la veille, disait qu'il avait reussi.
+
+Elle lui prit les deux mains follement:
+
+--Alors, nous pouvons danser le pas des fiancailles; nous le tenons.
+
+Et elle l'entraina.
+
+
+III
+
+Pour etre risquee, la combinaison de Raphaelle n'en etait pas moins
+assez simple: Adeline, embarrasse dans ses affaires, aurait de la peine
+a rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement
+sa situation.
+
+Mais pour que cette exploitation fut possible, il fallait qu'elle fut
+menee d'une main legere, sans quoi il regimberait, et, en voyant ou
+on voulait le conduire, il se deroberait. Pour le pret on avait pu le
+prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait reussi une fois,
+echouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie
+de vouloir encore jouer le meme jeu; sans la faillite Bouteillier, qui
+lui avait force la main, elle n'eut assurement pas procede de cette
+facon; cela n'etait pas dans sa maniere; quand elle avait reussi une
+affaire, c'avait toujours ete par la douceur, par l'enveloppement, en
+prenant son temps, ses precautions et ses distances, et ceux dont elle
+avait triomphe etaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai
+qu'alors elle operait elle-meme; tandis que maintenant elle etait bien
+forcee de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de
+femme: on serait vraiment bien venu de proposer a cet honnete provincial
+une association avec une ex-comedienne! Il fallait qu'elle se tint dans
+la coulisse et que Frederic seul parut en scene. Heureusement, elle
+pouvait lui faire repeter son role et au besoin le souffler; il etait
+intelligent; ce qui valait mieux encore, il etait feminin, felin; il
+irait.
+
+Depuis que Frederic lui avait mis en tete cette idee de fonder un cercle
+a Paris, ils n'avaient pas laisse passer un jour sans travailler a son
+organisation. L'appartement meme ou ils l'installeraient etait choisi
+et dans des conditions a assurer le succes de l'entreprise, comme
+s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de
+l'Opera, en plein Paris, de facon qu'on n'eut que quelques pas a faire,
+lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa
+derniere chance; superbe avec ses vingt fenetres de facade au premier
+etage sur l'avenue; luxueux a eblouir un etranger, et en meme temps
+assez severe pour disposer a la confiance le naif qui monterait son
+escalier sonore. Il importait de ne pas laisser echapper cette occasion
+unique, car, malgre son desir de louer a un cercle, c'est-a-dire a un
+locataire qui ne marchande pas, le proprietaire se lasserait d'attendre
+et de sacrifier a un avenir douteux un present certain. Ils avaient bien
+essaye sur lui le systeme de la participation mis en oeuvre par eux
+avec tous ceux qui devaient prendre part a leur affaire: tapissiers,
+marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-a-dire qu'en
+plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux
+benefices de la cagnotte; mais ce mirage irresistible pour des
+fournisseurs plus ou moins genes avait echoue avec ce bourgeois de Paris
+assez riche pour ne pas speculer sur la chance et assez defiant pour
+n'avoir pas une foi aveugle dans la probite de ceux qui gardent les
+clefs de cette cagnotte.
+
+Il fallait donc se hater, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une
+heure.
+
+A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouve chez lui un billet "du
+charmant vicomte" le prevenant que, le lendemain, aurait lieu aux
+Francais une premiere representation qui serait une des grandes
+premieres de la saison, celle d'une comedie de son beau-frere Fare, et
+que, pour cette representation, il etait heureux de mettre un fauteuil
+d'orchestre a sa disposition.
+
+"Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la
+peine a obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me
+donner le plaisir de vaincre des difficultes pour vous; mais la verite
+m'oblige a declarer que je ne les ai point rencontrees. Au premier mot
+que j'ai adresse, a mon beau-frere pour le prier d'ajouter un fauteuil a
+celui qu'il me donnait, il a cependant repondu nettement par un refus,
+mais quand j'ai prononce votre nom, ce refus s'est change en la plus
+gracieuse des offres.--Dites bien a M. Adeline--ce sont les propres
+paroles de mon beau-frere que je vous rapporte--que je considererai
+comme un honneur qu'il veuille bien assister a ma piece; avec un public
+compose d'hommes comme lui, on aurait de l'originalite et l'on oserait
+aller jusqu'au bout de son originalite."
+
+Adeline n'etait point un habitue des premieres, et s'il voyait une piece
+c'etait ordinairement lorsque le chiffre de la centieme lui permettait
+de s'aventurer sans trop de risques, de meme que, s'il allait au
+Salon de peinture, c'etait apres que les medailles etaient donnees et
+affichees; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette
+forme, etait vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique.
+Si les theatres, au lieu de se laisser envahir par les filles,
+composaient mieux leur salle de premiere representation, le niveau de
+l'art ne tarderait pas a s'elever,--c'etait une observation qu'il avait
+presentee lui-meme plus d'une fois a la commission du budget lors de
+la discussion de la subvention des theatres, et il lui plaisait de la
+retrouver dans la lettre du "cher vicomte",--qui, bien evidemment,
+repetait les paroles memes de Pare.
+
+La salle etait brillante, c'etait bien une grande premiere, comme
+l'avait annonce Frederic, qui, place a cote d'Adeline, lui nomma le
+Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le depute n'etait pas assez
+provincial pour ne pas connaitre les noms que Frederic devidait comme un
+montreur de figures de cire, mais c'etait la premiere fois qu'il voyait
+la plupart de ces celebrites, vraies ou fausses, et qu'il entendait les
+histoires qu'on racontait sur elles a demi-mot. Tous ces noms et toutes
+ces histoires defilaient sur les levres de Frederic, legerement; pour
+deux seulement il insista: sa soeur, madame Fare, cachee au fond d'une
+baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Americain, qui occupait
+une avant-scene avec sa femme.
+
+Bien qu'on apercut difficilement madame Fare, Adeline cependant la vit
+assez pour remarquer la grace et le charme de sa physionomie; il en fit
+compliment a Frederic, qui repondit aussitot:
+
+--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se
+laisser gagner par elle; ma soeur est reellement une charmeuse, et je
+le sais mieux que personne, puisque l'experience en a ete faite a mes
+depens. Mon frere et moi, nous etions les heritiers d'une tante que
+nous avons dans le Midi, a Cordes, et qui devait nous laisser a chacun
+quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour
+lui deplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son cote
+pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation
+de toute sa fortune... a sa niece, simplement parce que celle-ci l'a
+charmee. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore,
+c'est que ni mon frere ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais
+sentiment contre notre soeur, l'aimant apres comme nous l'aimions
+auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur
+de ne jamais nous inquieter des choses d'argent. Pour moi, ce que je
+regrette dans cet heritage, c'est une vieille maison, construite par
+notre aieul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte
+de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restee telle qu'elle
+etait du temps de notre aieul; j'avoue que j'aurais aime a passer un
+mois de villegiature dans une maison du treizieme siecle, meublee de
+meubles de l'epoque.
+
+Adeline avait deja entendu quelques allusions a cet heritage perdu, mais
+c'etait la premiere fois qu'on lui en faisait l'histoire complete, et la
+presence de l'heroine la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte
+etait bon enfant de n'en avoir pas voulu a sa soeur, et aussi bien
+desinteresse: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent
+eussent peu d'interet pour lui, et comme son frere etait dans le meme
+cas, il y avait la sans doute une disposition hereditaire.
+
+L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais
+celle-la ne touchait en rien Frederic, et s'il la raconta, ce fut
+evidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin.
+
+--Vous ne savez peut-etre pas que c'est chez Raphaelle que ce colonel,
+maintenant si connu, a fait pour la premiere fois parler de lui a Paris.
+C'etait il y a quelques annees.
+
+Il se garda de preciser l'annee--1867--ce qui eut un peu trop vieilli
+Raphaelle.
+
+--C'etait il y a quelques annees, Raphaelle, qui etait deja une
+comedienne de grand talent, donnait une soiree. Le colonel, qui arrivait
+d'Amerique, fut conduit chez elle, ou il se rencontra avec un joueur
+dont vous avez surement entendu parler: Amenzaga, celebre pour avoir
+fait sauter les banques du Rhin.
+
+Quand Amenzaga etait quelque part, on jouait, qu'on en eut ou qu'on n'en
+eut pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait
+perdu trois cent mille francs, ou plutot Amenzaga lui avait vole trois
+cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'etait apercu de rien,
+mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui operait au moyen de
+portees ou de sequences, c'est-a-dire de cartes preparees a l'avance
+et ajoutees au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui dechira ses
+vetements, et on lui reprit l'argent qu'il avait vole; enfin un scandale
+epouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaelle, car, en
+femme d'experience, elle sait que partout ou il y a des joueurs il peut
+se glisser des filous, si severe qu'on soit sur les invitations. Le soir
+ou ce scandale est arrive, elle avait, a l'exception d'Amenzaga, l'elite
+du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire
+du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux
+l'urgence qu'il y a a retablir les jeux, ou tout au moins a ouvrir des
+cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une securite
+complete. Si j'etais depute, ce serait une question qui m'occuperait.
+
+--Retablir les jeux! c'est bien grave!
+
+--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entree
+des maisons de jeu ne soit pas libre, et la-dessus je suis d'accord avec
+vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus
+supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrit a ceux qui
+en sont affliges d'honnetes lieux de reunion ou ils seraient assures de
+n'etre pas voles. C'est une question de moralite, de salubrite publique.
+Songez donc que dans les cercles autorises ou toleres la police n'a rien
+a voir et ne penetre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles
+ne sont pas honnetes, les joueurs y sont voles comme dans un bois,
+sans que personne vienne a leur secours. Or, ces directeurs sont-ils
+honnetes?
+
+Le rideau en se levant coupa court a ce discours, qui ne recommenca pas
+ce soir-la, car Adeline s'etait laisse prendre a l'interet de la piece,
+et il se donnait a elle tout entier, heureux d'applaudir au succes du
+beau-frere de son ami. Quand de longs applaudissements saluerent le nom
+de Fare, il se passa cela de caracteristique dans le coeur d'Adeline que
+sa sympathie et son amitie pour Frederic de Mussidan s'en trouverent
+augmentes.
+
+Deux jours apres, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire
+une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face a face avec
+Frederic, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et
+tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allerent flaner sur les
+boulevards: le temps etait doux, les passants se montraient assez rares,
+on pouvait causer librement.
+
+Cette rarete des passants fournit a Frederic le point de depart pour ce
+qu'il voulait dire:
+
+--N'etes-vous point frappe, mon cher depute, de la transformation qui
+s'opere a Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons deja vu je ne
+sais combien de magasins qui ont ferme leur devanture et eteint leur
+gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez
+qu'on n'est plus coudoye et bouscule comme autrefois. Il y a la un
+changement qui, me semble-t-il, doit inquieter un homme de gouvernement
+comme vous.
+
+--Que voulez-vous que le gouvernement fasse a cela?
+
+--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris
+perd de son elegance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est
+plus l'auberge du monde qu'il a ete? On ne s'amuse plus. Il n'y a
+plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus
+bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement
+et qui ennuient les autres. Cela est grave, tres grave, pour la
+prosperite du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes
+de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les
+pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications
+ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remede que vous n'avez
+point. Eh bien, un des remedes a ce mal serait de rendre a Paris son
+animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du
+monde les etrangers affluaient a Paris pour s'y amuser et y faire la
+fete? c'est que pendant leur sejour ici ils achetaient tous les objets
+de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux,
+leurs vetements. C'etait du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient
+pour ces vetements, c'etait avec des soieries et des velours de Lyon que
+nos couturieres habillaient leurs femmes. Rentres dans leurs pays, ils
+y exhibaient fierement leurs achats, et, pour les imiter, leurs
+compatriotes demandaient a la France des produits francais. D'ou la
+fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voila
+pourquoi il faut ramener les etrangers a Paris; et pour cela il n'y a
+qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, ou chacun trouve
+a s'amuser selon ses gouts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas
+aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idees la-dessus, dont je vous ferai
+part un jour ou l'autre, quand elles seront mures. Assurement mon nom,
+ma famille, mes ancetres, mon education, mes convictions, mes
+principes devraient m'empecher de travailler a la consolidation du
+gouvernement,--mais l'interet de la France avant tout.
+
+
+IV
+
+En rentrant d'Elbeuf a Paris, Adeline avait tout de suite visite
+quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient propose des affaires;
+mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur,
+surtout si l'on entend se reserver la liberte de choisir. Naguere, on
+etait venu le chercher, le prier; quand a son tour il s'etait offert, on
+l'avait ecoute avec une certaine defiance. Que signifiait ce changement?
+Il n'etait donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquee,
+il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre.
+
+Cela etait trop conforme a la logique des choses pour qu'Adeline s'en
+etonnat; il n'avait jamais eu la naivete de s'imaginer qu'il n'aurait
+qu'a se presenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et
+pour que ceux qui etaient a table fussent heureux de lui faire sa part
+au gateau. Ce n'etait pas a date fixe que devait se faire le mariage
+de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins
+n'avaient pas d'importance; le mot du pere Eck, qu'il ne se rappelait
+qu'en riant, etait la pour le rassurer: "J'ai ete fiance avec ma femme
+pendant quatre ans, et quand nous nous sommes maries j'aurais bien
+attendu encore."
+
+Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient debarrasse des echeances
+pressantes qui menacaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il
+avait le temps de se retourner, et d'ici la la probabilite etait, et
+meme la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeat. Alors il
+rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de
+cette espece ne devait pas trainer. Assurement cet argent ne lui pesait
+pas, tant il avait ete galamment offert, mais cependant, par une
+bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-meme, il
+eprouverait du soulagement a ne plus le devoir.
+
+Malheureusement, de ce cote, les choses ne marcherent point comme
+il l'avait espere: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au
+contraire, et, apres plusieurs reunions, qui se succederent de plus
+en plus orageuses, la faillite fut prononcee a la requete de quelques
+creanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humilies.
+
+Le coup avait ete cruel pour Adeline, qui, mieux que personne,
+connaissait la procedure des faillites: de combien serait le premier
+dividende et quand le toucherait-on?
+
+Il fallait donc se retourner d'un autre cote, ce qui, dans sa position,
+etait difficile, car, bien que le vicomte n'eut jamais fait la plus
+legere allusion a son pret, il etait evident que ce pret ne pouvait pas
+etre considere comme un placement a echeance plus ou moins longue dans
+lequel le creancier aussi bien que le debiteur trouvent un egal interet;
+c'etait un service rendu, et rien que cela.
+
+Comme il se demandait par quel moyen il sortirait a bref delai de cet
+embarras, il crut remarquer que le vicomte etait moins a l'aise avec
+lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement
+n'etait que trop facile a deviner: il s'etonnait de n'etre pas encore
+rembourse, et il s'en fachait.
+
+Quand on a tout jeune lutte contre la misere, on a appris a ne pas
+s'inquieter des dettes et a manoeuvrer avec les creanciers de facon
+a les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font
+patienter. Mais ce n'etait pas le cas d'Adeline, qui, entre dans la vie
+avec de la fortune, etait arrive a pres de cinquante ans sans devoir un
+sou a personne. Si le vicomte etait gene avec lui, de son cote il etait
+confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant
+pas un mot a dire, honteux de son silence meme. N'aurait-il donc pas la
+force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: "Ne
+croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrees sur lesquelles je
+comptais ne s'effectuent pas, mais bientot..." C'etait ce bientot qui
+lui fermait les levres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le
+tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fut sincere.
+Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner
+quand il ne savait pas lui-meme a quelle epoque il serait en etat de
+payer ces cinquante mille francs; bientot sans doute, d'un jour a
+l'autre peut-etre; mais ce bientot, il ne pouvait pas encore le traduire
+par une date precise.
+
+Il en etait la quand un soir, en sortant de diner chez Raphaelle, le
+vicomte lui prit le bras, et, comme le jour ou il lui avait offert ces
+cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet.
+
+--Ne vous detournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu
+echapper a l'entretien dont il se sentait menace; il fait froid ce soir.
+
+--J'ai affaire par la.
+
+--Alors, marchons vite, dit Adeline.
+
+Puis, voulant donner une explication a ce mot qui etait sorti de ses
+levres sans qu'il eut le temps de le retenir:
+
+--Nous nous rechaufferons.
+
+Le vicomte marchait pres d'Adeline, la tete basse, silencieux, dans
+l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa declaration, ou plutot
+d'un fils respectueux qui a une confession delicate a faire a son pere.
+
+Enfin, il se decida:
+
+--Vous me voyez bien embarrasse, mon cher depute.
+
+Il fallait bien qu'Adeline repondit quelque chose:
+
+--Avec moi?
+
+--Precisement parce que c'est a vous que je m'adresse. Ah! si c'etait un
+autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitie,
+permettez-moi le mot, je suis tout confus.
+
+--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami.
+
+Cependant, malgre cet encouragement, il y eut encore un silence:
+
+--Pardonnez a ma fierte, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de
+risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct
+que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre a un ami. En
+un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu
+me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais
+besoin....
+
+Il y eut une pause:
+
+--Oh! pas ce soir, se hata-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais
+dans un delai que vous fixerez vous-meme, si toutefois cela ne vous gene
+point.
+
+L'embarras et l'humiliation d'Adeline etaient cruels, et bien qu'il eut
+souvent pense au moment ou cette question se poserait, il n'avait point
+imagine qu'il serait aussi penible.
+
+--C'est a vous de me pardonner, dit-il; j'aurais du, depuis longtemps,
+vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont
+presentees... j'ai compte sur des affaires qui ne se sont point
+realisees... sur des rentrees qui ne se sont point effectuees; bref,
+j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin....
+
+Le vicomte lui coupa la parole:
+
+--Je ne serais pas sincere, je ne serais pas digne de votre amitie si je
+ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si
+tant est que je puisse en avoir une.
+
+--Je vous en prie.
+
+--C'est moi qui vous prie de m'ecouter; vous savez combien je suis peu
+homme d'argent, cela tient peut-etre a ce que je n'ai pas de fortune, ce
+qui s'appelle une fortune assise; mon pere en a devore trois ou quatre,
+et moi-meme j'ai fortement entame celle qui m'est venue de ma mere. Je
+comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle
+est passee a ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez
+souvent de me trouver a court; ce qui est mon cas presentement. Dans
+ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme
+justement une occasion se presente, en mettant quelques fonds dans une
+affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idee m'est venue
+de m'adresser a vous.
+
+--Demain vous aurez vos fonds, repondit Adeline decide a se procurer ces
+cinquante mille francs a quelque prix que ce fut.
+
+--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois
+homme a user de pareils procedes? L'affaire dont je vous parle n'est pas
+faite, elle n'est qu'a l'etude, et il me suffit de savoir qu'a une date
+precise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est la tout ce
+que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je
+n'aurais demande davantage.
+
+Adeline respira.
+
+--Je vais etudier mes echeances, demain je vous donnerai cette date, ou,
+ce qui est mieux, je vous enverrai un billet.
+
+Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on
+faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout a coup,
+s'arretant et changeant de sujet:
+
+--Une idee me vient, s'ecria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-meme
+cette affaire?
+
+--Quelle affaire?
+
+--La mienne.
+
+--Je n'ai pas de fonds libres.
+
+--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire.
+
+--Je n'y suis pas du tout.
+
+--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la necessite de fonder un
+nouveau cercle, et je vous ai demontre de quelle utilite sera cette
+fondation a tous les points de vue; cette idee ne m'est pas personnelle:
+elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il
+arrive toujours pour les choses a point. Mais c'est une si grosse
+affaire que la fondation d'un cercle a Paris, que je ne pouvais pas
+l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne
+veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que
+je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit etre l'importance de
+ce capital?
+
+--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien a ces choses.
+
+--Eh bien, il faut pres d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000
+francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle imperial
+200,000 francs, la Cremerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au
+Jockey, les gages du personnel coutent 60,000 francs, aux Ganaches
+50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000
+francs, a l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier etablissement
+ne reviennent pas a moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit
+pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable
+sur lequel on puisse preter aux joueurs; le succes est la. Un joueur
+qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un
+billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte a la caisse
+du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais a sec, ou
+la partie ne marche pas; et on ne va que la ou elle marche... follement.
+J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais a ceux
+qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million,
+les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai
+adresse ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par
+une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le
+comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre a
+Paris sa vie brillante, presentez la demande d'autorisation qui ne peut
+pas etre refusee a un homme tel que vous, soyez son president.
+
+--Moi!
+
+--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilite et la
+haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la
+politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes...
+(il hesita un moment cherchant son mot...) fieres de votre initiative.
+Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez
+entreprendre, par le seul fait de votre presidence elles viennent a
+vous, et vous n'avez pas a aller a elles. Dans la politique vous etes un
+centre; et on doit compter avec votre influence.
+
+--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour presider un cercle parisien,
+moi, le plus provincial des provinciaux.
+
+--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la premiere
+qualite qu'il faut pour presider un cercle a Paris.
+
+--Laquelle?
+
+--L'honnetete. Ce qui ecarte bien des gens des cercles, c'est la crainte
+d'etre vole; quand on se met a une table de jeu pour son plaisir, on
+n'aime pas a faire le metier d'agent de police et a surveiller ses
+voisins; avec un president comme vous a la tete d'un cercle, on aurait
+toute securite, et par cela seul le succes de ce cercle serait assure;
+au jeu, on ne vole guere que la ou l'on trouve des complices.
+
+--Si j'ai celle-la, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne
+serait que le temps.
+
+--Il est certain que cette presidence vous prendrait un certain temps,
+mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous
+demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des
+avantages en echange: ces fonctions sont remunerees: il y a des
+presidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque
+chose.
+
+Ils etaient arrives devant la maison d'Adeline.
+
+--Adieu! dit celui-ci.
+
+Mais le vicomte ne lui permit pas de se degager:
+
+--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous
+assure, merite d'etre examinee serieusement.
+
+
+V
+
+Ils revinrent sur la place de la Madeleine.
+
+--Ce n'est pas a vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que
+tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle
+donne des produits qui doivent servir, avant tout a remunerer ceux
+qui les procurent. Quand vous apportez a une societe une concession
+quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre
+influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis
+certain que l'autorisation qui donnerait naissance a notre cercle ne
+serait pas comptee pour moins de soixante a soixante-quinze mille
+francs; c'est le prix courant; de sorte que les roles seraient changes:
+vous ne seriez plus mon debiteur, c'est-a-dire que la societe serait le
+votre.
+
+La scene que le vicomte jouait avec Adeline avait ete longuement repetee
+avec Raphaelle, et il avait ete convenu qu'en cet endroit il se ferait
+un silence de facon a laisser a la reflexion le temps d'agir. Ils
+connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-meme,
+et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir
+pas a payer a cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient
+tres bien prevu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne
+suffirait pas, par cette raison qu'elle etait a terme, tandis que
+le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un resultat
+immediat, serait ce qu'on appelle au theatre un effet sur.
+
+Les choses s'executerent comme elles avaient ete reglees, et ce fut
+seulement apres un moment de silence que Frederic reprit:
+
+--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos levres: vous ne
+voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle.
+
+--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut
+administrer que ce que l'on connait, et je ne connais rien aux affaires
+d'un cercle.
+
+--Aussi n'est-il jamais entre dans mon idee de vous donner cette
+administration: vous etes president de notre cercle, comme le comte de
+Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le
+duc de la Tremoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'etes
+que president, c'est-a-dire quelque chose comme un president de la
+Republique ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, a qui
+vous assurez la stabilite, vous regnez, mais vous ne gouvernez pas; a
+cote de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion
+financiere du cercle s'exerce par une societe en commandite representee
+par un gerant responsable. Vous et votre comite, compose de hautes
+notabilites, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les
+admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irreprochables. Les
+questions financieres ne vous regardent en rien et n'entrainent pour
+vous aucune responsabilite--ce qui est le grand point; vous touchez,
+vous ne payez pas.
+
+Pour ce couplet, Raphaelle ne s'en etait pas plus rapportee a
+l'improvisation de Frederic que pour le precedent; il avait ete repete
+aussi, car il importait qu'il fut debite rapidement, "enleve avec feu",
+de facon a etourdir Adeline et a empecher toute objection. Si son
+assimilation aux presidents des grands cercles devait agir sur lui,--et
+ils n'en doutaient pas,--c'etait a condition qu'on ne lui laissat pas le
+temps de reflechir et de comprendre par consequent qu'il n'y avait aucun
+rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-memes, ne faisant
+pas de benefices, n'ayant pas de presidents payes, et celui qu'on lui
+proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses
+gerants avec l'argent preleve sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait
+connu les cercles, cette assimilation aurait ete grossiere et ridicule,
+mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'etait un argument comme
+ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour
+que sa vanite bourgeoise se laissat griser par ces grands noms qu'il se
+repeterait.
+
+--Pour vous rassurer completement, continua Frederic, et pour que vous
+dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative;
+mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en
+avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-meme, mais
+aussi pour mon pere, pour ma famille; et puis il y a encore une autre
+raison... politique celle-la, et sur laquelle il est inutile d'insister.
+
+Comme Adeline ne repondait rien, et ne paraissait point enleve par cette
+offre cependant si tentante, Frederic lanca son dernier argument, celui
+qui devait briser les dernieres resistances.
+
+--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui
+ont ete opposees a M. de Cheylus.
+
+--Ah! Cheylus s'est occupe de cette creation?
+
+--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le
+president, et il l'a demandee en effet; mais on la lui a refusee--vous
+devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a
+pas voulu le laisser creer un centre de reunion qui devait lui donner
+une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons ete
+irrites de ce refus, car, pour l'amabilite, le charme des manieres,
+l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur
+president que le comte. Mais, en reflechissant, cette irritation s'est
+calmee, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise
+aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas reussi. Toute chose a sa
+contre-partie: l'amabilite du comte eut degenere en faiblesse, il
+n'aurait rien su refuser, et notre cercle eut perdu le caractere de
+respectabilite severe qu'il gardera avec vous.
+
+Ils etaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce
+dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se separa de "son cher
+depute".
+
+--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas
+dans le sac, j'y renonce; voila un bonhomme qui certainement dormira
+moins bien que moi.
+
+En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guere, tandis que
+lui-meme fut berce par le bon et calme sommeil que donne le travail
+accompli.
+
+De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppe, un fait se degageait
+pour Adeline, si menacant qu'il ne voyait que lui: l'echeance immediate
+de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonne, cette heure qui,
+tant de fois, avait tinte a ses oreilles; ce n'etait plus: "J'aurai a
+payer" qu'il se disait, c'etait: "J'ai a payer".
+
+Comment?
+
+Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des
+commercants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du
+jour au lendemain pour ses echeances; et c'etait la ce qui precisement
+le rendait difficile a recommencer; les sources ou il avait puise
+s'etaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en
+compromettant plus encore son credit deja si ebranle, et encore sans
+etre certain a l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui
+fallait.
+
+Assurement, si le vicomte ne lui avait pas parle de la fondation de
+son cercle, il n'aurait pense qu'aux moyens de trouver cette somme; il
+fallait payer, et a n'importe quel prix il s'executait.
+
+Mais Raphaelle avait calcule juste en comptant que le mirage de cette
+fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultes d'un
+cote pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilites pour en
+gagner!
+
+Un mot a dire, un oui, et c'etait tout; non seulement il s'acquittait,
+non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par
+an; mais encore il se trouvait en position de realiser son plan, de
+faire des affaires qui viendraient a lui sans qu'il eut a prendre la
+peine d'aller les chercher.
+
+En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guere
+quelle difference il y a entre le cercle qui s'administre lui-meme et
+celui dont la gestion financiere s'exerce par un gerant; entre celui
+qui n'a pas d'autre but que l'agrement de ses membres, et celui, au
+contraire, qui n'a pas d'autre raison d'etre que de gagner de l'argent
+par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui
+qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont
+la des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se
+valent ou a peu pres.
+
+La-dessus Adeline etait gros public, comme il l'etait d'ailleurs pour
+bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaelle avait devine
+juste en pensant qu'on pouvait effrontement lui citer quelques grands
+noms qui l'eblouiraient.
+
+--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'etre presidents,
+pourquoi, lui, refuserait-il?
+
+Ce qui pour lui faisait l'honorabilite d'un cercle, c'etait celle de ses
+membres et aussi celle de son president: puisque les admissions seraient
+prononcees par lui et par le comite qu'il aurait compose, il n'avait
+rien a craindre, il saurait leur garder le caractere de respectabilite
+severe dont parlait le vicomte: entre honnetes gens il ne se passe rien
+que d'honnete; il n'y aurait donc, pas a redouter que son cercle--il
+disait deja _son_ cercle--devint un tripot comme ceux dont il avait
+vaguement entendu parler.
+
+Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accable, lui
+rebattant les oreilles jusqu'a l'en etourdir, se representaient a
+son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une
+importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors.
+
+Comme c'etait vrai, ce que le vicomte lui avait dit du role que Paris
+jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de
+s'associer a tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute
+ce serait naivete de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle put
+produire a elle seule ce resultat; mais si une hirondelle ne fait pas le
+printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au
+sien; l'exemple serait donne; il en aurait l'honneur.
+
+Les etapes de Raphaelle a travers la vie lui avaient appris a la
+connaitre pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entrainer
+les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au dela
+un but noble ou desinteresse. Adeline ne se fut peut-etre pas laisse
+prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par
+l'appat du traitement de 36,000, mais il devait etre enleve par
+l'argument commercial. "Quand on est fier de la betise qu'on fait,
+avait-elle dit a Frederic, on la pousse jusqu'au bout, alors meme qu'on
+voit que c'est une betise."
+
+Cependant, malgre la fierte qu'il eprouvait et toutes les raisons
+personnelles qui s'ajoutaient a ce sentiment, Adeline ne s'etait point
+decide a accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'a
+les refuser; il fallait voir, attendre, s'eclairer, prendre avis de ceux
+qui savaient ce que lui-meme ignorait.
+
+De ceux qu'il pouvait consulter a ce sujet, personne n'etait plus
+autorise pour lui repondre que son collegue le comte de Cheylus, si bien
+au courant de la vie parisienne. Puisque la presidence de ce cercle lui
+avait ete proposee, il connaissait l'affaire et l'avait pesee avec ses
+bons et ses mauvais cotes. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le
+lendemain meme.
+
+--Et vous hesitez? s'ecria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporte la
+proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et
+que, quand l'affaire m'a ete proposee, j'ai tout de suite demande
+l'autorisation au prefet de police... qui tout de suite me l'a refusee.
+
+--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a donnees
+pour expliquer son refus?
+
+--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour president, ce cercle
+deviendrait en quelques mois un tripot; que j'etais trop faible, trop
+indulgent, trop aimable: que je serais trompe, deborde, en un mot tout
+ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies
+d'un refus.
+
+--Et ces raisons vraies?
+
+--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen
+d'influence a un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se
+faire accuser d'accorder a un ennemi une faveur qu'on refusait a des
+amis.
+
+--Alors?
+
+--Si vous voulez me prendre dans votre comite, j'accepte. Que vous dire
+de plus?
+
+Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans etre
+jaloux de Frederic,--il n'avait jamais eu la naivete d'etre jaloux,--il
+commencait a trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans
+la maison de Raphaelle, et que le meilleur moyen de se debarrasser de
+lui etait de lui faire avoir un cercle ou il passerait ses journees
+et... ses nuits.
+
+
+VI
+
+C'etait un grand point pour Raphaelle et Frederic d'avoir un president
+en situation d'obtenir du prefet de police l'autorisation d'ouvrir
+leur cercle, mais ce n'etait pas tout: il fallait que la demande qu'on
+adresserait au prefet fut signee par vingt membres fondateurs, et il
+etait de leur interet de ne pas laisser le choix de ces membres a
+Adeline, qui ne saurait ou les chercher, et qui, les trouvat-il, les
+choisirait mal. A la verite, il devait avoir la haute direction dans la
+composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait
+prendre, sans qu'il se doutat de rien, ceux-la memes qu'on voudrait
+qu'il prit.
+
+Raphaelle voulait des noms chics.
+
+Frederic voulait des noms serieux.
+
+Mais, malgre cette divergence, ils ne se querellaient point la-dessus;
+en bons associes qu'ils etaient, ils se faisaient des concessions.
+
+--Melons les noms chics aux noms serieux.
+
+Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'epluchant
+severement: on n'etait jamais assez chic pour Frederic, et pour
+Raphaelle on n'etait jamais assez serieux,--au moins en theorie, car
+dans la pratique, c'est-a-dire au moment ou s'agitait la question de
+savoir s'ils pourraient avoir reellement ces noms sur leur liste,
+ils etaient bien obliges d'abaisser leurs pretentions et de se faire
+mutuellement des concessions.
+
+--Il est vrai qu'il n'est pas tres chic, mais a la rigueur il peut
+passer.
+
+--Je t'accorde qu'il n'est pas trop serieux, mais, si nous sommes trop
+difficiles, nous finirons par n'avoir personne.
+
+Chez Raphaelle, cette composition de sa liste etait une veritable
+obsession, elle en revait, et plus d'une fois le matin elle avait
+reveille Frederic pour l'entretenir des idees qui lui etaient venues
+dans la nuit.
+
+--Tu ne dors pas, cheri?
+
+--Si, je dors.
+
+-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... ecoute donc.
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
+
+--Nous n'avons pas de duc.
+
+--Pourquoi faire un duc?
+
+--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a
+trente-six.
+
+--Les _Ganaches_ n'en ont pas.
+
+--La _Cremerie_ en a bien un.
+
+--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en meme temps tache de
+trouver un lord, ca serait plus serieux: on en a bien abuse, des ducs;
+d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est
+espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon pere.
+
+Si Raphaelle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait
+compose un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont
+elle s'etait separee ou qui plutot s'etaient separes d'elle ne lui
+permettaient point de s'adresser a eux; elle eut ete bien accueillie
+vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les
+folies les plus extravagantes, qui s'etaient ruines, deshonores, avaient
+ete jusqu'au crime; mais ces temps etaient loin, et le souvenir qu'ils
+en avaient conserve n'etait ni doux ni attendri.
+
+En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini
+par former une liste dont les noms de tete ne manquaient pas d'une
+certaine apparence decorative.
+
+Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service
+extraordinaire, ancien prefet, depute, commandeur de Legion d'honneur,
+grand-croix de cinq ou six ordres etrangers;--un general qu'a Nice et a
+Cannes on avait surnomme le general Epaminondas, ce qui, dans le monde
+des grecs, etait caracteristique;--un commodore americain;--un musicien
+et un statuaire affames de notoriete, toujours en quete de relations,
+comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes a l'un et
+faire jouer les cinq ou six operas que l'autre gardait en portefeuille
+depuis vingt ans; un journaliste qui exercait autant d'influence dans
+la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par la devenait un
+personnage utile, avec qui il etait prudent de prendre les devants.
+
+Ce n'etait pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient
+des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe,
+c'etait encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse,
+autrefois directeur de cercles a Biarritz, a Pau et en Provence, ou il
+avait gagne une fortune de deux a trois millions et chez qui Frederic
+avait ete croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait
+exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_,
+c'est-a-dire le diner de la table de l'hote, et un jeton d'un louis
+qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: a la verite, Barthelasse
+avait, pendant plusieurs annees, promene cet ancien ambassadeur dans le
+Midi, mais ces representations en province ne l'avaient pas encore tout
+a fait use, et a Paris, ou son nom seul etait connu, il ferait encore
+assez bonne figure.
+
+Quand Raphaelle aurait son duc, on laisserait a Adeline le soin de
+trouver les autres comparses necessaires a la representation parmi les
+gros commercants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et
+aussi parmi ses collegues. Plusieurs de ceux qui avaient honore de leur
+presence les diners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet
+emploi, et particulierement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour
+etre president au moment meme ou la faillite des freres Bouteillier
+leur avait livre Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que
+l'Elbeuvien, etait a coup sur le plus travailleur des deputes, et il n'y
+avait guere de projet de loi d'interet local qui ne fut rapporte
+par lui: "L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M.
+Bunou-Bunou." Il etait si souvent imprime dans les journaux, ce nom de
+Bunou-Bunou, qu'il etait connu de la France entiere, et que par la aux
+yeux de Raphaelle il avait une certaine valeur, celle de la notoriete.
+Il est vrai que cette notoriete, il la devait pour beaucoup au rapport
+fameux dans lequel il avait traite de la vaine pature et de la
+divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant
+six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car,
+en fait de notoriete, ce qui compte, c'est la notoriete meme, et,
+la dut-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le
+ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public
+n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, tres connu; oubliee la vaine pature.
+D'ailleurs le meilleur et le plus honnete homme du monde, toujours a son
+banc ou il ecrivait, ecrivait, ecrivait, penchant sa tete blanche sur
+son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait
+ses ecritures, mieux eclaire et chauffe que dans sa chambre d'hotel ou,
+comme il le disait lui-meme, "le bois coutait diantrement plus cher qu'a
+Chateau-Chinon."
+
+Ainsi prepares, il n'y avait qu'a presser Adeline; ce fut ce que
+Raphaelle demanda, exigea meme, tandis que Frederic se montrait dispose
+a laisser a la reflexion le temps d'agir.
+
+--C'est un irresolu, ton Normand: decide aujourd'hui, il ne le sera
+plus demain; il pese le pour et le contre comme un pharmacien pese ses
+drogues.
+
+--Avoue que la pilule est dure a avaler.
+
+--Qu'est-ce que ca nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons;
+d'ailleurs il n'y a qu'a la lui dorer, et c'est ton affaire.
+
+--Je suis a bout.
+
+--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien a dire et tu ne vois plus
+rien a faire?
+
+Il haussa les epaules.
+
+--Ne te fache pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a
+encore a dire et a faire; ecoute-la, et souviens-toi plus tard, quand
+nous serons maries, que tu as eu interet a la consulter, alors que tu
+restais a bout dans une affaire d'ou dependait notre fortune, et qu'elle
+est bonne a quelque chose.
+
+--Je t'ecoute.
+
+--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme?
+
+--Sans doute, repondit-il avec une certaine impatience.
+
+Il s'agacait de la voir tant insister pour lui demontrer qu'elle etait
+bonne a quelque chose, quand lui n'etait bon a rien; trop souvent elle
+avait insiste sur la superiorite de sa finesse et l'ingeniosite de ses
+ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en realite elle se
+faisait plutot prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce
+avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant
+plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les
+tiennent.
+
+--C'est a l'interet d'Adeline que nous nous sommes adresses, dit-elle,
+a son orgueil, a sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule
+dans son esprit, parce que c'est a son esprit seul que tu as parle.
+
+Il la regarda sans comprendre ou elle voulait arriver.
+
+--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est a
+ses yeux qu'il faut parler.
+
+--Les yeux? Quoi, les yeux?
+
+--Tu le conduiras avenue de l'Opera et tu lui feras visiter le local en
+detail. Ce n'est pas difficile, ca.
+
+--J'y suis; il sera ebloui.
+
+--Je te crois. Te mets-tu a la place de ce bon bourgeois se promenant
+dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et
+qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu
+qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maitre dans ce
+palais?
+
+--Es-tu canaille!
