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MERTENS ET FILS, +RUE DE L'ESCALIER, 22 + +1864 + + + + +SIMPLE AVERTISSEMENT. + + + Ce livre a des traits qui peuvent s'appliquer à tous les + gouvernements, mais il a un but plus précis: il personnifie en + particulier un système politique qui n'a pas varié un seul jour + dans ses applications, depuis la date néfaste et déjà trop + lointaine, hélas! de son _intronisation_. + + Il ne s'agit ici ni d'un libelle, ni d'un pamphlet; le sens des + peuples modernes est trop _policé_ pour accepter des vérités + violentes sur la politique contemporaine. La durée surnaturelle + de certains succès est d'ailleurs faite pour corrompre + l'honnêteté elle-même; mais la conscience publique vit encore et + le ciel finira bien quelque jour par se mêler de la partie qui + se joue contre lui. + + On juge mieux de certains faits et de certains principes quand + on les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement + sous nos yeux; le changement du point d'optique terrifie parfois + le regard! + + Ici, tout se présente sous la forme d'une fiction; il serait + superflu d'en donner, par anticipation, la clef. Si ce livre a + une portée, s'il renferme un enseignement, il faut que le + lecteur le comprenne et non qu'on le lui commente. Cette + lecture, d'ailleurs, ne manquera pas d'assez vives distractions; + il faut y procéder lentement toutefois, comme il convient aux + écrits qui ne sont pas des choses frivoles. + + On ne demandera pas quelle est la main qui a tracé ces pages: + une oeuvre comme celle-ci est en quelque sorte impersonnelle. + Elle répond à un appel de la conscience; tout le monde l'a + conçue, elle est exécutée, l'auteur s'efface, car il n'est que + le rédacteur d'une pensée qui est dans le sens général, il n'est + qu'un complice plus ou moins obscur de la coalition du bien. + + GENÈVE, le 15 octobre 1864. + + + + +1re PARTIE. + + + + +PREMIER DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Sur les bords de cette plage déserte, on m'a dit que je rencontrerais +l'ombre du grand Montesquieu. Est-ce elle-même qui est devant moi? + + +MONTESQUIEU. + +Le nom de Grand n'appartient ici à personne, ô Machiavel! Mais je suis +celui que vous cherchez. + + +MACHIAVEL. + +Parmi les personnages illustres dont les ombres peuplent le séjour des +ténèbres, il n'en est point que j'aie plus souhaité de rencontrer que +Montesquieu. Refoulé dans ces espaces inconnus par la migration des +âmes, je rends grâces au hasard qui me met enfin en présence de l'auteur +de l'_Esprit des lois_. + + +MONTESQUIEU. + +L'ancien secrétaire d'État de la République florentine n'a point encore +oublié le langage des cours. Mais que peuvent avoir à échanger ceux qui +ont franchi ces sombres rivages, si ce n'est des angoisses et des +regrets? + + +MACHIAVEL. + +Est-ce le philosophe, est-ce l'homme d'État qui parle ainsi? Qu'importe +la mort pour ceux qui ont vécu par la pensée, puisque la pensée ne meurt +pas? Je ne connais pas, quant à moi, de condition plus tolérable que +celle qui nous est faite ici jusqu'au jour du jugement dernier. Être +délivré des soins et des soucis de la vie matérielle, vivre dans le +domaine de la raison pure, pouvoir s'entretenir avec les grands hommes +qui ont rempli l'univers du bruit de leur nom; suivre de loin les +révolutions des États, la chute et la transformation des empires, +méditer sur leurs constitutions nouvelles, sur les changements apportés +dans les moeurs et dans les idées des peuples de l'Europe, sur les +progrès de leur civilisation, dans la politique, dans les arts, dans +l'industrie, comme dans la sphère des idées philosophiques, quel théâtre +pour la pensée! Que de sujets d'étonnement! que de points de vue +nouveaux! Que de révélations inouïes! Que de merveilles, s'il faut en +croire les ombres qui descendent ici! La mort est pour nous comme une +retraite profonde où nous achevons de recueillir les leçons de +l'histoire et les titres de l'humanité. Le néant lui-même n'a pu briser +tous les liens qui nous rattachent à la terre, car la postérité +s'entretient encore de ceux qui, comme vous, ont imprimé de grands +mouvements à l'esprit humain. Vos principes politiques règnent, à +l'heure qu'il est, sur près de la moitié de l'Europe; et si quelqu'un +peut être affranchi de la crainte en effectuant le sombre passage qui +conduit à l'enfer ou au ciel, qui le peut mieux que celui qui se +présente avec des titres de gloire si purs devant la justice éternelle? + + +MONTESQUIEU. + +Vous ne parlez point de vous, Machiavel; c'est trop de modestie, quand +on laisse après soi l'immense renommée de l'auteur du _Traité du +Prince_. + + +MACHIAVEL. + +Je crois comprendre l'ironie qui se cache sous vos paroles. Le grand +publiciste français me jugerait-il donc comme la foule qui ne connaît de +moi que mon nom et un aveugle préjugé? Ce livre m'a fait une renommée +fatale, je le sais: il m'a rendu responsable de toutes les tyrannies; il +m'a attiré la malédiction des peuples qui ont personnifié en moi leur +haine pour le despotisme; il a empoisonné mes derniers jours, et la +réprobation de la postérité semble m'avoir suivi jusqu'ici. Qu'ai-je +fait pourtant? Pendant quinze ans j'ai servi ma patrie qui était une +République; j'ai conspiré pour son indépendance, et je l'ai défendue +sans relâche contre Louis XII, contre les Espagnols, contre Jules II, +contre Borgia lui-même qui, sans moi, l'eût étouffée. Je l'ai protégée +contre les intrigues sanglantes qui se croisaient dans tous les sens +autour d'elle, combattant par la diplomatie comme un autre eût combattu +par l'épée; traitant, négociant, nouant ou rompant les fils suivant les +intérêts de la République, qui se trouvait alors écrasée entre les +grandes puissances, et que la guerre ballottait comme un esquif. Et ce +n'était pas un gouvernement oppresseur ou autocratique que nous +soutenions à Florence; c'étaient des institutions populaires. Étais-je +de ceux que l'on a vus changer avec la fortune? Les bourreaux des +Médicis ont su me trouver après la chute de Soderini. Élevé avec la +liberté, j'ai succombé avec elle; j'ai vécu dans la proscription sans +que le regard d'un prince daignât se tourner vers moi. Je suis mort +pauvre et oublié. Voilà ma vie, et voilà les crimes qui m'ont valu +l'ingratitude de ma patrie, la haine de la postérité. Le ciel, +peut-être, sera plus juste envers moi. + + +MONTESQUIEU. + +Je savais tout cela, Machiavel, et c'est pour cette raison que je n'ai +jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le serviteur +d'une République s'était fait le fondateur de cette sombre école qui +vous a donné pour disciples toutes les têtes couronnées, mais qui est +propre à justifier les plus grands forfaits de la tyrannie. + + +MACHIAVEL. + +Et si je vous disais que ce livre n'a été qu'une fantaisie de diplomate; +qu'il n'était point destiné à l'impression; qu'il a reçu une publicité à +laquelle l'auteur est resté étranger; qu'il a été conçu sous l'influence +d'idées qui étaient alors communes à toutes les principautés italiennes +avides de s'agrandir aux dépens l'une de l'autre, et dirigées par une +politique astucieuse dans laquelle le plus perfide était réputé le plus +habile ... + + +MONTESQUIEU. + +Est-ce vraiment là votre pensée? Puisque vous me parlez avec cette +franchise, je puis vous avouer que c'était la mienne, et que je +partageais à cet égard l'opinion de plusieurs de ceux qui connaissaient +votre vie et avaient lu attentivement vos ouvrages. Oui, oui, Machiavel, +et cet aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce que vous pensiez, +ou vous ne l'avez dit que sous l'empire de sentiments personnels qui ont +troublé pour un moment votre haute raison. + + +MACHIAVEL. + +C'est ce qui vous trompe, Montesquieu, à l'exemple de ceux qui en ont +jugé comme vous. Mon seul crime a été de dire la vérité aux peuples +comme aux rois; non pas la vérité morale, mais la vérité politique; non +pas la vérité telle qu'elle devrait être, mais telle qu'elle est, telle +qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le fondateur de la +doctrine dont on m'attribue la paternité; c'est le coeur humain. _Le +Machiavélisme est antérieur à Machiavel_. + +Moïse, Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de Macédoine, +Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules César, Auguste et même Néron, +Charlemagne, Théodoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, Gonzalve de +Cordoue, César Borgia, voilà les ancêtres de mes doctrines. J'en passe, +et des meilleurs, sans parler, bien entendu, de ceux qui sont venus +après moi, dont la liste serait longue, et auxquels le _Traité du +Prince_ n'a rien appris que ce qu'ils savaient déjà , par la pratique du +pouvoir. Qui m'a rendu dans votre temps un plus éclatant hommage que +Frédéric II? Il me réfutait la plume à la main dans l'intérêt de sa +popularité et en politique il appliquait rigoureusement mes doctrines. + +Par quel inexplicable travers de l'esprit humain m'a-t-on fait un grief +de ce que j'ai écrit dans cet ouvrage? Autant vaudrait reprocher au +savant de rechercher les causes physiques qui amènent la chute des corps +qui nous blessent en tombant; au médecin de décrire les maladies, au +chimiste de faire l'histoire des poisons, au moraliste de peindre les +vices, à l'historien d'écrire l'histoire. + + +MONTESQUIEU. + +Oh! Machiavel, que Socrate n'est-il ici pour démêler le sophisme qui se +cache dans vos paroles! Si peu apte que la nature m'ait fait à la +discussion, il ne m'est guère difficile de vous répondre: vous comparez +au poison et à la maladie les maux engendrés par l'esprit de domination, +d'astuce et de violence; et ce sont ces maladies que vos écrits +enseignent le moyen de communiquer aux États, ce sont ces poisons que +vous apprenez à distiller. Quand le savant, quand le médecin, quand le +moraliste, recherchent le mal, ce n'est pas pour enseigner à le +propager; c'est pour le guérir. Or, c'est ce que votre livre ne fait +pas; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins désarmé. Du moment où +vous n'érigez pas le despotisme en principe, du moment où vous le +considérez vous-même comme un mal, il me semble que par cela seul vous +le condamnez, et sur ce point tout au moins nous pouvons être d'accord. + + +MACHIAVEL. + +Nous ne le sommes point, Montesquieu, car vous n'avez pas compris toute +ma pensée; je vous ai prêté le flanc par une comparaison dont il était +trop facile de triompher. L'ironie de Socrate, elle-même, ne +m'inquiéterait pas, car ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus +habilement que les autres, d'un instrument faux, _la logomachie_. Ce +n'est pas votre école et ce n'est pas la mienne: laissons donc les mots +et les comparaisons pour nous en tenir aux idées. Voici comment je +formule mon système, et je doute que vous l'ébranliez, car il ne se +compose que de déductions de faits moraux et politiques d'une vérité +éternelle: L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant que le bon. +L'homme a plus d'entraînement vers le mal que vers le bien; la crainte +et la force ont sur lui plus d'empire que la raison. Je ne m'arrête +point à démontrer de telles vérités; il n'y a eu chez vous que la +coterie écervelée du baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut le +grand-prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les contredire. Les +hommes aspirent tous à la domination, et il n'en est point qui ne fût +oppresseur, s'il le pouvait; tous ou presque tous sont prêts à sacrifier +les droits d'autrui à leurs intérêts. + +Qui contient entre eux ces animaux dévorants qu'on appelle les hommes? A +l'origine des sociétés, c'est la force brutale et sans frein; plus tard, +c'est la loi, c'est-à -dire encore la force, réglée par des formes. Vous +avez consulté toutes les sources de l'histoire; partout la force +apparaît avant le droit. + +La liberté politique n'est qu'une idée relative; la nécessité de vivre +est ce qui domine les États comme les individus. + +Sous certaines latitudes de l'Europe, il y a des peuples incapables de +modération dans l'exercice de la liberté. Si la liberté s'y prolonge, +elle se transforme en licence; la guerre civile ou sociale arrive, et +l'État est perdu, soit qu'il se fractionne et se démembre par l'effet de +ses propres convulsions, soit que ses divisions le rendent la proie de +l'étranger. Dans des conditions pareilles, les peuples préfèrent le +despotisme à l'anarchie; ont-ils tort? + +Les États une fois constitués ont deux sortes d'ennemis: les ennemis du +dedans et les ennemis du dehors. Quelles armes emploieront-ils en guerre +contre les étrangers? Les deux généraux ennemis se communiqueront-ils +réciproquement leurs plans de campagne pour se mettre mutuellement en +état de se défendre? S'interdiront-ils les attaques nocturnes, les +pièges, les embuscades, les batailles en nombre de troupes inégal? Non, +sans doute, n'est-ce pas? et de pareils combattants apprêteraient à +rire. Et ces pièges, ces artifices, toute cette stratégie indispensable +à la guerre, vous ne voulez pas qu'on l'emploie contre les ennemis du +dedans, contre les factieux? Sans doute, on y mettra moins de rigueur; +mais, au fond, les règles seront les mêmes. Est-il possible de conduire +par la raison pure des masses violentes qui ne se meuvent que par des +sentiments, des passions et des préjugés? + +Que la direction des affaires soit confiée à un autocrate, à une +oligarchie ou au peuple lui-même, aucune guerre, aucune négociation, +aucune réforme intérieure, ne pourra réussir, sans le secours de ces +combinaisons que vous paraissez réprouver, mais que vous auriez été +obligé d'employer vous-même si le roi de France vous eût chargé de la +moindre affaire d'État. + +Réprobation puérile que celle qui a frappé le _Traité du Prince_! Est-ce +que la politique a rien à démêler avec la morale? Avez-vous jamais vu un +seul État se conduire d'après les principes qui régissent la morale +privée? Mais toute guerre serait un crime, même quand elle aurait une +cause juste; toute conquête n'ayant d'autre mobile que la gloire, serait +un forfait; tout traité dans lequel une puissance aurait fait pencher la +balance de son côté, serait une indigne tromperie; toute usurpation du +pouvoir souverain serait un acte qui mériterait la mort. Rien ne serait +légitime que ce qui serait fondé sur le droit! mais, je vous l'ai dit +tout à l'heure, et je le maintiens, même en présence de l'histoire +contemporaine: tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour +origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit. Est-ce à +dire que je le proscris? Non; mais je le regarde comme d'une application +extrêmement limitée, tant dans les rapports des nations entre elles que +dans les rapports des gouvernants avec les gouvernés. + +Ce mot de droit lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il est d'un +vague infini? Où commence-t-il, où finit-il? Quand le droit +existera-t-il, et quand n'existera-t-il pas? Je prends des exemples. +Voici un État: la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la +turbulence de la démocratie, l'impuissance des lois contre les factieux, +le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la ruine. Un +homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie ou du sein du peuple; +il brise tous les pouvoirs constitués; il met la main sur les lois, il +remanie toutes les institutions, et il donne vingt ans de paix à son +pays. Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait? + +Pisistrate s'empare de la citadelle par un coup de main, et prépare le +siècle de Périclès. Brutus viole la Constitution monarchique de Rome, +expulse les Tarquins, et fonde à coups de poignard une république dont +la grandeur est le plus imposant spectacle qui ait été donné à +l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe, qui, tant +qu'elle a été contenue, a fait la vitalité de la République, en amène la +dissolution, et tout va périr. César et Auguste apparaissent; ce sont +encore des violateurs; mais l'empire romain qui a succédé à la +République, grâce à eux, dure autant qu'elle, et ne succombe qu'en +couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit était-il avec +ces hommes audacieux? Non, selon vous. Et cependant la postérité les a +couverts de gloire; en réalité, ils ont servi et sauvé leur pays; ils en +ont prolongé l'existence à travers les siècles. Vous voyez bien que dans +les États le principe du droit est dominé par celui de l'intérêt, et ce +qui se dégage de ces considérations, c'est que _le bien peut sortir du +mal; qu'on arrive au bien par le mal_, comme on guérit par le poison, +comme on sauve la vie par le tranchant du fer. Je me suis moins +préoccupé de ce qui est bon et moral que de ce qui est utile et +nécessaire; j'ai pris les sociétés telles qu'elles sont, et j'ai donné +des règles en conséquence. + +Abstraitement parlant, la violence et l'astuce sont-elles un mal? Oui; +mais il faudra bien les employer pour gouverner les hommes, tant que les +hommes ne seront pas des anges. + +Tout est bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et le fruit que +l'on en tire; la fin justifie les moyens: et maintenant si vous me +demandez pourquoi, moi républicain, je donne partout la préférence au +gouvernement absolu, je vous dirai que, témoin dans ma patrie de +l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de son goût inné pour la +servitude, de son incapacité à concevoir et à respecter les conditions +de la vie libre; c'est à mes yeux une force aveugle qui se dissout tôt +ou tard, si elle n'est dans la main d'un seul homme; je réponds que le +peuple, livré à lui-même, ne saura que se détruire; qu'il ne saura +jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je vous dirai que la +Grèce n'a brillé que dans les éclipses de la liberté; que sans le +despotisme de l'aristocratie romaine, et que, plus tard, sans le +despotisme des empereurs, l'éclatante civilisation de l'Europe ne se fût +jamais développée. + +Chercherai-je mes exemples dans les États modernes? Ils sont si +frappants et si nombreux que je prendrai les premiers venus. + +Sous quelles institutions et sous quels hommes les républiques +italiennes ont-elles brillé? Avec quels souverains l'Espagne, la France, +l'Allemagne, ont-elles constitué leur puissance? Sous les Léon X, les +Jules II, les Philippe II, les Barberousse, les Louis XIV, les Napoléon, +tous hommes à la main terrible, et posée plus souvent sur la garde de +leurs épées que sur la charte de leurs États. + +Mais je m'étonne d'avoir parlé si longtemps pour convaincre l'illustre +écrivain qui m'écoute. Une partie de ces idées n'est-elle pas, si je +suis bien informé, dans l'_Esprit des lois_? Ce discours a-t-il blessé +l'homme grave et froid qui a médité, sans passion, sur les problèmes de +la politique? Les _encyclopédistes_ n'étaient pas des Catons: l'auteur +des _Lettres Persanes_ n'était pas un saint, ni même un dévot bien +fervent. Notre école, qu'on dit immorale, était peut-être plus attachée +au vrai Dieu que les philosophes du XVIIIe siècle. + + +MONTESQUIEU. + +Vos dernières paroles me trouvent sans colère, Machiavel, et je vous ai +écouté avec attention. Voulez-vous m'entendre, et me laisserez-vous en +user à votre égard avec la même liberté? + + +MACHIAVEL. + +Je me tiens pour muet, et j'écoute dans un respectueux silence celui que +l'on a appelé _le législateur des nations_. + + + + +DEUXIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Vos doctrines n'ont rien de nouveau pour moi, Machiavel; et, si +j'éprouve quelque embarras à les réfuter, c'est bien moins parce +qu'elles inquiètent ma raison que parce que, fausses ou vraies, elles +n'ont point de base philosophique. J'entends bien que vous êtes, avant +tout, un homme politique, et que les faits vous touchent de plus près +que les idées. Mais vous conviendrez cependant que, quand il s'agit de +gouvernement, il faut aboutir à des principes. Vous ne faites aucune +place, dans votre politique, ni à la morale, ni à la religion, ni au +droit; vous n'avez à la bouche que deux mots: _la force et l'astuce_. Si +votre système se réduit à dire que la force joue un grand rôle dans les +affaires humaines, que l'habileté est une qualité nécessaire à l'homme +d'État, vous comprenez bien que c'est là une vérité qui n'a pas besoin +de démonstration; mais; si vous érigez la violence en principe, +l'astuce en maxime de gouvernement; si vous ne tenez compte dans vos +calculs d'aucune des lois de l'humanité, le code de la tyrannie n'est +plus que le code de la brute, car les animaux aussi sont adroits et +forts, et il n'y a, en effet, parmi eux d'autre droit que celui de la +force brutale. Mais je ne crois pas que votre fatalisme lui-même aille +jusque-là , car vous reconnaissez l'existence du bien et du mal. + +Votre principe, c'est que _le bien peut sortir du mal_, et qu'il est +permis de faire le mal quand il en peut résulter un bien. Ainsi, vous ne +dites pas: Il est bien en soi de trahir sa parole; il est bien d'user de +la corruption, de la violence et du meurtre. Mais vous dites: On peut +trahir quand cela est utile, tuer quand cela est nécessaire, prendre le +bien d'autrui quand cela est avantageux. Je me hâte d'ajouter que, dans +votre système, ces maximes ne s'appliquent qu'aux princes, et quand il +s'agit de leurs intérêts ou de ceux de l'État. En conséquence, le prince +a le droit de violer ses serments; il peut verser le sang à flots pour +s'emparer du pouvoir ou pour s'y maintenir; il peut dépouiller ceux +qu'il a proscrits, renverser toutes les lois, en donner de nouvelles et +les violer encore; dilapider les finances, corrompre, comprimer, punir +et frapper sans cesse. + + +MACHIAVEL. + +Mais n'est-ce pas vous-même qui avez dit que, dans les États +despotiques la crainte était nécessaire, la vertu inutile, l'honneur +dangereux; qu'il fallait une obéissance aveugle, et que le prince était +perdu s'il cessait de lever le bras un instant[1]. + + [1] _Esp. des lois_, p. 24 et 25, chap. IX, livre III. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, je l'ai dit; mais quand je constatais, comme vous, les conditions +affreuses auxquelles se maintient le pouvoir tyrannique, c'était pour le +flétrir et non pour lui élever des autels; c'était pour en inspirer +l'horreur à ma patrie qui jamais, heureusement pour elle, n'a courbé la +tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous pas que la force n'est +qu'un accident dans la marche des sociétés régulières, et que les +pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de chercher leur sanction +dans des considérations étrangères aux théories de la force. Ce n'est +pas seulement au nom de l'intérêt, c'est au nom du devoir qu'agissent +tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils l'invoquent; la doctrine +de l'intérêt est donc aussi impuissante à elle seule que les moyens +qu'elle emploie. + + +MACHIAVEL. + +Ici, je vous arrête; vous faites une part à l'intérêt, cela suffit pour +justifier toutes les nécessités politiques qui ne sont pas d'accord avec +le droit. + + +MONTESQUIEU. + +C'est la raison d'État que vous invoquez. Remarquez donc que je ne puis +pas donner pour base aux sociétés précisément ce qui les détruit. Au nom +de l'intérêt, les princes et les peuples, comme les citoyens, ne +commettront que des crimes. L'intérêt de l'État, dites-vous! Mais +comment reconnaîtrai-je s'il lui est réellement profitable de commettre +telle ou telle iniquité? Ne savons-nous pas que l'intérêt de l'État, +c'est le plus souvent l'intérêt du prince en particulier, ou celui des +favoris corrompus qui l'entourent? Je ne suis pas exposé à des +conséquences pareilles en donnant le droit pour base à l'existence des +sociétés, parce que la notion du droit trace des limites que l'intérêt +ne doit pas franchir. + +Que si vous me demandez quel est le fondement du droit, je vous dirai +que c'est la morale dont les préceptes n'ont rien de douteux ni +d'obscur; parce qu'ils sont écrits dans toutes les religions, et qu'ils +sont imprimés en caractères lumineux dans la conscience de l'homme. +C'est de cette source pure que doivent découler toutes les lois civiles, +politiques, économiques, internationales. + +_Ex eodem jure, sive ex eodem fonte, sive ex eodem, principio_. + +Mais c'est ici qu'éclate votre inconséquence; vous êtes catholique, vous +êtes chrétien; nous adorons le même Dieu, vous admettez ses +commandements, vous admettez la morale, vous admettez le droit dans les +rapports des hommes entre eux, et vous foulez aux pieds toutes ces +règles quand il s'agit de l'État ou du prince. En un mot, _la politique +n'a rien à démêler, selon vous, avec la morale_. Vous permettez au +monarque ce que vous défendez au sujet. Suivant que les mêmes actions +sont accomplies par le faible ou par le fort, vous les glorifiez ou vous +les blâmez; elles sont des crimes ou des vertus, suivant le rang de +celui qui les accomplit. Vous louez le prince de les avoir faites, _et +vous envoyez le sujet aux galères_. Vous ne songez donc pas qu'avec des +maximes pareilles, il n'y a pas de société qui puisse vivre; vous croyez +que le sujet tiendra longtemps ses serments quand il verra le souverain +les trahir; qu'il respectera les lois quand il saura que celui qui les +lui a données les a violées, et qu'il les viole tous les jours; vous +croyez qu'il hésitera dans la voie de la violence, de la corruption et +de la fraude, quand il y verra marcher sans cesse ceux qui sont chargés +de le conduire? Détrompez-vous; sachez que chaque usurpation du prince +dans le domaine de la chose publique autorise une infraction semblable +dans la sphère du sujet; que chaque perfidie politique engendre une +perfidie sociale; que chaque violence en haut légitime une violence en +bas. Voilà pour ce qui regarde les citoyens entre eux. + +Pour ce qui les regarde dans leurs rapports avec les gouvernants, je +n'ai pas besoin de vous dire que c'est la guerre civile introduite à +l'état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n'est que +la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez qu'il se +réveille: vous avez inventé la théorie de la force; soyez sûr qu'il l'a +retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes; il les rompra sous le +prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par la force ce que +la force lui a arraché. + +La maxime du despotisme, c'est le _perinde ac cadaver_ des jésuites; +tuer ou être tué: voilà sa loi; c'est l'abrutissement aujourd'hui, la +guerre civile demain. C'est ainsi, du moins, que les choses se passent +sous les climats d'Europe: dans l'Orient, les peuples sommeillent en +paix dans l'avilissement de la servitude. + +Les princes ne peuvent donc pas se permettre ce que la morale privée ne +permet pas: c'est là ma conclusion; elle est formelle. Vous avez cru +m'embarrasser en me proposant l'exemple de beaucoup de grands hommes +qui, par des actes hardis accomplis en violation des lois, avaient donné +la paix à leur pays, quelquefois la gloire; et c'est de là que vous +tirez votre grand argument: _le bien sort du mal_. J'en suis peu touché; +il ne m'est pas démontré que ces hommes audacieux ont fait plus de bien +que de mal; il n'est nullement établi pour moi que les sociétés ne se +fussent pas sauvées et soutenues sans eux. Les moyens de salut qu'ils +apportent ne compensent pas les germes de dissolution qu'ils +introduisent dans les États. Quelques années d'anarchie sont souvent +bien moins funestes pour un royaume que plusieurs années de despotisme +silencieux. + +Vous admirez les grands hommes; je n'admire que les grandes +institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins +besoin d'hommes de génie que d'hommes intègres; mais je vous accorde, si +vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont vous +faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains États. Ces +actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où régnaient +l'esclavage et le dogme de la fatalité. On les retrouve dans le +moyen-âge et même dans les temps modernes; mais au fur et à mesure que +les moeurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées chez les +divers peuples de l'Europe; à mesure, surtout, que les principes de la +science politique ont été mieux connus, le droit s'est trouvé substitué +à la force dans les principes comme dans les faits. Sans doute, les +orages de la liberté existeront toujours, et il se commettra encore bien +des crimes en son nom: mais le fatalisme politique n'existe plus. Si +vous avez pu dire, dans votre temps, que le despotisme était un mal +nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd'hui, car, dans l'état +actuel des moeurs et des institutions politiques chez les principaux +peuples de l'Europe, le despotisme est devenu impossible. + + +MACHIAVEL. + +Impossible?... Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à faire un +pas dans le sens de vos idées. + + +MONTESQUIEU. + +Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me suivre +encore. + + +MACHIAVEL. + +Très-volontiers, mais prenez garde; je crois que vous vous engagez +beaucoup. + + + + +TROISIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Une masse épaisse d'ombres se dirige vers cette plage; la région où nous +sommes sera bientôt envahie. Venez de ce côté; sans cela, nous ne +tarderions pas à être séparés. + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai point trouvé dans vos dernières paroles la précision qui +caractérisait votre langage au commencement de notre entretien. Je +trouve que vous avez exagéré les conséquences des principes qui sont +renfermés dans l'_Esprit des lois_. + + +MONTESQUIEU. + +J'ai évité à dessein, dans cet ouvrage, de faire de longues théories. Si +vous le connaissiez autrement que par ce qui vous en a été rapporté, +vous verriez que les développements particuliers que je vous donne ici +découlent sans effort des principes que j'ai posés. Au surplus, je ne +fais pas difficulté d'avouer que la connaissance que j'ai acquise des +temps nouveaux n'ait modifié ou complété quelques-unes de mes idées. + + +MACHIAVEL. + +Comptez-vous sérieusement soutenir que le despotisme est incompatible +avec l'état politique des peuples de l'Europe? + + +MONTESQUIEU. + +Je n'ai pas dit tous les peuples; mais je vous citerai, si vous voulez, +ceux chez qui le développement de la science politique a amené ce grand +résultat. + + +MACHIAVEL. + +Quels sont ces peuples? + + +MONTESQUIEU. + +L'Angleterre, la France, la Belgique, une portion de l'Italie, la +Prusse, la Suisse, la Confédération germanique, la Hollande, l'Autriche +même, c'est-à -dire, comme vous le voyez, presque toute la partie de +l'Europe sur laquelle s'étendait autrefois le monde romain. + + +MACHIAVEL. + +Je connais un peu ce qui s'est passé en Europe depuis 1527 jusqu'au +temps actuel, et je vous avoue que je suis fort curieux de vous entendre +justifier votre proposition. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, écoutez-moi, et je parviendrai peut-être à vous convaincre. Ce +ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui assurent le règne +de la liberté et des bonnes moeurs dans les États. De la perfection ou +de l'imperfection des institutions dépend tout le bien, mais dépendra +nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter pour les hommes de +leur réunion en société; et, quand je demande les meilleures +institutions, vous comprenez bien que, suivant le mot si beau de Solon, +j'entends _les institutions les plus parfaites que les peuples puissent +supporter_. C'est vous dire que je ne conçois pas pour eux des +conditions d'existence impossibles, et que par là je me sépare de ces +déplorables réformateurs qui prétendent construire les sociétés sur de +pures hypothèses rationnelles sans tenir compte du climat, des +habitudes, des moeurs et même des préjugés. + +A l'origine des nations, les institutions sont ce qu'elles peuvent. +L'antiquité nous a montré des civilisations merveilleuses, des États +dans lesquels les conditions du gouvernement libre étaient admirablement +comprises. Les peuples de l'ère chrétienne ont eu plus de difficulté à +mettre leurs constitutions en harmonie avec le mouvement de la vie +politique; mais ils ont profité des enseignements de l'antiquité, et +avec des civilisations infiniment plus compliquées, ils sont cependant +arrivés à des résultats plus parfaits. + +Une des causes premières de l'anarchie, comme du despotisme, a été +l'ignorance théorique et pratique dans laquelle les États de l'Europe +ont été pendant si longtemps sur les principes qui président à +l'organisation des pouvoirs. Comment, lorsque le principe de la +souveraineté résidait uniquement dans la personne du prince, le droit de +la nation pouvait-il être affirmé? Comment, lorsque celui qui était +chargé de faire exécuter les lois, était en même temps le législateur, +sa puissance n'eût-elle pas été tyrannique? Comment les citoyens +pouvaient-ils être garantis contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir +législatif et le pouvoir exécutif étant déjà confondus, le pouvoir +judiciaire venait encore se réunir dans la même main[2]? + +Je sais bien que certaines libertés, que certains droits publics qui +s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs politiques les moins +avancées, ne laissaient pas que d'apporter des obstacles à l'exercice +illimité de la royauté absolue; que, d'un autre côté, la crainte de +faire crier le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les +portaient à user avec modération des pouvoirs excessifs dont ils étaient +investis; mais il n'en est pas moins vrai que ces garanties si précaires +étaient à la merci du monarque qui possédait en principe les biens, les +droits et la personne des sujets. La division des pouvoirs a réalisé en +Europe le problème des sociétés libres, et si quelque chose peut adoucir +pour moi l'anxiété des heures qui précèdent le jugement dernier, c'est +la pensée que mon passage sur la terre n'a point été étranger à cette +grande émancipation. + +Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez vu, +avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps modernes; mais +la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, permettez-moi de +le dire, encore tout empreinte des errements de la barbarie; l'Europe +était un tournoi. Les idées de guerre, de domination et de conquête +remplissaient la tête des hommes d'État et des princes. La force était +tout alors, le droit fort peu de chose, j'en conviens; les royaumes +étaient comme la proie des conquérants; à l'intérieur des États, les +souverains luttaient contre les grands vassaux; les grands vassaux +écrasaient les cités. Au milieu de l'anarchie féodale qui mettait toute +l'Europe en armes, les peuples foulés aux pieds s'étaient habitués à +regarder les princes et les grands comme des divinités fatales, +auxquelles le genre humain était livré. Vous êtes venu dans ces temps +pleins de tumulte, mais aussi pleins de grandeur. Vous avez vu des +capitaines intrépides, des hommes de fer, des génies audacieux; et ce +monde, rempli de sombres beautés dans son désordre, vous est apparu +comme il apparaîtrait à un artiste dont l'imagination serait plus +frappée que le sens moral; c'est là ce qui, à mes yeux, explique le +_Traité du Prince_, et vous n'étiez pas si loin de la vérité que vous +voulez bien le dire, lorsque tout à l'heure, par une feinte italienne, +il vous plaisait, pour me sonder, de l'attribuer à un caprice de +diplomate. Mais, depuis vous, le monde a marché; les peuples se +regardent aujourd'hui comme les arbitres de leurs destinées: ils ont, en +fait comme en droit, détruit les priviléges, détruit l'aristocratie; ils +ont établi un principe qui serait bien nouveau pour vous, descendant du +marquis Hugo: ils ont établi le principe de l'égalité; ils ne voient +plus dans ceux qui les gouvernent que des mandataires; ils ont réalisé +le principe de l'égalité par des lois civiles que rien ne pourrait leur +arracher. Ils tiennent à ces lois comme à leur sang, parce qu'elles ont +coûté, en effet, bien du sang à leurs ancêtres. + +Je vous parlais des guerres tout à l'heure: elles sévissent toujours, je +le sais; mais, le premier progrès, c'est qu'elles ne donnent plus +aujourd'hui aux vainqueurs la propriété des États vaincus. Un droit que +vous avez à peine connu, le droit international, régit aujourd'hui les +rapports des nations entre elles, comme le droit civil régit les +rapports des sujets dans chaque nation. + +Après avoir assuré leurs droits privés par des lois civiles, leurs +droits publics par des _traités_, les peuples ont voulu se mettre en +règle avec leurs princes, et ils ont assuré leurs droits politiques par +_des constitutions_. Longtemps livrés à l'arbitraire par la confusion +des pouvoirs, qui permettait aux princes _de faire des lois tyranniques +pour les exercer tyranniquement_, ils ont séparé les trois pouvoirs, +législatif, exécutif et judiciaire, par des lignes constitutionnelles +qui ne peuvent être franchies sans que l'alarme soit donnée à tout le +corps politique. + +Par cette seule réforme, qui est un fait immense, le droit public +intérieur a été créé, et les principes supérieurs qui le constituent se +trouvent dégagés. La personne du prince cesse d'être confondue avec +celle de l'État; la souveraineté apparaît comme ayant en partie sa +source au sein même de la nation, qui fait la distribution des pouvoirs +entre le prince et des corps politiques indépendants les uns des autres. +Je ne veux point faire, devant l'illustre homme d'État qui m'entend, une +théorie développée du régime qui s'appelle, en Angleterre et en France, +_le régime constitutionnel_; il est passé aujourd'hui dans les moeurs +des principaux États de l'Europe, non-seulement parce qu'il est +l'expression de la plus haute science politique, mais surtout parce +qu'il est le seul mode pratique de gouvernement en présence des idées de +la civilisation moderne. + +Dans tous les temps, sous le règne de la liberté comme sous celui de la +tyrannie, on n'a pu gouverner que par des _lois_. C'est donc sur _la +manière dont les lois sont faites_, que sont fondées toutes les +garanties des citoyens. Si c'est le prince qui est le législateur +unique, il ne fera que des lois tyranniques, heureux s'il ne bouleverse +pas la constitution de l'État en quelques années; mais, en tout cas, on +est en plein absolutisme; si c'est un sénat, on a constitué +l'oligarchie, régime odieux au peuple, parce qu'il lui donne autant de +tyrans que de maîtres; si c'est le peuple, on court à l'anarchie, ce qui +est une autre manière d'aboutir au despotisme; si c'est une assemblée +élue par le peuple, la première partie du problème se trouve déjà +résolue; car c'est là la base même du gouvernement représentatif, +aujourd'hui en vigueur dans toute la partie méridionale de l'Europe. + +Mais une assemblée de représentants du peuple qui posséderait à elle +seule toute la souveraineté législative, ne tarderait pas à abuser de sa +puissance, et à faire courir à l'État les plus grands périls. Le régime +qui s'est définitivement constitué, heureuse transaction entre +l'aristocratie, la démocratie et l'établissement monarchique, participe +à la fois de ces trois formes de gouvernement, au moyen d'une +pondération de pouvoirs qui semble être le chef-d'oeuvre de l'esprit +humain. La personne du souverain reste sacrée, inviolable; mais, tout en +conservant une masse d'attributions capitales qui, pour le bien de +l'État, doivent demeurer en sa puissance, son rôle essentiel n'est plus +que d'être _le procurateur de l'exécution des lois_. N'ayant plus dans +sa main la plénitude des pouvoirs, sa responsabilité s'efface et passe +sur la tête des ministres qu'il associe à son gouvernement. La loi, dont +il a la proposition exclusive, ou concurremment avec un autre corps de +l'État, est préparée par un conseil composé d'hommes mûris dans +l'expérience des affaires, soumise à une Chambre haute, héréditaire ou +viagère, qui examine si ses dispositions n'ont rien de contraire à la +constitution, votée par un Corps législatif émané du suffrage de la +nation, appliquée par une magistrature indépendante. Si la loi est +vicieuse, elle est rejetée ou amendée par le Corps législatif: la +Chambre haute s'oppose à son adoption, si elle est contraire aux +principes sur lesquels repose la constitution. + +Le triomphe de ce système si profondément conçu, et dont le mécanisme, +vous le comprenez, peut se combiner de mille manières, suivant le +tempérament des peuples auxquels il s'applique, a été de concilier +l'ordre avec la liberté, la stabilité avec le mouvement, de faire +participer l'universalité des citoyens à la vie politique, en supprimant +les agitations de la place publique. C'est le pays se gouvernant +lui-même, par le déplacement alternatif des majorités, qui influent dans +les chambres sur la nomination des ministres dirigeants. + +Les rapports entre le prince et les sujets reposent, comme vous le +voyez, sur un vaste système de garanties dont les bases inébranlables +sont dans l'ordre civil. Nul ne peut être atteint dans sa personne ou +dans ses biens par un acte de l'autorité administrative; la liberté +individuelle est sous la protection des magistrats; en matière +criminelle, les accusés sont jugés par leurs pairs; au-dessus de toutes +les juridictions, il y a une juridiction suprême chargée de casser les +arrêts qui seraient rendus en violation des lois. Les citoyens eux-mêmes +sont armés, pour la défense de leurs droits, par l'institution de +milices bourgeoises qui concourent à la police des cités; le plus simple +particulier peut, par voie de pétition, faire monter sa plainte +jusqu'aux pieds des assemblées souveraines qui représentent la nation. +Les communes sont administrées par des officiers publics nommés à +l'élection. Chaque année, de grandes assemblées provinciales, également +issues du suffrage, se réunissent pour exprimer les besoins et les voeux +des populations qui les entourent. + +Telle est l'image trop affaiblie, ô Machiavel, de quelques-unes des +institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les États modernes, et +notamment dans ma belle patrie; mais comme la publicité est de l'essence +des pays libres, toutes ces institutions ne pourraient vivre longtemps +si elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance encore inconnue +dans votre siècle, et qui ne faisait que naître de mon temps, est venu +leur donner le dernier souffle de la vie. C'est la _presse_ longtemps +proscrite, encore décriée par l'ignorance, mais à laquelle on pourrait +le beau mot qu'a dit Adam Smith, en parlant du crédit: _C'est une voie +publique_. C'est par cette voie, en effet, que se manifeste tout le +mouvement des idées chez les peuples modernes. La presse exerce dans +l'État comme des fonctions de police: elle exprime les besoins, traduit +les plaintes, dénonce les abus, les actes arbitraires; elle contraint à +la moralité tous les dépositaires du pouvoir; il lui suffit, pour cela, +de les mettre en face de l'opinion. + +Dans des sociétés ainsi réglées, ô Machiavel, quelle part pourriez-vous +faire à l'ambition des princes et aux entreprises de la tyrannie? Je +n'ignore point par quelles convulsions douloureuses ces progrès ont +triomphé. En France, la liberté noyée dans le sang pendant la période +révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la Restauration. Là , de +nouvelles commotions se préparaient encore; mais déjà tous les +principes, toutes les institutions dont je vous ai parlé, étaient passés +dans les moeurs de la France et des peuples qui gravitent dans la sphère +de sa civilisation. J'en ai fini, Machiavel. Les États, comme les +souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par les règles de la +justice. Le ministre moderne qui s'inspirerait de vos leçons ne +resterait pas un an au pouvoir; le monarque qui mettrait en pratique les +maximes du _Traité du Prince_ soulèverait contre lui la réprobation de +ses sujets; il serait mis au ban de l'Europe. + + [2] _Esp. des lois_, p. 129, liv. XI, ch. VI. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez? + + +MONTESQUIEU. + +Me pardonnerez-vous ma franchise? + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi non? + + +MONTESQUIEU. + +Dois-je penser que vos idées se sont quelque peu modifiées? + + +MACHIAVEL. + +Je me propose de démolir, pièce à pièce, toutes les belles choses que +vous venez de dire, et de vous démontrer que ce sont mes doctrines +seules qui l'emportent même aujourd'hui, malgré les nouvelles idées, +malgré les nouvelles moeurs, malgré vos prétendus principes de droit +public, malgré toutes les institutions dont vous venez de me parler; +mais permettez-moi, auparavant, de vous adresser une question: Où en +êtes-vous resté de l'histoire contemporaine? + + +MONTESQUIEU. + +Les notions que j'ai acquises sur les divers États de l'Europe vont +jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les hasards de ma marche +errante à travers ces espaces infinis et la multitude confuse des âmes +qui les remplissent, ne m'en ont fait rencontrer aucune qui ait pu me +renseigner au delà de l'époque que je viens de vous dire. Depuis que je +suis descendu dans le séjour des ténèbres, j'ai passé un demi-siècle +environ parmi les peuples de l'ancien monde, et ce n'est guère que +depuis un quart de siècle que j'ai rencontré les légions des peuples +modernes; encore faut-il dire que la plupart arrivaient des coins les +plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au juste à quelle année +du monde nous en sommes. + + +MACHIAVEL. + +Ici, les derniers sont donc les premiers, ô Montesquieu! L'homme d'État +du moyen-âge, le politique des temps barbares, se trouve en savoir plus +que le philosophe du dix-huitième siècle sur l'histoire des temps +modernes. Les peuples sont en l'an de grâce 1864. + + +MONTESQUIEU. + +Veuillez donc me faire savoir, Machiavel, je vous en prie instamment, ce +qui s'est passé en Europe depuis l'année 1847. + + +MACHIAVEL. + +Non pas, si vous le permettez, avant que je me sois donné le plaisir de +porter la déroute au sein de vos théories. + + +MONTESQUIEU. + +Comme il vous plaira; mais croyez bien que je ne conçois nulle +inquiétude à cet égard. Il faut des siècles pour changer les principes +et la forme des gouvernements sous lesquels les peuples ont pris +l'habitude de vivre. Nul enseignement politique nouveau ne saurait +résulter des quinze années qui viennent de s'écouler; et, dans tous les +cas, s'il en était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines de Machiavel +qui jamais auraient triomphé. + + +MACHIAVEL. + +Vous le pensez ainsi: écoutez-moi donc à votre tour. + + + + +QUATRIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +En écoutant vos théories sur la division des pouvoirs et sur les +bienfaits que lui doivent les peuples de l'Europe, je ne pouvais +m'empêcher d'admirer, Montesquieu, à quel point l'illusion des systèmes +peut s'emparer des plus grands esprits. + +Séduit par les institutions de l'Angleterre, vous avez cru pouvoir faire +du régime constitutionnel la panacée universelle des États; mais vous +avez compté sans le mouvement irrésistible qui arrache aujourd'hui les +sociétés à leurs traditions de la veille. Il ne se passera pas deux +siècles avant que cette forme de gouvernement, que vous admirez, ne soit +plus en Europe qu'un souvenir historique, quelque chose de suranné et de +caduc comme la règle des trois unités d'Aristote. + +Permettez-moi d'abord d'examiner en elle-même votre mécanique politique: +vous balancez les trois pouvoirs, et vous les confinez chacun dans leur +département; celui-ci fera les lois, cet autre les appliquera, un +troisième les exécutera: le prince régnera, les ministres gouverneront. +Merveilleuse chose que cette bascule constitutionnelle! Vous avez tout +prévu, tout réglé, sauf le mouvement: le triomphe d'un tel système, ce +ne serait pas l'action; ce serait l'immobilité si le mécanisme +fonctionnait avec précision; mais, en réalité, les choses ne se +passeront pas ainsi. A la première occasion, le mouvement se produira +par la rupture d'un des ressorts que vous avez si soigneusement forgés. +Croyez-vous que les pouvoirs resteront longtemps dans les limites +constitutionnelles que vous leur avez assignées, et qu'ils ne +parviendront pas à les franchir? Quelle est l'assemblée législative +indépendante qui n'aspirera pas à la souveraineté? Quelle est la +magistrature qui ne fléchira pas au gré de l'opinion? Quel est le +prince, surtout, souverain d'un royaume ou chef d'une république, qui +acceptera sans réserve le rôle passif auquel vous l'aurez condamné; qui, +dans le secret de sa pensée, ne méditera pas le renversement des +pouvoirs rivaux qui gênent son action? En réalité, vous aurez mis aux +prises toutes les forces contraires, suscité toutes les entreprises, +donné des armes à tous les partis. Vous aurez livré le pouvoir à +l'assaut de toutes les ambitions, et fait de l'État une arène où se +déchaîneront les factions. Dans peu de temps, ce sera le désordre +partout; d'intarissables rhéteurs transformeront en joutes oratoires les +assemblées délibérantes; d'audacieux journalistes, d'effrénés +pamphlétaires attaqueront tous les jours la personne du souverain, +discréditeront le gouvernement, les ministres, les hommes en place.... + + +MONTESQUIEU. + +Je connais depuis longtemps ces reproches adressés aux gouvernements +libres. Ils n'ont pas de valeur à mes yeux: les abus ne condamnent point +les institutions. Je sais de nombreux États qui vivent en paix, et +depuis longtemps sous de telles lois: je plains ceux qui ne peuvent y +vivre. + + +MACHIAVEL. + +Attendez: Dans vos calculs, vous n'avez compté qu'avec des minorités +sociales. Il y a des populations gigantesques rivées au travail par la +pauvreté, comme elles l'étaient autrefois par l'esclavage. Qu'importent, +je vous le demande, à leur bonheur toutes vos fictions parlementaires? +Votre grand mouvement politique n'a abouti, en définitive, qu'au +triomphe d'une minorité privilégiée par le hasard comme l'ancienne +noblesse l'était par la naissance. Qu'importe au prolétaire courbé sur +son labeur, accablé sous le poids de sa destinée, que quelques orateurs +aient le droit de parler, que quelques journalistes aient le droit +d'écrire? Vous avez créé des droits qui resteront éternellement pour la +masse du peuple à l'état de pure faculté, puisqu'il ne saurait s'en +servir. Ces droits, dont la loi lui reconnaît la jouissance idéale et +dont la nécessité lui refuse l'exercice réel, ne sont pour lui qu'une +ironie amère de sa destinée. Je vous réponds qu'un jour il les prendra +en haine, et qu'il les détruira de sa main pour se confier au +despotisme. + + +MONTESQUIEU. + +Quel mépris Machiavel a-t-il donc pour l'humanité, et quelle idée se +fait-il de la bassesse des peuples modernes? Dieu puissant, je ne +croirai pas que tu les aies créés si vils. Machiavel, quoi qu'il en +dise, ignore les principes et les conditions d'existence de la +civilisation actuelle. Le travail aujourd'hui est la loi commune, comme +il est la loi divine; et, loin qu'il soit un signe de servitude parmi +les hommes, il est le lien de leur association, l'instrument de leur +égalité. + +Les droits politiques n'ont rien d'illusoire pour le peuple dans les +États où la loi ne reconnaît point de priviléges et où toutes les +carrières sont ouvertes à l'activité individuelle. Sans doute, et dans +aucune société il n'en saurait être autrement, l'inégalité des +intelligences et des fortunes entraîne pour les individus d'inévitables +inégalités dans l'exercice de leurs droits; mais ne suffit-il pas que +ces droits existent pour que le voeu d'une philosophie éclairée soit +rempli, pour que l'émancipation des hommes soit assurée dans la mesure +où elle peut l'être? Pour ceux-là mêmes que le hasard a fait naître dans +les conditions les plus humbles, n'est-ce rien que de vivre dans le +sentiment de leur indépendance et dans leur dignité de citoyens? Mais ce +n'est là qu'un côté de la question; car si la grandeur morale des +peuples est liée à la liberté, ils n'y sont pas rattachés moins +étroitement par leurs intérêts matériels. + + +MACHIAVEL. + +C'est ici que je vous attendais. L'école à laquelle vous appartenez a +posé des principes dont elle ne paraît pas apercevoir les dernières +conséquences: vous croyez qu'ils conduisent au règne de la raison; je +vais vous montrer qu'ils ramènent au règne de la force. Votre système +politique, pris dans sa pureté originelle, consiste à donner une part +d'action à peu près égale aux divers groupes de forces dont les sociétés +se composent, à faire concourir dans une juste proportion les activités +sociales; vous ne voulez pas que l'élément aristocratique prime +l'élément démocratique. Cependant, le tempérament de vos institutions +est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au peuple, plus de force +au prince qu'à l'aristocratie, proportionnant ainsi les pouvoirs à la +capacité politique de ceux qui doivent les exercer. + + +MONTESQUIEU. + +Vous dites vrai. + + +MACHIAVEL. + +Vous faites participer les différentes classes de la société aux +fonctions publiques suivant le degré de leur aptitude et de leurs +lumières; vous émancipez la bourgeoisie par le vote, vous contenez le +peuple par le cens; les libertés populaires créent la puissance de +l'opinion, l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le +trône jette sur la nation l'éclat du rang suprême; vous gardez toutes +les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de toutes les +grandes choses. A la surface on voit une société monarchique, mais tout +est démocratique au fond; car, en réalité, il n'y a point de barrières +entre les classes, et le travail est l'instrument de toutes les +fortunes. N'est-ce pas à peu près cela? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, Machiavel; et vous savez du moins comprendre les opinions que vous +ne partagez pas. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, toutes ces belles choses sont passées ou passeront comme un +rêve; car vous avez un nouveau principe avec lequel toutes les +institutions se décomposent avec une rapidité foudroyante. + + +MONTESQUIEU. + +Quel est donc ce principe? + + +MACHIAVEL. + +C'est celui de la souveraineté populaire. On trouvera, n'en doutez pas, +la quadrature du cercle avant d'arriver à concilier l'équilibre des +pouvoirs avec l'existence d'un pareil principe chez les nations où il +est admis. Le peuple, par une conséquence absolument inévitable, +s'emparera, un jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a reconnu +que le principe était en lui. Sera-ce pour les garder? Non. Après +quelques jours de folie, il les jettera, par lassitude, au premier +soldat de fortune qui se trouvera sur son chemin. Dans votre pays, vous +avez vu, en 1793, comment les coupe-têtes français ont traité la +monarchie représentative: le peuple souverain s'est affirmé par le +supplice de son roi, puis il a fait litière de tous ses droits; il s'est +donné à Robespierre, à Barras, à Bonaparte. + +Vous êtes un grand penseur, mais vous ne connaissez pas l'inépuisable +lâcheté des peuples; je ne dis pas de ceux de mon temps, mais de ceux du +vôtre; rampants devant la force, sans pitié devant la faiblesse, +implacables pour des fautes, indulgents pour des crimes, incapables de +supporter les contrariétés d'un régime libre, et patients jusqu'au +martyre pour toutes les violences du despotisme audacieux, brisant les +trônes dans des moments de colère, et se donnant des maîtres à qui ils +pardonnent des attentats pour le moindre desquels ils auraient décapité +vingt rois constitutionnels. + +Cherchez donc la justice; cherchez le droit, la stabilité, l'ordre, le +respect des formes si compliquées de votre mécanisme parlementaire avec +des masses violentes, indisciplinées, incultes, auxquelles vous avez +dit: Vous êtes le droit, vous êtes les maîtres, vous êtes les arbitres +de l'État! Oh! je sais bien que le prudent Montesquieu, le politique +circonspect, qui posait les principes et réservait les conséquences, n'a +point écrit dans l'_Esprit des lois_ le dogme de la souveraineté +populaire; mais, comme vous le disiez tout à l'heure, les conséquences +découlent d'elles-mêmes des principes que vous avez posés. L'affinité de +vos doctrines avec celles du _Contrat social_ se fait assez sentir. +Aussi, depuis le jour où les révolutionnaires français, jurant _in verba +magistri_, ont écrit: «Une constitution ne peut être que l'ouvrage libre +d'une convention entre associés,» le gouvernement monarchique et +parlementaire a été condamné à mort dans votre patrie. Vainement on a +essayé de restaurer les principes, vainement votre roi, Louis XVIII, en +rentrant en France, a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à leur +source en promulguant les déclarations de 89 comme procédant de l'octroi +royal, cette pieuse fiction de la monarchie aristocratique était en +contradiction trop flagrante avec le passé: elle devait s'évanouir au +bruit de la révolution de 1830, comme le gouvernement de 1830, à son +tour.... + + +MONTESQUIEU. + +Achevez. + + +MACHIAVEL. + +N'anticipons pas. Ce que vous savez, ainsi que moi, du passé, +m'autorise, dès à présent, à dire que le principe de la souveraineté +populaire est destructif de toute stabilité, qu'il consacre indéfiniment +le droit des révolutions. Il met les sociétés en guerre ouverte contre +tous les pouvoirs humains et même contre Dieu; il est l'incarnation même +de la force. Il fait du peuple une brute féroce qui s'endort quand elle +est repue de sang, et qu'on enchaîne; et voici la marche invariable que +suivent alors les sociétés dont le mouvement est réglé sur ce principe: +la souveraineté populaire engendre la démagogie, la démagogie engendre +l'anarchie, l'anarchie ramène au despotisme. Le despotisme, pour vous, +c'est la barbarie. Eh bien, vous voyez que les peuples retournent à la +barbarie par le chemin de la civilisation. + +Mais ce n'est pas tout, et je prétends qu'à d'autres points de vue +encore le despotisme est la seule forme de gouvernement qui soit +réellement appropriée à l'état social des peuples modernes. Vous m'avez +dit que leurs intérêts matériels les rattachaient à la liberté; ici, +vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en général, les États qui ont +besoin de la liberté? Ce sont ceux qui vivent par de grands sentiments, +par de grandes passions, par l'héroïsme, par la foi, même par +l'honneur, ainsi que vous le disiez de votre temps en parlant de la +monarchie française. Le stoïcisme peut faire un peuple libre; le +christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le même +privilége. Je comprends les nécessités de la liberté à Athènes, à Rome, +chez des nations qui ne respiraient que par la gloire des armes, dont la +guerre satisfaisait toutes les expansions, qui avaient besoin d'ailleurs +de toutes les énergies du patriotisme, de tous les enthousiasmes +civiques pour triompher de leurs ennemis. + +Les libertés publiques étaient le patrimoine naturel des États dans +lesquels les fonctions serviles et industrielles étaient délaissées aux +esclaves, où l'homme était inutile s'il n'était un citoyen. Je conçois +encore la liberté à certaines époques de l'ère chrétienne, et notamment +dans les petits États reliés entre eux par des systèmes de confédération +analogues à ceux des républiques helléniques, comme en Italie et en +Allemagne. Je retrouve là une partie des causes naturelles qui rendaient +la liberté nécessaire. Elle eût été presque inoffensive dans des temps +où le principe de l'autorité n'était pas mis en question, où la religion +avait un empire absolu sur les esprits, où le peuple, placé sous le +régime tutélaire des corporations, marchait docilement sous la main de +ses pasteurs. Si son émancipation politique eût été entreprise alors, +elle eût pu l'être sans danger; car elle se fût accomplie en conformité +des principes sur lesquels repose l'existence de toutes les sociétés. +Mais, avec vos grands États, qui ne vivent plus que par l'industrie; +avec vos populations sans Dieu et sans foi, dans des temps où les +peuples ne se satisfont plus par la guerre, et où leur activité violente +se reporte nécessairement au dedans, la liberté, avec les principes qui +lui servent de fondement, ne peut être qu'une cause de dissolution et de +ruine. J'ajoute qu'elle n'est pas plus nécessaire aux besoins moraux des +individus qu'elle ne l'est aux États. + +De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties des +sociétés froides et désabusées qui sont arrivées à l'indifférence en +politique comme en religion, qui n'ont plus d'autre stimulant que les +jouissances matérielles, qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui n'ont +d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le disputent à +celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce soit +par amour de la liberté en elle-même que les classes inférieures +essayent de monter à l'assaut du pouvoir? C'est par haine de ceux qui +possèdent; au fond, c'est pour leur arracher leurs richesses, instrument +des jouissances qu'ils envient. + +Ceux qui possèdent implorent de tous les côtés un bras énergique, un +pouvoir fort; ils ne lui demandent qu'une chose, c'est de protéger +l'État contre des agitations auxquelles sa constitution débile ne +pourrait résister, de leur donner à eux-mêmes la sécurité nécessaire +pour qu'ils puissent jouir et faire leurs affaires. Quelles formes de +gouvernement voulez vous appliquer à des sociétés où la corruption s'est +glissée partout, où la fortune ne s'acquiert que par les surprises de la +fraude, où la morale n'a plus de garantie que dans les lois répressives, +où le sentiment de la patrie lui-même s'est éteint dans je ne sais quel +cosmopolitisme universel? + +Je ne vois de salut pour ces sociétés, véritables colosses aux pieds +d'argile, que dans l'institution d'une centralisation à outrance, qui +mette toute la force publique à la disposition de ceux qui gouvernent; +dans une administration hiérarchique semblable à celle de l'empire +romain, qui règle mécaniquement tous les mouvements des individus; dans +un vaste système de législation qui reprenne en détail toutes les +libertés qui ont été imprudemment données; dans un despotisme +gigantesque, enfin, qui puisse frapper immédiatement et à toute heure, +tout ce qui résiste, tout ce qui se plaint. Le Césarisme du Bas-Empire +me paraît réaliser assez bien ce que je souhaite pour le bien-être des +sociétés modernes. Grâce à ces vastes appareils qui fonctionnent déjà , +m'a-t-on dit, en plus d'un pays de l'Europe, elles peuvent vivre en +paix, comme en Chine, comme au Japon, comme dans l'Inde. Il ne faut pas +qu'un vulgaire préjugé nous fasse mépriser ces civilisations orientales, +dont on apprend chaque jour à mieux apprécier les institutions. Le +peuple chinois, par exemple, est très-commerçant et très-bien +administré. + + + + +CINQUIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +J'hésite à vous répondre, Machiavel, car il y a dans vos dernières +paroles je ne sais quelle raillerie satanique, qui me laisse +intérieurement le soupçon que vos discours ne sont pas complétement +d'accord avec vos secrètes pensées. Oui, vous avez la fatale éloquence +qui fait perdre la trace de la vérité, et vous êtes bien le sombre génie +dont le nom est encore l'effroi des générations présentes. Je reconnais +de bonne grâce, toutefois, qu'avec un aussi puissant esprit on perdrait +trop à se taire; je veux vous écouter jusqu'au bout, et je veux même +vous répondre quoique, dès à présent, j'aie peu d'espoir de vous +convaincre. Vous venez de faire de la société moderne un tableau +vraiment sinistre; je ne puis savoir s'il est fidèle, mais il est au +moins incomplet, car en toute chose, à côté du mal il y a le bien, et +vous ne m'avez montré que le mal; vous ne m'avez, d'ailleurs, pas donné +le moyen de vérifier jusqu'à quel point vous êtes dans le vrai, car je +ne sais ni de quels peuples ni de quels États vous avez voulu parler, +quand vous m'avez fait cette noire peinture des moeurs contemporaines. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, admettons que j'aie pris pour exemple celle de toutes les +nations de l'Europe qui est le plus avancée en civilisation, et à qui, +je m'empresse de le dire, pourrait le moins s'appliquer le portrait que +je viens de faire.... + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc de la France que vous voulez parler? + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, oui. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez raison, car c'est là qu'ont le moins pénétré les sombres +doctrines du matérialisme. C'est la France qui est restée le foyer des +grandes idées et des grandes passions dont vous croyez la source tarie, +et c'est de là que sont partis ces grands principes du droit public, +auxquels vous ne faites point de place dans le gouvernement des États. + + +MACHIAVEL. + +Vous pouvez ajouter que c'est le champ d'expérience consacré des +théories politiques. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne connais point d'expérience qui ait encore profité, d'une manière +durable, à l'établissement du despotisme, en France pas plus +qu'ailleurs, chez les nations contemporaines; et c'est ce qui tout +d'abord me fait trouver bien peu conformes à la réalité des choses, vos +théories sur la nécessité du pouvoir absolu. Je ne connais, jusqu'à +présent, que deux États en Europe complétement privés des institutions +libérales, qui ont modifié de toutes parts l'élément monarchique pur: ce +sont la Turquie et la Russie, et encore si vous regardiez de près aux +mouvements intérieurs qui s'opèrent au sein de cette dernière puissance, +peut-être y trouveriez-vous les symptômes d'une transformation +prochaine. Vous m'annoncez, il est vrai, que, dans un avenir plus ou +moins rapproché, les peuples, menacés d'une dissolution inévitable, +reviendront au despotisme comme à l'arche de salut; qu'ils se +constitueront sous la forme de grandes monarchies absolues, analogues à +celles de l'Asie; ce n'est là qu'une prédiction: dans combien de temps +s'accomplira-t-elle? + + +MACHIAVEL. + +Avant un siècle. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes devin; un siècle, c'est toujours autant de gagné; mais +laissez-moi vous dire maintenant pourquoi votre prédiction ne +s'accomplira pas. Les sociétés modernes ne doivent plus être envisagées +aujourd'hui avec les yeux du passé. Leurs moeurs, leurs habitudes, +leurs besoins, tout a changé. Il ne faut donc pas se fier sans réserve +aux inductions de l'analogie historique, quand il s'agit de juger de +leurs destinées. Il faut se garder surtout de prendre pour des lois +universelles des faits qui ne sont que des accidents, et de transformer +en règles générales les nécessités de telles situations ou de tels +temps. De ce que le despotisme est arrivé plusieurs fois dans +l'histoire, comme conséquence des perturbations sociales, s'ensuit-il +qu'il doit être pris pour règle de gouvernement? De ce qu'il a pu servir +de transition dans le passé, en conclurai-je qu'il soit propre à +résoudre les crises des époques modernes? N'est-il pas plus rationnel de +dire que d'autres maux appellent d'autres remèdes, d'autres problèmes +d'autres solutions, d'autres moeurs sociales d'autres moeurs politiques? +Une loi invariable des sociétés, c'est qu'elles tendent au +perfectionnement, au progrès; l'éternelle sagesse les y a, si je puis le +dire, condamnées; elle leur a refusé le mouvement en sens contraire. Ce +progrès, il faut qu'elles l'atteignent. + + +MACHIAVEL. + +Ou qu'elles meurent. + + +MONTESQUIEU. + +Ne nous plaçons pas dans les extrêmes; les sociétés ne meurent jamais +quand elles sont en voie d'enfantement. Lorsqu'elles se sont +constituées sous le mode qui leur convient, leurs institutions peuvent +s'altérer, tomber en décadence et périr; mais elles ont duré plusieurs +siècles. C'est ainsi que les divers peuples de l'Europe ont passé, par +des transformations successives, du système féodal au système +monarchique, et du système monarchique pur au régime constitutionnel. Ce +développement progressif, dont l'unité est si imposante, n'a rien de +fortuit; il est arrivé comme la conséquence nécessaire du mouvement qui +s'est opéré dans les idées avant de se traduire dans les faits. + +Les sociétés ne peuvent avoir d'autres formes de gouvernement que celles +qui sont en rapport avec leurs principes, et c'est contre cette loi +absolue que vous vous inscrivez, quand vous croyez le despotisme +compatible avec la civilisation moderne. Tant que les peuples ont +regardé la souveraineté comme une émanation pure de la volonté divine, +ils se sont soumis sans murmure au pouvoir absolu; tant que leurs +institutions ont été insuffisantes pour assurer leur marche, ils ont +accepté l'arbitraire. Mais, du jour où leurs droits ont été reconnus et +solennellement déclarés; du jour où des institutions plus fécondes ont +pu résoudre par la liberté toutes les fonctions du corps social, la +politique à l'usage des princes est tombée de son haut; le pouvoir est +devenu comme une dépendance du domaine public; l'art du gouvernement +s'est changé en une affaire d'administration. Aujourd'hui les choses +sont ordonnées de telle sorte, dans les États, que la puissance +dirigeante n'y paraît plus que comme le moteur des forces organisées. + +A coup sûr, si vous supposez ces sociétés infectées de toutes les +corruptions, de tous les vices dont vous me parliez il n'y a qu'un +instant, elles marcheront d'un pas rapide vers la décomposition; mais +comment ne voyez-vous pas que l'argument que vous en tirez est une +véritable pétition de principe? Depuis quand la liberté abaisse-t-elle +les âmes et dégrade-t-elle les caractères? Ce ne sont pas là les +enseignements de l'histoire; car elle atteste partout en traits de feu +que les peuples les plus grands ont été les peuples les plus libres. Si +les moeurs se sont avilies, comme vous le dites, dans quelque partie de +l'Europe que j'ignore, c'est que le despotisme y aurait passé; c'est que +la liberté s'y serait éteinte; il faut donc la maintenir là où elle est, +et la rétablir là où elle n'est plus. + +Nous sommes, en ce moment, ne l'oubliez pas, sur le terrain des +principes; et si les vôtres différent des miens, je leur demande d'être +invariables; or, je ne sais plus où j'en suis quand je vous entends +vanter la liberté dans l'antiquité, et la proscrire dans les temps +modernes, la repousser ou l'admettre suivant les temps ou les lieux. Ces +distinctions, en les supposant justifiées, n'en laissent pas moins le +principe intact, et c'est au principe seul que je m'attache. + + +MACHIAVEL. + +Comme un habile pilote, je vois que vous évitez les écueils, en vous +tenant dans la haute mer. Les généralités sont d'un grand secours dans +la discussion; mais j'avoue que je suis très-impatient de savoir comment +le grave Montesquieu s'en tirera avec le principe de la souveraineté +populaire. Je n'ai pu savoir, jusqu'à ce moment, s'il faisait, ou non, +partie de votre système. L'admettez-vous, ou ne l'admettez-vous pas? + + +MONTESQUIEU. + +Je ne puis répondre à une question qui se pose dans ces termes. + + +MACHIAVEL. + +Je savais bien que votre raison elle-même se troublerait devant ce +fantôme. + + +MONTESQUIEU. + +Vous vous trompez, Machiavel; mais, avant de vous répondre, je devais +vous rappeler ce qu'ont été mes écrits et le caractère de la mission +qu'ils ont pu remplir. Vous avez rendu mon nom solidaire des iniquités +de la Révolution française: c'est un jugement bien sévère pour le +philosophe qui a marché d'un pas si prudent dans la recherche de la +vérité. Né dans un siècle d'effervescence intellectuelle, à la veille +d'une révolution qui devait emporter dans ma patrie les anciennes +formes du gouvernement monarchique, je puis dire qu'aucune des +conséquences prochaines du mouvement qui se faisait dans les idées +n'échappa dès lors à ma vue. Je ne pus méconnaître que le système de la +division des pouvoirs déplacerait nécessairement un jour le siége de la +souveraineté. + +Ce principe, mal connu, mal défini, mal appliqué surtout, pouvait +engendrer des équivoques terribles, et bouleverser la société française +de fond en comble. Le sentiment de ces périls devint la règle de mes +ouvrages. Aussi tandis que d'imprudents novateurs, s'attaquant +immédiatement à la source du pouvoir, préparaient, à leur insu, une +catastrophe formidable, je m'appliquais uniquement à étudier les formes +des gouvernements libres, à dégager les principes proprement dits qui +président à leur établissement. Homme d'État plutôt que philosophe, +jurisconsulte plus que théologien, législateur pratique, si la hardiesse +d'un tel mot m'est permise, plutôt que théoricien, je croyais faire plus +pour mon pays en lui apprenant à se gouverner, qu'en mettant en question +le principe même de l'autorité. A Dieu ne plaise pourtant que j'essaye +de me faire un mérite plus pur aux dépens de ceux qui, comme moi, ont +cherché de bonne foi la vérité! Nous avons tous commis des fautes, mais +à chacun la responsabilité de ses oeuvres. + +Oui, Machiavel, et c'est une concession que je n'hésite point à vous +faire, vous aviez raison tout à l'heure quand vous disiez qu'il eût +fallu que l'émancipation du peuple français se fît en conformité des +principes supérieurs qui président à l'existence des sociétés humaines, +et cette réserve vous laisse prévoir le jugement que je vais porter sur +le principe de la souveraineté populaire. + +D'abord, je n'admets point une désignation qui semble exclure de la +souveraineté les classes les plus éclairées de la société. Cette +distinction est fondamentale, parce qu'elle fera d'un État une +démocratie pure ou un État représentatif. Si la souveraineté réside +quelque part, elle réside dans la nation tout entière; je l'appellerai +donc tout d'abord la souveraineté nationale. Mais l'idée de cette +souveraineté n'est pas une vérité absolue, elle n'est que relative. La +souveraineté du pouvoir humain correspond à une idée profondément +subversive, la souveraineté du droit humain; c'est cette doctrine +matérialiste et athée, qui a précipité la Révolution française dans le +sang, et lui a infligé l'opprobre du despotisme après le délire de +l'indépendance. Il n'est pas exact de dire que les nations sont +maîtresses absolues de leurs destinées, car leur souverain maître c'est +Dieu lui-même, et elles ne seront jamais hors de sa puissance. Si elles +possédaient la souveraineté absolue, elles pourraient tout, même contre +la justice éternelle, même contre Dieu; qui oserait aller jusque-là ? +Mais le principe du droit divin, avec la signification qui s'y trouve +communément attachée, n'est pas un principe moins funeste, car il voue +les peuples à l'obscurantisme, à l'arbitraire, au néant, il reconstitue +logiquement le régime des castes, il fait des peuples un troupeau +d'esclaves, conduits, comme dans l'Inde, par la main des prêtres, et +tremblant sous la verge du maître. Comment en serait-il autrement? Si le +souverain est l'envoyé de Dieu, s'il est le représentant même de la +Divinité sur la terre, il a tout pouvoir sur les créatures humaines +soumises à son empire, et ce pouvoir n'aura de frein que dans des règles +générales d'équité, dont il sera toujours facile de s'affranchir. + +C'est dans le champ qui sépare ces deux opinions extrêmes, que se sont +livrées les furieuses batailles de l'esprit de parti; les uns s'écrient: +Point d'autorité divine! les autres: Point d'autorité humaine! O +Providence suprême, ma raison se refuse à accepter l'une ou l'autre de +ces alternatives; elles me paraissent toutes deux un égal blasphème +contre ta sagesse! Entre le droit divin qui exclut l'homme et le droit +humain qui exclut Dieu, il y a la vérité, Machiavel; les nations comme +les individus sont libres entre les mains de Dieu. Elles ont tous les +droits, tous les pouvoirs, à la charge d'en user suivant les règles de +la justice éternelle. La souveraineté est humaine en ce sens qu'elle +est donnée par les hommes, et que ce sont les hommes qui l'exercent; +elle est divine en ce sens qu'elle est instituée par Dieu, et qu'elle ne +peut s'exercer que suivant les préceptes qu'il a établis. + + + + +SIXIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je désirerais arriver à des conséquences précises. Jusqu'où la main de +Dieu s'étend-elle sur l'humanité? Qui est-ce qui fait les souverains? + + +MONTESQUIEU. + +Ce sont les peuples. + + +MACHIAVEL. + +Il est écrit: _Per me reges regnant_. Ce qui signifie au pied de la +lettre: Dieu fait les rois. + + +MONTESQUIEU. + +C'est une traduction à l'usage du Prince, ô Machiavel, et elle vous a +été empruntée dans ce siècle par un de vos plus illustres partisans[3], +mais ce n'est pas celle de l'Écriture sainte. Dieu a institué la +souveraineté, il n'institue pas les souverains. Sa main toute-puissante +s'est arrêtée là , parce que c'est là que commence le libre arbitre +humain. Les rois règnent selon mes commandements, ils doivent régner +suivant ma loi, tel est le sens du livre divin. S'il en était autrement, +il faudrait dire que les bons comme les mauvais princes sont établis par +la Providence; il faudrait s'incliner devant Néron comme devant Titus, +devant Caligula comme devant Vespasien. Non, Dieu n'a pas voulu que les +dominations les plus sacrilèges pussent invoquer sa protection, que les +tyrannies les plus viles pussent se réclamer de son investiture. Aux +peuples comme aux rois il a laissé la responsabilité de leurs actes. + + [3] Machiavel fait évidemment ici allusion à Joseph de Maistre, + dont le nom se retrouve d'ailleurs plus loin. + (_Note de l'Éditeur_.) + + +MACHIAVEL. + +Je doute fort que tout cela soit orthodoxe. Quoi qu'il en soit, suivant +vous, ce sont les peuples qui disposent de l'autorité souveraine? + + +MONTESQUIEU. + +Prenez garde, en le contestant, de vous élever contre une vérité de pur +sens commun. Ce n'est pas là une nouveauté dans l'histoire. Dans les +temps anciens, au moyen âge, partout où la domination s'est établie en +dehors de l'invasion ou de la conquête, le pouvoir souverain a pris +naissance par la volonté libre des peuples, sous la forme originelle de +l'élection. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est ainsi qu'en France le +chef de la race carlovingienne a succédé aux descendants de Clovis, et +la dynastie de Hugues Capet à celle de Charlemagne[4]. Sans doute +l'hérédité est venue se substituer à l'élection. L'éclat des services +rendus, la reconnaissance publique, les traditions ont fixé la +souveraineté dans les principales familles de l'Europe, et rien n'était +plus légitime. Mais le principe de la toute-puissance nationale s'est +constamment retrouvé au fond des révolutions, il a toujours été appelé +pour la consécration des pouvoirs nouveaux. C'est un principe antérieur +et préexistant qui n'a fait que se réaliser plus étroitement dans les +diverses constitutions des États modernes. + + [4] _Esp. des lois_, p. 543, 544, liv. XXXI, ch. IV. + + +MACHIAVEL. + +Mais si ce sont les peuples qui choisissent leurs maîtres, ils peuvent +donc aussi les renverser? S'ils ont le droit d'établir la forme de +gouvernement qui leur convient, qui les empêchera d'en changer au gré de +leur caprice? Ce ne sera pas le régime de l'ordre et de la liberté qui +sortira de vos doctrines, ce sera l'ère indéfinie des révolutions. + + +MONTESQUIEU. + +Vous confondez le droit avec l'abus qui peut résulter de son exercice, +les principes avec leur application; ce sont là des distinctions +fondamentales, sans lesquelles on ne peut s'entendre. + + +MACHIAVEL. + +N'espérez pas m'échapper, je vous demande des conséquences logiques; +refusez-les-moi si vous le voulez. Je désire savoir si, d'après vos +principes, les peuples ont le droit de renverser leurs souverains? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, dans des cas extrêmes et pour des causes justes. + + +MACHIAVEL. + +Qui sera juge de ces cas extrêmes et de la justice de ces extrémités? + + +MONTESQUIEU. + +Et qui voulez-vous qui le soit, sinon les peuples eux-mêmes? Les choses +se sont-elles passées autrement depuis le commencement du monde? C'est +là une sanction redoutable sans doute, mais salutaire, mais inévitable. +Comment ne voyez-vous pas que la doctrine contraire, celle qui +commanderait aux hommes le respect des gouvernements les plus odieux, +les ferait retomber sous le joug du fatalisme monarchique? + + +MACHIAVEL. + +Votre système n'a qu'un inconvénient, c'est qu'il suppose +l'infaillibilité de la raison chez les peuples; mais n'ont-ils pas, +comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices? + + +MONTESQUIEU. + +Quand les peuples feront des fautes, ils en seront punis comme des +hommes qui ont péché contre la loi morale. + + +MACHIAVEL. + +Et comment? + + +MONTESQUIEU. + +Ils en seront punis par les fléaux de la discorde, par l'anarchie, par +le despotisme même. Il n'y a pas d'autre justice sur la terre, en +attendant celle de Dieu. + + +MACHIAVEL. + +Vous venez de prononcer le mot de despotisme, vous voyez qu'on y +revient. + + +MONTESQUIEU. + +Cette objection n'est pas digne de votre grand esprit, Machiavel; je me +suis prêté aux conséquences les plus extrêmes des principes que vous +combattez, cela suffisait pour que la notion du vrai fût faussée. Dieu +n'a accordé aux peuples ni le pouvoir, ni la volonté de changer ainsi +les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel de leur existence. +Dans les sociétés politiques comme dans les êtres organisés, la nature +des choses limite d'elle-même l'expansion des forces libres. Il faut que +la portée de votre argument se restreigne à ce qui est acceptable pour +la raison. + +Vous croyez que, sous l'influence des idées modernes, les révolutions +seront plus fréquentes; elles ne le seront pas davantage, il est +possible qu'elles le soient moins. Les nations, en effet, comme vous le +disiez tout à l'heure, vivent actuellement par l'industrie, et ce qui +vous paraît une cause de servitude est tout à la fois un principe +d'ordre et de liberté. Les civilisations industrielles ont des plaies +que je n'ignore point, mais il ne faut pas nier leurs bienfaits, ni +dénaturer leurs tendances. Des sociétés qui vivent par le travail, par +l'échange, par le crédit sont des sociétés essentiellement chrétiennes, +quoi qu'on dise, car toutes ces formes si puissantes et si variées de +l'industrie ne sont au fond que l'application de quelques grandes idées +morales empruntées au christianisme, source de toute force comme de +toute vérité. + +L'industrie joue un rôle si considérable dans le mouvement des sociétés +modernes, que l'on ne peut faire, au point de vue où vous vous placez, +aucun calcul exact sans tenir compte de son influence; et cette +influence n'est pas du tout celle que vous avez cru pouvoir lui +assigner. La science qui cherche les rapports de la vie industrielle et +les maximes qui s'en dégagent, sont tout ce