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This file was produced from images +generously made available by the Bibliotheque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + + +BACCARA + +HECTOR MALOT + + +1886 + + + +BACCARA + + + +PREMIERE PARTIE + + +I + +Ouvrez les livres de geographie les plus complets, etudiez les cartes, +meme celle de l'etat-major, et vous y chercherez en vain un petit +affluent de la Seine, qui cependant a ete pour la ville qu'il traverse +ce que le Furens a ete pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour +Rouen.--Cette riviere est le Puchot. Il est vrai que de sa source a son +embouchure elle n'a que quelques centaines de metres, mais si peu long +que soit son cours, si peu considerable que soit le debit de ses eaux, +ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf. + +Pendant des centaines d'annees, c'est sur ses rives que se sont +entassees les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent +l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines +teintes, le degraissage en pieces, et il a fallu l'invention de la +vapeur et des puits artesiens pour que les nouvelles manufactures +l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les +_Puchotiers_ que la petite riviere n'a pas ete remplacee, et que si +Elbeuf n'est plus ce qu'il a ete si longtemps, c'est parce qu'on a +renonce a se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douees de +toutes sortes de vertus speciales qui lui appartenaient en propre. +Mauvaises, les eaux des puits artesiens et de la Seine, aussi mauvaises +que le sont les drogues chimiques qui ont remplace dans la teinture le +noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival. + +Le Puchot a donc ete le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives +basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'ou il sort, a quelques pas +du chateau des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de +la foret de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu a peu se sont +groupes les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles etroites ou les +ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois epaisses +comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargees de terre a foulon, +que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vecu jusqu'a nos jours. + +Une d'elles que le Bottin designe ainsi: "Adeline (Constant), O. *, +medailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition +universelle de 1855, hors concours 1867, medaille de progres Vienne, +_nouveautes pour pantalons, jaquettes et paletots_", occupe, impasse du +Glayeul, une de ces cours etroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement a la revocation +de l'Edit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors +accapare l'industrie du drap en introduisant les facons de Hollande et +d'Angleterre, forces comme protestants de quitter la France, laisserent +la place libre a leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il etait intelligent, laborieux, entreprenant, doue de cet esprit +d'initiative et de prudence avisee qui est le propre du caractere +normand: mais, lie par l'engagement que ses maitres lui avaient impose, +comme a tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'etablir maitre a +son tour, il serait reste ouvrier toute sa vie. Libere par le depart de +ses patrons, il avait commence a fabriquer pour son compte des draps +facon de Hollande et d'Angleterre, et il etait devenu ainsi le fondateur +de la maison actuelle; ses fils lui avaient succede; un autre Adeline +etait venu apres ceux-la; un quatrieme apres le troisieme, et ainsi +jusqu'a Constant Adeline, que le nom estime de ses peres, au moins +autant que le merite personnel, avaient fait successivement conseiller +general, president du tribunal de commerce, chevalier puis officier de +la Legion d'honneur, et enfin depute. + +C'etait petitement que le premier Adeline avait commence, en ouvrier qui +n'a rien et qui ne sait pas s'il reussira, et il avait fallu des succes +repetes pendant des series d'annees pour que ses successeurs eussent +la pensee d'agrandir l'etablissement primitif; peu a peu cependant ils +avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebatissant +en briques leurs bicoques de bois, montant etages sur etages, mais sans +vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si a l'etroit qu'ils y fussent. +Il semblait qu'il y eut dans cette obstination une religion de famille, +et que le nom d'Adeline format avec celui du Glayeul une sorte de raison +sociale. + +Pour l'habitation personnelle, il en avait ete comme pour la fabrique: +c'etait impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeure, +c'etait impasse du Glayeul que ses heritiers continuaient de demeurer; +l'appartement etait bien noir cependant, peu confortable, compose de +grandes pieces mal closes, mal eclairees, mais ils n'avaient besoin +ni du bien-etre ni du luxe que ne comprenaient point leurs idees +bourgeoises. A quoi bon? C'etait dans l'argent amasse qu'ils mettaient +leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la consideration +commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, etre estimes, pour eux tout +etait la, et ils n'epargnaient rien pour obtenir ce resultat, surtout +ils ne s'epargnaient pas eux-memes: le mari travaillait dans la +fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du college de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, +c'etait pour travailler,--ceux-ci avec le pere, celles-la avec la mere. + +Jusqu'a la Restauration, ils s'etaient contentes de cette petite +existence, qui d'ailleurs etait celle de leurs concurrents les plus +riches, mais a cette epoque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en +vente ce qui lui restait de proprietes, ils avaient achete le chateau du +Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la verite, ce nom de "chateau" +les avait un moment arretes et failli empecher leur acquisition; mais de +ce chateau dependaient une ferme dont les terres etaient en bon etat, +des bois qui rejoignaient la foret de la Londe; l'occasion se presentait +avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer +le chateau, que d'ailleurs ils s'etaient empresses de debaptiser et +d'appeler "notre maison du Thuit", se gardant soigneusement de tout +ce qui pouvait donner a croire qu'ils voulaient jouer aux chatelains: +petits bourgeois etaient leurs peres, petits bourgeois ils voulaient +rester, mettant leur ostentation dans la modestie. + +Cependant cette acquisition du Thuit avait necessairement amene avec +elle de nouvelles habitudes. Jusque-la toutes les distractions de la +famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux +roches d'Orival, au chene de la Vierge, en parties dans la foret qui, +quelquefois, en ete, se prolongeaient par le chateau de Robert-le-Diable +jusqu'a la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais +on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau +temps, s'en aller au Thuit a pied a la queue leu-leu; il fallait une +voiture; on en avait achete une; une vieille caleche d'occasion encore +solide, si elle etait ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle +etaient plaques en argent, on les avait recures jusqu'a ce qu'il ne +restat que le cuivre, qu'on avait laisse se ternir. Tous les samedis, +apres la paye des ouvriers, la famille s'etait entassee dans le vieux +carrosse charge de provisions, et par la cote de Bourgtheroulde, au trot +pacifique de deux gros chevaux, elle s'en etait allee a la maison du +Thuit, ou l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur +temps a se promener a travers les bois, les parents parcourant les +terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux a executer, +estimant les arbres a abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans +la semaine ecoulee. + +Cependant ces moeurs qui etaient alors celles de la fabrique elbeuvienne +s'etaient peu a peu modifiees; le bien-etre, le brillant, le luxe, la +vie de plaisir, jusque-la a peu pres inconnus, avaient gagne petit +a petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce +paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifference, lassitude +ou degout. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les chateaux +qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus? + +Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les +habitudes, les usages, les procedes de la vieille maison etaient en 1830 +ce qu'ils avaient ete en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient ete en 1850. +Quand la vapeur avait revolutionne l'industrie, ils ne l'avaient point +systematiquement repoussee mais ils ne l'avaient admise que prudemment, +au moment juste ou ils auraient dechu en ne l'employant pas; encore, +au lieu de se lancer dans des installations couteuses, s'etaient-ils +contentes de louer a un voisin la force motrice necessaire a la marche +de leurs metiers mecaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les +innovations, mauvaises pour eux. Ils etaient les plus hauts +representants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils +avaient toujours ete. Les manufactures puissantes qui s'etaient elevees +autour d'eux ne les avaient point tentes. Ils n'enviaient point ces +casernes vitrees en serres et ces hautes cheminees qui, jour et nuit, +vomissaient des tourbillons de fumee. C'etait le chiffre d'affaires qui +seul meritait consideration, et le leur etait superieur a ceux de leurs +rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, +celle ou les nombreuses operations de la fabrication du drap, le +degraissage de la laine en suint, la teinture, le sechage, le cardage, +la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le degraissage en +pieces, le foulage, le lainage, le tondage, le decatissage s'executent +au dehors dans des ateliers speciaux ou chez l'ouvrier meme, et ou la +fabrique ne sert qu'a visiter les produits de ces diverses operations et +a creer la nouveaute au moyen de l'agencement des fils et du coloris. + +Ailleurs qu'a Elbeuf cette prudence et ces facons de gagne-petit eussent +peut-etre amoindri et deconsidere les Adeline, mais en Normandie on +estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on +disait: "Voyez les Adeline", ce n'etait pas avec pitie, c'etait avec +envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +ecrasait les imprudents qui s'etaient ruines, aussi bien que les +parvenus fils d'_epinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de +continuer le commerce de leurs peres, jouaient a la grande vie dans +leurs hotels ou leurs chateaux. + +Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, etait le digne heritier +de ces sages fabricants; d'aucun de ses peres on n'avait pu dire aussi +justement que de lui: "Voyez Adeline"; et on l'avait dit, on l'avait +repete a satiete, a propos de tout, dans toutes les circonstances:--des +le college ou il s'etait montre intelligent et studieux, bon camarade, +estime de ses professeurs, le Benjamin de l'aumonier, heureux de trouver +en lui un garcon eleve chretiennement et de complexion religieuse, ce +qui etait rare dans la generation de 1830;--plus tard au tribunal de +Commerce, au conseil general et enfin a la Chambre, ou il etait un +excellent depute, applique au travail, vivant en dehors des intrigues +de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait a fond et alors se +faisant ecouter de tous, votant selon sa conscience tantot pour, tantot +contre le ministere, sans qu'aucune consideration de groupe ou d'interet +particulier pesat sur lui. + +A un certain moment cependant, ce modele avait inspire des craintes +a ses amis. Apres avoir travaille quelques annees dans la fabrique +paternelle en sortant du college, il avait fait un voyage d'etudes en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, a Elbeuf, +qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait +rencontres dans des casinos, ou Adeline jouait gros jeu. + +--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garcon si sage! La "femme galante", +on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les +casinos? + +Epouvante, le pere avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant a +personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune resistance, +et, soumis, repentant, il etait revenu a Elbeuf: il s'etait laisse +entrainer; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais +humilie d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. + +On l'avait alors marie. + +Et depuis cette epoque, il avait ete, comme ses amis le disaient en +plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal +de Commerce, des conseillers generaux, des jures d'exposition et et des +deputes. + +--Voyez Adeline! + +Que lui manquait-il pour etre l'homme le plus heureux du monde? +N'avait-il pas tout,--l'estime, la consideration, les honneurs, la +fortune?--et une honnete fortune, loyalement acquise si elle n'etait pas +considerable. + + +II + +C'etait dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, la +ou l'on s'en tient aux apparences et ou l'on repete consciencieusement +les phrases toutes faites sans s'inquieter de ce qu'elles valent; il y +avait cent cinquante ans que cette fortune etait monnaie courante de la +conversation a Elbeuf, on continuait a s'en servir. + +Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette +croyance a une fortune, solide et inebranlable, commencait a etre +amoindrie. + +A sa mort, le pere de Constant Adeline avait laisse deux fils: Constant, +l'aine, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de +s'associer avec son frere, avait fonde a Paris une importante maison de +laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente +au Havre et a Roubaix, d'achat a Buenos-Ayres, a Moscou, a Odessa, a +Saratoff. Celui-la n'avait que le nom des Adeline; en realite, c'etait +un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnee dans le commerce petit +a petit lui paraissait miserable, il lui fallait celle que donne en +quelques coups hardis la speculation. S'il avait vecu, peut-etre +l'eut-il realisee. Mais, surpris par la mort, il avait laisse de +grosses, de tres grosses affaires engagees qui s'etaient liquidees par +la ruine complete--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mere. A la +verite, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'etait la faillite. +Elles s'etaient sacrifiees et l'honneur avait ete sauf. Pour acquitter +ce lourd passif, la femme avait abandonne tout ce qu'elle possedait, et +la mere, apres avoir vendu ses proprietes et ses valeurs mobilieres, +s'etait encore fait rembourser par son fils aine la part qui lui +revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eut pu resister a la demande +de sa mere; en tout cas, il eut pu ne donner que la moitie de cette +part; il l'avait donnee entiere, autant par respect pour la volonte +de sa mere que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au +tableau des faillites. + +Un commercant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans +embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer +cette saignee sans compromettre, semblait-il, la solidite de sa maison; +s'il s'en trouvait un peu gene, quelques bonnes annees combleraient ce +trou; il n'avait qu'a travailler. + +Mais justement a cette epoque avait commence une crise commerciale qui +dure encore, et un changement radical dans la mode qui, a la nouveaute +en tissu foule, fabrique a Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une +superiorite reconnue, a fait preferer le tissu fortement serre en chaine +et en trame, fabrique en Angleterre et a Roubaix;--au lieu des bonnes +annees attendues, les mauvaises s'etaient enchainees; au lieu de +travailler pour combler le trou creuse, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas demesurement, et encore n'y avait-on pas reussi. +Car, pour la nouveaute beaucoup plus que pour les autres industries, les +crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une piece de drap uni, noir, vert, bleu, reste en +magasin sans autre inconvenient pour le fabricant que la perte d'interet +de l'argent avance et du benefice manque. Une piece de nouveaute ne peut +pas y rester, le mot meme le dit. Lorsque tout a ete dispose par le +fabricant pour faire une etoffe neuve: melange de la matiere, laine de +telle espece avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces +laines et de cette soie; filature selon l'effet cherche; tissage d'apres +certaines combinaisons determinees pour le dessin, la force, la facon; +appret special aussi varie dans ses combinaisons que celles de la +teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette etoffe soit +vendue a son heure precise et pour la saison en vue de laquelle elle a +ete creee, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la +vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou +changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaille ne se +presentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis +pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilite des +crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui +qui souffle ou ecarte les maladies, les fleaux et les guerres. + +Depute, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique +comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses +journees au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf +n'est qu'a deux heures et demie de Paris; tous les samedis, apres la +seance, il prenait le train, et a neuf heures et demie il arrivait chez +lui, ou il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-la, le diner +retarde etait un souper; et tout le monde, meme la vieille madame +Adeline, agee de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysee des +jambes, qu'on appelait "la Maman", meme la jeune Leonie Adeline, fille +de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mere demeurait chez son oncle, +ne se mettait a table qu'apres que le chef de la famille s'etait assis a +sa place, vide pendant toute la semaine; les visages etaient epanouis, +et, malgre le retard qui avait dit aiguiser les appetits, on causait +plus qu'on ne mangeait. + +--Comment vas-tu, la Maman? + +--Bien, mon garcon; et toi? Il y a encore eu du tapage a la Chambre +cette semaine, tu as du te bruler _les sangs_, c'est vraiment trop +_arkanser_. + +La Maman, restee vieille Elbeuvienne, avait conserve, sans se donner la +peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la +toilette que pour le langage et le parler: en ete ses robes etaient en +indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir +garnis de dentelle etaient a la mode de 1840, la derniere a laquelle +elle eut fait des concessions; et avec un accent trainant elle lachait +les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait ete elevee, sans s'inquieter des effarements de ses +petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient +adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des +charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que +"ne rien faire de bon" vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire +pour ceux qui n'entendent pas le normand. + +Il fallait qu'Adeline expliquat pourquoi on avait _arkanse_, car la +Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait +l'_Officiel_ d'un bout a l'autre, et elle ne lui faisait grace d'aucun +detail, plus au courant de ce qui se passait a la Chambre que bien des +deputes. Quand son fils avait parle, elle discutait les raisons que ses +contradicteurs lui avaient opposees et les pulverisait, s'indignant +que tout le monde n'eut pas vote comme lui. Sur un seul point, elle le +blamait--c'etait sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne +mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votat point comme elle +aurait voulu! il etait si soumis, si pieux, quand il etait petit! + +Respectueusement il se defendait, mais le plus souvent il cherchait a +changer la conversation en faisant signe a sa femme ou a sa fille de +venir a son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'etait +point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il +avait hate d'arriver chez lui. C'etait pour se retrouver avec les siens +dans cette maison toute pleine de souvenirs, ou il avait ete enfant, +ou il avait grandi, ou son pere etait mort, ou il s'etait marie, ou sa +fille etait nee, ou il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui +parlat au coeur et ne le reposat de la vie parisienne vide et fatigante +qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pieces un peu noires +d'aspect, comme ces vieux meubles demodes qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze dore a sujets +mythologiques, ces fleurs en papier conservees sous des cylindres depuis +la jeunesse de sa mere, lui etaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garcon qu'il occupait dans une maison meublee +de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appetit des qu'il poussait sa porte le disposait mieux a se mettre +a table que les bouffees chaudes qui le frappaient au visage quand il +entrait dans les restaurants parisiens ou il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois +se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se +refermaient. Le Parisien restait a Paris, a Elbeuf il n'y avait plus +que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le +commercant remplacait le depute; il n'etait plus que mari et pere de +famille. + +Aussi se fachait-il contre la politique qu'il lui deplaisait de +retrouver a Elbeuf: c'etait de paroles affectueuses, de regards tendres +qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimite, de sorte que +bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses +approbations ou ses reprimandes, il oubliait de lui repondre ou ne le +faisait qu'en quelques mots distraits: "Oui, maman; non, maman; tu as +raison, certainement, sans aucun doute." + +C'etait assez indifferemment qu'a son retour d'Allemagne il s'etait +laisse marier par son pere avec une jeune fille nee dans une condition +inferieure a la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans +il vivait dans une etroite communion de sentiment et de pensee avec sa +femme, car il s'etait trouve que celle qu'il avait acceptee pour la +grace de sa jeunesse etait une femme douee de qualites reelles que +chaque jour revelait: l'intelligence, la fermete de la raison, la +droiture du caractere, la bonte indulgente, et, ce qui pour lui etait +inappreciable depuis son entree dans la vie politique--le flair et +le genie du commerce qui faisaient d'elle une associee a laquelle il +pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication +que pour la vente. Pendant qu'a Paris il s'occupait des affaires de la +France, a Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles +de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'etait pas rare +d'en rencontrer autrefois derriere les rideaux verts d'un comptoir, mais +comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la +comptabilite, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-meme. + +Si bon commercant que fut Adeline, ce n'etait cependant pas d'affaires +qu'il avait hate de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, +il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui +ecrivait tous les soirs; c'etait sa femme meme, c'etait sa fille qui +occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en repondant avec plus +ou moins d'a-propos a sa mere, ses yeux allaient de l'une a l'autre. +S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-la, et il n'etait +pas rare que tout a coup il s'interrompit pour se pencher vers elle et +l'embrasser en la prenant dans ses bras: + +--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa? + +Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa +beaute qui lui semblait incomparable; ou trouver une fille de dix-huit +ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne +voyait chez aucune autre, une fraicheur de carnation, une profondeur, +une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractere! + +Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots +affectueux pour la petite Leonie, sa niece, agee de douze ans, dont il +etait le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maitres particuliers, parce qu'elle etait trop faible de sante pour etre +envoyee a Rouen au couvent des Dames de la Visitation ou toutes les +filles des Adeline avaient ete elevees. + +Le diner se prolongeait; quand il etait fini, l'heure etait avancee; +alors il roulait lui-meme sa mere jusqu'a la chambre qu'elle occupait +au rez-de-chaussee, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle etait +paralysee; puis, apres avoir embrasse Berthe et Leonie, qui montaient +a leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors +commencait entre eux la causerie serieuse, celle des affaires, qui, plus +d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit. + +Ils avaient la sous la main les livres, la correspondance, les carres +d'echantillons, ils pouvaient discuter serieusement et se mettre +d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait ete reserve: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; +a son tour, il racontait ses demarches a Paris dans l'interet de leur +maison, il disait quels commissionnaires, quels commercants il avait +vus, et, tirant de ses poches les echantillons qu'il avait pu se +procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les +comparaient a ceux qui avaient ete essayes chez eux. + +Pendant quelques annees, quand ils avaient arrete ces divers points, +leur tache etait faite pour la soiree: la semaine finie etait reglee, +celle qui allait commencer etait decidee; mais des temps durs avaient +commence ou les choses ne s'etaient plus arrangees avec cette facilite: +la consommation se ralentissant, il fallait etre plus accommodant pour +la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forces de courir des aventures, avaient consenti a traiter +jusqu'a ce jour; de grosses faillites avaient ete le resultat de ce +nouveau systeme; elles s'etaient repetees, enchainees, et il etait +arrive un moment ou la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de +la peine a combiner ses echeances. + + +III + +Un soir qu'on attendait Adeline, la famille etait reunie dans le bureau +dont on venait de fermer les volets apres le depart des ouvriers et +des employes. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre a images, devant un +pupitre Leonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline +couvrait de chiffres un cahier forme de lettres de faire part qui, +cousues ensemble, servaient de brouillon et economisaient une main de +papier ecolier. La cour si bruyante dans la journee etait silencieuse; +au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, +et dans le bureau que le poele qui ronflait, le gaz qui chantait et la +plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le +frolement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, +recommencait. C'etait hativement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitee. + +--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman. + +--Non. + +La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement + +--Qu'est-ce qui ne va pas! + +--Mais rien. + +Autrefois, la Maman ne se serait pas contentee de cette reponse, car +evidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose +preoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'etait fait rembourser sa part +de propriete dans la maison de commerce, elle n'avait plus la meme +liberte de parole. Ce remboursement ne s'etait pas fait sans resistance, +sinon chez Adeline soumis a la volonte de sa mere, au moins chez madame +Adeline. Qu'une mere avec deux enfants donnat la moitie de sa fortune +a l'un de ses fils, il n'y avait rien a dire, mais qu'elle voulut la +donner entiere en depouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'etait +pas juste. Et la bru s'etait expliquee la-dessus avec la belle-mere +nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient change de +caractere. Quand la Maman possedait la moitie de la maison de commerce, +elle etait une associee, et on lui devait les comptes qu'on rend a un +associe. Sa part remboursee, les inventaires ne lui avaient plus ete +communiques, les comptes ne lui avaient plus ete rendus. Qu'eut-elle pu +demander? elle n'etait plus rien dans cette maison. A la verite, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais +le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'etait sur certains +sujets seulement que cette liberte se montrait; sur la marche des +affaires, ils etaient avec elle aussi reserves l'un que l'autre. Quand +elle insistait pres de Constant, il repondait invariablement que les +choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et +meme la reticence se laissait voir dans ses reponses. Et alors, avec +inquietude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent +mille francs a son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de +faillites; les acheteurs qu'elle etait habituee a voir autrefois +venaient maintenant si rarement a Elbeuf. Si encore elle avait pu +rejeter sur sa bru la responsabilite de cette situation, c'eut ete un +soulagement pour elle. Mais, malgre l'envie qu'elle en avait, cela +ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaitre, la +fabrique n'avait ete dirigee avec plus d'intelligence et plus d'ordre; +la surveillance etait de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi +bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les +services on trouvait de ces economies ingenieuses que seules les femmes +savent appliquer sans rien desorganiser et sans soulever des plaintes. + +Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce +rien, elle reprit la lecture de son journal: cependant, il etait certain +qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru +aussi nerveuse, et cela etait caracteristique chez une femme calme +d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posseder, et ne dire comme +ne laisser paraitre que ce qu'elle voulait bien. + +Cependant, si absorbee qu'elle voulut etre dans sa lecture, elle ne +pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; a +un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question: + +--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite? + +--MM. Bouteillier freres ont suspendu leurs payements. + +Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'etre pas +interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta. + +--Vous etes engagee avec eux pour une grosse somme? + +--Assez grosse. + +--Et elle vous manque pour votre echeance? + +--Constant doit m'apporter les fonds. + +Le soulagement qu'eprouva la Maman l'empecha de remarquer le ton de +cette reponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, +on pouvait etre tranquille. La suspension de payement des freres +Bouteillier suffisait et au dela pour expliquer l'etat nerveux de madame +Adeline; ils etaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus +anciens, les plus fideles, et leur disparition se traduirait par une +diminution de vente importante. Sans doute cela etait facheux, mais non +irremediable; elle avait foi dans la maison de son fils au meme point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on +traversait ne dut bientot prendre fin; les beaux jours qu'elle avait +vus reviendraient, il n'y avait qu'a attendre. Elle demandait a Dieu de +vivre jusque-la; si apres avoir sauve l'honneur des Adeline elle pouvait +voir la solidite de leur maison assuree, elle serait contente et +mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manque une +seule fois, excepte pendant ses couches, la messe de sept heures a +Saint-Etienne, ou, par sa piete, elle avait fait l'edification de +plusieurs generations de devotes, mais jamais on ne l'avait vue prier +avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui +semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittat pas son fauteuil roulant +et ne put pas se prosterner a genoux, au mouvement de ses levres et a +l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa priere. Ses yeux ne +quittaient pas la verriere ou saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un metier des vieux temps et c'etait lui +qu'elle implorait particulierement pour son fils comme pour son pays +natal. + +La plume de madame Adeline continuait a courir sur son brouillon quand +dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait +qu'il y eut deux personnes. Les pas s'arreterent a la porte du bureau, +ou discretement on frappa quelques coups. + +--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Leonie, se levant avec +l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre +un travail ennuyeux. + +--Mais, sans doute, repondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise +qu'a cette heure on frappat a cette porte et non a celle de +l'appartement. + +Les verrous furent promptement tires et la porte s'ouvrit. + +-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Leonie. + +C'etait en effet le chef de la maison Eck et Debs, le pere Eck, comme on +l'appelait a Elbeuf, accompagne d'un de ses neveux. + +--_Ponchour, matemoiselle_, dit le pere Eck avec son plus pur accent +alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu. + +L'oncle etait un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de +manieres, court de jambes et court de bras, a la physionomie ouverte, +gaie et fine, dont les cheveux frises, le nez busque et le teint mat +trahissaient tout de suite l'origine semitique; le neveu, au contraire, +etait un beau jeune homme elance, avec des yeux de velours, et des dents +blanches qui avaient l'eclat de la nacre entre des levres sanguines et +une barbe noire frisee. + +--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle +Perthe_. + +Ce dernier bonjour fut accompagne d'une reverence. + +-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-la, je _groyais_ +qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumiere au +_pureau_, j'ai _gru_ que c'etait lui qui _trafaillait; foila gomment_ +j'ai frappe a cette _borte_; excusez-moi, _mestames_. + +Ce fut une affaire de leur trouver des sieges, car le bureau etait +meuble avec une simplicite veritablement antique: une table en bois +noir, deux pupitres, des rayons en sapin regnant tout autour de la piece +pour les registres et la collection des echantillons de toutes les +etoffes fabriquees par la maison depuis pres de cent ans, quatre chaises +en paille, et c'etait tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi a +plus de trois cent millions d'affaires. + +C'etait apres la guerre que les Eck et Debs, etablis jusque-la en +Alsace, avaient quitte leur pays pour venir creer a Elbeuf une grande +manufacture de "draps lisses, elasticotines, faconnes noirs et +couleurs", comme disaient leurs en-tetes, ou s'accomplissaient, sans +le secours d'aucun intermediaire, toutes les operations par lesquelles +passe la laine brute pour etre transformee en drap pret a etre livre +a l'acheteur, et tout de suite ils etaient entres en relations avec +Constant Adeline, que son caractere autant que sa position mettaient +au-dessus de l'envie et de la jalousie, et aupres de qui ils avaient +trouve un accueil plus liberal qu'aupres de beaucoup d'autres +fabricants. Sans arriver a l'amitie, ces relations s'etaient continuees, +s'etendant meme aux familles. A la verite, madame Adeline mere n'avait +point vu madame Eck mere, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi +fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'etre dans la sienne; +mais mesdames Eck et Debs faisaient a madame Constant Adeline des +visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux freres Eck +et les trois freres Debs avaient plus d'une fois danse avec Berthe. + +Les politesses echangees, le pere Eck prit son air bonhomme, et, +regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres: + +--_Touchours a l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien +afoir_ une _embloyee gomme fous_ et... au meme _brix_. + +Et il partit d'un formidable eclat de rire, car il etait toujours le +premier a sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquieter de +savoir s'il n'etait pas quelquefois le seul a les trouver droles. + +Mais ses eclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-a-dire +instantanement; il prit une figure grave, presque desolee: + +--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier +freres? demanda-t-il. + +--J'en ai recu ce matin. + +--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_? + +--C'est ce qu'on m'ecrit. + +--Est-ce que _fous_ etiez engages _afec_ eux? + +--Malheureusement. Et vous? + +--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas +foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_; +c'etait _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux +Champs-Elysees, chateau aux _enfirons_ de _Baris, filla_ a Trouville, +_sechour_ a Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_. + +Il y eut un silence; le pere Eck paraissait assez gene, et madame +Adeline l'etait aussi jusqu'a un certain point, se demandant ce que +pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide: + +--Est-ce que vous etes satisfait de vos nouveaux procedes de teinture? +demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur metier, +qui pouvait fournir une inepuisable matiere et que d'ailleurs elle etait +bien aise de tirer au clair. + +--Oh! _dres satisvait_. + +--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay? + +Il ouvrit la bouche pour repondre, puis il la referma, et ce fut +seulement apres quelques secondes de reflexion qu'il se decida: + +--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire, +l'infentaire_ n'a _bas_ ete _vait_. + +Cela fut repondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire +a sa sincerite, mais il la compromit malheureusement en se hatant de +changer de sujet. + +--Quand _fous foutrez fenir_ a la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de +_fous_ montrer ca; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est +nos nouveaux metiers-fixes a _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle +infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installes, tous +les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_ +de _veraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouve_ un _bervectionnement_ +aussi simple que _barvait_; il faut voir ca; je lui ai fait _brendre_ un +_prefet_. Il a vraiment le _chenie_ de la mecanique, ce garcon-la. + +--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet? + +--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, +_touchoure_. + +--Ce qu'on appelle a Elbeuf les Cocodes, dit Michel en riant et en +repetant une plaisanterie qui etait spirituelle a Elbeuf. + +Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint aupres de madame +Adeline: + +--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_? + +Passant la premiere, madame Adeline le conduisit dans le salon. + + +IV + +--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on? + +Ce fut la question que madame Adeline, troublee, se posa, mais qu'elle +eut la force, cependant, de retenir pour elle. + +Bien qu'elle n'eut aucune raison de se defier de M. Eck, qu'elle savait +droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, +elle avait ete si souvent, en ces derniers temps, frappee de coups qui +s'abattaient sur elle a l'improviste et tombaient precisement d'ou on +n'aurait pas du les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous +sur ses gardes, inquiete et craintive. + +Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps +des essais pour fabriquer la nouveaute mecaniquement et en grand comme +ils fabriquaient le drap lisse: etait-ce la la cause de cette visite +etrange? Dans ces Alsaciens ingenieux qui savaient si bien s'outiller et +qui reussissaient quand tant d'autres echouaient, allait-elle rencontrer +des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses +affaires! + +Etait-ce un danger menacant leur maison ou la situation politique de +son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance +amicale? + +De quelque cote que courut sa pensee, elle ne voyait que le mauvais sans +admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'etait +de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie +ordinairement ouverte et gaie. + +Elle s'etait assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et +elle attendait qu'il commencat; ce qu'il avait a dire etait donc bien +difficile? + +Enfin il se decida: + +--Quand nous nous sommes expatries _pour fenir a Elpeuf_, nous n'_afons +pas drouve_ ici tout le monde bien _tispose_ a nous recevoir. On +_tisait_: "Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin +t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ ete parmi ceux-la, au _gontraire_, il +n'a obei qu'a un sentiment patriotique pour les exiles et aussi pour sa +ville ou nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a ete +au coeur; _tans_ la position ou nous etions, quittant notre pays, +recommencant la vie a un age ou beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos, +nous _afons_ ete heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_. + +Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquietude de madame +Adeline se detendit. + +--Quand l'annee _terniere_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin +de perdre mon _peau_-frere Debs, nous _afons_ encore retrouve M. +_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passe a ce moment et comment des gens +se sont recuses pour ne pas lui faire des funerailles convenables; on +_tisait_: "Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire +concurrence?" Toutes sortes de mauvais sentiments s'etaient eleves +contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-la memes qui +auraient du se mettre en avant se sont mis en arriere. M. _Ateline_ +etait alors a _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il +_bouvait_ tres _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce +qui se passait ici,--peut-etre meme est-ce _bar fous, matame_? + +--Il est vrai que je lui ai ecrit. + +M. Eck se leva et avec une emotion grave il salua respectueusement: + +--J'aime a _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin, +_aferti_, il a quitte _Baris_ et sur cette tombe, lui depute, il n'a pas +craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnete homme qui avait apporte +ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une +ville ou il y a tant de misere. Et pour cela il a trouve des paroles qui +retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les +membres de notre famille. + +Il fit une pause, emu bien manifestement par ces souvenirs; puis +reprenant: + +--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_ +allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demande +ce moment d'entretien _bartigulier_. Apres ces _exbligations, fous +gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels +termes nous _barlons_ de lui: ma mere, ma soeur, ma femme, mes fils, mes +_nefeux_ et moi-meme; il n'est _bersonne_ a _Elpeuf_ pour qui nous avons +autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitie. Ce qui vous +touche nous interesse et _pien_ souvent nous nous sommes _rechouis_ +en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes +affliges en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier. + +Peu a peu, madame Adeline s'etait rassuree: tout cela etait dit avec +une bonhomie et une sympathie si evidentes que son inquietude devait se +calmer comme elle s'etait en effet calmee; mais a ces derniers mots, +qui semblaient une entree en matiere pour une question d'argent, ses +craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitie qui +se manifestaient avec si peu d'a-propos n'allaient-elles aboutir a une +conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'etait pas un mechant homme avait +voulu adoucir en la preparant: c'etait le terrible de sa situation de +voir partout le danger. + +--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pesoin_ d'etre dans des +conditions _bartigulieres_ pour etre charme en voyant mademoiselle +_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa +mere, et un jeune homme, alors meme qu'il ne connait pas sa famille, +ne peut pas ne pas etre seduit par elle, mais combien _blus_ fortement +doit-il l'etre quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_ +exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis +betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en realite un sage +garcon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands +services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractere le _blus_ +aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ egal que +je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous +_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille. + +Bien des fois et depuis longtemps deja, madame Adeline avait marie +sa fille, choisissant son gendre tres haut, alors que leurs affaires +etaient en pleine prosperite, descendant un peu quand cette prosperite +avait decline, baissant a mesure qu'elles avaient baisse, jamais elle +n'avait eu l'idee de Michel Debs. Un juif! + +Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappe. + +--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez a _matame Ateline_ mere, qui est +une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_ +notre mere qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +votre. C'est ce que j'ai _tit_ a mon _betit_ Michel quand il m'a _barle_ +de ce mariage. "Et ta grand'mere, et la grand'mere de _mademoiselle +Perthe_, hein!" + +Justement apres etre revenue un peu de son etourdissement, c'etait a ces +grand'meres qu'elle pensait, a celle de Berthe et a celle de Michel. + +De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloitree comme +une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystere +et l'inconnu rendaient effrayantes. + +Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise +aux pratiques les plus etroites de sa religion? De quel oeil +regarderait-elle une chretienne a sa table, elle qui ne mangeait que +de la viande pure, c'est-a-dire saignee par un sacrificateur, ouvrier +alsacien verse dans les rites, qu'elle avait fait venir expres? + +Bien qu'elle n'eut ni le temps ni le gout d'ecouter les bavardages +qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir +quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait a cette vieille juive et +ne pas en etre frappee. + +Avant l'arrivee des Eck et des Debs a Elbeuf, on s'occupait peu des +usages des juifs, mais du jour ou cette vieille femme s'etait installee +dans sa maison, son rigorisme l'avait imposee a la curiosite et aussi +a la critique. C'etait monnaie courante de la conversation de raconter +qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur +le saignat;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans ecailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui +appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour +le maigre;--que le poisson seul pouvait etre arrange au beurre, a +l'huile ou a la graisse;--que, dans les repas ou il etait servi de la +viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gateaux;--qu'on +preparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-la +les Israelites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de +fer sur des braises, et sur cette plaque on placait le vase contenant +les mets tout cuits, ce vase ne pouvait etre pris que par des mains +juives;--enfin, que ses cheveux coupes etaient recouverts d'un bandeau +de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille a ne pas +laisser pousser leurs cheveux. + +Sans doute il y avait dans tout cela des exagerations, mais le +vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu +encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis +vingt ans qu'elle en avait trop souffert aupres de sa belle-mere pour +vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien degagee +qu'elle fut de certains prejuges, elle ne l'etait point encore de +celui-la. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde +n'avait epouse un juif: cela ne se faisait pas a Elbeuf. + +Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de reflechir, il continuait: + +--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de +son amour, c'est un honnete homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame +Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barle_, mais ses +levres ne se sont pas ouvertes. Peut-etre sait-elle cependant qu'elle +est aimee, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces +choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a +_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est la ce qui +m'amene chez vous. J'esperais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne +manque pas les occasions ou il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu a +m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-etre pas tres convenable. +Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fut absent et j'en suis heureux, +puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une +mere vaut mieux qu'un pere. Vous la transmettrez a _M. Ateline_ et, si +_fous_ le jugez _pon_, a _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_ +prie d'insister sur son amour; c'est sincerement, c'est _tentrement_ +qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un +mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur +que nous attachons a unir notre famille a la votre. Je veux vous +_barler_ franchement, a coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne +recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est depute +et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _tecore_ et n'ai rien a +attendre du gouvernement; quant a la situation de nos affaires, elle +est _ponne_; la ou d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons; +les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les +communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_. + +Il se frotta les mains: + +--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est +organisee pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura +un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas +que la graine en manque de sitot. Donc, ce que nous cherchons uniquement +dans ce mariage, c'est l'honneur d'etre de _fotre_ famille: le pere +Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, +et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et +Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient +des _Ateline_. + +Sur ce mot, il se leva. + +--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline. + +--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidee_ +que je ne la _blaiderais_ moi-meme. + +Ils rentrerent dans le bureau, ou ils trouverent Leonie, la figure +epanouie par un eclat de rire. + +--Je _fois_ qu'on s'est amuse, dit le pere Eck, on a taille une _ponne +pafette_. + +--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Leonie. + +--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et +qu'est-ce donc qu'il vous contait? + +--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le +savez-vous, monsieur Eck? + +--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques +n'etaient pas aussi avancees que maintenant, et nous ne savions pas que +les Carthaginois se _cantaient_. + +--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains. + +--Ah! vraiment? dit le pere Eck qui n'avait pas compris. + +--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire +d'excuse a madame Adeline, mademoiselle Leonie faisait un devoir sur +Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'egayer. Je crois que +maintenant elle n'oubliera plus Annibal. + +--M. Michel sait trouver un mot agreable pour chacun, dit la maman. + +Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et a leur eclat il +etait evident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouve quelque +chose d'agreable,--mais a coup sur de moins enfantin que pour Leonie. +L'aimait-elle donc? + + +V + +L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; +elle n'avait plus la tete aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait +marche. + +On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mere dans la salle a manger, +et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas +moins la maison, alla voir a la cuisine si tout etait pret pour servir +quand le maitre arriverait, puis elle revint dans la salle a manger +attendre. + +--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas? + +--Non, grand'mere, repondit Berthe, il va comme Saint-Etienne. + +--Comment ton pere n'est-il pas arrive? aurait-il manque le train? + +Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquietude evidente, +en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience +extraordinaire. + +Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas presses +dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule. + +Presque aussitot Adeline entra dans la salle a manger, tenant dans sa +main celle de sa fille; tout de suite il alla a sa mere, qu'il embrassa, +puis, apres avoir embrasse aussi sa femme et Leonie, il se debarrassa +de son pardessus, qu'il donna a Berthe, et de son chapeau, que lui prit +Leonie. + +Alors il s'approcha de la cheminee ou, sur des vieux landiers en fer +ouvrage, brulaient de belles buches de charme avec une longue flamme +blanche. + +--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement +ouvertes devant la flamme. + +Sa mere et sa femme le regardaient avec une egale anxiete, tachant de +lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; +ce visage epanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment. + +Tout a coup, il se redressa vivement; deboutonnant sa jaquette, il +fouilla dans sa poche de cote et en tira cinq liasses de billets de +banque qu'il tendit a sa femme: + +--Serre donc cela, dit-il. + +La Maman laissa echapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit +rien, mais a l'empressement avec lequel elle prit les billets et a la +facon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner +son emotion et son sentiment de delivrance. + +Aussitot que madame Adeline revint dans la salle a manger; on se mit a +table. + +Bien entendu, ce soir-la les affaires personnelles passerent avant la +politique, et la Maman fut la premiere a mettre la conversation sur les +freres Bouteillier: + +--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en +arriver a cette catastrophe? + +--L'anciennete et l'honorabilite ne sauvent pas une maison, repondit +Adeline, c'est meme quelquefois le contraire qu'elles produisent. + +Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement +il etait d'une extreme bienveillance, prenant les choses, meme les +mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, +ayant toujours ete heureux, ne se fache pas pour un pli de rose, +convaincu que celui qui le gene aujourd'hui sera efface demain. + +Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hata meme d'attenuer ce +mot qui lui avait echappe: la catastrophe qui frappait les Bouteillier +n'etait pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'etait une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilite complete; il paraissait +meme certain que les payements reprendraient bientot et qu'on perdrait +peu de chose avec eux. + +Cela ramena la serenite sur les visages et acheva ce que les cinq +liasses de billets de banque avaient commence; la conversation, d'abord +tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne +voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel. + +--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline. + +--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, repondit +madame Adeline. + +--Et qu'est-ce qu'il voulait, le pere Eck? dit Adeline d'un ton +indifferent en se versant a boire. + +Cette question fit relever la tete a la Maman, qui maintenant qu'elle +etait debarrassee de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait +ce que signifiaient cette visite et ce tete-a-tete avec sa bru. Pourquoi +le pere Eck n'avait-il pas parle devant elle? A son age, ce juif +n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse? + +--Je te conterai cela apres diner, dit madame Adeline. + +--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman +avec une dignite blessee. + +--Oh! Maman! s'ecria Adeline. + +--Vous savez bien que vous n'etes jamais de trop, dit madame Adeline +sans s'emouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre +chambre apres le diner, vous assistiez au recit de cette visite. + +Il n'etait pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorite, fit +des algarades de ce genre a sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait +pas etre juge entre sa femme et sa mere, sortait d'embarras par une +diversion plus ou moins adroite; il recourut a ce moyen: + +--Tu sais, fillette, dit-il a Berthe, que j'ai pense a toi; comme tu me +l'avais recommande, j'ai ete me promener dans l'allee des Acacias +mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regarde toutes les femmes +elegantes, je ne peux pas te dire si cette annee les redingotes seront +longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et +j'en ai vu qui s'arretaient un peu plus bas que les hanches; tu peux +donc faire la tienne comme tu voudras. + +--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une +moyenne et une courte? + +--C'est une idee. Je dois dire aussi, pour etre fidele a la verite, que +j'ai vu peu de foule: ce qui est facheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi. + +Apres sa fille, ce fut le tour de sa niece: il s'etait acquitte de deux +commissions dont elle l'avait charge: il avait achete l'_Atlas_ qu'elle +desirait et commande une boite de pastels telle que la voulait papa +Nourry. + +--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite a dessiner +ses oiseaux. + +--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil! + +Le diner tourna un peu plus court qu'a l'ordinaire; le dessert a peine +servi, Berthe se leva de table et fit signe a Leonie de se lever aussi. +Ce n'etait pas la presence de la Maman qui empechait de parler de la +visite du pere Eck, c'etait la leur; Berthe l'avait compris et ne +voulait pas retarder le moment des explications. + +--Viens, dit-elle a sa cousine. + +Elles monterent a leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil +de sa mere dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte. + +--Eh bien? demanda-t-elle. + +--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son +neveu Michel. + +--Le pere Eck! s'ecria Adeline. + +--Ce juif! s'ecria la Maman en levant au ciel ses mains que +l'indignation rendait tremblantes. + +Comme madame Adeline ne repondait rien, la Maman reprit: + +--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand! + +--Il ne faut rien exagerer, dit Adeline, il est plus Francais que nous, +puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a paye cet honneur d'une partie +de sa fortune. + +--Crois-tu donc que s'il avait trouve son interet a etre Prussien, il ne +le serait pas? + +--Enfin, il ne l'est pas. + +--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif! + +--Assurement non. + +--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure! + +--Je suis au moins aussi surpris que vous. + +--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui +me souleve de ce fauteuil ou depuis quatre ans je reste inerte. + +--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure? + +--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en +existe pas moins. + +--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous +demandant la main de notre fille. + +--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est +juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi? + +--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est la un prejuge d'un +autre age. Le temps n'est plus ou le juif etait un paria, il s'en faut +de tout; il n'y a qu'a ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe +aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie. + +Puis, comme il voulait enlever a cet entretien la violence passionnee +que sa mere y mettait, il prit un ton enjoue: + +--Si les choses marchent du meme pas, il est facile de prevoir qu'avant +peu ce sera le chretien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu +des premieres representations: en tete des personnes citees, ce sont des +juifs que tu trouveras. + +Mais au lieu de calmer sa mere, il l'exaspera. + +--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysee, je n'ai plus +d'initiative, je n'ai plus d'autorite, je n'ai plus la fortune qui la +fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta +mere et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, +la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes +habitues a discuter le pour et le contre et a trouver qu'il y a autant +de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce +qu'ils sont eux-memes, un incredule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu +ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolerance; il n'y a +pas de tolerance pour le mal, il doit etre ecrase. + +Elle avait toujours a cote d'elle une forte canne avec laquelle elle +faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point +appeler pour qu'on le roulat; elle la prit, et, d'une main encore +vigoureuse, elle frappa le parquet avec une energie qui disait celle de +sa volonte. + +--Il doit etre ecrase. + +Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir ecraser un etre +vivant, le pere Eck, sans doute, ou son neveu, plutot qu'une chose +ideale--ce mal qui l'enflammait. + +Adeline aimait sa vieille mere autant qu'il la respectait; aussi, +lorsqu'elle abordait la question religieuse, tachait-il toujours, +lorsqu'il ne pouvait pas ceder, de laisser tomber la conversation ou de +la detourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien +abandonner de ses idees; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des +engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'etait pas +une discussion plus ou moins theorique qui etait soulevee, c'etait une +affaire personnelle, qui pouvait etre la plus grave pour sa fille--celle +de sa vie meme. + +--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter +par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck +injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se presente. + +--Toujours les conditions, les circonstances attenuantes. + +Sans repondre a sa mere, il s'adressa a sa femme: + +--Hortense, dis-nous ce qui s'est passe dans ton entretien avec M. Eck. + +Il fit un signe furtif a sa femme pour qu'elle allongeat son recit +autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mere se calmerait sans +doute. + +Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta a peu pres +textuellement les paroles de M. Eck. + +Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers +mots elle lui coupa la parole: + +--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la +repulsion qu'ils inspiraient en venant s'etablir ici pour ruiner +d'honnetes gens par la concurrence. + +--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons +rien. + +Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit +encore: + +--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! +tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais ecoute! + +Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les +Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tete en murmurant: + +--L'estime de ces gens-la! voila une belle affaire vraiment! il n'y pas +de quoi se rengorger comme tu le fais. + +Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se +contenir; mais quand sa bru repeta les paroles meme qui avaient ete +la conclusion du pere Eck: "Est-ce que ce serait une mauvaise raison +sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des +rameaux nouveaux", elle poussa un cri d'indignation: + +--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre +maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, +c'est la maison qu'il leur faut. + +Apres cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait +les yeux fixes sur le plancher et paraissait suivre sa pensee, agitant +ses levres sans former des mots distincts. Tout a coup elle prit la main +de son fils violemment: + +--Constant, la verite: on me la cache ici, ta femme, toi-meme. +Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien +malade que ces gens pensent pouvoir heriter de toi? + +Il hesita un moment en regardant sa femme: + +--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton +coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne repondras-tu pas a ta mere? + +Il hesita encore. + +--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement. + +--Oui. + + +VI + +La Maman, si exaltee quelques minutes auparavant, avait tendu la main a +son fils, et comme il etait venu s'asseoir pres d'elle, elle tenait la +main qu'il lui avait donnee entre les siennes. + +--Mon pauvre garcon, repetait-elle, mon pauvre garcon! + +--Tu as raison de te plaindre, dit-il, apres avoir consulte sa femme +d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons cache la verite. + +--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mere, +un autre soutien? + +--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquieter. Tu as besoin de calme, de +repos, et tu n'es que trop disposee a te donner la fievre. A quoi bon te +tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, etre de peu de +duree? + +--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas +merite que tu me fisses injustement ce chagrin; m'eloigner de toi, nous +separer, je ne comprends pas qu'une pareille pensee ait pu te venir. + +Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son +mari et sa belle-mere, mais c'etait a condition que d'une facon directe +ou indirecte elle ne fut pas elle-meme prise a partie: dans ces derniers +mots elle vit une allusion a son influence et ne voulut pas la laisser +passer sans repondre. + +--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous etait bien +difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraitre en faire +remonter la responsabilite a l'effort que nous nous sommes impose pour +vous rembourser votre part, car c'est a partir de ce moment meme que +notre gene a commence. Nous avions compte sur de bonnes annees; nous en +avons eu de mauvaises. Fallait-il a chaque perte ou a chaque inventaire +vous dire: "Voila la situation!" Cela eut-il ete discret et delicat? +Nous ne l'avons pense, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus +influence qu'il ne m'a influencee lui-meme. Cela s'est fait tacitement, +spontanement entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'etait +vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi +comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer. + +--Et quand vous avez vu qu'ils duraient? + +--Il etait trop tard pour vous porter un si gros coup. + +--Enfin, quels sont-ils? + +Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole: + +--Un mot va te repondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai +remis a Hortense en arrivant; d'ou crois-tu qu'ils viennent? + +--De chez un banquier? + +--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En realite, +de chez une simple connaissance u qui je n'aurais jamais pense a +m'adresser, qui est venue a moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce pret. + +Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite +la rassurer. + +--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parle, que je rencontre +chez mon collegue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un +homme du monde, charmant, tres lance. Je dinais hier chez M. de Cheylus, +et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guere +parle que de la debacle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place egale a celle qu'ils occupaient dans le commerce. +Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas cache +qu'elle etait un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi +mal a propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a +accompagne; nous avons cause des Bouteillier, longuement cause: tres +galamment il s'est mis a ma disposition, en me demandant d'user de lui +comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que +peut dire un homme aimable. Je l'ai remercie, mais, bien entendu, j'ai +refuse. Ce matin, il est venu chez moi et a recommence ses offres +de services d'une facon si pressante que j'ai fini par accepter ses +cinquante mille francs; il se serait fache si j'avais persiste dans mon +refus. + +--Voila qui est bien etonnant, dit la Maman. + +--Qui serait etonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup +moins de la sienne: c'est, je vous le repete, le plus charmant homme que +j'aie rencontre, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire +qu'il est le mien; jamais personne ne m'a temoigne autant de sympathie; +s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut etre mon gendre. + +--Peut-etre veut-il etre tout simplement celui de la maison Adeline, dit +la Maman. + +--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose a un jeune homme +lance comme lui et vivant dans un monde ou la gloire des maisons de +commerce n'est pas cotee. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: +c'est lui qui m'a prete ces cinquante mille francs, et il nous rend un +service dont nous devons lui etre reconnaissants. + +--En es-tu donc la, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver +cinquante mille francs? s'ecria la Maman. + +--Non, Dieu merci; mais j'en suis la de savoir gre a celui qui m'epargne +le souci de les chercher. Au lendemain de la debacle des Bouteillier, +dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie +pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immediat de cinquante +mille francs; notre credit deja bien ebranle s'en serait mal trouve; +la pret de ce brave garcon nous donne le temps de respirer et de nous +retourner: n'est-ce pas, Hortense? + +--Assurement, surtout si, comme tu l'esperes, les Bouteillier reprennent +leurs payements. + +--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle +creee? comment en est-elle arrivee la? + +--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tete d'un geste +decourage. + +--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien a dire contre Hortense, +elle administre aussi bien que possible. + +--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la +notre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la +direction, il faut des circonstances, et la direction a ete mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques annees ont ete desastreuses. + +--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le +directeur. + +--Eh bien, j'ai ete un mauvais directeur: je me suis endormi dans le +succes, comme d'autres que moi se sont endormis a Elbeuf; nous faisions +bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'a continuer a bien faire; que +nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation +parce que nous lui etions superieurs: l'exportation a diminue a mesure +que l'outillage des pays etrangers s'est developpe, et l'importation +nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que +les commissionnaires comme les tailleurs ont interet a vendre au prix +qu'ils veulent des etoffes dont on ne connait pas la valeur vraie. Nous +nous sommes specialises dans notre superiorite, et au lieu de developper +par la science professionnelle le sens de la transformation et de la +mobilite, nous avons vecu pieusement sur le passe, sur le _foule_, sans +nous apercevoir que le _foule_ ne pouvait pas etre eternel, La mode n'en +veut plus; nous voila a bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on +ne veut pas de nos produits et si nous les vendons a perte? C'est la que +ma direction a ete mauvaise. Fier de ma superiorite, je me suis conduit +en artiste, non en commercant. + +--Tu as ete un Adeline, dit la Maman. + +--Peut-etre; mais tandis que j'etais un Adeline des temps passes, +d'autres etaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de +rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et +c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair a imiter et a +perfectionner les tissus, a transformer son outillage pour lui faire +produire l'article du jour. C'est la qu'a ete la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui +ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie +legere, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des metiers +mecaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, +la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de +l'argent a gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra a +l'emballage qu'il tissera aussi bien que les etoffes de prix. Le jour ou +la mode a decide que les vetements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la +draperie nouveaute pour hommes, et il l'a fabrique mieux qu'eux et a +meilleur marche. C'est ainsi qu'il a commence sa concurrence contre +nous, aide par les tailleurs qui achetent le Roubaix moins cher que +l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est +vulgaire d'etre habille en Elbeuf, c'est chic de l'etre en anglais... de +Roubaix. Un moment j'ai pense a me lancer dans cette voie. + +--Je te l'ai assez demande! interrompit madame Adeline. + +La Maman jeta un regard indigne a sa bru, a laquelle elle avait plus +d'une fois reproche d'etre une mauvaise Elbeuvienne. + +--Il est certain que, pour la nouveaute, il etait possible de faire a +Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de developper le tissage mecanique; +c'est meme la, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de +difficultes dans le present qui m'ont inquiete! Ou trouver les ouvriers +en etat de conduire ces metiers? Comment les rompre, du jour au +lendemain, a ce nouveau systeme? Comment affiner la delicatesse de leur +toucher et de leur vue de maniere a passer brusquement de nos fils +d'hier aux fils tenus d'aujourd'hui? Le metier a la main bat +vingt-cinq coups a la minute, le metier mecanique en bat de soixante +a soixante-dix; il faut pour suivre la rapidite de ces metiers, une +legerete de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas +presentement et qui ne s'acquiert pas en un jour. + +--Jamais on ne fera de la belle nouveaute sur les metiers mecaniques, +affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-etre, +de l'Elbeuf, non. + +Sans engager une discussion sur ce point avec sa mere, ce qu'il savait +inutile, il continua: + +--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage: +pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt metiers +prets a battre et a remplir les ordres; chaque metier coutant deux mille +cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec +l'immeuble, la machine a vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de cote la +teinture et la filature qui doivent s'executer au dehors avec avantage, +mais j'ajoute l'outillage pour le degraissage, le foulage et les +apprets, qui ne coute pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive +ainsi a un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas. + +Cela fut dit en glissant et a voix basse, de facon a ne pas l'appliquer +directement a la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps a +la reflexion de se produire, il reprit: + +--Enfin une derniere raison, qui, pour etre d'un ordre different, n'a +pas ete moins forte pour moi, m'a arrete. Ce qu'il y a de bon dans notre +travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il +s'execute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas a la _sonnette_, +comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, a +la ville ou a la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son metier par l'exemple. L'individualite existe et avec +elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualite +disparait comme disparait la famille; l'ouvrier perd meme son nom pour +devenir un numero; il faut quitter le village pour la ville ou le mari +est separe de sa femme, ou les enfants le sont du pere et de la mere; +plus de table commune autour de la soupe preparee par la mere, on va +forcement au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai +pas eu le courage d'assumer la responsabilite de cette transformation +sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout +nous amene a creer une nouvelle feodalite. Mais, pour moi, je n'ai pas +voulu mettre la main a cette oeuvre. Justement parce que je suis un +Adeline et que deux cents annees de vie commune avec l'ouvrier m'ont +impose certains devoirs, j'ai recule. Sans doute d'autres feront--et +prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas +de ceux-la, et cela suffit a ma conscience. Je n'ai pas la pretention +d'arreter la marche de la fatalite. Voila pourquoi, revenant a notre +point de depart, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas etre +accueillie par un brutal refus. Ma tache est finie, la leur commence; +ils sont dans le mouvement. + +--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux +plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus? + +--Je suis entrave, je ne suis pas arrete, voila la stricte verite. + +--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change +et que notre nouveaute reprenne: les jeunes gens se lasseront d'etre +habilles comme des grooms anglais et de s'exposer a se faire mettre +quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient +toujours. + +--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous +comme a Reims, ou de pere en fils on s'est enrichi a fabriquer du +merinos, et ou l'on continue a fabriquer du merinos, alors qu'il ne se +vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine. + +--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, +avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline +perisse que de la voir passer entre les mains de ces juifs. + +--Et Berthe? + +--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un +juif! + + +VII + +--Et toi? demanda Adeline a sa femme en entrant dans leur chambre, +dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de +devenir la femme d'un juif? + +--Veux-tu donc ce mariage? + +--Et toi ne le veux-tu point? + +--J'avoue que l'idee ne m'en etait jamais venue. + +--As-tu quelques griefs contre Michel Debs? + +--Aucun. + +--Ne le trouves-tu pas beau garcon? + +--Certainement. + +--Intelligent, sage, range, travailleur! + +--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui. + +--Et au contraire tu as entendu dire, a moi, aux autres, a tout le +monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tete +dans cette belle association de freres et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le pere Eck +se retirera. + +--C'est vrai. + +--Eh bien, alors? qui t'empeche d'admettre que sa femme puisse etre +heureuse? + +--Je ne dis pas cela; et pourtant.... + +--Quoi? + +--Il est juif. + +--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui etes +opposees, cela suffit, restons-en la. + +--Tu le desires donc? + +--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par +cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un +autre, bon ou mauvais selon son caractere particulier, mais qui en sa +qualite de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, +plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commercant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton +prejuge. + +--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'a lui-meme, ce prejuge. + +--C'est deja quelque chose. + +--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garcon, et si je le voyais +pour la premiere fois, si l'on m'enumerait les qualites que je lui +reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il desire epouser ma fille +sans m'apprendre en meme temps qu'il est juif, je serais toute disposee +a le considerer comme un gendre possible... et peut-etre meme desirable. +Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mere, et quand M. Eck m'a presente sa demande, je t'avoue que je +n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille +juive fanatique. + +--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous +la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout oblige, il me semble. +D'ailleurs la vieille madame Eck mene une existence si retiree qu'elle +ne doit pas etre une gene pour les siens. Je comprends que, si tout ce +qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais +comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos +moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chretiens. + +--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi. + +--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas +hostile et trouve qu'il est faisable, voila la verite vraie. Il y a +quelqu'un qu'il touche encore de plus pres que nous; c'est Berthe; +aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que +Berthe doit etre consultee. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination +des abominations; pour toi qui es d'un autre age et que la tolerance +a penetree, il serait inquietant, sans que tu pusses cependant le +repousser par des raisons serieuses et autrement que d'instinct, sans +trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut etre desirable. C'est a voir. +Si elle l'acceptait, il y aurait la un affaiblissement de prejuge tout a +fait curieux, mais qui, a vrai dire, ne m'etonnerait pas. + +Madame Adeline avait ravive le feu qui s'eteignait; elle fit asseoir son +mari devant la cheminee, et s'assit elle-meme a cote de lui. + +--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle. + +--N'est-ce pas la premiere chose a faire? Je ne veux pas plus la marier +malgre elle que je ne voudrais qu'elle se mariat malgre moi. + +--Et ta mere? + +--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de +nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposee a accepter ce +mariage, nous verrons alors ce qu'il y a a faire avec Maman... et avec +toi. + +--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: +il est evident que la repugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande +de M. Eck n'etait pas raisonnee; je reconnais qu'aucun reproche ne peut +etre adresse a Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais ete +chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas a s'occuper de moi; mais ta mere? Tu interroges Berthe et elle +te repond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de +Michel. J'ai peine a croire que, jusqu'a present, elle ait vu en lui un +futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. +Mais du jour ou tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naitre et +se developper vite, car je conviens sans mauvaise grace que Michel est +beau garcon, et qu'il sait mieux que personne etre aimable quand il veut +plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mere que nous faisons; a son age, avec son despotisme d'idees, +cela est bien grave, et la responsabilite est lourde pour nous. Ou tu +subis le refus de ta mere, et alors nous faisons le malheur de Berthe, +si ce sentiment est ne. + +--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a +ete surprise, finirait par entendre raison. + +Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la +Maman mieux que le fils ne connaissait sa mere, et savait par experience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison. + +--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mere, mais +tout n'est pas fini, il y a un empechement a ce mariage qui vient de +nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire a M. Eck que nous marions notre +fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en meme +temps celui de notre detresse? Je ne veux pas revenir sur mon prejuge et +dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille +sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre a une certaine fortune +escomptee vraisemblablement a l'avance. Mais il est commercant, et +trouveras-tu beaucoup de commercants dans une situation egale a celle +des Eck et Debs qui epouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous +pouvons donc en etre pour la honte de notre confession, et Berthe pour +l'humiliation d'un mariage manque. Est-il sage de nous exposer a un +pareil echec qui, se realisant, aurait des consequences desastreuses, +non seulement pour Berthe, mais encore pour notre credit. Reflechis a +cela. + +Ces derniers mots etaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et +deduisait les raisons qui s'opposaient a ce mariage, Adeline, qui tout +d'abord l'avait ecoutee en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbe manifestement dans une meditation douloureuse. + +--Tant d'annees de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de +luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'energie, pour +en arriver la! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je ecoute quand il en etait +temps encore! + +Elle le regarda, tristement penche sur le feu qui eclairait sa tete +grisonnante. Quels changements s'etaient faits en lui en ces derniers +temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'a quarante ans etait +reste si jeune! Comme sur son visage au teint colore les rides s'etaient +profondement incrustees; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent +egayes par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquietude. + +--Si encore, dit-il en suivant sa pensee et en se parlant plus encore +qu'il ne parlait a sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et +comment! J'ai ete bien imprudent, bien coupable de ne pas t'ecouter. + +Madame Adeline n'etait pas de ces femmes qui mettent la main sur la tete +de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'egayait; +s'il se decourageait, elle le reconfortait; de meme que s'il +s'emballait, elle l'enrayait. + +--Je n'etais sensible qu'a l'interet immediat, dit-elle, mais crois bien +que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente +ans, ayant sa position a faire, on pouvait courir cette aventure, mais a +ton age et dans ta situation il etait sage et naturel de ne pas oser la +risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'etre abstenu. + +--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-meme, +car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais +pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais a mon +aide quand je me sentais pret a te ceder. Un jour, il y a trois ans, +c'est-a-dire a un moment ou nous avions encore les moyens de transformer +notre fabrication, j'etais decide. J'avais tout pese et en fin de compte +j'etais arrive a la conclusion evidente, claire comme le soleil, que +c'etait pour nous le salut. J'allais te l'ecrire et j'avais deja pris +la plume, quand une derniere faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arreta. Au lieu de t'ecrire a toi, ici a Elbeuf, j'ecrivis +a Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos +concurrents payent le charbon, le gaz, le metre courant de construction. +La reponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 +francs le wagon, coute la-bas 120 francs; le gaz, grace aux primes de +consommation, coute 15 centimes le metre cube; enfin la construction +d'un batiment industriel revient a 22 francs le metre superficiel; tu +vois, sans qu'il soit besoin que je te le repete, tout ce que je me dis; +et comme je ne cherchais qu'un pretexte et qu'une justification pour +rester dans l'inertie, je ne t'ecrivis point. Les choses continuerent +a aller pendant que je me repetais glorieusement les raisons qui me +paralysaient, et elles finirent par nous amener au point ou nous sommes +arrives. + +Il se leva et se mit a marcher par la chambre a grands pas avec +agitation: + +--Heureux, s'ecria-t-il, ceux qui ne voient qu'un cote des choses, ils +peuvent se decider et agir, ils ont de l'initiative et de l'elan. Moi, +je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre +malheur. La faute en est-elle a mon caractere, a mon education? Est-ce +le milieu dans lequel j'ai vecu pendant les belles annees de ma vie, +tranquille, heureux sans avoir a prendre des resolutions entrainant avec +elles des responsabilites? toujours est-il que lorsque je suis en face +d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait +disparaitre lui-meme, s'enfoncer ou s'envoler. + +--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle +tendrement; tu es le meilleur des hommes. + +--A quoi cette bonte a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que +je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents +m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais ete seule, tu +aurais ete libre, tu l'aurais amelioree cette situation; moi, le +meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai +le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. +J'avais fait de si beaux reves quand nous etions encore les Adeline +d'autrefois! C'etait a peine si par le monde je trouvais assez de maris +pour faire mon choix. Et maintenant! + +Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant a sa femme et +s'arretant devant elle: + +--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se presente, je ne ferai +point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: "Il est bien difficile +de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser", +attendant que ces difficultes disparaissent d'elles-memes. Pour moi, +j'ai pu me perdre dans ces hesitations malheureuses, je ne les aurai +point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et la, dans la +tranquillite du tete-a-tete je l'interrogerai. + +Cela fut dit avec resolution, mais aussitot le caractere reprit le +dessus: + +--Apres tout, elle n'en voudra peut-etre pas de ce mariage. + + +VIII + +Dans une famille, la mere n'est pas toujours la confidente de ses +filles; c'est quelquefois le pere qu'elles choisissent; c'etait le cas +chez les Adeline, ou Berthe, tout en aimant sa mere tendrement, avait +plus de liberte et plus d'expansion avec son pere. + +Occupee, affairee, appartenant a tous; madame Adeline n'avait jamais pu +perdre son temps dans les longs bavardages ou se plaisent les enfants. +Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa +maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle +ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme +la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des +regards attendris et ces mouvements enveloppants ou les enfants sont si +habiles et si perseverants. Apres un baiser affectueusement donne, la +mere reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes etaient +comptees. + +Au contraire, Berthe avait toujours trouve son pere entierement a elle, +sans que jamais il lui repondit le mot qu'elle etait habituee a entendre +chez sa mere: "Laisse-moi travailler." Il n'avait pas a travailler, lui, +lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eut a faire, il ne le faisait +que lorsqu'elle lui en laissait la liberte; et bien souvent meme il +commencait sans attendre qu'elle vint a lui. Avec cela s'ingeniant a lui +plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'etait qu'une enfant; jeune homme, +lorsqu'elle etait devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derriere les pieces de drap et dans les armoires! Que de +visites aux quinze ou vingt poupees composant la famille de Berthe, qui +toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'etait donne la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux +un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'age n'avait +point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupees, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi +serieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'etait qu'une +gamine, ne se fachant point des moqueries de sa grand'mere et de sa +mere, mais sachant gre a son pere de la prendre au serieux et de la +defendre. + +--Ne la raille point, repetait-il, les petites filles qui aiment le plus +tendrement leurs poupees sont les memes qui plus tard aiment le plus +tendrement leurs enfants; on est mere a tout age. + +Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien +encore, comme dix ans auparavant, faire le "monsieur qui vient en +visite", le "medecin", et surtout le "grand-papa" qui revient de Paris +les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille. + +Dans ces conditions, il etait donc tout naturel qu'Adeline se chargeat +de parler a Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent +joue le role du "notaire" ou de l'"ami de la famille", venant entretenir +la "maman" de projets de mariage a propos de Toto ou de Popo, pour +remplir ce role serieusement et faire pour de bon le "papa." + +Le lendemain matin, le vent de la nuit etait tombe, et quand, a huit +heures, le pere et la fille monterent dans la vieille caleche, le ciel +etait clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du cote du +levant comme on en voit souvent, en novembre, apres les grandes pluies +d'ouest. Bien que le cocher fut sur son siege, on ne partit pas tout +de suite, parce qu'il fallait arrimer le dejeuner dans le coffre de +derriere et c'etait a quoi s'occupait madame Adeline, aidee de Leonie. +Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on +devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait +ajouter aux oeufs frais de la fermiere. Enfin le coffre fut ferme. + +--Bon voyage! + +--A ce soir! + +Et de la rue Saint-Etienne la caleche passa dans la rue de l'Hospice +pour gagner la cote du Bourgtheroulde; comme le temps etait doux, les +glaces n'avaient point ete fermees; en tournant au coin de la rue du +Thuit-Anger, Adeline apercut Michel Debs qui venait en sens contraire. + +--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il. + +--Il faut le lui demander, repondit Berthe en riant. + +--Ce n'est pas la peine. + +On se salua, et pour la premiere fois, Adeline remarqua qu'il y avait +dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tete et le geste +de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au +salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors? + +--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce +matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passes. + +--Comment l'aurait-il su? + +--Tu aurais pu le lui dire hier au soir. + +Berthe ne repondit pas. + +Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, +Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le +continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberte qu'il lui +fallait: c'etait la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se +decider, l'emotion lui serrait le coeur; l'heure presente etait +si differente de celle qu'autrefois, dans ses moments de reveries +ambitieuses, il avait espere! + +Comme depuis longtemps deja il gardait le silence, absorbe dans ses +pensees, Berthe le provoqua a parler. + +--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux +d'aller au Thuit? + +C'etait une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout +de suite de Michel, au moins pour la preparer a se prononcer sur sa +demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de +lui dire: "Michel Debs, l'associe de la maison Eck et Debs, desire +t'epouser"; il fallait aussi qu'elle sut a l'avance dans quelles +conditions Michel se presentait et l'interet materiel qu'il pouvait y +avoir pour elle a l'accepter; ce n'etait pas du tout la meme chose de +refuser ce mariage alors qu'elle croyait a la fortune de ses parents, +que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise. + +--Il a ete un temps, dit-il, ou je n'avais pas de plus grand plaisir que +d'aller au Thuit. C'est la que j'ai appris a marcher. C'est la que tu +as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un +sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas plante +un arbre, je n'ai pas fait une amelioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne +vais pas etre oblige de le vendre. + +--Vendre le Thuit! + +--Il faut que tu saches la verite, si penible qu'elle puisse etre pour +toi: nos affaires vont mal, tres mal, et si nous ne sommes pas ruines, +il faut avouer que nous sommes genes; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espere en +sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au +Thuit, hypotheque deja lorsque j'ai du rembourser ta grand'maman, il l'a +ete depuis pour toute sa valeur, et avec la depreciation qui a frappe +la terre en Normandie, il nous coute aujourd'hui plus qu'il ne nous +rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous +ne pourrons pas le garder. Voila pourquoi je n'ai plus le meme plaisir +qu'autrefois a aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour +moi, mais encore pour toi; ou j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes +enfants... et nous-memes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensee +de m'en separer m'attriste? + +Berthe prit la main de son pere et l'embrassant tendrement: + +--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est a toi. + +Ils avaient quitte la grand'route pour prendre un chemin coupant a +travers des sillons de ble qui, nouvellement ensemences, commencaient a +se couvrir d'une tendre verdure; a une courte distance sur la droite se +detachait sur le fond sombre d'une futaie la facade blanche et rouge +d'une grande maison: c'etait le chateau du Thuit, qui, par la masse +de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en +ardoises, par ses cheminees elancees, ecrasait les batiments de la ferme +groupes a l'entour dans une belle cour du Roumois plantee de pommiers et +de poiriers puissants comme des chenes. + +--C'etait bien vraiment en bon pere de famille que je soignais tout +cela! dit-il en promenant ca et la un regard attriste. + +Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta la. On avait vu la +voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses +deux enfants etaient accourus pour recevoir leur maitre. + +Berthe, qui etait la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait +quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupees, les prit +par la main. + +--Ils dejeuneront avec nous, dit-elle a la fermiere, je leur apporte des +gateaux. + +--Faut que je les _debraude_, dit la mere. + +--Je les _debrauderai_ moi-meme, repondit Berthe, qui voulait bien +parler normand avec les paysans. + +En effet, avant le dejeuner, elle les debarbouilla a fond, les peigna, +les attifa, et a table en placa un a sa droite et l'autre a sa gauche, +de facon a les bien surveiller--ce qui n'etait pas inutile, car avec +leur gourmandise naturelle que l'education n'avait point encore adoucie, +ils voulaient commencer par les gateaux. + +Adeline, assis vis-a-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux +gamins, et a voir les prevenances, les attentions qu'elle avait pour +eux en leur disant de douces paroles a l'accent maternel, il +s'attendrissait. + +--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle a se marier +plus tard? Ne serait-elle pas privee d'enfants, elle qui les aimait si +tendrement? + +A un certain moment, il exprima tout haut cette pensee, au moins en +partie: + +--Quelle bonne mere tu ferais! dit-il. + +Ce fut le mot auquel il revint lorsque, apres le dejeuner, ils sortirent +seuls dans le jardin, et par la futaie gagnerent la foret. Il avait pris +le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombees +des hetres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement +cote a cote, lui emu par ce qu'il avait a dire, elle troublee et +angoissee par cette emotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux +tourments de leur situation. + +--Quand je disais tout a l'heure que tu ferais une bonne mere, te +doutes-tu que ce n'etait pas une allusion a un fait en l'air? + +Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en +rougissant. + +--As-tu devine pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il. + +Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les +baissant: + +--Fais comme si je l'avais devine, murmura-t-elle. + +--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette reponse +feminine. + +Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire. + +--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs. + +--Ah! + +--C'est la tout ce que tu dis? + +--Qu'est-ce que maman lui a repondu? + +--Qu'elle m'en parlerait. + +--Et toi, qu'est-ce que tu as dit a maman? + +--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il +y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous repondions, ta mere +et moi, il faut donc que d'abord tu repondes toi-meme. + +Cependant, apres un moment de silence, ce ne fut pas une reponse qu'elle +adressa a son pere, ce fut une nouvelle question. + +Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-a-dire est-ce qu'il +connait la verite sur la situation de tes affaires? + +--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la +verite, il la soupconne en partie; dans le monde des affaires, il n'est +personne a Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui +ce qu'elle etait il y a quelques annees. Mais quel rapport cela a-t-il +avec la reponse que je te demande? + +--Ah! papa! + +--C'est naif, ce que je dis? + +Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante. + +--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande +neanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime. + +--Ah! j'y suis. + +--Dame! + +--Et cela te fait plaisir? + +--Tu demandes des choses... + +--Alors tu ne soupconnais pas qu'il t'aimat? + +--Je ne soupconnais pas... c'est-a-dire que je voyais bien que M. Debs +etait tres aimable avec moi; partout ou j'allais, je le rencontrais; +toujours je trouvais ses yeux fixes sur moi tres... tendrement; il avait +en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les +autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans +une situation de fortune superieure a la notre, ni avec Suzanne, ni avec +Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais ete plus loin. + +--Maintenant elles ont marche, et il depend de toi qu'elles en restent +la s'il ne te plait point. + +--Je ne dis pas cela. + +--Dis-tu qu'il te plait? + +--Il est tres bien. + +Devant ces reticences il revint a son idee: peut-etre ne voulait-elle +pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en +aide: + +--Il est vrai qu'il est juif. + +Elle se mit a rire franchement: + +--Et qu'est-ce que tu veux que ca me fasse qu'il soit juif? + + +IX + +L'eclat de rire etait si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si +spontanement du coeur que la preuve etait faite: l'affaiblissement de +prejuge dont Adeline avait parle a sa femme se realisait: feroce chez la +grand'mere, resistant encore chez la mere, il n'existait plus chez la +fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. "Qu'est-ce que tu veux +que ca me fasse qu'il soit juif?" + +--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline apres un moment +de reflexion, il n'en est pas de meme pour ta grand'mere. + +--Elle est opposee a M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix +qui tremblait. + +--Peux-tu en douter? + +--Et maman? + +--Ta mere n'avait jamais pense a ce mariage, mais elle n'y fera pas +d'opposition si de ton cote tu le desires? + +--Et toi, papa? + +Cela fut demande d'une voix douce et emue qui remua le coeur du pere. + +--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux. + +Elle se serra contre lui. + +--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. +Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger a te confesser que je +te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, +sans un interet majeur, a y lire toi-meme. Je sens tres bien que c'est +un sujet delicat sur lequel une jeune fille a l'ame innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un pere, +crois-le bien, voudrait n'avoir pas a appuyer. Mais il le faut. + +--Je n'ai rien a te cacher. + +--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as +commence a grandir, je t'ai mariee deja bien des fois, mais jamais sans +que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler a coeur ouvert. Est-ce donc +impossible? + +--Oh! non. + +--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton pere? Ou en +trouveras-tu un qui t'ecoute avec plus de sympathie? + +Ils marcherent quelques instants silencieusement et quitterent la futaie +pour entrer dans la foret. + +--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se decidait point et voulant +l'encourager. + +Mais ce ne fut pas une reponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle +question: + +--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que +tu penses toi-meme de M. Debs? + +--Je n'en pense que du bien; c'est un honnete garcon. + +--N'est-ce pas? + +--Travailleur. + +--N'est-ce pas? + +--Aimable, doux, sympathique a tous les points de vue. + +--Alors il te plait? + +--Je t'ai mariee en esperance avec des maris qui ne valaient certes pas +celui-la. + +Elle regardait son pere avec un visage rayonnant, devinant ses paroles +avant qu'il eut acheve de les prononcer. + +--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le +mariage lui-meme, dit-elle. + +--Et ce n'est pas du tout la meme chose. + +--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es a M. Debs, le mari? + +--Tu m'interroges quand c'est a toi de repondre. + +--Oh! je t'en prie, papa, cher petit pere! + +Il ne lui avait jamais resiste, meme quand elle demandait l'impossible. + +Elle lui sourit tendrement: + +--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille? + +--Gamine! + +--Je t'en prie, reponds-moi franchement! + +--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari. + +Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout a cette reponse; elle palit +et resta un moment sans trouver une parole. + +--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin. + +--Il y a des raisons qui lui sont contraires. + +--Des raisons... graves? + +--Malheureusement. + +--Qui te sont personnelles? + +--Qui viennent de ta grand'mere et de notre situation. + +--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa +religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui epouse +une chretienne ne se fait pas chretien; chacun garde sa foi. + +--C'est a ta grand'mere qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est +pas chose facile; me le dire a moi, c'est precher un converti; tu sais +comme ta grand'mere est rigoureuse pour tout ce qui touche a sa foi, et, +d'autre part, elle est d'une epoque ou les juifs etaient victimes de +prejuges qui pour elle ont conserve toute leur force. + +Ils etaient arrives a un endroit ou le chemin bourbeux les obligea a se +separer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'etait point +ecoulee et elle formait ca et la des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter. + +--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? +demanda-t-elle. + +--Tu les as pressenties tout a l'heure en me demandant si Michel Debs +savait la verite sur nos affaires. S'il connait la verite et veut +t'epouser, c'est, comme tu le dis tres bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'epouse pour toi, non pour ta +dot; pour ta beaute, pour tes qualites, parce que tu lui plais, enfin +parce qu'il t'aime. + +--Cela est possible, n'est-ce pas? + +--Assurement; mais le contraire aussi est possible; c'est-a-dire que, +tout en etant sensible a tes qualites, Michel Debs peut l'etre aussi a +la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage +d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors +simplement d'un mariage de convenance: l'un des associes de la maison +Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'epouser la fille de +Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis +pas que cela soit, mais simplement que cela peut etre. Alors que se +passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'etre bonne, +comme il le croyait, est mediocre ou meme mauvaise? Il ne la fait point, +n'est-ce pas? et c'est un mariage manque. Je ne voudrais pas de mariage +manque pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait +humiliant; pour nous ce serait desastreux. C'est quand le credit d'une +maison est ebranle qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point etre +prudent que de nous exposer a donner un aliment aux bavardages du monde. +N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: "Pourquoi Michel +Debs n'a-t-il pas epouse Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu +d'une fille ruinee." Parler couramment de la ruine d'une maison dont les +affaires sont embarrassees, c'est la precipiter. Voila pourquoi, avant +de repondre a M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me +dire franchement si tu desires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifferent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un +autre, auquel tu n'as pas de raisons particulieres pour tenir, il est +sage de repondre par un refus: nous echappons ainsi a une lutte avec ta +grand'mere; et d'autre part nous evitons les dangers du mariage manque. +Au contraire, si Michel te plait, si tu vois en lui le mari qui doit +assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se derober, il faut +aborder la situation en face, si perilleuse qu'elle puisse etre pour toi +comme pour nous, affronter le mecontentement de ta grand'mere, et courir +aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur +laquelle il comptait... peut-etre. + +--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent? + +--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le +soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu +vois que, par la force meme des choses, nous voila ramenes au point d'ou +nous sommes partis et que tu es obligee de repondre franchement, puisque +ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite. + +Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait +ramenes au point d'ou ils etaient partis, mais la situation n'etait +plus du tout la meme pour elle, agrandie qu'elle etait, rendue plus +solennelle par les paroles de son pere: si un sentiment de retenue +feminine et de pudeur filiale lui avait ferme les levres, maintenant +elle devait les ouvrir loyalement et sans reticences; elle le devait +pour son pere, elle le devait pour elle-meme. + +--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passe entre M. Debs et +moi qui ressemble meme de tres loin a ce que j'ai lu dans les livres; +il ne m'a pas sauve la vie au bord du gave ecumeux pendant notre voyage +dans les Pyrenees, ou il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est +jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas +de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes +dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, +dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon cote pendant +que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pense a lui; tu ne sais +peut-etre pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est meme a ca qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du +Maulevrier, je parlais de mon mari a mes amies, il avait les yeux +noirs, la barbe frisee, les cheveux ondules de... enfin c'etait Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de +la part de Michel ne pouvait me donner a penser qu'il voudrait m'epouser +un jour. Mais moi, j'avais plaisir a me dire que je l'epouserais; on est +tres hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos +amies ont des maris a revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le +prend ou l'on peut. + +--Il ne t'avait jamais rien dit? + +--Oh! papa, pense donc que je n'etais qu'une gamine et que lui etait +deja un jeune homme. + +--Et quand tu es rentree du couvent? + +--Il s'est passe ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui etais +pas indifferente... et que je lui plaisais. + +Il voulut lui venir en aide: + +--Et tu en as ete heureuse? + +--Dame! + +--L'as-tu ou ne l'as-tu pas ete? + +--Puisque c'etait la continuation de ce que j'avais si souvent combine, +je ne pouvais pas ne pas etre satisfaite. + +--Satisfaite seulement? + +--Heureuse, si tu veux. + +--Et lui as-tu laisse voir ce que tu eprouvais? + +--Peux-tu croire! + +--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne +le refuseras point. + +--Je l'espere, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en +lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne +serait pas moi, et c'est pour moi que je veux etre epousee. Ce n'est pas +a ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres. + +Ces quelques mots ouvraient a Adeline une esperance sur laquelle il se +jeta: + +--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle +il doit compter, il ne se retirerait pas. + +Oh! s'il etait seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mere, sa mere, +son oncle. Me laisserais-tu epouser un jeune homme qui n'aurait rien... +que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que +tu ne peux pas me donner de dot? + +--Il le faut bien. + +--Alors, demain, Michel peut n'etre plus... qu'un etranger pour moi! + +Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononca ces quelques mots, avec un +accent qui remua Adeline. + +--Comme tu es emue! + +--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manque. + +Ce cri de douleur etait l'aveu le plus eloquent et le plus formel +qu'elle put faire. + +Traversant le chemin, il vint a elle et, la prenant dans son bras, il +l'embrassa tendrement. + +--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma cherie. + +--Comment? + +--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. +Est-ce que tu peux etre malheureuse par nous, par moi? + +--Il faut repondre. + +--Certainement, certainement. + +--Que veux-tu repondre? + +Le Normand se retrouva: + +--Il y a reponse et reponse; si je disais ce soir au pere Eck que je +ne peux pas te donner demain une dot, peut-etre arriverions-nous a +une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un delai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours +aussi mal; nous nous releverons; ta mere a des idees; il n'y a qu'a +gagner du temps. + +--Oh! je ne suis pas pressee de me marier. + +--C'est cela meme: tu n'es pas pressee; nous gagnerons du temps; avec le +temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets. + + +X + +De l'endroit ou ils s'etaient arretes en plein bois, ils apercevaient +de petites colonnes de fumee bleuatre qui montaient droit a travers les +branches nues des grands arbres. + +--Nous voici arrives, dit Adeline! je vais voir ou en sont les +bucherons, et tout de suite nous rentrerons a Elbeuf, de facon a ce que +je puisse aller ce soir meme chez M. Eck. + +Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps +des eclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui +tremblait,--celui d'un grand arbre abattu. + +--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente ou les +bucherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal +maintenant! + +Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent +rapidement au chateau, ou tout de suite les chevaux furent atteles. Il +n'etait pas trois heures; ils pouvaient etre a Elbeuf avant la nuit. + +Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le +matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en +allant au Thuit, tout etait compromis; en rentrant a Elbeuf, rien +n'etait desespere, loin de la. Et il entassait preuves sur preuves pour +demontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au pere +Eck. + +--Elle ne sera peut-etre pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera +suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma cherie, tu +verras. + +Et il enumerait ce qu'elle verrait. Ce n'etait pas seulement la +situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'ameliorer; a Paris on lui +avait propose d'entrer dans de grandes affaires ou ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refuse, +parce qu'il voulait se tenir a l'ecart de tout ce qui touchait a la +speculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +etait passe; ces affaires etaient honorables, c'etait par exces de +delicatesse, c'etait aussi par amour du repos et de l'independance qu'il +n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus a lui; il ne +penserait qu'a elle; le premier devoir du pere de famille, c'est +d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus +sacre que celui-la. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministerielles, et toujours par amour du +repos et de l'independance il s'en etait retire. Maintenant il se +laisserait faire: fille de ministre, c'etait un titre a mettre dans la +corbeille de mariage. + +Berthe ecoutait suspendue aux yeux de son pere, son coeur serre se +dilatait, l'esperance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait +pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +realiserait. Elle renaissait. Etait-elle une femme d'argent, etait-elle +desinteressee? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu a examiner ces +questions. Mais le coup qui l'avait frappee le matin l'avait aneantie, +et c'avait meme ete pour ne pas trahir le trouble de ses pensees qu'elle +avait tenu a avoir a sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle +pouvait ne point penser a elle. + +Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour +si prompt, ne les attendant que pour diner. + +--Deja! + +Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'etait dit +entre le pere et la fille, mais malgre l'envie qu'elle en avait, il +lui etait impossible d'interroger son mari, la Maman etant la dans son +fauteuil. + +--Comme tu es mouille! dit-elle en le regardant; il faut changer de +chaussures, je vais monter avec toi. + +Aussitot qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte: + +--Eh bien? + +--Elle l'aime. + +--Elle te l'a dit? + +--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoue dans un cri de +douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme. + +--Est-ce possible! s'ecria-t-elle avec stupeur. + +--Il faut t'habituer a ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune +fille. + +Il rapporta tout ce qui s'etait dit entre Berthe et lui. + +--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversee. + +Il expliqua son plan. + +--Et apres? quand nous aurons gagne du temps, le mariage sera-t-il +assure? + +--Il sera facilite. + +--Je t'en prie, Constant, reflechis avant d'abandonner la vie qui a +ete la tienne jusqu'a ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de +speculation; tu as trop de droiture, trop de loyaute. + +--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les +garanties? + +--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les +honnetes gens? serais-tu le premier qui, malgre son intelligence et sa +prudence, se laisserait tromper et entrainer. + +--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que +des affaires sures. + +--Ce ne sont pas les affaires sures qui donnent les gros gains. + +--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai +laisse passer des centaines d'occasions qui nous auraient donne une +fortune considerable, je veux profiter de celles qui se presenteront +maintenant, voila tout. + +--Le temps est passe des belles occasions; tu le sais mieux que moi. + +--Je vais chez le pere Eck, dit-il pour couper court a ces observations, +cela n'engage a rien de prendre du temps. + +Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en +l'embrassant elle lui serra la main dans une etreinte ou elle avait mis +toutes ses esperances et aussi l'emotion attendrie de sa reconnaissance. + +La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans +le nouveau, celui qui confine a Caudebec, la, ou de vastes espaces +permettaient apres la guerre, la libre construction d'un etablissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isole, d'acces commode, +avec des degagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau +facile a atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le +degraissage ainsi que le foulage des draps en pieces. Construite en +briques rouges et blanches, elle occupe entierement un ilot de terrain +compris entre quatre rues se coupant a angle droit; sur trois de ces +rues se dressent ses hautes murailles percees de larges chassis vitres, +et sur la quatrieme s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontes +de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir +une cour carree au fond de laquelle le balancier de la machine leve et +abaisse ses deux bras. + +Quand Adeline arriva a la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps +deja, mais par les fenetres tombaient des nappes de lumiere qui +eclairaient la rue au loin; les metiers battaient, les broches +tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, +et dans le ruisseau coulait une petite riviere d'eaux laiteuses qui +fumaient. + +Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il apercut le pere Eck +travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penches +sur leurs pupitres. + +--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au +pere Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement. + +--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le pere Eck, a leur poste. + +Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un pretexte a sa visite: + +--Je viens voir vos metiers fixes, ma femme m'a dit que vous en etiez +satisfait. + +--Tres satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre, +c'est son affaire. + +Il pressa le bouton d'une sonnerie electrique et Michel ne tarda pas a +arriver; en apercevant Adeline, il s'arreta un court instant avec un +mouvement de surprise et d'hesitation. + +--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos metiers fixes, dit le pere +Eck. + +Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'etait +vraiment le desir de voir les metiers fixes qui etait la cause de cette +visite: ce serait bien etrange apres la demande adressee la veille a +madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fut, il ne pouvait qu'attendre. + +Aussi les explications qu'il donna a Adeline sur les perfectionnements +qu'il avait apportes a ces metiers manquerent-elles de clarte: son +esprit etait ailleurs. + +Heureusement son oncle lui vint en aide: + +--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches +ces metiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre +cents broches. + +Il est vrai que si Michel etait distrait en parlant, Adeline ne l'etait +pas moins en ecoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre +ne pensait guere a ce qu'il entendait. + +--Il est vraiment tres bien, se disait Adeline en examinant Michel; je +ne l'avais jamais vu si beau garcon. + +--Il n'a pas du tout l'air mal dispose pour moi, se disait Michel en +regardant le pere de Berthe a la derobee. + +Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le +pere Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel. + +Enfin on quitta les metiers fixes et les renvideurs, Adeline et le pere +Eck marchant cote a cote, tandis que Michel restait en arriere pour se +derober: il etait evident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux +etait donc qu'il leur laissat la liberte du tete-a-tete. + +Comme ils traversaient un atelier, le pere Eck prit une bande de drap +divisee en petits carres de diverses couleurs. + +--Que _tites-fous_ de ca? demanda-t-il. + +Ca, c'etait une bande d'echantillons que les fabricants de nouveautes +essayent pour chercher le modele qu'ils adopteront. + +--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer. + +Le pere Eck donna un coup de coude a Adeline et, se haussant vers lui en +mettant une main devant sa bouche pour n'etre point entendu des ouvriers +aupres desquels ils passaient: + +--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_. + +Ils sortirent dans la cour. + +--_Fous afez_ a me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le pere Eck. + +--Oui. + +--Les metiers, c'etait un _bretexte_; je _fais fous_ conduire dans mon +_pureau_. + +Si Adeline etait hesitant pour prendre une resolution, il ne l'etait +jamais pour l'executer. + +--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitot qu'ils furent +installes dans le bureau particulier du pere Eck, et nous en sommes fort +honores. + +--C'est moi, c'est nous qui serions honores de nous allier a _fotre_ +famille, madame _Adeline_ a _tu fous tire_ que c'est le _put_ de mon +_ampition_. + +--J'aurais voulu vous apporter une reponse categorique et conforme a +nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables a ce +mariage.... + +--Ah! mon cher monsieur _Ateline_! + +--Malheureusement nous sommes, a cause de ma mere, oblige a de grands +menagements; vous savez quelle est la severite de ses principes +religieux. + +--Je sais par ma mere ce que _beut_ etre cette severite; et je _fous +afoue_ que je ne lui ai _bas_ meme _barle_ de ce mariage, qui pour nous +n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la premiere fois que +l'un _te_ nous pense a epouser une chretienne: il a fallu l'amour de +Michel pour me decider moi-meme; vous savez le prejuge, la tradition, la +fierte! + +--Vous comprenez donc que nous hesitions avant d'en parler a ma mere; il +faut des precautions, des preparations, sans quoi nous nous heurterions +a un refus formel. + +--Je _gomprends_. + +--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille +n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours desire ne pas la marier trop +jeune. + +--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mere s'est mariee a +quinze ans. + +--Enfin je vous demande du temps. + +--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai +_pien_ ete _viance_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous +sommes maries j'aurais _pien_ attendu encore. + +Il dit cela avec son bon rire. + +A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du +bureau. + +--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'ecria M. Eck, n'_endrez bas_, hein! + +Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vetue de noir, +avec un chale sur les epaules, le front cache par un bandeau de velours +pose en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ride avait +un air d'austerite et d'autorite corrige par une expression affable: +c'etait madame Eck. + +--J'ai cru que c'etait un _gommis_! s'ecria le pere Eck, est se levant +vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret +et du respect. + +--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute. + +Et tout de suite s'adressant a Adeline: + +--J'ai appris que vous etiez dans la maison et je suis descendue pour +vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez +prononcees sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis +longtemps deja, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de +vous avoir derange, je vous laisse a vos affaires. + +--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille +courbee. + +--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'ecria le pere Eck quand la +porte fut refermee, ma mere vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui +ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ca _fa pien_, ca _fa pien_! + + + +DEUXIEME PARTIE + + +I + +En racontant a sa femme qu'il avait rencontre chez son collegue le comte +de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui +s'etait trouve la si a propos pour lui preter cinquante mille francs, +Adeline n'avait pas tout a fait dit la verite. + +En realite, ce n'etait point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette +rencontre, c'etait chez Raphaelle, la maitresse de ce collegue. Mais ce +petit arrangement etait pour lui sans consequence. A quoi bon parler de +Raphaelle a une honnete femme qui ne savait rien de la vie parisienne? +Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son +mari! Il aurait fallu des explications, des histoires a n'en plus finir. +On ne peut pas demander a une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idees qui ne +sont ni de son education ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris +qu'un depute invitat ses amis chez sa maitresse, et qu'il se trouvat +des amis--alors surtout que c'etaient des deputes--pour accepter cette +invitation; la province a sur les maitresses et sur les deputes des +opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une +femme de depute restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son +mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, +ce ne peut etre qu'a la buvette, et s'il caquette, ce ne peut etre +qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une +bonne place de tribune. + +Si Adeline allait parfois chez Raphaelle, il ne faisait qu'imiter +plusieurs de ses collegues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient +embarrasses a la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on +etait la plus a son aise, on faisait meilleure chere, on s'amusait plus +que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le +comte. C'etait donc chez le comte qu'ils dinaient. Il ne serait venu a +l'idee d'aucun d'eux que ce n'etait pas le comte qui payait le loyer de +cette aimable maison ou ils etaient si bien recus, et qui payait aussi +cette bonne chere. Le comte etait veuf, il recevait chez sa maitresse, +il aurait fallu un exces de puritanisme pour s'en facher. + +A la verite, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis +longtemps deja le comte de Cheylus n'etait pas en etat d'entretenir le +train de maison d'une femme comme Raphaelle, mais tous les deputes qui +connaissent a fond les dessous de la politique francaise et etrangere +n'ont pas penetre aussi profondement les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec +soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agreable, une femme +qui, pour n'etre plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux +restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille celebrite, et +ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se +contentait pas des apparences? + +D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui etait l'homme le +plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire a tous, +amis comme adversaires, et meme a ses adversaires plus encore qu'a +ses amis peut-etre. Prefet sous l'empire, il avait administre les +departements par ou il avait successivement passe avec de bonnes +paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignees de +main et des banquets a toute occasion. Et quand, apres vingt annees de +ce regime, la chute de son gouvernement l'avait mis a bas, il s'etait +trouve un de ces arrondissements ou les maires, les conseillers +municipaux, les cures, les pompiers, les orpheonistes, les fanfaristes, +tous ceux enfin qui l'avaient approche, etant restes ses amis, l'avaient +envoye a la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur +importait a lui et a eux la politique, il les avait convertis a son +systeme: "Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des interets." A la +Chambre il avait continue ses sourires, ses amabilites, ses bonnes +paroles; bien avec son parti, tres bien avec ses ennemis, ce n'etait pas +lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la +main toujours tendue; et "mon cher collegue" plein la bouche, meme avec +ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austerite ou de leur +mepris et qu'il finissait par adoucir. + +"Mon cher collegue, soyez donc assez aimable pour venir diner avec moi +lundi prochain." + +Comment supposer qu'"avec moi" ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on +arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux ou les electeurs +vous avaient envoye a Paris, on avait ete l'honneur du barreau de +Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis +longtemps le comte de Cheylus etait ruine, mais puisqu'il donnait de +bons diners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il +y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les diners, on +la faisait pour la maitresse. + +Quelle surprise si un Parisien de Paris avait revele la verite, toute la +verite a ces honnetes convives. + +C'etait vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la +connaissance de Raphaelle, alors dans toute sa splendeur, et au +mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot +avec toute la boheme tapageuse de cette epoque; pour lui il n'etait pas +moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage +dans l'Etat. Lorsqu'ils s'etaient retrouves, le comte avait dissipe +toute sa fortune et il n'etait plus qu'un simple depute, sans aucune +influence meme dans son parti, ou personne ne le prenait au serieux; +quant a Raphaelle, si elle n'etait pas ruinee, au moins avait-elle +laisse devorer par des speculations aventureuses la plus grosse part de +ce que son aprete celebre dans le monde de la galanterie lui avait fait +gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient +lourdement marque leur passage: la maigriotte Parisienne s'etait +alourdie et epaissie, ses yeux rieurs s'etaient durcis, sa physionomie +gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'etait +immobilisee, les teintures avaient desseche les cheveux, les blancs, les +rouges, les bleus avaient tanne la peau. + +Mais en fait de beaute feminine les yeux sont esclaves des oreilles, et +la tradition les rend aveugles a la realite: quand pendant dix ans on +a ete la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'etre pendant +vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ca finisse; il +faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laisse mettre +sur le nez. Cela s'etait produit pour Raphaelle, en qui M. de Cheylus +n'avait vu que "la charmante Raphaelle" d'autrefois. Elle comptait +encore dans "tout Paris"; on parlait d'elle; les journaux citaient son +nom dans les soirees theatrales, on pouvait se montrer avec elle alors +surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un +depute. Assurement, si elle lui revenait, ce n'etait point par interet, +et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanite d'un vieux +beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, +sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voila tout; et +vraiment il ne pouvait que lui etre reconnaissant de cette preuve de +gout. + +--Amant de coeur a soixante-huit ans, he! he! il n'etait donc pas si +deplume! + +Son ennui etait de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil +de l'homme ruine l'emportait sur la fatuite du triomphateur; de la sa +formule d'invitation a ses chers collegues--"avec moi". + +Elle etait reellement une providence pour lui, cette bonne fille, et +pres d'elle il retrouvait dans son desastre un peu des satisfactions de +son ancienne existence: un interieur a la mode, une table bien servie et +une femme, une maitresse aussi elegante que celles qu'il avait aimees +autrefois. + +Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la reputation +d'aprete au gain s'etait cependant etablie sur tant de ruines, c'est +qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait +essaye d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un +ecarte heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours +refuses. + +--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait meme pas l'apparence +de l'interet: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais +rien qu'une fleur. + +Et il avait d'autant mieux cru a la fleur qu'une fois elle lui avait +demande quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une demarche, d'un +acte de complaisance et de bonne amitie. + +L'affaire etait des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la +refuser a son influence: elle consistait a obtenir du prefet de police +l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le demontrer. + +Bien entendu, ce n'etait pas pour elle qu'elle demandait cette +autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez +pour vivre, et elle ne tenait pas a gagner de l'argent; a quoi bon le +superflu, quand on a le necessaire? Elle etait revenue de ses ambitions +d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'ameliorer en +vieillissant. + +C'etait pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte +Frederic de Mussidan, dont la soeur avait epouse Ernest Fare, l'auteur +dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du desinteressement, +il y avait aussi un interet personnel qui la faisait insister: si elle +obtenait cette autorisation, Fare, reconnaissant du service qu'elle +aurait rendu a son beau-frere pauvre, lui donnerait un role dans sa +piece nouvelle; elle rentrerait au theatre par une creation importante, +et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. +Quant a lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la +presidence de ce cercle qui serait administre avec la plus rigoureuse +delicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons a +prendre. + +Elle n'eut point parle de ces vingt mille francs qu'il eut fait la +demarche qui lui etait demandee, il lui devait bien ca, a la bonne +fille; mais les vingt mille francs donnerent a sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'etait plus le +sceptique qui se moquait de lui-meme et accompagnait des discours les +plus pathetiques d'un sourire railleur: "Vous savez qu'au fond tout cela +m'est bien egal, qu'il ne faut pas le prendre au serieux plus que moi, +et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez." + +Jamais il n'avait ete aussi eloquent, aussi persuasif, aussi entrainant +que lorsqu'il presenta la demande a son ami le prefet de police, "a son +cher prefet". + +--Un cercle dont vous seriez le president, mon cher depute, +n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le +laissassent bien vite tourner au tripot? + +--Pas plus que les autres. + +--C'est qu'il y en a deja bien assez, de ces autres. + +Malgre ses instances, son eloquence, sa diplomatie, malgre ses retours, +il n'avait rien pu obtenir. + +C'etait alors que les sentiments de Raphaelle s'etaient affirmes dans +toute leur beaute, et que son desinteressement avait eclate--aux yeux +de M. de Cheylus. Il s'attendait a des reproches ou tout au moins a du +mecontentement; non seulement elle n'avait pas formule le plus leger +reproche, non seulement elle n'avait pas montre de mecontentement, +mais encore c'etait ce jour-la meme qu'elle l'avait prie d'inviter +quelques-uns de ses amis a venir diner le lundi chez elle. + +--Ici n'etes-vous pas chez vous? + +C'est qu'il n'etait pas dans le caractere de Raphaelle de se laisser +jamais emporter par la colere ou la facherie, ni de compromettre ses +interets. + +Or, il y avait interet pour elle--un interet capital--a obtenir cette +autorisation, et la ou le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu +la simplicite de compter, echouait, d'autres reussiraient,--il lui +amenerait ces autres, et, en les etudiant a sa table, elle choisirait +celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation +sans craindre de se la voir refuser. + +L'annee precedente, a Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un +ancien lutteur appele Barthelasse, elle avait fait la connaissance du +vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort +avaient fait echouer la comme croupier. Il etait jeune, il etait beau, +il etait noble, elle l'avait aime, et elle s'etait laisse affoler par +l'envie de se faire epouser. + +Vicomtesse de Mussidan! Quel reve, quand de son vrai nom on s'appelle +Francoise Hurpin, et qu'on a donne une notoriete vraiment trop tapageuse +a celui de Raphaelle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient +epouse vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un +vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour +amants, mais ils ne lui avaient pas donne leur nom. + +Dans l'etat de detresse ou se trouvait le vicomte de Mussidan, il +semblait qu'il dut se laisser epouser par une femme qui le tirerait +de la misere; mais quand elle avait adroitement aborde la question du +mariage, il avait commence par ne pas comprendre; puis, quand elle avait +precise de facon a ce qu'il lui fut impossible de s'echapper, il avait +nettement repondu par la question de fortune. + +--Qu'apportait-elle en mariage? + +Tout compte fait, il s'etait trouve que cette fortune ne suffirait pas a +la vie qu'il entendait mener. + +Elle s'etait desesperee, et, comme il etait bon prince, il l'avait +consolee. + +--Il n'y avait qu'a la doubler, qu'a la tripler, cette fortune; le moyen +etait en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle +obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle a Paris, et ils ne +tarderaient pas, associes elle et lui, tous deux dans la coulisse, +a gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux +honnetes fiances qui ont travaille pour leur dot. + + +II + +C'etait dans les diners auxquels l'invitait "son cher collegue" +qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme +du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eut jamais rencontre, +Comment, dans ce jeune homme elegant et distingue, d'une politesse +exquise, de grandes manieres, reconnaitre "Frederic", l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idee, alors meme qu'on +l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: "Messieurs, faites +votre jeu; le jeu est fait", qui d'ailleurs ne lui echappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaelle. + +Ils etaient fort agreables, ces diners, ou, a l'exception du vicomte de +Mussidan et du pere de la maitresse de la maison, un ancien militaire +de belle prestance et decore, on ne rencontrait que des collegues avec +lesquels on continuait les conversations commencees au Palais-Bourbon; +aussi etait-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptees avec empressement: c'etait avenue d'Antin, a deux pas de la +Chambre, que demeurait Raphaelle; en sortant apres la seance, on etait +tout de suite chez elle; et le soir, apres le diner, une promenade sous +les arbres des Champs-Elysees, avant de rentrer chez soi, aidait la +digestion des bonnes choses qu'on avait mangees et des bons vins qu'on +avait bus. + +Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitaliere, et meme +on n'y mangeait que de tres bonnes choses. Pendant qu'il etait prefet +de la Gironde, M. de Cheylus s'etait fait de nombreux amis dans son +departement, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps a son souvenir +par l'envoi d'une caisse de ces vins de proprietaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son cote, Raphaelle qui pendant son passage a +travers la haute noce avait appris a apprecier la bonne chere, savait +quelle lassitude eprouvent ceux que les invitations accablent, en +s'asseyant tous les soirs devant le meme diner--celui qui sort des +quatre ou cinq grandes cuisines ou un certain monde fait ses +commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marche ou a la Belle +Jardiniere--et ce n'etait point ce menu banal qu'elle offrait a ses +convives. Pendant huit jours a l'avance, quand elle avait decide de +donner un diner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui etait une +femme de merite, les mets qu'elle voulait servir a ses hotes; et ceux-la +seuls qui etaient superieurement reussis paraissaient sur sa table. + +Que demander encore? + +Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction a +son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait ete repete: + +--Decidement on dine bien chez les gueuses. + +Et comme il n'etait pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fut un bon +provincial, c'etait avec une pointe de vanite libertine qu'il lachait +son mot; a Carpentras on ne faisait pas de ces petites debauches meme +quand on etait l'honneur du barreau de cette ville celebre, et a Elbeuf +non plus, quand meme on etait la gloire de la fabrique elbeuvienne. + +Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. +Hurpin, le pere de la maitresse de maison, qui se carrait a table +avec une si belle prestance, etait bien vulgaire, et que sa manie de +presenter son epaule gauche decoree du ruban rouge, quand on parlait +d'honneur, etait insupportable; que ses observations, lorsqu'il en +lachait, ce qui d'ailleurs etait rare, car il n'ouvrait guere la bouche +que pour manger, etaient stupides ou grossieres, mais ces critiques ne +portaient pas. + +--Vous avez beau dire, mon cher, on dine tres bien chez les gueuses; et +ce coquin de Cheylus est bien heureux! + +Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: +Charmant! Il etait la joie et la jeunesse de ces diners. Il en etait le +champagne--le mot avait ete dit par l'honneur du barreau de Carpentras, +qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un +inepuisable repertoire d'anecdotes curieuses et salees sur le monde du +second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous +les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous +revelait un Paris qu'on ne soupconnait meme pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aieux. Si +quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Fare, +l'auteur dramatique qui etait son beau-frere, il ne s'en parait point +davantage, malgre les brillants succes que celui-ci avait obtenus en +ces dernieres annees; tout au contraire, il laissait entendre, mais a +demi-mot et discretement, qu'il avait espere un autre mariage pour sa +soeur, heritiere d'une des belles fortunes du Midi. + +Evidemment, si ces convives avaient connu la boheme parisienne, ils +auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place a +la table de sa fille, etait simplement un ancien garde municipal, decore +a l'anciennete, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de +meme ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discretion pour ne point parler de sa fortune; +mais ils ne la connaissaient point, cette boheme, et s'en tenaient a +ce qu'ils voyaient, a ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'interet +a chercher s'il se cachait quelque choses de mysterieux sous les +apparences. + +--On dine bien chez les gueuses. + +Il y avait la un fait, et il etait inutile d'aller au dela: de quoi se +seraient-ils inquietes? Si quelquefois on se demandait qu'elle etait la +situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la +maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il +convient a des gens qui voient clair. + +--Pauvre comte de Cheylus! + +--Dame, mon cher, que voulez-vous? a son age! + +Et l'on se faisait un plaisir de demander "au cher collegue" des +nouvelles du jeune vicomte. + +Le soir ou le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en +parlant de la faillite des freres Bouteillier, il etait revenu vivement +avenue d'Antin, apres avoir mis le depute chez lui, et il avait trouve +Raphaelle l'attendant devant le feu. + +--Comme tu as ete longtemps! s'ecria-t-elle en venant a lui. Est-ce +fini, au moins? + +--Non. + +--Parce que? + +--Ah! parce que! + +--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit? + +--Exactement. + +--Eh bien, alors? + +--Il s'est defendu. + +--L'imbecile! + +--C'etait gros. + +--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de +suite lache sur lui. + +--Sans doute, mais peut-etre aurait-elle gagne a etre preparee. + +--C'est quand j'ai compris, a son air plus encore qu'a ses paroles, +combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idee m'en est +venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre cote et nous +trouvions la place prise. + +--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en etait pas moins +delicate. + +--Enfin, comment la chose s'est-elle passee? Que lui as-tu dit? Que +t'a-t-il repondu? + +Il s'etait approche du feu et il presentait un pied a la flamme. + +--Comme tu es mouille! dit-elle. + +--Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai +accompagne comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les +peines du monde a l'empecher de prendre une voiture. + +--Je vais te donner tes pantoufles. + +Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchee, cherchant. + +--Ne te trompe pas, dit-il. + +Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au theatre pour +traduire la dignite outragee: + +--Crois-tu qu'il a les siennes ici? repliqua-telle. + +--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce prefet deplume. + +--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus +besoin de lui. + +Elle avait trouve les pantoufles, elle revint a lui, et l'ayant fait +asseoir, elle s'agenouilla pour le dechausser. + +--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite +chaise basse. + +--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, +et a ce propos, je lui ai dit les choses les plus eloquentes sur +l'infamie des commercants qui font faillite tranquillement pour ne pas +payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brulons la +cervelle. Le sujet pretait, j'ai demanche la-dessus. + +--Et notre homme? + +--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a repondu: il s'est mis a +m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y +avait pas de plus grande douleur pour un commercant, etc., etc. Alors +voyant ca, je me suis retourne et j'ai dit comme lui,--le contraire de +ce que je disais. + +--Es-tu gentil? + +Elle lui baisa la main. + +--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagee. Quel drame que celui +qui se joue dans le crane d'un commercant faisant ses additions! Quelle +situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraine dix autres, et, +par le fait d'un seul commercant, dix autres sont menaces, alors meme +qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scene sans que je te la file. +C'est a ce moment que j'ai mis a profit les lecons de Barthelasse et que +je me suis rappele l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais +prete un sou a personne, a passe sa vie a offrir tout ce qu'il possede a +tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possede a notre homme, +c'eut ete trop. + +--Tu es adorable. + +--...Mais j'ai ete heureux de mettre a sa disposition une cinquantaine +de mille francs... et meme plus s'il en avait besoin. + +--Et il a refuse? + +--Parfaitement. + +--Tu n'as pas insiste? + +--Tant que j'ai pu; je me suis meme fache; ce refus etait une offense a +ma sympathie, a mon amitie, enfin tout ce qu'on peut dire. + +--Il n'en a donc pas besoin? + +--Crois-tu que mon enquete a Elbeuf a ete mal menee? il est gene, tres +gene; s'il marche encore, il ne peut pas tarder a s'arreter. Tandis +que ses concurrents, les fabricants moins haut places que lui, se +sont conformes aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur +demandait, il s'est entete a fabriquer le genre de sa maison, et on n'en +veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer a +bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ca l'a +mene ou il est arrive. + +--Alors comment n'a-t-il pas accepte ton offre? + +--Affaire de dignite; un homme comme lui n'accepte pas un pret qu'il n'a +pas demande: il aurait fallu qu'a mon eloquence s'ajoutat la musique des +_fafiots_. + +Elle reflechit un moment: + +--Il faut recommencer. + +--Toi? + +--Non, toi. + +--J'en arrive. + +--Tu y retourneras, et des demain matin; seulement cette fois tu pourras +jouer du _fafiot_. Je vais te signer un cheque de cinquante mille +francs; tu iras le toucher demain matin, a l'ouverture des bureaux, et +aussitot tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pense a lui +toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu +lui as proposes, que c'est te facher de les refuser, enfin tout ce qui +te passera par la tete. + +--Il aura de la defiance. + +--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demande; quand plus tard +il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne +pourra plus se depetrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des +_fafiots_; tu l'auras; a toi d'en jouer de maniere a reussir. Le moment +est decisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naif qu'il soit, n'en a pas moins de +l'influence a la Chambre et, ce qui vaut mieux, aupres des gens du +gouvernement. Ce n'est pas a lui qu'on pourra repondre comme a ce pauvre +Cheylus. + +--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-la? + +--On se sert de qui on peut; j'avais celui-la, je l'ai pris. Nous avons +Adeline, ne le laissons pas nous echapper des mains. Ou retrouver son +pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connait pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des amis a la Chambre; on le +croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilite a revendre +et a couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait +qu'il se trouve dans une position embarrassee, ou nous pouvons l'aider. +Prenons-le de force. Fais-moi un recu de cinquante mille francs, je +signe le cheque. + +Il ne se montra pas offusque de cette demande de recu, et tout de suite +il l'ecrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il +n'eut pas a se deranger. + +--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te +reveiller a temps. + +En effet, le lendemain, elle le reveilla a huit heures, et, apres s'etre +habille, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Credit +lyonnais, ou, depuis un certain temps deja, ils attendaient l'occasion +d'etre employes. + +Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute differente de +celle de la veille, disait qu'il avait reussi. + +Elle lui prit les deux mains follement: + +--Alors, nous pouvons danser le pas des fiancailles; nous le tenons. + +Et elle l'entraina. + + +III + +Pour etre risquee, la combinaison de Raphaelle n'en etait pas moins +assez simple: Adeline, embarrasse dans ses affaires, aurait de la peine +a rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement +sa situation. + +Mais pour que cette exploitation fut possible, il fallait qu'elle fut +menee d'une main legere, sans quoi il regimberait, et, en voyant ou +on voulait le conduire, il se deroberait. Pour le pret on avait pu le +prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait reussi une fois, +echouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie +de vouloir encore jouer le meme jeu; sans la faillite Bouteillier, qui +lui avait force la main, elle n'eut assurement pas procede de cette +facon; cela n'etait pas dans sa maniere; quand elle avait reussi une +affaire, c'avait toujours ete par la douceur, par l'enveloppement, en +prenant son temps, ses precautions et ses distances, et ceux dont elle +avait triomphe etaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai +qu'alors elle operait elle-meme; tandis que maintenant elle etait bien +forcee de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de +femme: on serait vraiment bien venu de proposer a cet honnete provincial +une association avec une ex-comedienne! Il fallait qu'elle se tint dans +la coulisse et que Frederic seul parut en scene. Heureusement, elle +pouvait lui faire repeter son role et au besoin le souffler; il etait +intelligent; ce qui valait mieux encore, il etait feminin, felin; il +irait. + +Depuis que Frederic lui avait mis en tete cette idee de fonder un cercle +a Paris, ils n'avaient pas laisse passer un jour sans travailler a son +organisation. L'appartement meme ou ils l'installeraient etait choisi +et dans des conditions a assurer le succes de l'entreprise, comme +s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de +l'Opera, en plein Paris, de facon qu'on n'eut que quelques pas a faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa +derniere chance; superbe avec ses vingt fenetres de facade au premier +etage sur l'avenue; luxueux a eblouir un etranger, et en meme temps +assez severe pour disposer a la confiance le naif qui monterait son +escalier sonore. Il importait de ne pas laisser echapper cette occasion +unique, car, malgre son desir de louer a un cercle, c'est-a-dire a un +locataire qui ne marchande pas, le proprietaire se lasserait d'attendre +et de sacrifier a un avenir douteux un present certain. Ils avaient bien +essaye sur lui le systeme de la participation mis en oeuvre par eux +avec tous ceux qui devaient prendre part a leur affaire: tapissiers, +marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-a-dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux +benefices de la cagnotte; mais ce mirage irresistible pour des +fournisseurs plus ou moins genes avait echoue avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas speculer sur la chance et assez defiant pour +n'avoir pas une foi aveugle dans la probite de ceux qui gardent les +clefs de cette cagnotte. + +Il fallait donc se hater, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une +heure. + +A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouve chez lui un billet "du +charmant vicomte" le prevenant que, le lendemain, aurait lieu aux +Francais une premiere representation qui serait une des grandes +premieres de la saison, celle d'une comedie de son beau-frere Fare, et +que, pour cette representation, il etait heureux de mettre un fauteuil +d'orchestre a sa disposition. + +"Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la +peine a obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me +donner le plaisir de vaincre des difficultes pour vous; mais la verite +m'oblige a declarer que je ne les ai point rencontrees. Au premier mot +que j'ai adresse, a mon beau-frere pour le prier d'ajouter un fauteuil a +celui qu'il me donnait, il a cependant repondu nettement par un refus, +mais quand j'ai prononce votre nom, ce refus s'est change en la plus +gracieuse des offres.--Dites bien a M. Adeline--ce sont les propres +paroles de mon beau-frere que je vous rapporte--que je considererai +comme un honneur qu'il veuille bien assister a ma piece; avec un public +compose d'hommes comme lui, on aurait de l'originalite et l'on oserait +aller jusqu'au bout de son originalite." + +Adeline n'etait point un habitue des premieres, et s'il voyait une piece +c'etait ordinairement lorsque le chiffre de la centieme lui permettait +de s'aventurer sans trop de risques, de meme que, s'il allait au +Salon de peinture, c'etait apres que les medailles etaient donnees et +affichees; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette +forme, etait vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les theatres, au lieu de se laisser envahir par les filles, +composaient mieux leur salle de premiere representation, le niveau de +l'art ne tarderait pas a s'elever,--c'etait une observation qu'il avait +presentee lui-meme plus d'une fois a la commission du budget lors de +la discussion de la subvention des theatres, et il lui plaisait de la +retrouver dans la lettre du "cher vicomte",--qui, bien evidemment, +repetait les paroles memes de Pare. + +La salle etait brillante, c'etait bien une grande premiere, comme +l'avait annonce Frederic, qui, place a cote d'Adeline, lui nomma le +Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le depute n'etait pas assez +provincial pour ne pas connaitre les noms que Frederic devidait comme un +montreur de figures de cire, mais c'etait la premiere fois qu'il voyait +la plupart de ces celebrites, vraies ou fausses, et qu'il entendait les +histoires qu'on racontait sur elles a demi-mot. Tous ces noms et toutes +ces histoires defilaient sur les levres de Frederic, legerement; pour +deux seulement il insista: sa soeur, madame Fare, cachee au fond d'une +baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Americain, qui occupait +une avant-scene avec sa femme. + +Bien qu'on apercut difficilement madame Fare, Adeline cependant la vit +assez pour remarquer la grace et le charme de sa physionomie; il en fit +compliment a Frederic, qui repondit aussitot: + +--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se +laisser gagner par elle; ma soeur est reellement une charmeuse, et je +le sais mieux que personne, puisque l'experience en a ete faite a mes +depens. Mon frere et moi, nous etions les heritiers d'une tante que +nous avons dans le Midi, a Cordes, et qui devait nous laisser a chacun +quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour +lui deplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son cote +pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation +de toute sa fortune... a sa niece, simplement parce que celle-ci l'a +charmee. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, +c'est que ni mon frere ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais +sentiment contre notre soeur, l'aimant apres comme nous l'aimions +auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur +de ne jamais nous inquieter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet heritage, c'est une vieille maison, construite par +notre aieul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte +de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restee telle qu'elle +etait du temps de notre aieul; j'avoue que j'aurais aime a passer un +mois de villegiature dans une maison du treizieme siecle, meublee de +meubles de l'epoque. + +Adeline avait deja entendu quelques allusions a cet heritage perdu, mais +c'etait la premiere fois qu'on lui en faisait l'histoire complete, et la +presence de l'heroine la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +etait bon enfant de n'en avoir pas voulu a sa soeur, et aussi bien +desinteresse: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent +eussent peu d'interet pour lui, et comme son frere etait dans le meme +cas, il y avait la sans doute une disposition hereditaire. + +L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais +celle-la ne touchait en rien Frederic, et s'il la raconta, ce fut +evidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin. + +--Vous ne savez peut-etre pas que c'est chez Raphaelle que ce colonel, +maintenant si connu, a fait pour la premiere fois parler de lui a Paris. +C'etait il y a quelques annees. + +Il se garda de preciser l'annee--1867--ce qui eut un peu trop vieilli +Raphaelle. + +--C'etait il y a quelques annees, Raphaelle, qui etait deja une +comedienne de grand talent, donnait une soiree. Le colonel, qui arrivait +d'Amerique, fut conduit chez elle, ou il se rencontra avec un joueur +dont vous avez surement entendu parler: Amenzaga, celebre pour avoir +fait sauter les banques du Rhin. + +Quand Amenzaga etait quelque part, on jouait, qu'on en eut ou qu'on n'en +eut pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait +perdu trois cent mille francs, ou plutot Amenzaga lui avait vole trois +cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'etait apercu de rien, +mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui operait au moyen de +portees ou de sequences, c'est-a-dire de cartes preparees a l'avance +et ajoutees au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui dechira ses +vetements, et on lui reprit l'argent qu'il avait vole; enfin un scandale +epouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaelle, car, en +femme d'experience, elle sait que partout ou il y a des joueurs il peut +se glisser des filous, si severe qu'on soit sur les invitations. Le soir +ou ce scandale est arrive, elle avait, a l'exception d'Amenzaga, l'elite +du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire +du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a a retablir les jeux, ou tout au moins a ouvrir des +cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une securite +complete. Si j'etais depute, ce serait une question qui m'occuperait. + +--Retablir les jeux! c'est bien grave! + +--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entree +des maisons de jeu ne soit pas libre, et la-dessus je suis d'accord avec +vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus +supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrit a ceux qui +en sont affliges d'honnetes lieux de reunion ou ils seraient assures de +n'etre pas voles. C'est une question de moralite, de salubrite publique. +Songez donc que dans les cercles autorises ou toleres la police n'a rien +a voir et ne penetre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles +ne sont pas honnetes, les joueurs y sont voles comme dans un bois, +sans que personne vienne a leur secours. Or, ces directeurs sont-ils +honnetes? + +Le rideau en se levant coupa court a ce discours, qui ne recommenca pas +ce soir-la, car Adeline s'etait laisse prendre a l'interet de la piece, +et il se donnait a elle tout entier, heureux d'applaudir au succes du +beau-frere de son ami. Quand de longs applaudissements saluerent le nom +de Fare, il se passa cela de caracteristique dans le coeur d'Adeline que +sa sympathie et son amitie pour Frederic de Mussidan s'en trouverent +augmentes. + +Deux jours apres, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire +une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face a face avec +Frederic, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et +tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allerent flaner sur les +boulevards: le temps etait doux, les passants se montraient assez rares, +on pouvait causer librement. + +Cette rarete des passants fournit a Frederic le point de depart pour ce +qu'il voulait dire: + +--N'etes-vous point frappe, mon cher depute, de la transformation qui +s'opere a Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons deja vu je ne +sais combien de magasins qui ont ferme leur devanture et eteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez +qu'on n'est plus coudoye et bouscule comme autrefois. Il y a la un +changement qui, me semble-t-il, doit inquieter un homme de gouvernement +comme vous. + +--Que voulez-vous que le gouvernement fasse a cela? + +--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris +perd de son elegance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est +plus l'auberge du monde qu'il a ete? On ne s'amuse plus. Il n'y a +plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus +bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, tres grave, pour la +prosperite du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes +de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les +pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications +ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remede que vous n'avez +point. Eh bien, un des remedes a ce mal serait de rendre a Paris son +animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du +monde les etrangers affluaient a Paris pour s'y amuser et y faire la +fete? c'est que pendant leur sejour ici ils achetaient tous les objets +de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, +leurs vetements. C'etait du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient +pour ces vetements, c'etait avec des soieries et des velours de Lyon que +nos couturieres habillaient leurs femmes. Rentres dans leurs pays, ils +y exhibaient fierement leurs achats, et, pour les imiter, leurs +compatriotes demandaient a la France des produits francais. D'ou la +fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voila +pourquoi il faut ramener les etrangers a Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, ou chacun trouve +a s'amuser selon ses gouts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas +aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idees la-dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mures. Assurement mon nom, +ma famille, mes ancetres, mon education, mes convictions, mes +principes devraient m'empecher de travailler a la consolidation du +gouvernement,--mais l'interet de la France avant tout. + + +IV + +En rentrant d'Elbeuf a Paris, Adeline avait tout de suite visite +quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient propose des affaires; +mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, +surtout si l'on entend se reserver la liberte de choisir. Naguere, on +etait venu le chercher, le prier; quand a son tour il s'etait offert, on +l'avait ecoute avec une certaine defiance. Que signifiait ce changement? +Il n'etait donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquee, +il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre. + +Cela etait trop conforme a la logique des choses pour qu'Adeline s'en +etonnat; il n'avait jamais eu la naivete de s'imaginer qu'il n'aurait +qu'a se presenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et +pour que ceux qui etaient a table fussent heureux de lui faire sa part +au gateau. Ce n'etait pas a date fixe que devait se faire le mariage +de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins +n'avaient pas d'importance; le mot du pere Eck, qu'il ne se rappelait +qu'en riant, etait la pour le rassurer: "J'ai ete fiance avec ma femme +pendant quatre ans, et quand nous nous sommes maries j'aurais bien +attendu encore." + +Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient debarrasse des echeances +pressantes qui menacaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il +avait le temps de se retourner, et d'ici la la probabilite etait, et +meme la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeat. Alors il +rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de +cette espece ne devait pas trainer. Assurement cet argent ne lui pesait +pas, tant il avait ete galamment offert, mais cependant, par une +bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-meme, il +eprouverait du soulagement a ne plus le devoir. + +Malheureusement, de ce cote, les choses ne marcherent point comme +il l'avait espere: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au +contraire, et, apres plusieurs reunions, qui se succederent de plus +en plus orageuses, la faillite fut prononcee a la requete de quelques +creanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humilies. + +Le coup avait ete cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, +connaissait la procedure des faillites: de combien serait le premier +dividende et quand le toucherait-on? + +Il fallait donc se retourner d'un autre cote, ce qui, dans sa position, +etait difficile, car, bien que le vicomte n'eut jamais fait la plus +legere allusion a son pret, il etait evident que ce pret ne pouvait pas +etre considere comme un placement a echeance plus ou moins longue dans +lequel le creancier aussi bien que le debiteur trouvent un egal interet; +c'etait un service rendu, et rien que cela. + +Comme il se demandait par quel moyen il sortirait a bref delai de cet +embarras, il crut remarquer que le vicomte etait moins a l'aise avec +lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement +n'etait que trop facile a deviner: il s'etonnait de n'etre pas encore +rembourse, et il s'en fachait. + +Quand on a tout jeune lutte contre la misere, on a appris a ne pas +s'inquieter des dettes et a manoeuvrer avec les creanciers de facon +a les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'etait pas le cas d'Adeline, qui, entre dans la vie +avec de la fortune, etait arrive a pres de cinquante ans sans devoir un +sou a personne. Si le vicomte etait gene avec lui, de son cote il etait +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant +pas un mot a dire, honteux de son silence meme. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: "Ne +croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrees sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientot..." C'etait ce bientot qui +lui fermait les levres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le +tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fut sincere. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner +quand il ne savait pas lui-meme a quelle epoque il serait en etat de +payer ces cinquante mille francs; bientot sans doute, d'un jour a +l'autre peut-etre; mais ce bientot, il ne pouvait pas encore le traduire +par une date precise. + +Il en etait la quand un soir, en sortant de diner chez Raphaelle, le +vicomte lui prit le bras, et, comme le jour ou il lui avait offert ces +cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet. + +--Ne vous detournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu +echapper a l'entretien dont il se sentait menace; il fait froid ce soir. + +--J'ai affaire par la. + +--Alors, marchons vite, dit Adeline. + +Puis, voulant donner une explication a ce mot qui etait sorti de ses +levres sans qu'il eut le temps de le retenir: + +--Nous nous rechaufferons. + +Le vicomte marchait pres d'Adeline, la tete basse, silencieux, dans +l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa declaration, ou plutot +d'un fils respectueux qui a une confession delicate a faire a son pere. + +Enfin, il se decida: + +--Vous me voyez bien embarrasse, mon cher depute. + +Il fallait bien qu'Adeline repondit quelque chose: + +--Avec moi? + +--Precisement parce que c'est a vous que je m'adresse. Ah! si c'etait un +autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitie, +permettez-moi le mot, je suis tout confus. + +--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami. + +Cependant, malgre cet encouragement, il y eut encore un silence: + +--Pardonnez a ma fierte, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de +risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct +que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre a un ami. En +un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu +me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais +besoin.... + +Il y eut une pause: + +--Oh! pas ce soir, se hata-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais +dans un delai que vous fixerez vous-meme, si toutefois cela ne vous gene +point. + +L'embarras et l'humiliation d'Adeline etaient cruels, et bien qu'il eut +souvent pense au moment ou cette question se poserait, il n'avait point +imagine qu'il serait aussi penible. + +--C'est a vous de me pardonner, dit-il; j'aurais du, depuis longtemps, +vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont +presentees... j'ai compte sur des affaires qui ne se sont point +realisees... sur des rentrees qui ne se sont point effectuees; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin.... + +Le vicomte lui coupa la parole: + +--Je ne serais pas sincere, je ne serais pas digne de votre amitie si je +ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si +tant est que je puisse en avoir une. + +--Je vous en prie. + +--C'est moi qui vous prie de m'ecouter; vous savez combien je suis peu +homme d'argent, cela tient peut-etre a ce que je n'ai pas de fortune, ce +qui s'appelle une fortune assise; mon pere en a devore trois ou quatre, +et moi-meme j'ai fortement entame celle qui m'est venue de ma mere. Je +comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passee a ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez +souvent de me trouver a court; ce qui est mon cas presentement. Dans +ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se presente, en mettant quelques fonds dans une +affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idee m'est venue +de m'adresser a vous. + +--Demain vous aurez vos fonds, repondit Adeline decide a se procurer ces +cinquante mille francs a quelque prix que ce fut. + +--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois +homme a user de pareils procedes? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'a l'etude, et il me suffit de savoir qu'a une date +precise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est la tout ce +que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je +n'aurais demande davantage. + +Adeline respira. + +--Je vais etudier mes echeances, demain je vous donnerai cette date, ou, +ce qui est mieux, je vous enverrai un billet. + +Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on +faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout a coup, +s'arretant et changeant de sujet: + +--Une idee me vient, s'ecria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-meme +cette affaire? + +--Quelle affaire? + +--La mienne. + +--Je n'ai pas de fonds libres. + +--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire. + +--Je n'y suis pas du tout. + +--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la necessite de fonder un +nouveau cercle, et je vous ai demontre de quelle utilite sera cette +fondation a tous les points de vue; cette idee ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il +arrive toujours pour les choses a point. Mais c'est une si grosse +affaire que la fondation d'un cercle a Paris, que je ne pouvais pas +l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne +veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que +je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit etre l'importance de +ce capital? + +--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien a ces choses. + +--Eh bien, il faut pres d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 +francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle imperial +200,000 francs, la Cremerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coutent 60,000 francs, aux Ganaches +50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 +francs, a l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier etablissement +ne reviennent pas a moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit +pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable +sur lequel on puisse preter aux joueurs; le succes est la. Un joueur +qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un +billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte a la caisse +du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais a sec, ou +la partie ne marche pas; et on ne va que la ou elle marche... follement. +J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais a ceux +qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, +les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai +adresse ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par +une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre a +Paris sa vie brillante, presentez la demande d'autorisation qui ne peut +pas etre refusee a un homme tel que vous, soyez son president. + +--Moi! + +--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilite et la +haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... +(il hesita un moment cherchant son mot...) fieres de votre initiative. +Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez +entreprendre, par le seul fait de votre presidence elles viennent a +vous, et vous n'avez pas a aller a elles. Dans la politique vous etes un +centre; et on doit compter avec votre influence. + +--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour presider un cercle parisien, +moi, le plus provincial des provinciaux. + +--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la premiere +qualite qu'il faut pour presider un cercle a Paris. + +--Laquelle? + +--L'honnetete. Ce qui ecarte bien des gens des cercles, c'est la crainte +d'etre vole; quand on se met a une table de jeu pour son plaisir, on +n'aime pas a faire le metier d'agent de police et a surveiller ses +voisins; avec un president comme vous a la tete d'un cercle, on aurait +toute securite, et par cela seul le succes de ce cercle serait assure; +au jeu, on ne vole guere que la ou l'on trouve des complices. + +--Si j'ai celle-la, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne +serait que le temps. + +--Il est certain que cette presidence vous prendrait un certain temps, +mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous +demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des +avantages en echange: ces fonctions sont remunerees: il y a des +presidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque +chose. + +Ils etaient arrives devant la maison d'Adeline. + +--Adieu! dit celui-ci. + +Mais le vicomte ne lui permit pas de se degager: + +--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous +assure, merite d'etre examinee serieusement. + + +V + +Ils revinrent sur la place de la Madeleine. + +--Ce n'est pas a vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que +tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle +donne des produits qui doivent servir, avant tout a remunerer ceux +qui les procurent. Quand vous apportez a une societe une concession +quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre +influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis +certain que l'autorisation qui donnerait naissance a notre cercle ne +serait pas comptee pour moins de soixante a soixante-quinze mille +francs; c'est le prix courant; de sorte que les roles seraient changes: +vous ne seriez plus mon debiteur, c'est-a-dire que la societe serait le +votre. + +La scene que le vicomte jouait avec Adeline avait ete longuement repetee +avec Raphaelle, et il avait ete convenu qu'en cet endroit il se ferait +un silence de facon a laisser a la reflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-meme, +et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir +pas a payer a cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +tres bien prevu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne +suffirait pas, par cette raison qu'elle etait a terme, tandis que +le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un resultat +immediat, serait ce qu'on appelle au theatre un effet sur. + +Les choses s'executerent comme elles avaient ete reglees, et ce fut +seulement apres un moment de silence que Frederic reprit: + +--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos levres: vous ne +voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle. + +--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut +administrer que ce que l'on connait, et je ne connais rien aux affaires +d'un cercle. + +--Aussi n'est-il jamais entre dans mon idee de vous donner cette +administration: vous etes president de notre cercle, comme le comte de +Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le +duc de la Tremoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'etes +que president, c'est-a-dire quelque chose comme un president de la +Republique ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, a qui +vous assurez la stabilite, vous regnez, mais vous ne gouvernez pas; a +cote de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion +financiere du cercle s'exerce par une societe en commandite representee +par un gerant responsable. Vous et votre comite, compose de hautes +notabilites, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irreprochables. Les +questions financieres ne vous regardent en rien et n'entrainent pour +vous aucune responsabilite--ce qui est le grand point; vous touchez, +vous ne payez pas. + +Pour ce couplet, Raphaelle ne s'en etait pas plus rapportee a +l'improvisation de Frederic que pour le precedent; il avait ete repete +aussi, car il importait qu'il fut debite rapidement, "enleve avec feu", +de facon a etourdir Adeline et a empecher toute objection. Si son +assimilation aux presidents des grands cercles devait agir sur lui,--et +ils n'en doutaient pas,--c'etait a condition qu'on ne lui laissat pas le +temps de reflechir et de comprendre par consequent qu'il n'y avait aucun +rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-memes, ne faisant +pas de benefices, n'ayant pas de presidents payes, et celui qu'on lui +proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses +gerants avec l'argent preleve sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait +connu les cercles, cette assimilation aurait ete grossiere et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'etait un argument comme +ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour +que sa vanite bourgeoise se laissat griser par ces grands noms qu'il se +repeterait. + +--Pour vous rassurer completement, continua Frederic, et pour que vous +dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en +avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-meme, mais +aussi pour mon pere, pour ma famille; et puis il y a encore une autre +raison... politique celle-la, et sur laquelle il est inutile d'insister. + +Comme Adeline ne repondait rien, et ne paraissait point enleve par cette +offre cependant si tentante, Frederic lanca son dernier argument, celui +qui devait briser les dernieres resistances. + +--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui +ont ete opposees a M. de Cheylus. + +--Ah! Cheylus s'est occupe de cette creation? + +--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le +president, et il l'a demandee en effet; mais on la lui a refusee--vous +devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a +pas voulu le laisser creer un centre de reunion qui devait lui donner +une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons ete +irrites de ce refus, car, pour l'amabilite, le charme des manieres, +l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur +president que le comte. Mais, en reflechissant, cette irritation s'est +calmee, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise +aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas reussi. Toute chose a sa +contre-partie: l'amabilite du comte eut degenere en faiblesse, il +n'aurait rien su refuser, et notre cercle eut perdu le caractere de +respectabilite severe qu'il gardera avec vous. + +Ils etaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce +dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se separa de "son cher +depute". + +--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas +dans le sac, j'y renonce; voila un bonhomme qui certainement dormira +moins bien que moi. + +En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guere, tandis que +lui-meme fut berce par le bon et calme sommeil que donne le travail +accompli. + +De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppe, un fait se degageait +pour Adeline, si menacant qu'il ne voyait que lui: l'echeance immediate +de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonne, cette heure qui, +tant de fois, avait tinte a ses oreilles; ce n'etait plus: "J'aurai a +payer" qu'il se disait, c'etait: "J'ai a payer". + +Comment? + +Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des +commercants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du +jour au lendemain pour ses echeances; et c'etait la ce qui precisement +le rendait difficile a recommencer; les sources ou il avait puise +s'etaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en +compromettant plus encore son credit deja si ebranle, et encore sans +etre certain a l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui +fallait. + +Assurement, si le vicomte ne lui avait pas parle de la fondation de +son cercle, il n'aurait pense qu'aux moyens de trouver cette somme; il +fallait payer, et a n'importe quel prix il s'executait. + +Mais Raphaelle avait calcule juste en comptant que le mirage de cette +fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultes d'un +cote pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilites pour en +gagner! + +Un mot a dire, un oui, et c'etait tout; non seulement il s'acquittait, +non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par +an; mais encore il se trouvait en position de realiser son plan, de +faire des affaires qui viendraient a lui sans qu'il eut a prendre la +peine d'aller les chercher. + +En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guere +quelle difference il y a entre le cercle qui s'administre lui-meme et +celui dont la gestion financiere s'exerce par un gerant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrement de ses membres, et celui, au +contraire, qui n'a pas d'autre raison d'etre que de gagner de l'argent +par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont +la des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se +valent ou a peu pres. + +La-dessus Adeline etait gros public, comme il l'etait d'ailleurs pour +bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaelle avait devine +juste en pensant qu'on pouvait effrontement lui citer quelques grands +noms qui l'eblouiraient. + +--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'etre presidents, +pourquoi, lui, refuserait-il? + +Ce qui pour lui faisait l'honorabilite d'un cercle, c'etait celle de ses +membres et aussi celle de son president: puisque les admissions seraient +prononcees par lui et par le comite qu'il aurait compose, il n'avait +rien a craindre, il saurait leur garder le caractere de respectabilite +severe dont parlait le vicomte: entre honnetes gens il ne se passe rien +que d'honnete; il n'y aurait donc, pas a redouter que son cercle--il +disait deja _son_ cercle--devint un tripot comme ceux dont il avait +vaguement entendu parler. + +Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accable, lui +rebattant les oreilles jusqu'a l'en etourdir, se representaient a +son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une +importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors. + +Comme c'etait vrai, ce que le vicomte lui avait dit du role que Paris +jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de +s'associer a tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute +ce serait naivete de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle put +produire a elle seule ce resultat; mais si une hirondelle ne fait pas le +printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donne; il en aurait l'honneur. + +Les etapes de Raphaelle a travers la vie lui avaient appris a la +connaitre pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entrainer +les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au dela +un but noble ou desinteresse. Adeline ne se fut peut-etre pas laisse +prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par +l'appat du traitement de 36,000, mais il devait etre enleve par +l'argument commercial. "Quand on est fier de la betise qu'on fait, +avait-elle dit a Frederic, on la pousse jusqu'au bout, alors meme qu'on +voit que c'est une betise." + +Cependant, malgre la fierte qu'il eprouvait et toutes les raisons +personnelles qui s'ajoutaient a ce sentiment, Adeline ne s'etait point +decide a accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'a +les refuser; il fallait voir, attendre, s'eclairer, prendre avis de ceux +qui savaient ce que lui-meme ignorait. + +De ceux qu'il pouvait consulter a ce sujet, personne n'etait plus +autorise pour lui repondre que son collegue le comte de Cheylus, si bien +au courant de la vie parisienne. Puisque la presidence de ce cercle lui +avait ete proposee, il connaissait l'affaire et l'avait pesee avec ses +bons et ses mauvais cotes. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le +lendemain meme. + +--Et vous hesitez? s'ecria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporte la +proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et +que, quand l'affaire m'a ete proposee, j'ai tout de suite demande +l'autorisation au prefet de police... qui tout de suite me l'a refusee. + +--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a donnees +pour expliquer son refus? + +--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour president, ce cercle +deviendrait en quelques mois un tripot; que j'etais trop faible, trop +indulgent, trop aimable: que je serais trompe, deborde, en un mot tout +ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies +d'un refus. + +--Et ces raisons vraies? + +--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen +d'influence a un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se +faire accuser d'accorder a un ennemi une faveur qu'on refusait a des +amis. + +--Alors? + +--Si vous voulez me prendre dans votre comite, j'accepte. Que vous dire +de plus? + +Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans etre +jaloux de Frederic,--il n'avait jamais eu la naivete d'etre jaloux,--il +commencait a trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans +la maison de Raphaelle, et que le meilleur moyen de se debarrasser de +lui etait de lui faire avoir un cercle ou il passerait ses journees +et... ses nuits. + + +VI + +C'etait un grand point pour Raphaelle et Frederic d'avoir un president +en situation d'obtenir du prefet de police l'autorisation d'ouvrir +leur cercle, mais ce n'etait pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au prefet fut signee par vingt membres fondateurs, et il +etait de leur interet de ne pas laisser le choix de ces membres a +Adeline, qui ne saurait ou les chercher, et qui, les trouvat-il, les +choisirait mal. A la verite, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait +prendre, sans qu'il se doutat de rien, ceux-la memes qu'on voudrait +qu'il prit. + +Raphaelle voulait des noms chics. + +Frederic voulait des noms serieux. + +Mais, malgre cette divergence, ils ne se querellaient point la-dessus; +en bons associes qu'ils etaient, ils se faisaient des concessions. + +--Melons les noms chics aux noms serieux. + +Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'epluchant +severement: on n'etait jamais assez chic pour Frederic, et pour +Raphaelle on n'etait jamais assez serieux,--au moins en theorie, car +dans la pratique, c'est-a-dire au moment ou s'agitait la question de +savoir s'ils pourraient avoir reellement ces noms sur leur liste, +ils etaient bien obliges d'abaisser leurs pretentions et de se faire +mutuellement des concessions. + +--Il est vrai qu'il n'est pas tres chic, mais a la rigueur il peut +passer. + +--Je t'accorde qu'il n'est pas trop serieux, mais, si nous sommes trop +difficiles, nous finirons par n'avoir personne. + +Chez Raphaelle, cette composition de sa liste etait une veritable +obsession, elle en revait, et plus d'une fois le matin elle avait +reveille Frederic pour l'entretenir des idees qui lui etaient venues +dans la nuit. + +--Tu ne dors pas, cheri? + +--Si, je dors. + +-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... ecoute donc. + +--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? + +--Nous n'avons pas de duc. + +--Pourquoi faire un duc? + +--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a +trente-six. + +--Les _Ganaches_ n'en ont pas. + +--La _Cremerie_ en a bien un. + +--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en meme temps tache de +trouver un lord, ca serait plus serieux: on en a bien abuse, des ducs; +d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon pere. + +Si Raphaelle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait +compose un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont +elle s'etait separee ou qui plutot s'etaient separes d'elle ne lui +permettaient point de s'adresser a eux; elle eut ete bien accueillie +vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les +folies les plus extravagantes, qui s'etaient ruines, deshonores, avaient +ete jusqu'au crime; mais ces temps etaient loin, et le souvenir qu'ils +en avaient conserve n'etait ni doux ni attendri. + +En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini +par former une liste dont les noms de tete ne manquaient pas d'une +certaine apparence decorative. + +Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service +extraordinaire, ancien prefet, depute, commandeur de Legion d'honneur, +grand-croix de cinq ou six ordres etrangers;--un general qu'a Nice et a +Cannes on avait surnomme le general Epaminondas, ce qui, dans le monde +des grecs, etait caracteristique;--un commodore americain;--un musicien +et un statuaire affames de notoriete, toujours en quete de relations, +comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes a l'un et +faire jouer les cinq ou six operas que l'autre gardait en portefeuille +depuis vingt ans; un journaliste qui exercait autant d'influence dans +la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par la devenait un +personnage utile, avec qui il etait prudent de prendre les devants. + +Ce n'etait pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient +des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, +c'etait encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, +autrefois directeur de cercles a Biarritz, a Pau et en Provence, ou il +avait gagne une fortune de deux a trois millions et chez qui Frederic +avait ete croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait +exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_, +c'est-a-dire le diner de la table de l'hote, et un jeton d'un louis +qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: a la verite, Barthelasse +avait, pendant plusieurs annees, promene cet ancien ambassadeur dans le +Midi, mais ces representations en province ne l'avaient pas encore tout +a fait use, et a Paris, ou son nom seul etait connu, il ferait encore +assez bonne figure. + +Quand Raphaelle aurait son duc, on laisserait a Adeline le soin de +trouver les autres comparses necessaires a la representation parmi les +gros commercants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et +aussi parmi ses collegues. Plusieurs de ceux qui avaient honore de leur +presence les diners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulierement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour +etre president au moment meme ou la faillite des freres Bouteillier +leur avait livre Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que +l'Elbeuvien, etait a coup sur le plus travailleur des deputes, et il n'y +avait guere de projet de loi d'interet local qui ne fut rapporte +par lui: "L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. +Bunou-Bunou." Il etait si souvent imprime dans les journaux, ce nom de +Bunou-Bunou, qu'il etait connu de la France entiere, et que par la aux +yeux de Raphaelle il avait une certaine valeur, celle de la notoriete. +Il est vrai que cette notoriete, il la devait pour beaucoup au rapport +fameux dans lequel il avait traite de la vaine pature et de la +divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, +en fait de notoriete, ce qui compte, c'est la notoriete meme, et, +la dut-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public +n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, tres connu; oubliee la vaine pature. +D'ailleurs le meilleur et le plus honnete homme du monde, toujours a son +banc ou il ecrivait, ecrivait, ecrivait, penchant sa tete blanche sur +son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait +ses ecritures, mieux eclaire et chauffe que dans sa chambre d'hotel ou, +comme il le disait lui-meme, "le bois coutait diantrement plus cher qu'a +Chateau-Chinon." + +Ainsi prepares, il n'y avait qu'a presser Adeline; ce fut ce que +Raphaelle demanda, exigea meme, tandis que Frederic se montrait dispose +a laisser a la reflexion le temps d'agir. + +--C'est un irresolu, ton Normand: decide aujourd'hui, il ne le sera +plus demain; il pese le pour et le contre comme un pharmacien pese ses +drogues. + +--Avoue que la pilule est dure a avaler. + +--Qu'est-ce que ca nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; +d'ailleurs il n'y a qu'a la lui dorer, et c'est ton affaire. + +--Je suis a bout. + +--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien a dire et tu ne vois plus +rien a faire? + +Il haussa les epaules. + +--Ne te fache pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a +encore a dire et a faire; ecoute-la, et souviens-toi plus tard, quand +nous serons maries, que tu as eu interet a la consulter, alors que tu +restais a bout dans une affaire d'ou dependait notre fortune, et qu'elle +est bonne a quelque chose. + +--Je t'ecoute. + +--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme? + +--Sans doute, repondit-il avec une certaine impatience. + +Il s'agacait de la voir tant insister pour lui demontrer qu'elle etait +bonne a quelque chose, quand lui n'etait bon a rien; trop souvent elle +avait insiste sur la superiorite de sa finesse et l'ingeniosite de ses +ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en realite elle se +faisait plutot prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce +avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant +plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les +tiennent. + +--C'est a l'interet d'Adeline que nous nous sommes adresses, dit-elle, +a son orgueil, a sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule +dans son esprit, parce que c'est a son esprit seul que tu as parle. + +Il la regarda sans comprendre ou elle voulait arriver. + +--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est a +ses yeux qu'il faut parler. + +--Les yeux? Quoi, les yeux? + +--Tu le conduiras avenue de l'Opera et tu lui feras visiter le local en +detail. Ce n'est pas difficile, ca. + +--J'y suis; il sera ebloui. + +--Je te crois. Te mets-tu a la place de ce bon bourgeois se promenant +dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et +qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu +qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maitre dans ce +palais? + +--Es-tu canaille! + +--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le +mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit etre sensible +aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ca le fichera les quatre fers en l'air comme +les salons, mais ca lui inspirera confiance: serieuse, l'impression du +mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livree; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevee, +j'avoue comme toi que je suis a bout. + +Frederic n'apporta qu'un changement a l'execution de ce programme; il en +intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commenca par +la: il y aurait progression. + +Aux premiers mots, Adeline se defendit: + +--Il sera