+
+--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le
+mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit etre sensible
+aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son
+affaire. Je ne dis pas que ca le fichera les quatre fers en l'air comme
+les salons, mais ca lui inspirera confiance: serieuse, l'impression du
+mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la
+livree; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevee,
+j'avoue comme toi que je suis a bout.
+
+Frederic n'apporta qu'un changement a l'execution de ce programme; il en
+intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commenca par
+la: il y aurait progression.
+
+Aux premiers mots, Adeline se defendit:
+
+--Il sera temps si je me decide, mais je vous avoue que je balance: je
+vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon
+bourgeois comme moi serait deplace dans ce role de president, je n'en ai
+aucune des qualites, et j'y serais l'homme le plus emprunte du monde; je
+compromettrais le succes de l'entreprise; on se moquerait de moi... et,
+ce qui est plus grave, de vous.
+
+Frederic protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une
+refutation en regle:
+
+--Nous reviendrons plus tard a la question de savoir si vous acceptez ou
+si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande
+simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livree; nous ne
+fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livree
+pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gerant de l'affaire, il
+faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de
+m'assister.
+
+Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils a son ami. Il se
+laissa donc conduire chez le tailleur, ou il choisit un drap solide,
+un bon drap francais, comme le demandait Frederic, qui devait durer
+longtemps.
+
+Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui
+etait travail de la laine, il avait des connaissances speciales qu'il ne
+pouvait pas ne pas mettre a la disposition de son ami: la, il n'eut qu'a
+admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et
+qui etaient vraiment superbes, les portieres magnifiques; il passa plus
+de deux heures a se griser de l'enchantement de leurs couleurs.
+
+Mais ou "il se ficha les quatre fers en l'air", comme disait Raphaelle,
+ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opera.
+
+--Comment trouvez-vous ca? demandait Frederic dans chaque place.
+
+Et partout il faisait la meme reponse:
+
+--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris.
+
+--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque
+chose.
+
+Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur ou leurs
+pas sonnaient comme sous la voute d'une eglise, Adeline eut un mot qui
+trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par
+lesquels il avait passe.
+
+Ils s'etaient arretes devant une niche ouverte sur le palier et faisant
+face a la porte d'entree.
+
+--Nous mettrons la un buste de la Republique, dit-il, comme s'il se
+parlait a lui-meme.
+
+--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher president, car vous serez
+maitre chez vous; mais si c'est moi qui suis maitre ici, je ne mettrai
+point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me
+retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre ou tout le
+monde doit pouvoir se rencontrer.
+
+Adeline hesita un moment:
+
+--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il.
+
+
+VII
+
+C'etait la premiere fois qu'Adeline avait quelque chose a demander pour
+lui-meme.
+
+Comme tous les deputes, il avait passe bien des heures de sa vie dans
+les antichambres des ministres et use de nombreuses paires de bottines
+sur le carreau poussiereux des corridors des bureaux a la Guerre, aux
+Finances, a la Justice, a la Marine, au Commerce, a l'Agriculture, aux
+Travaux publics, a l'Instruction publique, aux Affaires etrangeres, aux
+Postes, a l'Interieur, a la Prefecture de la Seine, a la Prefecture de
+police, aux ambassades, aux consulats, partout ou il y a a solliciter et
+a faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent a y rester,
+mais toujours c'avait ete dans l'interet des villes ou des communes de
+sa circonscription, pour les affaires de ses electeurs, jamais dans le
+sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui,
+il n'avait pas de parents a placer, pas de combinaisons financieres a
+appuyer, pas de concessions a obtenir; quand on l'avait decore, on etait
+venu a lui et il n'avait eu qu'a accepter ce qu'on lui offrait.
+
+Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en
+attendant, il fallait demander.
+
+De la son embarras.
+
+A la verite, s'il se faisait demandeur, c'etait dans un interet general,
+superieur a toutes considerations personnelles: mais enfin il n'en
+devait pas moins resulter pour lui certains avantages qui genaient sa
+liberte; il se fut senti plus allegre, il eut porte la tete plus haut
+s'il avait ete degage de toute attache.
+
+Il s'y prit a trois fois avant d'aborder le prefet de police, comme s'il
+n'osait point sauter le pas.
+
+Aux premiers mots, le prefet de police, qui, depuis qu'il etait en
+fonctions, avait cependant appris a ecouter en se faisant une tete de
+circonstance, laissa echapper un mouvement de surprise:
+
+--Vous, mon cher depute!
+
+Ce n'etait pas sans que la lecon lui eut ete faite a l'avance par
+Frederic, qu'Adeline s'adressait a "son cher prefet". Il savait que sa
+demande pouvait provoquer une certaine surprise, et meme il en attendait
+la manifestation: "Vous comprenez que le prefet ne sera pas sans
+eprouver un certain etonnement en vous entendant lui demander une
+autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vecu en
+dehors des cercles. Et puis, a son etonnement se melera probablement une
+certaine contrariete: le nombre de ces autorisations n'est pas illimite;
+il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruine a encore
+dans sa poche: quand il en depense un, il compte ceux qui lui restent
+et fait le calcul qu'il sera bientot a sec. Et personne n'aime a etre
+a sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent etre une monnaie
+commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre prefet
+se serve de cette monnaie, mais il a eu des predecesseurs qui l'ont
+employee. Et Frederic avait raconte l'histoire d'un prefet aimable et
+vert-galant qui avait paye les depenses d'une liaison demi-mondaine avec
+une de ces autorisations; que celle a qui il l'avait donnee l'avait tout
+de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur
+les produits de la cagnotte. Puis, a cette histoire, il en avait ajoute
+d'autres, afin qu'Adeline eut un dossier bien prepare et ne restat pas
+court. Si on avait accorde ces autorisations a des gens plus ou moins
+vereux, comment en refuser une a un honnete homme, entoure de l'estime
+publique, dont le nom seul etait une garantie?
+
+Ce dossier et ces histoires avaient donne a Adeline une assurance que,
+sans eux, il n'eut certes pas eue:
+
+--Et pourquoi pas, mon cher prefet?
+
+C'etait un homme fin que cet prefet, et peut-etre meme trop fin, car
+bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner,
+il allait au dela de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'apres
+lui-meme.
+
+Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement.
+
+--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous etonner de
+ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idee ou
+j'etais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon pere de famille.
+
+--C'est a Elbeuf que je suis pere de famille. A Paris, je n'ai pas ma
+famille; je suis seul; les soirees sont longues. Et elles ne le sont
+pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de
+mes collegues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de
+reunion, ou nous aurions plaisir et interet meme a nous retrouver dans
+l'intimite, sans avoir a craindre une promiscuite genante.
+
+--Et c'est un cercle s'administrant lui-meme que vous voulez fonder?
+
+--Oh! non; nous avons a cote de nous, derriere nous, une societe
+representee par un gerant qui aura la responsabilite de la question
+financiere; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepte
+les fonctions de president.
+
+Cette fois le prefet ne laissa echapper aucune exclamation de surprise,
+mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui.
+
+Adeline n'etait-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'a ce
+jour? etait-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie?
+ou bien encore etait-il plus profondement provincial qu'on ne pouvait
+decemment l'imaginer pour un collegue?
+
+Il fallait voir.
+
+--Et quel est ce gerant?
+
+--Un ancien notaire de province.
+
+--Il se nomme?
+
+--Maurin.
+
+C'etait la un nom qui n'apprenait rien au prefet, il y a tant de gens
+qui s'appellent Morin ou Maurin?
+
+--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant
+au-devant d'une nouvelle question.
+
+--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepte, car ce
+n'est pas a un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un
+gerant... un mauvais gerant, peut entrainer loin et meme tres loin le
+president et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi.
+
+Cela ne fut pas dit sur le ton d'une lecon, ni comme un avertissement
+direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravite qui devait
+donner a reflechir.
+
+--Nous n'aurons rien a craindre de ce cote, dit Adeline en pensant a son
+ami le vicomte, qui serait le veritable gerant sous le nom de Maurin,
+beaucoup plus qu'a l'ancien notaire, qu'il connaissait a peine.
+
+Evidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le prefet
+aurait garde son observation pour lui, ou plutot elle ne lui serait pas
+venue a l'esprit, mais c'eut ete une indiscretion: le vicomte avait des
+raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait
+de l'y laisser.
+
+--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le prefet.
+
+--Voici les noms de ceux qui ont signe la demande avec moi, repondit
+Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche.
+
+Le prefet lut les noms:
+
+--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, general Castagnede...
+
+A ce nom, il fit une pause, car ce general etait celui-la meme qu'on
+appelait le general Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait.
+
+Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence
+besoigneuse ne lui etait pas inconnue.
+
+Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le
+statuaire, il lut couramment, de meme pour les notables commercants dont
+Adeline avait obtenu lui-meme les signatures.
+
+A l'exception du general Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y
+avait rien a dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer a ceux
+qui n'etaient pas nets manquait-il de precision: on accusait le general
+de tricher, mais il n'avait jamais ete chasse d'aucun cercle; l'ancien
+ambassadeur vivait dans les tripots, cela etait certain, mais en
+vivait-il reellement comme on le racontait? Barthelasse et les
+directeurs de casinos qui l'avaient employe s'etaient bien gardes de
+publier leurs memoires avec pieces justificatives a l'appui; combien
+d'autres aussi haut places que lui etaient comme lui des declasses!
+
+--Vous voyez, dit Adeline, qui etait fier de sa liste, que je ne vous
+presente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance.
+
+--Evidemment.
+
+--Et je crois que plus d'une fois on a accorde des autorisations a des
+gens qui ne presentaient pas les garanties que nous offrons.
+
+--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons ete trompes. Nous ne
+sommes pas infaillibles. Il est arrive, j'en conviens, qu'on nous a
+presente des listes de noms aussi honorables que ceux de la votre, avec
+un gerant offrant toutes les garanties de moralite, de solvabilite, et
+que cependant le cercle que nous avons autorise s'est change, au bout
+de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la
+cagnotte et _etouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce
+pas plutot celle des fondateurs qui se sont laisse tromper et par qui
+nous avons ete trompes nous-memes? Voila ce qu'il faut examiner et le
+point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous
+le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez.
+
+Si Adeline etait un naif et un ignorant qui se laissait duper par des
+coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de
+quoi lui ouvrir les yeux et lui donner a reflechir.
+
+Mais ce n'etait pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait
+foi, c'etait aussi en lui-meme, en son honnetete, en sa clairvoyance; il
+ne serait pas un president qui laisserait aller les choses au hasard;
+il lui donnerait son temps, a son cercle, il le surveillerait, il le
+gouvernerait d'une main ferme.
+
+--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs
+administrateurs ne les ont point administres, c'est que leurs presidents
+ne les ont point presides; pour moi, je puis vous donner ma parole
+que je serai un president serieux et que le tableau que vous venez de
+m'esquisser ne se realisera point pour nous.
+
+Etait-il reellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le prefet
+voulut faire une derniere tentative; affectueusement il lui prit le bras
+et le passant sous le sien:
+
+--Voyons, mon cher depute, franchement est-ce que vous croyez que la
+fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis
+vous ne trouveriez pas dans un des cercles deja existants le centre de
+reunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas deja assez de cercles?
+
+--Non, mon cher prefet, et, puisque l'occasion s'en presente,
+laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le
+developpement de la vie mondaine a Paris. Quand le luxe va a Paris, la
+fabrication va en province.
+
+Et, presque dans les memes termes que Frederic, Adeline repeta ce theme
+qui lui avait ete souffle, sans avoir conscience qu'il etait un echo.
+
+--Evidemment c'est un point de vue, dit le prefet, quand Adeline fut
+arrive au bout de son morceau.
+
+Et il en resta la. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il
+avait pu pour eclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'etait
+ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce
+qu'il adviendrait de ce collegue? Pour etre prefet de police, on n'est
+pas professeur de morale. Et il n'etait pas du tout dans son caractere
+de mettre les points sur les i.
+
+--Je ferai faire l'enquete d'usage, dit-il en terminant l'entretien.
+
+Elle fut confiee a un agent de la brigade des jeux qui, apres avoir
+visite le local de l'avenue de l'Opera et constate qu'il n'avait pas
+deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches,
+se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signe la
+demande, se bornant a une seule question: celle de savoir si la
+signature mise au bas de cette demande etait bien la leur, puis il fit
+son rapport, qu'il transmit a son chef, lequel a son tour en fit un
+second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police
+municipale, qui en fit un troisieme corroborant le second.
+
+Tout etait en regle: le prefet n'avait qu'a donner ou a refuser
+l'autorisation.
+
+Pouvait-il la refuser quand elle etait demandee par un homme dans la
+position d'Adeline?
+
+Il la donna.
+
+--Apres tout, on verra bien.
+
+Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait
+averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministere,
+ce service rendu lui donnerait droit a son bon souvenir.
+
+
+VIII
+
+L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons des
+le lendemain, malgre l'envie qu'en avaient Raphaelle et Frederic: si le
+personnel etait engage a l'avance, si le mobilier etait pret, il fallait
+laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les
+tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver
+sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de facon a ce
+que la caisse n'en ait pas trop de faux a rembourser aux joueurs qui
+se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins
+dangereuse a contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet
+des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces
+industriels est pince au moment ou il tache d'en ecouler quelques-unes,
+il est aussi simplement que discretement expulse du cercle, sans
+encourir les travaux forces que la vignette des billets de banque promet
+aux contrefacteurs.
+
+D'ailleurs, a cote des travaux materiels a accomplir pour la parfaite
+organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient
+tout autant et plus encore que ceux-la, peut-etre concourir a sa
+prosperite--c'etaient ceux de la publicite: un cercle de ce genre ne
+pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait
+longtemps que Raphaelle avait engage son orchestre.
+
+Il avait commence: _pianissimo_, il etait vaguement question d'un
+nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien a ceux qui avaient
+existe jusqu'a ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort
+inconnus en France, en meme temps qu'une securite absolue contre les
+tricheries; a l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas a
+se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du
+jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opera, dans la
+plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernieres
+annees;--l'attention etant alors suffisamment eveillee, les trompettes
+avaient enfin donne son nom: _maestoso ma non troppo_, c'etait le "Grand
+international";--_largo_, il avait pour fondateurs l'elite du monde
+de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de
+l'armee (le general Epaminondas), de la politique (le comte de Cheylus,
+Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts
+(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce
+parisien, representes par une kyrielle de noms serieux bien faits pour
+inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'etait pas une speculation louche
+comme tant d'autres; _con calore_, c'etait une affaire nationale, _con
+fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di
+marcia_, au relevement de la fortune publique.
+
+Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la presence a Paris
+n'etait pas utile, puisque l'amenagement du cercle ne le regardait en
+rien, avait ete passer quelques jours a Elbeuf.
+
+Comme toujours il etait arrive le soir, et il avait trouve sa famille
+dans la salle a manger, l'attendant devant le couvert mis.
+
+Comme toujours il vint a sa mere, qu'il embrassa respectueusement.
+
+--Comment vas-tu la Maman?
+
+--Bien, mon garcon, et toi? Sais-tu que je commencais a etre inquiete de
+toi?
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Tu es marque parmi ceux qui se sont abstenus a la Chambre, et depuis
+plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas meme une interruption.
+
+--Tu sais bien que je n'interromps jamais.
+
+--Tu as tort; quand on a son mot a dire, on le dit: ca fait plaisir aux
+electeurs, qui voient que leur depute est a son banc.
+
+--J'etais pris par le travail des commissions.
+
+En realite, c'avait ete par le travail de la fondation de son cercle
+qu'Adeline avait ete pris; mais il ne pouvait pas le dire a sa mere,
+puisqu'il n'en avait pas encore parle a sa femme, attendant, pour le
+faire, qu'il eut obtenu son autorisation: ce serait ce soir-la qu'il lui
+annoncerait cette grande nouvelle.
+
+Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite apres le souper; car
+en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre
+comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui
+ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires.
+
+Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle a dire?
+
+Avec elle il n'y avait jamais longtemps a attendre; les paroles ne se
+figeaient point sur ses levres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou
+dans l'esprit elle s'en debarrassait au plus vite; aussitot que Berthe
+et Leonie se furent retirees, elle commenca:
+
+--Mon fils, il se passe ici d'etranges choses.
+
+Adeline regarda sa femme avec inquietude, s'imaginant qu'une difficulte
+ou une querelle s'etait elevee entre sa mere et elle, ce qu'il redoutait
+le plus au monde.
+
+--Je m'en suis plainte a ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a
+pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse
+a toi-meme, quoiqu'il m'en coute d'_affaiter_ ton retour de querelles,
+quand tu rentres chez toi pour te reposer.
+
+Madame Adeline voulut epargner a son mari l'impatience de chercher ou
+tendait ce discours.
+
+--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement.
+
+--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne demarre pas d'ici.
+
+--Oh! Maman! interrompit madame Adeline.
+
+--Je suis _fiable_ peut-etre; quand je dis quelque chose on peut me
+croire: bien sur que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je
+ne pretends pas ca, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et
+pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche a la
+rencontrer.
+
+--Alors tu autorises ces visites?
+
+Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand.
+
+--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garcon; il me
+semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait proceder dans un mariage.
+
+--Et s'il lui plait?
+
+--Dame!
+
+--Tu l'accepterais pour gendre?
+
+--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille?
+
+--C'est justement pour n'avoir pas a faire son malheur que j'ai demande
+a ta femme de fermer notre porte a ce garcon; elle ne m'a pas ecoutee;
+il a continue a venir et on a continue a lui faire bonne figure; je me
+suis tenue a quatre pour ne pas le mettre moi-meme a la porte; c'est un
+scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour
+Berthe; a la messe on me regarde.
+
+Il etait vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec
+Berthe Adeline. Des discussions s'etaient engagees sur ce sujet. On
+ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline
+n'avaient fait de confidence a personne, on se demandait si c'etait
+possible. Pour tacher de deviner quelque chose, les devotes de
+Saint-Etienne devisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces
+regards elle s'exasperait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle
+etait un objet de curiosite que parce qu'elle devinait les hesitations
+de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable
+d'accepter un pareil mariage!
+
+--Maintenant, reprit-elle, tu vas me repondre franchement et decider
+entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle.
+
+Si Normand que fut Adeline, il lui etait difficile de ne pas repondre a
+une question posee en ces termes et avec cette solennite; cependant il
+l'essaya.
+
+--Je fai dit que c'etait une sorte d'epreuve.
+
+--Alors tu les autorises?
+
+--Mais....
+
+--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu a ce que je fasse
+comprendre a ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se presenter
+ici?
+
+Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer.
+
+--C'est impossible, dit-il.
+
+Il allait expliquer et justifier cette impossibilite, elle lui coupa la
+parole.
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+--Mais, Maman.
+
+--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de
+mes jambes, je serais deja sortie. Je t'ai deja dit ce que je pensais de
+ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la
+femme d'un juif. Je te le repete. Je sais bien que tu n'as pas besoin de
+mon consentement pour faire ce mariage, mais reflechis a ce que je te
+dis: il n'aura jamais ma benediction.
+
+--Mais, Maman....
+
+--Roule-moi dans ma chambre.
+
+Il n'y avait pas a discuter, il fit ce qu'elle demandait, et,
+tristement, il revint aupres de sa femme.
+
+--Tu vois, dit celle-ci.
+
+--Et justement au moment ou j'apportais de bonnes nouvelles, ou je
+croyais qu'un pas decisif etait fait pour assurer ce mariage.
+
+--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'apprehension que
+d'esperance, comme ceux que le sort a frappes injustement et qui n'osent
+plus croire a rien de bon.
+
+Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si
+gracieusement oblige au moment de la crise provoquee par la faillite
+Bouteillier, il avait ete amene a s'occuper de la fondation d'un cercle,
+dont le but etait le relevement de la fortune publique, il expliqua
+la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation
+materielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accorde
+l'autorisation qu'il demandait.
+
+--Et tu ne m'avais parle de rien! s'ecria-t-elle.
+
+--Tout etait subordonne a l'autorisation administrative, c'est
+d'avant-hier que je l'ai.
+
+Ce n'etait pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur
+le visage de madame Adeline, tout au contraire.
+
+--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc
+rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de
+trente-six mille?
+
+--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Je ne sais pas.
+
+--Eh bien, alors?
+
+--Je n'entends rien a ces choses, tu n'y entends rien toi-meme; comment
+me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et
+que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher.
+
+--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour
+jouer comme un speculateur paye un agent de change pour jouer a la
+Bourse.
+
+--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source ou on le prend me...
+(elle allait dire: me degoute, elle se reprit:)... me repugne.
+
+--C'est celle ou puisent tous les cercles; sois sure qu'il n'y a que les
+joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes
+qu'ils risquent; le public serait plutot dispose a trouver que ce tant
+pour cent n'est pas assez eleve.
+
+--Mais si tu allais devenir joueur toi-meme! A vivre avec les gens, on
+prend leurs defauts.
+
+--Moi, joueur! a mon age! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci,
+celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer a en perdre! Tu ne
+crois pas ce que tu dis.
+
+--Enfin, si tu etais trompe par ces gens: tout ce monde qui vit par le
+jeu n'a pas bonne reputation.
+
+--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas president
+a vie: le jour ou je verrais la plus petite irregularite compromettante,
+si petite qu'elle fut, je me retirerais!
+
+--Et si tu ne la vois pas?
+
+--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour
+rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen
+de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons
+mettre de cote? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas
+l'occasion qui se presente, meme si elle nous expose a un risque. Tu
+conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous
+nous en garerons bien.
+
+Que dire de plus? C'etait son instinct qui protestait, et encore
+vaguement, sans avoir rien de precis a opposer aux reponses de son mari.
+Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment.
+Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son cote, se promettait
+de les ouvrir aussi.
+
+Aupres de Berthe, sa bonne nouvelle recut, le lendemain matin, un
+meilleur accueil.
+
+--Alors, cela assure notre mariage! s'ecria-t-elle quand il lui eut
+explique la situation.
+
+--Au moins cela l'avance-t-il.
+
+--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant
+que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas;
+plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de
+qualites en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me
+tourmentais, me desesperais, en me disant que peut-etre il faudrait
+renoncer a lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement,
+n'est-ce pas?
+
+--Pas encore. Il faut menager ta grand'mere et la sienne. Mais voici
+une idee qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fete pour
+l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta
+mere, et j'inviterai Michel.
+
+--Decidement, tu es le roi des peres!
+
+--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales a leurs filles, tu
+vas me dire quelle robe je dois commander a madame Dupont.
+
+--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose
+que je n'ai mise qu'une fois: elle me va tres bien, elle suffira,
+puisque Michel ne la connait pas et... que ce sera pour lui que je
+m'habillerai.
+
+
+IX
+
+C'avait ete une grosse affaire de dresser le programme de la fete que
+le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait deja en
+abregeant son nom, devait donner pour son ouverture.
+
+Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de
+tapageur qui frappat l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est
+difficile a trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui
+devaient etre tapageuses, que toutes les combinaisons, meme absurdes,
+ont ete epuisees; il est terriblement blase sur ce genre de fetes, le
+public parisien et surtout le public boulevardier.
+
+Bagarry avait propose un acte inedit de sa composition, mondain, leger
+et piquant; Fastou avait suggere l'idee d'exposer quelques-unes de ses
+dernieres oeuvres; des pianistes avaient assiege Frederic, Raphaelle, M.
+de Cheylus et meme Adeline; des guitaristes espagnols s'etaient offerts;
+un Americain celebre dans son pays pour jouer des airs varies en faisant
+craquer ses bottes s'etait mis a la disposition de Frederic, qui avait
+refuse avec autant d'indignation que de mepris: son cercle servir a de
+pareilles exhibitions! C'etait quelque chose d'artistique, de distingue,
+de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caracteristique qui
+montrat bien a tous dans quelle maison on se trouvait.
+
+Un moment il avait eu la pensee d'obtenir de son beau-frere Fare
+un petit acte inedit, dont la representation eut ete un "evenement
+parisien"; mais le beau-frere avait obstinement refuse, et ce qui etait
+plus indigne encore (le mot etait de Raphaelle), la soeur elle-meme
+n'avait pas voulu s'interposer entre son frere et son mari pour
+amener celui-ci a donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier,
+s'indigner, se facher, invoquer la solidarite de la famille, elle avait
+resiste aux prieres comme aux reproches et aux menaces:
+
+--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon
+mari, jamais.
+
+--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se presente?
+
+--Non, quand elle se presente mal.
+
+--On dirait vraiment que M. Fare nous a fait un honneur en entrant dans
+notre famille.
+
+--Au moins ferait-il honneur a votre maison de jeu en lui donnant son
+nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point.
+
+--Nous nous en passerons.
+
+Ils s'en passerent en effet, mais, si le programme manqua de cette
+attraction, il en eut d'autres: d'abord un diner pour les invites
+serieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis
+une soiree reunissant une elite de comediens et de chanteurs comme
+on n'en voit que dans les grandes representations a benefices, et a
+laquelle des femmes seraient invitees, ce qui serait une originalite,
+une innovation que l'influence du president ferait tolerer,--pour une
+fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient ete remplacees
+par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les
+salons, la vraie fete commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouat
+point ce jour-la, mais il avait du ceder aux reclamations de son comite:
+tout le monde s'etait mis contre lui, meme les honnetes commercants ses
+amis qui jusqu'a ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'etait
+precisement ceux-la qui avaient montre le plus d'empressement a jouir
+des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute securite: ce ne
+serait pas chez eux qu'il y aurait a observer son voisin pour voir s'il
+ne triche pas.
+
+Le diner etait pour huit heures; des sept heures et demie les invites
+commencaient a monter le grand escalier, si bien rempli de plantes
+vertes et de camelias que le buste de la Republique, place dans sa
+niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il etait impossible de
+distinguer si on avait devant les yeux une tete de saint ou d'empereur
+romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, etait un veritable
+hall, se tenaient les valets de pied en grande livree: souliers a
+boucles d'argent, bas de soie, habit a la francaise fleur de pecher,
+galonne d'argent. A tous les invites, le secretaire remettait le
+programme, et pour quelques-uns, a ce programme il ajoutait discretement
+une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'etait une
+attention delicate dont Raphaelle avait suggere l'idee; avec quelques
+milliers de francs, on pouvait donner de la gaiete au diner... et, plus
+tard, de l'animation au jeu.
+
+Dans le salon, les membres du comite recevaient leurs hotes, qu'ils
+ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adosse a la cheminee,
+souriant et accueillant, avait pres de lui le comte de Cheylus, le
+general Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennite,
+avaient cru devoir sortir toutes leurs decorations: M. de Cheylus en
+etait si haut cravate, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un
+torticolis ou d'un lumbago.
+
+Le plus souvent, les diners d'inauguration sont ecoeurants par leur
+banalite, mais celui du _Grand I_ etait exquis, ayant ete prepare dans
+les cuisines memes du cercle par un chef de talent. Il importait, en
+effet, au succes de l'entreprise, qu'on parlat de la cuisine du _Grand
+I_ et qu'on sut dans Paris qu'elle etait superieure, de beaucoup
+superieure, a celle que pour le meme prix on pouvait trouver ailleurs.
+Au premier abord, une speculation consistant a donner pour deux francs
+cinquante, avec le vin, un dejeuner qui en vaut cinq, et pour quatre
+francs un diner qui en vaut huit, peut paraitre detestable; cependant
+elle est en realite excellente, bien qu'elle se traduise par une
+allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens
+qui frequentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se
+disent que deux francs cinquante d'economie sur le dejeuner, quatre
+francs sur le diner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille
+quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est
+vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-etre pas tres
+delicat de faire ce benefice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la
+cagnotte payera ca. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette
+perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire
+pour elle: c'est par le diner que bien des joueurs sont attires et
+retenus; et c'est par le dejeuner que plus d'une cagnotte a ete sauvee
+des justes severites de la police. Si bien fondees que soient les
+plaintes contre un cercle, l'administration y regarde a deux fois avant
+de le fermer, quand son dejeuner est frequente par des gens ayant un nom
+honorable: des commercants, des artistes, des medecins, des avocats qui
+leves avant midi pour s'asseoir a la table du restaurant ne sont pas
+des joueurs de profession; ceux-la font du cercle ce qu'il doit etre, un
+lieu de reunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coute.
+
+La bonne chere d'un cote, de l'autre l'attention de Raphaelle, combinant
+leurs effets, le diner fut tres gai, et l'on arriva a l'heure des toasts
+sans avoir conscience du temps ecoule.
+
+Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la sante des
+representants de l'armee, de la diplomatie, de la politique, des
+lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fiere
+satisfaction de voir reunis autour de lui dans un but patriotique.
+
+A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant
+guere qu'en mangeant ce bon diner, dans cette salle luxueuse, au
+milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait a un but
+patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du
+cimier de chevreuil, et aussi celui du Chateau-yquem.
+
+Mais Adeline etait trop absorbe dans son discours, qu'il disait et ne
+lisait pas, pour rien voir; il continuait et developpait la pensee sur
+laquelle il vivait depuis qu'il s'etait decide a demander l'autorisation
+de son cercle, et sur ses levres voltigeaient les grands mots de
+Paris-lumiere, de ville de toutes les elegances et de tous les genies,
+de relevement de la fortune publique par le luxe, de travail francais,
+de production nationale.
+
+Si les convives a l'intelligence alerte avaient ete un peu surpris
+d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient a cette
+table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture
+de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relevement de
+la fortune publique.
+
+--En voila une bonne! murmura l'un d'eux.
+
+Mais les commentaires ne purent pas s'echanger; Bunou-Bunou venait de se
+lever pour repondre au president, et aussitot le silence avait succede
+aux applaudissements: c'etait un regal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui
+depensait des tresors de lyrisme dans ses rapports pour eriger une
+commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs etonnants
+etait affiche dans les bureaux des journaux.
+
+--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase:
+"J'ignore si je m'abuse", dit un journaliste parlementaire; qui tient
+mes deux louis?
+
+Mais personne ne lui repondit, et ce fut avec raison, car le premier mot
+qui sortit de la bouche inspiree du depute fut precisement la fameuse
+phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon:
+
+--Messieurs, j'ignore si je m'abuse....
+
+Le rire etouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui
+avaient deja entendu cette phrase celebre, il y en eut plus d'un qui se
+cacha la figure dans sa serviette; d'autres se facherent et declarerent
+qu'au lieu de les obliger a ecouter ces jolies choses, "on ferait bien
+mieux d'en tailler une petite."
+
+Heureusement les discours tournerent court; il fallait enlever les
+tables pour la soiree, et il n'y avait pas de temps a perdre.
+
+En sortant de la salle a manger, Adeline se rendit dans son cabinet, ou
+il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs.
+
+Ils etaient venus d'Elbeuf dans l'apres-midi,--ce qui avait donne a
+Michel et a Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le
+meme compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et
+ils n'avaient pas encore visite les salons du cercle.
+
+--Voulez-vous offrir votre bras a ma fille? dit Adeline a Michel; en
+attendant que la soiree commence, nous ferons un tour dans les salons;
+il faut que je vous montre _mon_ cercle.
+
+C'etait de la meilleure foi du monde qu'il disait "mon cercle":
+n'etait-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en
+etait-il pas le president, ne decidait-il pas des admissions, tout le
+monde n'etait-il pas chapeau bas devant lui: Frederic se tenait si
+discretement a l'ecart qu'il n'avait pas paru au diner; il se montrerait
+seulement a la soiree, comme bien d'autres.
+
+Ils avaient commence leur tour, Adeline donnant le bras a sa femme,
+Michel conduisant Berthe; a mesure qu'ils avancaient, l'impression
+n'etait pas la meme chez la mere que chez la fille: madame Adeline se
+montrait effrayee du luxe qu'elle voyait, Berthe en etait emerveillee;
+quant a Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait
+etre toujours tourne vers elle, il la regardait venir dans les glaces,
+et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait
+plus a lui: a la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement
+des yeux: qu'elle etait charmante dans sa toilette rose!
+
+Ils arriverent a la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et
+ils se trouverent dans une grande piece, plus longue que large et tres
+haute, puisque de deux etages on en avait fait un seul en supprimant le
+plancher; le plafond etait a caissons dores et les murs etaient tendus
+de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres.
+
+--Comment trouvez-vous ca? demanda Adeline avec fierte.
+
+--On dirait une chapelle, repondit Berthe.
+
+En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frederic vinrent
+au-devant d'eux, et les presentations eurent lieu:
+
+--Mon cher president, on vous reclame, dit Frederic; si ces dames
+veulent bien m'accepter a votre place, je vais les installer; je
+resterai avec elles pour leur nommer vos invites; il faut bien qu'elles
+les connaissent, puisqu'elles sont les maitresses de la maison.
+
+Et ce fut reellement en maitresses de la maison qu'il les traita: on
+ne pouvait etre plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame
+Adeline, qui avait pour lui une repulsion instinctive, fut gagnee.
+C'etait vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait depeint.
+
+Les salons s'emplirent "_et la fete commenca_". Comme le programme en
+avait ete tres habilement compose, ce fut au milieu des applaudissements
+qu'il s'executa; de tous cotes partaient des exclamations enthousiastes,
+et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait a qui repondre, un
+peu grise de ce triomphe.
+
+Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se
+manifestaient de sourdes protestations et des impatiences.
+
+--Ca ne finira donc jamais, leur bete de fete?
+
+--On n'en taillera donc pas une petite?
+
+Si Raphaelle avait ete presente, elle aurait vu que, parmi ces
+mecontents se trouvaient quelques-uns de ceux a qui elle avait eu la
+prevenance de faire remettre des jetons de nacre.
+
+Enfin la fete s'acheva, et le souper, bien que trainant un peu en
+longueur, se termina aussi: les invites peu a peu se retirerent, au
+moins ceux qui etaient venus avec leurs femmes.
+
+Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara,
+et, quoiqu'elle fut vaste, on s'y entassa si bien que ce fut a peine si
+ceux qui s'etaient assis a la table purent remuer les coudes.
+
+--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus.
+
+Le lendemain, les journaux racontaient cette fete, mais, ce qui valait
+mieux, le bruit se repandait dans Paris, se colportait, se repetait
+qu'il y avait une caisse serieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait
+facilement.
+
+Le _Grand I_ etait fonde.
+
+
+
+
+TROISIEME PARTIE
+
+
+I
+
+Le _Grand I_ n'etait ouvert que depuis quelques mois et deja Adeline
+se demandait comment, pendant tant d'annees il avait pu vivre a Paris
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Elles avaient ete si longues pour lui, si vides, si mortellement
+ennuyeuses, les soirees qu'il passait a tourner dans son petit
+appartement de la rue Tronchet, ou a se promener melancoliquement tout
+seul autour de la Madeleine, allant du boulevard a la gare Saint-Lazare
+et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que
+de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la
+tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans
+le wagon qui l'emmenerait jusqu'a Elbeuf! Il manquerait la seance du
+lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les
+siens; il embrasserait sa fille a son reveil; quelle joie dans la
+vieille maison de l'impasse du Glayeul! La etaient la liberte, la
+gaiete, le repos; Paris n'etait qu'une prison ou il faisait son temps,
+et ce temps etait si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pense
+a se retirer de la politique pour vivre tranquille a Elbeuf, dans sa
+famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique,
+taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupe, le
+coeur rempli, entoure, enveloppe d'affection et de tendresse, comme il
+avait besoin de l'etre.
+
+Mais du jour ou le _Grand I_ avait ete ouvert, cette existence monotone
+du provincial perdu dans Paris avait change: plus de soirees vides, plus
+de diners melancoliques en tete a tete avec son verre, plus de dejeuners
+hates au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un
+chez lui, un nid chaud, capitonne, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, ou
+toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, ou les sourires
+les plus engageants accueillaient son entree, ou il etait, pour tous
+"Monsieur le president."
+
+A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien a celle des restaurants
+mediocres qu'il avait jusque-la frequentes avec la prudente economie
+d'un provincial, il etait un vrai maitre de maison; on l'ecoutait, on le
+consultait, on le traitait avec une deference dont les premiers jours il
+avait ete un peu gene, mais a laquelle il n'avait pas tarde a si bien
+s'habituer que ce n'etait plus seulement pour les valets, empresses
+a lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il etait "monsieur le
+president", il l'etait devenu pour lui-meme, croyant a son titre, le
+prenant au serieux, s'imaginant "que c'etait arrive"; president! ne le
+fut-on que de la Societe des bons drilles, on est toujours "Monsieur le
+president" pour quelqu'un et consequemment pour soi.
+
+Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanite, celles de la
+camaraderie et de l'amitie l'avaient attache a son cercle. En sortant de
+la Chambre il n'etait plus seul sur le pave de Paris, comme pendant
+si longtemps il l'avait ete, il ne s'arretait plus sur le pont de la
+Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel cote il
+allait aller, a droite, a gauche, sans but, au hasard.
+
+Il etait rare que maintenant il sortit seul de la Chambre, presque tous
+les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, charge d'un portefeuille bourre de
+paperasses, et toujours regulierement M. de Cheylus, qui, mis a la porte
+par Raphaelle le jour meme ou elle n'avait plus eu besoin de lui, etait
+heureux de trouver au cercle un bon diner qui ne lui coutait rien,--le
+_suif_.
+
+D'autres collegues aussi se joignaient a eux quelquefois, invites par
+Adeline, ou bien s'invitant eux-memes, quand ils etaient en disposition
+de s'offrir un diner meilleur et moins cher que dans n'importe quel
+restaurant.
+
+--Je vais diner avec vous.
+
+On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par
+les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue
+de l'Opera, en causant amicalement. Lorsqu'a travers les glaces de la
+porte a deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu
+qui arrivait, il se hatait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand
+escalier decore de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses
+invites devant lui; si quelqu'un, par deference d'age ou pour autre
+raison, voulait lui ceder le pas, il n'acceptait jamais:
+
+--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi.
+
+C'etait chez lui qu'il recevait ses amis; c'etait a lui les valets qui
+dans le hall s'empressaient autour de ses invites; a lui ces vitraux
+chauds aux yeux, ces tableaux signes de noms celebres.
+
+A vivre sous ces corniches dorees, a marcher sur ces tapis doux aux
+pieds, a s'engourdir dans des fauteuils savamment etudies, a n'avoir
+qu'un signe a faire pour etre compris et obei, il s'etait vite laisse
+gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un
+attrait si puissant sur certains habitues des cercles qu'ils se trouvent
+mal a leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette
+attraction avait ete d'autant plus envahissante qu'il avait toujours
+vecu au milieu d'une simplicite patriarcale: point de tapis, point de
+vitraux a Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas a demi-mot.
+
+Mais ce qu'il n'avait jamais eu a Elbeuf, et ce qu'il avait trouve dans
+son cercle, c'etait la conversation facile et legere de _ses_ diners
+qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses
+scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses droleries ou ses
+douleurs. Bien qu'habitue aux propos graves et lourds de la province,
+qui partent de rien pour arriver a rien, il aimait cependant la
+raillerie fine et le mot vif, et quand il avait a sa table--ce qui
+d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit a la langue aiguisee ou
+a la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point
+que de bien dire ce qu'ils repetaient, c'etait pour lui un regal de les
+ecouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-la, tous venaient lui
+donner leur representation sans qu'il eut a se deranger; il n'avait qu'a
+leur sourire, qu'a les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une
+amabilite pleine de bonhomie.
+
+Comme la nature l'avait doue de l'esprit de justice en meme temps que
+d'une ame reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence
+agreable sans se dire que c'etait a Frederic qu'il la devait.
+
+Parfait le vicomte. Il avait rencontre en lui le collaborateur le plus
+zele en meme temps que le plus discret, deux qualites qui ordinairement
+s'excluent l'une l'autre.
+
+Bien qu'il surveillat tout, bien qu'il fit tout, et ne quittat guere
+le cercle, jamais Frederic ne se mettait en avant: Maurin, qui avait
+toujours le titre de gerant, etait, il est vrai, bien efface, mais ce
+qui importait a Adeline, c'etait que lui, president, ne le fut point;
+c'etait que la gestion financiere n'empietat point sur la direction
+morale, et, apres dix mois d'exercice, il se sentait aussi maitre de
+cette direction qu'au jour ou, pour la premiere fois, il avait pris la
+presidence.
+
+Pour les admissions, lui et son comite etaient restes les maitres
+absolus, et jamais le gerant n'avait essaye de leur faire admettre des
+membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, ou le souci de
+faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver
+au _Grand I_, lui avait-on predit charitablement en l'avertissant de se
+bien tenir de ce cote; mais ces cercles avaient pour gerant un Maurin,
+non un vicomte de Mussidan!
+
+D'autre part, jamais il ne lui etait venu a lui ni a son comite des
+plaintes, ou simplement des reclamations, tant la machine administrative
+fonctionnait avec regularite.
+
+C'etait bien le cercle modele dont le vicomte avait parle dans leurs
+entretiens du soir sur les boulevards, et que, grace a la severite de sa
+surveillance, ils avaient pu realiser.
+
+--Ou diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en
+faisant son eloge aux membres du comite.
+
+A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient
+Raphaelle a Frederic et aussi la part que celui-ci avait prise a son
+expulsion, repondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris a
+faire; mais cette reponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui
+dementait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire enigmatique
+eut inquiete Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance;
+c'etait simplement la vengeance d'un... battu.
+
+Et quand M. de Cheylus etait absent, Adeline riait avec les autres
+membres du comite de cette petite traitrise.
+
+--Il n'en prend pas son parti, le comte.
+
+--Dame! il y a de quoi!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'a la place de M. de
+Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gre.
+Peut-etre trouverez-vous que ce que je dis la a l'air d'une naivete; je
+vous affirme que c'est profond.
+
+Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline,
+par exces de conscience plutot que par curiosite, avait voulu savoir ce
+qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien repondu aux
+questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce
+qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de "ce jeune
+homme" que ce que tout le monde savait.
+
+Adeline eut eu le plus leger soupcon sur Frederic qu'il eut cherche, au
+dela de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en
+avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le
+_Grand I_ etait le modele des cercles?
+
+On sait que l'ete fait le vide dans les cercles comme dans les theatres:
+avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est a Trouville,
+a Dieppe, "en deplacement de sport ou de villegiature"; plus tard on
+chasse, on ne va pas a son cercle, et plus ce cercle est d'un rang
+eleve, plus il est abandonne par ses membres. Cependant tous ces membres
+ne restent pas sans venir a Paris pendant cinq ou six mois, et ceux
+qui n'y sont pas ramenes pour une raison quelconque de sentiment ou
+d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de
+l'est dans l'ouest. Ou passer ses soirees? au theatre? ils sont fermes;
+a son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on
+donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joue; les doigts
+vous demangent. Si alors on entend parler d'un cercle ou la partie a
+garde un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisieme
+ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous
+presentent, et l'on s'assied a la table du baccara.
+
+C'etait ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles
+chomaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_
+les membres les plus connus des grands cercles. Frederic ne manquait
+pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait,
+d'ailleurs.
+
+--Vous voyez comme on vient a nous.
+
+Adeline etait ebloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui
+defilaient sur les levres de son gerant, et quand il allait a Elbeuf il
+ne manquait pas de les repeter a sa femme.
+
+--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain
+neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui
+travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie republicaine et
+le monde elegant.
+
+Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus
+clair, c'est que son mari venait moins souvent a Elbeuf; c'est que,
+quand il etait chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible
+qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa
+cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la premiere fois depuis
+quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule.
+
+
+II
+
+Si grande que fut la satisfaction d'Adeline, elle n'etait pourtant pas
+sans melange.
+
+Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le
+marquis de..., etaient venus perdre quelques milliers de francs chez
+lui, il eprouvait un sentiment de vanite dont il ne pouvait se defendre;
+et quand il se disait aussi que le cercle qu'il presidait servait de
+trait d'union entre la bourgeoisie republicaine et le monde elegant,
+c'etait un sentiment de juste fierte qui le portait et auquel il pouvait
+s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli.
+
+Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait pres de cinquante
+mille francs a la caisse de _son_ cercle, qui n'etait pas _sa_ caisse,
+par malheur, c'etait un sentiment de honte qui l'aneantissait.
+
+Comment avait-il pu se laisser entrainer a jouer?
+
+C'etait avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassure sa femme
+lorsqu'elle avait manifeste la crainte qu'il ne devint joueur.
+
+--Moi, joueur!
+
+Il se croyait alors d'autant plus surement a l'abri, qu'il avait joue
+dans sa jeunesse et que par experience il connaissait les dangers du
+jeu.
+
+Ce n'est pas quand on a ete entraine une premiere fois et qu'on a eu la
+chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans
+on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances
+qu'on n'a plus a cinquante apres avoir appris la vie.
+
+Qu'il eut joue et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne,
+il y avait eu alors toutes sortes de raisons et meme d'excuses a sa
+faiblesse: sa maitresse etait joueuse; les casinos etaient devant lui
+avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait
+et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coutait rien, pas
+meme un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte etait
+legere pour la fortune de ses parents.
+
+Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute etait simplement celle
+d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire
+grand mal a personne, ni a sa famille, ni a lui-meme; c'avait ete une
+epreuve salutaire; s'il etait entre dans la fournaise, il s'y etait
+bronze, et si completement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus
+joue. Pourquoi eut-il joue? Il n'avait jamais eu le gout des cartes;
+s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumiere d'une
+lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il etait assez riche
+pour que l'argent gagne au jeu ne lui donnat aucun plaisir, et il ne
+l'etait pas assez pour que celui perdu ne lui fut pas une cause de
+regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cesse de repeter
+cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer:
+
+--Que faites-vous la, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver?
+Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas.
+
+Et voila que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres.
+
+Comme il etait sincere, pourtant, dans ses remontrances; comme il les
+trouvait miserables, ceux qui succombaient a la passion du jeu!
+
+Encore ceux-la etaient-ils jusqu'a un point excusables, puisqu'ils
+etaient des passionnes, c'est-a-dire des etres inconscients et par la
+des irresponsables; mais lui, quand pour la premiere fois il s'etait
+assis a la table de baccara de son cercle, il n'avait pas ete pousse par
+la main irresistible de la passion.
+
+C'etait meme cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que
+les cartes l'ennuyaient acquise dans sa premiere jeunesse, et confirmee
+pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui
+avaient inspire une complete securite lorsqu'il avait discute dans sa
+conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les
+propositions de Frederic.
+
+Qu'il se decidat, et il etait assure a l'avance de n'avoir rien a
+craindre pour lui-meme: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au
+milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie
+contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou
+qu'on meprise ceux qui ont le malheur d'en etre infectes.
+
+Comme ces fievreux et ces agites lui paraissaient ridicules ou
+pitoyables: sur leurs visages convulses, rouges ou pales, selon le
+temperament, dans leurs mouvements saccades, dans leurs regards ivres de
+joie ou navres de douleur, dans leur exaltation ou leur aneantissement,
+il s'amusait a suivre les sensations par lesquelles ils passaient.
+
+Et avec la satisfaction egoiste de celui qui, du rivage, jouit de
+l'horreur d'une tempete, il se disait qu'heureusement pour lui il etait
+a l'abri de ce danger.
+
+--Qu'irait-il faire dans cette galere?
+
+Mais comme l'egoisme justement ne faisait pas du tout le fond de sa
+nature, comme il etait au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur
+sensible a la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir
+adresser des avertissements a quelques-uns de ceux qui, pour une raison
+ou pour une autre, l'interessaient plus particulierement.
+
+Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant
+le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade,
+il leur avait dit ce qu'il croyait propre a leur ouvrir les yeux, les
+grondant, les chapitrant. Quelquefois meme, dans des cas graves, il
+les avait fait comparaitre dans son cabinet de president, et la, entre
+quatre yeux, il les avait serieusement avertis: "Vous jouez trop gros
+jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est
+pas en rapport avec vos ressources."
+
+Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaitre que ses
+discours les plus affectueux etaient aussi peu efficaces que les
+semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient
+aucun effet.
+
+Alors il avait renonce aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin
+il y avait renonce, n'etant point homme a persister dans une tache dont
+il reconnaissait lui-meme l'inutilite.
+
+--Ils sont trop betes! s'etait-il dit.
+
+Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas a faire le
+president: c'etait lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle,
+et l'honneur du _Grand I_ etait que le jeu y fut contenu dans des
+limites raisonnables.
+
+Il veillerait a cela; il protegerait les joueurs malgre eux et contre
+eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot.
+
+Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois meme y passer
+la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les
+salons, rodant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait
+eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un
+fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitot qu'il s'eveillait, il
+reprenait ses promenades en cherchant a savoir ce qui s'etait passe
+pendant qu'il sommeillait.
+
+Plus d'une fois il etait arrive que pendant qu'il se tenait debout, les
+mains dans ses poches a cote de la table de baccara, un joueur lui avait
+dit:
+
+--Et vous, mon president, n'en taillez-vous donc pas une?
+
+Et alors il avait repondu en haussant les epaules
+
+--Le baccara! mais c'est a peine si je sais les regles de ce jeu, si
+simples cependant.
+
+--C'est si facile.
+
+--Plus facile qu'amusant: il y a des presidents dont c'est la force de
+ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-la.
+
+Jusqu'alors Frederic, qui avait assiste aux tentatives que son president
+faisait pour detourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'etait jamais
+intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fut pas du tout
+pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait a rien moins qu'a diminuer les
+produits de la cagnotte: il importait de le menager, et d'ailleurs les
+probabilites n'etaient pas pour qu'il reussit dans ces tentatives. Qui a
+jamais empeche un joueur de jouer? c'etait ce qu'il avait pu repondre a
+Raphaelle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire;
+cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous etre
+utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le president du _Grand I_
+eloigne les joueurs au lieu de les attirer; ca vous pose bien.--Et s'il
+les detourne?--Je te promets qu'il n'en detournera pas un seul, tandis
+qu'il detournera peut-etre quelqu'un que nous avons interet a eloigner
+de chez nous.--Le prefet de police?--C'est toi qui l'as nomme; comment
+veux-tu qu'on prenne jamais un arrete de fermeture contre un cercle
+ou le jeu est combattu par son president?--Ce n'est pas en discourant
+contre le jeu qu'il arrivera a jouer lui-meme, et tu sais bien que nous
+ne le tiendrons que quand il sera endette a la caisse; jusque-la
+j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous a sa
+place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-etre plus
+que tu ne voudras.--Pousse-le.
+
+Le jour ou Adeline s'etait felicite de ne pas toucher aux cartes,
+Frederic, cedant comme toujours a l'impulsion de Raphaelle, avait releve
+ce mot:
+
+--Croyez-vous, mon cher president, dit-il de son ton le plus doux et
+avec ses manieres les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus
+d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-meme?
+Savez-vous ce que j'ai entendu dire a un de ceux que vous avez
+dernierement catechises--je vous demande la permission de ne pas le
+nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu.
+
+--C'est parfaitement vrai.
+
+--Tres bien; mais vous comprenez que cela enleve beaucoup d'autorite
+a vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition
+systematique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti,
+c'est contre le jeu lui-meme; c'est de la theorie, ce n'est pas de la
+sympathie.
+
+--J'ai joue autrefois.
+
+--Alors il est bien etonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu;
+qui a joue jouera....
+
+--Jamais de la vie.
+
+--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas;
+je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait
+en vous un ami au lieu de voir un adversaire.
+
+En effet, il n'insista pas, laissant au temps et a la reflexion le soin
+d'achever ce qu'il avait commence: il connaissait son Adeline et savait
+avec quelle surete germait le grain qu'on semait en lui.
+
+Avec l'experience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait
+combien sont rares les guerisons radicales chez les joueurs, et combien,
+au contraire, sont frequentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui
+etaient restes dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans
+leur age mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que
+celle-la se reveillait d'autant plus forte qu'elle etait seule
+desormais!
+
+
+III
+
+Autrefois Adeline eut ri de cet axiome: "qui a joue jouera", comme de
+tant d'autres qu'on repete sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont
+monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance,
+mais a cette heure il en etait jusqu'a un certain point frappe.
+
+Qui avait formule ce proverbe? l'experience evidemment, et comme les
+proverbes vont rarement seuls, il lui en etait venu un autre qui
+s'imposait, dans les circonstances particulieres ou il se trouvait,
+et celui-la c'etait "qu'il n'y a pas de fumee sans feu"; pour que
+l'experience populaire se fut formulee en cette petite phrase: "qui a
+joue jouera", il fallait que bien des faits lui eussent donne naissance.
+
+Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme
+qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il
+suivait le jeu avec une curiosite qu'il n'avait pas aux premiers jours
+de l'ouverture de son cercle.
+
+S'ils etaient encore coupables, les joueurs, ils n'etaient plus
+ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se
+passionnat pour ces luttes a coups de cartes, qui se passent en quelques
+minutes, et peuvent avoir pour resultat la ruine ou la fortune. Il en
+avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi
+les phases avec emotion--avec cette sympathie dont parlait Frederic.
+
+C'etait un symptome, cela.
+
+En fallait-il conclure que, parce qu'il s'interessait maintenant au jeu,
+il allait prendre les cartes lui-meme.
+
+Il ne le croyait pas, il se defendait de le croire, mais enfin il n'en
+etait pas moins vrai qu'il y avait la quelque chose de caracteristique,
+ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir.
+
+Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques a la
+caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque,
+il n'avait pas pu se defendre contre un certain sentiment d'envie et ne
+pas se dire que c'etait de l'argent facilement, agreablement gagne en
+quelques heures.
+
+De la a se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la
+bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi.
+
+Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y
+reussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme
+la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens
+qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et
+ils perdent, voila tout. Quand il etait tout jeune, et qu'il jouait des
+billes a pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante,
+cela etait un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne,
+lorsqu'il etait entre a Bade dans la salle de la roulette, il avait mis
+un louis sur le 24, qui etait le chiffre de son age, et le 24 etait
+sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maitresse recommence la
+meme experience, et le 24 etait sorti encore. Deux numeros pleins
+sortant ainsi expres pour lui, a son appel pour ainsi dire, cela
+n'etait-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance
+personnelle? A la verite, elle n'avait pas continue, et il avait perdu
+a la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les
+soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnes. Mais cette perte
+n'etait pas, semblait-il, caracteristique, comme son gain, et elle ne
+prouvait nullement qu'a un moment donne il n'avait pas eu la chance--une
+chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a
+egaree, ne revient-elle pas? C'etaient la des questions qu'il n'avait
+pas songe a examiner, puisqu'il avait renonce au jeu pendant de longues
+annees, mais qui maintenant lui revenaient.
+
+Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes,
+il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils
+seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est
+aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui reglerait cette
+partie qu'il ne jouerait pas pour lui-meme? En somme, il y a une justice
+superieure qui dirige les choses et les destinees en ce monde, et cette
+justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme
+Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fut malheureuse.
+
+Il avait alors ete frappe d'une remarque qui, jusqu'a ce jour, ne
+s'etait pas presentee a son esprit. C'est que celui qui a de la fortune
+ou qui gagne largement, surement, ce qui est necessaire a ses besoins,
+ne considere pas le jeu au meme point de vue que celui qui est gene et
+qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du
+jeu eussent ete de peu d'interet pour lui quand il possedait sa fortune
+hereditaire qu'augmentaient tous les ans les benefices de sa maison de
+commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que
+sa maison ne donnait plus de benefices, ces gains arriveraient bien a
+propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui.
+
+Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui,
+retentissait a son oreille la phrase qu'il etait habitue a entendre:
+
+--Eh bien, mon president, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous
+feriez!
+
+Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses
+gestes desordonnes, ses eclats de voix insultent au malheur des pontes,
+et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas a etudier longuement son
+point pour torturer a l'avance ceux que dans quelques secondes il va
+saigner a blanc.
+
+Et, bien qu'il ne fut pas vaniteux, Adeline etait flatte qu'on ne crut
+pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes
+qui viennent miserablement au cercle pour jouer la _materielle_,
+c'est-a-dire tacher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie
+au jour le jour; recommencant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille,
+atteles a ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en
+usant les nerfs par une tension constante, conduit au gatisme ceux qui
+le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier meme, certainement
+il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'etre, pas plus
+que ponte d'ailleurs.
+
+Quand Raphaelle avait fonde _son_ cercle, car dans l'intimite elle
+disait _son_ cercle, comme Frederic et Adeline le disaient eux-memes,
+elle aurait voulu etre la seule a mettre de l'argent dans l'affaire, de
+maniere a toucher seule les benefices. Malheureusement cela lui avait
+ete impossible, et elle avait du accepter de ses amis ce qui lui
+manquait, ou plutot d'un ami de Frederic, son ancien patron, le vieux
+Barthelasse. Brule partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur
+de cercle, Barthelasse en etait reduit dans sa vieillesse, ce qui etait
+un grand chagrin pour lui--a faire valoir par les mains des autres la
+fortune que quarante annees de travail lui avaient acquise--c'etait lui
+qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent a Raphaelle, il aurait
+voulu, lui, etre le chef de partie du cercle, c'est-a-dire le caissier
+preteur auquel le joueur decave fait des emprunts pour continuer de
+jouer. Mais Raphaelle n'avait pas ete assez naive pour accepter cette
+combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des
+benefices qu'on peut faire dans un cercle. C'etait elle qui voulait
+etre chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne
+consentait a accorder a celui-ci qu'une part proportionnelle a son
+apport. Ils s'etaient fortement querelles sur ce point, ils s'etaient
+non moins fortement injuries, puis ils avaient fini par s'entendre et
+s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce role de chef de
+partie en pretant non son argent, mais le leur a elle et a lui, et a eux
+deux ils se partageraient les benefices.
+
+Pour surveiller cette operation des plus delicates, puisqu'il s'agit
+d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et
+instantanement, sans avoir le temps d'etudier la solvabilite et
+l'honnetete de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant
+qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges
+epaules d'ancien lutteur. Que faisait-il la, on n'en savait trop rien;
+il semblait etre un surveillant aux fonctions assez mal definies. Mais
+qu'un emprunteur s'adressat a Auguste, le chef de partie, Barthelasse
+survenait, et, a distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il
+disait lui-meme le oui ou le non, que le chef de partie repetait.
+
+Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se
+permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que
+tout le monde repetait: "Vous ne jouez pas, monsieur le president?" mais
+sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline repondit a cette
+invite par un sourire, il alla plus loin:
+
+--Mais un _presidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle,
+dit-il avec son accent provencal le plus pur, c'est un patissier qui
+ne mange jamais de ses gateaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous
+le demande? Alors il s'en trouve qui disent: "C'est qu'ils sont
+empoisonnes." D'autres: "C'est qu'ils sont faits _malpropremint_."
+
+Adeline se repeta ce "malproprement" plus d'une fois. Etait-il possible
+qu'on crut dans le monde qu'a son cercle il se passait des choses
+malpropres? Evidemment son abstention systematique pouvait etre mal
+interpretee. De meme pouvaient etre mal interpretes aussi ses discours
+contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas
+lui-meme, et s'il cherchait a detourner du jeu ceux a qui il
+s'interessait, c'etait parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne
+jouait pas loyalement?
+
+Mais alors?
+
+Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment ou
+il venait d'etre fortement ebranle par une partie qui s'etait jouee sous
+ses yeux: un commercant de ses amis, qu'il savait gene dans ses affaires
+et plus pres de la faillite que de la fortune, avait gagne deux cent
+mille francs qui le sauvaient. Et en presence de cette veine heureuse
+Adeline s'etait tout naturellement demande si elle n'aurait pas pu etre
+pour lui. Qu'il prit la banque a la place de son ami, et il gagnait
+ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette
+nuit-la, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami.
+
+Mais etait-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalite dans
+un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un
+bonheur merite?
+
+On va vite sur cette pente: de la a se dire qu'il etait vraiment trop
+timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin.
+
+Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne
+vivaient que par le jeu et pour le jeu.
+
+Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois.
+
+Il ne serait pas ruine parce qu'il aurait perdu quelques milliers de
+francs; avec le calme et la raison qui etaient son caractere meme, il
+n'y avait pas a craindre qu'il se laissat entrainer au dela du chiffre
+qu'a l'avance il se serait decide de risquer; a la verite ce serait une
+perte, mais enfin elle n'irait pas loin.
+
+Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver,
+comme il lui semblait juste que cela arrivat, son gain pouvait etre
+considerable.
+
+Et, gain ou perte, il s'en tiendrait la: un homme comme lui ne s'emballe
+pas; il se connaissait bien.
+
+Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et apres ce serait fini:
+on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie.
+
+Cependant, cette resolution arretee, il ne la mit pas tout de suite a
+execution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara,
+se disant que ce serait pour ce soir-la, sans que ce fut jamais pour ce
+soir-la.
+
+Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des
+theatres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle:
+
+--Qui prend la banque?
+
+Il se decida a quitter la place ou il semblait cloue, et, s'avancant
+vers la table:
+
+--Moi, dit-il.
+
+
+IV
+
+--Le president prend la banque!
+
+C'etait le cri qui instantanement avait couru dans tout le cercle.
+
+Meme dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et
+d'ecarte, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, meme d'echecs,
+avaient quitte leur partie pour voir cette curiosite: le president
+taillant une banque; eveilles par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient
+dans le salon de lecture ou ca et la dans les coins sombres, avaient
+suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara:
+
+--Auguste, six mille.
+
+A cette demande de son president, Auguste, le chef de partie, sans meme
+consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui etait jamais arrive,
+s'etait empresse d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau
+les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une
+genuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait deposes sur la
+table.
+
+C'etait chose tellement extraordinaire, tellement stupefiante de voir
+"M. le president" tailler une banque, que Julien le croupier oubliait
+de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table
+chacun eut trouve sa place, ce qui etait difficile, car ceux qui
+occupaient deja des sieges n'avaient eu garde de les abandonner.
+
+Dans cette salle ordinairement silencieuse ou sous ce haut plafond
+regnait toujours une sorte de recueillement comme dans une eglise ou un
+tribunal, s'etait eleve un brouhaha tout a fait insolite.
+
+Cependant Adeline s'etait assis sur sa chaise de banquier, un peu
+surpris de se trouver si eleve au-dessus des pontes assis autour de la
+table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement,
+sans trop voir, car c'etait au dela de cette table qu'etaient son esprit
+et sa pensee.
+
+En attendant que le jeu commencat, un de ceux qui se tenaient a cote de
+sa chaise se pencha sur son epaule, et d'une voix moqueuse:
+
+--Tenez-vous bien, mon president, la lutte sera terrible: Frimaux
+revient de l'Odeon.
+
+Un eclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arreterent
+sur un joueur assis a cote du croupier et qui n'etait autre que Frimaux,
+le plus grand feticheur du cercle. Au theatre, ou il avait fait
+representer quelques pieces avec des fortunes diverses, des chutes
+ecrasantes ou de solides succes, selon les hasards de la collaboration,
+Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premieres un vendredi ou tout au
+moins un 13. Au cercle, ou regulierement il passait quatre heures par
+jour, du 1er janvier au 31 decembre, pour gagner sa pauvre existence a
+la sueur de son front, comme il le disait lui-meme, c'est-a-dire les
+quatre ou cinq louis necessaires a sa vie--la materielle--il ne jouait
+que dans certaines circonstances particulieres qui devaient lui donner
+la veine: pendant trois mois il avait ete convaincu qu'il ne pouvait
+gagner que s'il tournait le dos a l'avenue de l'Opera: toutes les
+fois qu'il lui faisait face, il tirait des _buches_, c'etait fatal;
+maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odeon; aussi tous
+les soirs apres son diner descendait-il des hauteurs des Batignolles ou
+il demeurait pour s'en aller a l'Odeon, dont il faisait sept fois le
+tour en monologuant comme un personnage de l'ancien repertoire: "J'aurai
+la veine ce soir"; puis il revenait au _Grand I_, ou pendant quatre
+heures il restait inebranlable dans sa foi, malgre la deveine qui
+souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus
+serieuses pour se l'expliquer sans jamais ebranler sa confiance en son
+fetiche, aussi solide que les pierres memes de l'Odeon. Pour tout le
+reste parfaitement incredule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de
+Dieu comme du diable, et ne croyant meme pas a sa paternite, bien que
+madame Frimaux fut la plus honnete femme du monde.
+
+--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se
+moquat de lui.
+
+--Vous n'avez pas besoin de le dire, ca se voit.
+
+En effet, Frimaux, qui pour son pieux pelerinage ne prenait jamais de
+voiture--le fiacre n'est pas mascotte--etait crotte comme un chien.
+
+Cependant peu a peu l'ordre s'etait fait parmi ceux qui se pressaient
+autour de la table:
+
+--Messieurs, faites votre jeu....
+
+Du haut de son siege, Adeline voyait tous les yeux ramasses sur lui et
+particulierement ceux de Frederic, place en face de lui, derriere trois
+rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de
+depasser.
+
+--Rien ne va plus?
+
+Adeline, qui avait use son emotion d'avance, etait maintenant assez
+calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux
+deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage,
+c'est-a-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner),
+ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans
+empressement de mauvais gout, qu'il mit ses cartes sur la table.
+
+Il n'y eut qu'un cri:
+
+--Et il ne voulait pas jouer!
+
+Bien qu'Adeline s'efforcat de se contenir, il exultait, car sa joie
+allait au dela du coup gagne, qui par lui-meme ne donnait reellement
+qu'un resultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve
+etait faite, et elle confirmait ses pressentiments bases sur les
+esperances de sa jeunesse: quelle faute il eut commise de ne point
+tenter l'aventure!
+
+Ce fut avec une parfaite serenite qu'il donna les cartes pour le second
+coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'etait a
+croire que le gain comme la perte lui etaient indifferents; les vieux
+joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux etaient demontes par son
+assurance:
+
+--Qui aurait cru cela de lui?
+
+Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait ete admis
+jusqu'a ce moment que, s'il ne jouait pas, c'etait tout simplement
+parce qu'il n'etait pas en situation de supporter une perte de quelque
+importance.
+
+Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite
+et gagna au tableau de gauche; le troisieme, le quatrieme furent
+pour lui, quand il arriva a sa derniere taille, il etait en benefice
+d'environ une vingtaine de mille francs.
+
+Alors sa serenite s'envola et de nouveau l'emotion lui etreignit le
+coeur, des gouttes de sueur lui coulerent dans le cou: sans doute ce
+n'etait point une fortune, celle dont il avait reve quand il balancait
+la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'etait
+une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la
+reduire a rien; enfin, ce dernier coup allait decider si oui ou non il
+avait la chance,--ce qui etait le grand point.
+
+Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il
+semblait qu'elles ne pouvaient se detacher de ses doigts, comme s'il
+esperait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir
+ce qu'il desirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes,
+n'osant pas les regarder.
+
+Il avait cinq.
+
+La situation etait critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne
+demanderent de cartes ni l'un ni l'autre.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par
+les discussions sur le tirage a cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer?
+Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point delicat, il ne lui
+etait pas reste grand'chose de precis dans l'esprit, et il n'etait pas
+en etat en ce moment de se rappeler la theorie et de la raisonner.
+
+Ce qui fait l'intensite des angoisses du jeu, c'est la rapidite avec
+laquelle les resolutions doivent se prendre: avait-il interet a s'en
+tenir a cinq ou a se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois
+ou un quatre, il ameliorait son point et le rapprochait de neuf; mais
+s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et
+perdait. Un vieux joueur aurait instantanement resolu theoriquement la
+question; mais il n'etait pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout,
+et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la decider.
+
+Jamais appel a la chance ne s'etait presente dans des conditions plus
+caracteristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui
+rendrait l'arret.
+
+Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite
+avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs etaient a
+lui.
+
+Decidement la preuve etait faite, l'arret etait rendu: il avait la
+chance.
+
+Ce fut d'ailleurs le cri de tous.
+
+Parmi ceux qui s'empressaient a le feliciter, Frederic ne fut pas le
+dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les
+autres.
+
+Quand Adeline lui repeta que c'etait la premiere fois qu'il jouait, il
+ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de
+suite le parti qu'il en pouvait tirer:
+
+--La facon dont vous avez joue prouve une chose, qui est que vous avez
+le genie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous
+avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que
+vous meprisiez bien la fortune pour ne pas jouer.
+
+Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas a repondre qu'aux
+complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de
+Cheylus en tete, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres,
+et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus.
+
+Adeline n'avait pas l'esprit tourne a la raillerie, et ce soir-la moins
+que jamais; cependant il ne put pas s'empecher de lancer une legere
+allusion a l'Odeon.
+
+--L'Odeon! s'ecria Frimaux, ils l'ont gratte! alors, vous comprenez!
+
+Le lendemain, a la Chambre, les felicitations recommencerent. Les amis
+d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'etait pas quarante mille
+francs qu'il avait gagnes, c'etait deux cent mille, trois cent mille.
+
+De peur de se laisser entrainer a risquer ses quarante mille francs ou
+ce qui lui en restait, c'est-a-dire trente-cinq mille francs, Adeline,
+en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya a Elbeuf, ou ils
+seraient plus en surete qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien
+de dire a sa femme d'ou ils venaient; pour qu'elle ne s'inquietat point,
+il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de
+faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fut tout
+naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'etait trouvee cette somme:
+les debiteurs qui payent integralement ce qu'ils doivent pour obtenir
+leur rehabilitation sont rares, mais enfin on en trouve.
+
+Quand Adeline arriva a son cercle, ceux qu'il avait battus la veille
+l'entourerent:
+
+--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher president.
+
+--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez
+enleve hier si joliment.
+
+Il repondit en riant que cela etait impossible, attendu que cet argent
+roulait vers Elbeuf; puis serieusement il expliqua qu'il n'etait pas
+joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille
+a tailler une banque qu'en cedant aux sollicitations de ceux qui le
+tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur etre agreable,
+pour le plaisir du cercle.
+
+--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous
+rien?
+
+Apres tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il
+ne meprisait pas la fortune comme le croyait Frederic,--loin de la.
+
+Mais ce soir-la il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui
+lui appartenait et lui etait personnelle; elle l'abandonna au moins en
+partie; c'est-a-dire qu'apres des hauts et des bas, sa banque se termina
+par une perte de six mille francs.
+
+Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit a la caisse qu'il
+payerait le lendemain.
+
+--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher president, dit
+Frederic, ce n'est pas pour vous que vous avez joue aujourd'hui, c'est
+pour le cercle. C'est vous meme qui l'avez dit; je vous rapporte vos
+propres paroles: le jour ou vous vous serez refait, si vous tenez a
+rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser:
+mais, jusque-la, la caisse vous est fermee... pour recevoir, avec votre
+chance, avec votre genie du jeu, votre revanche sera facile: vous
+rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec.
+
+C'etait ainsi qu'il avait ete pris,--en se laissant incorporer dans la
+troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court apres son argent.
+
+
+V
+
+Si le feticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment
+son fetiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur
+n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver a
+lui-meme a grand renfort de "si" qu'elle pouvait etre evitee.
+
+Cela etait arrive pour Adeline: quand il avait gagne, il avait bien
+joue; au contraire, il avait mal joue quand il avait perdu.
+
+--Si....
+
+Quand on reconnait ses torts, on est bien pres de les reparer;
+evidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle
+est contrariee? et il avait contrarie la sienne par son ignorance plus
+encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'etait-elle pas
+toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est
+pas la theorie qui enseigne a bien jouer, c'est la pratique; ce n'est
+pas la theorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la decision,
+c'est la pratique.
+
+Cette pratique, ce metier, il aurait pu les apprendre en prenant place
+tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant
+sagement quelques louis risques avec prudence, ce qui ne l'eut ni
+appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taille que deux banques, il n'en
+avait pas moins gagne une maladie d'un genre special, que le contact
+seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique a tant de
+joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complete, puisse desormais
+les en guerir--celle qui consiste a vouloir toujours et toujours etre
+banquier.
+
+A remplir ce role, les esprits les plus fermes se laissent eblouir, les
+natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec
+l'affolement de la melee, non celle ou l'on fait le coup de fusil en
+soldat, mais celle ou l'on commande et ou, sous le panache, on ressent
+toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilite. Du haut du
+fauteuil ou il trone, le banquier tient tete a l'assaut et brave les
+regards braques sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le
+devorer: "dix manants contre un gentilhomme."
+
+Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus
+qu'il n'y avait sur sa tete le moindre panache; cependant, comme tant
+d'autres qui n'ont point eu le degout de s'asseoir sur ce cuir chaud, il
+avait subi ces eblouissements et ces fascinations: banquier toujours,
+ponte jamais.
+
+Et il avait taille; malheureusement sa chance ne lui avait pas ete
+fidele constamment, et plus d'une fois elle avait passe du cote des
+manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois,
+par cinq mille francs, il en etait arrive a devoir cinquante mille
+francs a son cercle.
+
+Quand il avait perdu, Frederic se trouvait la a point pour le
+reconforter:
+
+--Vous vous rattraperez.
+
+Et quand il avait gagne se trouvaient la non moins a point quelques
+besoigneux pour lui faire une saignee:
+
+--Mon cher president...
+
+La voix etait si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas
+refuser, bien qu'il eut vu plus d'une fois les quelques louis qu'il
+venait de preter changes aussitot en jetons et tomber sur le tapis vert:
+eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en
+blamer?
+
+Et le matin, pale, les yeux bouffis, on le voyait a moitie endormi
+descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches
+s'enfoncaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le
+secouait, le reveillait, et honteux, fache contre les autres, il
+regagnait son petit logement de la rue Tronchet, ou il avait si
+tranquillement dormi autrefois, et ou maintenant il n'avait a passer
+avant la Chambre que quelques heures agitees.
+
+Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont
+celles ou la voix de la conscience prend le plus de force, il s'etait
+dit qu'il devait renoncer a son cercle et donner sa demission,--seul
+moyen sur de ne pas ceder a la tentation. Mais il fallait commencer par
+rembourser ce qu'il devait a la caisse, et il n'avait pas cet argent.
+
+Et puis la deveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle
+vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagne quarante mille
+francs le jour ou, pour la premiere fois, il avait taille une banque
+alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il
+pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les
+combinaisons du baccara? En realite, il ne s'etait endette que d'une
+quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoye trente-cinq mille
+a Elbeuf qui, Dieu merci, etaient intacts. Pour quinze mille francs
+aventures, devait-il renoncer a toutes ses esperances? Que fallait-il
+pour qu'elles pussent se realiser, au dela meme de ce qu'il avait promis
+a Berthe? Quelques minutes de veine! Etait-il fou de croire qu'elles ne
+se representeraient pas pour lui!
+
+Et puis, d'autre part, sa presence, sa presidence etaient indispensables
+a son cercle qu'il aimait.
+
+Si sa direction et sa surveillance avaient ete utiles dans les premiers
+temps, elles l'etaient maintenant encore et meme plus que jamais. Son
+cercle, c'etait lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: "Allons au
+Grand International" ou simplement comme les boulevardiers. "Allons au
+_Grand I_", ils disaient familierement: "Allons chez Adeline"; cela lui
+creait des devoirs en meme temps qu'une responsabilite.
+
+Deja le _Grand I_ n'etait plus ce qu'on l'avait vu a l'ouverture et des
+changements s'etaient faits, inappreciables sans doute pour tout le
+monde, mais qui n'echappaient pas a ses yeux de pere toujours attentif.
+
+A sa table d'hote paraissaient maintenant des figures qui ne s'y
+montraient pas autrefois et qui l'etonnaient; corrects, ils l'etaient
+trop; decores, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est
+decent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux
+faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la realite.
+
+D'ou venaient ces gens-la? Quand il avait fait des recherches, il
+avait trouve qu'ils etaient le plus souvent presentes par des parrains
+suffisants, ou membres reguliers de plusieurs cercles. A la verite, il
+surveillait toujours avec la meme severite les admissions des membres
+permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours ete serieux.
+Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les
+cercles, un membre permanent pouvait amener un invite; et cette petite
+porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en realite plus
+frequentee que la grand'porte, avait laisse passer plus d'un nouveau
+venu qui l'inquietait.
+
+Il ne les eut vus qu'une fois a sa table qu'il ne s'en serait pas
+autrement tourmente, des invites sans doute; mais au contraire ils
+venaient regulierement et ils amenaient avec eux des invites a l'air
+generalement honnete et simple, des braves gens ceux-la a coup sur, qui
+ne faisaient pas long feu au cercle: ils dinaient une fois ou deux,
+jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il
+avait essaye d'obtenir des explications de Frederic, mais inutilement:
+malgre sa connaissance du monde parisien, Frederic n'en savait pas plus
+que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects
+et si decores n'etaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le
+supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-a-dire des
+racoleurs charges d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au
+_Grand I_ ces moeurs n'etaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait
+pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans
+les cercles; c'etaient la des histoires de journaux; pour lui qui avait
+beaucoup vecu dans les cercles a Paris, il n'avait jamais vu une vraie
+volerie...
+
+Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles etaient
+en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontees autrefois,
+Frederic s'etait rejete sur la province:
+
+A Nice, a Biarritz, dans les villes d'eaux, la ou on ne se connait pas,
+tout est possible; mais a Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, ou
+il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs!
+
+Ce qui tourmentait Adeline, c'etait que precisement le _Grand I_ ne fut
+pas exclusivement compose, comme il l'avait espere, sinon d'amis, au
+moins de membres ayant entre eux des relations d'intimite qui creent une
+sorte de solidarite et de responsabilite collective. Il aurait voulu
+qu'on n'y vint que pour s'y reunir, pour s'y grouper en un noyau de gens
+ayant tous un meme but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait a
+craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passes dans son
+cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs
+annees a la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considerable
+le jeu tient dans un certain monde ou la gene est la regle a peu pres
+commune, ou l'on depense chaque mois plus qu'on n'a, et ou l'on ne
+compte que sur une bonne chance pour combler le deficit qui, de jour en
+jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fut le lieu
+de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en etait un
+lui-meme, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les
+occasions et les facilites qui l'avaient perdu.
+
+Au lieu d'etre un sujet de contentement pour lui, les benefices de la
+cagnotte en etaient un de contrariete: il eut voulu qu'elle donnat
+moins, puisque les produits etaient en proportion du jeu: un louis pour
+une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un
+matin qu'il assistait a l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait
+ete stupefait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: pres de
+dix mille francs. Dix mille francs de benefices pour une nuit de jeu!