temps si je me decide, mais je vous avoue que je balance: je +vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon +bourgeois comme moi serait deplace dans ce role de president, je n'en ai +aucune des qualites, et j'y serais l'homme le plus emprunte du monde; je +compromettrais le succes de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, +ce qui est plus grave, de vous. + +Frederic protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une +refutation en regle: + +--Nous reviendrons plus tard a la question de savoir si vous acceptez ou +si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livree; nous ne +fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livree +pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gerant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de +m'assister. + +Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils a son ami. Il se +laissa donc conduire chez le tailleur, ou il choisit un drap solide, +un bon drap francais, comme le demandait Frederic, qui devait durer +longtemps. + +Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui +etait travail de la laine, il avait des connaissances speciales qu'il ne +pouvait pas ne pas mettre a la disposition de son ami: la, il n'eut qu'a +admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et +qui etaient vraiment superbes, les portieres magnifiques; il passa plus +de deux heures a se griser de l'enchantement de leurs couleurs. + +Mais ou "il se ficha les quatre fers en l'air", comme disait Raphaelle, +ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opera. + +--Comment trouvez-vous ca? demandait Frederic dans chaque place. + +Et partout il faisait la meme reponse: + +--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris. + +--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque +chose. + +Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur ou leurs +pas sonnaient comme sous la voute d'une eglise, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par +lesquels il avait passe. + +Ils s'etaient arretes devant une niche ouverte sur le palier et faisant +face a la porte d'entree. + +--Nous mettrons la un buste de la Republique, dit-il, comme s'il se +parlait a lui-meme. + +--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher president, car vous serez +maitre chez vous; mais si c'est moi qui suis maitre ici, je ne mettrai +point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me +retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre ou tout le +monde doit pouvoir se rencontrer. + +Adeline hesita un moment: + +--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il. + + +VII + +C'etait la premiere fois qu'Adeline avait quelque chose a demander pour +lui-meme. + +Comme tous les deputes, il avait passe bien des heures de sa vie dans +les antichambres des ministres et use de nombreuses paires de bottines +sur le carreau poussiereux des corridors des bureaux a la Guerre, aux +Finances, a la Justice, a la Marine, au Commerce, a l'Agriculture, aux +Travaux publics, a l'Instruction publique, aux Affaires etrangeres, aux +Postes, a l'Interieur, a la Prefecture de la Seine, a la Prefecture de +police, aux ambassades, aux consulats, partout ou il y a a solliciter et +a faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent a y rester, +mais toujours c'avait ete dans l'interet des villes ou des communes de +sa circonscription, pour les affaires de ses electeurs, jamais dans le +sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, +il n'avait pas de parents a placer, pas de combinaisons financieres a +appuyer, pas de concessions a obtenir; quand on l'avait decore, on etait +venu a lui et il n'avait eu qu'a accepter ce qu'on lui offrait. + +Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en +attendant, il fallait demander. + +De la son embarras. + +A la verite, s'il se faisait demandeur, c'etait dans un interet general, +superieur a toutes considerations personnelles: mais enfin il n'en +devait pas moins resulter pour lui certains avantages qui genaient sa +liberte; il se fut senti plus allegre, il eut porte la tete plus haut +s'il avait ete degage de toute attache. + +Il s'y prit a trois fois avant d'aborder le prefet de police, comme s'il +n'osait point sauter le pas. + +Aux premiers mots, le prefet de police, qui, depuis qu'il etait en +fonctions, avait cependant appris a ecouter en se faisant une tete de +circonstance, laissa echapper un mouvement de surprise: + +--Vous, mon cher depute! + +Ce n'etait pas sans que la lecon lui eut ete faite a l'avance par +Frederic, qu'Adeline s'adressait a "son cher prefet". Il savait que sa +demande pouvait provoquer une certaine surprise, et meme il en attendait +la manifestation: "Vous comprenez que le prefet ne sera pas sans +eprouver un certain etonnement en vous entendant lui demander une +autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vecu en +dehors des cercles. Et puis, a son etonnement se melera probablement une +certaine contrariete: le nombre de ces autorisations n'est pas illimite; +il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruine a encore +dans sa poche: quand il en depense un, il compte ceux qui lui restent +et fait le calcul qu'il sera bientot a sec. Et personne n'aime a etre +a sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent etre une monnaie +commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre prefet +se serve de cette monnaie, mais il a eu des predecesseurs qui l'ont +employee. Et Frederic avait raconte l'histoire d'un prefet aimable et +vert-galant qui avait paye les depenses d'une liaison demi-mondaine avec +une de ces autorisations; que celle a qui il l'avait donnee l'avait tout +de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur +les produits de la cagnotte. Puis, a cette histoire, il en avait ajoute +d'autres, afin qu'Adeline eut un dossier bien prepare et ne restat pas +court. Si on avait accorde ces autorisations a des gens plus ou moins +vereux, comment en refuser une a un honnete homme, entoure de l'estime +publique, dont le nom seul etait une garantie? + +Ce dossier et ces histoires avaient donne a Adeline une assurance que, +sans eux, il n'eut certes pas eue: + +--Et pourquoi pas, mon cher prefet? + +C'etait un homme fin que cet prefet, et peut-etre meme trop fin, car +bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, +il allait au dela de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'apres +lui-meme. + +Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement. + +--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous etonner de +ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idee ou +j'etais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon pere de famille. + +--C'est a Elbeuf que je suis pere de famille. A Paris, je n'ai pas ma +famille; je suis seul; les soirees sont longues. Et elles ne le sont +pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collegues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de +reunion, ou nous aurions plaisir et interet meme a nous retrouver dans +l'intimite, sans avoir a craindre une promiscuite genante. + +--Et c'est un cercle s'administrant lui-meme que vous voulez fonder? + +--Oh! non; nous avons a cote de nous, derriere nous, une societe +representee par un gerant qui aura la responsabilite de la question +financiere; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepte +les fonctions de president. + +Cette fois le prefet ne laissa echapper aucune exclamation de surprise, +mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui. + +Adeline n'etait-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'a ce +jour? etait-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? +ou bien encore etait-il plus profondement provincial qu'on ne pouvait +decemment l'imaginer pour un collegue? + +Il fallait voir. + +--Et quel est ce gerant? + +--Un ancien notaire de province. + +--Il se nomme? + +--Maurin. + +C'etait la un nom qui n'apprenait rien au prefet, il y a tant de gens +qui s'appellent Morin ou Maurin? + +--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant +au-devant d'une nouvelle question. + +--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepte, car ce +n'est pas a un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un +gerant... un mauvais gerant, peut entrainer loin et meme tres loin le +president et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi. + +Cela ne fut pas dit sur le ton d'une lecon, ni comme un avertissement +direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravite qui devait +donner a reflechir. + +--Nous n'aurons rien a craindre de ce cote, dit Adeline en pensant a son +ami le vicomte, qui serait le veritable gerant sous le nom de Maurin, +beaucoup plus qu'a l'ancien notaire, qu'il connaissait a peine. + +Evidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le prefet +aurait garde son observation pour lui, ou plutot elle ne lui serait pas +venue a l'esprit, mais c'eut ete une indiscretion: le vicomte avait des +raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait +de l'y laisser. + +--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le prefet. + +--Voici les noms de ceux qui ont signe la demande avec moi, repondit +Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche. + +Le prefet lut les noms: + +--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, general Castagnede... + +A ce nom, il fit une pause, car ce general etait celui-la meme qu'on +appelait le general Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait. + +Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence +besoigneuse ne lui etait pas inconnue. + +Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le +statuaire, il lut couramment, de meme pour les notables commercants dont +Adeline avait obtenu lui-meme les signatures. + +A l'exception du general Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y +avait rien a dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer a ceux +qui n'etaient pas nets manquait-il de precision: on accusait le general +de tricher, mais il n'avait jamais ete chasse d'aucun cercle; l'ancien +ambassadeur vivait dans les tripots, cela etait certain, mais en +vivait-il reellement comme on le racontait? Barthelasse et les +directeurs de casinos qui l'avaient employe s'etaient bien gardes de +publier leurs memoires avec pieces justificatives a l'appui; combien +d'autres aussi haut places que lui etaient comme lui des declasses! + +--Vous voyez, dit Adeline, qui etait fier de sa liste, que je ne vous +presente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance. + +--Evidemment. + +--Et je crois que plus d'une fois on a accorde des autorisations a des +gens qui ne presentaient pas les garanties que nous offrons. + +--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons ete trompes. Nous ne +sommes pas infaillibles. Il est arrive, j'en conviens, qu'on nous a +presente des listes de noms aussi honorables que ceux de la votre, avec +un gerant offrant toutes les garanties de moralite, de solvabilite, et +que cependant le cercle que nous avons autorise s'est change, au bout +de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la +cagnotte et _etouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce +pas plutot celle des fondateurs qui se sont laisse tromper et par qui +nous avons ete trompes nous-memes? Voila ce qu'il faut examiner et le +point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous +le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez. + +Si Adeline etait un naif et un ignorant qui se laissait duper par des +coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de +quoi lui ouvrir les yeux et lui donner a reflechir. + +Mais ce n'etait pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait +foi, c'etait aussi en lui-meme, en son honnetete, en sa clairvoyance; il +ne serait pas un president qui laisserait aller les choses au hasard; +il lui donnerait son temps, a son cercle, il le surveillerait, il le +gouvernerait d'une main ferme. + +--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs +administrateurs ne les ont point administres, c'est que leurs presidents +ne les ont point presides; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un president serieux et que le tableau que vous venez de +m'esquisser ne se realisera point pour nous. + +Etait-il reellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le prefet +voulut faire une derniere tentative; affectueusement il lui prit le bras +et le passant sous le sien: + +--Voyons, mon cher depute, franchement est-ce que vous croyez que la +fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis +vous ne trouveriez pas dans un des cercles deja existants le centre de +reunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas deja assez de cercles? + +--Non, mon cher prefet, et, puisque l'occasion s'en presente, +laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le +developpement de la vie mondaine a Paris. Quand le luxe va a Paris, la +fabrication va en province. + +Et, presque dans les memes termes que Frederic, Adeline repeta ce theme +qui lui avait ete souffle, sans avoir conscience qu'il etait un echo. + +--Evidemment c'est un point de vue, dit le prefet, quand Adeline fut +arrive au bout de son morceau. + +Et il en resta la. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il +avait pu pour eclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'etait +ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collegue? Pour etre prefet de police, on n'est +pas professeur de morale. Et il n'etait pas du tout dans son caractere +de mettre les points sur les i. + +--Je ferai faire l'enquete d'usage, dit-il en terminant l'entretien. + +Elle fut confiee a un agent de la brigade des jeux qui, apres avoir +visite le local de l'avenue de l'Opera et constate qu'il n'avait pas +deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, +se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signe la +demande, se bornant a une seule question: celle de savoir si la +signature mise au bas de cette demande etait bien la leur, puis il fit +son rapport, qu'il transmit a son chef, lequel a son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police +municipale, qui en fit un troisieme corroborant le second. + +Tout etait en regle: le prefet n'avait qu'a donner ou a refuser +l'autorisation. + +Pouvait-il la refuser quand elle etait demandee par un homme dans la +position d'Adeline? + +Il la donna. + +--Apres tout, on verra bien. + +Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait +averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministere, +ce service rendu lui donnerait droit a son bon souvenir. + + +VIII + +L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons des +le lendemain, malgre l'envie qu'en avaient Raphaelle et Frederic: si le +personnel etait engage a l'avance, si le mobilier etait pret, il fallait +laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les +tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver +sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de facon a ce +que la caisse n'en ait pas trop de faux a rembourser aux joueurs qui +se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins +dangereuse a contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet +des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces +industriels est pince au moment ou il tache d'en ecouler quelques-unes, +il est aussi simplement que discretement expulse du cercle, sans +encourir les travaux forces que la vignette des billets de banque promet +aux contrefacteurs. + +D'ailleurs, a cote des travaux materiels a accomplir pour la parfaite +organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient +tout autant et plus encore que ceux-la, peut-etre concourir a sa +prosperite--c'etaient ceux de la publicite: un cercle de ce genre ne +pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait +longtemps que Raphaelle avait engage son orchestre. + +Il avait commence: _pianissimo_, il etait vaguement question d'un +nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien a ceux qui avaient +existe jusqu'a ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort +inconnus en France, en meme temps qu'une securite absolue contre les +tricheries; a l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas a +se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du +jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opera, dans la +plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernieres +annees;--l'attention etant alors suffisamment eveillee, les trompettes +avaient enfin donne son nom: _maestoso ma non troppo_, c'etait le "Grand +international";--_largo_, il avait pour fondateurs l'elite du monde +de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de +l'armee (le general Epaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, +Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce +parisien, representes par une kyrielle de noms serieux bien faits pour +inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'etait pas une speculation louche +comme tant d'autres; _con calore_, c'etait une affaire nationale, _con +fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di +marcia_, au relevement de la fortune publique. + +Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la presence a Paris +n'etait pas utile, puisque l'amenagement du cercle ne le regardait en +rien, avait ete passer quelques jours a Elbeuf. + +Comme toujours il etait arrive le soir, et il avait trouve sa famille +dans la salle a manger, l'attendant devant le couvert mis. + +Comme toujours il vint a sa mere, qu'il embrassa respectueusement. + +--Comment vas-tu la Maman? + +--Bien, mon garcon, et toi? Sais-tu que je commencais a etre inquiete de +toi? + +--Pourquoi donc? + +--Tu es marque parmi ceux qui se sont abstenus a la Chambre, et depuis +plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas meme une interruption. + +--Tu sais bien que je n'interromps jamais. + +--Tu as tort; quand on a son mot a dire, on le dit: ca fait plaisir aux +electeurs, qui voient que leur depute est a son banc. + +--J'etais pris par le travail des commissions. + +En realite, c'avait ete par le travail de la fondation de son cercle +qu'Adeline avait ete pris; mais il ne pouvait pas le dire a sa mere, +puisqu'il n'en avait pas encore parle a sa femme, attendant, pour le +faire, qu'il eut obtenu son autorisation: ce serait ce soir-la qu'il lui +annoncerait cette grande nouvelle. + +Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite apres le souper; car +en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre +comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui +ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires. + +Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle a dire? + +Avec elle il n'y avait jamais longtemps a attendre; les paroles ne se +figeaient point sur ses levres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou +dans l'esprit elle s'en debarrassait au plus vite; aussitot que Berthe +et Leonie se furent retirees, elle commenca: + +--Mon fils, il se passe ici d'etranges choses. + +Adeline regarda sa femme avec inquietude, s'imaginant qu'une difficulte +ou une querelle s'etait elevee entre sa mere et elle, ce qu'il redoutait +le plus au monde. + +--Je m'en suis plainte a ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a +pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse +a toi-meme, quoiqu'il m'en coute d'_affaiter_ ton retour de querelles, +quand tu rentres chez toi pour te reposer. + +Madame Adeline voulut epargner a son mari l'impatience de chercher ou +tendait ce discours. + +--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement. + +--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne demarre pas d'ici. + +--Oh! Maman! interrompit madame Adeline. + +--Je suis _fiable_ peut-etre; quand je dis quelque chose on peut me +croire: bien sur que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je +ne pretends pas ca, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et +pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie? + +--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche a la +rencontrer. + +--Alors tu autorises ces visites? + +Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand. + +--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garcon; il me +semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait proceder dans un mariage. + +--Et s'il lui plait? + +--Dame! + +--Tu l'accepterais pour gendre? + +--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille? + +--C'est justement pour n'avoir pas a faire son malheur que j'ai demande +a ta femme de fermer notre porte a ce garcon; elle ne m'a pas ecoutee; +il a continue a venir et on a continue a lui faire bonne figure; je me +suis tenue a quatre pour ne pas le mettre moi-meme a la porte; c'est un +scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour +Berthe; a la messe on me regarde. + +Il etait vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec +Berthe Adeline. Des discussions s'etaient engagees sur ce sujet. On +ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence a personne, on se demandait si c'etait +possible. Pour tacher de deviner quelque chose, les devotes de +Saint-Etienne devisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces +regards elle s'exasperait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle +etait un objet de curiosite que parce qu'elle devinait les hesitations +de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage! + +--Maintenant, reprit-elle, tu vas me repondre franchement et decider +entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle. + +Si Normand que fut Adeline, il lui etait difficile de ne pas repondre a +une question posee en ces termes et avec cette solennite; cependant il +l'essaya. + +--Je fai dit que c'etait une sorte d'epreuve. + +--Alors tu les autorises? + +--Mais.... + +--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu a ce que je fasse +comprendre a ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se presenter +ici? + +Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer. + +--C'est impossible, dit-il. + +Il allait expliquer et justifier cette impossibilite, elle lui coupa la +parole. + +--Roule-moi dans ma chambre. + +--Mais, Maman. + +--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de +mes jambes, je serais deja sortie. Je t'ai deja dit ce que je pensais de +ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la +femme d'un juif. Je te le repete. Je sais bien que tu n'as pas besoin de +mon consentement pour faire ce mariage, mais reflechis a ce que je te +dis: il n'aura jamais ma benediction. + +--Mais, Maman.... + +--Roule-moi dans ma chambre. + +Il n'y avait pas a discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, +tristement, il revint aupres de sa femme. + +--Tu vois, dit celle-ci. + +--Et justement au moment ou j'apportais de bonnes nouvelles, ou je +croyais qu'un pas decisif etait fait pour assurer ce mariage. + +--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'apprehension que +d'esperance, comme ceux que le sort a frappes injustement et qui n'osent +plus croire a rien de bon. + +Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si +gracieusement oblige au moment de la crise provoquee par la faillite +Bouteillier, il avait ete amene a s'occuper de la fondation d'un cercle, +dont le but etait le relevement de la fortune publique, il expliqua +la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation +materielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accorde +l'autorisation qu'il demandait. + +--Et tu ne m'avais parle de rien! s'ecria-t-elle. + +--Tout etait subordonne a l'autorisation administrative, c'est +d'avant-hier que je l'ai. + +Ce n'etait pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur +le visage de madame Adeline, tout au contraire. + +--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc +rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de +trente-six mille? + +--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Je ne sais pas. + +--Eh bien, alors? + +--Je n'entends rien a ces choses, tu n'y entends rien toi-meme; comment +me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et +que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher. + +--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour +jouer comme un speculateur paye un agent de change pour jouer a la +Bourse. + +--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source ou on le prend me... +(elle allait dire: me degoute, elle se reprit:)... me repugne. + +--C'est celle ou puisent tous les cercles; sois sure qu'il n'y a que les +joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutot dispose a trouver que ce tant +pour cent n'est pas assez eleve. + +--Mais si tu allais devenir joueur toi-meme! A vivre avec les gens, on +prend leurs defauts. + +--Moi, joueur! a mon age! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, +celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer a en perdre! Tu ne +crois pas ce que tu dis. + +--Enfin, si tu etais trompe par ces gens: tout ce monde qui vit par le +jeu n'a pas bonne reputation. + +--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas president +a vie: le jour ou je verrais la plus petite irregularite compromettante, +si petite qu'elle fut, je me retirerais! + +--Et si tu ne la vois pas? + +--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour +rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen +de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons +mettre de cote? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas +l'occasion qui se presente, meme si elle nous expose a un risque. Tu +conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous +nous en garerons bien. + +Que dire de plus? C'etait son instinct qui protestait, et encore +vaguement, sans avoir rien de precis a opposer aux reponses de son mari. +Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son cote, se promettait +de les ouvrir aussi. + +Aupres de Berthe, sa bonne nouvelle recut, le lendemain matin, un +meilleur accueil. + +--Alors, cela assure notre mariage! s'ecria-t-elle quand il lui eut +explique la situation. + +--Au moins cela l'avance-t-il. + +--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant +que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; +plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de +qualites en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me +tourmentais, me desesperais, en me disant que peut-etre il faudrait +renoncer a lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas? + +--Pas encore. Il faut menager ta grand'mere et la sienne. Mais voici +une idee qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fete pour +l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta +mere, et j'inviterai Michel. + +--Decidement, tu es le roi des peres! + +--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales a leurs filles, tu +vas me dire quelle robe je dois commander a madame Dupont. + +--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose +que je n'ai mise qu'une fois: elle me va tres bien, elle suffira, +puisque Michel ne la connait pas et... que ce sera pour lui que je +m'habillerai. + + +IX + +C'avait ete une grosse affaire de dresser le programme de la fete que +le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait deja en +abregeant son nom, devait donner pour son ouverture. + +Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de +tapageur qui frappat l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est +difficile a trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient etre tapageuses, que toutes les combinaisons, meme absurdes, +ont ete epuisees; il est terriblement blase sur ce genre de fetes, le +public parisien et surtout le public boulevardier. + +Bagarry avait propose un acte inedit de sa composition, mondain, leger +et piquant; Fastou avait suggere l'idee d'exposer quelques-unes de ses +dernieres oeuvres; des pianistes avaient assiege Frederic, Raphaelle, M. +de Cheylus et meme Adeline; des guitaristes espagnols s'etaient offerts; +un Americain celebre dans son pays pour jouer des airs varies en faisant +craquer ses bottes s'etait mis a la disposition de Frederic, qui avait +refuse avec autant d'indignation que de mepris: son cercle servir a de +pareilles exhibitions! C'etait quelque chose d'artistique, de distingue, +de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caracteristique qui +montrat bien a tous dans quelle maison on se trouvait. + +Un moment il avait eu la pensee d'obtenir de son beau-frere Fare +un petit acte inedit, dont la representation eut ete un "evenement +parisien"; mais le beau-frere avait obstinement refuse, et ce qui etait +plus indigne encore (le mot etait de Raphaelle), la soeur elle-meme +n'avait pas voulu s'interposer entre son frere et son mari pour +amener celui-ci a donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se facher, invoquer la solidarite de la famille, elle avait +resiste aux prieres comme aux reproches et aux menaces: + +--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon +mari, jamais. + +--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se presente? + +--Non, quand elle se presente mal. + +--On dirait vraiment que M. Fare nous a fait un honneur en entrant dans +notre famille. + +--Au moins ferait-il honneur a votre maison de jeu en lui donnant son +nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point. + +--Nous nous en passerons. + +Ils s'en passerent en effet, mais, si le programme manqua de cette +attraction, il en eut d'autres: d'abord un diner pour les invites +serieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis +une soiree reunissant une elite de comediens et de chanteurs comme +on n'en voit que dans les grandes representations a benefices, et a +laquelle des femmes seraient invitees, ce qui serait une originalite, +une innovation que l'influence du president ferait tolerer,--pour une +fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient ete remplacees +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les +salons, la vraie fete commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouat +point ce jour-la, mais il avait du ceder aux reclamations de son comite: +tout le monde s'etait mis contre lui, meme les honnetes commercants ses +amis qui jusqu'a ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'etait +precisement ceux-la qui avaient montre le plus d'empressement a jouir +des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute securite: ce ne +serait pas chez eux qu'il y aurait a observer son voisin pour voir s'il +ne triche pas. + +Le diner etait pour huit heures; des sept heures et demie les invites +commencaient a monter le grand escalier, si bien rempli de plantes +vertes et de camelias que le buste de la Republique, place dans sa +niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il etait impossible de +distinguer si on avait devant les yeux une tete de saint ou d'empereur +romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, etait un veritable +hall, se tenaient les valets de pied en grande livree: souliers a +boucles d'argent, bas de soie, habit a la francaise fleur de pecher, +galonne d'argent. A tous les invites, le secretaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, a ce programme il ajoutait discretement +une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'etait une +attention delicate dont Raphaelle avait suggere l'idee; avec quelques +milliers de francs, on pouvait donner de la gaiete au diner... et, plus +tard, de l'animation au jeu. + +Dans le salon, les membres du comite recevaient leurs hotes, qu'ils +ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adosse a la cheminee, +souriant et accueillant, avait pres de lui le comte de Cheylus, le +general Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennite, +avaient cru devoir sortir toutes leurs decorations: M. de Cheylus en +etait si haut cravate, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un +torticolis ou d'un lumbago. + +Le plus souvent, les diners d'inauguration sont ecoeurants par leur +banalite, mais celui du _Grand I_ etait exquis, ayant ete prepare dans +les cuisines memes du cercle par un chef de talent. Il importait, en +effet, au succes de l'entreprise, qu'on parlat de la cuisine du _Grand +I_ et qu'on sut dans Paris qu'elle etait superieure, de beaucoup +superieure, a celle que pour le meme prix on pouvait trouver ailleurs. +Au premier abord, une speculation consistant a donner pour deux francs +cinquante, avec le vin, un dejeuner qui en vaut cinq, et pour quatre +francs un diner qui en vaut huit, peut paraitre detestable; cependant +elle est en realite excellente, bien qu'elle se traduise par une +allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens +qui frequentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se +disent que deux francs cinquante d'economie sur le dejeuner, quatre +francs sur le diner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille +quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est +vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-etre pas tres +delicat de faire ce benefice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la +cagnotte payera ca. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire +pour elle: c'est par le diner que bien des joueurs sont attires et +retenus; et c'est par le dejeuner que plus d'une cagnotte a ete sauvee +des justes severites de la police. Si bien fondees que soient les +plaintes contre un cercle, l'administration y regarde a deux fois avant +de le fermer, quand son dejeuner est frequente par des gens ayant un nom +honorable: des commercants, des artistes, des medecins, des avocats qui +leves avant midi pour s'asseoir a la table du restaurant ne sont pas +des joueurs de profession; ceux-la font du cercle ce qu'il doit etre, un +lieu de reunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coute. + +La bonne chere d'un cote, de l'autre l'attention de Raphaelle, combinant +leurs effets, le diner fut tres gai, et l'on arriva a l'heure des toasts +sans avoir conscience du temps ecoule. + +Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la sante des +representants de l'armee, de la diplomatie, de la politique, des +lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fiere +satisfaction de voir reunis autour de lui dans un but patriotique. + +A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant +guere qu'en mangeant ce bon diner, dans cette salle luxueuse, au +milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait a un but +patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du +cimier de chevreuil, et aussi celui du Chateau-yquem. + +Mais Adeline etait trop absorbe dans son discours, qu'il disait et ne +lisait pas, pour rien voir; il continuait et developpait la pensee sur +laquelle il vivait depuis qu'il s'etait decide a demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses levres voltigeaient les grands mots de +Paris-lumiere, de ville de toutes les elegances et de tous les genies, +de relevement de la fortune publique par le luxe, de travail francais, +de production nationale. + +Si les convives a l'intelligence alerte avaient ete un peu surpris +d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient a cette +table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relevement de +la fortune publique. + +--En voila une bonne! murmura l'un d'eux. + +Mais les commentaires ne purent pas s'echanger; Bunou-Bunou venait de se +lever pour repondre au president, et aussitot le silence avait succede +aux applaudissements: c'etait un regal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui +depensait des tresors de lyrisme dans ses rapports pour eriger une +commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs etonnants +etait affiche dans les bureaux des journaux. + +--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: +"J'ignore si je m'abuse", dit un journaliste parlementaire; qui tient +mes deux louis? + +Mais personne ne lui repondit, et ce fut avec raison, car le premier mot +qui sortit de la bouche inspiree du depute fut precisement la fameuse +phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon: + +--Messieurs, j'ignore si je m'abuse.... + +Le rire etouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui +avaient deja entendu cette phrase celebre, il y en eut plus d'un qui se +cacha la figure dans sa serviette; d'autres se facherent et declarerent +qu'au lieu de les obliger a ecouter ces jolies choses, "on ferait bien +mieux d'en tailler une petite." + +Heureusement les discours tournerent court; il fallait enlever les +tables pour la soiree, et il n'y avait pas de temps a perdre. + +En sortant de la salle a manger, Adeline se rendit dans son cabinet, ou +il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs. + +Ils etaient venus d'Elbeuf dans l'apres-midi,--ce qui avait donne a +Michel et a Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le +meme compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et +ils n'avaient pas encore visite les salons du cercle. + +--Voulez-vous offrir votre bras a ma fille? dit Adeline a Michel; en +attendant que la soiree commence, nous ferons un tour dans les salons; +il faut que je vous montre _mon_ cercle. + +C'etait de la meilleure foi du monde qu'il disait "mon cercle": +n'etait-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en +etait-il pas le president, ne decidait-il pas des admissions, tout le +monde n'etait-il pas chapeau bas devant lui: Frederic se tenait si +discretement a l'ecart qu'il n'avait pas paru au diner; il se montrerait +seulement a la soiree, comme bien d'autres. + +Ils avaient commence leur tour, Adeline donnant le bras a sa femme, +Michel conduisant Berthe; a mesure qu'ils avancaient, l'impression +n'etait pas la meme chez la mere que chez la fille: madame Adeline se +montrait effrayee du luxe qu'elle voyait, Berthe en etait emerveillee; +quant a Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait +etre toujours tourne vers elle, il la regardait venir dans les glaces, +et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait +plus a lui: a la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement +des yeux: qu'elle etait charmante dans sa toilette rose! + +Ils arriverent a la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et +ils se trouverent dans une grande piece, plus longue que large et tres +haute, puisque de deux etages on en avait fait un seul en supprimant le +plancher; le plafond etait a caissons dores et les murs etaient tendus +de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres. + +--Comment trouvez-vous ca? demanda Adeline avec fierte. + +--On dirait une chapelle, repondit Berthe. + +En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frederic vinrent +au-devant d'eux, et les presentations eurent lieu: + +--Mon cher president, on vous reclame, dit Frederic; si ces dames +veulent bien m'accepter a votre place, je vais les installer; je +resterai avec elles pour leur nommer vos invites; il faut bien qu'elles +les connaissent, puisqu'elles sont les maitresses de la maison. + +Et ce fut reellement en maitresses de la maison qu'il les traita: on +ne pouvait etre plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame +Adeline, qui avait pour lui une repulsion instinctive, fut gagnee. +C'etait vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait depeint. + +Les salons s'emplirent "_et la fete commenca_". Comme le programme en +avait ete tres habilement compose, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'executa; de tous cotes partaient des exclamations enthousiastes, +et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait a qui repondre, un +peu grise de ce triomphe. + +Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se +manifestaient de sourdes protestations et des impatiences. + +--Ca ne finira donc jamais, leur bete de fete? + +--On n'en taillera donc pas une petite? + +Si Raphaelle avait ete presente, elle aurait vu que, parmi ces +mecontents se trouvaient quelques-uns de ceux a qui elle avait eu la +prevenance de faire remettre des jetons de nacre. + +Enfin la fete s'acheva, et le souper, bien que trainant un peu en +longueur, se termina aussi: les invites peu a peu se retirerent, au +moins ceux qui etaient venus avec leurs femmes. + +Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, +et, quoiqu'elle fut vaste, on s'y entassa si bien que ce fut a peine si +ceux qui s'etaient assis a la table purent remuer les coudes. + +--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus. + +Le lendemain, les journaux racontaient cette fete, mais, ce qui valait +mieux, le bruit se repandait dans Paris, se colportait, se repetait +qu'il y avait une caisse serieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement. + +Le _Grand I_ etait fonde. + + + + +TROISIEME PARTIE + + +I + +Le _Grand I_ n'etait ouvert que depuis quelques mois et deja Adeline +se demandait comment, pendant tant d'annees il avait pu vivre a Paris +ailleurs que dans un cercle. + +Elles avaient ete si longues pour lui, si vides, si mortellement +ennuyeuses, les soirees qu'il passait a tourner dans son petit +appartement de la rue Tronchet, ou a se promener melancoliquement tout +seul autour de la Madeleine, allant du boulevard a la gare Saint-Lazare +et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que +de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans +le wagon qui l'emmenerait jusqu'a Elbeuf! Il manquerait la seance du +lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les +siens; il embrasserait sa fille a son reveil; quelle joie dans la +vieille maison de l'impasse du Glayeul! La etaient la liberte, la +gaiete, le repos; Paris n'etait qu'une prison ou il faisait son temps, +et ce temps etait si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pense +a se retirer de la politique pour vivre tranquille a Elbeuf, dans sa +famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, +taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupe, le +coeur rempli, entoure, enveloppe d'affection et de tendresse, comme il +avait besoin de l'etre. + +Mais du jour ou le _Grand I_ avait ete ouvert, cette existence monotone +du provincial perdu dans Paris avait change: plus de soirees vides, plus +de diners melancoliques en tete a tete avec son verre, plus de dejeuners +hates au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un +chez lui, un nid chaud, capitonne, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, ou +toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, ou les sourires +les plus engageants accueillaient son entree, ou il etait, pour tous +"Monsieur le president." + +A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien a celle des restaurants +mediocres qu'il avait jusque-la frequentes avec la prudente economie +d'un provincial, il etait un vrai maitre de maison; on l'ecoutait, on le +consultait, on le traitait avec une deference dont les premiers jours il +avait ete un peu gene, mais a laquelle il n'avait pas tarde a si bien +s'habituer que ce n'etait plus seulement pour les valets, empresses +a lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il etait "monsieur le +president", il l'etait devenu pour lui-meme, croyant a son titre, le +prenant au serieux, s'imaginant "que c'etait arrive"; president! ne le +fut-on que de la Societe des bons drilles, on est toujours "Monsieur le +president" pour quelqu'un et consequemment pour soi. + +Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanite, celles de la +camaraderie et de l'amitie l'avaient attache a son cercle. En sortant de +la Chambre il n'etait plus seul sur le pave de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait ete, il ne s'arretait plus sur le pont de la +Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel cote il +allait aller, a droite, a gauche, sans but, au hasard. + +Il etait rare que maintenant il sortit seul de la Chambre, presque tous +les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, charge d'un portefeuille bourre de +paperasses, et toujours regulierement M. de Cheylus, qui, mis a la porte +par Raphaelle le jour meme ou elle n'avait plus eu besoin de lui, etait +heureux de trouver au cercle un bon diner qui ne lui coutait rien,--le +_suif_. + +D'autres collegues aussi se joignaient a eux quelquefois, invites par +Adeline, ou bien s'invitant eux-memes, quand ils etaient en disposition +de s'offrir un diner meilleur et moins cher que dans n'importe quel +restaurant. + +--Je vais diner avec vous. + +On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par +les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue +de l'Opera, en causant amicalement. Lorsqu'a travers les glaces de la +porte a deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu +qui arrivait, il se hatait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand +escalier decore de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses +invites devant lui; si quelqu'un, par deference d'age ou pour autre +raison, voulait lui ceder le pas, il n'acceptait jamais: + +--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi. + +C'etait chez lui qu'il recevait ses amis; c'etait a lui les valets qui +dans le hall s'empressaient autour de ses invites; a lui ces vitraux +chauds aux yeux, ces tableaux signes de noms celebres. + +A vivre sous ces corniches dorees, a marcher sur ces tapis doux aux +pieds, a s'engourdir dans des fauteuils savamment etudies, a n'avoir +qu'un signe a faire pour etre compris et obei, il s'etait vite laisse +gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un +attrait si puissant sur certains habitues des cercles qu'ils se trouvent +mal a leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette +attraction avait ete d'autant plus envahissante qu'il avait toujours +vecu au milieu d'une simplicite patriarcale: point de tapis, point de +vitraux a Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas a demi-mot. + +Mais ce qu'il n'avait jamais eu a Elbeuf, et ce qu'il avait trouve dans +son cercle, c'etait la conversation facile et legere de _ses_ diners +qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses droleries ou ses +douleurs. Bien qu'habitue aux propos graves et lourds de la province, +qui partent de rien pour arriver a rien, il aimait cependant la +raillerie fine et le mot vif, et quand il avait a sa table--ce qui +d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit a la langue aiguisee ou +a la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point +que de bien dire ce qu'ils repetaient, c'etait pour lui un regal de les +ecouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-la, tous venaient lui +donner leur representation sans qu'il eut a se deranger; il n'avait qu'a +leur sourire, qu'a les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une +amabilite pleine de bonhomie. + +Comme la nature l'avait doue de l'esprit de justice en meme temps que +d'une ame reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence +agreable sans se dire que c'etait a Frederic qu'il la devait. + +Parfait le vicomte. Il avait rencontre en lui le collaborateur le plus +zele en meme temps que le plus discret, deux qualites qui ordinairement +s'excluent l'une l'autre. + +Bien qu'il surveillat tout, bien qu'il fit tout, et ne quittat guere +le cercle, jamais Frederic ne se mettait en avant: Maurin, qui avait +toujours le titre de gerant, etait, il est vrai, bien efface, mais ce +qui importait a Adeline, c'etait que lui, president, ne le fut point; +c'etait que la gestion financiere n'empietat point sur la direction +morale, et, apres dix mois d'exercice, il se sentait aussi maitre de +cette direction qu'au jour ou, pour la premiere fois, il avait pris la +presidence. + +Pour les admissions, lui et son comite etaient restes les maitres +absolus, et jamais le gerant n'avait essaye de leur faire admettre des +membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, ou le souci de +faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver +au _Grand I_, lui avait-on predit charitablement en l'avertissant de se +bien tenir de ce cote; mais ces cercles avaient pour gerant un Maurin, +non un vicomte de Mussidan! + +D'autre part, jamais il ne lui etait venu a lui ni a son comite des +plaintes, ou simplement des reclamations, tant la machine administrative +fonctionnait avec regularite. + +C'etait bien le cercle modele dont le vicomte avait parle dans leurs +entretiens du soir sur les boulevards, et que, grace a la severite de sa +surveillance, ils avaient pu realiser. + +--Ou diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en +faisant son eloge aux membres du comite. + +A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient +Raphaelle a Frederic et aussi la part que celui-ci avait prise a son +expulsion, repondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris a +faire; mais cette reponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui +dementait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire enigmatique +eut inquiete Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'etait simplement la vengeance d'un... battu. + +Et quand M. de Cheylus etait absent, Adeline riait avec les autres +membres du comite de cette petite traitrise. + +--Il n'en prend pas son parti, le comte. + +--Dame! il y a de quoi! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'a la place de M. de +Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gre. +Peut-etre trouverez-vous que ce que je dis la a l'air d'une naivete; je +vous affirme que c'est profond. + +Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, +par exces de conscience plutot que par curiosite, avait voulu savoir ce +qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien repondu aux +questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce +qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de "ce jeune +homme" que ce que tout le monde savait. + +Adeline eut eu le plus leger soupcon sur Frederic qu'il eut cherche, au +dela de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en +avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le +_Grand I_ etait le modele des cercles? + +On sait que l'ete fait le vide dans les cercles comme dans les theatres: +avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est a Trouville, +a Dieppe, "en deplacement de sport ou de villegiature"; plus tard on +chasse, on ne va pas a son cercle, et plus ce cercle est d'un rang +eleve, plus il est abandonne par ses membres. Cependant tous ces membres +ne restent pas sans venir a Paris pendant cinq ou six mois, et ceux +qui n'y sont pas ramenes pour une raison quelconque de sentiment ou +d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de +l'est dans l'ouest. Ou passer ses soirees? au theatre? ils sont fermes; +a son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on +donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joue; les doigts +vous demangent. Si alors on entend parler d'un cercle ou la partie a +garde un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisieme +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous +presentent, et l'on s'assied a la table du baccara. + +C'etait ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles +chomaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_ +les membres les plus connus des grands cercles. Frederic ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, +d'ailleurs. + +--Vous voyez comme on vient a nous. + +Adeline etait ebloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui +defilaient sur les levres de son gerant, et quand il allait a Elbeuf il +ne manquait pas de les repeter a sa femme. + +--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain +neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui +travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie republicaine et +le monde elegant. + +Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus +clair, c'est que son mari venait moins souvent a Elbeuf; c'est que, +quand il etait chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible +qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa +cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la premiere fois depuis +quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule. + + +II + +Si grande que fut la satisfaction d'Adeline, elle n'etait pourtant pas +sans melange. + +Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le +marquis de..., etaient venus perdre quelques milliers de francs chez +lui, il eprouvait un sentiment de vanite dont il ne pouvait se defendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il presidait servait de +trait d'union entre la bourgeoisie republicaine et le monde elegant, +c'etait un sentiment de juste fierte qui le portait et auquel il pouvait +s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli. + +Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait pres de cinquante +mille francs a la caisse de _son_ cercle, qui n'etait pas _sa_ caisse, +par malheur, c'etait un sentiment de honte qui l'aneantissait. + +Comment avait-il pu se laisser entrainer a jouer? + +C'etait avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassure sa femme +lorsqu'elle avait manifeste la crainte qu'il ne devint joueur. + +--Moi, joueur! + +Il se croyait alors d'autant plus surement a l'abri, qu'il avait joue +dans sa jeunesse et que par experience il connaissait les dangers du +jeu. + +Ce n'est pas quand on a ete entraine une premiere fois et qu'on a eu la +chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans +on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances +qu'on n'a plus a cinquante apres avoir appris la vie. + +Qu'il eut joue et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, +il y avait eu alors toutes sortes de raisons et meme d'excuses a sa +faiblesse: sa maitresse etait joueuse; les casinos etaient devant lui +avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait +et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coutait rien, pas +meme un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte etait +legere pour la fortune de ses parents. + +Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute etait simplement celle +d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire +grand mal a personne, ni a sa famille, ni a lui-meme; c'avait ete une +epreuve salutaire; s'il etait entre dans la fournaise, il s'y etait +bronze, et si completement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus +joue. Pourquoi eut-il joue? Il n'avait jamais eu le gout des cartes; +s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumiere d'une +lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il etait assez riche +pour que l'argent gagne au jeu ne lui donnat aucun plaisir, et il ne +l'etait pas assez pour que celui perdu ne lui fut pas une cause de +regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cesse de repeter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer: + +--Que faites-vous la, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? +Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas. + +Et voila que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres. + +Comme il etait sincere, pourtant, dans ses remontrances; comme il les +trouvait miserables, ceux qui succombaient a la passion du jeu! + +Encore ceux-la etaient-ils jusqu'a un point excusables, puisqu'ils +etaient des passionnes, c'est-a-dire des etres inconscients et par la +des irresponsables; mais lui, quand pour la premiere fois il s'etait +assis a la table de baccara de son cercle, il n'avait pas ete pousse par +la main irresistible de la passion. + +C'etait meme cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que +les cartes l'ennuyaient acquise dans sa premiere jeunesse, et confirmee +pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui +avaient inspire une complete securite lorsqu'il avait discute dans sa +conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les +propositions de Frederic. + +Qu'il se decidat, et il etait assure a l'avance de n'avoir rien a +craindre pour lui-meme: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au +milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie +contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou +qu'on meprise ceux qui ont le malheur d'en etre infectes. + +Comme ces fievreux et ces agites lui paraissaient ridicules ou +pitoyables: sur leurs visages convulses, rouges ou pales, selon le +temperament, dans leurs mouvements saccades, dans leurs regards ivres de +joie ou navres de douleur, dans leur exaltation ou leur aneantissement, +il s'amusait a suivre les sensations par lesquelles ils passaient. + +Et avec la satisfaction egoiste de celui qui, du rivage, jouit de +l'horreur d'une tempete, il se disait qu'heureusement pour lui il etait +a l'abri de ce danger. + +--Qu'irait-il faire dans cette galere? + +Mais comme l'egoisme justement ne faisait pas du tout le fond de sa +nature, comme il etait au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur +sensible a la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir +adresser des avertissements a quelques-uns de ceux qui, pour une raison +ou pour une autre, l'interessaient plus particulierement. + +Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant +le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, +il leur avait dit ce qu'il croyait propre a leur ouvrir les yeux, les +grondant, les chapitrant. Quelquefois meme, dans des cas graves, il +les avait fait comparaitre dans son cabinet de president, et la, entre +quatre yeux, il les avait serieusement avertis: "Vous jouez trop gros +jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est +pas en rapport avec vos ressources." + +Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaitre que ses +discours les plus affectueux etaient aussi peu efficaces que les +semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet. + +Alors il avait renonce aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin +il y avait renonce, n'etant point homme a persister dans une tache dont +il reconnaissait lui-meme l'inutilite. + +--Ils sont trop betes! s'etait-il dit. + +Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas a faire le +president: c'etait lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, +et l'honneur du _Grand I_ etait que le jeu y fut contenu dans des +limites raisonnables. + +Il veillerait a cela; il protegerait les joueurs malgre eux et contre +eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot. + +Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois meme y passer +la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les +salons, rodant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait +eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un +fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitot qu'il s'eveillait, il +reprenait ses promenades en cherchant a savoir ce qui s'etait passe +pendant qu'il sommeillait. + +Plus d'une fois il etait arrive que pendant qu'il se tenait debout, les +mains dans ses poches a cote de la table de baccara, un joueur lui avait +dit: + +--Et vous, mon president, n'en taillez-vous donc pas une? + +Et alors il avait repondu en haussant les epaules + +--Le baccara! mais c'est a peine si je sais les regles de ce jeu, si +simples cependant. + +--C'est si facile. + +--Plus facile qu'amusant: il y a des presidents dont c'est la force de +ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-la. + +Jusqu'alors Frederic, qui avait assiste aux tentatives que son president +faisait pour detourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'etait jamais +intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fut pas du tout +pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait a rien moins qu'a diminuer les +produits de la cagnotte: il importait de le menager, et d'ailleurs les +probabilites n'etaient pas pour qu'il reussit dans ces tentatives. Qui a +jamais empeche un joueur de jouer? c'etait ce qu'il avait pu repondre a +Raphaelle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous etre +utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le president du _Grand I_ +eloigne les joueurs au lieu de les attirer; ca vous pose bien.--Et s'il +les detourne?--Je te promets qu'il n'en detournera pas un seul, tandis +qu'il detournera peut-etre quelqu'un que nous avons interet a eloigner +de chez nous.--Le prefet de police?--C'est toi qui l'as nomme; comment +veux-tu qu'on prenne jamais un arrete de fermeture contre un cercle +ou le jeu est combattu par son president?--Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera a jouer lui-meme, et tu sais bien que nous +ne le tiendrons que quand il sera endette a la caisse; jusque-la +j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous a sa +place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-etre plus +que tu ne voudras.--Pousse-le. + +Le jour ou Adeline s'etait felicite de ne pas toucher aux cartes, +Frederic, cedant comme toujours a l'impulsion de Raphaelle, avait releve +ce mot: + +--Croyez-vous, mon cher president, dit-il de son ton le plus doux et +avec ses manieres les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus +d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-meme? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire a un de ceux que vous avez +dernierement catechises--je vous demande la permission de ne pas le +nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu. + +--C'est parfaitement vrai. + +--Tres bien; mais vous comprenez que cela enleve beaucoup d'autorite +a vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition +systematique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, +c'est contre le jeu lui-meme; c'est de la theorie, ce n'est pas de la +sympathie. + +--J'ai joue autrefois. + +--Alors il est bien etonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; +qui a joue jouera.... + +--Jamais de la vie. + +--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; +je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait +en vous un ami au lieu de voir un adversaire. + +En effet, il n'insista pas, laissant au temps et a la reflexion le soin +d'achever ce qu'il avait commence: il connaissait son Adeline et savait +avec quelle surete germait le grain qu'on semait en lui. + +Avec l'experience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait +combien sont rares les guerisons radicales chez les joueurs, et combien, +au contraire, sont frequentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui +etaient restes dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans +leur age mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-la se reveillait d'autant plus forte qu'elle etait seule +desormais! + + +III + +Autrefois Adeline eut ri de cet axiome: "qui a joue jouera", comme de +tant d'autres qu'on repete sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont +monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, +mais a cette heure il en etait jusqu'a un certain point frappe. + +Qui avait formule ce proverbe? l'experience evidemment, et comme les +proverbes vont rarement seuls, il lui en etait venu un autre qui +s'imposait, dans les circonstances particulieres ou il se trouvait, +et celui-la c'etait "qu'il n'y a pas de fumee sans feu"; pour que +l'experience populaire se fut formulee en cette petite phrase: "qui a +joue jouera", il fallait que bien des faits lui eussent donne naissance. + +Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme +qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il +suivait le jeu avec une curiosite qu'il n'avait pas aux premiers jours +de l'ouverture de son cercle. + +S'ils etaient encore coupables, les joueurs, ils n'etaient plus +ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se +passionnat pour ces luttes a coups de cartes, qui se passent en quelques +minutes, et peuvent avoir pour resultat la ruine ou la fortune. Il en +avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi +les phases avec emotion--avec cette sympathie dont parlait Frederic. + +C'etait un symptome, cela. + +En fallait-il conclure que, parce qu'il s'interessait maintenant au jeu, +il allait prendre les cartes lui-meme. + +Il ne le croyait pas, il se defendait de le croire, mais enfin il n'en +etait pas moins vrai qu'il y avait la quelque chose de caracteristique, +ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir. + +Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques a la +caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, +il n'avait pas pu se defendre contre un certain sentiment d'envie et ne +pas se dire que c'etait de l'argent facilement, agreablement gagne en +quelques heures. + +De la a se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la +bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi. + +Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y +reussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme +la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens +qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et +ils perdent, voila tout. Quand il etait tout jeune, et qu'il jouait des +billes a pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela etait un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, +lorsqu'il etait entre a Bade dans la salle de la roulette, il avait mis +un louis sur le 24, qui etait le chiffre de son age, et le 24 etait +sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maitresse recommence la +meme experience, et le 24 etait sorti encore. Deux numeros pleins +sortant ainsi expres pour lui, a son appel pour ainsi dire, cela +n'etait-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la verite, elle n'avait pas continue, et il avait perdu +a la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les +soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnes. Mais cette perte +n'etait pas, semblait-il, caracteristique, comme son gain, et elle ne +prouvait nullement qu'a un moment donne il n'avait pas eu la chance--une +chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a +egaree, ne revient-elle pas? C'etaient la des questions qu'il n'avait +pas songe a examiner, puisqu'il avait renonce au jeu pendant de longues +annees, mais qui maintenant lui revenaient. + +Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, +il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils +seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est +aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui reglerait cette +partie qu'il ne jouerait pas pour lui-meme? En somme, il y a une justice +superieure qui dirige les choses et les destinees en ce monde, et cette +justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme +Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fut malheureuse. + +Il avait alors ete frappe d'une remarque qui, jusqu'a ce jour, ne +s'etait pas presentee a son esprit. C'est que celui qui a de la fortune +ou qui gagne largement, surement, ce qui est necessaire a ses besoins, +ne considere pas le jeu au meme point de vue que celui qui est gene et +qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du +jeu eussent ete de peu d'interet pour lui quand il possedait sa fortune +hereditaire qu'augmentaient tous les ans les benefices de sa maison de +commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que +sa maison ne donnait plus de benefices, ces gains arriveraient bien a +propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui. + +Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, +retentissait a son oreille la phrase qu'il etait habitue a entendre: + +--Eh bien, mon president, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous +feriez! + +Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses +gestes desordonnes, ses eclats de voix insultent au malheur des pontes, +et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas a etudier longuement son +point pour torturer a l'avance ceux que dans quelques secondes il va +saigner a blanc. + +Et, bien qu'il ne fut pas vaniteux, Adeline etait flatte qu'on ne crut +pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes +qui viennent miserablement au cercle pour jouer la _materielle_, +c'est-a-dire tacher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie +au jour le jour; recommencant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, +atteles a ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en +usant les nerfs par une tension constante, conduit au gatisme ceux qui +le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier meme, certainement +il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'etre, pas plus +que ponte d'ailleurs. + +Quand Raphaelle avait fonde _son_ cercle, car dans l'intimite elle +disait _son_ cercle, comme Frederic et Adeline le disaient eux-memes, +elle aurait voulu etre la seule a mettre de l'argent dans l'affaire, de +maniere a toucher seule les benefices. Malheureusement cela lui avait +ete impossible, et elle avait du accepter de ses amis ce qui lui +manquait, ou plutot d'un ami de Frederic, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brule partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur +de cercle, Barthelasse en etait reduit dans sa vieillesse, ce qui etait +un grand chagrin pour lui--a faire valoir par les mains des autres la +fortune que quarante annees de travail lui avaient acquise--c'etait lui +qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent a Raphaelle, il aurait +voulu, lui, etre le chef de partie du cercle, c'est-a-dire le caissier +preteur auquel le joueur decave fait des emprunts pour continuer de +jouer. Mais Raphaelle n'avait pas ete assez naive pour accepter cette +combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des +benefices qu'on peut faire dans un cercle. C'etait elle qui voulait +etre chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait a accorder a celui-ci qu'une part proportionnelle a son +apport. Ils s'etaient fortement querelles sur ce point, ils s'etaient +non moins fortement injuries, puis ils avaient fini par s'entendre et +s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce role de chef de +partie en pretant non son argent, mais le leur a elle et a lui, et a eux +deux ils se partageraient les benefices. + +Pour surveiller cette operation des plus delicates, puisqu'il s'agit +d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et +instantanement, sans avoir le temps d'etudier la solvabilite et +l'honnetete de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant +qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges +epaules d'ancien lutteur. Que faisait-il la, on n'en savait trop rien; +il semblait etre un surveillant aux fonctions assez mal definies. Mais +qu'un emprunteur s'adressat a Auguste, le chef de partie, Barthelasse +survenait, et, a distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il +disait lui-meme le oui ou le non, que le chef de partie repetait. + +Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se +permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que +tout le monde repetait: "Vous ne jouez pas, monsieur le president?" mais +sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline repondit a cette +invite par un sourire, il alla plus loin: + +--Mais un _presidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, +dit-il avec son accent provencal le plus pur, c'est un patissier qui +ne mange jamais de ses gateaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous +le demande? Alors il s'en trouve qui disent: "C'est qu'ils sont +empoisonnes." D'autres: "C'est qu'ils sont faits _malpropremint_." + +Adeline se repeta ce "malproprement" plus d'une fois. Etait-il possible +qu'on crut dans le monde qu'a son cercle il se passait des choses +malpropres? Evidemment son abstention systematique pouvait etre mal +interpretee. De meme pouvaient etre mal interpretes aussi ses discours +contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas +lui-meme, et s'il cherchait a detourner du jeu ceux a qui il +s'interessait, c'etait parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne +jouait pas loyalement? + +Mais alors? + +Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment ou +il venait d'etre fortement ebranle par une partie qui s'etait jouee sous +ses yeux: un commercant de ses amis, qu'il savait gene dans ses affaires +et plus pres de la faillite que de la fortune, avait gagne deux cent +mille francs qui le sauvaient. Et en presence de cette veine heureuse +Adeline s'etait tout naturellement demande si elle n'aurait pas pu etre +pour lui. Qu'il prit la banque a la place de son ami, et il gagnait +ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette +nuit-la, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami. + +Mais etait-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalite dans +un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un +bonheur merite? + +On va vite sur cette pente: de la a se dire qu'il etait vraiment trop +timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin. + +Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne +vivaient que par le jeu et pour le jeu. + +Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois. + +Il ne serait pas ruine parce qu'il aurait perdu quelques milliers de +francs; avec le calme et la raison qui etaient son caractere meme, il +n'y avait pas a craindre qu'il se laissat entrainer au dela du chiffre +qu'a l'avance il se serait decide de risquer; a la verite ce serait une +perte, mais enfin elle n'irait pas loin. + +Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, +comme il lui semblait juste que cela arrivat, son gain pouvait etre +considerable. + +Et, gain ou perte, il s'en tiendrait la: un homme comme lui ne s'emballe +pas; il se connaissait bien. + +Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et apres ce serait fini: +on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie. + +Cependant, cette resolution arretee, il ne la mit pas tout de suite a +execution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, +se disant que ce serait pour ce soir-la, sans que ce fut jamais pour ce +soir-la. + +Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des +theatres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle: + +--Qui prend la banque? + +Il se decida a quitter la place ou il semblait cloue, et, s'avancant +vers la table: + +--Moi, dit-il. + + +IV + +--Le president prend la banque! + +C'etait le cri qui instantanement avait couru dans tout le cercle. + +Meme dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et +d'ecarte, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, meme d'echecs, +avaient quitte leur partie pour voir cette curiosite: le president +taillant une banque; eveilles par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient +dans le salon de lecture ou ca et la dans les coins sombres, avaient +suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara: + +--Auguste, six mille. + +A cette demande de son president, Auguste, le chef de partie, sans meme +consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui etait jamais arrive, +s'etait empresse d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau +les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une +genuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait deposes sur la +table. + +C'etait chose tellement extraordinaire, tellement stupefiante de voir +"M. le president" tailler une banque, que Julien le croupier oubliait +de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table +chacun eut trouve sa place, ce qui etait difficile, car ceux qui +occupaient deja des sieges n'avaient eu garde de les abandonner. + +Dans cette salle ordinairement silencieuse ou sous ce haut plafond +regnait toujours une sorte de recueillement comme dans une eglise ou un +tribunal, s'etait eleve un brouhaha tout a fait insolite. + +Cependant Adeline s'etait assis sur sa chaise de banquier, un peu +surpris de se trouver si eleve au-dessus des pontes assis autour de la +table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'etait au dela de cette table qu'etaient son esprit +et sa pensee. + +En attendant que le jeu commencat, un de ceux qui se tenaient a cote de +sa chaise se pencha sur son epaule, et d'une voix moqueuse: + +--Tenez-vous bien, mon president, la lutte sera terrible: Frimaux +revient de l'Odeon. + +Un eclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arreterent +sur un joueur assis a cote du croupier et qui n'etait autre que Frimaux, +le plus grand feticheur du cercle. Au theatre, ou il avait fait +representer quelques pieces avec des fortunes diverses, des chutes +ecrasantes ou de solides succes, selon les hasards de la collaboration, +Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premieres un vendredi ou tout au +moins un 13. Au cercle, ou regulierement il passait quatre heures par +jour, du 1er janvier au 31 decembre, pour gagner sa pauvre existence a +la sueur de son front, comme il le disait lui-meme, c'est-a-dire les +quatre ou cinq louis necessaires a sa vie--la materielle--il ne jouait +que dans certaines circonstances particulieres qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait ete convaincu qu'il ne pouvait +gagner que s'il tournait le dos a l'avenue de l'Opera: toutes les +fois qu'il lui faisait face, il tirait des _buches_, c'etait fatal; +maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odeon; aussi tous +les soirs apres son diner descendait-il des hauteurs des Batignolles ou +il demeurait pour s'en aller a l'Odeon, dont il faisait sept fois le +tour en monologuant comme un personnage de l'ancien repertoire: "J'aurai +la veine ce soir"; puis il revenait au _Grand I_, ou pendant quatre +heures il restait inebranlable dans sa foi, malgre la deveine qui +souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus +serieuses pour se l'expliquer sans jamais ebranler sa confiance en son +fetiche, aussi solide que les pierres memes de l'Odeon. Pour tout le +reste parfaitement incredule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de +Dieu comme du diable, et ne croyant meme pas a sa paternite, bien que +madame Frimaux fut la plus honnete femme du monde. + +--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se +moquat de lui. + +--Vous n'avez pas besoin de le dire, ca se voit. + +En effet, Frimaux, qui pour son pieux pelerinage ne prenait jamais de +voiture--le fiacre n'est pas mascotte--etait crotte comme un chien. + +Cependant peu a peu l'ordre s'etait fait parmi ceux qui se pressaient +autour de la table: + +--Messieurs, faites votre jeu.... + +Du haut de son siege, Adeline voyait tous les yeux ramasses sur lui et +particulierement ceux de Frederic, place en face de lui, derriere trois +rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de +depasser. + +--Rien ne va plus? + +Adeline, qui avait use son emotion d'avance, etait maintenant assez +calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux +deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-a-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), +ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans +empressement de mauvais gout, qu'il mit ses cartes sur la table. + +Il n'y eut qu'un cri: + +--Et il ne voulait pas jouer! + +Bien qu'Adeline s'efforcat de se contenir, il exultait, car sa joie +allait au dela du coup gagne, qui par lui-meme ne donnait reellement +qu'un resultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve +etait faite, et elle confirmait ses pressentiments bases sur les +esperances de sa jeunesse: quelle faute il eut commise de ne point +tenter l'aventure! + +Ce fut avec une parfaite serenite qu'il donna les cartes pour le second +coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'etait a +croire que le gain comme la perte lui etaient indifferents; les vieux +joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux etaient demontes par son +assurance: + +--Qui aurait cru cela de lui? + +Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait ete admis +jusqu'a ce moment que, s'il ne jouait pas, c'etait tout simplement +parce qu'il n'etait pas en situation de supporter une perte de quelque +importance. + +Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite +et gagna au tableau de gauche; le troisieme, le quatrieme furent +pour lui, quand il arriva a sa derniere taille, il etait en benefice +d'environ une vingtaine de mille francs. + +Alors sa serenite s'envola et de nouveau l'emotion lui etreignit le +coeur, des gouttes de sueur lui coulerent dans le cou: sans doute ce +n'etait point une fortune, celle dont il avait reve quand il balancait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'etait +une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la +reduire a rien; enfin, ce dernier coup allait decider si oui ou non il +avait la chance,--ce qui etait le grand point. + +Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il +semblait qu'elles ne pouvaient se detacher de ses doigts, comme s'il +esperait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir +ce qu'il desirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, +n'osant pas les regarder. + +Il avait cinq. + +La situation etait critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne +demanderent de cartes ni l'un ni l'autre. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par +les discussions sur le tirage a cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? +Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point delicat, il ne lui +etait pas reste grand'chose de precis dans l'esprit, et il n'etait pas +en etat en ce moment de se rappeler la theorie et de la raisonner. + +Ce qui fait l'intensite des angoisses du jeu, c'est la rapidite avec +laquelle les resolutions doivent se prendre: avait-il interet a s'en +tenir a cinq ou a se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il ameliorait son point et le rapprochait de neuf; mais +s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et +perdait. Un vieux joueur aurait instantanement resolu theoriquement la +question; mais il n'etait pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, +et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la decider. + +Jamais appel a la chance ne s'etait presente dans des conditions plus +caracteristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui +rendrait l'arret. + +Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite +avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs etaient a +lui. + +Decidement la preuve etait faite, l'arret etait rendu: il avait la +chance. + +Ce fut d'ailleurs le cri de tous. + +Parmi ceux qui s'empressaient a le feliciter, Frederic ne fut pas le +dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les +autres. + +Quand Adeline lui repeta que c'etait la premiere fois qu'il jouait, il +ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de +suite le parti qu'il en pouvait tirer: + +--La facon dont vous avez joue prouve une chose, qui est que vous avez +le genie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous +avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que +vous meprisiez bien la fortune pour ne pas jouer. + +Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas a repondre qu'aux +complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de +Cheylus en tete, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, +et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus. + +Adeline n'avait pas l'esprit tourne a la raillerie, et ce soir-la moins +que jamais; cependant il ne put pas s'empecher de lancer une legere +allusion a l'Odeon. + +--L'Odeon! s'ecria Frimaux, ils l'ont gratte! alors, vous comprenez! + +Le lendemain, a la Chambre, les felicitations recommencerent. Les amis +d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'etait pas quarante mille +francs qu'il avait gagnes, c'etait deux cent mille, trois cent mille. + +De peur de se laisser entrainer a risquer ses quarante mille francs ou +ce qui lui en restait, c'est-a-dire trente-cinq mille francs, Adeline, +en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya a Elbeuf, ou ils +seraient plus en surete qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien +de dire a sa femme d'ou ils venaient; pour qu'elle ne s'inquietat point, +il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de +faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fut tout +naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'etait trouvee cette somme: +les debiteurs qui payent integralement ce qu'ils doivent pour obtenir +leur rehabilitation sont rares, mais enfin on en trouve. + +Quand Adeline arriva a son cercle, ceux qu'il avait battus la veille +l'entourerent: + +--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher president. + +--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez +enleve hier si joliment. + +Il repondit en riant que cela etait impossible, attendu que cet argent +roulait vers Elbeuf; puis serieusement il expliqua qu'il n'etait pas +joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille +a tailler une banque qu'en cedant aux sollicitations de ceux qui le +tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur etre agreable, +pour le plaisir du cercle. + +--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous +rien? + +Apres tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il +ne meprisait pas la fortune comme le croyait Frederic,--loin de la. + +Mais ce soir-la il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui +lui appartenait et lui etait personnelle; elle l'abandonna au moins en +partie; c'est-a-dire qu'apres des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs. + +Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit a la caisse qu'il +payerait le lendemain. + +--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher president, dit +Frederic, ce n'est pas pour vous que vous avez joue aujourd'hui, c'est +pour le cercle. C'est vous meme qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour ou vous vous serez refait, si vous tenez a +rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: +mais, jusque-la, la caisse vous est fermee... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre genie du jeu, votre revanche sera facile: vous +rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec. + +C'etait ainsi qu'il avait ete pris,--en se laissant incorporer dans la +troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court apres son argent. + + +V + +Si le feticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment +son fetiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur +n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver a +lui-meme a grand renfort de "si" qu'elle pouvait etre evitee. + +Cela etait arrive pour Adeline: quand il avait gagne, il avait bien +joue; au contraire, il avait mal joue quand il avait perdu. + +--Si.... + +Quand on reconnait ses torts, on est bien pres de les reparer; +evidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle +est contrariee? et il avait contrarie la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'etait-elle pas +toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est +pas la theorie qui enseigne a bien jouer, c'est la pratique; ce n'est +pas la theorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la decision, +c'est la pratique. + +Cette pratique, ce metier, il aurait pu les apprendre en prenant place +tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant +sagement quelques louis risques avec prudence, ce qui ne l'eut ni +appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taille que deux banques, il n'en +avait pas moins gagne une maladie d'un genre special, que le contact +seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique a tant de +joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complete, puisse desormais +les en guerir--celle qui consiste a vouloir toujours et toujours etre +banquier. + +A remplir ce role, les esprits les plus fermes se laissent eblouir, les +natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec +l'affolement de la melee, non celle ou l'on fait le coup de fusil en +soldat, mais celle ou l'on commande et ou, sous le panache, on ressent +toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilite. Du haut du +fauteuil ou il trone, le banquier tient tete a l'assaut et brave les +regards braques sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le +devorer: "dix manants contre un gentilhomme." + +Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus +qu'il n'y avait sur sa tete le moindre panache; cependant, comme tant +d'autres qui n'ont point eu le degout de s'asseoir sur ce cuir chaud, il +avait subi ces eblouissements et ces fascinations: banquier toujours, +ponte jamais. + +Et il avait taille; malheureusement sa chance ne lui avait pas ete +fidele constamment, et plus d'une fois elle avait passe du cote des +manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en etait arrive a devoir cinquante mille +francs a son cercle. + +Quand il avait perdu, Frederic se trouvait la a point pour le +reconforter: + +--Vous vous rattraperez. + +Et quand il avait gagne se trouvaient la non moins a point quelques +besoigneux pour lui faire une saignee: + +--Mon cher president... + +La voix etait si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas +refuser, bien qu'il eut vu plus d'une fois les quelques louis qu'il +venait de preter changes aussitot en jetons et tomber sur le tapis vert: +eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en +blamer? + +Et le matin, pale, les yeux bouffis, on le voyait a moitie endormi +descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches +s'enfoncaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le +secouait, le reveillait, et honteux, fache contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, ou il avait si +tranquillement dormi autrefois, et ou maintenant il n'avait a passer +avant la Chambre que quelques heures agitees. + +Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont +celles ou la voix de la conscience prend le plus de force, il s'etait +dit qu'il devait renoncer a son cercle et donner sa demission,--seul +moyen sur de ne pas ceder a la tentation. Mais il fallait commencer par +rembourser ce qu'il devait a la caisse, et il n'avait pas cet argent. + +Et puis la deveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle +vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagne quarante mille +francs le jour ou, pour la premiere fois, il avait taille une banque +alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il +pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les +combinaisons du baccara? En realite, il ne s'etait endette que d'une +quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoye trente-cinq mille +a Elbeuf qui, Dieu merci, etaient intacts. Pour quinze mille francs +aventures, devait-il renoncer a toutes ses esperances? Que fallait-il +pour qu'elles pussent se realiser, au dela meme de ce qu'il avait promis +a Berthe? Quelques minutes de veine! Etait-il fou de croire qu'elles ne +se representeraient pas pour lui! + +Et puis, d'autre part, sa presence, sa presidence etaient indispensables +a son cercle qu'il aimait. + +Si sa direction et sa surveillance avaient ete utiles dans les premiers +temps, elles l'etaient maintenant encore et meme plus que jamais. Son +cercle, c'etait lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: "Allons au +Grand International" ou simplement comme les boulevardiers. "Allons au +_Grand I_", ils disaient familierement: "Allons chez Adeline"; cela lui +creait des devoirs en meme temps qu'une responsabilite. + +Deja le _Grand I_ n'etait plus ce qu'on l'avait vu a l'ouverture et des +changements s'etaient faits, inappreciables sans doute pour tout le +monde, mais qui n'echappaient pas a ses yeux de pere toujours attentif. + +A sa table d'hote paraissaient maintenant des figures qui ne s'y +montraient pas autrefois et qui l'etonnaient; corrects, ils l'etaient +trop; decores, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est +decent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux +faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la realite. + +D'ou venaient ces gens-la? Quand il avait fait des recherches, il +avait trouve qu'ils etaient le plus souvent presentes par des parrains +suffisants, ou membres reguliers de plusieurs cercles. A la verite, il +surveillait toujours avec la meme severite les admissions des membres +permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours ete serieux. +Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les +cercles, un membre permanent pouvait amener un invite; et cette petite +porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en realite plus +frequentee que la grand'porte, avait laisse passer plus d'un nouveau +venu qui l'inquietait. + +Il ne les eut vus qu'une fois a sa table qu'il ne s'en serait pas +autrement tourmente, des invites sans doute; mais au contraire ils +venaient regulierement et ils amenaient avec eux des invites a l'air +generalement honnete et simple, des braves gens ceux-la a coup sur, qui +ne faisaient pas long feu au cercle: ils dinaient une fois ou deux, +jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il +avait essaye d'obtenir des explications de Frederic, mais inutilement: +malgre sa connaissance du monde parisien, Frederic n'en savait pas plus +que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects +et si decores n'etaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le +supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-a-dire des +racoleurs charges d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au +_Grand I_ ces moeurs n'etaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait +pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans +les cercles; c'etaient la des histoires de journaux; pour lui qui avait +beaucoup vecu dans les cercles a Paris, il n'avait jamais vu une vraie +volerie... + +Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles etaient +en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontees autrefois, +Frederic s'etait rejete sur la province: + +A Nice, a Biarritz, dans les villes d'eaux, la ou on ne se connait pas, +tout est possible; mais a Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, ou +il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs! + +Ce qui tourmentait Adeline, c'etait que precisement le _Grand I_ ne fut +pas exclusivement compose, comme il l'avait espere, sinon d'amis, au +moins de membres ayant entre eux des relations d'intimite qui creent une +sorte de solidarite et de responsabilite collective. Il aurait voulu +qu'on n'y vint que pour s'y reunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un meme but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait a +craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passes dans son +cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +annees a la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considerable +le jeu tient dans un certain monde ou la gene est la regle a peu pres +commune, ou l'on depense chaque mois plus qu'on n'a, et ou l'on ne +compte que sur une bonne chance pour combler le deficit qui, de jour en +jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fut le lieu +de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en etait un +lui-meme, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les +occasions et les facilites qui l'avaient perdu. + +Au lieu d'etre un sujet de contentement pour lui, les benefices de la +cagnotte en etaient un de contrariete: il eut voulu qu'elle donnat +moins, puisque les produits etaient en proportion du jeu: un louis pour +une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un +matin qu'il assistait a l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait +ete stupefait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: pres de +dix mille francs. Dix mille francs de benefices pour une nuit de jeu! + +Son etonnement avait ete si grand qu'il l'avait franchement montre a +Frederic, occupe a compter les jetons et les plaques: le cercle etait +vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que +lui, Frederic, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employes. + +--Dix mille francs! est-ce possible? + +Frederic l'avait regarde d'une facon etrange, sans repondre, avec un +sourire enigmatique. + +A la fin, il s'etait decide: + +--Vous voyez, mon cher president. + +De nouveau ils s'etaient regardes, et Adeline avait baisse les yeux, +n'osant pas insister: n'etait-ce pas avouer qu'il croyait possible le +_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et +de plaques par le croupier au detriment des joueurs; mais, pour que +ce bourrage puisse se faire, il faut la complicite du gerant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupconner Frederic d'une +pareille infamie. + +--Faut-il les refuser? demanda Frederic en plaisantant. + +--Puisqu'ils y sont! repondit Adeline. + +--Je suis heureux de voir, acheva Frederic, que nous sommes d'accord. + +D'accord! d'accord! Ils ne l'etaient plus toujours comme au +commencement. + +Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commercant de Bordeaux, +avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint a lui en +souriant, les mains tendues: + +--Vous etes bien aimable de m'avoir invite a diner, ce soir, a votre +cercle, dit le commercant. + +--Je vous ai invite? dit Adeline stupefait, pour ce soir? + +--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir? + +C'etait une invitation lithographiee avec elegance et sur beau bristol, +signee: "le president Adeline." + +Seule l'adresse etait manuscrite. + +J'ai ete bien surpris quand le garcon de l'hotel m'a remis cette lettre, +car je ne suis arrive que d'hier dans la nuit. + +--A ce soir, dit Adeline qui avait hate d'echapper a des explications +plus qu'embarrassantes. + +Ces explications, c'etait a Frederic de les lui donner: comment, les +garcons d'hotel distribuaient des invitations signees de son nom: "le +president Adeline!" + +--Mais, mon cher president, repondit Frederic en essayant de rire, ce +qui vous etonne se fait partout. + +--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle. + +--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que +nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, +il faut des joueurs. + +--Mon nom ne servira pas a les attirer. + + +VI + +L'histoire de la cagnotte avait jete l'inquietude dans l'association +Mussidan, Raphaelle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si +ce president s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas? + +L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le desarroi quand Frederic +raconta l'algarade qui venait de lui etre faite. + +--Qu'as-tu repondu? demanda Raphaelle. + +--Rien. + +Vous ne lui avez pas casse les _rinss_? s'ecria Barthelasse, dont le +premier mouvement etait toujours de revenir a son ancien metier de +lutteur, malgre les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir +et se calmer... a _Pariss_.... + +Raphaelle haussa les epaules: + +--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin. + +--C'est selon. Moi, quand les gens elevaient trop la voix, je n'avais +qu'a faire ca:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-meme, enfonca +son cou court dans ses larges epaules en tendant ses deux bras en avant +dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans +l'arene;--et tout de suite c'etait fini; on lui permet trop de faire +ce qui lui plait, a ce depute. Pourquoi est-ce que nous lui donnons +trente-six mille francs? Est-ce pour nous embeter? Je vous le demande. +Hein! + +--C'est a lui qu'il faut le demander, repliqua Frederic impatiente. + +--Je suis pret quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai +peur. + +--Il ne s'agit pas de ca, interrompit Raphaelle sechement, nous avons +besoin de lui, il faut manoeuvrer en consequence. + +--Je vous l'ai deja dit et je vous le repete, continua Barthelasse, on +ne sera sur de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour ou il filera +la carte, il sera a nous. + +--Et vous croyez qu'il acceptera vos lecons? + +--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandees, et je +puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouves. + +Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux a ce sujet, +car du jour ou Adeline avait accepte la presidence du cercle, ils +s'etaient demande comment ils le garderaient a la tete de leur affaire. +Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils +pouvaient etre tranquilles. Mais a mesure que ses yeux s'ouvriraient, et +il n'etait pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout a coup, +au moins peu a peu, la situation changerait. + +--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot +de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux +prejuges dont sont encombres les imbeciles et dont les grecs sont +affranchis. + +--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait repondu +Raphaelle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son +president. + +Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait meme pas qu'il en +put etre autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner a coup sur et sans +danger, en operant soi-meme, sans complice, avec une securite egale a +celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris a travailler. Alors +pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il +n'y a rien de plus doux et de plus agreable que l'argent gagne par le +travail. + +Mais Raphaelle et Frederic, qui, sans etre au fond beaucoup plus +embarrasses de prejuges que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le +monde en fut arrive comme eux a envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne a ne voir que l'argent gagne sans se soucier de la +facon dont on le gagne, etaient certains du refus d'Adeline et meme de +son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre a +travailler pour jouer a coup sur. Ce n'etait point ainsi qu'il fallait +proceder avec celui que d'un air de mepris ils appelaient "_Puchotier_" +depuis qu'Adeline, se defendant un jour de ses ignorances parisiennes, +s'etait lui-meme donne ce nom en disant qu'a Elbeuf les _Puchotiers_ +sont les encroutes de la ville, ceux qui repoussent tout progres en ne +jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire ecouter si +on lui parlait franchement? + +Il fallait vraiment etre _Puchotier_ pour avoir la naivete de croire +qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnete +cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impots, vingt-cinq mille francs +d'eclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au +personnel, trente-six mille francs de traitement au president, trente +mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour +abonnements aux journaux, impressions, concerts, fetes, c'est-a-dire +d'une depense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces depenses et pour donner un benefice suffisant a ceux qui avaient +fonde l'affaire, gerant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de +comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins +influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer +leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchat, +et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec +tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il +serait souvent monotone, le diner de plus d'un cercle, si on ne s'etait +pas procure des convives en lancant, partout ou l'on a chance de +rencontrer un naif, des invitations comme celle qui avait indigne +Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres reguliers du cercle, +gentlemen en apparence, besoigneux en realite, repandus dans le monde ou +plutot dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de +leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris +a la table d'hote, seront une heure apres devores a celle du baccara et +apporteront a la cagnotte un aliment plus serieux que les seigneurs +des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons pretes, +prenant des attitudes de comediens; ivres de joie quand ils gagnent, +a deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte +donnerait-elle des benefices suffisants si dans le feu de la partie +les croupiers "aux doigts legers"--l'epithete est du plus grand des +grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonne de jetons d'ivoire et +de nacre qui tombent la sans bruit? Et le change de la monnaie, que +donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en +plus legers: "Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie"; et tandis que le +valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas +quitte la table, celui-ci, par-dessus son epaule, lui passe deux plaques +au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle +prospere--sinon modele. + +Mais pour les employer sans qu'Adeline les decouvrit, il avait fallu +toute la dexterite de Frederic et toute sa souplesse de caractere. + +Et voila que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que +celui des invitations devait etre abandonne. + +Au moins ce fut le conseil de Raphaelle, qui n'etait pas pour qu'on +attaquat jamais de front les difficultes. + +--Cede, dit-elle a Frederic. + +--Comment, ceder! s'ecria Barthelasse. + +--Il faut renoncer a ces invitations, ou nous auront un eclat, peut-etre +une rupture. + +--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! +Comptez-vous qu'il va vous tomber tout roti sur votre table, hein? Je +vous le dis et je vous le repete, vous prenez trop de precautions avec +ce president; vous le gatez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas +comment les 10,000 francs etaient venus dans la cagnotte. Je vous le +demande, hein? Il vous l'a faite au president qui ne veut rien voir, qui +ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est depute, il +est decore, il est considere, il faut bien qu'il menage sa reputation... +pour lui-meme. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. +Autrement! Il a bien avale la cagnotte--il n'en reparle plus, de la +cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ca se passera tacitement; ca +lui est plus commode a cet homme, c'est son genre: il faut le prendre +comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'a continuer, puisque vous ne +voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus +facile. + +Cependant, malgre le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours +d'ailleurs, l'avis de Raphaelle qui l'emporta: on cederait. + +Le lendemain, Frederic, qui etait toujours le porte-parole de la +participation, fit ses excuses a son cher president. + +--Pardonnez-moi la facon un peu vive dont je vous ai repondu hier. J'ai +eu tort. J'ai reflechi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraine, c'est +que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres presidents signent ces lettres. Mais vous n'etes pas de +ces presidents-la, j'en conviens. Votre haute situation, votre +respectabilite, votre nom si honore rendent legitimes toutes les +susceptibilites. + +Il etait entre dans le cabinet de son president en tenant dans sa main +gauche un paquet de papier: + +--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la +cheminee, ou brulait un feu de bois. + +Adeline avait ecoute le commencement de ce petit discours avec une +attitude raide, en homme fache,--et il l'etait en effet;--il fut +attendri. + +On ne pouvait pas reconnaitre ses torts plus galamment: tous les griefs +qu'il avait entasses contre le vicomte s'evanouirent. + +--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il +en tendant la main a Frederic. + +--Et moi donc! s'ecria celui-ci. + +Adeline eut une pensee de prevoyance pour Frederic, a laquelle se melait +un vague sentiment d'inquietude: + +--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte. + +--Vous savez comme le premier mouvement court aux extremes. Il est +certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain +embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... +au moins je l'espere. + +--Que puis-je pour vous? + +--Vous en rapporter a moi, et ne pas vous inquieter quand quelque chose +se presente mal. Soyez sur que vous n'avez qu'un mot a dire pour qu'il y +soit porte remede. Comme vous, mon cher president, je mets au-dessus +de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, +puisque, pour ceux qui savent, je suis le gerant responsable. Mais, a +cote de l'honneur, de la respectabilite dont vous avez la garde, il +y des interets respectables dont je me trouve charge par ma gerance +effective. On me les a confies, ces interets.--A l'argent que j'ai mis +dans cette affaire s'est ajoute l'argent qui m'a ete confie,--et dont +je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de facon a ce +qu'il donne les produits legitimes qu'on est en droit d'attendre. + +--Mais que puis-je? + +--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes +qui ont eu confiance en moi? + +--Certes, non. + +--Soyez sur qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse +nous compromettre ou meme nous inquieter. + +--Que voulez-vous donc de moi? + +--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez +marcher la partie. + + +VII + +Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet etat de +demi-somnolence du joueur qui a passe la nuit, le corps brise de +fatigue, le sang enfievre, l'esprit abattu, honteux de lui-meme, furieux +contre les autres, rejouant dans sa tete troublee les coups importants +qu'il venait de perdre et qui avaient augmente sa dette d'une dizaine de +mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hotel. + +Il n'etait guere en disposition de donner des audiences et d'ecouter des +solliciteurs: il fallait qu'avant la seance de la Chambre, ou devait +venir en discussion un projet de loi dont il etait rapporteur, il se +rafraichit, et dans un peu de repos se retrouvat. + +--Vous direz a cette dame que je ne peux pas recevoir, repondit-il. + +Et il continua son chemin pour monter a son appartement. + +Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parle assez +bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une +jeune femme de tournure elegante qui lui barra le passage. + +--Monsieur Adeline? + +--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je +suis tres presse; ecrivez-moi. + +--Je vous en prie, monsieur, ecoutez-moi, je vous en supplie. + +L'accent etait si emu, si tremblant, le regard etait si trouble, si +desole, qu'Adeline se laissa attendrir. + +La precedant, il l'introduisit dans le petit salon banal des +appartements meubles qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans +cette piece froide, qui n'etait plus habitee que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tete aux pieds; alors, frottant une +allumette, il la mit sous le bois prepare dans la cheminee, puis, +attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait +dans une attitude embarrassee et confuse. + +--Madame, je vous ecoute. + +Comme elle ne commencait pas, il voulut lui venir en aide: elle etait +fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient +pas ne pas inspirer la sympathie. + +--Madame? demanda-t-il. + +--Madame Paul Combaz. + +--La femme du peintre? + +--Oui, monsieur. + +Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierte. + +La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'interet: il oublia ses +fatigues et ses emotions de la nuit pour regarder cette jeune femme +qui se tenait devant lui dans une attitude desolee. Non seulement il +connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, +tres apprecie dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme +lui-meme, un des plus fideles habitues du _Grand I_, depuis quelque +temps. + +--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si +douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... +qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus +d'un mois j'aie prepare cent fois par jour ce que je dois vous dire. + +Adeline fit un signe pour la rassurer. + +--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte. + +--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste. + +Elle laissa echapper un soupir de soulagement, et ses yeux navres +s'eclairerent d'une flamme de tendresse et de fierte. + +--Soyez certain qu'il les merite; c'est le coeur le plus loyal, le +caractere le plus droit: et ce n'est pas a vous que j'ai a dire qu'il +est un grand artiste, ses succes sont la pour l'affirmer; je serais la +plus heureuse et la plus fiere des femmes si... s'il ne jouait pas; et +c'est parce qu'il joue... a votre cercle que je viens vous demander de +nous sauver, mes enfants et moi. + +--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empecher les gens de jouer! s'ecria-t-il +blesse de cet appel a son intervention, qui semblait le rendre +responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous meprenez +etrangement sur l'autorite d'un president de cercle. + +Elle le regarda, le visage bouleverse, les levres tremblantes. + +--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas +pour moi que vous m'ecoutez, et je le comprends, puisque vous ne me +connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-etre dans huit jours, seront jetees dans +la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez +une fille que vous aimez, c'est au pere que je m'adresse. + +--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille? + +--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais +que vous avez une fille, et c'est en pensant a elle que l'esperance +s'est presentee a moi que vous nous viendrez en aide. Desesperee par les +pertes au jeu de mon mari, j'ai cherche, comme une affolee que je +suis, a qui je pourrais demander protection, et l'idee m'est venue, +l'inspiration, que si je n'avais pas pu empecher mon mari d'aller au +cercle ou il s'est ruine, le president de ce cercle pourrait lui en +fermer les portes. Mais ce president etait-il homme a m'entendre? ou +bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-meme de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais +interroge, je savais quel homme politique vous etes, la situation +que vous occupez, l'estime dont vous etes entoure; c'etait beaucoup; +pourtant ce n'etait pas assez; dans l'homme politique y avait-il un +homme de coeur capable de se laisser attendrir par le desespoir d'une +mere? J'ai une amie de couvent mariee a Rouen, je lui ai ecrit pour +qu'elle tache d'apprendre quel homme etait M. Constant Adeline. Sa +reponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand +j'ai su quel pere vous etes pour votre fille, que la foi en vous m'est +venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette demarche. + +Peu a peu il s'etait laisse gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux +qui plusieurs fois s'etaient noyes de larmes, cet elan, et en meme temps +cette discretion dans les paroles, surtout cette evocation de Berthe lui +troublaient le coeur. + +--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le +faire. + +--Je sentais que je ne m'adresserais pas a vous en vain, et de tout +coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai explique +notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois +moi-meme, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle facon vous +pouvez agir sur mon mari. + +Adeline sonna, et au garcon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne +laissat monter personne. + +--Il y a sept ans que je sais mariee, dit-elle, j'ai apporte une dot de +cent mille francs a mon mari, et un an apres, a la mort de mon pere, +deux cent mille francs. Quand mon mari m'a epousee, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient +cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit +hotel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous +avions paye, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'heritage de mon +pere. Ce n'etait point la une prodigalite, car vous savez que le peintre +qui n'a pas son hotel n'a guere de prestige sur le marchand de tableaux +et encore moins sur l'amateur; c'est une necessite professionnelle, +quelque chose comme un outillage. Nous etions tres heureux, j'etais tres +heureuse: aimee de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, pres de lui, +fiere de le voir travailler, fiere de le voir se retourner vers moi pour +me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais +pas l'atelier, et en six annees, les seules heures que je n'aie point +passees a ses cotes sont celles ou je promenais mes filles au parc +Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant +atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les +premieres annees de notre mariage, il etait tombe a quelques milliers de +francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. +Il avait fallu restreindre nos depenses. J'avais ete la premiere a le +demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante +au moins pour moi, et qui pouvait tres bien se prolonger jusqu'a des +temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il +y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que +trop bien, M. Fastou... + +Adeline laissa echapper un mouvement. + +--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon +mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit +qu'il etait trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il +fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller +les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, +les cercles, terrain neutre, etaient un bon endroit; que, pour lui, +c'etait a son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze +bustes dont il vivait; et il termina en proposant a mon mari de le faire +recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; +mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux. + +--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu +Combaz a la table de baccara. + +--Aujourd'hui, notre hotel est hypotheque pour 80,000 francs, +c'est-a-dire a peu pres pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que +mon mari avait dans son atelier ont ete emportes, et une partie de +l'ameublement, ce qui etait de vente sure et facile, a suivi les +tableaux. + +--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypotheques, s'ecria +Adeline, elle n'achete pas des tableaux! + +--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais +comment vous l'appelez, celui qui prete aux joueurs: Auguste. + +--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste +n'etait qu'un petit employe. + +--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas a +son profit qu'Auguste a prete les sommes perdues par mon mari, c'est +au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le resultat est le +meme,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et +quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hotel ne +tardera pas a etre vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les interets de la somme pour laquelle il est hypotheque. Vous voyez +notre situation: en trois mois tout a ete englouti; mon mari ne +travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fievre le +devore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le desespoir +de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Deja il n'ose plus me +regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des elans qui +m'epouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de +m'adresser a vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, +il ne trouvera pas a jouer ailleurs, puisqu'il est ruine, et il me +reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au +travail, quand ce ne serait qu'a des illustrations; vous l'aurez gueri; +vous nous aurez sauves. + +Adeline secoua la tete, et se parlant a lui-meme plus encore peut-etre +qu'a madame Combaz, il murmura: + +--Guerit-on les joueurs? + +Croyant que c'etait a elle que cette exclamation s'adressait, vivement +elle repondit: + +--Oui, on les guerit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons +fait notre voyage de noces dans les Pyrenees; en arrivant a Luchon, mon +mari s'est mis a jouer et a passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai +accompagne, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles +de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me desolant, +me desesperant, interrogeant de temps en temps les garcons, pour savoir +ou en etait la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie ete +elevee honnetement, j'en etais arrivee a me faire assez familiere avec +eux pour qu'ils voulussent bien me repondre. Et non seulement ils me +repondaient, mais encore ils voulaient bien dire a mon mari que j'etais +la. Il s'est laisse toucher. Le sixieme soir, j'ai obtenu de lui qu'il +n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourne. + +--A Luchon? + +--Ni ailleurs. + +--Mais a Paris? + +--Apres sept ans! Vous voyez que la guerison a dure longtemps et qu'elle +est possible. + +Adeline ne repondit rien de ce qui lui montait aux levres. + +--Vous avez eu raison de vous adresser a moi, dit-il, je vous promets +que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai. + +--Surtout qu'il ne sache pas ma demarche. + +--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai. + + +VIII + +Guerit-on les joueurs? + +C'etait ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'etait-il pas ridicule +de vouloir guerir les autres quand il ne pouvait pas se guerir lui-meme? + +Pourtant il fallait qu'il tint sa promesse; cette pauvre petite femme +etait trop touchante dans son desespoir pour qu'il refusat de lui venir +en aide. + +Que de ruines, que de desastres seraient evites si les joueurs ne +trouvaient pas ces facilites a emprunter, qui, s'offrant a eux, les +entrainent et les perdent? Eut-il jamais joue lui-meme s'il avait du +tirer de sa poche, ou ils n'etaient pas d'ailleurs, les premiers billets +de mille francs qu'il avait risques au baccara? "Auguste, six mille, +dix mille" cela n'etait pas bien douloureux a dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne serie, et l'on etait pris pour jamais;--mieux que +personne il le savait. + +Combaz travaillant toute la journee dans son atelier aupres de sa femme, +c'etait le soir seulement qu'il venait au cercle, apres avoir embrasse +ses trois petites filles a moitie endormies dans leurs lits blancs. +Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans +la salle de baccara, il le prendrait a l'arrivee. + +En effet, le soir meme, un peu apres dix heures, Adeline, qui, depuis +quelques instants deja, etait a son poste, le vit entrer d'un air +en apparence indifferent, mais sous lequel se lisait facilement la +preoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme +qui suit sa pensee, insensible a tout ce qui vient du dehors. + +Il alla au-devant de lui: + +--Je desirerais vous dire un mot. + +--Mais, quand vous voudrez, repondit Combaz, sans attacher aucun sens a +ses paroles, bien evidemment. + +Arrive dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un +fauteuil au peintre, il s'assit vis-a-vis de lui, en le regardant. + +Bien que Combaz n'eut pas depuis quelques mois l'esprit dispose a la +plaisanterie, il etait trop reste en lui du rapin et du gamin de sa +jeunesse pour qu'il manifestat sa surprise autrement que par la blague: + +--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrement de +comparoir? dit-il. + +--Non devant le juge d'instruction, repondit Adeline, l'instruction +est faite, mais devant le juge, ou, si vous le preferez, devant le +president, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot. + +Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses +gardes parce qu'il sent qu'il peut etre facilement attaque. + +--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire. + +Et il enfila une phrase de politesse a laquelle il n'attachait en +realite aucun sens. + +--Vous ne vous blesserez donc pas, commenca Adeline, si je vous dis que +vous jouez trop gros jeu. + +Au contraire, Combaz se facha et, relevant la tete: + +--Permettez, monsieur! + +Adeline ne se laissa pas couper la parole: + +--C'est a moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je +n'ai meme pas commence ce que j'ai a vous dire. Je suis le president +de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, +alors surtout qu'elles sont dictees par votre interet... + +--Mais, monsieur... + +--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois +petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir +ici, et qui demain peut-etre seront dans la rue, sans lit, sans pain. + +Combaz etendit la main pour protester; Adeline la lui prit et +chaleureusement il la lui serra: + +--Vous voyez que je sais tout: votre hotel hypotheque pour quatre-vingt +mille francs, vos tableaux vendus a Auguste, vos objets d'art, vos +tentures emportes. + +--Qui vous a dit? + +--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent +mille francs ici, sans m'inquieter de savoir quelles etaient ses +ressources, si c'etait sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il +jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le president qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense a votre +avenir gache, c'est le pere qui pense a vos petites filles, parce +qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'interesse aux votres. +Allez-vous les sacrifier a votre passion, vous, un artiste qui avez dans +le coeur et dans la tete des emotions plus hautes que celle que peut +donner le jeu? + +Combaz etait dans une situation ou la sympathie, meme alors qu'elle +est accompagnee de reproches, touche les plus endurcis, et il n'etait +nullement endurci. + +--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me +fait jouer? Passionne, oui, je l'ai ete: quand j'etais plus jeune, tout +jeune, j'ai passe des nuits au jeu pour le jeu lui-meme et les secousses +qu'il donne; mais ce temps est loin de moi. + +--Alors, pourquoi jouez-vous? + +Il secoua la tete; puis, apres un assez long intervalle de silence, en +homme qui prend son parti: + +--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis a jouer +apres etre reste sept annees sans toucher aux cartes: simplement par +calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon +travail etait insuffisant a leur continuer, notre vie ordinaire, rien +de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai +voulu, quand je n'ai presque plus rien gagne, parce que ma peinture ne +se vendait plus, que la transition d'une vie large a une vie etroite ne +fut pas trop dure, et j'ai demande au jeu d'equilibrer notre budget; il +l'a culbute. Que d'autres, genes comme moi, ont fait comme moi! + +--Et comme vous se sont ruines! s'ecria Adeline avec un accent d'une +violence qui surprit Combaz, et ont ruine leur famille. Il manque deux, +trois, dix mille francs, pour se remettre en etat, on les demande au +jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a. + +--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours. + +Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline. + +Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises series; mais depuis +trois mois que vous jouez, vous etes dans une mauvaise; ne vous obstinez +point. Peut-etre, si vous aviez quelques centaines de mille francs +derriere vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous +ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez reduit a la misere. Vous, ce n'est rien: un homme se +tire toujours d'affaires. Mais les votres, votre femme, vos filles! Vous +ne vouliez pas que leur vie fut amoindrie; que sera-t-elle quand on +les mettra a la porte de l'hotel ou elles sont nees, et que, brise ou +affole, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc +que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +trainer une jeunesse de misere. Il en est temps encore, arretez-vous. +Vous serez genes, cela est certain, mais la gene n'est pas la honte, +n'est pas la misere; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront. + +Evidemment Combaz etait touche; a l'examiner, il etait facile de +comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'etait dit a lui-meme bien +des fois; mais par cette repetition, ces paroles avaient pris une force +que la conscience seule ne leur donnait pas. + +Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu: + +--Vous venez pour jouer? + +--Je sens que je vais avoir une serie, c'est ce qui m'a decide une +derniere fois. + +--Combien croyez-vous qu'on pretera? + +--Rien. + +--Alors? + +--J'ai pu me procurer trois mille francs. + +--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez +faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et +remettez cet argent a votre femme, qui se desespere en ce moment, qui +pleure aupres de ses filles, en sachant que vous etes ici; la joie que +vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir +demain, son souvenir vous retiendra. + +Ce mot qu'Adeline avait trouve dans son coeur de pere et de mari arracha +Combaz a ses hesitations. + +Avec un elan d'epanchement, il lui prit la main et la serra longuement. + +--Je rentre chez moi, dit-il. + +--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place +Malesherbes. + +--Vous ne vous fiez pas a moi? dit Combaz en riant. + +Adeline changea la conversation, car s'il etait vrai qu'il ne se fiat +point a cette bonne resolution d'un joueur, il trouvait imprudent +de laisser voir ses doutes; et jusqu'a la place Malesherbes ils +s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois +il fut question de jeu. + +--Vous voici a deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant a la +place, bonsoir! + +--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui +serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux +ainees pour qu'elles vous embrassent. + +--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit +Adeline, et les embrassements de vos cheres petites; il ne faut pas que +vous repassiez la porte du cercle. + +--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant. + +Adeline s'en revint a pied, lentement, marchant allegrement, la +conscience satisfaite: il avait sauve un brave garcon. Sans doute dans +ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais +enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son +devoir. + +En passant place de la Madeleine, il hesita s'il rentrerait chez lui se +coucher ou s'il irait faire un tour au cercle; sur de ne pas se laisser +entrainer au jeu ce soir-la, alors qu'il etait encore tout fremissant de +ses propres paroles, il se decida pour le cercle. + +Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononcait les +mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: "Le jeu est fait". +Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux +levres, c'etait Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les +enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus +que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses +doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pale glissaient +des filets de sueur. + +--Rien ne va plus? + +A ce moment les yeux de Combaz rencontrerent ceux d'Adeline et vivement +il les detourna, puis il donna les cartes. + +Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demande des cartes, +recurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hesitation manifeste +se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une +inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? +Si furieux que fut Adeline, il etait encore plus anxieux. Le joueur +l'emporta sur le president, et ses yeux dirent ce qu'il eut fait +lui-meme. Combaz ne tira point et gagna. + +--Je vous disais bien que j'allais avoir une serie! s'ecria Combaz en +venant vivement a Adeline, c'est cette certitude qui m'a empeche de +rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison. + +--Au moins allez-vous vous sauver maintenant. + +--Au plus vite. + +Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq +beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frederic. + +--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prete d'argent a M. +Combaz. + +--Et pourquoi donc, mon cher president? + +--Il est ruine. + +--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche. + +--Je desire qu'il les garde. + +--Et la partie, qui la fera marcher, si nous ecartons les joueurs? Vous +savez bien que ce ne sont pas la nos conventions; les recettes baissent; +interessant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais +si nous eloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les +coquins ne viennent pas ici? + + +IX + +Bien souvent Adeline avait invite le pere Eck a venir diner a son +cercle, dans un de ses voyages a Paris; mais les voyages du pere Eck a +Paris etaient rares; il aimait mieux rester a Elbeuf a surveiller sa +fabrique. + +Tandis que le fabricant de nouveautes est oblige de venir a Paris deux +fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines +pour faire accepter par les acheteurs les echantillons de la saison +prochaine, trainant chez les quarante ou cinquante negociants en draps +qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-a-dire la caisse dans laquelle +sont ranges ses echantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas a +supporter ces ennuis et cette grosse depense de preparer a l'avance, +pour la saison d'hiver et la saison d'ete, cinq ou six cents +echantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque +fil, chaque nuance, la force, l'appret; sa gamme de fabrication est +beaucoup plus limitee, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont +faites ou refusees; pour les recevoir, il n'est pas necessaire que le +chef de la maison se derange lui-meme. + +Le pere Eck ne se derangeait donc que bien rarement; que serait-il venu +faire a Paris? Ce n'etait pas a Paris qu'etaient ses plaisirs, c'etait a +Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir +comme le plus alerte de ses fils; c'etait dans son bureau a consulter +ses livres; c'etait surtout le jour des inventaires qu'il cloturait tout +seul quand il faisait comparaitre devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: "Voila ta part, Samuel; la tienne, +David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; +maintenant, allez travailler." + +Cependant, un jour qu'une affaire importante reclamait sa presence a +Paris, il s'etait decide a partir; par la meme occasion il verrait +Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six +heures, il alla attendre Adeline a la sortie de la Chambre. + +--Je _fiens tiner_ avec _fous_ a _fotre_ cercle. + +Bunou-Bunou, charge de son portefeuille qu'il trainait a bout de bras, +accompagnait Adeline; la presentation eut lieu en regle, et le pere Eck +exprima toute la satisfaction qu'il eprouvait a connaitre un depute +dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce +n'etait pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que +de lui parler des journaux, tant ils s'etaient moques de lui, mais la +physionomie ouverte du pere Eck et son air bonhomme effacerent vite la +mauvaise impression que ce mot "journaux" avait commence a produire.. + +Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnerent l'avenue +de l'Opera. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards +etonnes que le pere Eck promenait autour de lui, sur les revetements de +marbre aussi bien que sur la livree fleur de pecher des valets de pied, +il sourit interieurement, comme si ce luxe lui etait personnel et devait +eblouir le futur oncle de Berthe. + +--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le +hall. + +--Je n'avais aucune idee de ce qu'est un cercle, c'est tres _peau_. + +Dans chaque salon, le pere Eck apres avoir promene partout un regard +curieux, et tate le tapis du pied, en homme qui connait la qualite de la +laine, repetait a mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces +vastes pieces: + +--C'est tres _peau_. + +En attendant le diner, ils se retirerent dans le cabinet d'Adeline avec +Bunou-Bunou et quelques commercants qui connaissaient le pere Eck. Comme +ils etaient la a causer, M. de Cheylus entra, et s'arreta a la porte +pour ecouter le pere Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une +discussion contre Bunou-Bunou. + +--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avancant, il me semble reconnaitre +l'accent de mon ancien departement. + +--M. le comte de Cheylus, ancien prefet de Strasbourg, dit Adeline; M. +Eck, de la maison Eck et Debs. + +Mais le pere Eck n'aimait pas qu'on le plaisantat sur son accent: + +--Oui, monsieur, dit-il en venant a M. de Cheylus, je suis Alsacien, +ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de +certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en +_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays. + +Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effare: + +--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des +Normands l'a _peaucoup_ attenue, comme vous pouvez le _foir_, et je le +regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des +pates de Strasbourg qui ne sentissent rien? + +--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fachait jamais de rien ni +contre personne. + +A table, le pere Eck repeta son meme mot, en ne lui faisant subir qu'une +legere variante: + +--C'est tres _pon_; vraiment, pour le prix, c'est tres _pon_. + +Et comme il ne soupconnait pas les mysteres de la cagnotte, a un certain +moment il ajouta: + +--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles +elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de +cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de +cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dresses, et de +tout ce luxe. + +Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se +jouaient en deux ou trois minutes, il commenca a changer d'avis sur les +cercles. + +--C'est vrai, demanda-t-il a Adeline, que ces plaques de nacre valent +5,000 francs et 10,000 francs? + +--Parfaitement. + +--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_ +en or sur le tapis vert, ils y regarderaient a deux fois, a dix fois; +ces plaques, ca glisse des doigts comme les haricots de ceux des +enfants. Et je vois des commercants a cette table, des gens qui savent +ce que c'est que l'argent gagne. C'est une honte! + +Adeline, qui jusque-la avait ete ravi des emerveillements du pere Eck, +voulut changer la conversation qui menacait de prendre une mauvaise voie +et de conduire a un resultat completement oppose a celui qu'il avait +espere au commencement de cette visite. + +Mais on ne changeait pas le cours des idees du pere Eck, pas plus qu'on +ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua: + +--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une +speculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour +s'amuser entre honnetes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, +comme ils sont pales ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais +instincts de la bete se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en! + +Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise +impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara ou cette +indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore, +etait nee, il manoeuvra pour que le pere Eck ne quittat pas le cercle +dans cet etat violent, et, apres lui avoir fait traverser les salons +des jeux de commerce ou quelques membres jouaient tranquillement, +silencieusement, en automates, au whist et a l'ecarte, il le conduisit +dans son cabinet, ou Bunou-Bunou, bien chauffe et bien eclaire, +repondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait recues dans la journee. + +--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le pere Eck, en +s'asseyant devant la cheminee. + +--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, +qu'un accident, et ce soir, particulierement, la partie a pris un +developpement insolite. + +Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus eleve leur cercle avait +ete fonde; malheureusement il fut interrompu, dans sa demonstration que +le pere Eck ecoutait sans paraitre bien touche, par M. de Cheylus, qui +entra en riant: + +--Il se joue en ce moment une comedie qui aurait bien amuse M. Eck s'il +en avait ete temoin, dit-il. + +--Quelle comedie? + +--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; ou les avait-il +eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les etait +procures, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer +une serie, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. A la caisse, +brule. Aupres d'Auguste, brule. Aupres de tous les garcons, brule, +archi-brule, et si bien brule qu'il ne trouve meme pas un louis. Ou bien +on ne lui repond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus +humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il +fallait voir ses graces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les +humiliations, son impassibilite. Averti par Auguste, je suivais son +manege. C'est la comedie que j'aurais voulu que vit M. Eck. J'en ris +encore. Enfin il tombe sur une bonne ame ou sur un mauvais plaisant +qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voila mon comte qui, par +l'escalier de service, se precipite a la cuisine. Il y est en ce moment. + +--Est-ce _bossible!_ s'ecria le pere Eck en levant les bras au ciel. + +--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans +celui de toute sa famille. Son frere, qui d'ailleurs ne s'est pas +ruine, etait si foncierement joueur qu'il ne prenait meme pas la peine +d'administrer sa fortune. A sa mort on a trouve chez lui des tas de +titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs +coupons. Pourquoi se donner le mal de detacher ces coupons avec des +ciseaux quand on fait des differences de trente ou quarante mille francs +toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le +moment, le comte est aux prises avec le chef et tache de l'amadouer. +Venez voir sa rentree, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera +curieuse. + +Quand ils entrerent dans la salle, le comte n'y etait pas, mais presque +aussitot il arriva allegrement, gaiement, et il courut a la caisse: sur +la tablette, il deposa un tas de pieces de cinq francs, de deux francs, +de cinquante centimes et meme une poignee de gros sous. + +--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis. + +Et vivement il courut a la table ou le croupier annoncait justement une +nouvelle taille: "Messieurs, faites votre jeu." Sans hesitation, en +homme qui poursuit une idee, le comte placa son jeton a gauche: il +etait radieux, sur de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise +doublee et gagna encore. Puis encore une troisieme fois. + +Mais cela n'avait plus d'interet pour le pere Eck, qui n'avait nulle +envie de passer la nuit a regarder jouer. Il en avait assez; il en avait +trop. Adeline le reconduisit a son hotel, rue de la Michodiere, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils +avaient a faire ensemble. + +Adeline fut exact et il trouva le pere Eck sous la porte, l'attendant. + +Comme c'etait au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue +de l'Opera, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour +donner un ordre. Des la porte cochere, ils entendirent un brouhaha de +voix qui partait de l'escalier du cercle, et a travers les glaces de la +porte contre laquelle il etait adosse ils virent un homme en veste et en +calotte blanche, un cuisinier evidemment, qui perorait avec de grands +mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, defait, +extenue, qui voulait sortir. + +Que signifiait cela? + +Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen +d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et +d'ailleurs il ne voyait pas son president, a qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient +ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques. + +A ce moment, dans la cour parut Auguste, qui etait descendu par +l'escalier de service. + +--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant a lui vivement. + +--M. le comte de Sermizelles avait emprunte hier cent francs au chef; il +a gagne cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il +ne lui reste pas un sou pour rembourser Felicien, qui ne veut pas le +laisser partir. + +--Vous m'avez donne votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce +matin, hurlait Felicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas! + +Adeline frappa a la glace de facon a se faire ouvrir, et, mettant cinq +louis dans la main du cuisinier: + +--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-meme quittez le cercle a +l'instant. + +Quand il reprit sa route avec le pere Eck, ils marcherent cote a cote +assez longtemps sans rien dire. A la fin, le pere Eck prit le bras +d'Adeline: + +--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils +qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi, +laissez ces gens-la a leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave +homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons +un peu reussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en +etant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la +fortune que la famille est _ponne_. + + +X + +Quand ils se furent separes, Adeline resta sous l'impression de ces +conseils, sans pouvoir la secouer: "Laissez ces gens-la a leurs +plaisirs." Est-ce que c'etait pour le sien qu'il restait avec eux? + +Mais dans la journee il lui vint un second avertissement qui le +bouleversa plus profondement encore. + +Comme il allait entrer dans la salle des seances, le prefet de +police--celui-la meme qui lui avait accorde l'autorisation d'ouvrir le +_Grand I_,--l'arreta au passage. + +--Eh bien, mon cher depute, etes-vous content de votre cercle? + +Adeline, croyant que c'etait une allusion a la scene du matin, +s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la +prefecture etait bien rapidement renseignee. + +Mais le prefet se mit a rire: + +--Je ne peux pas partager votre colere contre votre cuisinier, et +meme je trouve qu'il serait desirable que les joueurs eussent a payer +quelquefois leurs emprunts a ce prix, ils emprunteraient moins. Ce +n'etait donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si +vous etiez content de votre cercle. + +--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous +les jours; nos fetes sont tres reussies; notre situation financiere +est bonne; je n'ai que des remerciements a vous renouveler pour +l'autorisation que vous m'avez accordee avec tant de bonne grace. + +Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et +severement surveilles, qui n'etait a peu de chose pres que la repetition +de ce que Frederic lui avait dit et repete plus de cinquante fois, sur +tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-a-dire que si +les tricheries sont jusqu'a un certain point possibles dans un cercle +ferme, ou, par cela meme que tous les membres ne font en quelque sorte +qu'une meme famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas +de meme dans les cercles ouverts, ou, au contraire, la defiance et la +surveillance sont la regle ordinaire, comme si on etait dans une reunion +de voleurs connus. + +Mais le prefet l'interrompit en riant: + +--Laissez-moi vous dire que les cercles fermes ne m'inspirent pas plus +une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout ou +l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus eleve quelquefois, +comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de +rente, ou qu'on creve de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un +gerant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous repond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont +absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il +est vrai que lorsqu'on passe a ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +decourage les philosophes qu'ils n'en parait jamais un seul chez lui, +tandis qu'ils vont tous a cote, ou il se passe des choses abominables, +et l'on est tout etonne, la premiere fois, de voir que le recit de ces +choses abominables est le meme dans les deux bouches; ce qui se fait ici +se fait la, et ce qui se fait la se fait ici. C'est par ce simple role +de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'etais +jeune, les procedes de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de +s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je resiste tant +que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles. + +--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques annees, +quand le jeu etait peu connu? demanda Adeline persistant dans les idees +qu'il avait recues. + +--Autant, oui, et meme davantage; seulement les procedes se sont +perfectionnes, ils sont moins gros et par la plus difficiles a +decouvrir; parce que de nos jours on vole peu a main armee, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a change +de maniere tout simplement, il en a adopte une nouvelle, moins +dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre reponse de tout +a l'heure; quand vous vous etes demande, bien plus que vous ne me le +demandiez a moi-meme, pourquoi vous ne seriez pas content de votre +cercle. + +--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie. + +--On triche chez vous. + +--C'est impossible. + +--Si vous me repondez avec cette certitude, je n'ai rien a ajouter. + +--Mais, qui triche? + +--Cela est plus delicat; nous avons des soupcons, mais, comme il arrive +le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent +proteger le pauvre diable a qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien +pour le monsieur a qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent +pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports serieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi +ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez interet a savoir ce qui se passe chez vous, afin d'eviter un +eclat: voila pourquoi je vous avertis. + +Bien que bouleverse par cette revelation, Adeline trouva de chaudes +paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait +prendre avec son gerant et son commissaire des jeux pour decouvrir les +voleurs. + +Mais aux premiers mots le prefet l'arreta: + +--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec +vous-meme. Vous avez confiance dans votre gerant, c'est parfait; mais +enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son +tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prevenir, il y est +encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de +recourir a ceux qui sont en faute. Operez vous-meme. Ne vous fiez qu'a +vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs. + +--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick. + +--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de +prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la facon dont +un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on +s'inspire mutuellement dans cette corporation. + +--Faut-il donc soupconner tout le monde? + +--He, he! + +--Mais alors ce serait a quitter la societe. + +--Au moins une certaine societe. + +Sur ce mot le prefet voulut s'eloigner, mais Adeline le retint: il etait +epouvante de la responsabilite qui lui tombait sur les epaules, et il +ne l'etait pas moins de son incapacite qu'il avoua franchement. Comment +decouvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait a peine les +anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'eclairer, le guider. Il +termina en demandant au prefet de lui donner ce quelqu'un: + +--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un. + +--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent +encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous +l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera la se +passeront avec une correction parfaite. + +Adeline se montra si desappointe que le prefet ne voulut pas le laisser +sur cette reponse decourageante. + +--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une +surveillance sans danger d'etre reconnu, et aussi sans provoquer +l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure +et la tenue seraient deplacees dans votre cercle. Demain vous aurez ma +reponse. + +Cette nuit-la, Adeline la passa au cercle a surveiller les joueurs, +rodant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien +d'irregulier. A la verite, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien put eveiller les +soupcons dans sa maniere de tailler, qui etait la plus correcte au +contraire, la plus elegante qu'on eut encore vue au _Grand I_. C'etait +presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'etait presque +un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, +numerote dans l'_Almanach de Gotha_, et apparente a des Altesses: "J'ai +attrape hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!" Ca +pose de se faire culotter par un prince. + +Le lendemain, Adeline attendait le prefet avec une impatience nerveuse. + +--J'ai votre homme, mon cher depute, rassurez-vous. Un ancien agent +politique verse dans la brigade des jeux. Il parait qu'il a ete +_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opere d'une facon surprenante. En tout cas, il +connait tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'execute chez +vous est neuf, il est assez intelligent pour le decouvrir. J'oubliais de +vous dire qu'il est assez bien pour passer inapercu dans votre cercle et +partout; en plus decore, d'un ordre etranger, pour services politiques. +Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. A quelle heure? + +--Dix heures. + +Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa a la porte d'Adeline, +et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habille comme tout le monde et avec aisance, les +mains gantees; la tete etait energique, le visage montrait des traits +detendus et fatigues comme ceux des comediens qui ont exprime toute la +gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'etait +de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans +mouvements apparents, un rayon visuel plus considerable qu'il n'est +donne a une vue ordinaire. + +--Je viens de la part de M. le prefet de police. + +En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui. + +--Tres bien, monsieur; vous voudrez bien me presenter comme... une +personne de votre connaissance. + +--Assurement; votre nom? + +--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble +ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou +ne lui met pas d'apostrophe. + +Dantin allait se retirer; Adeline le retint. + +--M. le prefet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des +grecs. + +--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes +neuves dans les cercles, mais je connais a peu pres toutes celles qui +ont servi; quant aux inedites, une certaine experience me permet de les +deviner quelquefois! + +--M. le prefet m'a dit que vous operiez vous-meme d'une facon +surprenante. + +--M. le prefet est trop bon; j'ai acquis un certain doigte. Au reste, je +me mets a votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... +seance, je suis pret. Vous avez des cartes. + +Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher. + +Quand on les apporta, Dantin, qui s'etait assis devant le bureau +d'Adeline, les prit, les mela, et, tout en causant, parut les examiner +assez legerement. + +--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je +l'espere. + +Il les etala sur le bureau et les remua a deux mains avec de grands +mouvements des epaules et des coudes; puis, les ayant rassemblees, il +les posa en tas devant Adeline. + +--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si +vous voulez bien me designer le neuf que vous desirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont +des neuf. + +Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de +Dantin. + +--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre? + +--Oui, le neuf de trefle, dit Adeline, se promettant bien de voir +comment Dantin operait. + +Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trefle, ni pour ceux de coeur et +de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ebahi. + +--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas +davantage entendu. + +--Pas du tout. + +--Comme vous le savez, c'est la la grande difficulte du filage, +l'oreille percoit ce qui echappe aux yeux; heureusement, j'ai travaille +une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le +musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez +peut-etre pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de pretention au role de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; +pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles etaient +mauvaises, je les ai marquees de quelques coups d'ongles, a peine +perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu +de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la +_salade_; et je vous ai donne a couper; mais, au moyen de cette carte +legerement bombee, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez +coupe. Et voila. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse. + + +XI + +A neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit +passer son nom au president, qui a ce moment causait avec son gerant. + +--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joue, +faites-le monter. + +Puis s'adressant a Frederic: + +--Un ami de Nantes. + +Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, presente de cette facon, +devait passer inapercu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosite: +ce n'etait point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs +a qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur etait que +ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement seduire par +les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois a ponter un +louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin +quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la meme valeur +a Elbeuf ou a Rouen qu'a Paris. + +A cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux +bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou a l'ecarte; mais le +baccara chomait; si Dantin etait venu si tot, c'est qu'il voulait passer +l'inspection des lieux avant celle des joueurs. + +Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial a la +perfection, c'est-a-dire avec une discretion qui n'allait pas jusqu'aux +gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la premiere +fois, penetre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de +lui avec curiosite, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend +un peu. + +Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne +pouvait se recommencer indefiniment, et, d'autre part, deux amis qui se +retrouvent apres une longue separation ne peuvent pas se mettre a lire +les journaux en face l'un de l'autre. + +--Verriez-vous un inconvenient a ce que nous fissions quelques +carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans +provoquer l'attention. + +Adeline eut un mouvement d'hesitation, mais il fut court. + +--Apres tout! se dit-il. + +Ils se mirent a un billard jusqu'a ce que l'arrivee des joueurs permit +de commencer la partie; alors ils passerent dans la salle de baccara; +mais les joueurs assis a la table n'etaient guere serieux, et la galerie +autour d'eux etait peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas +tromper sur la qualite de ces joueurs, qui, pour lui, n'etaient que des +_allumeurs_ charges de lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet a la caisse; quant au banquier, c'etait +non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec +quinze louis avances par la caisse; si la partie avait marche pour de +bon, le croupier l'aurait menee d'une autre allure. + +Entre la premiere et la seconde banque, Frederic s'approcha de l'ami du +president, et les presentations se firent. + +--M. d'Antin. + +--M. le vicomte de Mussidan. + +--Monsieur ne joue pas? demanda Frederic, qui ne dedaignait pas +d'allumer lui-meme la partie, meme au detriment des amis de son +president. + +--Pour jouer il faut savoir, repondit Dantin avec franchise et +simplicite, et je vous avoue qu'a Nantes nous ne cultivons pas encore le +baccara. + +--Cependant... + +--Au moins dans ma societe; c'est meme la premiere fois que je vois +jouer ce jeu. + +--Il est bien facile. + +--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais +aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. +Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne recoit-il pas? + +--C'est le croupier qui paie et qui recoit pour le banquier. + +--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du +banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles. + +Frederic s'eloigna en se disant que son president avait des amis +vraiment bien naifs,--ce qui d'ailleurs ne l'etonna pas. + +--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, +quand Frederic fut passe dans une autre salle, le vicomte de Mussidan +est le vrai gerant du cercle, et c'est un autre moi-meme. + +--Pardon, je ne savais pas. + +Et Dantin se promit d'etre circonspect: si le gerant et le president ne +faisaient qu'un, il fallait etre attentif a veiller sur sa langue. Il +avait recu l'ordre de se mettre a la disposition de M. Constant Adeline, +depute, president du _Grand I_, afin d'aider celui-ci a decouvrir des +vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels etaient ces vols, +quels etaient les voleurs, il n'en savait rien; c'etait a lui de +les trouver. Ou les chercher? Justement parce qu'il connaissait les +tricheries des grecs, il etait dispose a voir des voleurs dans tous ceux +qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gerants. C'est la +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; +s'ils etaient moins soupconneux, ils ne decouvriraient rien. Tel qu'il +avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnete homme du +monde, un brave et digne president, comme apres tout il peut en exister. +Mais si ce brave president ne faisait qu'un avec son gerant, et un +gerant vicomte, c'est-a-dire un declasse, la situation se trouvait +autre qu'il l'avait jugee tout d'abord, et il etait prudent de ne pas +s'aventurer avec lui. Un depute est un personnage influent et c'est +niaiserie d'agir de facon a s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a +que sa place pour vivre et qu'on desire la garder, ce qui etait le cas +de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joue les Don Quichotte, +ce qui l'avait mene a etre simple inspecteur de la brigade des jeux a +quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas. + +Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche +curiosite du provincial qui voit jouer le baccara pour la premiere fois; +de temps en temps il adressait a Adeline discretement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en pretant un peu l'oreille; elles +etaient tellement naives, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que +d'un provincial renforce. + +Mais pour echanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il +n'en etait pas moins attentif a ce qui se passait a la table, qu'il ne +quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux +valets de service. + +Peu a peu la partie s'etait animee, les joueurs etaient arrives, et la +miserable petite banque de quinze louis du debut etait montee a cent, a +deux cents, a cinq cents louis. + +Il avait ete convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vit il ne +lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout eviter un eclat, qui, +colporte le lendemain dans le Paris des cercles et peut-etre meme dans +tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en meme temps que la reputation +de son president. + +Cependant, bien que Dantin se fut conforme a cette instruction, plus +d'une fois il avait regarde Adeline pour appeler son attention sur la +table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui +ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que +par cela il est dans l'impossibilite d'entendre ce qu'on lui insinue. +Alors Dantin l'avait examine, se demandant s'il avait affaire a un +aveugle volontaire ou non, et si vraiment le president et le gerant ne +faisaient qu'un. + +Il s'eloigna un peu de la table, et tout bas il dit a Adeline qu'il +voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes. + +--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux. + +Dantin fit un signe affirmatif. + +Ils passerent dans le cabinet du president, et Adeline referma la porte +avec soin. + +--Qu'avez-vous vu? parlez bas. + +--J'ai vu que le croupier a _etouffe_ de quarante-cinq a cinquante +louis, rien que dans les trois dernieres banques, repondit Dantin en +sifflant ses paroles du bout des levres. + +--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu. + +--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la +salle, comme vous serez prevenu, vous les verrez se repeter si c'est +toujours le meme croupier, car il les reussit trop bien pour ne pas les +recommencer. + +--Mais c'est Julien! + +Cela fut dit d'un ton de surprise indignee qui signifiait clairement +que Julien etait la derniere personne qu'Adeline aurait crue capable +d'etouffer le plus petit louis. + +--Vous avez donne l'habit a vos croupiers, continua Dantin, et c'est +une sage precaution qui prouve que celui qui leur a impose ce vetement +connait les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent +qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un +jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait +du en meme temps leur imposer une cravate serree au cou. + +--Pourquoi donc? + +--Pour les empecher de faire glisser des jetons dans leur chemise. +Rappelez-vous le col de Julien, il est tres lache, n'est-ce pas? et la +cravate est lache aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui +respire difficilement, parait-il, surtout au moment ou il paye ou quand +il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'elargir, et +laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrete a sa +ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De meme qu'il eprouve le besoin de respirer, il eprouve aussi celui +de se moucher: deux fois il a tire son mouchoir, mais deux mouchoirs +differents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, +ou il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replie et remis dans sa +poche; ci, deux louis. + +--Et personne n'a rien vu, s'ecria Adeline, ni le gerant, ni le +commissaire des jeux! + +C'etait le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer. + +--Je dois dire que tout cela etait fait tres proprement, avec adresse. +Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur? + +--Continuez. + +--Deux fois il a demande de la monnaie: la premiere, le change a ete +fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, +quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son epaule, +il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une +qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis. + +--Mais alors Theodore serait son complice? + +--Dame, ca se voit tous les jours. Maintenant passons a la derniere +operation. Vous avez du remarquer un ponte a sa droite, un monsieur a +barbe rousse. Eh bien, il l'a paye deux fois: la premiere, en commencant +par lui, il lui a paye sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il +est revenu au monsieur roux, et alors il lui a paye les dix louis que +celui-ci avait laisses sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon +compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu. + +Adeline etait atterre: + +--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils +miserables! + +Dantin se dit que si ce president ne valait pas mieux que d'autres +qu'il avait connus, en tout cas c'etait un habile comedien qui jouait +admirablement la douleur indignee; aussi, que cette douleur fut ou ne +fut pas sincere, etait-il prudent de paraitre la prendre au serieux. + +--Mon Dieu, monsieur le president, permettez-moi de vous dire que ce +qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis +pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnetes, c'est tres possible, +seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnetes gens +que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le votre. C'est qu'il +est mauvais de manier sans controle possible de grosses sommes qui +semblent, a un moment donne, n'appartenir a personne: pourquoi celui qui +les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela +que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes etonnantes, +que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant +pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de +vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait +pourquoi, si ce n'est peut-etre pour les remercier de les avoir voles +proprement. Ils sont partis de bas, garcons de cafe pour la plupart, +valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un +jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu +faire leurs predecesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; a +moins qu'ils ne soient joueurs eux-memes. A Pau, a Biarritz, quand vous +voyez une charrette anglaise bruler le pave tiree par un cheval de +prix et chercher a accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne +demandez pas a qui; c'est a un croupier: les plus belles villas, +aux croupiers; les plus belles maitresses, aux croupiers. A Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq +ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent +mille francs. Ca ne se gagne pas honnetement en quelques annees, ces +fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous +en devorent une grosse part, car on n'opere pas ces voleries sans que +d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur +roux paye deux fois etait un mangeur; et si j'allais dire a votre +croupier ce que j'ai vu, soyez sur qu'il m'offrirait une part de ce +qu'il a gagne pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une boheme qui vit d'eux tranquillement, sans +danger, sans rien faire. Allez un jour dans le cafe ou se reunissent les +croupiers a cote de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, +vous verrez comme on les fait chanter. + +Adeline restait accable. + +--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin. + +Dantin hesita un moment: + +--N'est-ce pas assez? dit-il sans repondre franchement. + +--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre +surveillance, je vous rejoindrai tout a l'heure. + + +XII + +Si Dantin avait hesite un moment pour repondre a la question d'Adeline, +c'est que le tout qu'il disait n'etait pas le tout qu'il avait vu. + +En plus de l'_etouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la +cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de reflexion, il s'etait +demande s'il devait parler de ce _bourrage_. + +Il n'etait pas dans un cercle ferme, et, bien qu'il ne sut rien de la +situation qui avait ete faite au president du cercle dans lequel il +operait, il devait croire que ce president comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'etait, toujours comme chez les autres, +la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du +_bourrage_ de cette cagnotte a un president qui en vivait? n'etait-ce +pas lui dire en face: "On vous paye avec de l'argent vole"; cela n'est +agreable a dire a personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un +pauvre diable d'employe de la prefecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire a un ami du prefet "Vous n'etes qu'un +_mangeur_." + +C'etait deja bien assez gros d'avertir ce president de cercle que son +croupier etouffait les jetons, mais enfin c'etait possible: le croupier +pouvait operer pour lui-meme et sans autre partage que celui qu'il +aurait a faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'etait pas le +croupier qui en avait la clef, c'etait le gerant, et s'il la _bourrait_, +ce ne pouvait etre que par ordre du gerant; or, si Dantin s'en tenait au +mot d'Adeline "Mon gerant est un autre moi-meme", il fallait y regarder +a deux fois avant de denoncer ce _bourrage_. + +De la son hesitation, et de la aussi sa reponse ambigue qui n'accusait +personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions. + +Que le president le poussat, en homme qui reellement veut tout savoir, +il repondrait aux questions nettement posees. + +Qu'on ne le poussat point, il n'en dirait pas davantage, surtout a +propos de choses qu'on ne lui demandait pas. + +Non seulement on ne l'avait pas pousse, mais encore on l'avait envoye +reprendre sa surveillance; il se l'etait tenu pour dit: on n'a pas ete +fonctionnaire de la prefecture pendant de longues annees sans apprendre +a retenir sa langue. + +Et, obeissant a la consigne, il avait repris sa surveillance en +continuant a se donner l'air provincial. + +--Eh bien, monsieur, lui demanda Frederic, commencez-vous a connaitre le +jeu? + +--Ca vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne +pourrais jamais me decider. + +--Alors vous ne jouez pas? + +--Demain. + +--Quel imbecile! se dit Frederic en s'eloignant. + +L'imbecile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps +qu'il avait passe dans le cabinet du president, le nombre des joueurs +avait augmente, il ne se trouvait plus qu'au troisieme rang, derriere +les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le +tapis vert etait encombre de jetons rouges et blancs et de plaques de +nacre au milieu desquels eclatait ca et la l'or de quelques louis +jetes par des joueurs fievreux qui n'avaient pas eu la patience de les +changer. Comme les filouteries du croupier ne l'interessaient plus +puisqu'il les connaissait, c'etait aux joueurs et au banquier qu'il +donnait toute son attention. Mais a l'exception d'une pauvre petite +_poussette_, c'est-a-dire d'une plaque de vingt-cinq louis a cheval et +qu'un ponte avait adroitement poussee quand son tableau avait gagne, +il ne vit rien que de regulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, +jouaient correctement. + +Mais il en est du policier comme du chasseur a l'affut, il n'a qu'a +attendre; il attendit donc. + +Tout a coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la +salle, vers lequel tous les yeux se tournerent: au milieu de ce groupe +s'avancait un grand jeune homme blond a lunettes, qui semblait marcher +assez gauchement, un peu a l'aventure, le prince de Heinick, a qui l'on +faisait une entree, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. +Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou +en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez. + +Tout de suite le prince vint a la table, et, deux joueurs s'etant +ecartes avec l'empressement de courtisans, il placa sur le tapis une +plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avanca une seconde qu'il +perdit encore. + +--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai +aussi malheureux en banque. + +Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus +d'un joueur se promettait de profiter de cette deveine, quand il serait +en banque: il avait assez gagne, l'heure de la restitution allait +sonner. + +Sans suivre le jeu pour voir d'ou soufflait le vent, le prince alla +s'asseoir dans un coin, et resta la d'un air indifferent et ennuye +jusqu'au moment ou la banque lui fut adjugee. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaitre le premier croupier, +un Bearnais appele Camy, qui avait longtemps opere a Pau, a Biarritz, a +Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour +les joueurs de qualite. + +Le prince de Heinick, assis a son fauteuil, avait demande des cartes +neuves; et le garcon d'appel avait apporte trois jeux au croupier. En +poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au +second rang derriere les pontes assis, et il n'etait qu'a trois pas du +banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrieme +rang, Adeline se tenait derriere lui. Quand on posa les cartes sur le +tapis, il les examina et constata que les bandes timbrees paraissaient +intactes. Le croupier dechira les enveloppes, battit les cartes et les +passa a un ponte qui les battit a son tour. + +--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un +aimable sourire; je suis feticheur. + +Evidemment, ce n'etait pas des jeux sequences; Dantin pouvait etre +tranquille de ce cote; il n'avait plus qu'a surveiller les mains de cet +aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portee +preparee a l'avance--un _cataplasme_, si cette portee etait epaisse; un +_rigolo_, si elle etait mince; mais tout se passa avec une regularite +parfaite, il n'y eut aucune applique. + +Les jetons, les plaques, les louis et meme quelques billets de banque +s'etaient abattus sur le tapis. + +--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue. + +--Vingt-huit mille francs, repondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil +exerce, avait fait son compte. + +--Rien ne va plus, dit le prince. + +--Messieurs, rien ne va plus, repeta Camy. + +Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les +deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, +quand il montra son point, un murmure de surprise s'eleva: il s'etait +tenu a 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de +gauche baccara. + +--Quelle veine! + +Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution +ne paraissait guere arrivee: aussi quand le prince fit sa question +ordinaire: "Combien, je vous prie?" le croupier n'annonca-t-il que sept +mille francs; les prudents se reservaient; il fallait voir. + +Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit +cette taille en tirant une buche qui laissa le meme, son point de trois. + +Alors l'esperance revint aux joueurs, et le croupier annonca qu'il y +avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car +ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait ete le premier: le +prince tira a six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre +7. + +Si les pontes furent consternes, Dantin fut etonne, c'etait trop beau, +trop sur pour lui; il y avait la quelque volerie, mais laquelle? Il n'y +voyait rien; il avait beau preter l'oreille, il n'entendait pas le plus +leger bruit de filage dans cette piece silencieuse ou l'anxiete arretait +les respirations. Devenait-il sourd? Il ecouta s'il entendait le +battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit. + +La banque continua en suivant a peu pres la meme marche, sur quatre +coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une surete +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le +prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se +trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'etait un desastre. + +Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de +nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec +son aimable sourire, promettre a quelques joueurs qu'il reviendrait le +lendemain et leur offrirait leur revanche. + +C'en etait assez pour ce soir-la; le cercle se vida presque +completement; bien certainement il ne se passerait plus rien de serieux. + +Adeline emmena Dantin dans son cabinet. + +--Eh bien? demanda-t-il. + +--Le prince est un filou. + +--Vous avez vu? + +--Rien. + +--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un +homme dans sa situation et que nous a presente un membre des grands +cercles? + +--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que +je ne dise rien, je me tais. + +--Mais qui vous fait croire...? + +Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince etait un filou, +en insistant principalement sur la surete de son tirage: + +--Il n'y a pas de sequences, dit-il en concluant, il n'y a tres +probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque +chose je le chercherai, j'espere meme que je le trouverai, seulement +il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a +taille. + +--Elles etaient neuves. + +Dantin ne repliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et +comme ce soir-la il etait impossible de retrouver avec certitude dans la +corbeille celles qui avaient servi au prince a tailler, il fut convenu +que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, +qui aurait voulu ce soir meme expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garcon de jeu Theodore; mais il fallait bien attendre et +laisser le prince prendre encore une banque sans eveiller les soupcons +de personne, alors meme que cette banque du lendemain devait etre aussi +desastreuse que celle qui venait de finir. + +Elle le fut; les choses se passerent exactement comme la veille: meme +facon de jouer et de tirer, meme gain, meme impossibilite pour Dantin de +rien voir. + +Comme cela avait ete convenu, aussitot que la banque fut finie, il +se rendit dans le cabinet du president, ou celui-ci arriva presque +aussitot, accompagne de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner +plus de solennite a l'examen. Ils apportaient les cartes de la derniere +banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes +passerent par ses doigts et sous ses yeux. + +--Je ne trouve rien, dit-il enfin. + +--Vous voyez, monsieur, avec quelle legerete vous avez soupconne le +prince, dit Adeline severement; par bonheur, personne n'en saura rien. + +--Je jure que c'est un grec, s'ecria Dantin. + +--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement +et avec non moins de severite qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec +prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous? + +Comme Adeline, Bunou-Bunou s'etait revolte a l'idee que le prince de +Heinick pouvait etre un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent +avec une pitie meprisante: + +--Ces policiers! + +Ce n'etait pas seulement des soupcons de Dantin sur le prince qu'Adeline +avait entretenu son collegue, c'etait aussi des accusations portees +contre Julien et Theodore; aussi, en voyant le decouragement de l'agent, +tous deux se demandaient-ils si accusations et soupcons ne se valaient +pas. + +Dantin etait trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais +que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: "On n'accuse pas +sans preuve"; et cette preuve, il ne l'avait pas. + +--Votre surveillance n'ayant pas produit de resultat, au moins pour les +joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous +pouvez ne pas revenir demain. + +--Tres bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport. + +Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint +vivement, en se frappant le front: + +--Les lunettes! s'ecria-t-il, les lunettes! + +Adeline et Bunou-Bunou le regarderent en se demandant s'il etait pris +d'un acces de folie. + +--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces +cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui +voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe? + +--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard. + +--Les opticiens sont fermes a cette heure; mais, heureusement, j'en +ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de +retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes. + +--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance. + + +XIII + +--Voila un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit +Bunou-Bunou quand Dantin eut referme la porte. + +--C'est le role d'un policier de voir partout des coquins. + +--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, +c'est vif. + +--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des +manoeuvres de Theodore et de Julien. + +--Je me le demande aussi. + +--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garcons, les accusant! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions +d'agent de police on doit prendre bien souvent le reve pour la realite. + +--C'est ainsi que courent de par le monde tant de legendes sur les +tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connait des +gens qui ont vu, et alors... + +--Et alors? + +--Et le prefet de police, avec ses airs mysterieux et discrets: "Mon +cher depute, on triche chez vous"; ah! ah! ah! + +--Ah! ah! ah! + +--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux! + +A ce moment on frappa a la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un +journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'etait Frederic +qui venait aux renseignements; en voyant ces allees et venues, ces +conciliabules, il n'etait pas sans inquietude; que signifiait tout cela? +Mais en trouvant son president et Bunou-Bunou riant aux eclats, il se +rassura; evidemment il ne se passait rien de grave; et apres quelques +mots pour justifier tant bien que mal son entree, il se retira se disant +qu'a coup sur ils se moquaient du commercant de Nantes. + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la demence +toute pure de pretendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur +des cartes neuves enfermees dans des enveloppes scellees du timbre +de l'Etat. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous +m'expliquer ce qu'il a voulu dire? + +--Je n'en sais vraiment rien. + +--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux. + +--Et nous restons la a l'attendre au lieu d'aller nous coucher. + +Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent +ecoulees, Dantin arriva. + +--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix +haletante. + +--Si vous voulez. + +L'examen de Dantin, arme de sa loupe, ne fut pas long: + +--Le voila, le signe! s'ecria-t-il; tenez, messieurs, regardez +vous-memes, la. + +Et donnant la loupe et la carte a Adeline, il lui montra du doigt ou il +fallait regarder. + +Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait +expres pour lui, au lieu d'etre unies, etaient tarotees en losanges +roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe etait une +toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui +repondait au point meme de la carte, sur le premier pour l'as, sur le +troisieme pour le 3, sur le neuvieme, sur le douzieme (afin de laisser +un ecart facilement appreciable) pour le 10 et les figures; de sorte +qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la +regardait a decouvert. + +--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque +je n'y etais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille +rougie, approchee des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est +du bel ouvrage, propre, original... et trouve. + +--Mais ces cartes etaient dans des enveloppes scellees par la regie! dit +Bunou-Bunou. + +--Il en est des bandes de la regie comme des enveloppes gommees de la +poste, on les ouvre sans les dechirer en les exposant a la vapeur de +l'eau bouillante; on retire alors les cartes une a une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont seches, on les replace une a +une; on gomme la bande; et le tour est joue: voila des cartes neuves +qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de +fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de tres habiles opticiens que +messieurs les Allemands. + +--Mais il faut un complice, dit Adeline. + +--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garcon d'appel qui +apporte les jeux, et qui substitue a ceux qu'on lui a remis ceux qui ont +ete prepares. + +--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou. + +--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garcon; mais, en +attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes +on joue a jeu decouvert, et vous montrer comment le prince opere. Tout a +l'heure, vous avez doute de moi, je m'en suis bien apercu; laissez-moi +me rehabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru. + +Ils etaient trop confus de leur incredulite pour lui refuser ce qu'il +demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline +a sa droite et Bunou-Bunou a sa gauche, comme s'ils etaient a une table +de baccara ou il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main +gauche, de la droite il donna les cartes. + +--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous +dire vos points: a droite, il y a une figure et un 6, a gauche un as et +un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus surement que je sais que la carte que je vais retourner +est un 4. + +Disant cela, il la retourna: c'etait bien un 4, comme les points qu'il +avait annonces etaient bien ce qu'il avait dit. + +Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternes; la demonstration etait +plus que faite. + +--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez +faire? + +La meme reponse sortit instantanement de leurs deux bouches: + +--Pas de scandale; il faut etouffer l'affaire. + +Cette reponse etait trop conforme a la tradition pour que Dantin s'en +etonnat: pas de scandale, c'est la mot de tous les presidents de cercle +lorsqu'un scandale eclate chez eux; dans la rue ou il y a tout le monde, +on crie "au voleur"; dans un cercle ou il n'y a qu'un monde choisi, +on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prevenir +personne, de facon a lui laisser toutes les facilites d'aller voler chez +le voisin. + +Si Adeline voulait eviter un scandale auquel son nom serait mele et qui +compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince +allat continuer son industrie dans les autres cercles de Paris. + +--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunite au +prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui ecrire +une lettre banale pour lui interdire l'entree de notre cercle; il faut +qu'il quitte Paris et la France. + +--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je +n'y vois pas d'inconvenient, au contraire. + +--Et le garcon de jeu? demanda Dantin. + +--Je vais le chasser. + +--Ne livrant pas l'auteur principal a la justice, dit Bunou-Bunou, nous +ne pouvons pas lui livrer le complice. + +--Ne desirez-vous pas savoir comment cette complicite s'est etablie? + +--Certainement. + +--Nous allons l'interroger. + +Et Adeline, ayant sonne, dit au domestique qui se presenta d'aller lui +chercher Leon. + +--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai +moi-meme; j'obtiendrai peut-etre des aveux plus vite, en meme temps que +je le forcerai a ne pas ebruiter l'affaire. + +--Faites. + +Leon entra, l'air embarrasse et inquiet, regardant autour de lui. + +--Repondez a tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en +designant de la main Dantin, adosse a la cheminee. + +--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude. + +--Mais... Leon. + +--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre? + +--Chemin. + +--Tu es Normand? + +--C'est vrai. + +--D'ou? + +--D'Arques. + +--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le metier? + +--Oui. + +--Tu es marie? + +Il fit un signe affirmatif. + +--Ou est ta femme; que fait-elle? + +--Elle tient un cafe a Arques. + +--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq +pour Dieppe, et tu resteras aupres de ta femme, a tenir ton cafe avec +elle; si tu reviens a Paris, la police correctionnelle et apres Poissy. +Mais avant de partir tu vas dire a ces messieurs ce que le prince de +Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes preparees, et +comment l'affaire s'est arrangee entre vous. + +--Des cartes preparees! + +Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux. + +--Les voici. + +Leon etait deja a moitie aneanti, cette facon brutale de l'interroger en +affirmant lui avait fait perdre la tete; la vue des cartes l'acheva. + +--Je n'ai jamais parle au prince, je vous le jure, balbutia-t-il. + +--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux? + +--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grele, que j'ai connu au +cafe ou je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses +cartes, des cartes neuves faites expres pour lui, un fetiche, quoi. + +--Bien sur. + +--Sans ca, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais +jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira +que je suis un honnete homme: j'ai quatre enfants. + +--Ca vaut cher, un fetiche comme celui-la, car il est fameux. + +Leon hesita un moment. + +--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement. + +--Mille francs. + +Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot a personne: +si tu causes, au lieu d'aller jusqu'a Arques, ou tu seras heureux comme +le poisson dans l'eau, tu t'arreteras a Poissy, ou on ne s'amuse pas. + +Leon ne se le fit pas dire deux fois; peu a peu il avait recule vers la +porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors. + +--Voila! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de +cartes a un autre et la tete tourne. + +Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils +procederaient avec le prince, et il fut decide qu'on attendrait son +arrivee le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle +du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du president. + +--Vous vous trouverez la, dit Adeline a Dantin, et vous preciserez la +tricherie, si le prince essaye de la contester. + +Dantin allait se retirer, Adeline le retint: + +--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous +nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue a +un certain moment nous avons doute de vous. Le prefet saura combien vous +nous avez ete utile en cette miserable affaire. + +Quand Dantin arriva le soir a onze heures au _Grand I_, il remarqua +qu'on le regardait d'une facon bizarre et qui lui parut soupconneuse. En +effet, les conciliabules dans le bureau du president, la disparition +des cartes qui avaient servi a la banque du prince de Heinick, enfin +l'absence inexpliquee de Leon avaient fait travailler les langues: +ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilite d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui +adressa la parole, pas meme Frederic qui causait avec Barthelasse, car +Adeline vint au-devant de lui. + +--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y +trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout a l'heure. + +En effet, Adeline ne tarda pas a arriver, accompagne du prince, qu'il +fit passer devant lui poliment. + +--Vous desirez me parler? demanda le prince avec une hauteur +dedaigneuse. + +--Oui, monsieur, nous avons a vous demander des explications sur votre +facon de jouer. + +--A moi! + +Ce "moi" fut dit avec la fierte la plus superbe. + +--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua +Adeline en designant Dantin. + +Celui-ci s'avanca: + +--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux. + +--Qu'est-ce a dire? + +--C'est-a-dire que vous trichez, prince. + +--Miserable! + +--Vous trichez avec ces cartes--il presenta les cartes--que vous remet +le garcon de jeu, a qui vous donnez mille francs. + +Le prince hesita un moment en jetant autour de lui des regards feroces; +puis tout a coup, laissant tomber sa tete sur sa poitrine, les jambes +flageolantes, comme s'il allait defaillir: + +--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment +d'egarement, je vous expliquerai. + +--Vous n'avez rien a expliquer, dit Dantin, vous avez a prendre demain +matin le train de sept heures trente pour Cologne, et a ne jamais +revenir en France. + +--C'est impossible demain; la princesse... + +--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle. + +--Je partirai. + +Le lendemain, a sept heures quinze, Dantin, de surveillance a la gare du +Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de +voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se +tenant en dehors des barrieres au lieu de passer dedans et en detournant +la tete pour que le prince ne le reconnut pas. + +--Compiegne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la +tablette du guichet. + +Dantin lui prit le bras: + +--Compiegne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire? + +--Cologne. + + +XIV + +Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin +s'expliquer avec Frederic et lui demander l'expulsion du croupier Julien +et du garcon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit +franchement, severement. + +Aux premiers mots, l'emoi de Frederic fut vif: un agent au cercle! +qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le president? + +Aussi ecoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, +il fallait etre renseigne. + +Ce fut seulement quand Adeline fut arrive au bout de son requisitoire +qu'il prit la parole--d'un air consterne, et aussi outrage. + +--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Theodore seront +chasses du cercle; ce sont des miserables qui meritent d'autant moins de +pitie que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce cote +je suis en faute; j'ai peche par trop de confiance precisement; je ne +les ai point surveilles avec les yeux du soupcon; je suis dans mon tort, +je le reconnais. + +Il avait debite ce petit couplet la tete basse, humblement; mais il la +releva et reprit sa fierte, son air Mussidan: + +--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, +plus que peine, en un mot, profondement blesse, que tout ce qui vient +de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tete, en +me tenant a l'ecart, comme si je n'avais pas la responsabilite de +l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande +les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette facon. + +Cette susceptibilite etait trop legitime pour qu'Adeline s'en fachat; il +en attendait meme l'explosion, et il n'eut pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'eclatat point; aussi sa reponse etait-elle +prete: + +--J'ai du me conformer aux desirs du prefet; le service qu'il m'a rendu, +qu'il nous a rendu, etait assez grand pour que je n'eusse qu'a accepter +les conditions qu'il mettait a son concours. + +Il fallait accepter cette explication ou se facher: Frederic ne se +facha point. Il avait mieux a faire, c'etait d'amener Adeline a parler +longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'ou celui-ci avait +ete dans ses decouvertes. + +Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se repeter. + +Alors Frederic expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait +a profiter des observations de cet agent, non pour le passe, mais +pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver put se +reproduire, non seulement avec les croupiers et les garcons de jeu, +mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de +celui-ci avait ete si originale, si audacieuse qu'elle l'avait +trompe; malgre les soupcons que cette surete de tirage et cette +veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la decouvrir; mais +dorenavant des precautions seraient prises qui empecheraient toute +fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs differentes, blancs, roses, chamois, ce qui +couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi +seraient brulees devant les joueurs; a la verite, ce serait une perte de +cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, +mais la securite absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, +cette lecon donnee aux autres cercles qui, malgre les prohibitions +legales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une +fois de plus que, bien decidement, le _Grand I_ etait un cercle modele. + +Que le _Grand I_ dut devenir, dans un temps donne, plus cercle modele +qu'il ne l'etait deja, cela ne pouvait pas changer les resolutions +d'Adeline. + +Depuis que le prefet lui avait dit: "On triche chez vous", il avait vecu +sous le poids ecrasant d'une obsession qui ne le lachait ni jour ni +nuit: il se voyait devant le tribunal oblige de repondre comme +temoin aux questions du president, et d'ecouter la tete basse ses +admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractere, +blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point? + +Et tout en entendant les questions severes ou bienveillantes du +president, tout en voyant son sourire narquois ou dedaigneux, il se +repetait les paroles du pere Eck: + +"Laissez ces gens-la a leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la +fortune que la famille est bonne." + +Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le +marin au milieu de la tempete: s'il echappait au danger qui le menacait, +il renoncerait a cette existence si peu faite pour lui, et, suivant +le conseil du pere Eck, il laisserait ces gens a leurs plaisirs, qui +n'etaient pas du tout les siens. + +Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiete et +cette intensite de pensee: que lui avait-elle donne, cette existence +qu'il n'avait acceptee qu'en vue de resultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la realite s'obstinait a tenir aussi +eloignes qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses interets +personnels lui avait apportees cette presidence qui devait lui creer +tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de cote son interet +personnel, il ne prenait souci que de l'interet general, il etait bien +force de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait +concourir au developpement de la vie brillante a Paris, avait tout +simplement concouru au developpement du jeu: ou etaient-ils, les +commercants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis +qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruines--lui +tout le premier. Car le plus clair de cette miserable aventure, c'etait +sa dette a la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, a cette +heure, en formaient le chiffre. + +Cependant, malgre cette dette, il fallait qu'il accomplit son voeu, et +qu'en donnant sa demission il reprit sa liberte, sa dignite. Il n'y +avait pas a hesiter, pas a balancer; le repos, l'honneur peut-etre +etaient a ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce +qu'il avait appris l'epouvantait. Eh quoi, c'etaient la les moeurs de ce +monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; +et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: "Allons chez Adeline"; +c'etait chez Adeline que les croupiers _etouffaient_ les jetons; chez +Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siecles de travail +et de probite aboutissaient a ce resultat. + +Son parti etait pris; coute que coute, il fallait qu'il sortit de cet +enfer, qui ne devorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui +le devorait lui-meme, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y +laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui +elevent le coeur et l'esprit, ce n'est pas precisement celle du jeu; +depuis qu'il etait a son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passe devant les yeux et dans des conditions ou la bete humaine se livre +le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler. + +A la verite, c'etait renoncer aux esperances qu'il avait caressees pour +Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui +gagner? elle serait la premiere a ne pas le vouloir. + +Lorsque Frederic le quitta pour aller congedier Julien et Theodore, +il n'hesita pas une minute, contrairement a ce qui arrivait toujours +lorsqu'il avait une resolution difficile a prendre, il quitta le _Grand +I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa demission, il +fallait qu'il s'acquittat a la caisse,--ce qui n'etait possible qu'en +redemandant a sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait +envoyes quand il avait joue pour la premiere fois, et en arrangeant avec +elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres. + +Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation! + +L'affaire du prince l'avait empeche d'aller a Elbeuf comme a +l'ordinaire; il envoya une depeche a sa femme pour lui annoncer son +arrivee, et, quand il entra dans la salle a manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa +femme, Berthe et Leonie. + +--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas +donne, dit Berthe en l'embrassant. + +--Alors, la politique chauffe? dit la Maman. + +Depuis que la Maman s'etait expliquee sur le mariage de Berthe avec +Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un +jour a Elbeuf; c'etait sa maniere de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle evitait les sujets ou il aurait pu etre +question d'interets de famille. Comme de leur cote, Adeline et madame +Adeline ne tenaient pas moins a ce que ces sujets ne fussent pas +abordes, et comme, du sien, Berthe veillait a ne pas offrir a sa +grand'mere la plus legere occasion de manifester franchement ou par des +allusions son hostilite, c'etaient des conversations politiques sans fin +auxquelles tout le monde prenait part. + +Mais ce soir-la la politique elle-meme languit et plus d'une fois +Adeline preoccupe laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mere +la discussion commencee. + +--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours desireuse de ces +promenades avec son pere. + +--Non, je repars demain matin pour Paris. + +Aussitot apres le souper, Adeline roula sa mere chez elle; puis, ayant +embrasse sa fille et Leonie, il passa dans le bureau avec sa femme: + +--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermee; comme tu es +preoccupe ce soir! + +--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, +a moi, une cruelle humiliation. + +Elle le regarda, effrayee; il detourna les yeux. + +Alors elle vint a lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste +maternel, elle se pencha a son oreille: + +--Tu as joue! dit-elle a voix basse, sans le regarder. + +--Oui. + +--Mon pauvre Constant! + +--J'ai ete entraine, une fatalite. + +--Je pense bien. + +Le premier coup porte, elle s'etait remise un peu, bien que le plus dur +ne fut pas dit. + +--Combien? demanda-t-elle. + +--Il me faut vingt-cinq mille francs. + +Bien que dans leur situation la somme fut tres grosse, elle avait craint +le malheur plus grand encore. + +--Nous les trouverons, ne t'inquiete pas, dit-elle. Puis, voulant le +relever: + +--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons +pas eu cette annee. + +--Chere femme, murmura-t-il, quelle bonte en toi, quelle indulgence! + +--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas +pleurer; est-ce qu'il doit etre question d'indulgence entre nous? + +--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit. + +--Mon Dieu! + +En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, +la preoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter a +sa femme, avaient change la marche qu'Adeline voulait suivre: c'etait +vingt-cinq mille francs ajoutes aux trente-cinq mille mis de cote sur +son gain qu'il lui fallait. + +--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour? + +--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour. + +--Qui t'a dit?... s'ecria-t-il. + +--Tu les avais gagnes au jeu. + +Il la regarda interdit. + +--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six +ans unis de coeur et de pensees sans se connaitre et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parle de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien +vu d'ou ils venaient. Et c'est la ce qui, depuis, a fait mon tourment; +puisque tu avais joue, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que +de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser +commencer. J'etais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs +provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont a ta disposition, il n'y a qu'a les +prendre. + +Il la serra dans ses bras. + +--Nous aurions toujours ete heureux que je ne te connaitrais pas! +s'ecria-t-il avec effusion. + +--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle. + +--Oui. + +--Eh bien, je trouve comme un soulagement a le savoir; j'ai l'esprit +ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ca bien +souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis reveillee ruinee, +dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a ete ma vie depuis que ces +trente-cinq mille francs maudits me sont arrives; et puis si tu te +decides a payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, +n'est-ce pas, a les rattraper par le jeu? + +--Ce n'est pas seulement a les rattraper que je renonce, c'est aussi a +la presidence du cercle. + +--Ah! Constant! s'ecria-t-elle. + +--Comme c'est a la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas +me retirer sans la payer; aussitot que j'aurai paye, je donnerai ma +demission. + +--Tu la payeras des demain! s'ecria-t-elle, ce n'est pas acheter notre +repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces +vingt-cinq mille francs. + +--Nous nous en tirons encore a peu pres, dit-elle; tout pouvait y +rester. + +--Meme l'honneur. + +Et il lui raconta comment il s'etait resolu a donner sa demission. + + +XV + +Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frederic, Barthelasse et +Raphaelle tenaient conseil chez celle-ci. + +Depuis que le _Grand I_ etait ouvert, jamais il ne s'etait trouve dans +des conditions aussi critiques; si l'avertissement du prefet: "On triche +chez vous", n'annoncait rien de bon, puisqu'il revelait des plaintes +certaines, la surveillance de l'agent et les precautions prises pour +qu'elle put s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers +de la situation. + +Raphaelle, qui n'allait pas au cercle, et par la ne pouvait avoir aucune +responsabilite pour ce qu'il s'y passait, etait furieuse contre ses +associes, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frederic +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frederic, passant de l'un a +l'autre, quand elle ne les reunissait pas dans le meme sac pour les +secouer en les cognant l'un contre l'autre. + +--Non, vraiment, c'est trop bete; qu'est-ce que vous fichez dans le +cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait a +Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empeche un pret douteux de +cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait a Frederic--tu n'as +qu'a dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passe la revue +de ton personnel, et que tu l'as trouve correct. Et vous etes du metier! + +Elle haussa les epaules en les toisant avec pitie; puis se tournant vers +Barthelasse: + +--Vous dites que vous etes le malin des malins--imitant son accent--oui, +mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les +connaissez, et quand un particulier a lunettes opere sous vos yeux, tire +a six, ne tire pas a quatre, gagne honteusement vous trouvez ca tout +naturel. + +Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taille en taureau, se +laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tete, et +par Raphaelle plus que par toute autre, "si moucheron" qu'elle fut, +comme il disait d'elle. + +--Je n'ai pas trouve ca naturel du tout, repliqua-t-il. + +--Non; seulement, au lieu de chercher ou il fallait, vous avez remache +toutes les vieilleries de votre honorable carriere, les telegraphistes +que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, +le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin +tout votre repertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ca n'etait pas +bien difficile a inventer, cette petite marque d'aiguille a tricoter +donnant juste le point de la carte, et ca n'etait pas bien difficile non +plus a decouvrir, puisque ce policier l'a decouverte. + +Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que +Raphaelle lui reprochait etait ce qu'il se reprochait lui-meme: "Comment +n'avait-il pas eu l'idee de se servir d'une loupe?" car il les avait +examinees, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, +tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti. + +Elle l'abandonna pour se jeter sur Frederic. + +--Et toi, tu parles a ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: +negociant a Nantes! + +--J'ai eu des soupcons. + +--Et tu les as gardes pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur +Nantes? il n'y a peut-etre jamais mis les pieds, il t'aurait repondu des +betises. + +--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent +que personne ne connait. + +--Il vous aurait fallu un commissaire avec son echarpe; vous auriez +ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert. + +--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est la qu'est la question +interessante. + +--C'est clair, ce qu'il a vu. + +--Et la cagnotte? continua Barthelasse. + +--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton president? demanda Raphaelle. + +--Rien. + +--Il n'y a pas fait d'allusion? + +--Aucune. + +--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce cote, dit Raphaelle. + +--Pourquoi aurait-il tout vu des autres cotes, et rien de celui-la? +demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin! + +--Puisqu'il n'a rien dit. + +--C'est le president qui n'a rien dit a Frederic, mais l'agent +savons-nous ce qu'il a dit au president? + +--Puisque le president n'a parle de rien, repeta Raphaelle avec colere. + +--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la +connait pas? + +--S'est-il gene pour parler de Julien et de Theodore, et pour exiger +leur renvoi immediat? s'est-il gene pour renvoyer lui-meme Leon? + +--Julien, Theodore, Leon, qu'est-ce que ca lui fait? je vous le demande, +hein! s'ecria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle +lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se +facher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; +c'est son genre, a cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce +n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; +j'en ai connu plus d'un comme ca. + +--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaelle, +agacee par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre president. + +--Eh bien, le notre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle +pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il +accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien. + +--Il accepte? + +--Il a accepte, il me semble; la caisse est la pour le dire. + +--Oui, mais acceptera-t-il maintenant? + +--Que veux-tu dire? demanda Raphaelle effrayee. + +--Que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Qu'il ne nous quitte. + +--Il doit soixante mille francs, s'ecria Barthelasse, nous le tenons! + +--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi? + +--Qu'a-t-il donc dit? + +--Rien, repondit Frederic; mais son air a parle pour lui; ce brave homme +n'etait pas plus fait pour etre president de cercle que moi je ne le +suis pour etre eveque; c'est de force que nous l'avons fourre la-dedans; +je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'a s'en aller; et s'il n'est +pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages +qui dans sa position lui etaient agreables, et aussi parce qu'il en +esperait d'autres qui ne se sont nullement realises; mais ce qui s'est +realise, ce sont des ennuis et des tourments qui l'epouvantent. Il a +peur d'etre compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout a fait +affole. C'est une terreur qui s'est emparee de lui, et qui lui fera +commettre toutes les betises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce +moment il n'eut pas d'autre idee que de se procurer les soixante +mille francs qu'il nous doit, pour nous planter la. Alors que +deviendrons-nous? + +Les trois associes se regarderent avec stupeur. + +--Personne mieux que moi ne sait combien il est embetant, continua +Frederic, combien on a de difficultes a manoeuvrer avec lui, combien il +est genant; mais tout cela n'empeche pas qu'il ait du bon et que si +nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un +paratonnerre; estime de tout le monde et de tous les mondes, ami du +prefet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien a craindre, ni le +cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir +qu'en l'inventant Raphaelle a eu la main heureuse; elle l'eut fabrique +elle-meme qu'elle ne l'eut pas mieux reussi. + +--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de facon a ce qu'il durat +plus longtemps. + +--Que ne dira-t-on pas s'il nous lache? On cherchera pour quelles +raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-etre lui-meme, +ses raisons. Alors nous voila livres aux _mangeurs_; si nous refusons +leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra +les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille +francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous etions +tranquilles et c'etait cranement que je repondais que nous n'avions +besoin de personne: "Merci, nous avons notre president." + +--Peut-etre vous exagerez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six +mille francs, c'est bon a garder. + +--Mon cher, si vous aviez assiste a notre entretien, vous verriez que je +n'exagere rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Apres le premier +moment de surprise, quand il m'a raconte l'histoire du prince de Heinick +et qu'il a exige l'expulsion de Julien, de Theodore, severement, comme +un juge qui s'adresse a un coupable, je me suis vite remis et tout de +suite je lui ai longuement explique toutes les precautions que nous +prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de +pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'etait a peine s'il +m'ecoutait; lui qui autrefois eut voulu explications sur explications, +il avait l'air de me dire: "Vous savez que tout cela m'est indifferent, +ce n'est pas pour moi"; et c'est ce qui a commence a me donner l'eveil. +Si son intention avait ete de rester avec nous, il m'eut interroge au +lieu de me fermer la bouche. + +--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Theodore? demanda +Barthelasse. + +--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser +qu'au premier mot je ne lui ai pas laisse le temps d'exiger, j'ai pris +les devants. + +--Mes pressentiments sont les memes que ceux de Frederic, dit Raphaelle; +il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous? + +Il y eut un moment de silence et ils se regarderent comme pour chercher, +dans les yeux des uns des autres, les idees qu'ils ne trouvaient pas en +eux. + +--Je vais vous dire, s'ecria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il +avait gagne, il ne demanderait qu'a continuer; mais toujours perdre, je +m'imagine que ca degoute. + +--Il n'a pas assez perdu, repliqua Raphaelle; s'il nous devait deux cent +mille francs, nous le tiendrions. + +--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frederic. + +--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. +D'abord ca n'appauvrira pas la caisse, qui n'a ete que trop soulagee par +cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens +comme le succes, c'est la lecon de la morale. + +Raphaelle et Frederic n'etaient pas en situation de plaisanter, +cependant cette lecon de la morale invoquee par ce vieux crocodile de +Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire: + +--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des +exemples: il y a sept ans, a Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante +mille francs et je commencais a comprendre que j'aurais bien du mal a +les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passe +des sequences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagne pres de +nonante mille francs. L'annee d'apres il est revenu; l'annee suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne +s'etait rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend a +demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sur. Demain, apres-demain, un +peu avant qu'il prenne la banque.... + +--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant? + +--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc dispose a la +prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: +"Mon _presidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les +banquiers"; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle +sequence que j'ai preparee moi-meme et qui lui donne sept ou huit coups +surs: comme il est reconnu que notre _presidint_ est le plus honnete +homme du monde, personne n'ose le soupconner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le gout de la chose; s'il n'a pas parle du +_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les sequences +qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez. + +Raphaelle haussa les epaules par un geste de son enfance faubourienne +qui lui etait reste. + +--Savez-vous ce que produira votre discours au _presidint_, +repondit-elle, c'est qu'il aura de la defiance et ne voudra pas prendre +la banque; ou bien, s'il ne se defie pas, il la prendra naivement, +betement, et battra les cartes, les fera couper; voila votre belle +sequence brouillee, et... il perd. + +Barthelasse ne se facha pas de ces objections. + +--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout +simplement la sequence dans la main en lui disant de jouer les cartes +dans l'ordre ou elles sont rangees; mais il ne serait pas le premier a +qui l'on imposerait une sequence sans qu'il se doute de rien, quitte a +le prevenir delicatement une fois la chose faite, a seule fin de lui +inspirer de la reconnaissance. + +--Et comment? demanda Raphaelle, qui pour le jeu n'avait ni la science +ni les roueries de Barthelasse. + +--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en +banque le baron ou Salzman et nous leur passons la sequence; ils ne la +brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais apres deux ou trois coups ils +l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le president prenne leur +suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent +de laisser, et, sans que personne puisse soupconner un homme dans sa +position, il fait une rafle qui nous le livre. + +--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frederic. Et +taillera-t-il? La est la question. + + +XVI + +C'etait avec des valeurs a escompter et des factures a recevoir que +madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutes aux +trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille +dus a la caisse du cercle. + +En arrivant a Paris, Adeline remit ces valeurs a son banquier, et +s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'elevant a trois +mille et quelques cents francs, etait due par un marchand de draperie de +la rue des Deux-Ecus, un vieux, tres vieux client de la maison, qui ne +faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui etait aussi sur que la +Banque de France. + +Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'a se presenter pour etre paye, +qu'il l'avait garde pour le dernier; il la connaissait, la formule du +vieux drapier: "Ah! voila M. Adeline; nous allons regler notre petit +compte." Et ce compte, on le reglait dans la salle a manger, en buvant +un verre de cassis, tandis que, par un chassis vitre, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pieces qui arrivaient de chez le +fabricant, ou vendre le metrage d'un pantalon a un petit tailleur. Le +seul ennui de ces visites etait dans l'exhibition obligee des coupons ou +se trouvaient un defaut, qui avaient ete soigneusement conserves et qui +permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle +du petit compte: "Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme +autrefois." Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier. + +Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir +tombait, mais la nuit n'etait pas encore faite; dans la demi-obscurite +de la rue etroite, il lui semblait vaguement que les choses n'etaient +pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de +son vieux client. Ou donc etait l'etalage avec ses pieces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrerent que le magasin +etait ferme, et que, sur les volets, quatre pains a cacheter fixaient +une bande de papier: "Ferme pour cause de deces." Comme la rue des +Deux-Ecus est en grande partie occupee par des drapiers, il entra chez +un autre de ses clients qui le mit au courant: "Mort ce matin d'une +attaque d'apoplexie, le pere Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont +fait tout de suite apposer les scelles." + +La deception etait contrariante pour Adeline, car elle renversait tout +son plan: a cette heure de la soiree, les maisons ou il aurait pu se +procurer la somme qui lui manquait etaient fermees, et par la il se +trouvait dans l'impossibilite d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette +et pour y signer sa demission sur son bureau qu'il ouvrirait une +derniere fois. + +Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel cote tourner. + +A la verite il devait se dire que c'etait la un retard insignifiant, et +qu'il serait encore parfaitement temps de demissionner le lendemain; +mais cependant il etait mecontent, agace, comme lorsqu'on est arrete par +un incident qu'on n'a pas prevu. Il avait prepare sa lettre, prepare +aussi sa phrase d'adieu a Frederic; il etait ennuye de les garder. + +Justement parce qu'il pensait a son cercle, ses pas le porterent +machinalement avenue de l'Opera; et arrive devant sa porte il monta: +apres tout, autant diner la qu'ailleurs. + +Quand Frederic et Barthelasse le virent entrer, ils echangerent un +sourire de soulagement. Ce n'etait pas une lettre, la lettre de +demission qu'ils attendaient presque, c'etait lui; puisqu'il revenait, +rien n'etait perdu. + +Frederic l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de +Theodore. + +--J'ai profite de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur a tout le +personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez. + +Mais ce fut a peine si Adeline l'ecouta. Que lui importait ce qui se +passerait au _Grand I_ dans quelques jours? + +Frederic se retira donc assez deconfit et alla faire part de cette +mauvaise reception a Barthelasse. + +--Toujours dans les memes dispositions, dit-il; il doit avoir sa +demission dans sa poche. + +--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse +pas en sortir: je vais preparer la sequence. + +--Taillera-t-il? + +--En le poussant. + +--Envoyez chercher le baron et Salzman. + +A table, Adeline oublia sa deception et se derida: justement c'etait le +jour des invitations et elles avaient amene de nombreux convives. A cote +d'etrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitues, des +amis. Le menu etait reussi; on racontait des histoires droles; il se +laissa d'autant plus facilement aller que c'etait la derniere fois qu'il +faisait fonction de president, et peu a peu il retrouva les agreables +sensations de ses premiers mois de presidence, quand il voyait tout +en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'a ce jour, vivre +ailleurs que dans un cercle. + +Ce fut seulement quand le jeu commenca qu'il devint nerveux et +impatient. + +--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon president? + +Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant +et avec sympathie, il s'exasperait. C'etait deja bien assez pour lui +d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des +cartes, le murmure etouffe des joueurs, que dominait de temps en temps +l'eternel: "Le jeu est fait. Rien ne va plus?", sans qu'on vint encore +le tenter et le pousser. + +Jamais il n'etait venu a son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, +et, a chaque mouvement qu'il faisait, il eprouvait un singulier +sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frolant la grosseur +produite par ces liasses. Combien d'autres a sa place n'auraient pas pu +resister a la tentation de tater la chance, car tout joueur sait que ce +n'est pas du tout la meme chose d'operer avec une petite mise qu'avec +une grosse; avec une petite, etrangle dans ses mouvements, on est a peu +pres sur de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne +toute liberte de manoeuvrer, on est a peu pres certain de gagner; c'est +une affaire de tactique. + +--Comment, mon president, vous n'en taillez pas une ce soir? + +Il semblait qu'on se fut donne le mot pour le pousser. + +Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le repondait nettement. + +Et cependant? + +S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours a ceux qui jouent +pour la premiere fois, n'est-ce pas vrai egalement pour ceux qui +jouent leur derniere partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsede +continuellement qu'elle vous abandonne a la deveine. + +Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la +derniere. + +Mais quand ces pensees traversaient son esprit, il les rejetait loin de +lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui +pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur derniere +partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera +bien decidement la derniere. + +Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'etait la mort de son +client de la rue des Deux-Ecus; pourquoi le pere Huet etait-il mort +juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus a la caisse? N'y avait-il pas la quelque chose de providentiel; une +impossibilite qui etait un avertissement? On n'est pas joueur sans etre +superstitieux, et bien qu'on soit le premier tres souvent a se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la +manie dont on est obsede Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde +de croire que le pere Huet etait mort expres pour le pousser au jeu, il +se disait en meme temps que cette mort pouvait bien signifier quelque +chose. + +Pourquoi ne pas voir quoi? + +Il y avait un moyen facile de faire cette experience, c'etait de tater +la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas meme avec +quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche. + +Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant +l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la +veine sans mettre la main dessus, si reellement elle s'offrait a lui. +Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui +savent l'arreter quand elle passe a leur portee. + +Depuis qu'il balancait ainsi le pour et le contre, il errait par +les differentes pieces du cercle, s'arretant devant le billard pour +applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un +ami qui jouait a l'ecarte, dans la salle de lecture pour lire un journal +du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgre son application, mais +quand cette idee de la mort du pere Huet eut traverse son esprit, +il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant +lui,--celui de gauche. + +Le banquier donna les cartes et perdit a droite comme a gauche. + +Sans doute, c'etait bien peu de chose que ce gain pour Adeline, +cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il +avait gagne 1,000 louis, car, s'il etait insignifiant en soi, quelle +importance ne prenait-il pas comme indication de la veine. + +Il laissa ces cent francs et, gagna encore. + +Decidement, la mort du pere Huet semblait bien etre providentielle. + +Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa a droite, +ou il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche +perdit, le tableau de droite gagna. + +Frederic, qui le suivait de pres, s'approcha de, lui + +--Quelle veine, mon president! + +Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui. + +--N'est-ce pas merveilleux! s'ecria Frederic. + +--Moi, si j'etais a la place du president, dit Barthelasse, je n'userais +pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque. + +Ceux-la seuls qui n'ont jamais joue ne comprendront pas l'emotion +d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interroge l'oracle, et +quatre fois l'oracle lui avait repondit par une affirmation contre +laquelle toute discussion etait impossible. + +--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus +survenant. + +--Je vais inscrire le president, dit Barthelasse. + +Cependant Adeline n'etait pas decide a se mettre en banque, mais ces +excitations tombant sur lui de differents cotes firent pencher sa +resolution chancelante. + +Mais il ne voulut pas ceder; la vision de sa femme le retint: il fit une +nouvelle tournee dans les salons et de nouveau il tacha de s'interesser +aux carambolages, a l'ecarte et aux echecs; puis malgre lui, +inconsciemment, il revint a la salle de baccara, ou, pendant son +absence, quelques gros coups avaient imprime a la partie une allure plus +animee. + +C'etait un des habitues du cercle, un Americain appele Salzman, qui +venait prendre la banque, et on avait apporte trois jeux de cartes que +Camy etait en train de meler. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Mais les mises furent mediocres; sans qu'on eut rien de precis a +reprocher a Salzman, on le tenait vaguement en defiance, et puis c'etait +un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y +eut guere que les etrangers qui ponterent. + +Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles +encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus +soupconneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans +la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au +talon_, c'est-a-dire en prenant les cartes une a une devant lui, sous +les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le +_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit a +droite et gagna a gauche; alors il se leva: + +--Messieurs, il y a une suite. + +--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier. + +C'etait le moment decisif: Adeline se tenait a cote de la table ayant +Frederic a sa gauche et M. de Cheylus a sa droite. + +--C'est a vous, mon president, dit Frederic. + +--Allez donc, dit M. de Cheylus. + +Adeline ne s'etonna pas de cette insistance de son collegue; il savait +par experience l'interet que celui-ci avait a le voir gagner, d'ailleurs +ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle. + +Il s'assit au fauteuil. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline etait +un beau banquier: les plaques, les billets de banque tomberent sur le +tapis. + +--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone. + +Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la maniere de tailler; +une a une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se +les donner a lui-meme. + +Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, +comme il avait deux buches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et +sur la gauche qui avait 4, 6 et 5. + +--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus. + +Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tomberent de plus en +plus dru. + +--Combien y a-t-il? demanda Adeline. + +--Dix-sept mille francs. + +Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une buche. + +Il y eut un mouvement d'hesitation chez les pontes; plus que jamais il +fallait se rattraper: le vent allait tourner. + +Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le +quatrieme coup avec 9, le cinquieme avec un nouvel abatage, le sixieme, +au milieu de la stupefaction generale et de la consternation d'un +certain nombre de pontes, encore avec un 8. + +Quand, a la caisse on apporta les corbeilles ou s'etait entasse son gain +dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs. + + +XVII + +Si solide que fut l'honorabilite d'Adeline, cette partie l'ebranla. + +Dans la folie du jeu, on s'etait bien un peu etonne de cette persistance +de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de reflechir, il fallait se +rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment +sont donnes les coups qu'on recoit, on tache de les rendre; apres, on +verra. + +Apres on avait vu que cette veine etait vraiment bien extraordinaire, et +telle qu'il n'y avait pas d'honorabilite, si solide qu'elle fut, qui put +la mettre a l'abri du soupcon. + +Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affoles +par l'emotion de la lutte ou paralyses par l'angoisse, incapables +par consequent de voir autre chose que ce qui leur est etroitement +personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces +acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent +la carte et notent tous les coups dans l'esperance de saisir une veine +qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'a l'aurore; il +y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance +non en vue d'empecher les tricheries, mais simplement en vue de prendre +une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent denoncer; +enfin il y a encore le personnel du cercle, tres expert aux choses de +jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les levres quand ce +qu'il a remarque sort de l'ordinaire. + +Les tailles d'Adeline avaient ete notees et, faisant suite a celles de +Salzman, elles constituaient un ensemble revelateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. +5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. +2.--0. 8. 0. 7. 6. 9.... + +Cette serie de chiffres qui se continuait etait absolument +incomprehensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle +ressemblait terriblement a une sequence: ce n'etait ni la _surprenante_, +ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre +fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de +celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par la +sont trop usees pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la preparation d'une main plus complaisante +que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, +peut-etre, et qui avait prodigue les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'etait adroit de le faire, si elle n'avait pas ete +inspiree par l'idee d'empecher les hesitations de tirage. + +Pour ceux qui admettaient la sequence, la question etait de savoir si un +homme du caractere et de l'honorabilite d'Adeline avait pu consentir a +jouer avec des cartes sequencees. + +C'etait la-dessus que la discussion s'etait engagee quand, apres le +premier moment de surprise, on avait commence a discuter la victoire +du president du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait ete +obtenue. + +Aux premiers mots de sequence, tous ceux qui connaissaient Adeline +s'etaient recries:--Allons donc! a son age! dans sa position! Et puis, a +quels signes certains reconnait-on une sequence? Toutes les fois qu'un +banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des +sequences.--Mais a ces objections, les repliques n'avaient pas manque, +et ceux qui parlaient de sequence n'etaient pas restes court:--Ce n'est +generalement pas a vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y +est peu a peu amene et qu'on n'a plus que cette ressource. La position +d'Adeline etait-elle assez bonne pour qu'il n'eut pas besoin de gagner +quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepte d'etre +president d'un cercle, avec un traitement paye par la cagnotte? + +D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient +pas Adeline et n'avaient pas des lors de raisons pour le defendre. +Un president de cercle qui avait triche, c'etait vrai. Une sequence, +c'etait vrai. Il y a tant de joueurs qui ont ete ecorches vifs par ce +genre de vol contre lequel la defense est a peu pres impossible qu'ils +voient des sequences partout et plus souvent encore que dans la realite, +ou cependant elles se rencontrent si frequemment. Et puis ce president +n'etait pas le premier venu; il avait un nom; il etait depute; on lisait +ce nom dans les journaux, et des lors les accusations devenaient plus +vraisemblables; c'etait drole; il y aurait du scandale. + +Une rumeur s'etait elevee qui avait instantanement couru le tout-Paris +des cercles et du boulevard: + +--Le president du _Grand I_ a passe une sequence a son cercle. + +--Est-ce qu'il n'est pas depute? + +--Justement. + +--Ah! elle est bien bonne! + +--Si les presidents s'en melent! + +C'etait cette double qualite de depute et de president qui donnait du +piquant a la chose: pas interessantes pour le boulevard, les histoires +de gens que personne ne connait. Il arrive assez souvent qu'il se gagne +des sommes importantes, et d'une facon etonnante sans qu'on s'en occupe +en dehors des cercles ou ces parties ont ete jouees, mais c'est qu'alors +ceux qui ont opere ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas +pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline +etait quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et des lors +"elle etait bien bonne"; ceux-la memes qui auraient hausse les epaules, +si on leur avait parle d'une sequence passee dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un etranger +du Perou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que +le coupable etait un depute, un homme en vue, c'etait un evenement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: "C'est +bien possible!" et cette possibilite, ils la faisaient partager aux +autres en leur racontant cette histoire: "Un depute, elle est bien +bonne." + +A cote de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle etait +drole, il y avait tout une categorie de gens qui s'en occupaient, parce +qu'elle les interessait personnellement--celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protegent les cercles et +sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux +_rameneurs_, aux _dineurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: "Ah! le depute +Adeline en etait la; cela etait bon a savoir; on pourrait en tirer parti +du depute et en _manger_ quelques morceaux!" On pourrait le mettre en +avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les +villes d'eaux quand les prefets se montraient recalcitrants; de meme, +on pourrait aussi l'employer pour prevenir des arretes de fermeture que +prendraient ces prefets; au depute influent, a l'ami des ministres, les +prefets n'oseraient rien refuser; et lui-meme le depute n'oserait rien +refuser a ceux qui le feraient chanter, "puisqu'il en etait". C'est +surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres. + +Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui +l'avait souleve, sans qu'il en entendit rien et se doutat meme qu'on +pouvait s'occuper de lui autrement que pour le feliciter, et aussi pour +lui faire quelques emprunts, comme cela etait arrive la premiere fois +qu'il avait gagne une somme importante. + +De ce cote, ces previsions s'etaient realisees, et la realite avait meme +ete au dela de ce qu'il imaginait. + +Apres sa banque, il n'avait pas quitte le cercle tout de suite pour +aller se coucher tranquillement a quoi bon se coucher? Il etait bien +trop surexcite, trop trouble, trop emballe pour s'endormir, car, sans +etre un passionne du jeu, il jouait neanmoins en passionne, le coeur +arrete ou bondissant, les nerfs crispes, et il n'y avait aucun point de +ressemblance entre lui et ces joueurs a l'estomac solide qui, apres une +nuit ou ils ont ete ballottes de la fortune a la ruine et de la ruine a +la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement reve. Debarrasse des complimenteurs qui tout d'abord +l'avaient enveloppe, il avait repris sa promenade a travers le cercle, +en tachant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne +l'avait pas longtemps laisse libre; c'etaient les desinteresses qui +tout d'abord s'etaient jetes en troupe sur lui, ceux qui vont au succes +spontanement comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, +toujours a l'affut des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fut seul +pour l'aborder: + +--Mon cher president.... + +Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent la sans +autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou +d'un jeton legerement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche +le prix du dejeuner ou du diner, ils ne quittent pas le cercle. Tout +ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le +devorent, mais sans jamais se permettre la prodigalite d'un extra, meme +quand il ne coute que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied +en marchant, de peur que leurs semelles usees ne quittent tout a fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus +exigeants a se faire passer leur pardessus par les valets de pied: +"Valet de pied", ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, +et n'ont pas honte du sourire de mepris avec lequel on les sert. + +--Mon cher president.... + +Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la +chanson qu'elle allait amener: "Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, +mon cher president." Il etait difficile de refuser ces pauvres diables +dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu +avait roules dans ces bas-fonds. + +Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'a un certain point ne +l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait reellement +stupefie. + +Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin a rentrer chez +lui, il avait trouve, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi a +partir. + +Ils avaient endosse leurs pardessus en meme temps, et, en meme temps +aussi, ils avaient descendu l'escalier. + +--Vous rentrez chez vous, mon president? demanda Salzman. + +--Sans doute. + +--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'a la place de +l'Opera. + +Ordinairement, Adeline rentrait a pied chez lui; apres avoir joue, la +marche le calmait et rafraichissait son sang; quelquefois meme, pour +mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'etait leger +d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui +l'eussent arrete auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-la, il +avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses +poches. + +--Je vais prendre une voiture, repondit-il. + +--Alors, avant de nous separer, je vous demande un moment d'entretien, +deux minutes. + +L'heure etait etrangement choisie, alors surtout que quelques instants +auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodement pour tous +les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes. + +--Volontiers. + +Ils etaient arrives sur le trottoir de l'avenue en ce moment +completement desert, tandis que sur la chaussee quelques coupes du +cercle attendaient la sortie des joueurs. + +--Vous conviendrez, mon cher president, dit Salzman, que celui qui vous +a donne cette banque a la main heureuse. + +--Cela, c'est vrai. + +--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue +de vous laisser ma suite n'a pas ete moins heureuse que la main... pour +vous au moins. + +Adeline, qui ne prevoyait guere la tournure qu'allait prendre cet +entretien bizarre, devint attentif a ce mot. + +--Mais si elle a ete heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne +l'a guere ete pour moi, car si j'avais taille jusqu'au bout, les +quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la +mienne... et franchement, ils y arriveraient a propos. + +--Chacun taille a sa maniere, repliqua Adeline, qui voulait prendre ses +precautions. + +--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, +et dans ma suite il y avait une jolie serie. Cependant, rassurez-vous, +je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus +d'un qui, a ma place, n'aurait pas ma discretion; Je viens seulement +vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme pret, +parce que j'en ai besoin, un extreme besoin. + +Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur +son compte, Adeline ne l'aimait point, cette facon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant a lui comme a un associe, acheva ce que les +preventions avaient commence. + +--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous desirez, dit-il +sechement, mais cela m'est tout a fait impossible. + +--Cependant.... + +--Tout a fait impossible. + +Et Adeline se dirigea vers un des coupes dont il ouvrit la portiere. + +A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le +trottoir. + +--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portiere. + +Le coupe partit, laissant Salzman ebahi; sous les yeux des joueurs qu'il +sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline. + + +XVIII + +Cette facon de demander en faisant valoir des droits au partage avait +exaspere Adeline. Vraiment ce Salzman etait trop impudent: pourquoi dix +mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait +perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une +part dans sa perte? + +D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait repondu +comme il fallait a ce drole. + +Heureusement il serait bientot debarrasse de celui-la et des autres ses +pareils, car s'il n'avait pas donne sa demission ce soir-la, apres avoir +paye sa dette a la caisse, il n'en etait pas moins decide a maintenir +cette demission et a abandonner la _Grand I_ aussitot qu'il pourrait le +faire decemment, sans paraitre se sauver comme en ce moment: ce n'etait +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait +vite oubliee; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter +son escalier, ni celui-la, ni aucun escalier de cercle: l'experience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus a aucune carte. + +Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le +lendemain, a la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; +il y eut meme un de ses collegues qui lui demanda serieusement s'il +etait vrai, comme on le racontait, qu'il eut gagne cinq cent mille +francs. Adeline se recria. + +--On ne parle que de ca! + +Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en +effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se +taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop a +l'etat de phenomene; la premiere fois qu'il avait fait un gros gain, ses +amis l'en avaient plaisante; maintenant, semblait-il, ce n'etait plus de +la plaisanterie, c'etait de l'etonnement. + +Qu'y avait-il d'etonnant a ce qu'il eut gagne pres de quatre-vingt-dix +mille francs? Etait-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent +provoquer la surprise? + +Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupefaction de voir +celui-ci l'aborder comme s'il ne s'etait rien passe entre eux dans la +nuit. + +--Je ne vous en veux pas, mon cher president, dit l'Americain, j'avoue +meme qu'a votre place j'aurais probablement repondu comme vous; +seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite +du meme genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas? + +Si ces paroles etaient bizarres, le ton, qui etait celui de la bonhomie +et de la drolerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline +ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention +chez l'Americain de tourner en plaisanterie ce qui avait commence par +etre serieux, et n'avait pas reussi sous cette forme. Mais trois jours +apres se presenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'etait +pas trompe. + +C'etait le soir, la partie etait assez animee, et Salzman venait de +prendre la banque; on avait apporte des cartes que Camy avait battues +pendant que Salzman repetait d'un voix indifferente: + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposes a +aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier. + +Au montent ou le croupier presentait les cartes a un joueur pour les +faire couper, un autre joueur avanca la main et les prit. + +--Permettez, dit-il. + +A ce moment meme Adeline arrivait aupres de la table, et il vit le +joueur qui avait pris les cartes se preparer a les battre serieusement. + +--Qu'est-ce a dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant +d'hesitation, en homme qui se demande s'il va se facher de cette marque +de defiance, ou s'il va ne pas la relever. + +Bien que cette question eut ete faite sur le ton de la provocation, ce +fut avec calme et sans elever la voix que le joueur repondit: + +--Rien autre chose que ce que je fais. + +Et avec le meme calme, il continua a battre les cartes, qui claquaient +entre ses doigts. + +Salzman etait un grand gaillard d'Americain maigre, comme s'il etait +desseche dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, +paraissait plus grand encore; il essaya d'assener a cet insolent un +regard de defi, mais l'insolent, bien que tout petit et chetif; ne se +laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui repondit. + +--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman. + +--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit? + +--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement. + +--Ne craignez rien, mon cher president, dit Salzman, je cede la place a +monsieur. + +D'un air de dignite hautaine qui n'etait pas precisement en accord avec +ses paroles, il se leva de son fauteuil. + +--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui +decidement ne perdait pas la tete. + +Tout a l'algarade qui venait de se produire et a laquelle il avait coupe +court par son intervention, Adeline ne pensa pas immediatement a ce +dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina. + +"L'affaire n'aura pas de suite." + +Que voulait dire cela?--Etait-ce simplement le cri de triomphe d'un +grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tete? Ou bien +n'etait-ce pas une allusion a la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonne sa banque? + +Cette supposition le jeta dans un trouble profond. + +Si elle etait fondee, il y avait derriere elle une accusation qui +s'adressait a lui. + +Il resta etourdi sous le coup dont cette pensee le frappa: "L'affaire +n'aura pas de suite!" On croyait donc que, comme il avait pris la suite +de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il +avait gagne ce soir-la; c'est-a-dire que l'injure faite a Salzman en lui +battant les cartes rejaillissait sur lui. + +Il ne dormit pas cette nuit-la, et jusqu'au jour il tourna et retourna +cette idee dans sa tete affolee. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues +d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les +soupcons s'attaquer aux gens qui a ses yeux etaient les plus honorables; +cependant jamais l'idee ne lui etait venue qu'un jour on pourrait le +soupconner lui-meme. + +Bien qu'il eut toujours ete d'humeur pacifique et que l'age n'eut +fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'etait pas homme +cependant a repondre a ce soupcon qui montait jusqu'a lui, comme l'avait +fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitot que l'heure +fut arrivee ou il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui put +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, +il partit pour l'avenue de l'Opera. Mais justement il ne rencontra +personne pour lui repondre: tous ceux qui avaient assiste a la scene de +la nuit etaient encore chez eux a dormir, et le personnel de service a +cette heure matinale ne savait rien: un garcon croyait que ce joueur +etait un creole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il ete +presente ou amene? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, +M. Barthelasse ou Camy le connaissaient. + +Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; +mais comme a l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il +etait gerant en nom, tout lui passait par-dessus la tete et Frederic +l'avait si bien annihile, si bien terrorise, qu'il avait pris la +prudente habitude de ne rien voir, pas meme ce qui lui crevait les yeux; +comme cela il ne risquait pas de se compromettre: "Je chercherai, je +reflechirai, comptez sur moi", etaient les trois seules reponses qu'il +se permit, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en demordait +pas. C'etait aupres de Frederic qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dit, il le repetait consciencieusement, sans y rien +ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire +avec Adeline: "Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le president." + +Enfin Frederic arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et +ne savait pas qui l'avait presente. + +Alors Adeline se facha: + +--Comment! c'etait ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, a quoi +servait le comite? A quoi servait le president? S'il ne servait a rien, +il n'avait qu'a se retirer. Un cercle ainsi administre n'etait qu'une +simple maison de jeu ouverte a tous; il ne la couvrirait pas de son +nom... plus longtemps. + +Frederic, qui devait tant redouter cette demission, commencait justement +a se rassurer et a croire que la sequence, ou plutot le gain produit +par elle, leur avait livre Adeline pour toujours: il avait si naivement +laisse paraitre sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait etre pris, et bien +pris; voila que precisement cette menace de demission eclatait quand il +s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question! + +Heureusement il n'etait pas homme a se laisser demonter, et tout de +suite il se defendit: on le prenait a l'improviste, il n'avait pu +interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le +nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir meme; ce n'etait pas +dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irregulier; il +etait de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout. + +Si belle que fut l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les +choses a l'extreme cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous +cette allusion "a la suite", et en donnant sa demission il s'enlevait +tout moyen de recherches. + +--Alors a ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom. + +Comme l'heure d'aller a la Chambre approchait, il ne poussa pas son +enquete plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon. + +Si les jours precedents, il avait ete frappe de la facon dont on le +regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions ou +il se trouvait et avec les inquietudes qui l'angoissaient. + +Pourquoi cette curiosite? + +Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas meme a ses meilleurs amis; +et par cela seul il se trouva singulierement embarrasse, confus, comme +s'il se sentait coupable. + +Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il +entra tout de suite dans la salle des seances, bien que le president +ne fut pas encore monte a son fauteuil, et gagna son banc, ou il avait +Bunou-Bunou pour voisin. + +Comme tous les jours, celui-ci etait penche sur son pupitre, ecrivant, +car c'etait son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture +de la seance et de se mettre a sa correspondance; de sorte qu'il etait +un sujet de recreation et de conversation pour le public des tribunes +qui occupait les longues minutes de l'attente a regarder dans le vaste +hemicycle desert ou ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux +bonhomme a la tete blanche qui, colle sur son papier, ecrivait, +ecrivait, ecrivait. + +--Justement, je vous ecrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, apres lui +avoir serre la main, s'assit aupres de lui. + +--Comment? quand nous devions nous voir? + +--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est +question. + +--Votre demission de membre du comite du _Grand I_, dit Adeline tres +emu, et pourquoi? + +Bunou-Bunou se montra embarrasse. + +--Je vous en prie, insista Adeline. + +--Je suis fatigue le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; +alors vous comprenez. + +Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage +d'insister; si cruelle que put etre la verite, il devait la demander. + +--Ce n'est pas la votre raison, dit-il, le coeur serre, votre raison +vraie; je fais appel a votre amitie; parlez-moi franchement, comme a +un... ami. + +--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, tres graves. + +Adeline palit. + +--Vous savez mieux que moi qu'a Paris il est d'usage de donner des +surnoms aux cercles: ainsi la _Cremerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_. +Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnes d'autres qui sont +des... qualificatifs. Ainsi il parait qu'il y en a un qui s'appelle +l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Beotie_, et ces appellations +empruntees a la Grece sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; +il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Epire_ ou, dans la langue du +boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si +je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma +reelection. Que ferais-je si je cessais d'etre depute? je ne suis plus +bon a rien. + +Bien que la chose fut grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'etait +cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira. + +--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si completement que moi +aussi je vais me retirer. + +--Vous feriez cela? + +--Nous avons reunion du comite mercredi, venez-y, nous donnerons nos +deux demissions en meme temps. + +--Ah! mon cher ami, s'ecria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites! + +Et les tribunes etonnees virent le depute aux cheveux blancs serrer les +mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le +temps de s'adresser des questions sur cette scene pathetique; un flot de +deputes envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours +battre aux champs. + + +XIX + +Frederic ne s'etait pas mepris sur le semblant de concession que lui +avait fait Adeline en ne donnant pas immediatement sa demission: ce +n'etait pas parce qu'il renoncait a son idee que le president retardait +cette demission, c'etait parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom +de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'etait pas possible, et +Frederic commencait a bien le connaitre. + +Le danger etait donc menacant. + +Comment l'empecher d'eclater? + +La question etait assez grave pour qu'il ne voulut pas prendre la +responsabilite de l'examiner et de la trancher tout seul; c'etait entre +associes qu'elle devait se decider. + +Au lieu de s'occuper du joueur, aussitot qu'Adeline fut parti, il alla +prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaelle: le joueur, +on verrait plus tard. + +Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaelle recevant +en ce moment meme la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea +cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frederic, dont +l'impatience et le mecontentement etaient visibles, allait le quitter +pour rompre ce tete-a-tete. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, +et Raphaelle entra dans le petit salon ou ils attendaient. + +--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiete de les voir. + +Ce fut Frederic qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait. + +Dans leur association, Raphaelle jouait le role de l'associe qui rend +les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte a son avoir tout +ce qui va bien. + +--Il est joli, le resultat de votre sequence, dit-elle en se tournant +vers Barthelasse. + +--Ce n'est pas la sequence qui le fait donner sa demission, puisqu'il a +attendu jusqu'a maintenant. + +--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le +voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouve que ce n'est pas votre +sequence qui decide la demission qu'il balancait, et qu'il aurait, sans +doute, balancee longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni +des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoque la surprise? + +--J'ai voulu empecher des hesitations de tirage, ce qui, avec lui, etait +possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on +est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'etait +pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'etait pas mauvais qu'il se +sentit un peu compromis. + +--Et voila le resultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va. + +Barthelasse secoua la tete par un geste energique. + +-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il +s'en _vatt_, s'ecria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle +part, il serait reste avec nous. + +--Ca, c'est une idee. + +--Et une bonne, encore. + +--Enfin, il s'en va, dit Frederic pour prevenir une discussion inutile. + +--Eh bien, zut, s'ecria Raphaelle, il nous embetait, a la fin! + +--C'est comme ca que tu le prends? fit Frederic etonne. + +--Faut-il s'en faire mourir? Il etait devenu si hargneux qu'on ne +pouvait plus vivre avec lui. + +--Ce n'est pas la la question, fit Frederic; il s'agit de savoir si nous +pourrons vivre sans lui. + +--Et comment? dit Barthelasse. + +--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaelle; il n'y a pas qu'un +president au monde; j'y ai pense. + +--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-la, dit Barthelasse. + +--Et ou vois-tu cet autre? demanda Frederic. + +--A la Chambre. + +--Ce n'est pas M. de Cheylus? + +--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je +lui ai invente une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire. + +--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous defendre. + +--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant +pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a +fait penser a M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +_Puchotier_ nous manquerait, et voila pourquoi je l'ai fait venir. +J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze +mille francs au lieu des trente-six mille que nous coute le _Puchotier_; +je lui ai dit que c'etait parce que nous ne pouvions plus payer cette +somme qu'Adeline se retirait. + +--J'aime mieux Adeline a trente-six mille francs que Cheylus a douze +mille, dit Barthelasse. + +--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agit de ce qui est +possible; Adeline est mort, vive Cheylus! + +--Etes-vous sur qu'il soit si mort que ca? interrompit Barthelasse. + +--Malheureusement, repondit Frederic. + +--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda +Barthelasse. + +--Ne dites donc pas de betises, repliqua Raphaelle. + +--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas? + +--Assurement. + +--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il +restat notre president? + +--Parbleu. + +--Eh bien, laissez-moi faire. + +--Quoi? + +--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien a craindre, n'est-ce +pas? Si je reussis, il reste. Si au contraire j'echoue, il ne s'en ira +pas deux fois. + +Une discussion s'engagea entre eux: Raphaelle etait agacee de voir +Barthelasse qu'elle considerait comme un parfait imbecile, faire +l'important; et de plus sa curiosite s'exasperait qu'il ne voulut pas +dire par quel moyen il comptait amener Adeline a ne pas donner sa +demission. + +--Ce que vous allez faire de betises! dit-elle au moment ou il partait. + +--C'est bon, nous verrons. + +Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frederic en revenant au +cercle. + +--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire. + +Dans ces conditions, Frederic n'avait qu'a chercher le nom qu'Adeline +lui avait demande, mais ce fut inutilement; ce joueur etait-il venu avec +une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient a etre largement +distribuees un peu partout? avait-il ete amene par quelqu'un qui s'etait +dispense de la formalite du registre? toujours est-il qu'on ne +trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frederic se +contenta-t-il de repondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la +soiree. + +Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline etait dans son cabinet quand +Barthelasse frappa a la porte et entra: + +--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le president? + +Adeline voulut repondre qu'il etait occupe, puis il se resigna, se +disant qu'il aurait plus tot fait d'ecouter que d'econduire Barthelasse, +dont il connaissait la tenacite. + +--Monsieur le president, dit Barthelasse en s'asseyant, me +permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporte est +fonde? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre +demission? + +--Oui, cela est vrai. + +Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez? + +--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir a un +honnete homme. + +Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant: + +--J'ai beaucoup voyage, monsieur le president, et dans mes voyages j'ai +entendu un mot qui m'a frappe c'est que la conscience est une mechante +bete qui arme l'homme contre lui-meme; ne seriez-vous pas mordu par +cette vilaine bete? je vous le demande. + +Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse a la porte, +mais il reflechit qu'un entretien qui commencait de la sorte pouvait lui +apprendre des choses qu'il avait interet a connaitre, et il se retint, +decide a ecouter jusqu'au bout. + +--Voyez-vous, monsieur le president, continua Barthelasse, on a les plus +fausses idees sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une +affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux +qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas ete adroit, +est-ce que j'aurais gagne les deux millions qui composent ma petite +fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'etais dans ma jeunesse? un +pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une +cote de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regarde autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas +trouver mieux. J'allais beaucoup au cafe et dans les petits cercles, la +profession veut ca. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au +jeu etaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, +pour dire les choses. Alors je me suis demande ce que c'etait qu'un +voleur, et apres avoir reflechi, je me suis repondu que l'homme qui +gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans etude, etait un voleur +et qu'il meritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui +gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait +jamais etre un voleur. + +Barthelasse fit une pause et etudia sur le visage de son president +l'effet qu'avait pu produire ce debut. + +--Continuez, dit Adeline. + +Se voyant encourage, Barthelasse qui, jusque-la, avait cherche ses mots, +s'exprima plus librement et plus vite: + +--Sur de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en +continuant mon metier de lutteur, tous les soirs je me faisais les +doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez +bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, +je m'essayais a filer la carte, et sans lumiere encore, car ce qui est +difficile c'est d'operer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit +pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurite je ne pouvais pas +me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans +je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a +recompense ma perseverance: je ne m'entendais plus. C'etait au moment de +la guerre de Crimee; j'avais amasse un peu d'argent je me suis embarque +a Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. +Nous n'etions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. +On a joue pour se distraire. C'etait mon debut; je puis dire, sans me +vanter qu'il a ete heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour +la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitot je +me suis rembarque pour la France; il y avait aussi des officiers a bord +qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que +leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. +J'ai fait ainsi dix voyages et ca a ete le commencement de mon petit +avoir. + +--Ou voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait a quatre pour +ne pas eclater. + +--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre +fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous +allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous etes bien emu, n'est-ce pas? autrement vous ne +seriez pas un bon pere, et vous en etes un. A ce moment une petite +fee se penche a votre oreille et vous dit: "Tu vas te piquer avec une +epingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille +francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver +ta famille, ton honneur, tu vas etre un bon pere." Qu'est-ce que vous +feriez? + +Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec +son meilleur sourire: + +--Ne me repondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous +piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqure, desagreable, j'en +conviens, et laissez la petite fee, qui est moi, agir. Dans six mois, +vous aurez gagne trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous +aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de +votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous? + +Adeline etouffait d'indignation: + +--Vous avez deja commence votre role de fee? dit-il. + +--Une simple petite politesse, une prevenance, pour vous montrer ce +qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en +parler; vous verrez mieux que cela. + +--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan? + +--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui. + +--Ah! + +Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-la, avait pris l'indignation +d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en +face de certaines choses, aussi avait-il evite de le regarder pendant la +fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fachait, le +president? + +--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est a lui que je repondrai. + +--Mais... + +--Envoyez-moi M. de Mussidan. + +Barthelasse sortit, assez inquiet. Frederic n'etait pas loin. + +--Eh bien? + +--Je ne sais pas trop: ca a bien commence, et puis ca parait se facher; +il est incomprehensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec +vous, il vous demande. + +Frederic entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulse. + +--Le miserable a tout dit, s'ecria Adeline les poings leves, vous, vous +un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!... + +Frederic resta un moment decontenance, puis se remettant: + +--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs! + + + +QUATRIEME PARTIE + + +I + +Voleur! + +C'etait le mot qu'Adeline se repetait en suivant l'avenue de l'Opera +pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son +chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le +reconnut et qu'on ne lui jetat le mot qu'il se repetait: + +--Voleur! + +Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce +qu'il avait besoin d'etre seul. Pour qu'on ne le vit point; pour qu'on +ne lui parlat point. + +Tout le monde ne savait-il pas qu'il etait un voleur? L'allusion de ce +joueur a la "suite" le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait +pas immediatement relevee, il avait passe condamnation, exactement comme +ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbe +le front. + +Comment prouver qu'au lieu d'etre complice de ce vol il en etait +lui-meme victime? Ou trouverait-il quelqu'un, meme parmi ceux qui le +connaissaient, meme parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaitrait maintenant, ou plutot qui le +reconnaitrait? Qui aurait le courage de continuer a rester son ami? + +Arrive chez lui, il n'alluma pas de lumiere, mais, se laissant tomber +dans un fauteuil, il resta la aneanti; un flot de larmes jaillit de ses +yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mere, comme un amant +de vingt ans abandonne par sa maitresse, il pleurait miserablement, +desesperement, abime dans sa faiblesse: c'etaient sa fierte, sa dignite, +son honneur, sa vie qui etaient perdus a jamais, c'etaient la vie, la +dignite, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur! + +Ce moment de defaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le +prit de se trouver si faible; ce n'etait pas en s'abandonnant qu'il +racheterait sa faute, si elle pouvait etre rachetee. + +Il avait gagne, il avait vole quatre-vingt-sept mille francs; avant +tout, il devait les rendre a ceux qu'il avait depouilles; apres, il +verrait a se defendre contre ceux qui l'accuseraient. + +Mais tout de suite il se heurtait a une difficulte; ou trouver, ou +chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs? +Trente, quarante, cinquante personnes peut-etre avaient joue contre lui +dans cette banque. Quelles etaient-elles? Et a l'exception de cinq ou +six qu'il avait remarquees, il ne savait pas le nom des autres, il ne +se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait meme pas +regardes dans son agitation, et qu'il avait a peine vus a travers un +brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'etaient +fixes sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions +de physionomie quand il avait gagne de gros coups; mais tout cela se +brouillait dans sa memoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; a qui devait-il deux +louis? + +Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs. + +Entre quelles mains les payer? + +Si le _Grand I_ avait ete le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait +pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joue que contre des +membres de ce cercle, c'est-a-dire contre des gens qu'il connaitrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus defiler qui s'etaient montres une +fois, deux fois, huit jours, et qui n'etaient jamais revenus! sans doute +ceux qu'il avait depouilles etaient de ces passants. + +Et cependant il fallait qu'il leur restituat ce qu'il leur avait pris. + +Comment? + +Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de +reponse. + +Parmi ces joueurs il y avait, cela etait bien certain, des etrangers qui +avaient deja quitte la France: ou les chercher? en Russie, en Amerique? +l'impossible. Pour ceux qui etaient encore a Paris, comment les +prevenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux +pour avertir les personnes qui avaient joue contre lui qu'elles +pouvaient se presenter rue Tronchet, ou il rembourserait a vue ce +qu'elles avaient perdu; combien s'en presenterait-il, et ce ne serait +pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il etait pret a restituer, combien de +millions ne lui demanderait-on pas! + +Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas +retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il +reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaitrait les +noms de ses creanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il +leur devait. + +Cette idee le calma un peu; si son honneur etait perdu, au moins sa +conscience serait dechargee du poids qui l'ecrasait. + +Mais quand, dans le calme de la nuit, au reveil du matin il examina +cette idee qui tout d'abord lui avait paru realisable, il n'en vit +plus que l'absurdite. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette +restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte +l'etoufferait. + +Peut-etre un caractere plus ferme et plus digne que lui accepterait +cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la +force de s'infliger cette humiliation. + +Comme l'idee de restitution entree dans son esprit et dans son coeur ne +le lachait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et +apres bien des angoisses il s'arreta a porter cet argent au directeur de +l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre a ceux a +qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne +salirait plus ses mains. Un autre a sa place trouverait peut-etre mieux, +mais il etait si bouleverse qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour +et le contre de sa resolution; et telle etait sa situation qu'il ne +pouvait prendre conseil de personne. + +En se levant il ecrivit au president de la Chambre pour demander un +conge de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux +fut arrivee, il se rendit a l'Assistance publique, emportant ce que les +emprunteurs lui avaient laisse sur les quatre-vingt-sept mille francs, +c'est-a-dire pres de quatre-vingt-cinq mille francs. + +Aussitot qu'il eut fait passer sa carte, il fut recu par le directeur, +mais avec la prudente reserve d'un fonctionnaire qui va avoir a defendre +son administration contre les sollicitations d'un depute. + +--Je suis charge, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'ou il tira +huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de +quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront etre employes +en secours a domicile; la personne dont je suis l'intermediaire entend +n'etre pas connue, elle desire seulement que l'insertion de ce versement +figure au _Journal officiel_. + +L'attitude du directeur s'etait modifiee, passant de la reserve a +l'epanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements a recevoir, +il se retira, pour aller prendre tout de suite le train a la gare +Saint-Lazare; ce serait seulement a Elbeuf, entoure des siens, qu'il +respirerait. + +Depuis qu'il etait depute et qu'il faisait si souvent cette route, +il avait toujours quitte Paris avec allegement, comme si l'air qu'il +respirait apres les fortifications etait plus pur, plus leger et plus +sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait ete aussi vif que +lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper +dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller +en augmentant comme d'ordinaire a mesure qu'il s'eloignait de Paris, +alla en diminuant; il n'avait pas laisse a Paris le souvenir de cette +terrible nuit, il l'avait emporte avec lui, et de nouveau il pesait de +tout son poids sur sa conscience: + +--Voleur! + +Avant de quitter Paris, il avait annonce son arrivee par une depeche. +Quand il descendit de wagon, il apercut Berthe, qui etait venue +au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle +conduisait elle-meme. + +--Te voila! + +--Maman a bien voulu me laisser venir. + +L'etreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnee, jamais il +ne l'avait embrassee avec cet elan, avec cette emotion. + +--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise. + +--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade? + +--Je te trouve pale. + +Il fallait expliquer cette paleur. + +--Je suis fatigue, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine +avec vous; j'ai pris un conge. + +--Quel bonheur! + +Et ce fut elle a son tour qui l'embrassa tendrement. Ils monterent en +voiture, et Berthe prit les guides. + +--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espere qu'on me regardera un +peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule. + +En effet, c'avait ete un evenement pour Elbeuf de voir mademoiselle +Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette. + +Il y a deux gares a Elbeuf, l'une dans la ville meme, l'autre ou +descendent les voyageurs qui viennent de Paris, a une assez grande +distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine +de Saint-Aubin a traverser, c'est-a-dire un bon bout de chemin ou ils +pouvaient causer librement. + +--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline. + +--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler. + +--Qu'est-ce qu'il y a? + +Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux +qu'il venait de voir s'etait rembruni et attriste. + +--J'ai peur, dit-elle. + +--Michel? + +--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre +que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman. + +--Que se passe-t-il? + +--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mere s'adoucissait +et qu'elle semblait disposee a consentir a notre mariage, m'a prevenu +hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu echanger, qu'il y avait +un revirement et que madame Eck paraissait fachee contre lui et contre +moi. + +Adeline aussi eut peur: savait-on deja quelque chose a Elbeuf? En se +perdant, avait-il perdu sa fille avec lui? + +Berthe continuait: + +--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par la +changer ses dispositions a mon egard; quant a Michel, il n'a rien fait +qui puisse deplaire a sa grand'mere, cela est bien certain. + +--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle +est fachee. + +--Contre qui l'est-elle alors? + +--Contre moi. + +--Pourquoi le serait-elle contre toi. + +Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas repondre a cette question; il +n'osait meme pas l'examiner. + +--A cause de notre situation embarrassee. + +--J'ai bien pense a cela, et j'ai questionne maman, qui m'a dit que +les affaires seraient meilleures cette annee qu'elles ne l'avaient ete +l'annee derniere. Madame Eck doit le savoir. + +--Peut-etre ne le sait-elle pas. + +--Sois tranquille de ce cote, Michel l'en aura avertie. + +--Alors, que veux-tu que je te dise? + +--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe. + +Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-meme. + +--Peut-etre ta grand'mere aura-t-elle dit quelque chose qui aura ete +rapporte a madame Eck. + +-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'etais morte ou +encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi. + +Ce qu'elle disait la, Adeline le savait comme elle; il fallait donc +renoncer a cette explication. + +Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se +montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminees qui +vomissaient des nuages de fumee noire que le vent d'est chassait vers la +foret de la Lande ou ils se dechiraient aux branches des arbres avant +d'avoir pu s'elever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et +ils allaient entrer dans la ville. + +--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras +seule jusqu'a la maison. + +--Et maman? + +--Tu diras a ta mere que je suis chez M. Eck. + +Berthe laissa echapper une exclamation de joie. + +--Ah! papa. + +--Je ne veux pas te laisser dans l'inquietude, je ne veux pas y rester +moi-meme; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec +M. Eck. + +--Que vas-tu lui dire. + +--C'est lui qui doit avoir a me dire, et il est trop loyal pour ne pas +s'expliquer franchement. + +Ils avaient traverse la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve; +Berthe arreta son cheval. + +--Il me semblait que quand tu serais la j'aurais moins peur, dit-elle, +et voila que mon angoisse n'a jamais ete plus forte. + +Il descendit de voiture. + +--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera +possible. A tout a l'heure. + +Tandis qu'elle tournait a droite pour entrer dans la vieille ville, il +suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve. + + +II + +Si l'angoisse de Berthe etait forte, celle d'Adeline ne l'etait pas +moins, car il ne prevoyait que trop surement ce qui se dirait dans cet +entretien: averti de ce qui s'etait passe au cercle, le pere Eck ne +voulait pas que son neveu epousat la fille d'un voleur. + +C'etait cette reponse qu'il allait chercher lui-meme, sinon dans ces +termes au moins concluant a ce resultat: le mariage de Berthe manque. + +Et il avait quitte Paris pour fuir cette accusation. + +Sa main tremblait quand il frappa a la porte du bureau du pere Eck. + +--_Endrez._ + +Il entra: + +--Ah! monsieur _Ateline_! + +Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation. + +--J'allais justement faire demander a madame _Ateline_ quand vous deviez +venir a _Elpeuf_. + +--Vous avez a me parler? + +Le pere Eck hesita un moment + +--_Voui_. + +L'heure avait sonne pour Adeline. + +--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le pere Eck. +Depuis le jour ou je vous ai _temande_ la main de mademoiselle _Perthe_, +je n'ai cesse de peser sur ma mere pour la decider a ce mariage, tantot +directement, tantot par des moyens detournes. Et c'etait difficile, tres +difficile, car c'est la premiere fois que dans notre famille l'un de +nous veut epouser une chretienne. Et puis il y avait l'education, les +prejuges, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait +la foi religieuse chez ma mere, vous le _safez_ tres vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin, +tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui +_afiez_ inspiree m'etait d'un puissant secours. Ah! s'il avait ete +question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait ferme la +bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait ete defendu de +l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous +etiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait epouser n'etait plus une chretienne, elle etait mademoiselle +_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom +les principes de ma mere flechissaient. Les choses en etaient la, et je +n'avais _blus_ qu'une defense a emporter ou plutot qu'un engagement a +obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscretion, un propos facheux est venu +tout rompre. + +Bien qu'il fut prepare, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et +ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le pere Eck. + +--Vous vous rappelez peut-etre, continua celui-ci, que, lors de mon +voyage a Paris, je vous ai conseille d'abandonner votre cercle, de +laisser ces gens-la a leurs plaisirs qui n'etaient pas les votres, et +que j'ai insiste autant que les convenances le permettaient; vous vous +le rappelez, n'est-ce _bas_? + +--Parfaitement. + +--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'etait pas seulement en mon nom +que je parlais. Depuis mon retour, ma mere a vu des amis de Paris qui +lui ont parle de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre +cercle. + +Le pere Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baisse les yeux et +les tenait attaches sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever +pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence. + +--On a rapporte beaucoup de choses a ma mere, continua le pere Eck; +beaucoup trop de choses. + +Il dit cela tristement, avec embarras. + +--Et alors ma mere a change de sentiment sur ce mariage, vous comprenez? + +Adeline ne repondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le +serrait a la gorge et l'etouffait. + +--Je suis _tesespere_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_, +mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous? + +--Rien, murmura Adeline accable. + +--Comment repondre a ma mere et la combattre, quand... j'ai le chagrin +de le dire... je pense comme elle? C'etait un grand effort que ma mere +faisait en donnant son consentement a ce mariage, mais elle s'y decidait +par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de +ses forces de se resigner a ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef.... + +Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise. + +--... Dont le chef joue; et tant que vous serez president de ce cercle, +vous jouerez, cela est fatal. + +--President du cercle, murmura Adeline, c'est la presidence du cercle +que madame Eck me reproche? + +--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, helas! + +--Mais je ne le suis plus. + +--_Fous_ n'etes plus president du _Grand I_? + +--J'ai donne ma demission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle... +ni dans aucun autre. + +--Jamais? + +--Je le jure. + +Le pere Eck fit un bond et venant a Adeline les deux mains tendues: + +--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement! + +Ce n'etait pas seulement le pere Eck qui etait soulage. Adeline +renaissait; de l'abime au fond duquel il se noyait, il remontait a la +lumiere. + +--Dites a madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'ecria +Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur! + +--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques +jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le +consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront maries, +je vous le promets. Si ma mere a cede, il me semble que la votre cedera +bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les memes? Je dois vous +_tire_ que ma mere tient a ce consentement, et qu'elle retirerait le +sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilite: elle veut +l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne +respections pas sa volonte. Quant aux affaires, nous les arrangerons +ensemble. + +Dans son trouble de joie, Adeline avait oublie cette terrible question +des affaires; ce mot le rejeta durement dans la realite. + +--Je dois vous dire.... + +Mais le pere Eck lui ferma la bouche: + +--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grevent la +propriete du Thuit; des dettes personnelles, par exemple? + +--Non. + +--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas +donner de dot a mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_ +situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille +qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire; +c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours a Michel pour la +fabrique que nous allons etablir, et qui remplacera la vieille +fabrique "en chambre" _Ateline_, par la fabrique "industrielle" Eck et +Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les batiments de l'etablissement Vincent, +qui en ont coute quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos +metiers; nos essais sont faits; nos echantillons sont prets; dans +six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de +tatonnements, pas de couteuses experiences. Nous ferons venir de Roubaix +les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont emigre d'_Elpeuf_ +a Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres +emigres; cela sera _trole_. + +Il se mit a rire, enchante de ce bon tour de concurrence commerciale. + +--L'engouement du peigne commence a se calmer, on s'apercoit que deux +toiles appliquees l'une contre l'autre sans que la laine soit melangee +se coupent vite a l'usage; on s'apercoit aussi que les couleurs vives +qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposees a l'air, et +_betit_ a _betit_ on revient au foule; le _chour_ ou l'evolution sera +complete, nous serons la monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme. +Ah! ah! + +Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, leger +comme s'il avait trente ans et commencait la vie avec l'elan de la +jeunesse: Ah! ah! cela serait drole! Peut-etre ne pensait-il guere a +Berthe et a Michel, en ce moment, mais a coup sur, il voyait les broches +de son nouvel etablissement tourner et il entendait ses metiers battre. + +--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre +gendre visiter la clientele parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous +livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire +qu'elle ne s'eteindra pas de sitot; maintenant cela depend de _fous_; +allez trouver _fotre_ mere. A bientot, mon cher ami; mes amities a +mademoiselle _Perthe_. + +Quel revirement! Adeline etait entre le desespoir au coeur et la honte +au front; il sortit releve, rayonnant; sa vie finie recommencait avec sa +fille et par son gendre. + +S'il avait ose, il aurait couru pour etre plus tot aupres de Berthe, +mais qu'eut dit Elbeuf s'il avait vu courir son depute? + +Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser +retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant a droite et a +gauche, sans se donner le temps de reconnaitre ceux a qui il distribuait +ses coups de chapeau. + +Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariee, +mariee a l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillite! +il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les metiers battaient a ses oreilles: la +langue que le pere Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt +ans; comme elle sonnait mieux que l'eternel: "Messieurs, faites votre +jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?" + +Sous pretexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe etait +restee dans la cour; quand elle apercut son pere, elle courut a lui. + +Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son pere que c'etait +une bonne nouvelle qu'il apportait. + +En deux mots il lui raconta ce qui s'etait passe: le consentement +donne par madame Eck, la creation de la fabrique nouvelle dans les +etablissements Vincent. + +--Dans un mois tu peux etre mariee, avant six mois la fabrique peut +marcher. + +Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue etreinte. + +--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mere. + +--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse. + +--Puisque madame Eck a donne le sien, il me semble impossible qu'elle le +refuse. + +Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima +cette esperance. + +--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il. + +--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est +convaincu que c'est dans leur interet qu'on agit et pour leur bien,--et +cette conviction est celle de ta mere. Au reste elle t'attend dans sa +chambre; va tout de suite lui parler. + +--Bonjour, mon garcon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a +annonce que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire +du bon temps a tous; je suis bien heureuse de cela. + +Elle l'attira et l'embrassa. + +--Quand on est jeune, on peut rester separe de ceux qu'on aime, +dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper; +mais a mon age, quand les heures sont comptees, celles de l'absence sont +bien longues. + +--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il. + +--Moi, mon garcon, et comment? + +Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la +parole: + +--Il ne devait jamais etre question de ce mariage entre nous, dit-elle +vivement. + +--Il n'en a pas ete question tant que les conditions ont ete les memes, +mais aujourd'hui elles sont changees. + +Et il dit quels etaient les changements qu'apportaient a ces conditions +le consentement donne par madame Eck et l'acquisition des etablissements +Vincent. + +--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'ecria la Maman, +voila vraiment un beau sacrifice. + +--Elle peut etre aussi attachee a sa religion que tu l'es a la tienne. + +--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle etait attachee a sa +religion, comme tu dis, elle ne cederait pas plus que je peux ceder +moi-meme. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le +demander? + +--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre +chose, et c'est cela seul que tu dois considerer. + +--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main +de la mort suspendue sur sa tete qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, +cette main? Attends qu'elle m'ait frappee, tu feras apres ce que tu +voudras, je ne serai plus la; veux-tu empoisonner mes derniers jours? + +--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos a tous: elle +aime Michel Debs.... + +--La malheureuse! + +--Le mariage qui se presente est plus beau que dans notre situation nous +ne pouvons l'esperer, voila pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus +qui nous desespererait tous. + +--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta +tete; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le +donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais! + + +III + +--Eh bien? demanda madame Adeline aussitot que son mari revint dans le +bureau ou elle etait seule avec Berthe. + +--Elle resiste. + +--Tu vois! s'ecrierent la mere et la fille. + +--Aviez-vous donc pense qu'elle cederait au premier mot? + +Certes non, elles ne l'avaient point pense. + +--Il faut qu'elle s'accoutume a cette idee, continua Adeline, nous +reviendrons a la charge, moi de mon cote, toi du tien, Hortense, toi +aussi, Berthe; pour ne rien negliger, je vais voir M. l'abbe Garut ce +soir meme et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas +nous refuser son concours. + +--En es-tu sur? demanda madame Adeline. + +--C'est a essayer; en attendant je vais envoyer un mot a Michel pour +qu'il vienne diner avec nous demain: ce sera son entree officielle dans +la maison en qualite de fiance, et je crois que cela produira un certain +effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empeche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a +d'autre resultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et +puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il +est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris +celui de la petite-fille. + +Berthe vint a son pere et l'embrassa en restant penchee sur lui un peu +plus longtemps peut-etre qu'il n'en fallait pour un simple baiser. + +--Nous avons quinze jours a nous, dit Adeline, employons-les bien; et, +pour commencer, soyez avec Maman comme a l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la flechir par trop de soumission, ni l'eloigner par trop de +raideur. + +Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle etait d'ordinaire, +quand le lendemain son fils lui annonca que Michel Debs dinerait le soir +avec eux. + +--Un juif a notre table! s'ecria-t-elle dans un premier mouvement de +surprise et d'indignation. + +Mais aussitot elle se calma: + +--Tu es le maitre, dit-elle. + +--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas +desesperer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience. + +Adeline n'etait pas sans inquietude quand il se demandait comment se +passerait ce diner, et quel accueil la Maman ferait a Michel: il fallait +qu'elle sentit qu'il etait vraiment le maitre, comme elle le disait, et +qu'elle crut que par son opposition elle n'empecherait pas le mariage de +sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaitrait +elle-meme l'inutilite. + +Mais ses craintes ne se realiserent pas: si la Maman n'accueillit pas +Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle +aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +repondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il +etait un inconnu ou un indifferent qu'elle ne devait jamais revoir. +Quand, apres le diner, Michel, qui avait une tres jolie voix de tenor, +chanta avec Berthe le duo de _Faust_: "Laisse-moi, laisse-moi contempler +ton visage," elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de +mecontentement fut de dire a sa belle-fille: + +--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laisse chanter de +pareilles polissonneries avec un jeune homme. + +Madame Adeline voulut marcher dans le meme sens que son mari: + +--Quand ce jeune homme est un fiance? dit-elle. + +La Maman resta interdite. + +Apres que Michel fut parti et que la Maman fut rentree dans sa chambre, +Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de +se passer: + +--Vous voyez! dit Adeline. + +--J'ai tremble tant qu'a dure le diner, dit madame Adeline. + +--Et moi donc! murmura Berthe. + +--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'a +continuer, demain, apres-demain; ne pensons qu'a cela, ne nous occupons +que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas ceder; il faudra, ma +petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gre de son sacrifice qu'il +aura ete plus douloureux pour elle. + +Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que +du mariage de sa fille. + +Il avait donne ordre rue Tronchet qu'on lui envoyat sa correspondance a +Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des +journaux une grande enveloppe cachetee a la cire et portant la mention: +"Personnelle"; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il +ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attires par une +annotation a l'encre rouge "Voyez page 3." Il alla tout de suite a cette +page, et un encadrement au crayon rouge lui designa ce qu'il devait +lire: + +"On sait que le depute Adeline etait president d'un des cercles ou, +depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner +sa demission. + +"Pourquoi? + +"Nous allons tacher de le decouvrir. + +"Si nous l'apprenons, nous le dirons a nos lecteurs. + +"Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent. + +"C'est en publiant les scandales qu'on en arrete le renouvellement: nous +ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose." + +Adeline retourna la feuille pour voir le titre: "_Le Francois 1er_" avec +le mot celebre bien en vedette: + +"Tout est perdu, fors l'honneur." + +Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eut pas hate de voir le +second: + +"_Le Redresseur de torts_: + +"Nous recevons des nouvelles de la Grece: il parait que le desarroi +regne dans l'_Epire_: on sait que cette province, ou les affaires +marchaient tres bien pour les Grecs, etait administree par le depute +Adelinos, l'excellent agorete des Elheuviens; celui-ci vient de se +retirer dans sa tente, aupres de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus +ses doigts legers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +etre les resultats de cette colere desastreuse, qui menace de precipiter +chez Aides tant de fortes ames de heros criant la faim." + +Le troisieme journal avait pour titre: l'_Honnete homme_; c'etait en +tete de la premiere page que se trouvait le trait a l'encre rouge: + +"Sous ce titre: + +UNE USINE A BACCARA + +Nous commencerons prochainement une curieuse etude du jeu a Paris, prise +dans le vif de la realite, avec des portraits de personnages en vue que +tout le monde reconnaitra. + +Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des +entreprises financieres, comment ils fonctionnent et les resultats +qu'ils produisent sur la ruine publique. + +Le sommaire des chapitres dira quel est l'interet de cette etude: + +1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie; + +2e chap.--Ou l'on trouve un president en situation d'obtenir une +autorisation pour ouvrir un nouveau cercle; + +3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des +croupiers; les ressources de la cagnotte; + +4e chap.--Les sequences a l'usage de tout le monde; + +5e chap.--_Mangeurs et manges_. + +Adeline fut atterre: il n'y avait pas a se meprendre sur l'envoi de ces +journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_. + +C'etait dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme; +le voyant trouble par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et +si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle. + +Pouvait-il repondre franchement et confesser toute la verite a sa femme? +La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se +tourmenterait de son impuissance. + +--Des nouvelles agacantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous, +non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires. + +Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son +courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que +mal arrive au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de reflechir +et de se reconnaitre; surtout il avait besoin de n'etre plus sous le +regard de sa femme. + +Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant a gauche +au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue +Saint-Auct, qui par une rude montee tortueuse escalade la colline au +haut de laquelle commence la foret de la Londe. Il allait lentement, les +reins courbes, la tete basse, comme dans cette meme cote son pere le lui +avait appris quand il etait enfant, pour ne pas se mettre trop vite +hors d'haleine, et de temps en temps, s'arretant, il se retournait +et regardait en soufflant la ville a ses pieds. Puis il reprenait sa +montee, distrait de ses reflexions par les bonjours qu'il avait a +rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le +poursuivaient de leurs cris: "Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur +Adeline", fiers de parler a leur depute. + +Il arriva au Chene de la Vierge, qui est le point dominant du plateau, +et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se repetant tout +haut le mot que, depuis qu'il etait sorti, il repetait tout bas: + +--Que faire? + +Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur repondre? + +Mais la question ainsi posee l'etait mal; il s'agissait en effet non de +savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dedaignant, mais +bien de trouver les moyens de se defendre contre elles, car, voulutil +faire le mort, ceux qui avaient commence cette campagne dans les +journaux ne s'en tiendraient pas la; le sommaire de l'etude sur le jeu +le disait: "_Mangeurs et Manges_"; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser? + +Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitte Paris pour Elbeuf, +il allait trouver aupres des siens l'oubli et la tranquillite! + +Ne serait-il donc qu'un objet de mepris pour cette ville, qui s'etalait +sous lui, et ou, jusqu'a ce jour, son nom n'avait ete prononce qu'avec +respect. Qu'il remontat cette cote dans quelques jours, et personne ne +se leverait plus sur son passage; on detournerait la tete, et si les +gamins lui faisaient encore cortege, ce ne serait plus pour lui crier: +"Bonjour, monsieur Adeline." + +Et c'etait avec un brouillard devant les yeux, le coeur serre, les nerfs +crispes, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait +jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme +il etait fier de lui-meme:--la ville avec sa confusion de maisons, de +fabriques et de cheminees qui vomissaient des tourbillons de fumee +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses +machines qui montaient jusqu'a lui; et au loin, se deroulant jusqu'a +l'horizon bleu, la plaine enfermee dans la longue courbe de la Seine, +avec son cadre vert forme par les masses sombres des forets. + +Il resta la longtemps, regardant alternativement autour de lui et en +lui. Alors, peu a peu, tout son passe lui revint, d'autant plus amer a +cette heure d'examen qu'il avait ete plus doux pendant qu'il le vivait. +En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir +d'annee en annee. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et +l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prete a se relever et a reprendre sa marche, il se voyait precipite, +sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait +l'ecraser. + +Car il ne pouvait pas plus se defendre que ceder. + +Pour se defendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joue a son +insu avec des cartes preparees par des gens qui voulaient le perdre, et +les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le +saisirait au bond; les explications, qui les ecouterait? + +S'il cedait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui +demanderaient, ne faudrait-il pas ceder toujours, tant que ceux qui +voulaient l'exploiter lui verraient une ressource? + +Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte +de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'etait qu'une +preparation, mais combien menacante s'annoncait-elle! + +Pour que sa femme ne les trouvat pas, il les dechira en petits morceaux +qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et +les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque +lambeau etait un journal complet qu'Elbeuf allait lire. + +Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on etait venu le demander; +quelqu'un qui n'etait pas un acheteur et qui devait revenir. + +Jamais il ne s'etait inquiete des gens qui avaient affaire a lui; il +verrait bien; mais il n'etait plus au temps ou il pouvait se dire +tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir. + + +IV + +Il y avait a peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place +en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussee par un +homme de trente a trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette +d'avocat bourree de papiers: evidemment c'etait l'ennemi. + +--M. Adeline. + +--C'est moi, monsieur. + +--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier? + +Disant cela, il tendit sa carte a Adeline: + +"LEPARGNEUX, + +"Directeur de l'_Honnete Homme_." + +Adeline fit un signe a sa femme pour qu'elle ne le derangeat point, et, +passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnete Homme_ +dans le salon. + +--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il +venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le +directeur; nous n'avons pas encore une longue duree, et il a pu vous +echapper, malgre l'importance considerable qu'il a vite conquise dans le +monde parisien. + +Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir +venir. + +--Mon journal, continua Lepargneux, a recemment annonce la publication +d'une etude sur le jeu a Paris, intitulee: _Une Usine a Baccara_; la +voici: + +--J'ai vu cette annonce, repondit Adeline en refusant de prendre le +journal que Lepargneux lui tendait. + +--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci. + +Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant +des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni +adroit de chercher a se derober. + +--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu deconcerte par le calme +d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnete Homme_, je ne suis +pas en meme temps redacteur en chef; il y a meme entre ce redacteur en +chef et moi hostilite declaree. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai +pas commandee cette etude sur le jeu; je ne l'ai connue que par +cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits +de personnages en vue, que tout le monde reconnaitrait, je me suis +inquiete; je me suis demande quels etaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cites se trouve le votre comme president de l'_Epire_.... + +Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion: + +--Pardonnez-moi, s'ecria-t-il, je veux dire du _Grand I_. + +Puis, reprenant son recit: + +--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la +plus haute estime, non seulement pour le depute dont je partage les +opinions, mais encore pour l'industriel et le commercant, etant +commercant moi-meme: Lepargneux, eponges en gros, rue Sainte-Croix de la +Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de facon a etre reconnu par tout le monde, +dans une etude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront +jetees au vent de la publicite. C'est pour empecher cela que je me suis +decide a venir a Elbeuf afin de m'entendre avec vous. + +--Vous entendre avec moi? + +--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'etant +directeur de l'_Honnete Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec +personne pour empecher la publication dans mon journal de ce qui me +deplait. Eh bien, c'est une erreur. A cote de moi, directeur, il y a un +redacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre, +il n'y met que ce qui precisement me deplait. Il y a de ces antagonismes +dans les journaux que le public ne soupconne pas. + +--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commencait a +perdre patience. + +--Vous allez le voir. Si j'etais seul maitre dans mon journal, +j'empecherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis +l'etre qu'en mettant mon redacteur en chef a la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours. + +Rien n'etait plus simple, plus honnete que le concours qu'il venait +demander a Adeline,--de commercant a commercant, car il etait commercant +avant tout, marchand d'eponges par vocation et journaliste seulement +par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire +superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle +de l'_Honnete Homme_. Malheureusement, le redacteur en chef a qui +il avait confie son journal etait un coquin dont il ne pouvait se +debarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les +avait pas... en ce moment, et il venait les demander a Adeline, qui +etait interesse plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette +demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en echange, +c'est-a-dire une part de propriete dans l'_Honnete Homme_, qui etait +en train de prendre une place considerable dans le journalisme +francais--celle reservee a l'honnetete impeccable, et fondee sur la +reconnaissance publique. Il etait evident qu'une campagne s'organisait +en ce moment dans certains journaux contre le president du _Grand I_; en +achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnete Homme_ avec l'argent +qu'il avait gagne dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-a-dire +avec de l'argent trouve, Adeline obtenait des avantages importants: +1 deg. il faisait disparaitre la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2 deg. disposant d'un journal, il pouvait imposer +silence a ses adversaires qui le redouteraient; 3 deg. il employait son +journal non seulement dans cette circonstance particuliere, mais encore +dans toutes celles ou son ambition politique etait en jeu; 4 deg. enfin, il +participait a la grosse fortune que l'_Honnete Homme_ devait apporter a +ses proprietaires dans un delai tres court. + +Arrive a ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une +table et en tira differents papiers: + +--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui +fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pieces +authentiques qui vont vous renseigner sur la solidite de l'affaire, +voyez, regardez. + +C'etait difficilement qu'Adeline s'etait contenu jusque-la. Il se leva, +mais, au lieu de venir a la table sur laquelle Lepargneux etalait ses +pieces authentiques, il alla a la porte, et, la montrant par un geste +energique: + +--Sortez! dit-il. + +Un moment surpris, Lepargneux se remit vite: + +--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut +publier dans cette etude doit vous deshonorer, vous perdre a la Chambre +et vous perdre ici, tuer le depute, ruiner le commercant, empecher le +mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en +vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hesitez? + +--Je n'hesite pas, je vous mets a la porte, dit Adeline d'une voix +sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit. + +--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, reflechissez. Si vous n'avez +pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements. + +--Sortez, sortez! + +--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille +francs vous genent, nous dirons soixante mille. + +Adeline montra la porte. + +--Nous dirons cinquante mille. + +Adeline revint vers la cheminee ou un cordon de sonnette pendait le long +de la glace. + +--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors? + +Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser. + +--Je n'aurais jamais imagine, dit-il, tout en les fourrant dans sa +serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage, +entrepris dans votre seul interet. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous reflechirez et que vous comprendrez que j'ai voulu +uniquement vous sauver. La publication de cette etude ne commencera pas +avant quelques jours: vous avez encore le temps d'ecouter la voix de +la raison. Quand elle aura parle, et elle parlera, j'en suis sur, +ecrivez-moi aux bureaux de l'_Honnete Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de +rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin. + +--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans +le bureau. + +--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts +dans son affaire. + +--Il tombait bien! + +--J'ai eu toutes les peines du monde a le mettre dehors, dit Adeline +pour expliquer ses eclats de voix s'ils etaient venus jusque dans le +bureau. + +Debarrasse de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da +repondre autrement a cette menace! Mais quelle autre reponse possible +sans se deshonorer? car telle etait la situation que, quoi qu'il fit, +c'etait toujours le deshonneur qui se trouvait au denouement: par +lui-meme s'il cedait, par ces miserables s'il resistait. Et quand +il cederait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs, +s'arreteraient-ils la? ne le devoreraient-ils pas jusqu'aux os tant +qu'il y aurait un morceau a manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne +pouvait faire que cette reponse, a chaque instant il se repetait la +conclusion de Lepargneux: "Vous n'avez donc pas compris que cette etude +doit vous perdre a la Chambre, vous perdre a Elbeuf, tuer le depute, +ruiner le commercant, empecher le mariage de votre fille?" + +Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Ou trouver +assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman? + +Trois jours apres, en depouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus +qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur +de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'ecriture etait +visiblement deguisee: + +"Monsieur, + +"Il se prepare contre vous une machination pour vous faire chanter en +vous menacant de devoiler certains procedes de jeu qui vous auraient +fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empecher ces machinations +s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me +repondre: poste restante A.G. 913." + +Bien entendu, il ne repondit pas, et ne chercha meme pas a imaginer quel +pouvait etre ce protecteur qui offrait "contre arrangement" d'arreter +ces machinations. + +Un autre jour, il recut, toujours sous enveloppe, un second numero du +_Francois 1er_ qui annoncait que l'enquete qu'il avait commencee sur +certains joueurs touchait a sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le resultat... "etonnant". + +Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour +ou l'autre le scandale eclaterait sans qu'il eut pu rien faire pour le +prevenir. + +A la verite, il y avait des heures ou il se disait que ceux qui le +connaissaient n'ajouteraient pas foi a ces accusations, et qu'a la +Chambre pas plus qu'a Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire +qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas, +et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit, +quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, meme de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnes, +ces 87,000 francs, cela etait un fait certain, il les avait voles; +comment faire croire qu'il n'etait pas d'accord avec ceux qui lui +avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins +invraisemblables pour ses amis, et pour les indifferents absurde. + +Cependant le temps de son conge touchait a sa fin, et il fallait qu'il +rentrat a Paris; mais Paris maintenant etait-il plus dangereux pour +lui qu'Elbeuf ou il avait cru trouver le repos et ou il avait ete si +rudement poursuivi? + +Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration +de son conge coincidait une election pour lui d'une grande importance: +celle du president du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le +portaient a cette presidence, son election semblait assuree, il ne +pouvait pas se dispenser de faire acte de presence. + +Il partit donc en promettant a Berthe de revenir dans quelques jours +et de reprendre aupres de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas +encore abouti, ne devaient cependant pas etre abandonnees. + +Sans s'attendre a une rentree triomphale a la Chambre, il s'imaginait +que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient +lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il etait habitue. Au +contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'eloignait de lui; +pour un peu on lui eut tourne le dos. + +Comme il allait entrer dans le bureau ou devait se faire l'election, on +lui remit une depeche qu'il ouvrit: "Envoyons premier numero de l'etude +a Elbeuf, particulierement et personnellement a M. Eck; il est temps +encore." + +L'election out lieu; trois voix seulement se porterent sur lui; il ne +s'etait pas donne la sienne, croyant avoir l'unanimite. + +--J'ai vote pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce +qu'on raconte de l'_Epire_ vous fait le plus grand mal. + +Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la +tete perdue; il ne lui restait qu'a se jeter a l'eau; mort, on ne le +poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauves. + +Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un +bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine +par accident. + +Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa +femme, sa fille se dresserent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner +sans avoir assure le mariage de sa fille? + + +V + +Avant de quitter Paris, il envoya une depeche a sa femme. + +"Je rentre a Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel a passer la +journee de demain avec nous." + +Telles qu'etaient les habitudes de la maison, une depeche de ce genre +voulait dire qu'apres la paye, la famille montait dans la vieille +caleche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette a +la gare, a l'arrivee du train de Paris, et rejoignait les siens; par +ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on +s'eveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui etait plus gai que l'impasse du Glayeul ou, s'il +y avait eu des glaieuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y +trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de +l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceatre. + +Les choses s'executerent comme il l'avait demande: a sept heures, la +Maman, madame Adeline, Berthe et Leonie partirent pour le Thuit, et +quand il descendit a neuf heures et demie a la gare, il trouva la +charrette qui l'attendait: une heure apres il arrivait au Thuit, et a +la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa niece venir +au-devant de lui. + +--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline. + +--Il n'y aura pas seance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer +ce retour sans que sa femme s'en etonnat. + +--Comme tu es gentil d'avoir pense a inviter Michel pour demain! dit +Berthe en se serrant contre lui. + +--Tu es contente? + +--Oh! cher papa! + +--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse. + +--Si elle est contente? dit Leonie qui tenait a placer son mot, elle a +saute de joie quand ma tante a lu ta depeche. + +--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'ecria Berthe. + +Comme a l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle a +manger ou le feu avait ete allume, bien qu'on fut deja en avril, mais il +ne voulut pas se mettre a table: il avait dine avant de quitter Paris; +au moins le dit-il. + +Quand il arrivait au Thuit a cette heure, il n'entrait jamais dans la +chambre de sa mere, car la Maman s'endormait aussitot qu'elle se mettait +au lit, et il l'eut reveillee; c'etait le lendemain seulement qu'il +allait lui dire un bonjour matinal. + +Il en fut ce soir-la comme il en etait toujours, et le lendemain matin, +quand tout le monde dormait encore dans le chateau, il frappa a la porte +de la chambre que sa mere occupait au rez-de-chaussee. Justement parce +qu'elle s'endormait aussitot qu'elle se couchait, la Maman se reveillait +tot, et il n'y avait pas a craindre de troubler son sommeil: + +--Entre, dit-elle. + +Apres qu'il l'eut embrassee dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les +volets. + +--Que je te voie, dit-elle. + +Il fit ce qu'elle desirait, et les rayons obliques du soleil levant +emplirent la chambre de leur claire lumiere rosee. + +Il revint s'asseoir aupres du lit en faisant face a sa mere. + +--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant. + +--Je vais comme toujours. + +Elle l'examina longuement. + +--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenetre ouverte; je ne +te vois pas bien. + +--Ne vas-tu pas avoir froid? + +--Il fait un temps superbe. + +--L'air est vif. + +--Va donc. + +Il obeit et revint prendre sa place, decide a aborder l'entretien +decisif qui devait assurer le mariage de Berthe. + +--Comme tu es pale! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes +traits sont contractes! Tu n'es pas bien, mon garcon. + +--Mais si. + +--Il ne faut pas me dementir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit +de toi; quand tu etais petit et que tu devais etre malade, je le voyais +avant tout le monde, avant ton pere, avant le medecin; je leur disais: +"Constant va avoir quelque chose"; je ne me suis jamais trompee: les +meres ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ca ne va pas. Pendant les quinze jours que +tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarque que tu etais +tantot pale, tantot rouge, sans raison; il n'y avait des instants ou tu +etouffais, d'autres ou tu n'entendais pas ce qu'on te disait. + +A mesure que sa mere parlait, une idee s'eveillait dans son esprit, qui, +lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe. + +--Il est vrai, repondit-il, que je suis tres tourmente. + +--Par tes affaires? + +--Par l'etat de ma sante et par le mariage de Berthe. + +--Qu'est-ce que tu as, mon garcon? demanda-t-elle d'un accent attendri, +a qui parleras-tu, si ce n'est a ta mere. + +--J'aurai voulu t'eviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je +peux etre mort. + +--Qu'est-ce que tu me dis-la! Toi, mon Constant! + +--La verite; et la pensee que je peux partir sans que la vie de Berthe +soit fixee, sans que son bonheur soit assure m'est une angoisse.... + +--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton age! + +--Si je n'etais pas sur de ce que je dis, t'en parlerais-je? + +--Mais qu'est-ce que tu as? + +Il hesita un moment: + +--Un anevrisme. + +--Mais on vit avec un anevrisme; le pere Osfrey, qui en avait un, est +mort a quatre-vingts ans passes. + +--Il y a anevrisme et anevrisme; ce que je sais, c'est que demain je +peux etre mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en +etais pas sur. + +-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant! + +L'emotion d'Adeline etait poignante, et la douleur de sa pauvre vieille +mere lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlat ainsi; +cependant il faiblit et se penchant sur elle: + +--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je +me trouverais dans de meilleures conditions si je n'etais pas tourmente +par cette pensee du mariage de Berthe qui m'enfievre. + +--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait a +elle-meme, tu serais dans de meilleures conditions? + +--Tu sais que pour cette maladie les emotions sont mauvaises, et que les +chagrins aggravent le mal. + +De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant a demi +vers une image de la Vierge fixee au mur contre lequel son lit etait +appuye, elle parut lui adresser une ardente priere; puis revenant vers +son fils: + +--Ta tranquillite, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage. + +Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose +que des mots entrecoupes. + +--Une mere donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-etre +aussi donner son salut; mais ce n'est pas a moi que je dois penser, +c'est a toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne +te voie plus ces yeux inquiets. + +Elle voulut qu'il parlat de sa maladie, mais, comme il se montrait mal a +l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter. + +--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te +calmera: maintenant tu vas etre tranquille. + +Comme sa mere le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se +calmer, le pouvait-il, quand a chaque pas, il se repetait qu'il fallait +qu'avant le soir, il en eut fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre +cette idee de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et +le printemps qui dans ce jardin s'epanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin. + +Et lui, il fallait qu'il mourut: sa fille, il allait l'embrasser pour la +derniere fois, et aussi sa pauvre mere et sa chere femme; cette maison +qu'il s'etait plu a embellir pour finir la ses jours tranquillement; ces +arbres qu'il avait plantes, ces champs qu'il avait ameliores et qu'il +aimait, c'etait pour la derniere fois qu'il les voyait: tout, ces +quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui deplissaient leurs feuilles a la lumiere, ces oiseaux qui +chantaient, cette odeur de seve parlaient de renouveau, de force, de +joie, de vie, et lui ne pouvait pas detacher ses yeux de la mort, resolu +a ne pas la fuir, mais cependant secoue d'horreur. + +Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-meme quand Berthe vint le +rejoindre, toute fraiche, toute pimpante dans sa toilette printaniere. + +--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, apres l'avoir embrasse. + +--Tu seras encore bien plus jolie tout a l'heure: ta grand'mere consent +a votre mariage. + +Elle se jeta dans ses bras: + +--Comment as-tu fait? demanda-t-elle apres ce premier elan de joie; +qu'as-tu dit? Et moi qui, malgre tout, doutais de toi! + +--C'etait de ta grand'mere qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais +le sacrifice qu'elle a fait a ton bonheur. + +Elle voulut qu'il lui promit d'aller avec elle au-devant de Michel, qui +devait venir a pied par la Londe et le chemin de la foret; et quand +l'heure fut arrivee ou ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent. + +Il aurait voulu s'associer a la joie debordante de Berthe, rire comme +elle, lui repondre, mais il y avait des moments ou, malgre ses efforts, +il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant meme +plus. + +Ils n'allerent pas bien loin dans la foret; comme ils approchaient d'un +carrefour ou se croisaient plusieurs chemins, ils apercurent Michel +assis sur un tronc d'arbre couche dans l'herbe. + +--C'est comme cela que vous vous depechez, lui cria Berthe. + +--C'est justement parce que je me suis trop depeche que j'attendais +qu'il fut l'heure d'arriver convenablement, repondit Michel en venant +vivement au-devant d'eux. + +--Si vous aviez su?... dit Berthe. + +Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans +celle de Berthe. + +--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez +etre maries; mais, aujourd'hui meme, vous l'etes pour moi et par moi; +embrassez-vous, mes enfants. + +Il voulut que Berthe donnat le bras a son mari, et il les fit marcher +devant lui en les regardant. + +Et a se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour +elle au moins sa tache etait accomplie. + +Leonie avait passe sa matinee a cueillir des fleurs et la table en etait +couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la +joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui a chaque instant restait immobile a regarder les minutes fuir sur le +cadran de la pendule; alors la Maman se disait: + +--Le bonheur meme de sa fille ne peut pas l'arracher a la pensee de sa +maladie. + +Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de +jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel. + +Dans les sauts de la conversation, Michel demanda a Adeline ce que +c'etait un journal appele l'_Honnete Homme_. + +--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons recu chacun un +exemplaire; il annonce une etude sur les cercles, avec des portraits +que chacun reconnaitra; vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas? + +Adeline avait pali, et, en sentant les yeux de sa femme poses sur lui, +il n'avait pas tout de suite trouve une reponse. + +--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il +enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'interet. + +Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnete Homme_? il +n'en avait parle que par hasard. + +Apres le dejeuner, Adeline voulut montrer les batiments de la ferme a +Michel, et, en causant d'un air indifferent, il demanda au fermier s'il +avait toujours a se plaindre des lapins: + +--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon +_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas. + +--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je +vais vous en tuer quelques-uns a coup de fusil. + +--Oh! papa, dit Berthe. + +--Pendant que vous vous promenerez; vous me prendrez au retour. + +Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et +Leonie restaient au chateau, il prit avec Berthe et Michel le chemin du +parc. + +Ils ne tarderent pas a arriver a la piece de colza ou de _cossard_, +comme disait le fermier. + +--Je reste la, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de +fusil. + +Comme ils allaient s'eloigner, il rappela Berthe: + +--Embrasse-moi donc, dit-il. + + + +Le lendemain, les journaux de Rouen annoncaient en termes emus et +respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'eminent depute de la +Seine-Inferieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le +canon en sautant un fosse, et le coup qui l'avait frappe a bout portant +a la tete l'avait tue raide. + + +FIN + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BACCARA *** + +***** This file should be named 12174.txt or 12174.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/1/7/12174/ + +Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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