+
+Son etonnement avait ete si grand qu'il l'avait franchement montre a
+Frederic, occupe a compter les jetons et les plaques: le cercle etait
+vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que
+lui, Frederic, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employes.
+
+--Dix mille francs! est-ce possible?
+
+Frederic l'avait regarde d'une facon etrange, sans repondre, avec un
+sourire enigmatique.
+
+A la fin, il s'etait decide:
+
+--Vous voyez, mon cher president.
+
+De nouveau ils s'etaient regardes, et Adeline avait baisse les yeux,
+n'osant pas insister: n'etait-ce pas avouer qu'il croyait possible le
+_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une
+fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et
+de plaques par le croupier au detriment des joueurs; mais, pour que
+ce bourrage puisse se faire, il faut la complicite du gerant et des
+croupiers, et rien ne lui permettait de soupconner Frederic d'une
+pareille infamie.
+
+--Faut-il les refuser? demanda Frederic en plaisantant.
+
+--Puisqu'ils y sont! repondit Adeline.
+
+--Je suis heureux de voir, acheva Frederic, que nous sommes d'accord.
+
+D'accord! d'accord! Ils ne l'etaient plus toujours comme au
+commencement.
+
+Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commercant de Bordeaux,
+avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint a lui en
+souriant, les mains tendues:
+
+--Vous etes bien aimable de m'avoir invite a diner, ce soir, a votre
+cercle, dit le commercant.
+
+--Je vous ai invite? dit Adeline stupefait, pour ce soir?
+
+--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir?
+
+C'etait une invitation lithographiee avec elegance et sur beau bristol,
+signee: "le president Adeline."
+
+Seule l'adresse etait manuscrite.
+
+J'ai ete bien surpris quand le garcon de l'hotel m'a remis cette lettre,
+car je ne suis arrive que d'hier dans la nuit.
+
+--A ce soir, dit Adeline qui avait hate d'echapper a des explications
+plus qu'embarrassantes.
+
+Ces explications, c'etait a Frederic de les lui donner: comment, les
+garcons d'hotel distribuaient des invitations signees de son nom: "le
+president Adeline!"
+
+--Mais, mon cher president, repondit Frederic en essayant de rire, ce
+qui vous etonne se fait partout.
+
+--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle.
+
+--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que
+nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche,
+il faut des joueurs.
+
+--Mon nom ne servira pas a les attirer.
+
+
+VI
+
+L'histoire de la cagnotte avait jete l'inquietude dans l'association
+Mussidan, Raphaelle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si
+ce president s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait
+pas?
+
+L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le desarroi quand Frederic
+raconta l'algarade qui venait de lui etre faite.
+
+--Qu'as-tu repondu? demanda Raphaelle.
+
+--Rien.
+
+Vous ne lui avez pas casse les _rinss_? s'ecria Barthelasse, dont le
+premier mouvement etait toujours de revenir a son ancien metier de
+lutteur, malgre les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir
+et se calmer... a _Pariss_....
+
+Raphaelle haussa les epaules:
+
+--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin.
+
+--C'est selon. Moi, quand les gens elevaient trop la voix, je n'avais
+qu'a faire ca:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-meme, enfonca
+son cou court dans ses larges epaules en tendant ses deux bras en avant
+dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans
+l'arene;--et tout de suite c'etait fini; on lui permet trop de faire
+ce qui lui plait, a ce depute. Pourquoi est-ce que nous lui donnons
+trente-six mille francs? Est-ce pour nous embeter? Je vous le demande.
+Hein!
+
+--C'est a lui qu'il faut le demander, repliqua Frederic impatiente.
+
+--Je suis pret quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai
+peur.
+
+--Il ne s'agit pas de ca, interrompit Raphaelle sechement, nous avons
+besoin de lui, il faut manoeuvrer en consequence.
+
+--Je vous l'ai deja dit et je vous le repete, continua Barthelasse, on
+ne sera sur de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour ou il filera
+la carte, il sera a nous.
+
+--Et vous croyez qu'il acceptera vos lecons?
+
+--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandees, et je
+puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouves.
+
+Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux a ce sujet,
+car du jour ou Adeline avait accepte la presidence du cercle, ils
+s'etaient demande comment ils le garderaient a la tete de leur affaire.
+Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils
+pouvaient etre tranquilles. Mais a mesure que ses yeux s'ouvriraient, et
+il n'etait pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout a coup,
+au moins peu a peu, la situation changerait.
+
+--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot
+de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux
+prejuges dont sont encombres les imbeciles et dont les grecs sont
+affranchis.
+
+--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait repondu
+Raphaelle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son
+president.
+
+Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait meme pas qu'il en
+put etre autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner a coup sur et sans
+danger, en operant soi-meme, sans complice, avec une securite egale a
+celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris a travailler. Alors
+pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il
+n'y a rien de plus doux et de plus agreable que l'argent gagne par le
+travail.
+
+Mais Raphaelle et Frederic, qui, sans etre au fond beaucoup plus
+embarrasses de prejuges que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le
+monde en fut arrive comme eux a envisager la vie avec cette philosophie
+pratique qui enseigne a ne voir que l'argent gagne sans se soucier de la
+facon dont on le gagne, etaient certains du refus d'Adeline et meme de
+son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre a
+travailler pour jouer a coup sur. Ce n'etait point ainsi qu'il fallait
+proceder avec celui que d'un air de mepris ils appelaient "_Puchotier_"
+depuis qu'Adeline, se defendant un jour de ses ignorances parisiennes,
+s'etait lui-meme donne ce nom en disant qu'a Elbeuf les _Puchotiers_
+sont les encroutes de la ville, ceux qui repoussent tout progres en ne
+jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire ecouter si
+on lui parlait franchement?
+
+Il fallait vraiment etre _Puchotier_ pour avoir la naivete de croire
+qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnete
+cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer,
+d'assurances, vingt mille francs d'impots, vingt-cinq mille francs
+d'eclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au
+personnel, trente-six mille francs de traitement au president, trente
+mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour
+abonnements aux journaux, impressions, concerts, fetes, c'est-a-dire
+d'une depense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir
+ces depenses et pour donner un benefice suffisant a ceux qui avaient
+fonde l'affaire, gerant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de
+comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins
+influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer
+leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchat,
+et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec
+tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il
+serait souvent monotone, le diner de plus d'un cercle, si on ne s'etait
+pas procure des convives en lancant, partout ou l'on a chance de
+rencontrer un naif, des invitations comme celle qui avait indigne
+Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il
+entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres reguliers du cercle,
+gentlemen en apparence, besoigneux en realite, repandus dans le monde ou
+plutot dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de
+leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris
+a la table d'hote, seront une heure apres devores a celle du baccara et
+apporteront a la cagnotte un aliment plus serieux que les seigneurs
+des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons pretes,
+prenant des attitudes de comediens; ivres de joie quand ils gagnent,
+a deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte
+donnerait-elle des benefices suffisants si dans le feu de la partie
+les croupiers "aux doigts legers"--l'epithete est du plus grand des
+grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonne de jetons d'ivoire et
+de nacre qui tombent la sans bruit? Et le change de la monnaie, que
+donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en
+plus legers: "Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie"; et tandis que le
+valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas
+quitte la table, celui-ci, par-dessus son epaule, lui passe deux plaques
+au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle
+prospere--sinon modele.
+
+Mais pour les employer sans qu'Adeline les decouvrit, il avait fallu
+toute la dexterite de Frederic et toute sa souplesse de caractere.
+
+Et voila que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que
+celui des invitations devait etre abandonne.
+
+Au moins ce fut le conseil de Raphaelle, qui n'etait pas pour qu'on
+attaquat jamais de front les difficultes.
+
+--Cede, dit-elle a Frederic.
+
+--Comment, ceder! s'ecria Barthelasse.
+
+--Il faut renoncer a ces invitations, ou nous auront un eclat, peut-etre
+une rupture.
+
+--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon!
+Comptez-vous qu'il va vous tomber tout roti sur votre table, hein? Je
+vous le dis et je vous le repete, vous prenez trop de precautions avec
+ce president; vous le gatez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas
+comment les 10,000 francs etaient venus dans la cagnotte. Je vous le
+demande, hein? Il vous l'a faite au president qui ne veut rien voir, qui
+ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est depute, il
+est decore, il est considere, il faut bien qu'il menage sa reputation...
+pour lui-meme. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous.
+Autrement! Il a bien avale la cagnotte--il n'en reparle plus, de la
+cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ca se passera tacitement; ca
+lui est plus commode a cet homme, c'est son genre: il faut le prendre
+comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'a continuer, puisque vous ne
+voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus
+facile.
+
+Cependant, malgre le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours
+d'ailleurs, l'avis de Raphaelle qui l'emporta: on cederait.
+
+Le lendemain, Frederic, qui etait toujours le porte-parole de la
+participation, fit ses excuses a son cher president.
+
+--Pardonnez-moi la facon un peu vive dont je vous ai repondu hier. J'ai
+eu tort. J'ai reflechi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraine, c'est
+que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien
+d'autres presidents signent ces lettres. Mais vous n'etes pas de
+ces presidents-la, j'en conviens. Votre haute situation, votre
+respectabilite, votre nom si honore rendent legitimes toutes les
+susceptibilites.
+
+Il etait entre dans le cabinet de son president en tenant dans sa main
+gauche un paquet de papier:
+
+--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la
+cheminee, ou brulait un feu de bois.
+
+Adeline avait ecoute le commencement de ce petit discours avec une
+attitude raide, en homme fache,--et il l'etait en effet;--il fut
+attendri.
+
+On ne pouvait pas reconnaitre ses torts plus galamment: tous les griefs
+qu'il avait entasses contre le vicomte s'evanouirent.
+
+--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il
+en tendant la main a Frederic.
+
+--Et moi donc! s'ecria celui-ci.
+
+Adeline eut une pensee de prevoyance pour Frederic, a laquelle se melait
+un vague sentiment d'inquietude:
+
+--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte.
+
+--Vous savez comme le premier mouvement court aux extremes. Il est
+certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain
+embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir...
+au moins je l'espere.
+
+--Que puis-je pour vous?
+
+--Vous en rapporter a moi, et ne pas vous inquieter quand quelque chose
+se presente mal. Soyez sur que vous n'avez qu'un mot a dire pour qu'il y
+soit porte remede. Comme vous, mon cher president, je mets au-dessus
+de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous,
+puisque, pour ceux qui savent, je suis le gerant responsable. Mais, a
+cote de l'honneur, de la respectabilite dont vous avez la garde, il
+y des interets respectables dont je me trouve charge par ma gerance
+effective. On me les a confies, ces interets.--A l'argent que j'ai mis
+dans cette affaire s'est ajoute l'argent qui m'a ete confie,--et dont
+je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de facon a ce
+qu'il donne les produits legitimes qu'on est en droit d'attendre.
+
+--Mais que puis-je?
+
+--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes
+qui ont eu confiance en moi?
+
+--Certes, non.
+
+--Soyez sur qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse
+nous compromettre ou meme nous inquieter.
+
+--Que voulez-vous donc de moi?
+
+--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez
+marcher la partie.
+
+
+VII
+
+Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet etat de
+demi-somnolence du joueur qui a passe la nuit, le corps brise de
+fatigue, le sang enfievre, l'esprit abattu, honteux de lui-meme, furieux
+contre les autres, rejouant dans sa tete troublee les coups importants
+qu'il venait de perdre et qui avaient augmente sa dette d'une dizaine de
+mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de
+l'hotel.
+
+Il n'etait guere en disposition de donner des audiences et d'ecouter des
+solliciteurs: il fallait qu'avant la seance de la Chambre, ou devait
+venir en discussion un projet de loi dont il etait rapporteur, il se
+rafraichit, et dans un peu de repos se retrouvat.
+
+--Vous direz a cette dame que je ne peux pas recevoir, repondit-il.
+
+Et il continua son chemin pour monter a son appartement.
+
+Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parle assez
+bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une
+jeune femme de tournure elegante qui lui barra le passage.
+
+--Monsieur Adeline?
+
+--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je
+suis tres presse; ecrivez-moi.
+
+--Je vous en prie, monsieur, ecoutez-moi, je vous en supplie.
+
+L'accent etait si emu, si tremblant, le regard etait si trouble, si
+desole, qu'Adeline se laissa attendrir.
+
+La precedant, il l'introduisit dans le petit salon banal des
+appartements meubles qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans
+cette piece froide, qui n'etait plus habitee que quelques instants, le
+matin, un frisson le secoua de la tete aux pieds; alors, frottant une
+allumette, il la mit sous le bois prepare dans la cheminee, puis,
+attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait
+dans une attitude embarrassee et confuse.
+
+--Madame, je vous ecoute.
+
+Comme elle ne commencait pas, il voulut lui venir en aide: elle etait
+fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient
+pas ne pas inspirer la sympathie.
+
+--Madame? demanda-t-il.
+
+--Madame Paul Combaz.
+
+--La femme du peintre?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierte.
+
+La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'interet: il oublia ses
+fatigues et ses emotions de la nuit pour regarder cette jeune femme
+qui se tenait devant lui dans une attitude desolee. Non seulement il
+connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent,
+tres apprecie dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme
+lui-meme, un des plus fideles habitues du _Grand I_, depuis quelque
+temps.
+
+--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si
+douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari...
+qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus
+d'un mois j'aie prepare cent fois par jour ce que je dois vous dire.
+
+Adeline fit un signe pour la rassurer.
+
+--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte.
+
+--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste.
+
+Elle laissa echapper un soupir de soulagement, et ses yeux navres
+s'eclairerent d'une flamme de tendresse et de fierte.
+
+--Soyez certain qu'il les merite; c'est le coeur le plus loyal, le
+caractere le plus droit: et ce n'est pas a vous que j'ai a dire qu'il
+est un grand artiste, ses succes sont la pour l'affirmer; je serais la
+plus heureuse et la plus fiere des femmes si... s'il ne jouait pas; et
+c'est parce qu'il joue... a votre cercle que je viens vous demander de
+nous sauver, mes enfants et moi.
+
+--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empecher les gens de jouer! s'ecria-t-il
+blesse de cet appel a son intervention, qui semblait le rendre
+responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous meprenez
+etrangement sur l'autorite d'un president de cercle.
+
+Elle le regarda, le visage bouleverse, les levres tremblantes.
+
+--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas
+pour moi que vous m'ecoutez, et je le comprends, puisque vous ne me
+connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites
+filles, qui dans un mois, peut-etre dans huit jours, seront jetees dans
+la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez
+une fille que vous aimez, c'est au pere que je m'adresse.
+
+--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille?
+
+--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais
+que vous avez une fille, et c'est en pensant a elle que l'esperance
+s'est presentee a moi que vous nous viendrez en aide. Desesperee par les
+pertes au jeu de mon mari, j'ai cherche, comme une affolee que je
+suis, a qui je pourrais demander protection, et l'idee m'est venue,
+l'inspiration, que si je n'avais pas pu empecher mon mari d'aller au
+cercle ou il s'est ruine, le president de ce cercle pourrait lui en
+fermer les portes. Mais ce president etait-il homme a m'entendre? ou
+bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-meme de la ruine des
+joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais
+interroge, je savais quel homme politique vous etes, la situation
+que vous occupez, l'estime dont vous etes entoure; c'etait beaucoup;
+pourtant ce n'etait pas assez; dans l'homme politique y avait-il un
+homme de coeur capable de se laisser attendrir par le desespoir d'une
+mere? J'ai une amie de couvent mariee a Rouen, je lui ai ecrit pour
+qu'elle tache d'apprendre quel homme etait M. Constant Adeline. Sa
+reponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand
+j'ai su quel pere vous etes pour votre fille, que la foi en vous m'est
+venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette demarche.
+
+Peu a peu il s'etait laisse gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux
+qui plusieurs fois s'etaient noyes de larmes, cet elan, et en meme temps
+cette discretion dans les paroles, surtout cette evocation de Berthe lui
+troublaient le coeur.
+
+--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le
+faire.
+
+--Je sentais que je ne m'adresserais pas a vous en vain, et de tout
+coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai explique
+notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois
+moi-meme, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle facon vous
+pouvez agir sur mon mari.
+
+Adeline sonna, et au garcon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne
+laissat monter personne.
+
+--Il y a sept ans que je sais mariee, dit-elle, j'ai apporte une dot de
+cent mille francs a mon mari, et un an apres, a la mort de mon pere,
+deux cent mille francs. Quand mon mari m'a epousee, il n'avait pas
+de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient
+cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit
+hotel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous
+avions paye, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'heritage de mon
+pere. Ce n'etait point la une prodigalite, car vous savez que le peintre
+qui n'a pas son hotel n'a guere de prestige sur le marchand de tableaux
+et encore moins sur l'amateur; c'est une necessite professionnelle,
+quelque chose comme un outillage. Nous etions tres heureux, j'etais tres
+heureuse: aimee de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, pres de lui,
+fiere de le voir travailler, fiere de le voir se retourner vers moi pour
+me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais
+pas l'atelier, et en six annees, les seules heures que je n'aie point
+passees a ses cotes sont celles ou je promenais mes filles au parc
+Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant
+atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les
+premieres annees de notre mariage, il etait tombe a quelques milliers de
+francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez.
+Il avait fallu restreindre nos depenses. J'avais ete la premiere a le
+demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante
+au moins pour moi, et qui pouvait tres bien se prolonger jusqu'a des
+temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il
+y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que
+trop bien, M. Fastou...
+
+Adeline laissa echapper un mouvement.
+
+--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon
+mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit
+qu'il etait trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il
+fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller
+les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables,
+les cercles, terrain neutre, etaient un bon endroit; que, pour lui,
+c'etait a son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze
+bustes dont il vivait; et il termina en proposant a mon mari de le faire
+recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa;
+mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs
+qui devaient nous acheter des tableaux.
+
+--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu
+Combaz a la table de baccara.
+
+--Aujourd'hui, notre hotel est hypotheque pour 80,000 francs,
+c'est-a-dire a peu pres pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que
+mon mari avait dans son atelier ont ete emportes, et une partie de
+l'ameublement, ce qui etait de vente sure et facile, a suivi les
+tableaux.
+
+--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypotheques, s'ecria
+Adeline, elle n'achete pas des tableaux!
+
+--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais
+comment vous l'appelez, celui qui prete aux joueurs: Auguste.
+
+--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste
+n'etait qu'un petit employe.
+
+--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas a
+son profit qu'Auguste a prete les sommes perdues par mon mari, c'est
+au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le resultat est le
+meme,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et
+quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hotel ne
+tardera pas a etre vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer
+les interets de la somme pour laquelle il est hypotheque. Vous voyez
+notre situation: en trois mois tout a ete englouti; mon mari ne
+travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fievre le
+devore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le desespoir
+de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Deja il n'ose plus me
+regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des elans qui
+m'epouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de
+m'adresser a vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle,
+il ne trouvera pas a jouer ailleurs, puisqu'il est ruine, et il me
+reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au
+travail, quand ce ne serait qu'a des illustrations; vous l'aurez gueri;
+vous nous aurez sauves.
+
+Adeline secoua la tete, et se parlant a lui-meme plus encore peut-etre
+qu'a madame Combaz, il murmura:
+
+--Guerit-on les joueurs?
+
+Croyant que c'etait a elle que cette exclamation s'adressait, vivement
+elle repondit:
+
+--Oui, on les guerit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons
+fait notre voyage de noces dans les Pyrenees; en arrivant a Luchon, mon
+mari s'est mis a jouer et a passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai
+accompagne, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles
+de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me desolant,
+me desesperant, interrogeant de temps en temps les garcons, pour savoir
+ou en etait la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie ete
+elevee honnetement, j'en etais arrivee a me faire assez familiere avec
+eux pour qu'ils voulussent bien me repondre. Et non seulement ils me
+repondaient, mais encore ils voulaient bien dire a mon mari que j'etais
+la. Il s'est laisse toucher. Le sixieme soir, j'ai obtenu de lui qu'il
+n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourne.
+
+--A Luchon?
+
+--Ni ailleurs.
+
+--Mais a Paris?
+
+--Apres sept ans! Vous voyez que la guerison a dure longtemps et qu'elle
+est possible.
+
+Adeline ne repondit rien de ce qui lui montait aux levres.
+
+--Vous avez eu raison de vous adresser a moi, dit-il, je vous promets
+que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai.
+
+--Surtout qu'il ne sache pas ma demarche.
+
+--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai.
+
+
+VIII
+
+Guerit-on les joueurs?
+
+C'etait ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'etait-il pas ridicule
+de vouloir guerir les autres quand il ne pouvait pas se guerir lui-meme?
+
+Pourtant il fallait qu'il tint sa promesse; cette pauvre petite femme
+etait trop touchante dans son desespoir pour qu'il refusat de lui venir
+en aide.
+
+Que de ruines, que de desastres seraient evites si les joueurs ne
+trouvaient pas ces facilites a emprunter, qui, s'offrant a eux, les
+entrainent et les perdent? Eut-il jamais joue lui-meme s'il avait du
+tirer de sa poche, ou ils n'etaient pas d'ailleurs, les premiers billets
+de mille francs qu'il avait risques au baccara? "Auguste, six mille,
+dix mille" cela n'etait pas bien douloureux a dire, alors surtout qu'on
+comptait sur une bonne serie, et l'on etait pris pour jamais;--mieux que
+personne il le savait.
+
+Combaz travaillant toute la journee dans son atelier aupres de sa femme,
+c'etait le soir seulement qu'il venait au cercle, apres avoir embrasse
+ses trois petites filles a moitie endormies dans leurs lits blancs.
+Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans
+la salle de baccara, il le prendrait a l'arrivee.
+
+En effet, le soir meme, un peu apres dix heures, Adeline, qui, depuis
+quelques instants deja, etait a son poste, le vit entrer d'un air
+en apparence indifferent, mais sous lequel se lisait facilement la
+preoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme
+qui suit sa pensee, insensible a tout ce qui vient du dehors.
+
+Il alla au-devant de lui:
+
+--Je desirerais vous dire un mot.
+
+--Mais, quand vous voudrez, repondit Combaz, sans attacher aucun sens a
+ses paroles, bien evidemment.
+
+Arrive dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un
+fauteuil au peintre, il s'assit vis-a-vis de lui, en le regardant.
+
+Bien que Combaz n'eut pas depuis quelques mois l'esprit dispose a la
+plaisanterie, il etait trop reste en lui du rapin et du gamin de sa
+jeunesse pour qu'il manifestat sa surprise autrement que par la blague:
+
+--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrement de
+comparoir? dit-il.
+
+--Non devant le juge d'instruction, repondit Adeline, l'instruction
+est faite, mais devant le juge, ou, si vous le preferez, devant le
+president, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de
+votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot.
+
+Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses
+gardes parce qu'il sent qu'il peut etre facilement attaque.
+
+--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire.
+
+Et il enfila une phrase de politesse a laquelle il n'attachait en
+realite aucun sens.
+
+--Vous ne vous blesserez donc pas, commenca Adeline, si je vous dis que
+vous jouez trop gros jeu.
+
+Au contraire, Combaz se facha et, relevant la tete:
+
+--Permettez, monsieur!
+
+Adeline ne se laissa pas couper la parole:
+
+--C'est a moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je
+n'ai meme pas commence ce que j'ai a vous dire. Je suis le president
+de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous
+admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations,
+alors surtout qu'elles sont dictees par votre interet...
+
+--Mais, monsieur...
+
+--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois
+petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir
+ici, et qui demain peut-etre seront dans la rue, sans lit, sans pain.
+
+Combaz etendit la main pour protester; Adeline la lui prit et
+chaleureusement il la lui serra:
+
+--Vous voyez que je sais tout: votre hotel hypotheque pour quatre-vingt
+mille francs, vos tableaux vendus a Auguste, vos objets d'art, vos
+tentures emportes.
+
+--Qui vous a dit?
+
+--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent
+mille francs ici, sans m'inquieter de savoir quelles etaient ses
+ressources, si c'etait sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il
+jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si
+c'est le president qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense a votre
+avenir gache, c'est le pere qui pense a vos petites filles, parce
+qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'interesse aux votres.
+Allez-vous les sacrifier a votre passion, vous, un artiste qui avez dans
+le coeur et dans la tete des emotions plus hautes que celle que peut
+donner le jeu?
+
+Combaz etait dans une situation ou la sympathie, meme alors qu'elle
+est accompagnee de reproches, touche les plus endurcis, et il n'etait
+nullement endurci.
+
+--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me
+fait jouer? Passionne, oui, je l'ai ete: quand j'etais plus jeune, tout
+jeune, j'ai passe des nuits au jeu pour le jeu lui-meme et les secousses
+qu'il donne; mais ce temps est loin de moi.
+
+--Alors, pourquoi jouez-vous?
+
+Il secoua la tete; puis, apres un assez long intervalle de silence, en
+homme qui prend son parti:
+
+--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis a jouer
+apres etre reste sept annees sans toucher aux cartes: simplement par
+calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon
+travail etait insuffisant a leur continuer, notre vie ordinaire, rien
+de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai
+voulu, quand je n'ai presque plus rien gagne, parce que ma peinture ne
+se vendait plus, que la transition d'une vie large a une vie etroite ne
+fut pas trop dure, et j'ai demande au jeu d'equilibrer notre budget; il
+l'a culbute. Que d'autres, genes comme moi, ont fait comme moi!
+
+--Et comme vous se sont ruines! s'ecria Adeline avec un accent d'une
+violence qui surprit Combaz, et ont ruine leur famille. Il manque deux,
+trois, dix mille francs, pour se remettre en etat, on les demande au
+jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a.
+
+--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours.
+
+Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline.
+
+Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises series; mais depuis
+trois mois que vous jouez, vous etes dans une mauvaise; ne vous obstinez
+point. Peut-etre, si vous aviez quelques centaines de mille francs
+derriere vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous
+ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste
+perdu, vous seriez reduit a la misere. Vous, ce n'est rien: un homme se
+tire toujours d'affaires. Mais les votres, votre femme, vos filles! Vous
+ne vouliez pas que leur vie fut amoindrie; que sera-t-elle quand on
+les mettra a la porte de l'hotel ou elles sont nees, et que, brise ou
+affole, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc
+que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire,
+trainer une jeunesse de misere. Il en est temps encore, arretez-vous.
+Vous serez genes, cela est certain, mais la gene n'est pas la honte,
+n'est pas la misere; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront.
+
+Evidemment Combaz etait touche; a l'examiner, il etait facile de
+comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'etait dit a lui-meme bien
+des fois; mais par cette repetition, ces paroles avaient pris une force
+que la conscience seule ne leur donnait pas.
+
+Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu:
+
+--Vous venez pour jouer?
+
+--Je sens que je vais avoir une serie, c'est ce qui m'a decide une
+derniere fois.
+
+--Combien croyez-vous qu'on pretera?
+
+--Rien.
+
+--Alors?
+
+--J'ai pu me procurer trois mille francs.
+
+--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez
+faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et
+remettez cet argent a votre femme, qui se desespere en ce moment, qui
+pleure aupres de ses filles, en sachant que vous etes ici; la joie que
+vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir
+demain, son souvenir vous retiendra.
+
+Ce mot qu'Adeline avait trouve dans son coeur de pere et de mari arracha
+Combaz a ses hesitations.
+
+Avec un elan d'epanchement, il lui prit la main et la serra longuement.
+
+--Je rentre chez moi, dit-il.
+
+--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place
+Malesherbes.
+
+--Vous ne vous fiez pas a moi? dit Combaz en riant.
+
+Adeline changea la conversation, car s'il etait vrai qu'il ne se fiat
+point a cette bonne resolution d'un joueur, il trouvait imprudent
+de laisser voir ses doutes; et jusqu'a la place Malesherbes ils
+s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois
+il fut question de jeu.
+
+--Vous voici a deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant a la
+place, bonsoir!
+
+--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui
+serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux
+ainees pour qu'elles vous embrassent.
+
+--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit
+Adeline, et les embrassements de vos cheres petites; il ne faut pas que
+vous repassiez la porte du cercle.
+
+--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant.
+
+Adeline s'en revint a pied, lentement, marchant allegrement, la
+conscience satisfaite: il avait sauve un brave garcon. Sans doute dans
+ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des
+points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais
+enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son
+devoir.
+
+En passant place de la Madeleine, il hesita s'il rentrerait chez lui se
+coucher ou s'il irait faire un tour au cercle; sur de ne pas se laisser
+entrainer au jeu ce soir-la, alors qu'il etait encore tout fremissant de
+ses propres paroles, il se decida pour le cercle.
+
+Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononcait les
+mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: "Le jeu est fait".
+Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux
+levres, c'etait Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les
+enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus
+que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses
+doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pale glissaient
+des filets de sueur.
+
+--Rien ne va plus?
+
+A ce moment les yeux de Combaz rencontrerent ceux d'Adeline et vivement
+il les detourna, puis il donna les cartes.
+
+Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demande des cartes,
+recurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hesitation manifeste
+se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une
+inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer?
+Si furieux que fut Adeline, il etait encore plus anxieux. Le joueur
+l'emporta sur le president, et ses yeux dirent ce qu'il eut fait
+lui-meme. Combaz ne tira point et gagna.
+
+--Je vous disais bien que j'allais avoir une serie! s'ecria Combaz en
+venant vivement a Adeline, c'est cette certitude qui m'a empeche de
+rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison.
+
+--Au moins allez-vous vous sauver maintenant.
+
+--Au plus vite.
+
+Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq
+beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frederic.
+
+--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prete d'argent a M.
+Combaz.
+
+--Et pourquoi donc, mon cher president?
+
+--Il est ruine.
+
+--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche.
+
+--Je desire qu'il les garde.
+
+--Et la partie, qui la fera marcher, si nous ecartons les joueurs? Vous
+savez bien que ce ne sont pas la nos conventions; les recettes baissent;
+interessant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais
+si nous eloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les
+coquins ne viennent pas ici?
+
+
+IX
+
+Bien souvent Adeline avait invite le pere Eck a venir diner a son
+cercle, dans un de ses voyages a Paris; mais les voyages du pere Eck a
+Paris etaient rares; il aimait mieux rester a Elbeuf a surveiller sa
+fabrique.
+
+Tandis que le fabricant de nouveautes est oblige de venir a Paris deux
+fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines
+pour faire accepter par les acheteurs les echantillons de la saison
+prochaine, trainant chez les quarante ou cinquante negociants en draps
+qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-a-dire la caisse dans laquelle
+sont ranges ses echantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas a
+supporter ces ennuis et cette grosse depense de preparer a l'avance,
+pour la saison d'hiver et la saison d'ete, cinq ou six cents
+echantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque
+fil, chaque nuance, la force, l'appret; sa gamme de fabrication est
+beaucoup plus limitee, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont
+faites ou refusees; pour les recevoir, il n'est pas necessaire que le
+chef de la maison se derange lui-meme.
+
+Le pere Eck ne se derangeait donc que bien rarement; que serait-il venu
+faire a Paris? Ce n'etait pas a Paris qu'etaient ses plaisirs, c'etait a
+Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir
+comme le plus alerte de ses fils; c'etait dans son bureau a consulter
+ses livres; c'etait surtout le jour des inventaires qu'il cloturait tout
+seul quand il faisait comparaitre devant lui ses fils et ses neveux
+et qu'il leur disait en deux mots: "Voila ta part, Samuel; la tienne,
+David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel;
+maintenant, allez travailler."
+
+Cependant, un jour qu'une affaire importante reclamait sa presence a
+Paris, il s'etait decide a partir; par la meme occasion il verrait
+Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six
+heures, il alla attendre Adeline a la sortie de la Chambre.
+
+--Je _fiens tiner_ avec _fous_ a _fotre_ cercle.
+
+Bunou-Bunou, charge de son portefeuille qu'il trainait a bout de bras,
+accompagnait Adeline; la presentation eut lieu en regle, et le pere Eck
+exprima toute la satisfaction qu'il eprouvait a connaitre un depute
+dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce
+n'etait pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que
+de lui parler des journaux, tant ils s'etaient moques de lui, mais la
+physionomie ouverte du pere Eck et son air bonhomme effacerent vite la
+mauvaise impression que ce mot "journaux" avait commence a produire..
+
+Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnerent l'avenue
+de l'Opera. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards
+etonnes que le pere Eck promenait autour de lui, sur les revetements de
+marbre aussi bien que sur la livree fleur de pecher des valets de pied,
+il sourit interieurement, comme si ce luxe lui etait personnel et devait
+eblouir le futur oncle de Berthe.
+
+--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le
+hall.
+
+--Je n'avais aucune idee de ce qu'est un cercle, c'est tres _peau_.
+
+Dans chaque salon, le pere Eck apres avoir promene partout un regard
+curieux, et tate le tapis du pied, en homme qui connait la qualite de la
+laine, repetait a mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces
+vastes pieces:
+
+--C'est tres _peau_.
+
+En attendant le diner, ils se retirerent dans le cabinet d'Adeline avec
+Bunou-Bunou et quelques commercants qui connaissaient le pere Eck. Comme
+ils etaient la a causer, M. de Cheylus entra, et s'arreta a la porte
+pour ecouter le pere Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une
+discussion contre Bunou-Bunou.
+
+--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avancant, il me semble reconnaitre
+l'accent de mon ancien departement.
+
+--M. le comte de Cheylus, ancien prefet de Strasbourg, dit Adeline; M.
+Eck, de la maison Eck et Debs.
+
+Mais le pere Eck n'aimait pas qu'on le plaisantat sur son accent:
+
+--Oui, monsieur, dit-il en venant a M. de Cheylus, je suis Alsacien,
+ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de
+certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en
+_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays.
+
+Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effare:
+
+--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des
+Normands l'a _peaucoup_ attenue, comme vous pouvez le _foir_, et je le
+regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des
+pates de Strasbourg qui ne sentissent rien?
+
+--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fachait jamais de rien ni
+contre personne.
+
+A table, le pere Eck repeta son meme mot, en ne lui faisant subir qu'une
+legere variante:
+
+--C'est tres _pon_; vraiment, pour le prix, c'est tres _pon_.
+
+Et comme il ne soupconnait pas les mysteres de la cagnotte, a un certain
+moment il ajouta:
+
+--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles
+elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de
+cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de
+cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dresses, et de
+tout ce luxe.
+
+Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se
+jouaient en deux ou trois minutes, il commenca a changer d'avis sur les
+cercles.
+
+--C'est vrai, demanda-t-il a Adeline, que ces plaques de nacre valent
+5,000 francs et 10,000 francs?
+
+--Parfaitement.
+
+--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_
+en or sur le tapis vert, ils y regarderaient a deux fois, a dix fois;
+ces plaques, ca glisse des doigts comme les haricots de ceux des
+enfants. Et je vois des commercants a cette table, des gens qui savent
+ce que c'est que l'argent gagne. C'est une honte!
+
+Adeline, qui jusque-la avait ete ravi des emerveillements du pere Eck,
+voulut changer la conversation qui menacait de prendre une mauvaise voie
+et de conduire a un resultat completement oppose a celui qu'il avait
+espere au commencement de cette visite.
+
+Mais on ne changeait pas le cours des idees du pere Eck, pas plus qu'on
+ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua:
+
+--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une
+speculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour
+s'amuser entre honnetes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont,
+comme ils sont pales ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais
+instincts de la bete se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en!
+
+Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise
+impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara ou cette
+indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore,
+etait nee, il manoeuvra pour que le pere Eck ne quittat pas le cercle
+dans cet etat violent, et, apres lui avoir fait traverser les salons
+des jeux de commerce ou quelques membres jouaient tranquillement,
+silencieusement, en automates, au whist et a l'ecarte, il le conduisit
+dans son cabinet, ou Bunou-Bunou, bien chauffe et bien eclaire,
+repondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt
+ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait recues dans la journee.
+
+--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le pere Eck, en
+s'asseyant devant la cheminee.
+
+--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire,
+qu'un accident, et ce soir, particulierement, la partie a pris un
+developpement insolite.
+
+Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus eleve leur cercle avait
+ete fonde; malheureusement il fut interrompu, dans sa demonstration que
+le pere Eck ecoutait sans paraitre bien touche, par M. de Cheylus, qui
+entra en riant:
+
+--Il se joue en ce moment une comedie qui aurait bien amuse M. Eck s'il
+en avait ete temoin, dit-il.
+
+--Quelle comedie?
+
+--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; ou les avait-il
+eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les etait
+procures, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer
+une serie, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. A la caisse,
+brule. Aupres d'Auguste, brule. Aupres de tous les garcons, brule,
+archi-brule, et si bien brule qu'il ne trouve meme pas un louis. Ou bien
+on ne lui repond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus
+humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il
+fallait voir ses graces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les
+humiliations, son impassibilite. Averti par Auguste, je suivais son
+manege. C'est la comedie que j'aurais voulu que vit M. Eck. J'en ris
+encore. Enfin il tombe sur une bonne ame ou sur un mauvais plaisant
+qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voila mon comte qui, par
+l'escalier de service, se precipite a la cuisine. Il y est en ce moment.
+
+--Est-ce _bossible!_ s'ecria le pere Eck en levant les bras au ciel.
+
+--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans
+celui de toute sa famille. Son frere, qui d'ailleurs ne s'est pas
+ruine, etait si foncierement joueur qu'il ne prenait meme pas la peine
+d'administrer sa fortune. A sa mort on a trouve chez lui des tas de
+titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs
+coupons. Pourquoi se donner le mal de detacher ces coupons avec des
+ciseaux quand on fait des differences de trente ou quarante mille francs
+toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le
+moment, le comte est aux prises avec le chef et tache de l'amadouer.
+Venez voir sa rentree, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera
+curieuse.
+
+Quand ils entrerent dans la salle, le comte n'y etait pas, mais presque
+aussitot il arriva allegrement, gaiement, et il courut a la caisse: sur
+la tablette, il deposa un tas de pieces de cinq francs, de deux francs,
+de cinquante centimes et meme une poignee de gros sous.
+
+--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis.
+
+Et vivement il courut a la table ou le croupier annoncait justement une
+nouvelle taille: "Messieurs, faites votre jeu." Sans hesitation, en
+homme qui poursuit une idee, le comte placa son jeton a gauche: il
+etait radieux, sur de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise
+doublee et gagna encore. Puis encore une troisieme fois.
+
+Mais cela n'avait plus d'interet pour le pere Eck, qui n'avait nulle
+envie de passer la nuit a regarder jouer. Il en avait assez; il en avait
+trop. Adeline le reconduisit a son hotel, rue de la Michodiere, et
+promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils
+avaient a faire ensemble.
+
+Adeline fut exact et il trouva le pere Eck sous la porte, l'attendant.
+
+Comme c'etait au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue
+de l'Opera, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour
+donner un ordre. Des la porte cochere, ils entendirent un brouhaha de
+voix qui partait de l'escalier du cercle, et a travers les glaces de la
+porte contre laquelle il etait adosse ils virent un homme en veste et en
+calotte blanche, un cuisinier evidemment, qui perorait avec de grands
+mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, defait,
+extenue, qui voulait sortir.
+
+Que signifiait cela?
+
+Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen
+d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et
+d'ailleurs il ne voyait pas son president, a qui il tournait le dos.
+Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient
+ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques.
+
+A ce moment, dans la cour parut Auguste, qui etait descendu par
+l'escalier de service.
+
+--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant a lui vivement.
+
+--M. le comte de Sermizelles avait emprunte hier cent francs au chef; il
+a gagne cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il
+ne lui reste pas un sou pour rembourser Felicien, qui ne veut pas le
+laisser partir.
+
+--Vous m'avez donne votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce
+matin, hurlait Felicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas!
+
+Adeline frappa a la glace de facon a se faire ouvrir, et, mettant cinq
+louis dans la main du cuisinier:
+
+--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-meme quittez le cercle a
+l'instant.
+
+Quand il reprit sa route avec le pere Eck, ils marcherent cote a cote
+assez longtemps sans rien dire. A la fin, le pere Eck prit le bras
+d'Adeline:
+
+--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils
+qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi,
+laissez ces gens-la a leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave
+homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons
+un peu reussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en
+etant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la
+fortune que la famille est _ponne_.
+
+
+X
+
+Quand ils se furent separes, Adeline resta sous l'impression de ces
+conseils, sans pouvoir la secouer: "Laissez ces gens-la a leurs
+plaisirs." Est-ce que c'etait pour le sien qu'il restait avec eux?
+
+Mais dans la journee il lui vint un second avertissement qui le
+bouleversa plus profondement encore.
+
+Comme il allait entrer dans la salle des seances, le prefet de
+police--celui-la meme qui lui avait accorde l'autorisation d'ouvrir le
+_Grand I_,--l'arreta au passage.
+
+--Eh bien, mon cher depute, etes-vous content de votre cercle?
+
+Adeline, croyant que c'etait une allusion a la scene du matin,
+s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la
+prefecture etait bien rapidement renseignee.
+
+Mais le prefet se mit a rire:
+
+--Je ne peux pas partager votre colere contre votre cuisinier, et
+meme je trouve qu'il serait desirable que les joueurs eussent a payer
+quelquefois leurs emprunts a ce prix, ils emprunteraient moins. Ce
+n'etait donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si
+vous etiez content de votre cercle.
+
+--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous
+les jours; nos fetes sont tres reussies; notre situation financiere
+est bonne; je n'ai que des remerciements a vous renouveler pour
+l'autorisation que vous m'avez accordee avec tant de bonne grace.
+
+Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et
+severement surveilles, qui n'etait a peu de chose pres que la repetition
+de ce que Frederic lui avait dit et repete plus de cinquante fois, sur
+tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-a-dire que si
+les tricheries sont jusqu'a un certain point possibles dans un cercle
+ferme, ou, par cela meme que tous les membres ne font en quelque sorte
+qu'une meme famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas
+de meme dans les cercles ouverts, ou, au contraire, la defiance et la
+surveillance sont la regle ordinaire, comme si on etait dans une reunion
+de voleurs connus.
+
+Mais le prefet l'interrompit en riant:
+
+--Laissez-moi vous dire que les cercles fermes ne m'inspirent pas plus
+une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout ou
+l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus eleve quelquefois,
+comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de
+rente, ou qu'on creve de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un
+gerant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous repond que par suite
+de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont
+absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il
+est vrai que lorsqu'on passe a ce voisin, il nous dit qu'il a si bien
+decourage les philosophes qu'ils n'en parait jamais un seul chez lui,
+tandis qu'ils vont tous a cote, ou il se passe des choses abominables,
+et l'on est tout etonne, la premiere fois, de voir que le recit de ces
+choses abominables est le meme dans les deux bouches; ce qui se fait ici
+se fait la, et ce qui se fait la se fait ici. C'est par ce simple role
+de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'etais
+jeune, les procedes de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de
+s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je resiste tant
+que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux
+cercles.
+
+--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques annees,
+quand le jeu etait peu connu? demanda Adeline persistant dans les idees
+qu'il avait recues.
+
+--Autant, oui, et meme davantage; seulement les procedes se sont
+perfectionnes, ils sont moins gros et par la plus difficiles a
+decouvrir; parce que de nos jours on vole peu a main armee, s'ensuit-il
+qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a change
+de maniere tout simplement, il en a adopte une nouvelle, moins
+dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre reponse de tout
+a l'heure; quand vous vous etes demande, bien plus que vous ne me le
+demandiez a moi-meme, pourquoi vous ne seriez pas content de votre
+cercle.
+
+--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie.
+
+--On triche chez vous.
+
+--C'est impossible.
+
+--Si vous me repondez avec cette certitude, je n'ai rien a ajouter.
+
+--Mais, qui triche?
+
+--Cela est plus delicat; nous avons des soupcons, mais, comme il arrive
+le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent
+proteger le pauvre diable a qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien
+pour le monsieur a qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent
+pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports serieux qui ne permettent
+pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi
+ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que
+vous avez interet a savoir ce qui se passe chez vous, afin d'eviter un
+eclat: voila pourquoi je vous avertis.
+
+Bien que bouleverse par cette revelation, Adeline trouva de chaudes
+paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait
+prendre avec son gerant et son commissaire des jeux pour decouvrir les
+voleurs.
+
+Mais aux premiers mots le prefet l'arreta:
+
+--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec
+vous-meme. Vous avez confiance dans votre gerant, c'est parfait; mais
+enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son
+tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prevenir, il y est
+encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de
+recourir a ceux qui sont en faute. Operez vous-meme. Ne vous fiez qu'a
+vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs.
+
+--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick.
+
+--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de
+prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la facon dont
+un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on
+s'inspire mutuellement dans cette corporation.
+
+--Faut-il donc soupconner tout le monde?
+
+--He, he!
+
+--Mais alors ce serait a quitter la societe.
+
+--Au moins une certaine societe.
+
+Sur ce mot le prefet voulut s'eloigner, mais Adeline le retint: il etait
+epouvante de la responsabilite qui lui tombait sur les epaules, et il
+ne l'etait pas moins de son incapacite qu'il avoua franchement. Comment
+decouvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait a peine les
+anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'eclairer, le guider. Il
+termina en demandant au prefet de lui donner ce quelqu'un:
+
+--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un.
+
+--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent
+encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous
+l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera la se
+passeront avec une correction parfaite.
+
+Adeline se montra si desappointe que le prefet ne voulut pas le laisser
+sur cette reponse decourageante.
+
+--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une
+surveillance sans danger d'etre reconnu, et aussi sans provoquer
+l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la
+diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure
+et la tenue seraient deplacees dans votre cercle. Demain vous aurez ma
+reponse.
+
+Cette nuit-la, Adeline la passa au cercle a surveiller les joueurs,
+rodant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien
+d'irregulier. A la verite, le prince de Heinick eut une banque
+exceptionnellement heureuse, mais sans que rien put eveiller les
+soupcons dans sa maniere de tailler, qui etait la plus correcte au
+contraire, la plus elegante qu'on eut encore vue au _Grand I_. C'etait
+presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'etait presque
+un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier,
+numerote dans l'_Almanach de Gotha_, et apparente a des Altesses: "J'ai
+attrape hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!" Ca
+pose de se faire culotter par un prince.
+
+Le lendemain, Adeline attendait le prefet avec une impatience nerveuse.
+
+--J'ai votre homme, mon cher depute, rassurez-vous. Un ancien agent
+politique verse dans la brigade des jeux. Il parait qu'il a ete
+_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni
+pour eux. On me dit qu'il opere d'une facon surprenante. En tout cas, il
+connait tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'execute chez
+vous est neuf, il est assez intelligent pour le decouvrir. J'oubliais de
+vous dire qu'il est assez bien pour passer inapercu dans votre cercle et
+partout; en plus decore, d'un ordre etranger, pour services politiques.
+Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. A quelle heure?
+
+--Dix heures.
+
+Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa a la porte d'Adeline,
+et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure
+militaire, correctement habille comme tout le monde et avec aisance, les
+mains gantees; la tete etait energique, le visage montrait des traits
+detendus et fatigues comme ceux des comediens qui ont exprime toute la
+gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'etait
+de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans
+mouvements apparents, un rayon visuel plus considerable qu'il n'est
+donne a une vue ordinaire.
+
+--Je viens de la part de M. le prefet de police.
+
+En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui.
+
+--Tres bien, monsieur; vous voudrez bien me presenter comme... une
+personne de votre connaissance.
+
+--Assurement; votre nom?
+
+--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble
+ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou
+ne lui met pas d'apostrophe.
+
+Dantin allait se retirer; Adeline le retint.
+
+--M. le prefet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des
+grecs.
+
+--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes
+neuves dans les cercles, mais je connais a peu pres toutes celles qui
+ont servi; quant aux inedites, une certaine experience me permet de les
+deviner quelquefois!
+
+--M. le prefet m'a dit que vous operiez vous-meme d'une facon
+surprenante.
+
+--M. le prefet est trop bon; j'ai acquis un certain doigte. Au reste, je
+me mets a votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une...
+seance, je suis pret. Vous avez des cartes.
+
+Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher.
+
+Quand on les apporta, Dantin, qui s'etait assis devant le bureau
+d'Adeline, les prit, les mela, et, tout en causant, parut les examiner
+assez legerement.
+
+--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je
+l'espere.
+
+Il les etala sur le bureau et les remua a deux mains avec de grands
+mouvements des epaules et des coudes; puis, les ayant rassemblees, il
+les posa en tas devant Adeline.
+
+--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si
+vous voulez bien me designer le neuf que vous desirerez, je vais vous le
+donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont
+des neuf.
+
+Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de
+Dantin.
+
+--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre?
+
+--Oui, le neuf de trefle, dit Adeline, se promettant bien de voir
+comment Dantin operait.
+
+Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trefle, ni pour ceux de coeur et
+de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ebahi.
+
+--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas
+davantage entendu.
+
+--Pas du tout.
+
+--Comme vous le savez, c'est la la grande difficulte du filage,
+l'oreille percoit ce qui echappe aux yeux; heureusement, j'ai travaille
+une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le
+musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez
+peut-etre pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas
+de pretention au role de sorcier, au contraire, regardez ces cartes;
+pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles etaient
+mauvaises, je les ai marquees de quelques coups d'ongles, a peine
+perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu
+de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la
+_salade_; et je vous ai donne a couper; mais, au moyen de cette carte
+legerement bombee, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez
+coupe. Et voila. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude
+et d'adresse.
+
+
+XI
+
+A neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit
+passer son nom au president, qui a ce moment causait avec son gerant.
+
+--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joue,
+faites-le monter.
+
+Puis s'adressant a Frederic:
+
+--Un ami de Nantes.
+
+Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, presente de cette facon,
+devait passer inapercu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosite:
+ce n'etait point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs
+a qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur etait que
+ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement seduire par
+les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois a ponter un
+louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin
+quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la meme valeur
+a Elbeuf ou a Rouen qu'a Paris.
+
+A cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux
+bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou a l'ecarte; mais le
+baccara chomait; si Dantin etait venu si tot, c'est qu'il voulait passer
+l'inspection des lieux avant celle des joueurs.
+
+Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial a la
+perfection, c'est-a-dire avec une discretion qui n'allait pas jusqu'aux
+gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la premiere
+fois, penetre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de
+lui avec curiosite, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend
+un peu.
+
+Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne
+pouvait se recommencer indefiniment, et, d'autre part, deux amis qui se
+retrouvent apres une longue separation ne peuvent pas se mettre a lire
+les journaux en face l'un de l'autre.
+
+--Verriez-vous un inconvenient a ce que nous fissions quelques
+carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans
+provoquer l'attention.
+
+Adeline eut un mouvement d'hesitation, mais il fut court.
+
+--Apres tout! se dit-il.
+
+Ils se mirent a un billard jusqu'a ce que l'arrivee des joueurs permit
+de commencer la partie; alors ils passerent dans la salle de baccara;
+mais les joueurs assis a la table n'etaient guere serieux, et la galerie
+autour d'eux etait peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas
+tromper sur la qualite de ces joueurs, qui, pour lui, n'etaient que des
+_allumeurs_ charges de lancer la partie avec quelques modestes jetons de
+cinq francs qu'on leur remet a la caisse; quant au banquier, c'etait
+non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec
+quinze louis avances par la caisse; si la partie avait marche pour de
+bon, le croupier l'aurait menee d'une autre allure.
+
+Entre la premiere et la seconde banque, Frederic s'approcha de l'ami du
+president, et les presentations se firent.
+
+--M. d'Antin.
+
+--M. le vicomte de Mussidan.
+
+--Monsieur ne joue pas? demanda Frederic, qui ne dedaignait pas
+d'allumer lui-meme la partie, meme au detriment des amis de son
+president.
+
+--Pour jouer il faut savoir, repondit Dantin avec franchise et
+simplicite, et je vous avoue qu'a Nantes nous ne cultivons pas encore le
+baccara.
+
+--Cependant...
+
+--Au moins dans ma societe; c'est meme la premiere fois que je vois
+jouer ce jeu.
+
+--Il est bien facile.
+
+--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais
+aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas.
+Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne recoit-il pas?
+
+--C'est le croupier qui paie et qui recoit pour le banquier.
+
+--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du
+banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles.
+
+Frederic s'eloigna en se disant que son president avait des amis
+vraiment bien naifs,--ce qui d'ailleurs ne l'etonna pas.
+
+--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline,
+quand Frederic fut passe dans une autre salle, le vicomte de Mussidan
+est le vrai gerant du cercle, et c'est un autre moi-meme.
+
+--Pardon, je ne savais pas.
+
+Et Dantin se promit d'etre circonspect: si le gerant et le president ne
+faisaient qu'un, il fallait etre attentif a veiller sur sa langue. Il
+avait recu l'ordre de se mettre a la disposition de M. Constant Adeline,
+depute, president du _Grand I_, afin d'aider celui-ci a decouvrir des
+vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels etaient ces vols,
+quels etaient les voleurs, il n'en savait rien; c'etait a lui de
+les trouver. Ou les chercher? Justement parce qu'il connaissait les
+tricheries des grecs, il etait dispose a voir des voleurs dans tous ceux
+qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gerants. C'est la
+d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force;
+s'ils etaient moins soupconneux, ils ne decouvriraient rien. Tel qu'il
+avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnete homme du
+monde, un brave et digne president, comme apres tout il peut en exister.
+Mais si ce brave president ne faisait qu'un avec son gerant, et un
+gerant vicomte, c'est-a-dire un declasse, la situation se trouvait
+autre qu'il l'avait jugee tout d'abord, et il etait prudent de ne pas
+s'aventurer avec lui. Un depute est un personnage influent et c'est
+niaiserie d'agir de facon a s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a
+que sa place pour vivre et qu'on desire la garder, ce qui etait le cas
+de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joue les Don Quichotte,
+ce qui l'avait mene a etre simple inspecteur de la brigade des jeux a
+quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas.
+
+Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche
+curiosite du provincial qui voit jouer le baccara pour la premiere fois;
+de temps en temps il adressait a Adeline discretement une question,
+que ses voisins pouvaient entendre en pretant un peu l'oreille; elles
+etaient tellement naives, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que
+d'un provincial renforce.
+
+Mais pour echanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il
+n'en etait pas moins attentif a ce qui se passait a la table, qu'il ne
+quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux
+valets de service.
+
+Peu a peu la partie s'etait animee, les joueurs etaient arrives, et la
+miserable petite banque de quinze louis du debut etait montee a cent, a
+deux cents, a cinq cents louis.
+
+Il avait ete convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vit il ne
+lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout eviter un eclat, qui,
+colporte le lendemain dans le Paris des cercles et peut-etre meme dans
+tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en meme temps que la reputation
+de son president.
+
+Cependant, bien que Dantin se fut conforme a cette instruction, plus
+d'une fois il avait regarde Adeline pour appeler son attention sur la
+table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui
+ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que
+par cela il est dans l'impossibilite d'entendre ce qu'on lui insinue.
+Alors Dantin l'avait examine, se demandant s'il avait affaire a un
+aveugle volontaire ou non, et si vraiment le president et le gerant ne
+faisaient qu'un.
+
+Il s'eloigna un peu de la table, et tout bas il dit a Adeline qu'il
+voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes.
+
+--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux.
+
+Dantin fit un signe affirmatif.
+
+Ils passerent dans le cabinet du president, et Adeline referma la porte
+avec soin.
+
+--Qu'avez-vous vu? parlez bas.
+
+--J'ai vu que le croupier a _etouffe_ de quarante-cinq a cinquante
+louis, rien que dans les trois dernieres banques, repondit Dantin en
+sifflant ses paroles du bout des levres.
+
+--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu.
+
+--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la
+salle, comme vous serez prevenu, vous les verrez se repeter si c'est
+toujours le meme croupier, car il les reussit trop bien pour ne pas les
+recommencer.
+
+--Mais c'est Julien!
+
+Cela fut dit d'un ton de surprise indignee qui signifiait clairement
+que Julien etait la derniere personne qu'Adeline aurait crue capable
+d'etouffer le plus petit louis.
+
+--Vous avez donne l'habit a vos croupiers, continua Dantin, et c'est
+une sage precaution qui prouve que celui qui leur a impose ce vetement
+connait les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent
+qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un
+jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait
+du en meme temps leur imposer une cravate serree au cou.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Pour les empecher de faire glisser des jetons dans leur chemise.
+Rappelez-vous le col de Julien, il est tres lache, n'est-ce pas? et la
+cravate est lache aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui
+respire difficilement, parait-il, surtout au moment ou il paye ou quand
+il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'elargir, et
+laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrete a sa
+ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les.
+De meme qu'il eprouve le besoin de respirer, il eprouve aussi celui
+de se moucher: deux fois il a tire son mouchoir, mais deux mouchoirs
+differents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche,
+ou il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replie et remis dans sa
+poche; ci, deux louis.
+
+--Et personne n'a rien vu, s'ecria Adeline, ni le gerant, ni le
+commissaire des jeux!
+
+C'etait le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer.
+
+--Je dois dire que tout cela etait fait tres proprement, avec adresse.
+Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur?
+
+--Continuez.
+
+--Deux fois il a demande de la monnaie: la premiere, le change a ete
+fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde,
+quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son epaule,
+il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une
+qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis.
+
+--Mais alors Theodore serait son complice?
+
+--Dame, ca se voit tous les jours. Maintenant passons a la derniere
+operation. Vous avez du remarquer un ponte a sa droite, un monsieur a
+barbe rousse. Eh bien, il l'a paye deux fois: la premiere, en commencant
+par lui, il lui a paye sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il
+est revenu au monsieur roux, et alors il lui a paye les dix louis que
+celui-ci avait laisses sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon
+compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu.
+
+Adeline etait atterre:
+
+--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils
+miserables!
+
+Dantin se dit que si ce president ne valait pas mieux que d'autres
+qu'il avait connus, en tout cas c'etait un habile comedien qui jouait
+admirablement la douleur indignee; aussi, que cette douleur fut ou ne
+fut pas sincere, etait-il prudent de paraitre la prendre au serieux.
+
+--Mon Dieu, monsieur le president, permettez-moi de vous dire que ce
+qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis
+pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnetes, c'est tres possible,
+seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnetes gens
+que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le votre. C'est qu'il
+est mauvais de manier sans controle possible de grosses sommes qui
+semblent, a un moment donne, n'appartenir a personne: pourquoi celui qui
+les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela
+que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes etonnantes,
+que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant
+pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de
+vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait
+pourquoi, si ce n'est peut-etre pour les remercier de les avoir voles
+proprement. Ils sont partis de bas, garcons de cafe pour la plupart,
+valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un
+jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu
+faire leurs predecesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; a
+moins qu'ils ne soient joueurs eux-memes. A Pau, a Biarritz, quand vous
+voyez une charrette anglaise bruler le pave tiree par un cheval de
+prix et chercher a accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne
+demandez pas a qui; c'est a un croupier: les plus belles villas,
+aux croupiers; les plus belles maitresses, aux croupiers. A Paris,
+voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq
+ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent
+mille francs. Ca ne se gagne pas honnetement en quelques annees, ces
+fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous
+en devorent une grosse part, car on n'opere pas ces voleries sans que
+d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur
+roux paye deux fois etait un mangeur; et si j'allais dire a votre
+croupier ce que j'ai vu, soyez sur qu'il m'offrirait une part de ce
+qu'il a gagne pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers
+ont autour d'eux toute une boheme qui vit d'eux tranquillement, sans
+danger, sans rien faire. Allez un jour dans le cafe ou se reunissent les
+croupiers a cote de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre,
+vous verrez comme on les fait chanter.
+
+Adeline restait accable.
+
+--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin.
+
+Dantin hesita un moment:
+
+--N'est-ce pas assez? dit-il sans repondre franchement.
+
+--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre
+surveillance, je vous rejoindrai tout a l'heure.
+
+
+XII
+
+Si Dantin avait hesite un moment pour repondre a la question d'Adeline,
+c'est que le tout qu'il disait n'etait pas le tout qu'il avait vu.
+
+En plus de l'_etouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la
+cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de reflexion, il s'etait
+demande s'il devait parler de ce _bourrage_.
+
+Il n'etait pas dans un cercle ferme, et, bien qu'il ne sut rien de la
+situation qui avait ete faite au president du cercle dans lequel il
+operait, il devait croire que ce president comme tant d'autres touchait
+un traitement; or ce traitement c'etait, toujours comme chez les autres,
+la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du
+_bourrage_ de cette cagnotte a un president qui en vivait? n'etait-ce
+pas lui dire en face: "On vous paye avec de l'argent vole"; cela n'est
+agreable a dire a personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un
+pauvre diable d'employe de la prefecture de police, ce serait plus
+que de l'imprudence de dire a un ami du prefet "Vous n'etes qu'un
+_mangeur_."
+
+C'etait deja bien assez gros d'avertir ce president de cercle que son
+croupier etouffait les jetons, mais enfin c'etait possible: le croupier
+pouvait operer pour lui-meme et sans autre partage que celui qu'il
+aurait a faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'etait pas le
+croupier qui en avait la clef, c'etait le gerant, et s'il la _bourrait_,
+ce ne pouvait etre que par ordre du gerant; or, si Dantin s'en tenait au
+mot d'Adeline "Mon gerant est un autre moi-meme", il fallait y regarder
+a deux fois avant de denoncer ce _bourrage_.
+
+De la son hesitation, et de la aussi sa reponse ambigue qui n'accusait
+personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions.
+
+Que le president le poussat, en homme qui reellement veut tout savoir,
+il repondrait aux questions nettement posees.
+
+Qu'on ne le poussat point, il n'en dirait pas davantage, surtout a
+propos de choses qu'on ne lui demandait pas.
+
+Non seulement on ne l'avait pas pousse, mais encore on l'avait envoye
+reprendre sa surveillance; il se l'etait tenu pour dit: on n'a pas ete
+fonctionnaire de la prefecture pendant de longues annees sans apprendre
+a retenir sa langue.
+
+Et, obeissant a la consigne, il avait repris sa surveillance en
+continuant a se donner l'air provincial.
+
+--Eh bien, monsieur, lui demanda Frederic, commencez-vous a connaitre le
+jeu?
+
+--Ca vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne
+pourrais jamais me decider.
+
+--Alors vous ne jouez pas?
+
+--Demain.
+
+--Quel imbecile! se dit Frederic en s'eloignant.
+
+L'imbecile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps
+qu'il avait passe dans le cabinet du president, le nombre des joueurs
+avait augmente, il ne se trouvait plus qu'au troisieme rang, derriere
+les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le
+tapis vert etait encombre de jetons rouges et blancs et de plaques de
+nacre au milieu desquels eclatait ca et la l'or de quelques louis
+jetes par des joueurs fievreux qui n'avaient pas eu la patience de les
+changer. Comme les filouteries du croupier ne l'interessaient plus
+puisqu'il les connaissait, c'etait aux joueurs et au banquier qu'il
+donnait toute son attention. Mais a l'exception d'une pauvre petite
+_poussette_, c'est-a-dire d'une plaque de vingt-cinq louis a cheval et
+qu'un ponte avait adroitement poussee quand son tableau avait gagne,
+il ne vit rien que de regulier; tous ces joueurs, ponte en banquier,
+jouaient correctement.
+
+Mais il en est du policier comme du chasseur a l'affut, il n'a qu'a
+attendre; il attendit donc.
+
+Tout a coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la
+salle, vers lequel tous les yeux se tournerent: au milieu de ce groupe
+s'avancait un grand jeune homme blond a lunettes, qui semblait marcher
+assez gauchement, un peu a l'aventure, le prince de Heinick, a qui l'on
+faisait une entree, comme il arrive souvent pour les gros joueurs.
+Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou
+en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez.
+
+Tout de suite le prince vint a la table, et, deux joueurs s'etant
+ecartes avec l'empressement de courtisans, il placa sur le tapis une
+plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avanca une seconde qu'il
+perdit encore.
+
+--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai
+aussi malheureux en banque.
+
+Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus
+d'un joueur se promettait de profiter de cette deveine, quand il serait
+en banque: il avait assez gagne, l'heure de la restitution allait
+sonner.
+
+Sans suivre le jeu pour voir d'ou soufflait le vent, le prince alla
+s'asseoir dans un coin, et resta la d'un air indifferent et ennuye
+jusqu'au moment ou la banque lui fut adjugee. Alors tout le monde se
+pressa autour de la table, et l'on vit apparaitre le premier croupier,
+un Bearnais appele Camy, qui avait longtemps opere a Pau, a Biarritz, a
+Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour
+les joueurs de qualite.
+
+Le prince de Heinick, assis a son fauteuil, avait demande des cartes
+neuves; et le garcon d'appel avait apporte trois jeux au croupier. En
+poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au
+second rang derriere les pontes assis, et il n'etait qu'a trois pas du
+banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrieme
+rang, Adeline se tenait derriere lui. Quand on posa les cartes sur le
+tapis, il les examina et constata que les bandes timbrees paraissaient
+intactes. Le croupier dechira les enveloppes, battit les cartes et les
+passa a un ponte qui les battit a son tour.
+
+--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un
+aimable sourire; je suis feticheur.
+
+Evidemment, ce n'etait pas des jeux sequences; Dantin pouvait etre
+tranquille de ce cote; il n'avait plus qu'a surveiller les mains de cet
+aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table,
+il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portee
+preparee a l'avance--un _cataplasme_, si cette portee etait epaisse; un
+_rigolo_, si elle etait mince; mais tout se passa avec une regularite
+parfaite, il n'y eut aucune applique.
+
+Les jetons, les plaques, les louis et meme quelques billets de banque
+s'etaient abattus sur le tapis.
+
+--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue.
+
+--Vingt-huit mille francs, repondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil
+exerce, avait fait son compte.
+
+--Rien ne va plus, dit le prince.
+
+--Messieurs, rien ne va plus, repeta Camy.
+
+Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les
+deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et,
+quand il montra son point, un murmure de surprise s'eleva: il s'etait
+tenu a 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de
+gauche baccara.
+
+--Quelle veine!
+
+Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution
+ne paraissait guere arrivee: aussi quand le prince fit sa question
+ordinaire: "Combien, je vous prie?" le croupier n'annonca-t-il que sept
+mille francs; les prudents se reservaient; il fallait voir.
+
+Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit
+cette taille en tirant une buche qui laissa le meme, son point de trois.
+
+Alors l'esperance revint aux joueurs, et le croupier annonca qu'il y
+avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car
+ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce
+coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait ete le premier: le
+prince tira a six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre
+7.
+
+Si les pontes furent consternes, Dantin fut etonne, c'etait trop beau,
+trop sur pour lui; il y avait la quelque volerie, mais laquelle? Il n'y
+voyait rien; il avait beau preter l'oreille, il n'entendait pas le plus
+leger bruit de filage dans cette piece silencieuse ou l'anxiete arretait
+les respirations. Devenait-il sourd? Il ecouta s'il entendait le
+battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit.
+
+La banque continua en suivant a peu pres la meme marche, sur quatre
+coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une surete
+de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le
+prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se
+trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'etait un desastre.
+
+Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de
+nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec
+son aimable sourire, promettre a quelques joueurs qu'il reviendrait le
+lendemain et leur offrirait leur revanche.
+
+C'en etait assez pour ce soir-la; le cercle se vida presque
+completement; bien certainement il ne se passerait plus rien de serieux.
+
+Adeline emmena Dantin dans son cabinet.
+
+--Eh bien? demanda-t-il.
+
+--Le prince est un filou.
+
+--Vous avez vu?
+
+--Rien.
+
+--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un
+homme dans sa situation et que nous a presente un membre des grands
+cercles?
+
+--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que
+je ne dise rien, je me tais.
+
+--Mais qui vous fait croire...?
+
+Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince etait un filou,
+en insistant principalement sur la surete de son tirage:
+
+--Il n'y a pas de sequences, dit-il en concluant, il n'y a tres
+probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque
+chose je le chercherai, j'espere meme que je le trouverai, seulement
+il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a
+taille.
+
+--Elles etaient neuves.
+
+Dantin ne repliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et
+comme ce soir-la il etait impossible de retrouver avec certitude dans la
+corbeille celles qui avaient servi au prince a tailler, il fut convenu
+que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline,
+qui aurait voulu ce soir meme expulser de son cercle le croupier Julien,
+ainsi que le garcon de jeu Theodore; mais il fallait bien attendre et
+laisser le prince prendre encore une banque sans eveiller les soupcons
+de personne, alors meme que cette banque du lendemain devait etre aussi
+desastreuse que celle qui venait de finir.
+
+Elle le fut; les choses se passerent exactement comme la veille: meme
+facon de jouer et de tirer, meme gain, meme impossibilite pour Dantin de
+rien voir.
+
+Comme cela avait ete convenu, aussitot que la banque fut finie, il
+se rendit dans le cabinet du president, ou celui-ci arriva presque
+aussitot, accompagne de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner
+plus de solennite a l'examen. Ils apportaient les cartes de la derniere
+banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes
+passerent par ses doigts et sous ses yeux.
+
+--Je ne trouve rien, dit-il enfin.
+
+--Vous voyez, monsieur, avec quelle legerete vous avez soupconne le
+prince, dit Adeline severement; par bonheur, personne n'en saura rien.
+
+--Je jure que c'est un grec, s'ecria Dantin.
+
+--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement
+et avec non moins de severite qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec
+prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous?
+
+Comme Adeline, Bunou-Bunou s'etait revolte a l'idee que le prince de
+Heinick pouvait etre un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent
+avec une pitie meprisante:
+
+--Ces policiers!
+
+Ce n'etait pas seulement des soupcons de Dantin sur le prince qu'Adeline
+avait entretenu son collegue, c'etait aussi des accusations portees
+contre Julien et Theodore; aussi, en voyant le decouragement de l'agent,
+tous deux se demandaient-ils si accusations et soupcons ne se valaient
+pas.
+
+Dantin etait trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais
+que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: "On n'accuse pas
+sans preuve"; et cette preuve, il ne l'avait pas.
+
+--Votre surveillance n'ayant pas produit de resultat, au moins pour les
+joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous
+pouvez ne pas revenir demain.
+
+--Tres bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport.
+
+Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint
+vivement, en se frappant le front:
+
+--Les lunettes! s'ecria-t-il, les lunettes!
+
+Adeline et Bunou-Bunou le regarderent en se demandant s'il etait pris
+d'un acces de folie.
+
+--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces
+cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui
+voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe?
+
+--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard.
+
+--Les opticiens sont fermes a cette heure; mais, heureusement, j'en
+ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de
+retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes.
+
+--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance.
+
+
+XIII
+
+--Voila un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit
+Bunou-Bunou quand Dantin eut referme la porte.
+
+--C'est le role d'un policier de voir partout des coquins.
+
+--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick,
+c'est vif.
+
+--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des
+manoeuvres de Theodore et de Julien.
+
+--Je me le demande aussi.
+
+--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garcons, les accusant!
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions
+d'agent de police on doit prendre bien souvent le reve pour la realite.
+
+--C'est ainsi que courent de par le monde tant de legendes sur les
+tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connait des
+gens qui ont vu, et alors...
+
+--Et alors?
+
+--Et le prefet de police, avec ses airs mysterieux et discrets: "Mon
+cher depute, on triche chez vous"; ah! ah! ah!
+
+--Ah! ah! ah!
+
+--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux!
+
+A ce moment on frappa a la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un
+journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'etait Frederic
+qui venait aux renseignements; en voyant ces allees et venues, ces
+conciliabules, il n'etait pas sans inquietude; que signifiait tout cela?
+Mais en trouvant son president et Bunou-Bunou riant aux eclats, il se
+rassura; evidemment il ne se passait rien de grave; et apres quelques
+mots pour justifier tant bien que mal son entree, il se retira se disant
+qu'a coup sur ils se moquaient du commercant de Nantes.
+
+--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la demence
+toute pure de pretendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur
+des cartes neuves enfermees dans des enveloppes scellees du timbre
+de l'Etat. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous
+m'expliquer ce qu'il a voulu dire?
+
+--Je n'en sais vraiment rien.
+
+--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux.
+
+--Et nous restons la a l'attendre au lieu d'aller nous coucher.
+
+Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent
+ecoulees, Dantin arriva.
+
+--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix
+haletante.
+
+--Si vous voulez.
+
+L'examen de Dantin, arme de sa loupe, ne fut pas long:
+
+--Le voila, le signe! s'ecria-t-il; tenez, messieurs, regardez
+vous-memes, la.
+
+Et donnant la loupe et la carte a Adeline, il lui montra du doigt ou il
+fallait regarder.
+
+Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait
+expres pour lui, au lieu d'etre unies, etaient tarotees en losanges
+roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe etait une
+toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui
+repondait au point meme de la carte, sur le premier pour l'as, sur le
+troisieme pour le 3, sur le neuvieme, sur le douzieme (afin de laisser
+un ecart facilement appreciable) pour le 10 et les figures; de sorte
+qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la
+regardait a decouvert.
+
+--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque
+je n'y etais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille
+rougie, approchee des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est
+du bel ouvrage, propre, original... et trouve.
+
+--Mais ces cartes etaient dans des enveloppes scellees par la regie! dit
+Bunou-Bunou.
+
+--Il en est des bandes de la regie comme des enveloppes gommees de la
+poste, on les ouvre sans les dechirer en les exposant a la vapeur de
+l'eau bouillante; on retire alors les cartes une a une par le bout
+ouvert; on les marque; quand elles sont seches, on les replace une a
+une; on gomme la bande; et le tour est joue: voila des cartes neuves
+qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de
+fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de tres habiles opticiens que
+messieurs les Allemands.
+
+--Mais il faut un complice, dit Adeline.
+
+--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garcon d'appel qui
+apporte les jeux, et qui substitue a ceux qu'on lui a remis ceux qui ont
+ete prepares.
+
+--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou.
+
+--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garcon; mais, en
+attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes
+on joue a jeu decouvert, et vous montrer comment le prince opere. Tout a
+l'heure, vous avez doute de moi, je m'en suis bien apercu; laissez-moi
+me rehabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous
+avez cru.
+
+Ils etaient trop confus de leur incredulite pour lui refuser ce qu'il
+demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline
+a sa droite et Bunou-Bunou a sa gauche, comme s'ils etaient a une table
+de baccara ou il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main
+gauche, de la droite il donna les cartes.
+
+--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous
+dire vos points: a droite, il y a une figure et un 6, a gauche un as et
+un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais
+d'autant plus surement que je sais que la carte que je vais retourner
+est un 4.
+
+Disant cela, il la retourna: c'etait bien un 4, comme les points qu'il
+avait annonces etaient bien ce qu'il avait dit.
+
+Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternes; la demonstration etait
+plus que faite.
+
+--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez
+faire?
+
+La meme reponse sortit instantanement de leurs deux bouches:
+
+--Pas de scandale; il faut etouffer l'affaire.
+
+Cette reponse etait trop conforme a la tradition pour que Dantin s'en
+etonnat: pas de scandale, c'est la mot de tous les presidents de cercle
+lorsqu'un scandale eclate chez eux; dans la rue ou il y a tout le monde,
+on crie "au voleur"; dans un cercle ou il n'y a qu'un monde choisi,
+on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prevenir
+personne, de facon a lui laisser toutes les facilites d'aller voler chez
+le voisin.
+
+Si Adeline voulait eviter un scandale auquel son nom serait mele et qui
+compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince
+allat continuer son industrie dans les autres cercles de Paris.
+
+--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunite au
+prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui ecrire
+une lettre banale pour lui interdire l'entree de notre cercle; il faut
+qu'il quitte Paris et la France.
+
+--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je
+n'y vois pas d'inconvenient, au contraire.
+
+--Et le garcon de jeu? demanda Dantin.
+
+--Je vais le chasser.
+
+--Ne livrant pas l'auteur principal a la justice, dit Bunou-Bunou, nous
+ne pouvons pas lui livrer le complice.
+
+--Ne desirez-vous pas savoir comment cette complicite s'est etablie?
+
+--Certainement.
+
+--Nous allons l'interroger.
+
+Et Adeline, ayant sonne, dit au domestique qui se presenta d'aller lui
+chercher Leon.
+
+--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai
+moi-meme; j'obtiendrai peut-etre des aveux plus vite, en meme temps que
+je le forcerai a ne pas ebruiter l'affaire.
+
+--Faites.
+
+Leon entra, l'air embarrasse et inquiet, regardant autour de lui.
+
+--Repondez a tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en
+designant de la main Dantin, adosse a la cheminee.
+
+--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude.
+
+--Mais... Leon.
+
+--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre?
+
+--Chemin.
+
+--Tu es Normand?
+
+--C'est vrai.
+
+--D'ou?
+
+--D'Arques.
+
+--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le metier?
+
+--Oui.
+
+--Tu es marie?
+
+Il fit un signe affirmatif.
+
+--Ou est ta femme; que fait-elle?
+
+--Elle tient un cafe a Arques.
+
+--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq
+pour Dieppe, et tu resteras aupres de ta femme, a tenir ton cafe avec
+elle; si tu reviens a Paris, la police correctionnelle et apres Poissy.
+Mais avant de partir tu vas dire a ces messieurs ce que le prince de
+Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes preparees, et
+comment l'affaire s'est arrangee entre vous.
+
+--Des cartes preparees!
+
+Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux.
+
+--Les voici.
+
+Leon etait deja a moitie aneanti, cette facon brutale de l'interroger en
+affirmant lui avait fait perdre la tete; la vue des cartes l'acheva.
+
+--Je n'ai jamais parle au prince, je vous le jure, balbutia-t-il.
+
+--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux?
+
+--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grele, que j'ai connu au
+cafe ou je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses
+cartes, des cartes neuves faites expres pour lui, un fetiche, quoi.
+
+--Bien sur.
+
+--Sans ca, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais
+jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira
+que je suis un honnete homme: j'ai quatre enfants.
+
+--Ca vaut cher, un fetiche comme celui-la, car il est fameux.
+
+Leon hesita un moment.
+
+--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement.
+
+--Mille francs.
+
+Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot a personne:
+si tu causes, au lieu d'aller jusqu'a Arques, ou tu seras heureux comme
+le poisson dans l'eau, tu t'arreteras a Poissy, ou on ne s'amuse pas.
+
+Leon ne se le fit pas dire deux fois; peu a peu il avait recule vers la
+porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors.
+
+--Voila! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de
+cartes a un autre et la tete tourne.
+
+Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils
+procederaient avec le prince, et il fut decide qu'on attendrait son
+arrivee le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle
+du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du president.
+
+--Vous vous trouverez la, dit Adeline a Dantin, et vous preciserez la
+tricherie, si le prince essaye de la contester.
+
+Dantin allait se retirer, Adeline le retint:
+
+--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous
+nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue a
+un certain moment nous avons doute de vous. Le prefet saura combien vous
+nous avez ete utile en cette miserable affaire.
+
+Quand Dantin arriva le soir a onze heures au _Grand I_, il remarqua
+qu'on le regardait d'une facon bizarre et qui lui parut soupconneuse. En
+effet, les conciliabules dans le bureau du president, la disparition
+des cartes qui avaient servi a la banque du prince de Heinick, enfin
+l'absence inexpliquee de Leon avaient fait travailler les langues:
+ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec
+l'impassibilite d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui
+adressa la parole, pas meme Frederic qui causait avec Barthelasse, car
+Adeline vint au-devant de lui.
+
+--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y
+trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout a l'heure.
+
+En effet, Adeline ne tarda pas a arriver, accompagne du prince, qu'il
+fit passer devant lui poliment.
+
+--Vous desirez me parler? demanda le prince avec une hauteur
+dedaigneuse.
+
+--Oui, monsieur, nous avons a vous demander des explications sur votre
+facon de jouer.
+
+--A moi!
+
+Ce "moi" fut dit avec la fierte la plus superbe.
+
+--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua
+Adeline en designant Dantin.
+
+Celui-ci s'avanca:
+
+--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux.
+
+--Qu'est-ce a dire?
+
+--C'est-a-dire que vous trichez, prince.
+
+--Miserable!
+
+--Vous trichez avec ces cartes--il presenta les cartes--que vous remet
+le garcon de jeu, a qui vous donnez mille francs.
+
+Le prince hesita un moment en jetant autour de lui des regards feroces;
+puis tout a coup, laissant tomber sa tete sur sa poitrine, les jambes
+flageolantes, comme s'il allait defaillir:
+
+--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment
+d'egarement, je vous expliquerai.
+
+--Vous n'avez rien a expliquer, dit Dantin, vous avez a prendre demain
+matin le train de sept heures trente pour Cologne, et a ne jamais
+revenir en France.
+
+--C'est impossible demain; la princesse...
+
+--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle.
+
+--Je partirai.
+
+Le lendemain, a sept heures quinze, Dantin, de surveillance a la gare du
+Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de
+voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se
+tenant en dehors des barrieres au lieu de passer dedans et en detournant
+la tete pour que le prince ne le reconnut pas.
+
+--Compiegne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la
+tablette du guichet.
+
+Dantin lui prit le bras:
+
+--Compiegne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire?
+
+--Cologne.
+
+
+XIV
+
+Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin
+s'expliquer avec Frederic et lui demander l'expulsion du croupier Julien
+et du garcon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit
+franchement, severement.
+
+Aux premiers mots, l'emoi de Frederic fut vif: un agent au cercle!
+qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le president?
+
+Aussi ecoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer,
+il fallait etre renseigne.
+
+Ce fut seulement quand Adeline fut arrive au bout de son requisitoire
+qu'il prit la parole--d'un air consterne, et aussi outrage.
+
+--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Theodore seront
+chasses du cercle; ce sont des miserables qui meritent d'autant moins de
+pitie que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce cote
+je suis en faute; j'ai peche par trop de confiance precisement; je ne
+les ai point surveilles avec les yeux du soupcon; je suis dans mon tort,
+je le reconnais.
+
+Il avait debite ce petit couplet la tete basse, humblement; mais il la
+releva et reprit sa fierte, son air Mussidan:
+
+--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris,
+plus que peine, en un mot, profondement blesse, que tout ce qui vient
+de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tete, en
+me tenant a l'ecart, comme si je n'avais pas la responsabilite de
+l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande
+les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette facon.
+
+Cette susceptibilite etait trop legitime pour qu'Adeline s'en fachat; il
+en attendait meme l'explosion, et il n'eut pas compris que chez un homme
+comme le vicomte elle n'eclatat point; aussi sa reponse etait-elle
+prete:
+
+--J'ai du me conformer aux desirs du prefet; le service qu'il m'a rendu,
+qu'il nous a rendu, etait assez grand pour que je n'eusse qu'a accepter
+les conditions qu'il mettait a son concours.
+
+Il fallait accepter cette explication ou se facher: Frederic ne se
+facha point. Il avait mieux a faire, c'etait d'amener Adeline a parler
+longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'ou celui-ci avait
+ete dans ses decouvertes.
+
+Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se repeter.
+
+Alors Frederic expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait
+a profiter des observations de cet agent, non pour le passe, mais
+pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver put se
+reproduire, non seulement avec les croupiers et les garcons de jeu,
+mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de
+celui-ci avait ete si originale, si audacieuse qu'elle l'avait
+trompe; malgre les soupcons que cette surete de tirage et cette
+veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la decouvrir; mais
+dorenavant des precautions seraient prises qui empecheraient toute
+fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait
+avec trois jeux de couleurs differentes, blancs, roses, chamois, ce qui
+couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi
+seraient brulees devant les joueurs; a la verite, ce serait une perte de
+cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes,
+mais la securite absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs,
+cette lecon donnee aux autres cercles qui, malgre les prohibitions
+legales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une
+fois de plus que, bien decidement, le _Grand I_ etait un cercle modele.
+
+Que le _Grand I_ dut devenir, dans un temps donne, plus cercle modele
+qu'il ne l'etait deja, cela ne pouvait pas changer les resolutions
+d'Adeline.
+
+Depuis que le prefet lui avait dit: "On triche chez vous", il avait vecu
+sous le poids ecrasant d'une obsession qui ne le lachait ni jour ni
+nuit: il se voyait devant le tribunal oblige de repondre comme
+temoin aux questions du president, et d'ecouter la tete basse ses
+admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractere,
+blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point?
+
+Et tout en entendant les questions severes ou bienveillantes du
+president, tout en voyant son sourire narquois ou dedaigneux, il se
+repetait les paroles du pere Eck:
+
+"Laissez ces gens-la a leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la
+fortune que la famille est bonne."
+
+Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le
+marin au milieu de la tempete: s'il echappait au danger qui le menacait,
+il renoncerait a cette existence si peu faite pour lui, et, suivant
+le conseil du pere Eck, il laisserait ces gens a leurs plaisirs, qui
+n'etaient pas du tout les siens.
+
+Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiete et
+cette intensite de pensee: que lui avait-elle donne, cette existence
+qu'il n'avait acceptee qu'en vue de resultats que l'imagination lui
+montrait si superbes et que la realite s'obstinait a tenir aussi
+eloignes qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses interets
+personnels lui avait apportees cette presidence qui devait lui creer
+tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de cote son interet
+personnel, il ne prenait souci que de l'interet general, il etait bien
+force de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait
+concourir au developpement de la vie brillante a Paris, avait tout
+simplement concouru au developpement du jeu: ou etaient-ils, les
+commercants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis
+qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruines--lui
+tout le premier. Car le plus clair de cette miserable aventure, c'etait
+sa dette a la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, a cette
+heure, en formaient le chiffre.
+
+Cependant, malgre cette dette, il fallait qu'il accomplit son voeu, et
+qu'en donnant sa demission il reprit sa liberte, sa dignite. Il n'y
+avait pas a hesiter, pas a balancer; le repos, l'honneur peut-etre
+etaient a ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce
+qu'il avait appris l'epouvantait. Eh quoi, c'etaient la les moeurs de ce
+monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette;
+et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: "Allons chez Adeline";
+c'etait chez Adeline que les croupiers _etouffaient_ les jetons; chez
+Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siecles de travail
+et de probite aboutissaient a ce resultat.
+
+Son parti etait pris; coute que coute, il fallait qu'il sortit de cet
+enfer, qui ne devorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui
+le devorait lui-meme, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y
+laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui
+elevent le coeur et l'esprit, ce n'est pas precisement celle du jeu;
+depuis qu'il etait a son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient
+passe devant les yeux et dans des conditions ou la bete humaine se livre
+le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler.
+
+A la verite, c'etait renoncer aux esperances qu'il avait caressees pour
+Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui
+gagner? elle serait la premiere a ne pas le vouloir.
+
+Lorsque Frederic le quitta pour aller congedier Julien et Theodore,
+il n'hesita pas une minute, contrairement a ce qui arrivait toujours
+lorsqu'il avait une resolution difficile a prendre, il quitta le _Grand
+I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa demission, il
+fallait qu'il s'acquittat a la caisse,--ce qui n'etait possible qu'en
+redemandant a sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait
+envoyes quand il avait joue pour la premiere fois, et en arrangeant avec
+elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres.
+
+Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation!
+
+L'affaire du prince l'avait empeche d'aller a Elbeuf comme a
+l'ordinaire; il envoya une depeche a sa femme pour lui annoncer son
+arrivee, et, quand il entra dans la salle a manger, il trouva tout son
+monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa
+femme, Berthe et Leonie.
+
+--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas
+donne, dit Berthe en l'embrassant.
+
+--Alors, la politique chauffe? dit la Maman.
+
+Depuis que la Maman s'etait expliquee sur le mariage de Berthe avec
+Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un
+jour a Elbeuf; c'etait sa maniere de protester contre ce mariage; elle
+ne boudait pas, mais elle evitait les sujets ou il aurait pu etre
+question d'interets de famille. Comme de leur cote, Adeline et madame
+Adeline ne tenaient pas moins a ce que ces sujets ne fussent pas
+abordes, et comme, du sien, Berthe veillait a ne pas offrir a sa
+grand'mere la plus legere occasion de manifester franchement ou par des
+allusions son hostilite, c'etaient des conversations politiques sans fin
+auxquelles tout le monde prenait part.
+
+Mais ce soir-la la politique elle-meme languit et plus d'une fois
+Adeline preoccupe laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mere
+la discussion commencee.
+
+--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours desireuse de ces
+promenades avec son pere.
+
+--Non, je repars demain matin pour Paris.
+
+Aussitot apres le souper, Adeline roula sa mere chez elle; puis, ayant
+embrasse sa fille et Leonie, il passa dans le bureau avec sa femme:
+
+--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermee; comme tu es
+preoccupe ce soir!
+
+--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause,
+a moi, une cruelle humiliation.
+
+Elle le regarda, effrayee; il detourna les yeux.
+
+Alors elle vint a lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste
+maternel, elle se pencha a son oreille:
+
+--Tu as joue! dit-elle a voix basse, sans le regarder.
+
+--Oui.
+
+--Mon pauvre Constant!
+
+--J'ai ete entraine, une fatalite.
+
+--Je pense bien.
+
+Le premier coup porte, elle s'etait remise un peu, bien que le plus dur
+ne fut pas dit.
+
+--Combien? demanda-t-elle.
+
+--Il me faut vingt-cinq mille francs.
+
+Bien que dans leur situation la somme fut tres grosse, elle avait craint
+le malheur plus grand encore.
+
+--Nous les trouverons, ne t'inquiete pas, dit-elle. Puis, voulant le
+relever:
+
+--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons
+pas eu cette annee.
+
+--Chere femme, murmura-t-il, quelle bonte en toi, quelle indulgence!
+
+--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas
+pleurer; est-ce qu'il doit etre question d'indulgence entre nous?
+
+--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit.
+
+--Mon Dieu!
+
+En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras,
+la preoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter a
+sa femme, avaient change la marche qu'Adeline voulait suivre: c'etait
+vingt-cinq mille francs ajoutes aux trente-cinq mille mis de cote sur
+son gain qu'il lui fallait.
+
+--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour?
+
+--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour.
+
+--Qui t'a dit?... s'ecria-t-il.
+
+--Tu les avais gagnes au jeu.
+
+Il la regarda interdit.
+
+--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six
+ans unis de coeur et de pensees sans se connaitre et sans lire l'un dans
+l'autre? Quand tu m'as parle de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien
+vu d'ou ils venaient. Et c'est la ce qui, depuis, a fait mon tourment;
+puisque tu avais joue, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que
+de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser
+commencer. J'etais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs
+provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai
+jamais voulu les employer; ils sont a ta disposition, il n'y a qu'a les
+prendre.
+
+Il la serra dans ses bras.
+
+--Nous aurions toujours ete heureux que je ne te connaitrais pas!
+s'ecria-t-il avec effusion.
+
+--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle.
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, je trouve comme un soulagement a le savoir; j'ai l'esprit
+ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ca bien
+souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis reveillee ruinee,
+dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a ete ma vie depuis que ces
+trente-cinq mille francs maudits me sont arrives; et puis si tu te
+decides a payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces,
+n'est-ce pas, a les rattraper par le jeu?
+
+--Ce n'est pas seulement a les rattraper que je renonce, c'est aussi a
+la presidence du cercle.
+
+--Ah! Constant! s'ecria-t-elle.
+
+--Comme c'est a la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas
+me retirer sans la payer; aussitot que j'aurai paye, je donnerai ma
+demission.
+
+--Tu la payeras des demain! s'ecria-t-elle, ce n'est pas acheter notre
+repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans
+son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces
+vingt-cinq mille francs.
+
+--Nous nous en tirons encore a peu pres, dit-elle; tout pouvait y
+rester.
+
+--Meme l'honneur.
+
+Et il lui raconta comment il s'etait resolu a donner sa demission.
+
+
+XV
+
+Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frederic, Barthelasse et
+Raphaelle tenaient conseil chez celle-ci.
+
+Depuis que le _Grand I_ etait ouvert, jamais il ne s'etait trouve dans
+des conditions aussi critiques; si l'avertissement du prefet: "On triche
+chez vous", n'annoncait rien de bon, puisqu'il revelait des plaintes
+certaines, la surveillance de l'agent et les precautions prises pour
+qu'elle put s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers
+de la situation.
+
+Raphaelle, qui n'allait pas au cercle, et par la ne pouvait avoir aucune
+responsabilite pour ce qu'il s'y passait, etait furieuse contre ses
+associes, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frederic
+comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frederic, passant de l'un a
+l'autre, quand elle ne les reunissait pas dans le meme sac pour les
+secouer en les cognant l'un contre l'autre.
+
+--Non, vraiment, c'est trop bete; qu'est-ce que vous fichez dans le
+cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait a
+Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empeche un pret douteux de
+cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait a Frederic--tu n'as
+qu'a dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passe la revue
+de ton personnel, et que tu l'as trouve correct. Et vous etes du metier!
+
+Elle haussa les epaules en les toisant avec pitie; puis se tournant vers
+Barthelasse:
+
+--Vous dites que vous etes le malin des malins--imitant son accent--oui,
+mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les
+connaissez, et quand un particulier a lunettes opere sous vos yeux, tire
+a six, ne tire pas a quatre, gagne honteusement vous trouvez ca tout
+naturel.
+
+Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taille en taureau, se
+laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tete, et
+par Raphaelle plus que par toute autre, "si moucheron" qu'elle fut,
+comme il disait d'elle.
+
+--Je n'ai pas trouve ca naturel du tout, repliqua-t-il.
+
+--Non; seulement, au lieu de chercher ou il fallait, vous avez remache
+toutes les vieilleries de votre honorable carriere, les telegraphistes
+que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas,
+le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin
+tout votre repertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ca n'etait pas
+bien difficile a inventer, cette petite marque d'aiguille a tricoter
+donnant juste le point de la carte, et ca n'etait pas bien difficile non
+plus a decouvrir, puisque ce policier l'a decouverte.
+
+Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que
+Raphaelle lui reprochait etait ce qu'il se reprochait lui-meme: "Comment
+n'avait-il pas eu l'idee de se servir d'une loupe?" car il les avait
+examinees, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin,
+tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti.
+
+Elle l'abandonna pour se jeter sur Frederic.
+
+--Et toi, tu parles a ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est:
+negociant a Nantes!
+
+--J'ai eu des soupcons.
+
+--Et tu les as gardes pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur
+Nantes? il n'y a peut-etre jamais mis les pieds, il t'aurait repondu des
+betises.
+
+--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent
+que personne ne connait.
+
+--Il vous aurait fallu un commissaire avec son echarpe; vous auriez
+ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert.
+
+--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est la qu'est la question
+interessante.
+
+--C'est clair, ce qu'il a vu.
+
+--Et la cagnotte? continua Barthelasse.
+
+--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton president? demanda Raphaelle.
+
+--Rien.
+
+--Il n'y a pas fait d'allusion?
+
+--Aucune.
+
+--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce cote, dit Raphaelle.
+
+--Pourquoi aurait-il tout vu des autres cotes, et rien de celui-la?
+demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin!
+
+--Puisqu'il n'a rien dit.
+
+--C'est le president qui n'a rien dit a Frederic, mais l'agent
+savons-nous ce qu'il a dit au president?
+
+--Puisque le president n'a parle de rien, repeta Raphaelle avec colere.
+
+--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la
+connait pas?
+
+--S'est-il gene pour parler de Julien et de Theodore, et pour exiger
+leur renvoi immediat? s'est-il gene pour renvoyer lui-meme Leon?
+
+--Julien, Theodore, Leon, qu'est-ce que ca lui fait? je vous le demande,
+hein! s'ecria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle
+lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se
+facher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu;
+c'est son genre, a cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce
+n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul;
+j'en ai connu plus d'un comme ca.
+
+--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaelle,
+agacee par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre president.
+
+--Eh bien, le notre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle
+pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il
+accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien.
+
+--Il accepte?
+
+--Il a accepte, il me semble; la caisse est la pour le dire.
+
+--Oui, mais acceptera-t-il maintenant?
+
+--Que veux-tu dire? demanda Raphaelle effrayee.
+
+--Que j'ai peur.
+
+--De quoi?
+
+--Qu'il ne nous quitte.
+
+--Il doit soixante mille francs, s'ecria Barthelasse, nous le tenons!
+
+--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi?
+
+--Qu'a-t-il donc dit?
+
+--Rien, repondit Frederic; mais son air a parle pour lui; ce brave homme
+n'etait pas plus fait pour etre president de cercle que moi je ne le
+suis pour etre eveque; c'est de force que nous l'avons fourre la-dedans;
+je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'a s'en aller; et s'il n'est
+pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages
+qui dans sa position lui etaient agreables, et aussi parce qu'il en
+esperait d'autres qui ne se sont nullement realises; mais ce qui s'est
+realise, ce sont des ennuis et des tourments qui l'epouvantent. Il a
+peur d'etre compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout a fait
+affole. C'est une terreur qui s'est emparee de lui, et qui lui fera
+commettre toutes les betises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce
+moment il n'eut pas d'autre idee que de se procurer les soixante
+mille francs qu'il nous doit, pour nous planter la. Alors que
+deviendrons-nous?
+
+Les trois associes se regarderent avec stupeur.
+
+--Personne mieux que moi ne sait combien il est embetant, continua
+Frederic, combien on a de difficultes a manoeuvrer avec lui, combien il
+est genant; mais tout cela n'empeche pas qu'il ait du bon et que si
+nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un
+paratonnerre; estime de tout le monde et de tous les mondes, ami du
+prefet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien a craindre, ni le
+cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir
+qu'en l'inventant Raphaelle a eu la main heureuse; elle l'eut fabrique
+elle-meme qu'elle ne l'eut pas mieux reussi.
+
+--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de facon a ce qu'il durat
+plus longtemps.
+
+--Que ne dira-t-on pas s'il nous lache? On cherchera pour quelles
+raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-etre lui-meme,
+ses raisons. Alors nous voila livres aux _mangeurs_; si nous refusons
+leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra
+les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille
+francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous etions
+tranquilles et c'etait cranement que je repondais que nous n'avions
+besoin de personne: "Merci, nous avons notre president."
+
+--Peut-etre vous exagerez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six
+mille francs, c'est bon a garder.
+
+--Mon cher, si vous aviez assiste a notre entretien, vous verriez que je
+n'exagere rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Apres le premier
+moment de surprise, quand il m'a raconte l'histoire du prince de Heinick
+et qu'il a exige l'expulsion de Julien, de Theodore, severement, comme
+un juge qui s'adresse a un coupable, je me suis vite remis et tout de
+suite je lui ai longuement explique toutes les precautions que nous
+prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de
+pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'etait a peine s'il
+m'ecoutait; lui qui autrefois eut voulu explications sur explications,
+il avait l'air de me dire: "Vous savez que tout cela m'est indifferent,
+ce n'est pas pour moi"; et c'est ce qui a commence a me donner l'eveil.
+Si son intention avait ete de rester avec nous, il m'eut interroge au
+lieu de me fermer la bouche.
+
+--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Theodore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser
+qu'au premier mot je ne lui ai pas laisse le temps d'exiger, j'ai pris
+les devants.
+
+--Mes pressentiments sont les memes que ceux de Frederic, dit Raphaelle;
+il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous?
+
+Il y eut un moment de silence et ils se regarderent comme pour chercher,
+dans les yeux des uns des autres, les idees qu'ils ne trouvaient pas en
+eux.
+
+--Je vais vous dire, s'ecria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il
+avait gagne, il ne demanderait qu'a continuer; mais toujours perdre, je
+m'imagine que ca degoute.
+
+--Il n'a pas assez perdu, repliqua Raphaelle; s'il nous devait deux cent
+mille francs, nous le tiendrions.
+
+--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frederic.
+
+--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse.
+D'abord ca n'appauvrira pas la caisse, qui n'a ete que trop soulagee par
+cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens
+comme le succes, c'est la lecon de la morale.
+
+Raphaelle et Frederic n'etaient pas en situation de plaisanter,
+cependant cette lecon de la morale invoquee par ce vieux crocodile de
+Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire:
+
+--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des
+exemples: il y a sept ans, a Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante
+mille francs et je commencais a comprendre que j'aurais bien du mal a
+les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passe
+des sequences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagne pres de
+nonante mille francs. L'annee d'apres il est revenu; l'annee suivante
+aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne
+s'etait rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend a
+demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sur. Demain, apres-demain, un
+peu avant qu'il prenne la banque....
+
+--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant?
+
+--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc dispose a la
+prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien:
+"Mon _presidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous
+mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les
+banquiers"; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle
+sequence que j'ai preparee moi-meme et qui lui donne sept ou huit coups
+surs: comme il est reconnu que notre _presidint_ est le plus honnete
+homme du monde, personne n'ose le soupconner, et il empoche une belle
+somme qui lui inspire le gout de la chose; s'il n'a pas parle du
+_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les sequences
+qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de
+la cagnotte lui passe devant le nez.
+
+Raphaelle haussa les epaules par un geste de son enfance faubourienne
+qui lui etait reste.
+
+--Savez-vous ce que produira votre discours au _presidint_,
+repondit-elle, c'est qu'il aura de la defiance et ne voudra pas prendre
+la banque; ou bien, s'il ne se defie pas, il la prendra naivement,
+betement, et battra les cartes, les fera couper; voila votre belle
+sequence brouillee, et... il perd.
+
+Barthelasse ne se facha pas de ces objections.
+
+--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout
+simplement la sequence dans la main en lui disant de jouer les cartes
+dans l'ordre ou elles sont rangees; mais il ne serait pas le premier a
+qui l'on imposerait une sequence sans qu'il se doute de rien, quitte a
+le prevenir delicatement une fois la chose faite, a seule fin de lui
+inspirer de la reconnaissance.
+
+--Et comment? demanda Raphaelle, qui pour le jeu n'avait ni la science
+ni les roueries de Barthelasse.
+
+--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en
+banque le baron ou Salzman et nous leur passons la sequence; ils ne la
+brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais apres deux ou trois coups ils
+l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le president prenne leur
+suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent
+de laisser, et, sans que personne puisse soupconner un homme dans sa
+position, il fait une rafle qui nous le livre.
+
+--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frederic. Et
+taillera-t-il? La est la question.
+
+
+XVI
+
+C'etait avec des valeurs a escompter et des factures a recevoir que
+madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutes aux
+trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille
+dus a la caisse du cercle.
+
+En arrivant a Paris, Adeline remit ces valeurs a son banquier, et
+s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'elevant a trois
+mille et quelques cents francs, etait due par un marchand de draperie de
+la rue des Deux-Ecus, un vieux, tres vieux client de la maison, qui ne
+faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui etait aussi sur que la
+Banque de France.
+
+Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'a se presenter pour etre paye,
+qu'il l'avait garde pour le dernier; il la connaissait, la formule du
+vieux drapier: "Ah! voila M. Adeline; nous allons regler notre petit
+compte." Et ce compte, on le reglait dans la salle a manger, en buvant
+un verre de cassis, tandis que, par un chassis vitre, on voyait les
+commis dans le magasin visiter les pieces qui arrivaient de chez le
+fabricant, ou vendre le metrage d'un pantalon a un petit tailleur. Le
+seul ennui de ces visites etait dans l'exhibition obligee des coupons ou
+se trouvaient un defaut, qui avaient ete soigneusement conserves et qui
+permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle
+du petit compte: "Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme
+autrefois." Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier.
+
+Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir
+tombait, mais la nuit n'etait pas encore faite; dans la demi-obscurite
+de la rue etroite, il lui semblait vaguement que les choses n'etaient
+pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de
+son vieux client. Ou donc etait l'etalage avec ses pieces de drap de
+toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrerent que le magasin
+etait ferme, et que, sur les volets, quatre pains a cacheter fixaient
+une bande de papier: "Ferme pour cause de deces." Comme la rue des
+Deux-Ecus est en grande partie occupee par des drapiers, il entra chez
+un autre de ses clients qui le mit au courant: "Mort ce matin d'une
+attaque d'apoplexie, le pere Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont
+fait tout de suite apposer les scelles."
+
+La deception etait contrariante pour Adeline, car elle renversait tout
+son plan: a cette heure de la soiree, les maisons ou il aurait pu se
+procurer la somme qui lui manquait etaient fermees, et par la il se
+trouvait dans l'impossibilite d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette
+et pour y signer sa demission sur son bureau qu'il ouvrirait une
+derniere fois.
+
+Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel cote tourner.
+
+A la verite il devait se dire que c'etait la un retard insignifiant, et
+qu'il serait encore parfaitement temps de demissionner le lendemain;
+mais cependant il etait mecontent, agace, comme lorsqu'on est arrete par
+un incident qu'on n'a pas prevu. Il avait prepare sa lettre, prepare
+aussi sa phrase d'adieu a Frederic; il etait ennuye de les garder.
+
+Justement parce qu'il pensait a son cercle, ses pas le porterent
+machinalement avenue de l'Opera; et arrive devant sa porte il monta:
+apres tout, autant diner la qu'ailleurs.
+
+Quand Frederic et Barthelasse le virent entrer, ils echangerent un
+sourire de soulagement. Ce n'etait pas une lettre, la lettre de
+demission qu'ils attendaient presque, c'etait lui; puisqu'il revenait,
+rien n'etait perdu.
+
+Frederic l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de
+Theodore.
+
+--J'ai profite de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur a tout le
+personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez.
+
+Mais ce fut a peine si Adeline l'ecouta. Que lui importait ce qui se
+passerait au _Grand I_ dans quelques jours?
+
+Frederic se retira donc assez deconfit et alla faire part de cette
+mauvaise reception a Barthelasse.
+
+--Toujours dans les memes dispositions, dit-il; il doit avoir sa
+demission dans sa poche.
+
+--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse
+pas en sortir: je vais preparer la sequence.
+
+--Taillera-t-il?
+
+--En le poussant.
+
+--Envoyez chercher le baron et Salzman.
+
+A table, Adeline oublia sa deception et se derida: justement c'etait le
+jour des invitations et elles avaient amene de nombreux convives. A cote
+d'etrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitues, des
+amis. Le menu etait reussi; on racontait des histoires droles; il se
+laissa d'autant plus facilement aller que c'etait la derniere fois qu'il
+faisait fonction de president, et peu a peu il retrouva les agreables
+sensations de ses premiers mois de presidence, quand il voyait tout
+en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'a ce jour, vivre
+ailleurs que dans un cercle.
+
+Ce fut seulement quand le jeu commenca qu'il devint nerveux et
+impatient.
+
+--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon president?
+
+Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant
+et avec sympathie, il s'exasperait. C'etait deja bien assez pour lui
+d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des
+cartes, le murmure etouffe des joueurs, que dominait de temps en temps
+l'eternel: "Le jeu est fait. Rien ne va plus?", sans qu'on vint encore
+le tenter et le pousser.
+
+Jamais il n'etait venu a son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches,
+et, a chaque mouvement qu'il faisait, il eprouvait un singulier
+sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frolant la grosseur
+produite par ces liasses. Combien d'autres a sa place n'auraient pas pu
+resister a la tentation de tater la chance, car tout joueur sait que ce
+n'est pas du tout la meme chose d'operer avec une petite mise qu'avec
+une grosse; avec une petite, etrangle dans ses mouvements, on est a peu
+pres sur de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne
+toute liberte de manoeuvrer, on est a peu pres certain de gagner; c'est
+une affaire de tactique.
+
+--Comment, mon president, vous n'en taillez pas une ce soir?
+
+Il semblait qu'on se fut donne le mot pour le pousser.
+
+Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le repondait nettement.
+
+Et cependant?
+
+S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours a ceux qui jouent
+pour la premiere fois, n'est-ce pas vrai egalement pour ceux qui
+jouent leur derniere partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsede
+continuellement qu'elle vous abandonne a la deveine.
+
+Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la
+derniere.
+
+Mais quand ces pensees traversaient son esprit, il les rejetait loin de
+lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui
+pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur derniere
+partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera
+bien decidement la derniere.
+
+Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'etait la mort de son
+client de la rue des Deux-Ecus; pourquoi le pere Huet etait-il mort
+juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs
+dus a la caisse? N'y avait-il pas la quelque chose de providentiel; une
+impossibilite qui etait un avertissement? On n'est pas joueur sans etre
+superstitieux, et bien qu'on soit le premier tres souvent a se moquer
+de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la
+manie dont on est obsede Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde
+de croire que le pere Huet etait mort expres pour le pousser au jeu, il
+se disait en meme temps que cette mort pouvait bien signifier quelque
+chose.
+
+Pourquoi ne pas voir quoi?
+
+Il y avait un moyen facile de faire cette experience, c'etait de tater
+la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas meme avec
+quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement
+avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche.
+
+Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant
+l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la
+veine sans mettre la main dessus, si reellement elle s'offrait a lui.
+Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui
+savent l'arreter quand elle passe a leur portee.
+
+Depuis qu'il balancait ainsi le pour et le contre, il errait par
+les differentes pieces du cercle, s'arretant devant le billard pour
+applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un
+ami qui jouait a l'ecarte, dans la salle de lecture pour lire un journal
+du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgre son application, mais
+quand cette idee de la mort du pere Huet eut traverse son esprit,
+il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son
+porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant
+lui,--celui de gauche.
+
+Le banquier donna les cartes et perdit a droite comme a gauche.
+
+Sans doute, c'etait bien peu de chose que ce gain pour Adeline,
+cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il
+avait gagne 1,000 louis, car, s'il etait insignifiant en soi, quelle
+importance ne prenait-il pas comme indication de la veine.
+
+Il laissa ces cent francs et, gagna encore.
+
+Decidement, la mort du pere Huet semblait bien etre providentielle.
+
+Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa a droite,
+ou il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche
+perdit, le tableau de droite gagna.
+
+Frederic, qui le suivait de pres, s'approcha de, lui
+
+--Quelle veine, mon president!
+
+Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui.
+
+--N'est-ce pas merveilleux! s'ecria Frederic.
+
+--Moi, si j'etais a la place du president, dit Barthelasse, je n'userais
+pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque.
+
+Ceux-la seuls qui n'ont jamais joue ne comprendront pas l'emotion
+d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interroge l'oracle, et
+quatre fois l'oracle lui avait repondit par une affirmation contre
+laquelle toute discussion etait impossible.
+
+--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus
+survenant.
+
+--Je vais inscrire le president, dit Barthelasse.
+
+Cependant Adeline n'etait pas decide a se mettre en banque, mais ces
+excitations tombant sur lui de differents cotes firent pencher sa
+resolution chancelante.
+
+Mais il ne voulut pas ceder; la vision de sa femme le retint: il fit une
+nouvelle tournee dans les salons et de nouveau il tacha de s'interesser
+aux carambolages, a l'ecarte et aux echecs; puis malgre lui,
+inconsciemment, il revint a la salle de baccara, ou, pendant son
+absence, quelques gros coups avaient imprime a la partie une allure plus
+animee.
+
+C'etait un des habitues du cercle, un Americain appele Salzman, qui
+venait prendre la banque, et on avait apporte trois jeux de cartes que
+Camy etait en train de meler.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Mais les mises furent mediocres; sans qu'on eut rien de precis a
+reprocher a Salzman, on le tenait vaguement en defiance, et puis c'etait
+un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y
+eut guere que les etrangers qui ponterent.
+
+Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles
+encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus
+soupconneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans
+la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au
+talon_, c'est-a-dire en prenant les cartes une a une devant lui, sous
+les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le
+_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit a
+droite et gagna a gauche; alors il se leva:
+
+--Messieurs, il y a une suite.
+
+--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier.
+
+C'etait le moment decisif: Adeline se tenait a cote de la table ayant
+Frederic a sa gauche et M. de Cheylus a sa droite.
+
+--C'est a vous, mon president, dit Frederic.
+
+--Allez donc, dit M. de Cheylus.
+
+Adeline ne s'etonna pas de cette insistance de son collegue; il savait
+par experience l'interet que celui-ci avait a le voir gagner, d'ailleurs
+ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle.
+
+Il s'assit au fauteuil.
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline etait
+un beau banquier: les plaques, les billets de banque tomberent sur le
+tapis.
+
+--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone.
+
+Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la maniere de tailler;
+une a une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se
+les donner a lui-meme.
+
+Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9,
+comme il avait deux buches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et
+sur la gauche qui avait 4, 6 et 5.
+
+--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus.
+
+Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tomberent de plus en
+plus dru.
+
+--Combien y a-t-il? demanda Adeline.
+
+--Dix-sept mille francs.
+
+Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une buche.
+
+Il y eut un mouvement d'hesitation chez les pontes; plus que jamais il
+fallait se rattraper: le vent allait tourner.
+
+Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le
+quatrieme coup avec 9, le cinquieme avec un nouvel abatage, le sixieme,
+au milieu de la stupefaction generale et de la consternation d'un
+certain nombre de pontes, encore avec un 8.
+
+Quand, a la caisse on apporta les corbeilles ou s'etait entasse son gain
+dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs.
+
+
+XVII
+
+Si solide que fut l'honorabilite d'Adeline, cette partie l'ebranla.
+
+Dans la folie du jeu, on s'etait bien un peu etonne de cette persistance
+de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de reflechir, il fallait se
+rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment
+sont donnes les coups qu'on recoit, on tache de les rendre; apres, on
+verra.
+
+Apres on avait vu que cette veine etait vraiment bien extraordinaire, et
+telle qu'il n'y avait pas d'honorabilite, si solide qu'elle fut, qui put
+la mettre a l'abri du soupcon.
+
+Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affoles
+par l'emotion de la lutte ou paralyses par l'angoisse, incapables
+par consequent de voir autre chose que ce qui leur est etroitement
+personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces
+acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent
+la carte et notent tous les coups dans l'esperance de saisir une veine
+qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'a l'aurore; il
+y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance
+non en vue d'empecher les tricheries, mais simplement en vue de prendre
+une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent denoncer;
+enfin il y a encore le personnel du cercle, tres expert aux choses de
+jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les levres quand ce
+qu'il a remarque sort de l'ordinaire.
+
+Les tailles d'Adeline avaient ete notees et, faisant suite a celles de
+Salzman, elles constituaient un ensemble revelateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0.
+5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0.
+2.--0. 8. 0. 7. 6. 9....
+
+Cette serie de chiffres qui se continuait etait absolument
+incomprehensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle
+ressemblait terriblement a une sequence: ce n'etait ni la _surprenante_,
+ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre
+fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de
+celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par la
+sont trop usees pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre;
+mais elle sentait cependant la preparation d'une main plus complaisante
+que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde,
+peut-etre, et qui avait prodigue les sept, les huit et les neuf au
+banquier plus qu'il n'etait adroit de le faire, si elle n'avait pas ete
+inspiree par l'idee d'empecher les hesitations de tirage.
+
+Pour ceux qui admettaient la sequence, la question etait de savoir si un
+homme du caractere et de l'honorabilite d'Adeline avait pu consentir a
+jouer avec des cartes sequencees.
+
+C'etait la-dessus que la discussion s'etait engagee quand, apres le
+premier moment de surprise, on avait commence a discuter la victoire
+du president du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait ete
+obtenue.
+
+Aux premiers mots de sequence, tous ceux qui connaissaient Adeline
+s'etaient recries:--Allons donc! a son age! dans sa position! Et puis, a
+quels signes certains reconnait-on une sequence? Toutes les fois qu'un
+banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des
+sequences.--Mais a ces objections, les repliques n'avaient pas manque,
+et ceux qui parlaient de sequence n'etaient pas restes court:--Ce n'est
+generalement pas a vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y
+est peu a peu amene et qu'on n'a plus que cette ressource. La position
+d'Adeline etait-elle assez bonne pour qu'il n'eut pas besoin de gagner
+quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepte d'etre
+president d'un cercle, avec un traitement paye par la cagnotte?
+
+D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient
+pas Adeline et n'avaient pas des lors de raisons pour le defendre.
+Un president de cercle qui avait triche, c'etait vrai. Une sequence,
+c'etait vrai. Il y a tant de joueurs qui ont ete ecorches vifs par ce
+genre de vol contre lequel la defense est a peu pres impossible qu'ils
+voient des sequences partout et plus souvent encore que dans la realite,
+ou cependant elles se rencontrent si frequemment. Et puis ce president
+n'etait pas le premier venu; il avait un nom; il etait depute; on lisait
+ce nom dans les journaux, et des lors les accusations devenaient plus
+vraisemblables; c'etait drole; il y aurait du scandale.
+
+Une rumeur s'etait elevee qui avait instantanement couru le tout-Paris
+des cercles et du boulevard:
+
+--Le president du _Grand I_ a passe une sequence a son cercle.
+
+--Est-ce qu'il n'est pas depute?
+
+--Justement.
+
+--Ah! elle est bien bonne!
+
+--Si les presidents s'en melent!
+
+C'etait cette double qualite de depute et de president qui donnait du
+piquant a la chose: pas interessantes pour le boulevard, les histoires
+de gens que personne ne connait. Il arrive assez souvent qu'il se gagne
+des sommes importantes, et d'une facon etonnante sans qu'on s'en occupe
+en dehors des cercles ou ces parties ont ete jouees, mais c'est qu'alors
+ceux qui ont opere ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas
+pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline
+etait quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et des lors
+"elle etait bien bonne"; ceux-la memes qui auraient hausse les epaules,
+si on leur avait parle d'une sequence passee dans un des cercles les
+plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un etranger
+du Perou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que
+le coupable etait un depute, un homme en vue, c'etait un evenement
+parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: "C'est
+bien possible!" et cette possibilite, ils la faisaient partager aux
+autres en leur racontant cette histoire: "Un depute, elle est bien
+bonne."
+
+A cote de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle etait
+drole, il y avait tout une categorie de gens qui s'en occupaient, parce
+qu'elle les interessait personnellement--celle qui vit du jeu et des
+joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protegent les cercles et
+sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux
+_rameneurs_, aux _dineurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: "Ah! le depute
+Adeline en etait la; cela etait bon a savoir; on pourrait en tirer parti
+du depute et en _manger_ quelques morceaux!" On pourrait le mettre en
+avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les
+villes d'eaux quand les prefets se montraient recalcitrants; de meme,
+on pourrait aussi l'employer pour prevenir des arretes de fermeture que
+prendraient ces prefets; au depute influent, a l'ami des ministres, les
+prefets n'oseraient rien refuser; et lui-meme le depute n'oserait rien
+refuser a ceux qui le feraient chanter, "puisqu'il en etait". C'est
+surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres.
+
+Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui
+l'avait souleve, sans qu'il en entendit rien et se doutat meme qu'on
+pouvait s'occuper de lui autrement que pour le feliciter, et aussi pour
+lui faire quelques emprunts, comme cela etait arrive la premiere fois
+qu'il avait gagne une somme importante.
+
+De ce cote, ces previsions s'etaient realisees, et la realite avait meme
+ete au dela de ce qu'il imaginait.
+
+Apres sa banque, il n'avait pas quitte le cercle tout de suite pour
+aller se coucher tranquillement a quoi bon se coucher? Il etait bien
+trop surexcite, trop trouble, trop emballe pour s'endormir, car, sans
+etre un passionne du jeu, il jouait neanmoins en passionne, le coeur
+arrete ou bondissant, les nerfs crispes, et il n'y avait aucun point de
+ressemblance entre lui et ces joueurs a l'estomac solide qui, apres une
+nuit ou ils ont ete ballottes de la fortune a la ruine et de la ruine a
+la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils
+avaient simplement reve. Debarrasse des complimenteurs qui tout d'abord
+l'avaient enveloppe, il avait repris sa promenade a travers le cercle,
+en tachant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne
+l'avait pas longtemps laisse libre; c'etaient les desinteresses qui
+tout d'abord s'etaient jetes en troupe sur lui, ceux qui vont au succes
+spontanement comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres,
+toujours a l'affut des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fut seul
+pour l'aborder:
+
+--Mon cher president....
+
+Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent la sans
+autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou
+d'un jeton legerement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche
+le prix du dejeuner ou du diner, ils ne quittent pas le cercle. Tout
+ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le
+devorent, mais sans jamais se permettre la prodigalite d'un extra, meme
+quand il ne coute que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied
+en marchant, de peur que leurs semelles usees ne quittent tout a fait
+l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus
+exigeants a se faire passer leur pardessus par les valets de pied:
+"Valet de pied", ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche,
+et n'ont pas honte du sourire de mepris avec lequel on les sert.
+
+--Mon cher president....
+
+Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la
+chanson qu'elle allait amener: "Vingt-cinq louis, dix louis, un louis,
+mon cher president." Il etait difficile de refuser ces pauvres diables
+dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu
+avait roules dans ces bas-fonds.
+
+Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'a un certain point ne
+l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait reellement
+stupefie.
+
+Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin a rentrer chez
+lui, il avait trouve, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi a
+partir.
+
+Ils avaient endosse leurs pardessus en meme temps, et, en meme temps
+aussi, ils avaient descendu l'escalier.
+
+--Vous rentrez chez vous, mon president? demanda Salzman.
+
+--Sans doute.
+
+--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'a la place de
+l'Opera.
+
+Ordinairement, Adeline rentrait a pied chez lui; apres avoir joue, la
+marche le calmait et rafraichissait son sang; quelquefois meme, pour
+mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'etait leger
+d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui
+l'eussent arrete auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-la, il
+avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses
+poches.
+
+--Je vais prendre une voiture, repondit-il.
+
+--Alors, avant de nous separer, je vous demande un moment d'entretien,
+deux minutes.
+
+L'heure etait etrangement choisie, alors surtout que quelques instants
+auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodement pour tous
+les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes.
+
+--Volontiers.
+
+Ils etaient arrives sur le trottoir de l'avenue en ce moment
+completement desert, tandis que sur la chaussee quelques coupes du
+cercle attendaient la sortie des joueurs.
+
+--Vous conviendrez, mon cher president, dit Salzman, que celui qui vous
+a donne cette banque a la main heureuse.
+
+--Cela, c'est vrai.
+
+--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue
+de vous laisser ma suite n'a pas ete moins heureuse que la main... pour
+vous au moins.
+
+Adeline, qui ne prevoyait guere la tournure qu'allait prendre cet
+entretien bizarre, devint attentif a ce mot.
+
+--Mais si elle a ete heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne
+l'a guere ete pour moi, car si j'avais taille jusqu'au bout, les
+quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la
+mienne... et franchement, ils y arriveraient a propos.
+
+--Chacun taille a sa maniere, repliqua Adeline, qui voulait prendre ses
+precautions.
+
+--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes,
+et dans ma suite il y avait une jolie serie. Cependant, rassurez-vous,
+je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus
+d'un qui, a ma place, n'aurait pas ma discretion; Je viens seulement
+vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme pret,
+parce que j'en ai besoin, un extreme besoin.
+
+Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur
+son compte, Adeline ne l'aimait point, cette facon de demander ces cinq
+cents louis, en s'adressant a lui comme a un associe, acheva ce que les
+preventions avaient commence.
+
+--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous desirez, dit-il
+sechement, mais cela m'est tout a fait impossible.
+
+--Cependant....
+
+--Tout a fait impossible.
+
+Et Adeline se dirigea vers un des coupes dont il ouvrit la portiere.
+
+A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le
+trottoir.
+
+--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portiere.
+
+Le coupe partit, laissant Salzman ebahi; sous les yeux des joueurs qu'il
+sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline.
+
+
+XVIII
+
+Cette facon de demander en faisant valoir des droits au partage avait
+exaspere Adeline. Vraiment ce Salzman etait trop impudent: pourquoi dix
+mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait
+perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une
+part dans sa perte?
+
+D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait repondu
+comme il fallait a ce drole.
+
+Heureusement il serait bientot debarrasse de celui-la et des autres ses
+pareils, car s'il n'avait pas donne sa demission ce soir-la, apres avoir
+paye sa dette a la caisse, il n'en etait pas moins decide a maintenir
+cette demission et a abandonner la _Grand I_ aussitot qu'il pourrait le
+faire decemment, sans paraitre se sauver comme en ce moment: ce n'etait
+plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait
+vite oubliee; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter
+son escalier, ni celui-la, ni aucun escalier de cercle: l'experience
+qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus a aucune carte.
+
+Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le
+lendemain, a la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire;
+il y eut meme un de ses collegues qui lui demanda serieusement s'il
+etait vrai, comme on le racontait, qu'il eut gagne cinq cent mille
+francs. Adeline se recria.
+
+--On ne parle que de ca!
+
+Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en
+effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se
+taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop a
+l'etat de phenomene; la premiere fois qu'il avait fait un gros gain, ses
+amis l'en avaient plaisante; maintenant, semblait-il, ce n'etait plus de
+la plaisanterie, c'etait de l'etonnement.
+
+Qu'y avait-il d'etonnant a ce qu'il eut gagne pres de quatre-vingt-dix
+mille francs? Etait-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent
+provoquer la surprise?
+
+Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupefaction de voir
+celui-ci l'aborder comme s'il ne s'etait rien passe entre eux dans la
+nuit.
+
+--Je ne vous en veux pas, mon cher president, dit l'Americain, j'avoue
+meme qu'a votre place j'aurais probablement repondu comme vous;
+seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite
+du meme genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas?
+
+Si ces paroles etaient bizarres, le ton, qui etait celui de la bonhomie
+et de la drolerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline
+ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention
+chez l'Americain de tourner en plaisanterie ce qui avait commence par
+etre serieux, et n'avait pas reussi sous cette forme. Mais trois jours
+apres se presenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'etait
+pas trompe.
+
+C'etait le soir, la partie etait assez animee, et Salzman venait de
+prendre la banque; on avait apporte des cartes que Camy avait battues
+pendant que Salzman repetait d'un voix indifferente:
+
+--Messieurs, faites votre jeu.
+
+Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposes a
+aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier.
+
+Au montent ou le croupier presentait les cartes a un joueur pour les
+faire couper, un autre joueur avanca la main et les prit.
+
+--Permettez, dit-il.
+
+A ce moment meme Adeline arrivait aupres de la table, et il vit le
+joueur qui avait pris les cartes se preparer a les battre serieusement.
+
+--Qu'est-ce a dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant
+d'hesitation, en homme qui se demande s'il va se facher de cette marque
+de defiance, ou s'il va ne pas la relever.
+
+Bien que cette question eut ete faite sur le ton de la provocation, ce
+fut avec calme et sans elever la voix que le joueur repondit:
+
+--Rien autre chose que ce que je fais.
+
+Et avec le meme calme, il continua a battre les cartes, qui claquaient
+entre ses doigts.
+
+Salzman etait un grand gaillard d'Americain maigre, comme s'il etait
+desseche dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier,
+paraissait plus grand encore; il essaya d'assener a cet insolent un
+regard de defi, mais l'insolent, bien que tout petit et chetif; ne se
+laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui repondit.
+
+--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman.
+
+--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit?
+
+--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement.
+
+--Ne craignez rien, mon cher president, dit Salzman, je cede la place a
+monsieur.
+
+D'un air de dignite hautaine qui n'etait pas precisement en accord avec
+ses paroles, il se leva de son fauteuil.
+
+--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui
+decidement ne perdait pas la tete.
+
+Tout a l'algarade qui venait de se produire et a laquelle il avait coupe
+court par son intervention, Adeline ne pensa pas immediatement a ce
+dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina.
+
+"L'affaire n'aura pas de suite."
+
+Que voulait dire cela?--Etait-ce simplement le cri de triomphe d'un
+grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tete? Ou bien
+n'etait-ce pas une allusion a la suite que, lui, Adeline, avait prise
+quand Salzman avait abandonne sa banque?
+
+Cette supposition le jeta dans un trouble profond.
+
+Si elle etait fondee, il y avait derriere elle une accusation qui
+s'adressait a lui.
+
+Il resta etourdi sous le coup dont cette pensee le frappa: "L'affaire
+n'aura pas de suite!" On croyait donc que, comme il avait pris la suite
+de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il
+avait gagne ce soir-la; c'est-a-dire que l'injure faite a Salzman en lui
+battant les cartes rejaillissait sur lui.
+
+Il ne dormit pas cette nuit-la, et jusqu'au jour il tourna et retourna
+cette idee dans sa tete affolee.
+
+Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues
+d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les
+soupcons s'attaquer aux gens qui a ses yeux etaient les plus honorables;
+cependant jamais l'idee ne lui etait venue qu'un jour on pourrait le
+soupconner lui-meme.
+
+Bien qu'il eut toujours ete d'humeur pacifique et que l'age n'eut
+fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'etait pas homme
+cependant a repondre a ce soupcon qui montait jusqu'a lui, comme l'avait
+fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitot que l'heure
+fut arrivee ou il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui put
+lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point,
+il partit pour l'avenue de l'Opera. Mais justement il ne rencontra
+personne pour lui repondre: tous ceux qui avaient assiste a la scene de
+la nuit etaient encore chez eux a dormir, et le personnel de service a
+cette heure matinale ne savait rien: un garcon croyait que ce joueur
+etait un creole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il ete
+presente ou amene? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin,
+M. Barthelasse ou Camy le connaissaient.
+
+Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin;
+mais comme a l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il
+etait gerant en nom, tout lui passait par-dessus la tete et Frederic
+l'avait si bien annihile, si bien terrorise, qu'il avait pris la
+prudente habitude de ne rien voir, pas meme ce qui lui crevait les yeux;
+comme cela il ne risquait pas de se compromettre: "Je chercherai, je
+reflechirai, comptez sur moi", etaient les trois seules reponses qu'il
+se permit, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en demordait
+pas. C'etait aupres de Frederic qu'il cherchait, et ce que celui-ci
+voulait qu'il dit, il le repetait consciencieusement, sans y rien
+ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire
+avec Adeline: "Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le president."
+
+Enfin Frederic arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et
+ne savait pas qui l'avait presente.
+
+Alors Adeline se facha:
+
+--Comment! c'etait ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, a quoi
+servait le comite? A quoi servait le president? S'il ne servait a rien,
+il n'avait qu'a se retirer. Un cercle ainsi administre n'etait qu'une
+simple maison de jeu ouverte a tous; il ne la couvrirait pas de son
+nom... plus longtemps.
+
+Frederic, qui devait tant redouter cette demission, commencait justement
+a se rassurer et a croire que la sequence, ou plutot le gain produit
+par elle, leur avait livre Adeline pour toujours: il avait si naivement
+laisse paraitre sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait etre pris, et bien
+pris; voila que precisement cette menace de demission eclatait quand il
+s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question!
+
+Heureusement il n'etait pas homme a se laisser demonter, et tout de
+suite il se defendit: on le prenait a l'improviste, il n'avait pu
+interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le
+nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir meme; ce n'etait pas
+dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irregulier; il
+etait de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas
+particulier comme pour tout.
+
+Si belle que fut l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les
+choses a l'extreme cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous
+cette allusion "a la suite", et en donnant sa demission il s'enlevait
+tout moyen de recherches.
+
+--Alors a ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom.
+
+Comme l'heure d'aller a la Chambre approchait, il ne poussa pas son
+enquete plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon.
+
+Si les jours precedents, il avait ete frappe de la facon dont on le
+regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions ou
+il se trouvait et avec les inquietudes qui l'angoissaient.
+
+Pourquoi cette curiosite?
+
+Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas meme a ses meilleurs amis;
+et par cela seul il se trouva singulierement embarrasse, confus, comme
+s'il se sentait coupable.
+
+Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il
+entra tout de suite dans la salle des seances, bien que le president
+ne fut pas encore monte a son fauteuil, et gagna son banc, ou il avait
+Bunou-Bunou pour voisin.
+
+Comme tous les jours, celui-ci etait penche sur son pupitre, ecrivant,
+car c'etait son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture
+de la seance et de se mettre a sa correspondance; de sorte qu'il etait
+un sujet de recreation et de conversation pour le public des tribunes
+qui occupait les longues minutes de l'attente a regarder dans le vaste
+hemicycle desert ou ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux
+bonhomme a la tete blanche qui, colle sur son papier, ecrivait,
+ecrivait, ecrivait.
+
+--Justement, je vous ecrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, apres lui
+avoir serre la main, s'assit aupres de lui.
+
+--Comment? quand nous devions nous voir?
+
+--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est
+question.
+
+--Votre demission de membre du comite du _Grand I_, dit Adeline tres
+emu, et pourquoi?
+
+Bunou-Bunou se montra embarrasse.
+
+--Je vous en prie, insista Adeline.
+
+--Je suis fatigue le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure;
+alors vous comprenez.
+
+Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage
+d'insister; si cruelle que put etre la verite, il devait la demander.
+
+--Ce n'est pas la votre raison, dit-il, le coeur serre, votre raison
+vraie; je fais appel a votre amitie; parlez-moi franchement, comme a
+un... ami.
+
+--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, tres graves.
+
+Adeline palit.
+
+--Vous savez mieux que moi qu'a Paris il est d'usage de donner des
+surnoms aux cercles: ainsi la _Cremerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_.
+Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnes d'autres qui sont
+des... qualificatifs. Ainsi il parait qu'il y en a un qui s'appelle
+l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Beotie_, et ces appellations
+empruntees a la Grece sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout;
+il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Epire_ ou, dans la langue du
+boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si
+je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma
+reelection. Que ferais-je si je cessais d'etre depute? je ne suis plus
+bon a rien.
+
+Bien que la chose fut grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'etait
+cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira.
+
+--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si completement que moi
+aussi je vais me retirer.
+
+--Vous feriez cela?
+
+--Nous avons reunion du comite mercredi, venez-y, nous donnerons nos
+deux demissions en meme temps.
+
+--Ah! mon cher ami, s'ecria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites!
+
+Et les tribunes etonnees virent le depute aux cheveux blancs serrer les
+mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le
+temps de s'adresser des questions sur cette scene pathetique; un flot de
+deputes envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours
+battre aux champs.
+
+
+XIX
+
+Frederic ne s'etait pas mepris sur le semblant de concession que lui
+avait fait Adeline en ne donnant pas immediatement sa demission: ce
+n'etait pas parce qu'il renoncait a son idee que le president retardait
+cette demission, c'etait parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom
+de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'etait pas possible, et
+Frederic commencait a bien le connaitre.
+
+Le danger etait donc menacant.
+
+Comment l'empecher d'eclater?
+
+La question etait assez grave pour qu'il ne voulut pas prendre la
+responsabilite de l'examiner et de la trancher tout seul; c'etait entre
+associes qu'elle devait se decider.
+
+Au lieu de s'occuper du joueur, aussitot qu'Adeline fut parti, il alla
+prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaelle: le joueur,
+on verrait plus tard.
+
+Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaelle recevant
+en ce moment meme la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea
+cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frederic, dont
+l'impatience et le mecontentement etaient visibles, allait le quitter
+pour rompre ce tete-a-tete. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir,
+et Raphaelle entra dans le petit salon ou ils attendaient.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiete de les voir.
+
+Ce fut Frederic qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait.
+
+Dans leur association, Raphaelle jouait le role de l'associe qui rend
+les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte a son avoir tout
+ce qui va bien.
+
+--Il est joli, le resultat de votre sequence, dit-elle en se tournant
+vers Barthelasse.
+
+--Ce n'est pas la sequence qui le fait donner sa demission, puisqu'il a
+attendu jusqu'a maintenant.
+
+--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le
+voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouve que ce n'est pas votre
+sequence qui decide la demission qu'il balancait, et qu'il aurait, sans
+doute, balancee longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni
+des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des
+points moins forts, qui n'auraient pas provoque la surprise?
+
+--J'ai voulu empecher des hesitations de tirage, ce qui, avec lui, etait
+possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on
+est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'etait
+pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'etait pas mauvais qu'il se
+sentit un peu compromis.
+
+--Et voila le resultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va.
+
+Barthelasse secoua la tete par un geste energique.
+
+-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il
+s'en _vatt_, s'ecria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle
+part, il serait reste avec nous.
+
+--Ca, c'est une idee.
+
+--Et une bonne, encore.
+
+--Enfin, il s'en va, dit Frederic pour prevenir une discussion inutile.
+
+--Eh bien, zut, s'ecria Raphaelle, il nous embetait, a la fin!
+
+--C'est comme ca que tu le prends? fit Frederic etonne.
+
+--Faut-il s'en faire mourir? Il etait devenu si hargneux qu'on ne
+pouvait plus vivre avec lui.
+
+--Ce n'est pas la la question, fit Frederic; il s'agit de savoir si nous
+pourrons vivre sans lui.
+
+--Et comment? dit Barthelasse.
+
+--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaelle; il n'y a pas qu'un
+president au monde; j'y ai pense.
+
+--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-la, dit Barthelasse.
+
+--Et ou vois-tu cet autre? demanda Frederic.
+
+--A la Chambre.
+
+--Ce n'est pas M. de Cheylus?
+
+--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je
+lui ai invente une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire.
+
+--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous defendre.
+
+--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant
+pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a
+fait penser a M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le
+_Puchotier_ nous manquerait, et voila pourquoi je l'ai fait venir.
+J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze
+mille francs au lieu des trente-six mille que nous coute le _Puchotier_;
+je lui ai dit que c'etait parce que nous ne pouvions plus payer cette
+somme qu'Adeline se retirait.
+
+--J'aime mieux Adeline a trente-six mille francs que Cheylus a douze
+mille, dit Barthelasse.
+
+--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agit de ce qui est
+possible; Adeline est mort, vive Cheylus!
+
+--Etes-vous sur qu'il soit si mort que ca? interrompit Barthelasse.
+
+--Malheureusement, repondit Frederic.
+
+--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda
+Barthelasse.
+
+--Ne dites donc pas de betises, repliqua Raphaelle.
+
+--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas?
+
+--Assurement.
+
+--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il
+restat notre president?
+
+--Parbleu.
+
+--Eh bien, laissez-moi faire.
+
+--Quoi?
+
+--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien a craindre, n'est-ce
+pas? Si je reussis, il reste. Si au contraire j'echoue, il ne s'en ira
+pas deux fois.
+
+Une discussion s'engagea entre eux: Raphaelle etait agacee de voir
+Barthelasse qu'elle considerait comme un parfait imbecile, faire
+l'important; et de plus sa curiosite s'exasperait qu'il ne voulut pas
+dire par quel moyen il comptait amener Adeline a ne pas donner sa
+demission.
+
+--Ce que vous allez faire de betises! dit-elle au moment ou il partait.
+
+--C'est bon, nous verrons.
+
+Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frederic en revenant au
+cercle.
+
+--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire.
+
+Dans ces conditions, Frederic n'avait qu'a chercher le nom qu'Adeline
+lui avait demande, mais ce fut inutilement; ce joueur etait-il venu avec
+une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient a etre largement
+distribuees un peu partout? avait-il ete amene par quelqu'un qui s'etait
+dispense de la formalite du registre? toujours est-il qu'on ne
+trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frederic se
+contenta-t-il de repondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la
+soiree.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline etait dans son cabinet quand
+Barthelasse frappa a la porte et entra:
+
+--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le president?
+
+Adeline voulut repondre qu'il etait occupe, puis il se resigna, se
+disant qu'il aurait plus tot fait d'ecouter que d'econduire Barthelasse,
+dont il connaissait la tenacite.
+
+--Monsieur le president, dit Barthelasse en s'asseyant, me
+permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporte est
+fonde? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre
+demission?
+
+--Oui, cela est vrai.
+
+Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez?
+
+--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir a un
+honnete homme.
+
+Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant:
+
+--J'ai beaucoup voyage, monsieur le president, et dans mes voyages j'ai
+entendu un mot qui m'a frappe c'est que la conscience est une mechante
+bete qui arme l'homme contre lui-meme; ne seriez-vous pas mordu par
+cette vilaine bete? je vous le demande.
+
+Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse a la porte,
+mais il reflechit qu'un entretien qui commencait de la sorte pouvait lui
+apprendre des choses qu'il avait interet a connaitre, et il se retint,
+decide a ecouter jusqu'au bout.
+
+--Voyez-vous, monsieur le president, continua Barthelasse, on a les plus
+fausses idees sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une
+affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux
+qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas ete adroit,
+est-ce que j'aurais gagne les deux millions qui composent ma petite
+fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'etais dans ma jeunesse? un
+pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une
+cote de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la
+paille. J'ai regarde autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas
+trouver mieux. J'allais beaucoup au cafe et dans les petits cercles, la
+profession veut ca. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au
+jeu etaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte,
+pour dire les choses. Alors je me suis demande ce que c'etait qu'un
+voleur, et apres avoir reflechi, je me suis repondu que l'homme qui
+gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans etude, etait un voleur
+et qu'il meritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui
+gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait
+jamais etre un voleur.
+
+Barthelasse fit une pause et etudia sur le visage de son president
+l'effet qu'avait pu produire ce debut.
+
+--Continuez, dit Adeline.
+
+Se voyant encourage, Barthelasse qui, jusque-la, avait cherche ses mots,
+s'exprima plus librement et plus vite:
+
+--Sur de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en
+continuant mon metier de lutteur, tous les soirs je me faisais les
+doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez
+bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre,
+je m'essayais a filer la carte, et sans lumiere encore, car ce qui est
+difficile c'est d'operer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit
+pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurite je ne pouvais pas
+me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans
+je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a
+recompense ma perseverance: je ne m'entendais plus. C'etait au moment de
+la guerre de Crimee; j'avais amasse un peu d'argent je me suis embarque
+a Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers.
+Nous n'etions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme.
+On a joue pour se distraire. C'etait mon debut; je puis dire, sans me
+vanter qu'il a ete heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour
+la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitot je
+me suis rembarque pour la France; il y avait aussi des officiers a bord
+qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que
+leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent.
+J'ai fait ainsi dix voyages et ca a ete le commencement de mon petit
+avoir.
+
+--Ou voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait a quatre pour
+ne pas eclater.
+
+--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre
+fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous
+allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est
+votre honneur. Vous etes bien emu, n'est-ce pas? autrement vous ne
+seriez pas un bon pere, et vous en etes un. A ce moment une petite
+fee se penche a votre oreille et vous dit: "Tu vas te piquer avec une
+epingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille
+francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver
+ta famille, ton honneur, tu vas etre un bon pere." Qu'est-ce que vous
+feriez?
+
+Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec
+son meilleur sourire:
+
+--Ne me repondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous
+piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqure, desagreable, j'en
+conviens, et laissez la petite fee, qui est moi, agir. Dans six mois,
+vous aurez gagne trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous
+aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de
+votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous?
+
+Adeline etouffait d'indignation:
+
+--Vous avez deja commence votre role de fee? dit-il.
+
+--Une simple petite politesse, une prevenance, pour vous montrer ce
+qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en
+parler; vous verrez mieux que cela.
+
+--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan?
+
+--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui.
+
+--Ah!
+
+Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-la, avait pris l'indignation
+d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en
+face de certaines choses, aussi avait-il evite de le regarder pendant la
+fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fachait, le
+president?
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est a lui que je repondrai.
+
+--Mais...
+
+--Envoyez-moi M. de Mussidan.
+
+Barthelasse sortit, assez inquiet. Frederic n'etait pas loin.
+
+--Eh bien?
+
+--Je ne sais pas trop: ca a bien commence, et puis ca parait se facher;
+il est incomprehensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec
+vous, il vous demande.
+
+Frederic entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulse.
+
+--Le miserable a tout dit, s'ecria Adeline les poings leves, vous, vous
+un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!...
+
+Frederic resta un moment decontenance, puis se remettant:
+
+--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs!
+
+
+
+QUATRIEME PARTIE
+
+
+I
+
+Voleur!
+
+C'etait le mot qu'Adeline se repetait en suivant l'avenue de l'Opera
+pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son
+chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le
+reconnut et qu'on ne lui jetat le mot qu'il se repetait:
+
+--Voleur!
+
+Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce
+qu'il avait besoin d'etre seul. Pour qu'on ne le vit point; pour qu'on
+ne lui parlat point.
+
+Tout le monde ne savait-il pas qu'il etait un voleur? L'allusion de ce
+joueur a la "suite" le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait
+pas immediatement relevee, il avait passe condamnation, exactement comme
+ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbe
+le front.
+
+Comment prouver qu'au lieu d'etre complice de ce vol il en etait
+lui-meme victime? Ou trouverait-il quelqu'un, meme parmi ceux qui le
+connaissaient, meme parmi ses amis, pour accepter une justification
+aussi invraisemblable? Qui le connaitrait maintenant, ou plutot qui le
+reconnaitrait? Qui aurait le courage de continuer a rester son ami?
+
+Arrive chez lui, il n'alluma pas de lumiere, mais, se laissant tomber
+dans un fauteuil, il resta la aneanti; un flot de larmes jaillit de ses
+yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mere, comme un amant
+de vingt ans abandonne par sa maitresse, il pleurait miserablement,
+desesperement, abime dans sa faiblesse: c'etaient sa fierte, sa dignite,
+son honneur, sa vie qui etaient perdus a jamais, c'etaient la vie, la
+dignite, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur!
+
+Ce moment de defaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le
+prit de se trouver si faible; ce n'etait pas en s'abandonnant qu'il
+racheterait sa faute, si elle pouvait etre rachetee.
+
+Il avait gagne, il avait vole quatre-vingt-sept mille francs; avant
+tout, il devait les rendre a ceux qu'il avait depouilles; apres, il
+verrait a se defendre contre ceux qui l'accuseraient.
+
+Mais tout de suite il se heurtait a une difficulte; ou trouver, ou
+chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs?
+Trente, quarante, cinquante personnes peut-etre avaient joue contre lui
+dans cette banque. Quelles etaient-elles? Et a l'exception de cinq ou
+six qu'il avait remarquees, il ne savait pas le nom des autres, il ne
+se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait meme pas
+regardes dans son agitation, et qu'il avait a peine vus a travers un
+brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'etaient
+fixes sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions
+de physionomie quand il avait gagne de gros coups; mais tout cela se
+brouillait dans sa memoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait
+perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; a qui devait-il deux
+louis?
+
+Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs.
+
+Entre quelles mains les payer?
+
+Si le _Grand I_ avait ete le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait
+pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joue que contre des
+membres de ce cercle, c'est-a-dire contre des gens qu'il connaitrait;
+mais combien d'inconnus avait-il vus defiler qui s'etaient montres une
+fois, deux fois, huit jours, et qui n'etaient jamais revenus! sans doute
+ceux qu'il avait depouilles etaient de ces passants.
+
+Et cependant il fallait qu'il leur restituat ce qu'il leur avait pris.
+
+Comment?
+
+Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de
+reponse.
+
+Parmi ces joueurs il y avait, cela etait bien certain, des etrangers qui
+avaient deja quitte la France: ou les chercher? en Russie, en Amerique?
+l'impossible. Pour ceux qui etaient encore a Paris, comment les
+prevenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux
+pour avertir les personnes qui avaient joue contre lui qu'elles
+pouvaient se presenter rue Tronchet, ou il rembourserait a vue ce
+qu'elles avaient perdu; combien s'en presenterait-il, et ce ne serait
+pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour
+quatre-vingt-sept mille francs qu'il etait pret a restituer, combien de
+millions ne lui demanderait-on pas!
+
+Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas
+retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il
+reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaitrait les
+noms de ses creanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il
+leur devait.
+
+Cette idee le calma un peu; si son honneur etait perdu, au moins sa
+conscience serait dechargee du poids qui l'ecrasait.
+
+Mais quand, dans le calme de la nuit, au reveil du matin il examina
+cette idee qui tout d'abord lui avait paru realisable, il n'en vit
+plus que l'absurdite. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette
+restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte
+l'etoufferait.
+
+Peut-etre un caractere plus ferme et plus digne que lui accepterait
+cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la
+force de s'infliger cette humiliation.
+
+Comme l'idee de restitution entree dans son esprit et dans son coeur ne
+le lachait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et
+apres bien des angoisses il s'arreta a porter cet argent au directeur de
+l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre a ceux a
+qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne
+salirait plus ses mains. Un autre a sa place trouverait peut-etre mieux,
+mais il etait si bouleverse qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour
+et le contre de sa resolution; et telle etait sa situation qu'il ne
+pouvait prendre conseil de personne.
+
+En se levant il ecrivit au president de la Chambre pour demander un
+conge de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux
+fut arrivee, il se rendit a l'Assistance publique, emportant ce que les
+emprunteurs lui avaient laisse sur les quatre-vingt-sept mille francs,
+c'est-a-dire pres de quatre-vingt-cinq mille francs.
+
+Aussitot qu'il eut fait passer sa carte, il fut recu par le directeur,
+mais avec la prudente reserve d'un fonctionnaire qui va avoir a defendre
+son administration contre les sollicitations d'un depute.
+
+--Je suis charge, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'ou il tira
+huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de
+quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront etre employes
+en secours a domicile; la personne dont je suis l'intermediaire entend
+n'etre pas connue, elle desire seulement que l'insertion de ce versement
+figure au _Journal officiel_.
+
+L'attitude du directeur s'etait modifiee, passant de la reserve a
+l'epanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements a recevoir,
+il se retira, pour aller prendre tout de suite le train a la gare
+Saint-Lazare; ce serait seulement a Elbeuf, entoure des siens, qu'il
+respirerait.
+
+Depuis qu'il etait depute et qu'il faisait si souvent cette route,
+il avait toujours quitte Paris avec allegement, comme si l'air qu'il
+respirait apres les fortifications etait plus pur, plus leger et plus
+sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait ete aussi vif que
+lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper
+dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller
+en augmentant comme d'ordinaire a mesure qu'il s'eloignait de Paris,
+alla en diminuant; il n'avait pas laisse a Paris le souvenir de cette
+terrible nuit, il l'avait emporte avec lui, et de nouveau il pesait de
+tout son poids sur sa conscience:
+
+--Voleur!
+
+Avant de quitter Paris, il avait annonce son arrivee par une depeche.
+Quand il descendit de wagon, il apercut Berthe, qui etait venue
+au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle
+conduisait elle-meme.
+
+--Te voila!
+
+--Maman a bien voulu me laisser venir.
+
+L'etreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnee, jamais il
+ne l'avait embrassee avec cet elan, avec cette emotion.
+
+--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise.
+
+--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade?
+
+--Je te trouve pale.
+
+Il fallait expliquer cette paleur.
+
+--Je suis fatigue, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine
+avec vous; j'ai pris un conge.
+
+--Quel bonheur!
+
+Et ce fut elle a son tour qui l'embrassa tendrement. Ils monterent en
+voiture, et Berthe prit les guides.
+
+--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espere qu'on me regardera un
+peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule.
+
+En effet, c'avait ete un evenement pour Elbeuf de voir mademoiselle
+Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette.
+
+Il y a deux gares a Elbeuf, l'une dans la ville meme, l'autre ou
+descendent les voyageurs qui viennent de Paris, a une assez grande
+distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine
+de Saint-Aubin a traverser, c'est-a-dire un bon bout de chemin ou ils
+pouvaient causer librement.
+
+--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline.
+
+--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a?
+
+Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux
+qu'il venait de voir s'etait rembruni et attriste.
+
+--J'ai peur, dit-elle.
+
+--Michel?
+
+--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre
+que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman.
+
+--Que se passe-t-il?
+
+--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mere s'adoucissait
+et qu'elle semblait disposee a consentir a notre mariage, m'a prevenu
+hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu echanger, qu'il y avait
+un revirement et que madame Eck paraissait fachee contre lui et contre
+moi.
+
+Adeline aussi eut peur: savait-on deja quelque chose a Elbeuf? En se
+perdant, avait-il perdu sa fille avec lui?
+
+Berthe continuait:
+
+--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par la
+changer ses dispositions a mon egard; quant a Michel, il n'a rien fait
+qui puisse deplaire a sa grand'mere, cela est bien certain.
+
+--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle
+est fachee.
+
+--Contre qui l'est-elle alors?
+
+--Contre moi.
+
+--Pourquoi le serait-elle contre toi.
+
+Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas repondre a cette question; il
+n'osait meme pas l'examiner.
+
+--A cause de notre situation embarrassee.
+
+--J'ai bien pense a cela, et j'ai questionne maman, qui m'a dit que
+les affaires seraient meilleures cette annee qu'elles ne l'avaient ete
+l'annee derniere. Madame Eck doit le savoir.
+
+--Peut-etre ne le sait-elle pas.
+
+--Sois tranquille de ce cote, Michel l'en aura avertie.
+
+--Alors, que veux-tu que je te dise?
+
+--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe.
+
+Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-meme.
+
+--Peut-etre ta grand'mere aura-t-elle dit quelque chose qui aura ete
+rapporte a madame Eck.
+
+-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'etais morte ou
+encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi.
+
+Ce qu'elle disait la, Adeline le savait comme elle; il fallait donc
+renoncer a cette explication.
+
+Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se
+montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminees qui
+vomissaient des nuages de fumee noire que le vent d'est chassait vers la
+foret de la Lande ou ils se dechiraient aux branches des arbres avant
+d'avoir pu s'elever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et
+ils allaient entrer dans la ville.
+
+--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras
+seule jusqu'a la maison.
+
+--Et maman?
+
+--Tu diras a ta mere que je suis chez M. Eck.
+
+Berthe laissa echapper une exclamation de joie.
+
+--Ah! papa.
+
+--Je ne veux pas te laisser dans l'inquietude, je ne veux pas y rester
+moi-meme; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec
+M. Eck.
+
+--Que vas-tu lui dire.
+
+--C'est lui qui doit avoir a me dire, et il est trop loyal pour ne pas
+s'expliquer franchement.
+
+Ils avaient traverse la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve;
+Berthe arreta son cheval.
+
+--Il me semblait que quand tu serais la j'aurais moins peur, dit-elle,
+et voila que mon angoisse n'a jamais ete plus forte.
+
+Il descendit de voiture.
+
+--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera
+possible. A tout a l'heure.
+
+Tandis qu'elle tournait a droite pour entrer dans la vieille ville, il
+suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve.
+
+
+II
+
+Si l'angoisse de Berthe etait forte, celle d'Adeline ne l'etait pas
+moins, car il ne prevoyait que trop surement ce qui se dirait dans cet
+entretien: averti de ce qui s'etait passe au cercle, le pere Eck ne
+voulait pas que son neveu epousat la fille d'un voleur.
+
+C'etait cette reponse qu'il allait chercher lui-meme, sinon dans ces
+termes au moins concluant a ce resultat: le mariage de Berthe manque.
+
+Et il avait quitte Paris pour fuir cette accusation.
+
+Sa main tremblait quand il frappa a la porte du bureau du pere Eck.
+
+--_Endrez._
+
+Il entra:
+
+--Ah! monsieur _Ateline_!
+
+Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation.
+
+--J'allais justement faire demander a madame _Ateline_ quand vous deviez
+venir a _Elpeuf_.
+
+--Vous avez a me parler?
+
+Le pere Eck hesita un moment
+
+--_Voui_.
+
+L'heure avait sonne pour Adeline.
+
+--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le pere Eck.
+Depuis le jour ou je vous ai _temande_ la main de mademoiselle _Perthe_,
+je n'ai cesse de peser sur ma mere pour la decider a ce mariage, tantot
+directement, tantot par des moyens detournes. Et c'etait difficile, tres
+difficile, car c'est la premiere fois que dans notre famille l'un de
+nous veut epouser une chretienne. Et puis il y avait l'education, les
+prejuges, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait
+la foi religieuse chez ma mere, vous le _safez_ tres vive, et telle
+qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin,
+tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui
+_afiez_ inspiree m'etait d'un puissant secours. Ah! s'il avait ete
+question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait ferme la
+bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait ete defendu de
+l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous
+etiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel
+voulait epouser n'etait plus une chretienne, elle etait mademoiselle
+_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom
+les principes de ma mere flechissaient. Les choses en etaient la, et je
+n'avais _blus_ qu'une defense a emporter ou plutot qu'un engagement a
+obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscretion, un propos facheux est venu
+tout rompre.
+
+Bien qu'il fut prepare, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et
+ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le pere Eck.
+
+--Vous vous rappelez peut-etre, continua celui-ci, que, lors de mon
+voyage a Paris, je vous ai conseille d'abandonner votre cercle, de
+laisser ces gens-la a leurs plaisirs qui n'etaient pas les votres, et
+que j'ai insiste autant que les convenances le permettaient; vous vous
+le rappelez, n'est-ce _bas_?
+
+--Parfaitement.
+
+--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'etait pas seulement en mon nom
+que je parlais. Depuis mon retour, ma mere a vu des amis de Paris qui
+lui ont parle de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre
+cercle.
+
+Le pere Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baisse les yeux et
+les tenait attaches sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever
+pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence.
+
+--On a rapporte beaucoup de choses a ma mere, continua le pere Eck;
+beaucoup trop de choses.
+
+Il dit cela tristement, avec embarras.
+
+--Et alors ma mere a change de sentiment sur ce mariage, vous comprenez?
+
+Adeline ne repondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le
+serrait a la gorge et l'etouffait.
+
+--Je suis _tesespere_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_,
+mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous?
+
+--Rien, murmura Adeline accable.
+
+--Comment repondre a ma mere et la combattre, quand... j'ai le chagrin
+de le dire... je pense comme elle? C'etait un grand effort que ma mere
+faisait en donnant son consentement a ce mariage, mais elle s'y decidait
+par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de
+ses forces de se resigner a ce que son petit-fils entre dans une famille
+dont le chef....
+
+Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise.
+
+--... Dont le chef joue; et tant que vous serez president de ce cercle,
+vous jouerez, cela est fatal.
+
+--President du cercle, murmura Adeline, c'est la presidence du cercle
+que madame Eck me reproche?
+
+--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, helas!
+
+--Mais je ne le suis plus.
+
+--_Fous_ n'etes plus president du _Grand I_?
+
+--J'ai donne ma demission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle...
+ni dans aucun autre.
+
+--Jamais?
+
+--Je le jure.
+
+Le pere Eck fit un bond et venant a Adeline les deux mains tendues:
+
+--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement!
+
+Ce n'etait pas seulement le pere Eck qui etait soulage. Adeline
+renaissait; de l'abime au fond duquel il se noyait, il remontait a la
+lumiere.
+
+--Dites a madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'ecria
+Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur!
+
+--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques
+jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le
+consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront maries,
+je vous le promets. Si ma mere a cede, il me semble que la votre cedera
+bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les memes? Je dois vous
+_tire_ que ma mere tient a ce consentement, et qu'elle retirerait le
+sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilite: elle veut
+l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne
+respections pas sa volonte. Quant aux affaires, nous les arrangerons
+ensemble.
+
+Dans son trouble de joie, Adeline avait oublie cette terrible question
+des affaires; ce mot le rejeta durement dans la realite.
+
+--Je dois vous dire....
+
+Mais le pere Eck lui ferma la bouche:
+
+--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grevent la
+propriete du Thuit; des dettes personnelles, par exemple?
+
+--Non.
+
+--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas
+donner de dot a mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_
+situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille
+qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire;
+c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours a Michel pour la
+fabrique que nous allons etablir, et qui remplacera la vieille
+fabrique "en chambre" _Ateline_, par la fabrique "industrielle" Eck et
+Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour
+soixante-quinze mille francs les batiments de l'etablissement Vincent,
+qui en ont coute quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos
+metiers; nos essais sont faits; nos echantillons sont prets; dans
+six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de
+tatonnements, pas de couteuses experiences. Nous ferons venir de Roubaix
+les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont emigre d'_Elpeuf_
+a Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres
+emigres; cela sera _trole_.
+
+Il se mit a rire, enchante de ce bon tour de concurrence commerciale.
+
+--L'engouement du peigne commence a se calmer, on s'apercoit que deux
+toiles appliquees l'une contre l'autre sans que la laine soit melangee
+se coupent vite a l'usage; on s'apercoit aussi que les couleurs vives
+qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposees a l'air, et
+_betit_ a _betit_ on revient au foule; le _chour_ ou l'evolution sera
+complete, nous serons la monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme.
+Ah! ah!
+
+Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, leger
+comme s'il avait trente ans et commencait la vie avec l'elan de la
+jeunesse: Ah! ah! cela serait drole! Peut-etre ne pensait-il guere a
+Berthe et a Michel, en ce moment, mais a coup sur, il voyait les broches
+de son nouvel etablissement tourner et il entendait ses metiers battre.
+
+--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre
+gendre visiter la clientele parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous
+livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire
+qu'elle ne s'eteindra pas de sitot; maintenant cela depend de _fous_;
+allez trouver _fotre_ mere. A bientot, mon cher ami; mes amities a
+mademoiselle _Perthe_.
+
+Quel revirement! Adeline etait entre le desespoir au coeur et la honte
+au front; il sortit releve, rayonnant; sa vie finie recommencait avec sa
+fille et par son gendre.
+
+S'il avait ose, il aurait couru pour etre plus tot aupres de Berthe,
+mais qu'eut dit Elbeuf s'il avait vu courir son depute?
+
+Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser
+retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant a droite et a
+gauche, sans se donner le temps de reconnaitre ceux a qui il distribuait
+ses coups de chapeau.
+
+Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariee,
+mariee a l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillite!
+il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient
+aussi devant ses yeux, et les metiers battaient a ses oreilles: la
+langue que le pere Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt
+ans; comme elle sonnait mieux que l'eternel: "Messieurs, faites votre
+jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?"
+
+Sous pretexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe etait
+restee dans la cour; quand elle apercut son pere, elle courut a lui.
+
+Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son pere que c'etait
+une bonne nouvelle qu'il apportait.
+
+En deux mots il lui raconta ce qui s'etait passe: le consentement
+donne par madame Eck, la creation de la fabrique nouvelle dans les
+etablissements Vincent.
+
+--Dans un mois tu peux etre mariee, avant six mois la fabrique peut
+marcher.
+
+Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue etreinte.
+
+--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mere.
+
+--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse.
+
+--Puisque madame Eck a donne le sien, il me semble impossible qu'elle le
+refuse.
+
+Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima
+cette esperance.
+
+--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il.
+
+--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est
+convaincu que c'est dans leur interet qu'on agit et pour leur bien,--et
+cette conviction est celle de ta mere. Au reste elle t'attend dans sa
+chambre; va tout de suite lui parler.
+
+--Bonjour, mon garcon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a
+annonce que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire
+du bon temps a tous; je suis bien heureuse de cela.
+
+Elle l'attira et l'embrassa.
+
+--Quand on est jeune, on peut rester separe de ceux qu'on aime,
+dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper;
+mais a mon age, quand les heures sont comptees, celles de l'absence sont
+bien longues.
+
+--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il.
+
+--Moi, mon garcon, et comment?
+
+Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la
+parole:
+
+--Il ne devait jamais etre question de ce mariage entre nous, dit-elle
+vivement.
+
+--Il n'en a pas ete question tant que les conditions ont ete les memes,
+mais aujourd'hui elles sont changees.
+
+Et il dit quels etaient les changements qu'apportaient a ces conditions
+le consentement donne par madame Eck et l'acquisition des etablissements
+Vincent.
+
+--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'ecria la Maman,
+voila vraiment un beau sacrifice.
+
+--Elle peut etre aussi attachee a sa religion que tu l'es a la tienne.
+
+--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle etait attachee a sa
+religion, comme tu dis, elle ne cederait pas plus que je peux ceder
+moi-meme. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le
+demander?
+
+--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre
+chose, et c'est cela seul que tu dois considerer.
+
+--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main
+de la mort suspendue sur sa tete qu'on se damne? Ne la vois-tu pas,
+cette main? Attends qu'elle m'ait frappee, tu feras apres ce que tu
+voudras, je ne serai plus la; veux-tu empoisonner mes derniers jours?
+
+--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos a tous: elle
+aime Michel Debs....
+
+--La malheureuse!
+
+--Le mariage qui se presente est plus beau que dans notre situation nous
+ne pouvons l'esperer, voila pourquoi je te demande ton consentement,
+pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus
+qui nous desespererait tous.
+
+--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta
+tete; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le
+donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais!
+
+
+III
+
+--Eh bien? demanda madame Adeline aussitot que son mari revint dans le
+bureau ou elle etait seule avec Berthe.
+
+--Elle resiste.
+
+--Tu vois! s'ecrierent la mere et la fille.
+
+--Aviez-vous donc pense qu'elle cederait au premier mot?
+
+Certes non, elles ne l'avaient point pense.
+
+--Il faut qu'elle s'accoutume a cette idee, continua Adeline, nous
+reviendrons a la charge, moi de mon cote, toi du tien, Hortense, toi
+aussi, Berthe; pour ne rien negliger, je vais voir M. l'abbe Garut ce
+soir meme et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas
+nous refuser son concours.
+
+--En es-tu sur? demanda madame Adeline.
+
+--C'est a essayer; en attendant je vais envoyer un mot a Michel pour
+qu'il vienne diner avec nous demain: ce sera son entree officielle dans
+la maison en qualite de fiance, et je crois que cela produira un certain
+effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empeche rien,
+elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a
+d'autre resultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et
+puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il
+est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris
+celui de la petite-fille.
+
+Berthe vint a son pere et l'embrassa en restant penchee sur lui un peu
+plus longtemps peut-etre qu'il n'en fallait pour un simple baiser.
+
+--Nous avons quinze jours a nous, dit Adeline, employons-les bien; et,
+pour commencer, soyez avec Maman comme a l'ordinaire, ne paraissez pas
+vouloir la flechir par trop de soumission, ni l'eloigner par trop de
+raideur.
+
+Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle etait d'ordinaire,
+quand le lendemain son fils lui annonca que Michel Debs dinerait le soir
+avec eux.
+
+--Un juif a notre table! s'ecria-t-elle dans un premier mouvement de
+surprise et d'indignation.
+
+Mais aussitot elle se calma:
+
+--Tu es le maitre, dit-elle.
+
+--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas
+desesperer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience.
+
+Adeline n'etait pas sans inquietude quand il se demandait comment se
+passerait ce diner, et quel accueil la Maman ferait a Michel: il fallait
+qu'elle sentit qu'il etait vraiment le maitre, comme elle le disait, et
+qu'elle crut que par son opposition elle n'empecherait pas le mariage de
+sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable
+qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaitrait
+elle-meme l'inutilite.
+
+Mais ses craintes ne se realiserent pas: si la Maman n'accueillit pas
+Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle
+aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui
+repondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il
+etait un inconnu ou un indifferent qu'elle ne devait jamais revoir.
+Quand, apres le diner, Michel, qui avait une tres jolie voix de tenor,
+chanta avec Berthe le duo de _Faust_: "Laisse-moi, laisse-moi contempler
+ton visage," elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de
+mecontentement fut de dire a sa belle-fille:
+
+--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laisse chanter de
+pareilles polissonneries avec un jeune homme.
+
+Madame Adeline voulut marcher dans le meme sens que son mari:
+
+--Quand ce jeune homme est un fiance? dit-elle.
+
+La Maman resta interdite.
+
+Apres que Michel fut parti et que la Maman fut rentree dans sa chambre,
+Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de
+se passer:
+
+--Vous voyez! dit Adeline.
+
+--J'ai tremble tant qu'a dure le diner, dit madame Adeline.
+
+--Et moi donc! murmura Berthe.
+
+--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'a
+continuer, demain, apres-demain; ne pensons qu'a cela, ne nous occupons
+que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas ceder; il faudra, ma
+petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gre de son sacrifice qu'il
+aura ete plus douloureux pour elle.
+
+Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que
+du mariage de sa fille.
+
+Il avait donne ordre rue Tronchet qu'on lui envoyat sa correspondance a
+Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des
+journaux une grande enveloppe cachetee a la cire et portant la mention:
+"Personnelle"; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il
+ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter
+pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attires par une
+annotation a l'encre rouge "Voyez page 3." Il alla tout de suite a cette
+page, et un encadrement au crayon rouge lui designa ce qu'il devait
+lire:
+
+"On sait que le depute Adeline etait president d'un des cercles ou,
+depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner
+sa demission.
+
+"Pourquoi?
+
+"Nous allons tacher de le decouvrir.
+
+"Si nous l'apprenons, nous le dirons a nos lecteurs.
+
+"Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent.
+
+"C'est en publiant les scandales qu'on en arrete le renouvellement: nous
+ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose."
+
+Adeline retourna la feuille pour voir le titre: "_Le Francois 1er_" avec
+le mot celebre bien en vedette:
+
+"Tout est perdu, fors l'honneur."
+
+Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eut pas hate de voir le
+second:
+
+"_Le Redresseur de torts_:
+
+"Nous recevons des nouvelles de la Grece: il parait que le desarroi
+regne dans l'_Epire_: on sait que cette province, ou les affaires
+marchaient tres bien pour les Grecs, etait administree par le depute
+Adelinos, l'excellent agorete des Elheuviens; celui-ci vient de se
+retirer dans sa tente, aupres de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus
+ses doigts legers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont
+etre les resultats de cette colere desastreuse, qui menace de precipiter
+chez Aides tant de fortes ames de heros criant la faim."
+
+Le troisieme journal avait pour titre: l'_Honnete homme_; c'etait en
+tete de la premiere page que se trouvait le trait a l'encre rouge:
+
+"Sous ce titre:
+
+UNE USINE A BACCARA
+
+Nous commencerons prochainement une curieuse etude du jeu a Paris, prise
+dans le vif de la realite, avec des portraits de personnages en vue que
+tout le monde reconnaitra.
+
+Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des
+entreprises financieres, comment ils fonctionnent et les resultats
+qu'ils produisent sur la ruine publique.
+
+Le sommaire des chapitres dira quel est l'interet de cette etude:
+
+1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie;
+
+2e chap.--Ou l'on trouve un president en situation d'obtenir une
+autorisation pour ouvrir un nouveau cercle;
+
+3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des
+croupiers; les ressources de la cagnotte;
+
+4e chap.--Les sequences a l'usage de tout le monde;
+
+5e chap.--_Mangeurs et manges_.
+
+Adeline fut atterre: il n'y avait pas a se meprendre sur l'envoi de ces
+journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_.
+
+C'etait dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme;
+le voyant trouble par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et
+si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle.
+
+Pouvait-il repondre franchement et confesser toute la verite a sa femme?
+La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se
+tourmenterait de son impuissance.
+
+--Des nouvelles agacantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous,
+non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires.
+
+Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son
+courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que
+mal arrive au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de reflechir
+et de se reconnaitre; surtout il avait besoin de n'etre plus sous le
+regard de sa femme.
+
+Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant a gauche
+au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue
+Saint-Auct, qui par une rude montee tortueuse escalade la colline au
+haut de laquelle commence la foret de la Londe. Il allait lentement, les
+reins courbes, la tete basse, comme dans cette meme cote son pere le lui
+avait appris quand il etait enfant, pour ne pas se mettre trop vite
+hors d'haleine, et de temps en temps, s'arretant, il se retournait
+et regardait en soufflant la ville a ses pieds. Puis il reprenait sa
+montee, distrait de ses reflexions par les bonjours qu'il avait a
+rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le
+poursuivaient de leurs cris: "Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur
+Adeline", fiers de parler a leur depute.
+
+Il arriva au Chene de la Vierge, qui est le point dominant du plateau,
+et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se repetant tout
+haut le mot que, depuis qu'il etait sorti, il repetait tout bas:
+
+--Que faire?
+
+Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur repondre?
+
+Mais la question ainsi posee l'etait mal; il s'agissait en effet non de
+savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dedaignant, mais
+bien de trouver les moyens de se defendre contre elles, car, voulutil
+faire le mort, ceux qui avaient commence cette campagne dans les
+journaux ne s'en tiendraient pas la; le sommaire de l'etude sur le jeu
+le disait: "_Mangeurs et Manges_"; ils allaient s'abattre sur lui;
+comment les repousser?
+
+Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitte Paris pour Elbeuf,
+il allait trouver aupres des siens l'oubli et la tranquillite!
+
+Ne serait-il donc qu'un objet de mepris pour cette ville, qui s'etalait
+sous lui, et ou, jusqu'a ce jour, son nom n'avait ete prononce qu'avec
+respect. Qu'il remontat cette cote dans quelques jours, et personne ne
+se leverait plus sur son passage; on detournerait la tete, et si les
+gamins lui faisaient encore cortege, ce ne serait plus pour lui crier:
+"Bonjour, monsieur Adeline."
+
+Et c'etait avec un brouillard devant les yeux, le coeur serre, les nerfs
+crispes, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait
+jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme
+il etait fier de lui-meme:--la ville avec sa confusion de maisons, de
+fabriques et de cheminees qui vomissaient des tourbillons de fumee
+noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses
+machines qui montaient jusqu'a lui; et au loin, se deroulant jusqu'a
+l'horizon bleu, la plaine enfermee dans la longue courbe de la Seine,
+avec son cadre vert forme par les masses sombres des forets.
+
+Il resta la longtemps, regardant alternativement autour de lui et en
+lui. Alors, peu a peu, tout son passe lui revint, d'autant plus amer a
+cette heure d'examen qu'il avait ete plus doux pendant qu'il le vivait.
+En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir
+d'annee en annee. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et
+l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait
+prete a se relever et a reprendre sa marche, il se voyait precipite,
+sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait
+l'ecraser.
+
+Car il ne pouvait pas plus se defendre que ceder.
+
+Pour se defendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joue a son
+insu avec des cartes preparees par des gens qui voulaient le perdre, et
+les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le
+saisirait au bond; les explications, qui les ecouterait?
+
+S'il cedait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui
+demanderaient, ne faudrait-il pas ceder toujours, tant que ceux qui
+voulaient l'exploiter lui verraient une ressource?
+
+Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte
+de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'etait qu'une
+preparation, mais combien menacante s'annoncait-elle!
+
+Pour que sa femme ne les trouvat pas, il les dechira en petits morceaux
+qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et
+les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque
+lambeau etait un journal complet qu'Elbeuf allait lire.
+
+Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on etait venu le demander;
+quelqu'un qui n'etait pas un acheteur et qui devait revenir.
+
+Jamais il ne s'etait inquiete des gens qui avaient affaire a lui; il
+verrait bien; mais il n'etait plus au temps ou il pouvait se dire
+tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir.
+
+
+IV
+
+Il y avait a peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place
+en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussee par un
+homme de trente a trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette
+d'avocat bourree de papiers: evidemment c'etait l'ennemi.
+
+--M. Adeline.
+
+--C'est moi, monsieur.
+
+--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier?
+
+Disant cela, il tendit sa carte a Adeline:
+
+"LEPARGNEUX,
+
+"Directeur de l'_Honnete Homme_."
+
+Adeline fit un signe a sa femme pour qu'elle ne le derangeat point, et,
+passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnete Homme_
+dans le salon.
+
+--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il
+venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le
+directeur; nous n'avons pas encore une longue duree, et il a pu vous
+echapper, malgre l'importance considerable qu'il a vite conquise dans le
+monde parisien.
+
+Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir
+venir.
+
+--Mon journal, continua Lepargneux, a recemment annonce la publication
+d'une etude sur le jeu a Paris, intitulee: _Une Usine a Baccara_; la
+voici:
+
+--J'ai vu cette annonce, repondit Adeline en refusant de prendre le
+journal que Lepargneux lui tendait.
+
+--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci.
+
+Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant
+des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni
+adroit de chercher a se derober.
+
+--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu deconcerte par le calme
+d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnete Homme_, je ne suis
+pas en meme temps redacteur en chef; il y a meme entre ce redacteur en
+chef et moi hostilite declaree. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai
+pas commandee cette etude sur le jeu; je ne l'ai connue que par
+cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits
+de personnages en vue, que tout le monde reconnaitrait, je me suis
+inquiete; je me suis demande quels etaient ces personnages, et parmi les
+noms qu'on m'a cites se trouve le votre comme president de l'_Epire_....
+
+Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion:
+
+--Pardonnez-moi, s'ecria-t-il, je veux dire du _Grand I_.
+
+Puis, reprenant son recit:
+
+--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la
+plus haute estime, non seulement pour le depute dont je partage les
+opinions, mais encore pour l'industriel et le commercant, etant
+commercant moi-meme: Lepargneux, eponges en gros, rue Sainte-Croix de la
+Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas
+permettre que vous figuriez de facon a etre reconnu par tout le monde,
+dans une etude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront
+jetees au vent de la publicite. C'est pour empecher cela que je me suis
+decide a venir a Elbeuf afin de m'entendre avec vous.
+
+--Vous entendre avec moi?
+
+--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'etant
+directeur de l'_Honnete Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec
+personne pour empecher la publication dans mon journal de ce qui me
+deplait. Eh bien, c'est une erreur. A cote de moi, directeur, il y a un
+redacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre,
+il n'y met que ce qui precisement me deplait. Il y a de ces antagonismes
+dans les journaux que le public ne soupconne pas.
+
+--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commencait a
+perdre patience.
+
+--Vous allez le voir. Si j'etais seul maitre dans mon journal,
+j'empecherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis
+l'etre qu'en mettant mon redacteur en chef a la porte, ce qui ne m'est
+possible que si vous m'accordez votre concours.
+
+Rien n'etait plus simple, plus honnete que le concours qu'il venait
+demander a Adeline,--de commercant a commercant, car il etait commercant
+avant tout, marchand d'eponges par vocation et journaliste seulement
+par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire
+superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle
+de l'_Honnete Homme_. Malheureusement, le redacteur en chef a qui
+il avait confie son journal etait un coquin dont il ne pouvait se
+debarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les
+avait pas... en ce moment, et il venait les demander a Adeline, qui
+etait interesse plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette
+demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en echange,
+c'est-a-dire une part de propriete dans l'_Honnete Homme_, qui etait
+en train de prendre une place considerable dans le journalisme
+francais--celle reservee a l'honnetete impeccable, et fondee sur la
+reconnaissance publique. Il etait evident qu'une campagne s'organisait
+en ce moment dans certains journaux contre le president du _Grand I_; en
+achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnete Homme_ avec l'argent
+qu'il avait gagne dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-a-dire
+avec de l'argent trouve, Adeline obtenait des avantages importants:
+1 deg. il faisait disparaitre la plus dangereuse des attaques qui se
+machinaient contre lui; 2 deg. disposant d'un journal, il pouvait imposer
+silence a ses adversaires qui le redouteraient; 3 deg. il employait son
+journal non seulement dans cette circonstance particuliere, mais encore
+dans toutes celles ou son ambition politique etait en jeu; 4 deg. enfin, il
+participait a la grosse fortune que l'_Honnete Homme_ devait apporter a
+ses proprietaires dans un delai tres court.
+
+Arrive a ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une
+table et en tira differents papiers:
+
+--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui
+fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pieces
+authentiques qui vont vous renseigner sur la solidite de l'affaire,
+voyez, regardez.
+
+C'etait difficilement qu'Adeline s'etait contenu jusque-la. Il se leva,
+mais, au lieu de venir a la table sur laquelle Lepargneux etalait ses
+pieces authentiques, il alla a la porte, et, la montrant par un geste
+energique:
+
+--Sortez! dit-il.
+
+Un moment surpris, Lepargneux se remit vite:
+
+--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut
+publier dans cette etude doit vous deshonorer, vous perdre a la Chambre
+et vous perdre ici, tuer le depute, ruiner le commercant, empecher le
+mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en
+vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hesitez?
+
+--Je n'hesite pas, je vous mets a la porte, dit Adeline d'une voix
+sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit.
+
+--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, reflechissez. Si vous n'avez
+pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements.
+
+--Sortez, sortez!
+
+--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille
+francs vous genent, nous dirons soixante mille.
+
+Adeline montra la porte.
+
+--Nous dirons cinquante mille.
+
+Adeline revint vers la cheminee ou un cordon de sonnette pendait le long
+de la glace.
+
+--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors?
+
+Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser.
+
+--Je n'aurais jamais imagine, dit-il, tout en les fourrant dans sa
+serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage,
+entrepris dans votre seul interet. Mais quoi qu'il en soit, je veux
+croire que vous reflechirez et que vous comprendrez que j'ai voulu
+uniquement vous sauver. La publication de cette etude ne commencera pas
+avant quelques jours: vous avez encore le temps d'ecouter la voix de
+la raison. Quand elle aura parle, et elle parlera, j'en suis sur,
+ecrivez-moi aux bureaux de l'_Honnete Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de
+rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin.
+
+--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans
+le bureau.
+
+--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts
+dans son affaire.
+
+--Il tombait bien!
+
+--J'ai eu toutes les peines du monde a le mettre dehors, dit Adeline
+pour expliquer ses eclats de voix s'ils etaient venus jusque dans le
+bureau.
+
+Debarrasse de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da
+repondre autrement a cette menace! Mais quelle autre reponse possible
+sans se deshonorer? car telle etait la situation que, quoi qu'il fit,
+c'etait toujours le deshonneur qui se trouvait au denouement: par
+lui-meme s'il cedait, par ces miserables s'il resistait. Et quand
+il cederait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs,
+s'arreteraient-ils la? ne le devoreraient-ils pas jusqu'aux os tant
+qu'il y aurait un morceau a manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne
+pouvait faire que cette reponse, a chaque instant il se repetait la
+conclusion de Lepargneux: "Vous n'avez donc pas compris que cette etude
+doit vous perdre a la Chambre, vous perdre a Elbeuf, tuer le depute,
+ruiner le commercant, empecher le mariage de votre fille?"
+
+Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Ou trouver
+assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman?
+
+Trois jours apres, en depouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus
+qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur
+de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'ecriture etait
+visiblement deguisee:
+
+"Monsieur,
+
+"Il se prepare contre vous une machination pour vous faire chanter en
+vous menacant de devoiler certains procedes de jeu qui vous auraient
+fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empecher ces machinations
+s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me
+repondre: poste restante A.G. 913."
+
+Bien entendu, il ne repondit pas, et ne chercha meme pas a imaginer quel
+pouvait etre ce protecteur qui offrait "contre arrangement" d'arreter
+ces machinations.
+
+Un autre jour, il recut, toujours sous enveloppe, un second numero du
+_Francois 1er_ qui annoncait que l'enquete qu'il avait commencee sur
+certains joueurs touchait a sa fin, et qu'il en publierait prochainement
+le resultat... "etonnant".
+
+Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour
+ou l'autre le scandale eclaterait sans qu'il eut pu rien faire pour le
+prevenir.
+
+A la verite, il y avait des heures ou il se disait que ceux qui le
+connaissaient n'ajouteraient pas foi a ces accusations, et qu'a la
+Chambre pas plus qu'a Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire
+qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas,
+et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit,
+quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, meme de ceux qui
+lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnes,
+ces 87,000 francs, cela etait un fait certain, il les avait voles;
+comment faire croire qu'il n'etait pas d'accord avec ceux qui lui
+avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications
+qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins
+invraisemblables pour ses amis, et pour les indifferents absurde.
+
+Cependant le temps de son conge touchait a sa fin, et il fallait qu'il
+rentrat a Paris; mais Paris maintenant etait-il plus dangereux pour
+lui qu'Elbeuf ou il avait cru trouver le repos et ou il avait ete si
+rudement poursuivi?
+
+Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration
+de son conge coincidait une election pour lui d'une grande importance:
+celle du president du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le
+portaient a cette presidence, son election semblait assuree, il ne
+pouvait pas se dispenser de faire acte de presence.
+
+Il partit donc en promettant a Berthe de revenir dans quelques jours
+et de reprendre aupres de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas
+encore abouti, ne devaient cependant pas etre abandonnees.
+
+Sans s'attendre a une rentree triomphale a la Chambre, il s'imaginait
+que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient
+lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il etait habitue. Au
+contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'eloignait de lui;
+pour un peu on lui eut tourne le dos.
+
+Comme il allait entrer dans le bureau ou devait se faire l'election, on
+lui remit une depeche qu'il ouvrit: "Envoyons premier numero de l'etude
+a Elbeuf, particulierement et personnellement a M. Eck; il est temps
+encore."
+
+L'election out lieu; trois voix seulement se porterent sur lui; il ne
+s'etait pas donne la sienne, croyant avoir l'unanimite.
+
+--J'ai vote pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce
+qu'on raconte de l'_Epire_ vous fait le plus grand mal.
+
+Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la
+tete perdue; il ne lui restait qu'a se jeter a l'eau; mort, on ne le
+poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauves.
+
+Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un
+bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine
+par accident.
+
+Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa
+femme, sa fille se dresserent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner
+sans avoir assure le mariage de sa fille?
+
+
+V
+
+Avant de quitter Paris, il envoya une depeche a sa femme.
+
+"Je rentre a Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel a passer la
+journee de demain avec nous."
+
+Telles qu'etaient les habitudes de la maison, une depeche de ce genre
+voulait dire qu'apres la paye, la famille montait dans la vieille
+caleche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette a
+la gare, a l'arrivee du train de Paris, et rejoignait les siens; par
+ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on
+s'eveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en
+pleine campagne, ce qui etait plus gai que l'impasse du Glayeul ou, s'il
+y avait eu des glaieuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y
+trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de
+l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceatre.
+
+Les choses s'executerent comme il l'avait demande: a sept heures, la
+Maman, madame Adeline, Berthe et Leonie partirent pour le Thuit, et
+quand il descendit a neuf heures et demie a la gare, il trouva la
+charrette qui l'attendait: une heure apres il arrivait au Thuit, et a
+la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa niece venir
+au-devant de lui.
+
+--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline.
+
+--Il n'y aura pas seance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer
+ce retour sans que sa femme s'en etonnat.
+
+--Comme tu es gentil d'avoir pense a inviter Michel pour demain! dit
+Berthe en se serrant contre lui.
+
+--Tu es contente?
+
+--Oh! cher papa!
+
+--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse.
+
+--Si elle est contente? dit Leonie qui tenait a placer son mot, elle a
+saute de joie quand ma tante a lu ta depeche.
+
+--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'ecria Berthe.
+
+Comme a l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle a
+manger ou le feu avait ete allume, bien qu'on fut deja en avril, mais il
+ne voulut pas se mettre a table: il avait dine avant de quitter Paris;
+au moins le dit-il.
+
+Quand il arrivait au Thuit a cette heure, il n'entrait jamais dans la
+chambre de sa mere, car la Maman s'endormait aussitot qu'elle se mettait
+au lit, et il l'eut reveillee; c'etait le lendemain seulement qu'il
+allait lui dire un bonjour matinal.
+
+Il en fut ce soir-la comme il en etait toujours, et le lendemain matin,
+quand tout le monde dormait encore dans le chateau, il frappa a la porte
+de la chambre que sa mere occupait au rez-de-chaussee. Justement parce
+qu'elle s'endormait aussitot qu'elle se couchait, la Maman se reveillait
+tot, et il n'y avait pas a craindre de troubler son sommeil:
+
+--Entre, dit-elle.
+
+Apres qu'il l'eut embrassee dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les
+volets.
+
+--Que je te voie, dit-elle.
+
+Il fit ce qu'elle desirait, et les rayons obliques du soleil levant
+emplirent la chambre de leur claire lumiere rosee.
+
+Il revint s'asseoir aupres du lit en faisant face a sa mere.
+
+--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant.
+
+--Je vais comme toujours.
+
+Elle l'examina longuement.
+
+--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenetre ouverte; je ne
+te vois pas bien.
+
+--Ne vas-tu pas avoir froid?
+
+--Il fait un temps superbe.
+
+--L'air est vif.
+
+--Va donc.
+
+Il obeit et revint prendre sa place, decide a aborder l'entretien
+decisif qui devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Comme tu es pale! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes
+traits sont contractes! Tu n'es pas bien, mon garcon.
+
+--Mais si.
+
+--Il ne faut pas me dementir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit
+de toi; quand tu etais petit et que tu devais etre malade, je le voyais
+avant tout le monde, avant ton pere, avant le medecin; je leur disais:
+"Constant va avoir quelque chose"; je ne me suis jamais trompee: les
+meres ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce
+n'est pas d'aujourd'hui que ca ne va pas. Pendant les quinze jours que
+tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarque que tu etais
+tantot pale, tantot rouge, sans raison; il n'y avait des instants ou tu
+etouffais, d'autres ou tu n'entendais pas ce qu'on te disait.
+
+A mesure que sa mere parlait, une idee s'eveillait dans son esprit, qui,
+lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe.
+
+--Il est vrai, repondit-il, que je suis tres tourmente.
+
+--Par tes affaires?
+
+--Par l'etat de ma sante et par le mariage de Berthe.
+
+--Qu'est-ce que tu as, mon garcon? demanda-t-elle d'un accent attendri,
+a qui parleras-tu, si ce n'est a ta mere.
+
+--J'aurai voulu t'eviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je
+peux etre mort.
+
+--Qu'est-ce que tu me dis-la! Toi, mon Constant!
+
+--La verite; et la pensee que je peux partir sans que la vie de Berthe
+soit fixee, sans que son bonheur soit assure m'est une angoisse....
+
+--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton age!
+
+--Si je n'etais pas sur de ce que je dis, t'en parlerais-je?
+
+--Mais qu'est-ce que tu as?
+
+Il hesita un moment:
+
+--Un anevrisme.
+
+--Mais on vit avec un anevrisme; le pere Osfrey, qui en avait un, est
+mort a quatre-vingts ans passes.
+
+--Il y a anevrisme et anevrisme; ce que je sais, c'est que demain je
+peux etre mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en
+etais pas sur.
+
+-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant!
+
+L'emotion d'Adeline etait poignante, et la douleur de sa pauvre vieille
+mere lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlat ainsi;
+cependant il faiblit et se penchant sur elle:
+
+--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je
+me trouverais dans de meilleures conditions si je n'etais pas tourmente
+par cette pensee du mariage de Berthe qui m'enfievre.
+
+--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait a
+elle-meme, tu serais dans de meilleures conditions?
+
+--Tu sais que pour cette maladie les emotions sont mauvaises, et que les
+chagrins aggravent le mal.
+
+De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant a demi
+vers une image de la Vierge fixee au mur contre lequel son lit etait
+appuye, elle parut lui adresser une ardente priere; puis revenant vers
+son fils:
+
+--Ta tranquillite, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage.
+
+Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose
+que des mots entrecoupes.
+
+--Une mere donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-etre
+aussi donner son salut; mais ce n'est pas a moi que je dois penser,
+c'est a toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne
+te voie plus ces yeux inquiets.
+
+Elle voulut qu'il parlat de sa maladie, mais, comme il se montrait mal a
+l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter.
+
+--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te
+calmera: maintenant tu vas etre tranquille.
+
+Comme sa mere le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se
+calmer, le pouvait-il, quand a chaque pas, il se repetait qu'il fallait
+qu'avant le soir, il en eut fini avec la vie... qui aurait pu reprendre
+un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre
+cette idee de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et
+le printemps qui dans ce jardin s'epanouissait plein de fleurs et de
+parfums sous le joyeux soleil du matin.
+
+Et lui, il fallait qu'il mourut: sa fille, il allait l'embrasser pour la
+derniere fois, et aussi sa pauvre mere et sa chere femme; cette maison
+qu'il s'etait plu a embellir pour finir la ses jours tranquillement; ces
+arbres qu'il avait plantes, ces champs qu'il avait ameliores et qu'il
+aimait, c'etait pour la derniere fois qu'il les voyait: tout, ces
+quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons
+verts qui deplissaient leurs feuilles a la lumiere, ces oiseaux qui
+chantaient, cette odeur de seve parlaient de renouveau, de force, de
+joie, de vie, et lui ne pouvait pas detacher ses yeux de la mort, resolu
+a ne pas la fuir, mais cependant secoue d'horreur.
+
+Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-meme quand Berthe vint le
+rejoindre, toute fraiche, toute pimpante dans sa toilette printaniere.
+
+--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, apres l'avoir embrasse.
+
+--Tu seras encore bien plus jolie tout a l'heure: ta grand'mere consent
+a votre mariage.
+
+Elle se jeta dans ses bras:
+
+--Comment as-tu fait? demanda-t-elle apres ce premier elan de joie;
+qu'as-tu dit? Et moi qui, malgre tout, doutais de toi!
+
+--C'etait de ta grand'mere qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais
+le sacrifice qu'elle a fait a ton bonheur.
+
+Elle voulut qu'il lui promit d'aller avec elle au-devant de Michel, qui
+devait venir a pied par la Londe et le chemin de la foret; et quand
+l'heure fut arrivee ou ils avaient chance de le rencontrer, ils
+partirent.
+
+Il aurait voulu s'associer a la joie debordante de Berthe, rire comme
+elle, lui repondre, mais il y avait des moments ou, malgre ses efforts,
+il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant meme
+plus.
+
+Ils n'allerent pas bien loin dans la foret; comme ils approchaient d'un
+carrefour ou se croisaient plusieurs chemins, ils apercurent Michel
+assis sur un tronc d'arbre couche dans l'herbe.
+
+--C'est comme cela que vous vous depechez, lui cria Berthe.
+
+--C'est justement parce que je me suis trop depeche que j'attendais
+qu'il fut l'heure d'arriver convenablement, repondit Michel en venant
+vivement au-devant d'eux.
+
+--Si vous aviez su?... dit Berthe.
+
+Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans
+celle de Berthe.
+
+--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez
+etre maries; mais, aujourd'hui meme, vous l'etes pour moi et par moi;
+embrassez-vous, mes enfants.
+
+Il voulut que Berthe donnat le bras a son mari, et il les fit marcher
+devant lui en les regardant.
+
+Et a se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour
+elle au moins sa tache etait accomplie.
+
+Leonie avait passe sa matinee a cueillir des fleurs et la table en etait
+couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la
+joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline,
+qui a chaque instant restait immobile a regarder les minutes fuir sur le
+cadran de la pendule; alors la Maman se disait:
+
+--Le bonheur meme de sa fille ne peut pas l'arracher a la pensee de sa
+maladie.
+
+Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de
+jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel.
+
+Dans les sauts de la conversation, Michel demanda a Adeline ce que
+c'etait un journal appele l'_Honnete Homme_.
+
+--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons recu chacun un
+exemplaire; il annonce une etude sur les cercles, avec des portraits
+que chacun reconnaitra; vous me mettrez les noms sous ces portraits,
+n'est-ce pas?
+
+Adeline avait pali, et, en sentant les yeux de sa femme poses sur lui,
+il n'avait pas tout de suite trouve une reponse.
+
+--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il
+enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'interet.
+
+Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnete Homme_? il
+n'en avait parle que par hasard.
+
+Apres le dejeuner, Adeline voulut montrer les batiments de la ferme a
+Michel, et, en causant d'un air indifferent, il demanda au fermier s'il
+avait toujours a se plaindre des lapins:
+
+--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon
+_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas.
+
+--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je
+vais vous en tuer quelques-uns a coup de fusil.
+
+--Oh! papa, dit Berthe.
+
+--Pendant que vous vous promenerez; vous me prendrez au retour.
+
+Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et
+Leonie restaient au chateau, il prit avec Berthe et Michel le chemin du
+parc.
+
+Ils ne tarderent pas a arriver a la piece de colza ou de _cossard_,
+comme disait le fermier.
+
+--Je reste la, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de
+fusil.
+
+Comme ils allaient s'eloigner, il rappela Berthe:
+
+--Embrasse-moi donc, dit-il.
+
+
+
+Le lendemain, les journaux de Rouen annoncaient en termes emus et
+respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'eminent depute de la
+Seine-Inferieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins
+dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le
+canon en sautant un fosse, et le coup qui l'avait frappe a bout portant
+a la tete l'avait tue raide.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot
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+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA ***
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+***** This file should be named 12174.txt or 12174.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/2/1/7/12174/
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+Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
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+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
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+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
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