qu'il y a de plus contraire +au principe de la concentration des pouvoirs. La tendance de l'économie +politique est de ne voir dans l'organisme politique qu'un mécanisme +nécessaire, mais très-coûteux, dont il faut simplifier les ressorts, et +elle réduit le rôle du gouvernement à des fonctions tellement +élémentaires, que son plus grand inconvénient est peut-être d'en +détruire le prestige. L'industrie est l'ennemie-née des révolutions, car +sans l'ordre social elle périt et avec elle s'arrête le mouvement vital +des peuples modernes. Elle ne peut se passer de liberté, car elle ne vit +que par des manifestations de la liberté; et, remarquez-le bien, les +libertés en matière d'industrie engendrent nécessairement les libertés +politiques, si bien que l'on a pu dire que les peuples les plus avancés +en industrie sont aussi les plus avancés en liberté. Laissez là l'Inde +et laissez la Chine qui vivent sous le destin aveugle de la monarchie +absolue, jetez les yeux en Europe, et vous verrez. + +Vous venez de prononcer de nouveau le mot de _despotisme_, eh bien, +Machiavel, vous dont le sombre génie s'est si profondément assimilé +toutes les voies souterraines, toutes les combinaisons occultes, tous +les artifices de lois et de gouvernement à l'aide desquels on peut +enchaîner le mouvement des bras et de la pensée chez les peuples; vous +qui méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les dominations +terribles de l'Orient, vous dont les doctrines politiques sont +empruntées aux théories effrayantes de la mythologie indienne, veuillez +me dire, je vous en conjure, comment vous vous y prendriez pour +organiser le despotisme chez les peuples dont le droit public repose +essentiellement sur la liberté, dont la morale et la religion +développent tous les mouvements dans le même sens, chez des nations +chrétiennes qui vivent par le commerce et par l'industrie, dans des +États dont les corps politiques sont en présence de la publicité de la +presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus obscurs du +pouvoir; faites appel à toutes les ressources de votre puissante +imagination, cherchez, inventez, et si vous résolvez ce problème, je +déclarerai avec vous que l'esprit moderne est vaincu. + + +MACHIAVEL. + +Prenez garde, vous me donnez beau jeu, je pourrais vous prendre au mot. + + +MONTESQUIEU. + +Faites-le, je vous en conjure. + + +MACHIAVEL. + +Je compte bien n'y pas manquer. + + +MONTESQUIEU. + +Dans quelques heures nous serons peut-être séparés. Ces parages ne vous +sont point connus, suivez-moi dans les détours que je vais faire avec +vous le long de ce sombre sentier, nous pourrons éviter encore quelques +heures le reflux des ombres que vous voyez là -bas. + + + + +SEPTIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Nous pouvons nous arrêter ici. + + +MONTESQUIEU. + +Je vous écoute. + + +MACHIAVEL. + +Je dois vous dire d'abord que vous vous êtes trompé du tout au tout sur +l'application de mes principes. Le despotisme se présente toujours à vos +yeux avec les formes caduques du monarchisme oriental, mais ce n'est pas +ainsi que je l'entends; avec des sociétés nouvelles, il faut employer +des procédés nouveaux. Il ne s'agit pas aujourd'hui, pour gouverner, de +commettre des iniquités violentes, de décapiter ses ennemis, de +dépouiller ses sujets de leurs biens, de prodiguer les supplices; non, +la mort, la spoliation et les tourments physiques ne peuvent jouer qu'un +rôle assez secondaire dans la politique intérieure des États modernes. + + +MONTESQUIEU. + +C'est heureux. + + +MACHIAVEL. + +Sans doute j'ai peu d'admiration, je l'avoue, pour vos civilisations _à +cylindres et à tuyaux_; mais je marche, croyez-le bien, avec le siècle; +la puissance des doctrines auxquelles est attaché mon nom, c'est +qu'elles s'accommodent à tous les temps et à toutes les situations. +Machiavel aujourd'hui _a des petits-fils_ qui savent le prix de ses +leçons. On me croit bien vieux, et tous les jours je rajeunis sur la +terre. + + +MONTESQUIEU. + +Vous raillez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Écoutez-moi et vous en jugerez. Il s'agit moins aujourd'hui de violenter +les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions politiques +que de _les effacer_, de combattre leurs instincts que de les tromper, +de proscrire leurs idées que de leur donner le change en se les +appropriant. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment cela? Car je n'entends pas ce langage. + + +MACHIAVEL. + +Permettez; c'est là la partie morale de la politique, nous arriverons +tout à l'heure aux applications. Le principal secret du gouvernement +consiste à affaiblir l'esprit public, au point de le désintéresser +complétement des idées et des principes avec lesquels on fait +aujourd'hui les révolutions. Dans tous les temps, les peuples comme les +hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent presque +toujours; ils n'en demandent pas plus. On peut donc établir des +institutions factices qui répondent à un langage et à des idées +également factices; il faut avoir le talent de ravir aux partis _cette +phraséologie libérale_, dont ils s'arment contre le gouvernement. Il +faut en saturer les peuples jusqu'à la lassitude, jusqu'au dégoût. On +parle souvent aujourd'hui de la puissance de l'opinion, je vous +montrerai qu'on lui fait exprimer ce qu'on veut quand on connaît bien +les ressorts cachés du pouvoir. Mais avant de songer à la diriger, il +faut l'étourdir, la frapper d'incertitude par d'étonnantes +contradictions, opérer sur elle d'incessantes diversions, l'éblouir par +toutes sortes de mouvements divers, l'égarer insensiblement dans ses +voies. Un des grands secrets du jour est de savoir s'emparer des +préjugés et des passions populaires, de manière à introduire une +confusion de principes qui rend toute entente impossible entre ceux qui +parlent la même langue et ont les mêmes intérêts. + + +MONTESQUIEU. + +Où allez vous avec ces paroles dont l'obscurité a quelque chose de +sinistre? + + +MACHIAVEL. + +Si le sage Montesquieu entend mettre du sentiment à la place de la +politique, je dois peut-être m'arrêter ici; je n'ai pas prétendu me +placer sur le terrain de la morale. Vous m'avez défié d'arrêter le +mouvement dans vos sociétés sans cesse tourmentées par l'esprit +d'anarchie et de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je +résoudrais le problème? Vous pouvez mettre à l'abri vos scrupules en +acceptant cette thèse comme une question de curiosité pure. + + +MONTESQUIEU. + +Soit. + + +MACHIAVEL. + +Je conçois d'ailleurs que vous me demandiez des indications plus +précises, j'y arriverai; mais laissez-moi vous dire d'abord à quelles +conditions essentielles le prince peut espérer aujourd'hui de consolider +son pouvoir. Il devra s'attacher avant tout à détruire les partis, à +dissoudre les forces collectives partout où elles existent, à paralyser +dans toutes ses manifestations l'initiative individuelle; ensuite le +niveau des caractères descendra de lui-même, et tous les bras molliront +bientôt contre la servitude. Le pouvoir absolu ne sera plus un accident, +il deviendra un besoin. Ces préceptes politiques ne sont pas entièrement +nouveaux, mais, comme je vous le disais, ce sont les procédés qui +doivent l'être. Un grand nombre de ces résultats peut s'obtenir par de +simples règlements de police et d'administration. Dans vos sociétés si +belles, si bien ordonnées, à la place des monarques absolus, vous avez +mis _un monstre qui s'appelle l'État_, nouveau Briarée dont les bras +s'étendent partout, organisme colossal de tyrannie à l'ombre duquel le +despotisme renaîtra toujours. Eh bien, sous l'invocation de l'État, rien +ne sera plus facile que de consommer l'oeuvre occulte dont je vous +parlais tout à l'heure, et les moyens d'action les plus puissants +peut-être seront précisément ceux que l'on aura le talent d'emprunter à +ce même régime industriel qui fait votre admiration. + +A l'aide du seul pouvoir réglementaire, j'instituerais, par exemple, +d'immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune publique, dont +dépendrait si étroitement le sort de toutes les fortunes privées, +qu'elles s'engloutiraient avec le crédit de l'État le lendemain de toute +catastrophe politique. Vous êtes un économiste, Montesquieu, pesez la +valeur de cette combinaison. + +Chef du gouvernement, tous mes édits, toutes mes ordonnances tendraient +constamment au même but: annihiler les forces collectives et +individuelles; développer démesurément la prépondérance de l'État, en +faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur. + +Voici une autre combinaison empruntée a l'ordre industriel: Dans le +temps actuel, l'aristocratie, en tant que force politique, a disparu; +mais la bourgeoisie territoriale est encore un élément de résistance +dangereux pour les gouvernements, parce qu'elle est d'elle-même, +indépendante; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou même de la +ruiner complétement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les charges qui +pèsent sur la propriété foncière, de maintenir l'agriculture dans un +état d'infériorité relative, de favoriser à outrance le commerce et +l'industrie, mais principalement la spéculation; car la trop grande +prospérité de l'industrie peut elle-même devenir un danger, en créant un +nombre trop considérable de fortunes indépendantes. + +On réagira utilement contre les grands industriels, contre les +fabricants, par l'excitation à un luxe disproportionné, par l'élévation +du taux des salaires, par des atteintes profondes habilement portées aux +sources de la _production_. Je n'ai pas besoin de développer ces idées, +vous sentez à merveille dans quelles circonstances et sous quels +prétextes tout cela peut se faire. L'intérêt du peuple, et même une +sorte de zèle pour la liberté, pour les grands principes économiques, +couvriront aisément, si on le veut, le véritable but. Il est inutile +d'ajouter que l'entretien perpétuel d'une armée formidable sans cesse +exercée par des guerres extérieures doit être le complément +indispensable de ce système; il faut arriver à ce qu'il n'y ait plus, +dans l'État, que des prolétaires, quelques millionnaires et des soldats. + + +MONTESQUIEU. + +Continuez. + + +MACHIAVEL. + +Voilà pour la politique intérieure de l'État. A l'extérieur il faut +exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la fermentation +révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il en résulte deux avantages +considérables: l'agitation libérale au dehors fait passer sur la +compression du dedans. De plus, on tient par là en respect Doutes les +puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de l'ordre ou du +désordre. Le grand point est d'enchevêtrer par des intrigues de cabinet +tous les fils de la politique européenne de façon à jouer tour à tour +les puissances avec qui l'on traite. Ne croyez pas que cette duplicité, +si elle est bien soutenue, puisse tourner au détriment d'un souverain. +Alexandre VI ne fit jamais que tromper dans ses négociations +diplomatiques et cependant, il réussit toujours, tant il avait la +science de l'astuce[5]. Mais dans ce que vous appelez aujourd'hui _le +langage officiel_, il faut un contraste frappant, et là on ne saurait +affecter trop d'esprit de loyauté et conciliation; les peuples qui ne +voient que l'apparence des choses, feront une réputation de sagesse au +souverain qui saura se conduire ainsi. + +A toute agitation intérieure, il doit pouvoir répondre par une guerre +extérieure; à toute révolution imminente, par une guerre générale; mais +comme, en politique, les paroles ne doivent jamais être d'accord avec +les actes, il faut que, dans ces diverses conjonctures, le prince soit +assez habile pour déguiser ses véritables desseins sous des desseins +contraires; il doit toujours avoir l'air de céder à la pression de +l'opinion quand il exécute ce que sa main a secrètement préparé. + +Pour résumer d'un mot tout le système, la révolution se trouve contenue +dans l'État, d'un côté, par la terreur de l'anarchie, de l'autre, par la +banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre générale. + +Vous avez pu voir déjà , par les indications rapides que je viens de vous +donner, quel rôle important l'art de la parole est appelé à jouer dans +la politique moderne. Je suis loin, comme vous le verrez, de dédaigner +la presse, et je saurais au besoin me servir de la tribune; l'essentiel +est d'employer contre ses adversaires toutes les armes qu'ils pourraient +employer contre vous. Non content de m'appuyer sur la force violente de +la démocratie, je voudrais emprunter aux subtilités du droit leurs +ressources les plus savantes. Quand on prend des décisions qui peuvent +paraître injustes ou téméraires, il est essentiel de savoir les énoncer +en de bons termes, de les appuyer des raisons les plus élevées de la +morale et du droit. + +Le pouvoir que je rêve, bien loin, comme vous le voyez, d'avoir des +moeurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les +talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra +s'entourer de publicistes, d'avocats, de jurisconsultes, d'hommes de +pratique et d'administration, de gens qui connaissent à fond tous les +secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les +langages, qui aient étudié l'homme dans tous les milieux. Il faut les +prendre partout, n'importe où, car ces gens-là rendent des services +étonnants par les procédés ingénieux qu'ils appliquent à la politique. +Il faut, avec cela, tout un monde d'économistes, de banquiers, +d'industriels, de capitalistes, d'hommes à projets, d'hommes à millions, +car tout au fond se résoudra par une question de chiffres. + +Quant aux principales dignités, aux principaux démembrements du pouvoir, +on doit s'arranger pour les donner à des hommes dont les antécédents et +le caractère mettent un abîme entre eux et les autres hommes, dont +chacun n'ait à attendre que la mort ou l'exil en cas de changement de +gouvernement et soit dans la nécessité de défendre jusqu'au dernier +souffle tout ce qui est. + +Supposez pour un instant que j'aie à ma disposition les différentes +ressources morales et matérielles que je viens de vous indiquer, et +donnez-moi maintenant une nation quelconque, entendez-vous! Vous +regardez comme un point capital, dans l'ESPRIT DES LOIS, _de ne pas +changer le caractère d'une nation_[6] quand on veut lui conserver sa +vigueur originelle, eh bien, je ne vous demanderais pas vingt ans pour +transformer de la manière la plus complète le caractère européen le plus +indomptable et pour le rendre aussi docile à la tyrannie que celui du +plus petit peuple de l'Asie. + + [5] Traité du Prince, p. 114, ch. XVII. + + [6] _Esp. des lois_, p. 252 et s., liv. XIX, ch. V. + + +MONTESQUIEU. + +Vous venez d'ajouter, en vous jouant, un chapitre au traité du Prince. +Quelles que soient vos doctrines, je ne les discute pas; je ne vous fais +qu'une observation. Il est évident que vous n'avez nullement tenu +l'engagement que vous aviez pris; l'emploi de tous ces moyens suppose +l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé précisément comment +vous pourriez l'établir dans des sociétés politiques qui reposent sur +des institutions libérales. + + +MACHIAVEL. + +Votre observation est parfaitement juste et je n'entends pas y +échapper. Ce début n'était qu'une préface. + + +MONTESQUIEU. + +Je vous mets en présence d'un État fondé sur des institutions +représentatives, monarchie ou république; je vous parle d'une nation +familiarisée de longue main avec la liberté, et je vous demande, +comment, de là , vous pourrez retourner au pouvoir absolu. + + +MACHIAVEL. + +Rien n'est plus facile. + + +MONTESQUIEU. + +Voyons? + + + + +IIe PARTIE. + + + + +HUITIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je prends l'hypothèse qui m'est le plus contraire, je prends un État +constitué en république. Avec une monarchie, le rôle que je me propose +de jouer serait trop facile. Je prends une République, parce qu'avec une +semblable forme de gouvernement, je vais rencontrer une résistance, +presque insurmontable en apparence, dans les idées, dans les moeurs, +dans les lois. Cette hypothèse vous contrarie t-elle? J'accepte de vos +mains un État quelle que soit sa forme, grand ou petit, je le suppose +doté de toutes les institutions qui garantissent la liberté, et je vous +adresse cette seule question: Croyez-vous le pouvoir à l'abri d'un coup +de main ou de ce que l'on appelle aujourd'hui un coup d'État? + + +MONTESQUIEU. + +Non, cela est vrai; mais vous m'accorderez du moins qu'une telle +entreprise sera singulièrement difficile dans les sociétés politiques +contemporaines, telles qu'elles sont organisées. + + +MACHIAVEL. + +Et pourquoi? Ces sociétés ne sont-elles pas, comme de tout temps, en +proie à des factions? N'y a-t-il pas partout des éléments de guerre +civile, des partis, des prétendants? + + +MONTESQUIEU. + +C'est possible; mais je crois pouvoir vous faire sentir d'un mot où est +votre erreur. Ces usurpations, nécessairement très-rares parce qu'elles +sont pleines de périls et qu'elles répugnent aux moeurs modernes, en +supposant qu'elles réussissent, n'auraient nullement l'importance que +vous paraissez leur attribuer. Un changement de pouvoir n'amènerait par +un changement d'institutions. Un prétendant troublera l'État, soit; son +parti triomphera, je l'admets; le pouvoir est en d'autres mains, voilà +tout; mais le droit public et le fond même des institutions restent +d'aplomb. C'est là ce qui me touche. + + +MACHIAVEL. + +Est-il vrai que vous ayez une telle illusion? + + +MONTESQUIEU. + +Établissez le contraire. + + +MACHIAVEL. + +Vous m'accordez donc, pour un moment, le succès d'une entreprise armée +contre le pouvoir établi? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Remarquez bien alors dans quelle situation je me trouve placé. J'ai +supprimé momentanément tout pouvoir autre que le mien. Si les +institutions encore debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, +c'est de pure forme; en fait, les actes de ma volonté ne peuvent +rencontrer aucune résistance réelle; enfin je suis dans cette condition +extra-légale, que les Romains appelaient d'un mot si beau et si +puissamment énergique: _la dictature_. C'est-à -dire que je puis tout ce +que je veux à l'heure présente, que je suis législateur, exécuteur, +justicier, et à cheval comme chef d'armée. + +Retenez ceci. Maintenant j'ai triomphé par l'appui d'une faction, +c'est-à -dire que cet événement n'a pu s'accomplir qu'au milieu d'une +profonde dissension intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se +tromper, quelles en sont les causes. Ce sera un antagonisme entre +l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour +le fond des choses, ce ne peut être que cela; à la surface, ce sera un +pêle-mêle d'idées, d'opinions, d'influences et de courants contraires, +comme dans tous les États où la liberté aura été un moment déchaînée. Il +y aura là des éléments politiques de toute espèce, des tronçons de +partis autrefois victorieux, aujourd'hui vaincus, des ambitions +effrénées, des convoitises ardentes, des haines implacables, des +terreurs partout, des hommes de toute opinion et de toute doctrine, des +restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues, des anarchistes, des +utopistes, tous à l'oeuvre, tous travaillant également de leur côté au +renversement de l'ordre établi. Que faut-il conclure d'une telle +situation? Deux choses: la première, c'est que le pays a un grand besoin +de repos et qu'il ne refusera rien à qui pourra le lui donner; la +seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, il n'y a point +de force réelle ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le peuple. + +Je suis, moi, un prétendant victorieux; je porte, je suppose, un grand +nom historique propre à agir sur l'imagination des masses. Comme +Pisistrate, comme César, comme Néron même; je m'appuierai sur le peuple; +c'est _l'a b c_ de tout usurpateur. C'est là la puissance aveugle qui +donnera le moyen de tout faire impunément, c'est là l'autorité, c'est là +le nom qui couvrira tout. Le peuple en effet se soucie bien de vos +fictions légales et de vos garanties constitutionnelles! + +J'ai fait le silence au milieu des factions, et maintenant vous allez +voir comme je vais marcher. + +Peut-être vous rappelez-vous les règles que j'ai établies dans le traité +du Prince pour conserver les provinces conquises. L'usurpateur d'un +État est dans une situation analogue à celle d'un conquérant. Il est +condamné à tout renouveler, à dissoudre l'État, à détruire la cité, à +changer la face des moeurs. + +C'est là le but, mais dans les temps actuels il n'y faut tendre que par +des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons habiles, et, +autant que possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas +directement les institutions, mais je les toucherai une à une par un +trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. Ainsi je toucherai +tour à tour à l'organisation judiciaire, au suffrage, à la presse, à la +liberté individuelle, à l'enseignement. + +Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une législation +nouvelle qui, sans abroger expressément l'ancienne, la masquera d'abord, +puis bientôt l'effacera complétement. Telles sont mes conceptions +générales, maintenant vous allez voir les détails d'exécution. + + +MONTESQUIEU. + +Que n'êtes-vous encore dans les jardins de Ruccellaï, ô Machiavel, pour +professer ces belles leçons, et combien il est regrettable que la +postérité ne puisse pas vous entendre! + + +MACHIAVEL. + +Rassurez-vous; pour qui sait lire, tout cela est dans le traité du +Prince. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, vous êtes au lendemain de votre coup d'État, qu'allez-vous +faire? + + +MACHIAVEL. + +Une grande chose, puis une très-petite. + + +MONTESQUIEU. + +Voyons d'abord la grande? + + +MACHIAVEL. + +Après le succès d'un coup de force contre le pouvoir établi, tout n'est +pas fini, et les partis ne se tiennent généralement pas pour battus. On +ne sait pas encore au juste ce que vaut l'énergie de l'usurpateur, on va +l'essayer, on va se lever contre lui les armes à la main. Le moment est +venu d'imprimer une terreur qui frappe la cité entière et fasse +défaillir les âmes les plus intrépides. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'allez-vous faire? Vous m'aviez dit que vous aviez répudié le sang. + + +MACHIAVEL. + +Il ne s'agit pas ici de fausse humanité. La société est menacée, elle +est en état de légitime défense; l'excès des rigueurs et même de la +cruauté préviendra pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne me +demandez pas ce que l'on fera; il faut que les âmes soient terrifiées +une fois pour toutes et que la peur les détrempe. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, je me rappelle; c'est là ce que vous enseignez dans le traité du +Prince en racontant la sinistre exécution de Borgia dans Césène[7]. Vous +êtes bien le même. + + [7] Traité du Prince, p. 47, ch. VII. + + +MACHIAVEL. + +Non, non, vous le verrez plus tard; je n'agis ainsi que par nécessité, +et j'en souffre. + + +MONTESQUIEU. + +Mais qui donc le versera, ce sang? + + +MACHIAVEL. + +L'armée! cette grande justicière des États; elle dont la main ne +déshonore jamais ses victimes. Deux résultats de la plus grande +importance seront atteints par l'intervention de l'armée dans la +répression. A partir de ce moment, d'une part elle se trouvera pour +toujours en hostilité avec la population civile qu'elle aura châtiée +sans ménagement, de l'autre elle se rattachera d'une manière +indissoluble au sort de son chef. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous croyez que ce sang ne retombera pas sur vous? + + +MACHIAVEL. + +Non, car aux yeux du peuple, le souverain, en définitive, est étranger +aux excès d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours facile de contenir. +Ceux qui pourront en être responsables, ce seront les généraux, les +ministres qui auront exécuté mes ordres. Ceux-là , je vous l'affirme, me +seront dévoués jusqu'à leur dernier soupir, car ils savent bien ce qui +les attendrait après moi. + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc là votre premier acte de souveraineté! Voyons maintenant le +second? + + +MACHIAVEL. + +Je ne sais si vous avez remarqué quelle est, en politique, la puissance +des petits moyens. Après ce que je viens de vous dire, je ferai frapper +à mon effigie toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai une quantité +considérable. + + +MONTESQUIEU. + +Mais au milieu des premiers soucis de l'État, ce serait une mesure +puérile. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez cela? Vous n'avez pas pratiqué le pouvoir. L'effigie humaine +imprimée sur la monnaie, c'est le signe même de la puissance. Au premier +abord il y aura des esprits orgueilleux qui en tressailliront de colère, +mais on s'y habituera; les ennemis mêmes de mon pouvoir seront obligés +d'avoir mon portrait dans leur escarcelle. Il est bien certain que l'on +s'habitue peu à peu à regarder avec des yeux plus doux les traits qui +sont partout imprimés sur le signe matériel de nos jouissances. Du jour +où mon effigie est sur la monnaie, je suis roi. + + +MONTESQUIEU. + +J'avoue que cet aperçu est nouveau pour moi; mais passons. Vous n'avez +pas oublié que les peuples nouveaux ont la faiblesse de se donner des +constitutions qui sont les garanties de leurs droits? Avec votre pouvoir +issu de la force, avec les projets que vous me révélez, vous allez +peut-être vous trouver embarrassé en présence d'une charte fondamentale +dont tous les principes, toutes les règles, toutes les dispositions sont +contraires à vos maximes de gouvernement. + + +MACHIAVEL. + +Je ferai une autre constitution, voilà tout. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous pensez que cela ne sera pas autrement difficile? + + +MACHIAVEL. + +Où serait la difficulté? Il n'y a pas, pour le moment, d'autre volonté, +d'autre force que la mienne et j'ai pour base d'action l'élément +populaire. + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai. J'ai pourtant un scrupule: d'après ce que vous venez de me +dire, j'imagine que votre constitution ne sera pas un monument de +liberté. Vous pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, d'une +seule violence heureuse pour ravir à une nation tous ses droits, toutes +ses conquêtes, toutes ses institutions, tous les principes avec lesquels +elle a pris l'habitude de vivre? + + +MACHIAVEL. + +Permettez! Je ne vais pas si vite. Je vous disais, il y a peu +d'instants, que les peuples étaient comme les hommes, qu'ils tenaient +plus aux apparences qu'à la réalité des choses; c'est là , en politique, +une règle dont je suivrais scrupuleusement les indications; veuillez me +rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous verrez que je +n'en suis pas aussi embarrassé que vous paraissez le croire. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'allez-vous en faire, ô Machiavel? + + +MACHIAVEL. + +Ne craignez rien, nommez-les-moi. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne m'y fie point, je vous l'avoue. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, je vous les rappellerai moi-même. Vous ne manqueriez sans doute +pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de la +liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la +liberté individuelle, du droit d'association, de l'égalité devant la +loi, de l'inviolabilité de la propriété et du domicile, du droit de +pétition, du libre consentement de l'impôt, de la proportionnalité des +peines, de la non rétroactivité des lois; en est-ce assez et en +souhaitez-vous encore? + + +MONTESQUIEU. + +Je crois que c'est beaucoup plus qu'il n'en faut, Machiavel, pour +mettre votre gouvernement mal à l'aise. + + +MACHIAVEL. + +C'est là ce qui vous trompe, et cela est si vrai, que je ne vois nul +inconvénient à proclamer ces principes; j'en ferai même, si vous le +voulez, le préambule de ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Vous m'avez déjà prouvé que vous étiez un grand magicien. + + +MACHIAVEL. + +Il n'y a point de magie là dedans, il n'y a que du savoir-faire +politique. + + +MONTESQUIEU. + +Mais comment, ayant inscrit ces principes en tête de votre constitution, +vous y prendrez-vous pour ne pas les appliquer? + + +MACHIAVEL. + +Ah! prenez garde, je vous ai dit que je proclamerais ces principes, mais +je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les +désignerais expressément. + + +MONTESQUIEU. + +Comment l'entendez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Je n'entrerais dans aucune récapitulation; je me bornerais à déclarer au +peuple que je reconnais et que je confirme les grands principes du droit +moderne. + + +MONTESQUIEU. + +La portée de cette réticence m'échappe. + + +MACHIAVEL. + +Vous allez reconnaître combien elle est importante. Si j'énumérais +expressément ces droits, ma liberté d'action serait enchaînée vis-à -vis +de ceux que j'aurais déclarés; c'est ce que je ne veux pas. En ne les +nommant point, je parais les accorder tous et je n'en accorde +spécialement aucun; cela me permettra plus tard d'écarter, par voie +d'exception, ceux que je jugerai dangereux. + + +MONTESQUIEU. + +Je comprends. + + +MACHIAVEL. + +Parmi ces principes, d'ailleurs, les uns appartiennent au droit +politique et constitutionnel proprement dit, les autres au droit civil. +C'est là une distinction qui doit toujours servir de règle dans +l'exercice du pouvoir absolu. C'est à leurs droits civils que les +peuples tiennent le plus; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de cette +manière, une partie de mon programme au moins se trouvera remplie. + + +MONTESQUIEU. + +Et quant aux droits politiques ...? + + +MACHIAVEL. + +J'ai écrit dans le traité du Prince la maxime que voici, et qui n'a pas +cessé d'être vraie: «Les gouvernés seront toujours contents du prince, +lorsqu'il ne touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et dès lors +il n'a plus à combattre que les prétentions d'un petit nombre de +mécontents, dont il vient facilement à bout.» Ma réponse à votre +question est là . + + +MONTESQUIEU. + +On pourrait, à la rigueur, ne pas la trouver suffisante; on pourrait +vous répondre que les droits politiques aussi sont des biens; qu'il +importe aussi à l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en y +touchant vous portez en réalité atteinte à leurs biens comme à leur +honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits civils +est lié au maintien des droits politiques par une étroite solidarité. +Qui garantira les citoyens que si vous les dépouillez aujourd'hui de la +liberté politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la liberté +individuelle; que si vous attentez aujourd'hui à leur liberté, vous +n'attenterez pas demain à leur fortune? + + +MACHIAVEL. + +Il est certain que l'argument est présenté avec beaucoup de vivacité, +mais je crois que vous en comprenez parfaitement aussi l'exagération. +Vous semblez toujours croire que les peuples modernes sont affamés de +liberté. Avez-vous prévu le cas où ils n'en veulent plus, et pouvez-vous +demander aux princes d'avoir pour elle plus de passion que n'en ont les +peuples? Or, dans vos sociétés si profondément relâchées, où l'individu +ne vit plus que dans la sphère de son égoïsme et de ses intérêts +matériels, interrogez le plus grand nombre, et vous verrez si, de tous +côtés, on ne vous répond pas: Que me fait la politique? que m'importe la +liberté? Est-ce que tous les gouvernements ne sont pas les mêmes? est-ce +qu'un gouvernement ne doit pas se défendre? + +Remarquez-le bien, d'ailleurs, ce n'est même pas le peuple qui tiendra +ce langage; ce seront les bourgeois, les industriels, les gens +instruits, les riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état +d'apprécier vos belles doctrines de droit public. Ils me béniront, ils +s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en état de minorité, +qu'ils sont incapables de se conduire. Tenez, les nations ont je ne sais +quel secret amour pour les vigoureux génies de la force. A tous les +actes violents marqués du talent de l'artifice, vous entendrez dire avec +une admiration qui surmontera le blâme: Ce n'est pas bien, soit, mais +c'est habile, c'est bien joué, c'est fort! + + +MONTESQUIEU. + +Vous allez donc rentrer dans la partie professionnelle de vos doctrines? + + +MACHIAVEL. + +Non pas, nous en sommes à l'exécution. J'aurais certainement fait +quelques pas de plus si vous ne m'aviez obligé à une digression. +Reprenons. + + + + +NEUVIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Vous en étiez au lendemain d'une constitution faite par vous sans +l'assentiment de la nation. + + +MACHIAVEL. + +Ici je vous arrête; je n'ai jamais prétendu froisser à ce point des +idées reçues dont je connais l'empire. + + +MONTESQUIEU. + +Vraiment! + + +MACHIAVEL. + +Je parle très-sérieusement. + + +MONTESQUIEU. + +Vous comptez donc associer la nation _au nouvel oeuvre fondamental_ que +vous préparez? + + +MACHIAVEL. + +Oui, sans doute. Cela vous étonne? Je ferai bien mieux: je ferai d'abord +ratifier par le vote populaire le coup de force que j'ai accompli contre +l'État; je dirai au peuple, dans les termes qui conviendront: Tout +marchait mal; j'ai tout brisé, je vous ai sauvé, voulez-vous de moi? +vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre par votre vote. + + +MONTESQUIEU. + +Libre sous le poids de la terreur et de la force armée. + + +MACHIAVEL. + +On m'acclamera. + + +MONTESQUIEU. + +Je le crois. + + +MACHIAVEL. + +Et le vote populaire, dont j'ai fait l'instrument de mon pouvoir, +deviendra la base même de mon gouvernement. J'établirai un suffrage sans +distinction de classe ni de cens, avec lequel l'absolutisme sera +organisé d'un seul coup. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, car d'un seul coup vous brisez en même temps l'unité de la famille, +vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des lumières +et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige à votre +gré. + + +MACHIAVEL. + +Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui tous les +peuples de l'Europe: J'organise le suffrage universel comme Washington +aux États-Unis, et le premier usage que j'en fais est de lui soumettre +ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Quoi! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou +secondaires? + + +MACHIAVEL. + +Oh! laissons là , je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle; elles ne sont +déjà plus du temps présent. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur l'acceptation +de votre constitution? comment les articles organiques en seront-ils +discutés? + + +MACHIAVEL. + +Mais je n'entends pas qu'ils soient discutés du tout, je croyais vous +l'avoir dit. + + +MONTESQUIEU. + +Je n'ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu'il vous a +plu de choisir. Vous m'avez parlé des États-Unis d'Amérique; je ne sais +pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu'il y a de certain, +c'est que la constitution actuelle des États-Unis a été discutée, +délibérée et votée par les représentants de la nation. + + +MACHIAVEL. + +De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples: nous +sommes en Europe; ma constitution est présentée en bloc, elle est +acceptée en bloc. + + +MONTESQUIEU. + +Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. Comment, en +votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce qu'il fait et +jusqu'à quel point il s'engage? + + +MACHIAVEL. + +Et où avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment digne de ce nom, +vraiment durable, ait jamais été le résultat d'une délibération +populaire? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d'un seul +homme ou ce n'est qu'une oeuvre condamnée au néant. Sans homogénéité, +sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle portera +nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses de vues qui ont +présidé à sa rédaction. + +Une constitution, encore une fois, ne peut être que l'oeuvre d'un seul; +jamais les choses ne se sont passées autrement, j'en atteste l'histoire +de tous les fondateurs d'empire, l'exemple des Sésostris, des Solon, des +Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre Ier. + + +MONTESQUIEU. + +C'est un chapitre d'un de vos disciples que vous allez me développer là . + + +MACHIAVEL. + +Et de qui donc? + + +MONTESQUIEU. + +De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne sont +pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, à vous +entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit profonde +de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous souvenir que, dans +l'hypothèse où nous nous plaçons, la nation a atteint l'apogée de sa +civilisation, que son droit public est fondé, et qu'elle est en +possession d'institutions régulières. + + +MACHIAVEL. + +Je ne dis pas non; aussi vous allez voir que je n'ai pas besoin de +détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il +me suffira d'en modifier l'économie et d'en changer les combinaisons. + + +MONTESQUIEU. + +Expliquez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Vous m'avez fait tout à l'heure un cours de politique constitutionnelle, +je compte le mettre à profit. Je ne suis, d'ailleurs, pas aussi étranger +qu'on le croit généralement en Europe, à toutes ces idées de bascule +politique; vous avez pu vous en apercevoir par mes discours sur +Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous remarquiez avec raison, il y a un +instant, que dans les États parlementaires de l'Europe les pouvoirs +publics étaient distribués à peu près partout de la même manière entre +un certain nombre de corps politiques dont le jeu régulier constituait +le gouvernement. + +Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des +attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un +sénat, un corps législatif, un conseil d'État, une cour de cassation; je +dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le mécanisme +respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que moi le secret; +il est évident que chacun d'eux répond à une fonction essentielle du +gouvernement. Vous remarquerez bien que c'est la fonction que j'appelle +essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi il faut qu'il y ait un +pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un pouvoir législatif, un +pouvoir règlementaire, cela ne fait pas de doute. + + +MONTESQUIEU. + +Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n'en font qu'un à +vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en supprimant +les institutions. + + +MACHIAVEL. + +Encore une fois, c'est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir ainsi +sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le fanatisme +qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89; mais veuillez +bien m'écouter: En statique le déplacement d'un point d'appui fait +changer la direction de la force, en mécanique le déplacement d'un +ressort fait changer le mouvement. En apparence pourtant c'est le même +appareil, c'est le même mécanisme. De même encore en physiologie le +tempérament dépend de l'état des organes. Si les organes sont modifiés, +le tempérament change. Eh bien, les diverses institutions dont nous +venons de parler fonctionnent dans l'économie gouvernementale comme de +véritables organes dans le corps humain. Je toucherai aux organes, les +organes resteront, mais la complexion politique de l'État sera changée. +Concevez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Ce n'est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous +gardez les noms, vous ôtez les choses. C'est ce qu'Auguste fit à Rome +quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une +préture, une censure, un tribunat; mais il n'y avait plus ni consuls, ni +préteurs, ni censeurs, ni tribuns. + + +MACHIAVEL. + +Avouez qu'on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut faire en +politique, à la condition de flatter les préjugés publics et de garder +du respect pour les apparences. + + +MONTESQUIEU. + +Ne rentrez pas dans les généralités; vous voilà à l'oeuvre, je vous +suis. + + +MACHIAVEL. + +N'oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes actes va +prendre sa source. A mes yeux vos gouvernements parlementaires ne sont +que des écoles de dispute, que des foyers d'agitations stériles au +milieu desquels s'épuise l'activité féconde des nations que la tribune +et la presse condamnent à l'impuissance. En conséquence je n'ai pas de +remords; je pars d'un point de vue élevé et mon but justifie mes actes. + +A des théories abstraites je substitue la raison pratique, l'expérience +des siècles, l'exemple des hommes de génie qui ont fait de grandes +choses par les mêmes moyens; je commence par rendre au pouvoir ses +conditions vitales. + +Ma première réforme s'appesantit immédiatement sur votre prétendue +responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme le +vôtre, par exemple, où l'opinion, par un sentiment instinctif, rapporte +tout au chef de l'État, le bien comme le mal, inscrire en tête d'une +charte que le souverain est irresponsable, c'est mentir au sentiment +public, c'est établir une fiction qui s'évanouira toujours au bruit des +révolutions. + +Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la +responsabilité ministérielle; le souverain que j'institue sera seul +responsable devant le peuple. + + +MONTESQUIEU. + +A la bonne heure, il n'y a pas là d'ambages. + + +MACHIAVEL. + +Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation ont, +comme vous me l'expliquiez, l'initiative des projets de loi seuls ou +concurremment avec le pouvoir exécutif; eh bien, c'est la source des +plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque député +peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en présentant les +projets de lois les moins étudiés, les moins approfondis; que dis-je? +avec l'initiative parlementaire, la Chambre renversera, quand elle +voudra, le gouvernement. Je raye l'initiative parlementaire. La +proposition des lois n'appartiendra qu'au souverain. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du +pouvoir absolu; car dans un État où l'initiative des lois n'appartient +qu'au souverain, c'est à peu près le souverain qui est le seul +législateur; mais avant que vous n'alliez plus loin, je désirerais vous +faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je vous +trouve assis sur le sable. + + +MACHIAVEL. + +Comment? + + +MONTESQUIEU. + +N'avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre pouvoir? + + +MACHIAVEL. + +Sans doute. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, vous n'êtes qu'un mandataire révocable au gré du peuple, en qui +seul réside la véritable souveraineté. Vous avez cru pouvoir faire +servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous apercevez +donc pas qu'on vous renversera quand on voudra? D'autre part, vous vous +êtes déclaré seul responsable; vous comptez donc être un ange? Mais +soyez-le si vous voulez, on ne s'en prendra pas moins à vous de tout le +mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première crise. + + +MACHIAVEL. + +Vous anticipez: l'objection vient trop tôt, mais j'y réponds de suite, +puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous croyez +que je n'ai pas prévu l'argument. Si mon pouvoir était troublé, ce ne +pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles par deux +droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Quels sont donc ces droits? + + +MACHIAVEL. + +L'appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siége; je suis +chef d'armée, j'ai toute la force publique entre les mains; à la +première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient +raison de la résistance et je retrouverais dans l'urne populaire une +nouvelle consécration de mon autorité. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez des arguments sans réplique; mais revenons, je vous prie, au +Corps législatif que vous avez installé; sur ce point, je ne vous vois +pas hors d'embarras; vous avez privé cette assemblée de l'initiative +parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les lois que vous +présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute pas le lui +laisser exercer? + + +MACHIAVEL. + +Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois à +cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter la +loi, je n'ai pas à craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon pouvoir. +J'ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l'ai dit d'ailleurs, il +entre dans mes plans de laisser subsister en apparence les institutions. +Seulement je dois vous déclarer que je n'entends pas laisser à la +Chambre ce que vous appelez le droit d'amendement. Il est évident +qu'avec l'exercice d'une telle faculté, il n'est pas de loi qui ne +pourrait être déviée de son but primitif et dont l'économie ne fût +susceptible d'être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n'y a pas +d'autre alternative. + + +MONTESQUIEU. + +Mais il n'en faudrait pas davantage pour vous renverser: il suffirait +pour cela que l'assemblée législative repoussât systématiquement tous +vos projets de loi ou seulement qu'elle refusât de voter l'impôt. + + +MACHIAVEL. + +Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. Une +chambre, quelle qu'elle soit, qui entraverait par un tel acte de +témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. +J'aurais mille moyens d'ailleurs de neutraliser le pouvoir d'une telle +assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et +j'aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. Je +me réserverais la nomination des présidents et des vice-présidents qui +dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je +réduirais à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je ferais surtout une +chose qui est d'une très-grande importance, et dont la pratique commence +déjà à s'introduire, m'a-t-on dit: j'abolirais la gratuité du mandat +législatif; je voudrais que les députés reçussent un émolument, que +leurs fonctions fussent, en quelque sorte, salariées. Je regarde cette +innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir les +représentants de la nation; je n'ai pas besoin de vous développer cela, +l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme chef du +pouvoir exécutif, j'ai le droit de convoquer, de dissoudre le Corps +législatif, et qu'en cas de dissolution, je me réserverais les plus +longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je comprends +parfaitement que l'assemblée législative ne pourrait, sans danger, +rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous: nous +rencontrerons bientôt d'autres moyens pratiques de l'y rattacher. Ces +détails constitutionnels vous suffisent-ils? en voulez-vous davantage? + + +MONTESQUIEU. + +Cela n'est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à +l'organisation du Sénat. + + +MACHIAVEL. + +Je vois que vous avez très-bien compris que c'était là la partie +capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à présent, +je vous regarde comme complétement maître de l'État. + + +MACHIAVEL. + +Cela vous plaît à dire; mais, en réalité, la souveraineté ne pourrait +s'établir sur des bases aussi superficielles. A côté du souverain, il +faut des corps imposants par l'éclat des titres, des dignités et par +l'illustration personnelle de ceux qui le composent. Il n'est pas bon +que la personne du souverain soit constamment en jeu, que sa main +s'aperçoive toujours; il faut que son action puisse au besoin se +couvrir sous l'autorité des grandes magistratures qui environnent le +trône. + + +MONTESQUIEU. + +Il est aisé de voir que c'est à ce rôle que vous destinez le Sénat et le +Conseil d'État. + + +MACHIAVEL. + +On ne peut rien vous cacher. + + +MONTESQUIEU. + +Vous parlez du trône: je vois que vous êtes roi et nous étions tout à +l'heure en république. La transition n'est guère ménagée. + + +MACHIAVEL. + +L'illustre publiciste français ne peut pas me demander de m'arrêter à de +semblables détails d'exécution: du moment que j'ai la toute-puissance en +main, l'heure où je me ferai proclamer roi n'est plus qu'une affaire +d'opportunité. Je le serai avant ou après avoir promulgué ma +constitution, peu importe. + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai. Revenons à l'organisation du Sénat. + + + + +DIXIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition de +votre mémorable ouvrage sur _les Causes de la grandeur et de la +décadence des Romains_, il n'est pas que vous n'ayez remarqué le rôle +que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne d'Auguste. + + +MONTESQUIEU. + +C'est là , si vous me permettez de vous le dire, un point que les +recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complétement +éclairci. Ce qu'il y a de certain, c'est que jusqu'aux derniers temps de +la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, +investie d'immenses priviléges, ayant des pouvoirs propres; ce fut là le +secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions politiques et +de la grandeur qu'il imprima à la République. A partir d'Auguste, le +Sénat n'est plus qu'un instrument dans la main des empereurs, mais on +ne voit pas bien par quelle succession d'actes ils parvinrent à le +dépouiller de sa puissance. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas précisément pour élucider ce point d'histoire que je vous +prie de vous reporter à cette période de l'Empire. Cette question, pour +le moment, ne me préoccupe pas; tout ce que je voulais vous dire, c'est +que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté du prince, un rôle +politique analogue à celui du Sénat Romain dans les temps qui ont suivi +la chute de la République. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, mais à cette époque la loi n'était plus votée dans les comices +populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes; est-ce cela +que vous voulez? + + +MACHIAVEL. + +Non pas: cela ne serait point conforme aux principes modernes du droit +constitutionnel. + + +MONTESQUIEU. + +Quels remercîments ne vous doit-on pas pour un semblable scrupule! + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai d'ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît +nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut émaner +que de ma proposition, et je fais d'ailleurs des décrets qui ont force +de lois. + + +MONTESQUIEU. + +Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n'est cependant pas mince; +mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le Sénat. + + +MACHIAVEL. + +Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son intervention +directe ne doit apparaître que dans des circonstances solennelles; s'il +était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte fondamental, ou que +la souveraineté fût mise en péril. + + +MONTESQUIEU. + +Ce langage est encore très-divinatoire. Vous aimez à préparer vos +effets. + + +MACHIAVEL. + +L'idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu'à présent, de +vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu'ils donnent aux +peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute; je ne voudrais pas +m'enfermer dans un cercle infranchissable; je ne fixerais que ce qu'il +est impossible de laisser incertain; je laisserais aux changements une +assez large voie pour qu'il y ait, dans les grandes crises, d'autres +moyens de salut que l'expédient désastreux des révolutions. + + +MONTESQUIEU. + +Vous parlez en sage. + + +MACHIAVEL. + +Et en ce qui concerne le Sénat, j'inscrirais dans ma constitution: «Que +le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n'a pas été prévu +par la constitution et qui est nécessaire à sa marche; qu'il fixe le +sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à différentes +interprétations; qu'il maintient ou annule tous les actes qui lui sont +déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou dénoncés par les +pétitions des citoyens; qu'il peut poser les bases de projets de lois +d'un grand intérêt national; qu'il peut proposer des modifications à la +constitution et qu'il y sera statué par un sénatus-consulte.» + + +MONTESQUIEU. + +Tout cela est fort beau et c'est véritablement là un Sénat Romain. Je +fais seulement quelques remarques sur votre constitution: elle sera donc +rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous jugiez +à l'avance que les articles qu'elle renferme pourront être susceptibles +de différentes interprétations. + + +MACHIAVEL. + +Non, mais il faut tout prévoir. + + +MONTESQUIEU. + +Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, était +d'éviter de tout prévoir et de tout régler. + + +MACHIAVEL. + +L'illustre président n'a pas hanté sans profit le palais de Thémis, ni +porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n'ont pas eu d'autre +portée que celle-ci: Il faut prévoir ce qui est essentiel. + + +MONTESQUIEU. + +Dites-moi, je vous prie: votre Sénat, interprète et gardien du pacte +fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre? + + +MACHIAVEL. + +Indubitablement non. + + +MONTESQUIEU. + +Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez? + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous dis pas le contraire. + + +MONTESQUIEU. + +Ce qu'il interprétera, ce sera donc vous qui l'interpréterez; ce qu'il +modifiera, ce sera vous qui le modifierez; ce qu'il annulera, ce sera +vous qui l'annulerez? + + +MACHIAVEL. + +Je ne prétends pas m'en défendre. + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que vous +avez fait, d'ôter ce que vous avez donné, de changer votre constitution, +soit en bien, soit en mal, ou même de la faire disparaître complétement +si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge rien de vos intentions ni des +mobiles qui pourraient vous faire agir dans telles ou telles +circonstances données; je vous demande seulement où se trouverait la +plus faible garantie pour les citoyens au milieu d'un si vaste +arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se résoudre à le +subir? + + +MACHIAVEL. + +Je m'aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. +Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification aux bases +fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à +l'acceptation du peuple par la voie du suffrage universel. + + +MONTESQUIEU. + +Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir si +la modification que vous projetez porte en elle le caractère fondamental +qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux admettre +toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un sénatus-consulte +ce qui doit être fait par un plébiscite. Livrerez-vous à la discussion +vos amendements constitutionnels? les ferez-vous délibérer dans des +comices populaires? + + +MACHIAVEL. + +Incontestablement non; si jamais le débat sur des articles +constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, +rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l'examen du tout en +vertu de son droit d'évocation, et le lendemain ce serait la Révolution +dans la rue. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes logique du moins: alors les amendements constitutionnels sont +présentés en bloc, acceptés en bloc? + + +MACHIAVEL. + +Pas autrement, en effet. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l'organisation du Conseil +d'État. + + +MACHIAVEL. + +Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d'un +Président de cour souveraine. J'ai oublié de vous dire que +j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé le Corps législatif. + + +MONTESQUIEU. + +C'est entendu. + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai pas besoin d'ajouter d'ailleurs que je me réserverais également +la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette haute +assemblée. En ce qui touche le Conseil d'État, je serai plus bref. Vos +institutions modernes sont des instruments de centralisation si +puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans exercer +l'autorité souveraine. + +Qu'est-ce, en effet, d'après vos propres principes, que le Conseil +d'État? C'est un simulacre de corps politique destiné à faire passer +entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir +règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut +servir, quand on veut, à faire de véritables lois. + +Le Conseil d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on dit, d'une +attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En matière +contentieuse, il peut, m'assure-t-on, revendiquer par droit d'évocation, +ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux ordinaires, la +connaissance de tous les litiges qui lui paraissent avoir un caractère +administratif. Ainsi, et pour caractériser en un mot ce qu'il y a de +tout à fait exceptionnel dans cette dernière attribution, les tribunaux +doivent refuser de juger quand ils se trouvent en présence d'un acte de +l'autorité administrative, et l'autorité administrative peut, dans le +même cas, dessaisir les tribunaux pour s'en référer à la décision du +Conseil d'État. + +Or, encore une fois, qu'est-ce que le Conseil d'État? A-t-il un pouvoir +propre? est-il indépendant du souverain? Pas du tout. Ce n'est qu'un +Comité de Rédaction. Quand le Conseil d'État fait un règlement, c'est le +souverain qui le fait; quand il rend un jugement, c'est le souverain qui +le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est l'administration, +l'administration juge et partie dans sa propre cause. Connaissez-vous +quelque chose de plus fort que cela et croyez-vous qu'il y ait beaucoup +à faire pour fonder le pouvoir absolu dans des États où l'on trouve +tout organisées de pareilles institutions? + + +MONTESQUIEU. + +Votre critique tombe assez juste, j'en conviens; mais, comme le Conseil +d'État est une institution excellente en soi, rien n'est plus facile que +de lui donner l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans un certaine +mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce que vous ferez sans doute. + + +MACHIAVEL. + +En effet, je maintiendrai le type de l'unité dans l'institution là où je +le trouverai, je le ramènerai là où il n'est pas, en resserrant les +liens d'une solidarité que je regarde comme indispensable. + +Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma +constitution faite. + + +MONTESQUIEU. + +Déjà ? + + +MACHIAVEL. + +Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour changer +complétement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon programme est +remplie. + + +MONTESQUIEU. + +Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de cassation. + + +MACHIAVEL. + +Ce que j'ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs. + + +MONTESQUIEU. + +Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont entre +vos mains, vous devez commencer à être satisfait. + +Récapitulons: + +Vous faites la loi: 1° sous la forme de propositions au Corps +législatif; vous la faites, 2°, sous forme de décrets; 3° sous forme de +sénatus-consultes; 4° sous forme de règlements généraux; 5° sous forme +d'arrêtés au Conseil d'État; 6° sous forme de règlements ministériels; +7° enfin sous forme de coups d'État. + + +MACHIAVEL. + +Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir est +précisément le plus difficile. + + +MONTESQUIEU. + +En effet, je ne m'en doutais pas. + + +MACHIAVEL. + +Vous n'avez pas assez remarqué alors que ma constitution était muette +sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec le nouvel +ordre de choses que je viens d'établir. Il en est ainsi, par exemple, de +la liberté de la presse, du droit d'association, de l'indépendance de la +magistrature, du droit de suffrage, de l'élection, par les communes, de +leurs officiers municipaux, de l'institution des gardes civiques et de +beaucoup d'autres choses encore qui devront disparaître ou être +profondément modifiées. + + +MONTESQUIEU. + +Mais n'avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque vous +avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que +l'application? + + +MACHIAVEL. + +Je vous l'ai dit, je n'ai reconnu aucun principe ni aucun droit en +particulier; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que des +exceptions à la règle. + + +MONTESQUIEU. + +Et des exceptions qui la confirment, c'est juste. + + +MACHIAVEL. + +Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur +d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit dans le traité du _Prince_ +une maxime qui doit servir de règle de conduite en pareil cas: «Il faut +que l'usurpateur d'un État y commette une seule fois toutes les rigueurs +que sa sûreté nécessite pour n'avoir plus à y revenir; car plus tard il +ne pourra plus varier avec ses sujets ni en bien ni en mal; si c'est en +mal que vous avez à agir, vous n'êtes plus à temps, du moment où la +fortune vous est contraire; si c'est en bien, vos sujets ne vous sauront +aucun gré d'un changement qu'ils jugeront être forcé.» + +Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai une +succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d'un seul +coup les libertés et les droits dont l'exercice serait dangereux. + + +MONTESQUIEU. + +Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la terreur +de votre coup d'État. Pour votre constitution on ne vous a rien refusé, +puisque vous pouviez tout prendre; pour vos décrets on n'a rien à vous +permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous prenez tout. + + +MACHIAVEL. + +Vous avez le mot vif. + + +MONTESQUIEU. + +Un peu moins cependant que vous n'avez l'action, convenez-en. Malgré +votre vigueur de main et votre coup d'oeil, je vous avoue que j'ai peine +à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce second coup +d'État tenu en réserve derrière la coulisse. + + +MACHIAVEL. + +Le pays fermera volontairement les yeux; car, dans l'hypothèse où je me +suis placé, il est las d'agitations, il aspire au repos comme le sable +du désert après l'ondée qui suit la tempête. + + +MONTESQUIEU. + +Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique; c'est trop. + + +MACHIAVEL. + +Je m'empresse d'ailleurs de vous dire que les libertés que je supprime, +je promettrai solennellement de les rendre après l'apaisement des +partis. + + +MONTESQUIEU. + +Je crois qu'on attendra toujours. + + +MACHIAVEL. + +C'est possible. + + +MONTESQUIEU. + +C'est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir sa +parole quand il y trouve son intérêt. + + +MACHIAVEL. + +Ne vous hâtez pas de prononcer; vous verrez l'usage que je saurai faire +de cette promesse; je me charge bientôt de passer pour l'homme le plus +libéral de mon royaume. + + +MONTESQUIEU. + +Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé; en attendant, vous +supprimez directement toutes les libertés. + + +MACHIAVEL. + +Directement n'est pas le mot d'un homme d'État; je ne supprime rien +directement; c'est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau du +lion. A quoi servirait la politique, si l'on ne pouvait gagner par des +voies obliques le but qui ne peut s'atteindre par la ligne droite? Les +bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il n'y +a plus qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les +ménagements que comportent les nouvelles moeurs constitutionnelles. +C'est ici que doivent se placer naturellement les artifices de +gouvernement et de législation que la prudence recommande au prince. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase; je me dispose à vous +écouter. + + + + +ONZIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l'_Esprit des lois_, que le +mot de liberté est un mot auquel on attache des sens fort divers. On +lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que voici: + +«La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent[8].» + +Je m'accommode très-bien de cette définition que je trouve juste, et je +puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu'il faudra. Vous +allez voir quel en est l'esprit. Par quoi vous plaît-il que nous +commencions? + + [8] _Esp. des lois_, p. 123, livre XI, chap. III. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne serais pas fâché de voir d'abord comment vous vous mettrez en +défense vis-à -vis de la presse. + + +MACHIAVEL. + +Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de ma +tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que +multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j'ai mes coudées +franches; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque sans +soulever aucune récrimination. + + +MONTESQUIEU. + +Pourquoi donc, s'il vous plaît? + + +MACHIAVEL. + +Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le +talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est jamais au service que +de passions violentes, égoïstes, exclusives; parce qu'elle dénigre de +parti pris, parce qu'elle est vénale, parce qu'elle est injuste, parce +qu'elle est sans générosité et sans patriotisme; enfin et surtout, parce +que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse d'un pays à quoi +elle peut servir. + + +MONTESQUIEU. + +Oh! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera facile +d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c'est autre +chose. Elle empêche tout simplement l'arbitraire dans l'exercice du +pouvoir; elle force à gouverner constitutionnellement; elle contraint; à +l'honnêteté, à la pudeur, au respect d'eux-mêmes et d'autrui les +dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour tout dire en un mot, +elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se plaindre et d'être +entendu. On peut pardonner beaucoup à une institution qui, à travers +tant d'abus, rend nécessairement tant de services. + + +MACHIAVEL. + +Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le +pouvez, au plus grand nombre; comptez ceux qui s'intéresseront au sort +de la presse, et vous verrez. + + +MONTESQUIEU. + +C'est pour cela qu'il vaut mieux que vous passiez de suite aux moyens +pratiques de la _museler_; je crois que c'est le mot. + + +MACHIAVEL. + +C'est le mot, en effet; au surplus, ce n'est pas seulement le +journalisme que j'entends refréner. + + +MONTESQUIEU. + +C'est l'imprimerie elle-même. + + +MACHIAVEL. + +Vous commencez à user de l'ironie. + + +MONTESQUIEU. + +Dans un moment vous allez me l'ôter puisque sous toutes les formes vous +allez enchaîner la presse. + + +MACHIAVEL. + +On ne trouve point d'armes contre un enjouement dont le trait est si +spirituel; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas la +peine d'échapper aux attaques du journalisme s'il fallait rester en +butte à celles du livre. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, commençons par le journalisme. + + +MACHIAVEL. + +Si je m'avisais de supprimer purement et simplement les journaux, je +heurterais très-imprudemment la susceptibilité publique, qu'il est +toujours dangereux de braver ouvertement; je vais procéder par une série +de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance et de +police. + +Je décrète qu'à l'avenir aucun journal ne pourra se fonder qu'avec +l'autorisation du gouvernement; voilà déjà le mal arrêté dans son +développement; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui +seront autorisés à l'avenir ne pourront être que des organes dévoués au +gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez: l'esprit +d'un journal change avec le personnel de sa rédaction; comment +pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre pouvoir? + + +MACHIAVEL. + +L'objection est bien faible, car, en fin de compte, je n'autoriserai, si +je le veux, la publication d'aucune feuille nouvelle; mais j'ai d'autres +plans, comme vous le verrez. Vous me demandez comment je neutraliserai +une rédaction hostile? De la façon la plus simple, en vérité; +j'ajouterai que l'autorisation du gouvernement est nécessaire à raison +de tous changements opérés dans le personnel des rédacteurs en chef ou +gérants du journal. + + +MONTESQUIEU. + +Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et dont +la rédaction n'aura pas changé, parleront. + + +MACHIAVEL. + +Oh! attendez: j'atteins tous les journaux présents ou futurs par des +mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises de +publicité; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous appelez +aujourd'hui le timbre et le cautionnement. L'industrie de la presse sera +bientôt si peu lucrative, grâce à l'élévation de ces impôts, que l'on ne +s'y livrera qu'à bon escient. + + +MONTESQUIEU. + +Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent pas à +l'argent. + + +MACHIAVEL. + +Soyez tranquille, j'ai de quoi leur fermer la bouche, car voici venir +les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l'on a déféré au +jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas de mesure +plus déplorable que celle-là , car c'est agiter l'opinion à propos de la +moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse ont un +caractère tellement élastique, l'écrivain peut déguiser ses attaques +sous des formes si variées et si subtiles, qu'il n'est même pas possible +de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. Les tribunaux +resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l'arme répressive de +tous les jours doit être aux mains de l'administration. + + +MONTESQUIEU. + +Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des tribunaux, +ou plutôt vous frapperez donc de deux mains: de la main de la justice et +de celle de l'administration? + + +MACHIAVEL. + +Le grand mal! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et +méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout dénigrer; +qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits que les +voyageurs rencontrent l'escopette au poing sur leur route. Ils se +mettent constamment hors la loi; quand bien même on les y mettrait un +peu! + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs? + + +MACHIAVEL. + +Je ne puis pas m'engager à cela, car ces gens-là sont comme les têtes de +l'hydre de Lerne; quand on en coupe dix, il en repousse cinquante. +C'est principalement aux journaux, en tant qu'entreprises de publicité, +que je m'en prendrais. Je leur tiendrais simplement le langage que +voici: J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait; je le puis +encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c'est à une +condition, c'est que vous ne viendrez pas embarrasser ma marche et +déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous +faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer +vos infractions; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs +chargés d'examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous +avez des plumes, écrivez; mais retenez bien ceci; je me réserve, pour +moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué. +Point de subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le sentirai bien et +vous le sentirez bien vous-mêmes; dans ce cas-là , je me ferai justice de +mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des +ménagements; je vous avertirai une fois, deux fois; à la troisième fois +je vous supprimerai. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois avec étonnement que ce n'est pas précisément le journaliste qui +est frappé dans ce système, c'est le journal, dont la ruine entraîne +celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui. + + +MACHIAVEL. + +Qu'ils aillent se grouper ailleurs; on ne fait pas de commerce sur ces +choses-là . Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens de +vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations prononcées +par les tribunaux. Deux condamnations dans l'année entraîneraient de +plein droit la suppression du journal. Je ne m'en tiendrais pas là , je +dirais encore aux journaux, dans un décret ou dans une loi s'entend: +Réduits à la plus étroite circonspection en ce qui vous concerne, +n'espérez pas agiter l'opinion par des commentaires sur les débats de +mes chambres; je vous en défends le compte rendu, je vous défends même +le compte rendu des débats judiciaires en matière de presse. Ne comptez +pas davantage impressionner l'esprit public par de prétendues nouvelles +venues du dehors; je punirais les fausses nouvelles de peines +corporelles, qu'elles soient publiées de bonne ou de mauvaise foi. + + +MONTESQUIEU. + +Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, sans +les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, ne +vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal publie +une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la véracité, +car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une manière certaine, et +quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve matérielle lui +manquera. + + +MACHIAVEL. + +On y regardera à deux fois avant de troubler l'opinion, c'est ce qu'il +faut. + + +MONTESQUIEU. + +Mais je vois autre chose. Si l'on ne peut plus vous combattre par les +journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. Tous +les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de votre +Royaume; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des écrits +enflammés. + + +MACHIAVEL. + +Oh! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la manière +la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet +très-dangereuse. D'abord toute introduction ou circulation dans le +Royaume, de journaux ou d'écrits non autorisés, sera punie d'un +emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter +l'envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d'avoir écrit, à +l'étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le +royaume, recherchés et punis. C'est une indignité véritable que +d'écrire, à l'étranger, contre son gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières parlera. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les +petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je vous +le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs propres +nationaux, en cas d'attaque contre mon gouvernement, par la voie de la +presse ou autrement. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que j'ai eu raison de dire, dans l'_Esprit des lois_, que les +frontières d'un despote devaient être ravagées. Il faut que la +civilisation n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en suis sûr, ne connaîtront +pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous ferez du +Royaume une île où l'on ignorera ce qui se passe en Europe, et de la +capitale une autre île où l'on ignorera ce qui se passe dans les +provinces. + + +MACHIAVEL. + +Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits venus du +dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles? Par un petit +nombre d'agences qui centralisent les renseignements qui leur sont +transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir soudoyer +ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que sous le +contrôle du gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Voilà qui est bien; vous pouvez passer maintenant à la police des +livres. + + +MACHIAVEL. + +Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris une +si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je n'entends +nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En premier lieu, +j'obligerai ceux qui voudront exercer la profession d'imprimeur, +d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet, c'est-à -dire d'une +autorisation que le gouvernement pourra toujours leur retirer, soit +directement, soit par des décisions de justice. + + +MONTESQUIEU. + +Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires +publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du +pouvoir! + + +MACHIAVEL. + +Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine, car les choses étaient ainsi +de votre temps, sous les parlements; il faut conserver les anciens +usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures fiscales; +j'étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou plutôt +j'imposerai le poids du timbre aux livres qui n'auront pas un certain +nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n'aura pas deux cents pages, +trois cents pages, ne sera pas un livre, ce ne sera qu'une brochure. Je +crois que vous saisissez parfaitement l'avantage de cette combinaison; +d'un côté je raréfie par l'impôt cette nuée de petits écrits qui sont +comme des annexes du journalisme; de l'autre, je force ceux qui veulent +échapper au timbre à se jeter dans des compositions longues et +dispendieuses qui ne se vendront presque pas ou se liront à peine sous +cette forme. Il n'y a plus guère que les pauvres diables, aujourd'hui, +qui ont la conscience de faire des livres; ils y renonceront. Le fisc +découragera la vanité littéraire et la loi pénale désarmera l'imprimerie +elle-même, car je rends l'éditeur et l'imprimeur responsables, +criminellement, de ce que les livres renferment. Il faut que, s'il est +des écrivains assez osés pour écrire des ouvrages contre le +gouvernement, ils ne puissent trouver personne pour les éditer. Les +effets de cette intimidation salutaire rétabliront indirectement une +censure que le gouvernement ne pourrait exercer lui-même, à cause du +discrédit dans lequel cette mesure préventive est tombée. Avant de +donner le jour à des ouvrages nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs +consulteront, ils viendront s'informer, ils produiront les livres dont +on leur demande l'impression, et de cette manière le gouvernement sera +toujours informé utilement des publications qui se préparent contre lui; +il en fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en +déférera les auteurs aux tribunaux. + + +MONTESQUIEU. + +Vous m'aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous ne +paraissez par vous douter que c'est la liberté de l'industrie que vous +venez de frapper par cette législation; le droit de propriété s'y trouve +lui-même engagé, il y passera à son tour. + + +MACHIAVEL. + +Ce sont des mots. + + +MONTESQUIEU. + +Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse. + + +MACHIAVEL. + +Oh! que non pas. + + +MONTESQUIEU. + +Que reste-t-il donc? + + +MACHIAVEL. + +L'autre moitié de la tâche. + + + + +DOUZIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous ai montré encore que la partie en quelque sorte défensive du +régime organique que j'imposerais à la presse; j'ai maintenant à vous +faire voir comment je saurais employer cette institution au profit de +mon pouvoir. J'ose dire que nul gouvernement n'a eu, jusqu'à ce jour, +une conception plus hardie que celle dont je vais vous parler. Dans les +pays parlementaires, c'est presque toujours par la presse que périssent +les gouvernements, eh bien, j'entrevois la possibilité de neutraliser la +presse par la presse elle-même. Puisque c'est une si grande force que le +journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement? Il se ferait +journaliste, ce serait le journalisme incarné. + + +MONTESQUIEU. + +Vraiment, vous me faites passer par d'étranges surprises! C'est un +panorama perpétuellement varié que vous déployez devant moi; je suis +assez curieux, je vous l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez +pour réaliser ce nouveau programme. + + +MACHIAVEL. + +Il faudra beaucoup moins de frais d'imagination que vous ne le pensez. +Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que vous +appelez l'opposition. S'il y en a dix pour l'opposition, j'en aurai +vingt pour le gouvernement; s'il y en a vingt, j'en aurai quarante; s'il +y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi me servira, vous +le comprenez à merveille maintenant, la faculté que je me suis réservée +d'autoriser la création de nouvelles feuilles politiques. + + +MONTESQUIEU. + +En effet, cela est très-simple. + + +MACHIAVEL. + +Pas tant que vous le croyez cependant, car il ne faut pas que la masse +du public puisse soupçonner cette tactique; la combinaison serait +manquée et l'opinion se détacherait d'elle-même des journaux qui +défendraient ouvertement ma politique. + +Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon +pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont +la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, +défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là , je commence +par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur l'opinion. Au +second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère +ne sera déjà plus qu'officieux et dont la mission sera de rallier à mon +pouvoir cette masse d'hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans +scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur +religion politique. + +C'est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront +les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle +ou officieuse se dégrade complétement, en apparence, bien entendu, car +les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même +chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à +l'égard des autres. Je n'entreprends point de vous dire quel en sera le +nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans +chaque parti; j'aurai un organe aristocratique dans le parti +aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un +organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe +anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, +ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les +nuances d'opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de +mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue +parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le +mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le +mien. + + +MONTESQUIEU. + +Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories? Cela donne +le vertige. + + +MACHIAVEL. + +Ménagez votre tête, car vous n'êtes pas au bout. + + +MONTESQUIEU. + +Je me demande seulement, comment vous pourrez diriger et rallier toutes +ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre +gouvernement. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est là qu'une affaire d'organisation, vous devez le comprendre; +j'instituerai, par exemple, sous le titre de division de l'imprimerie et +de la presse, un centre d'action commun où l'on viendra chercher la +consigne et d'où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu'à +moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle +bizarre; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui +m'attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une foule de tracas. + + +MONTESQUIEU. + +Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est cependant pas si difficile à concevoir; car, remarquez bien que +jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués +par les journaux dont je vous parle; ils ne feront jamais qu'une +polémique d'escarmouche, qu'une opposition dynastique dans les limites +les plus étroites. + + +MONTESQUIEU. + +Et quel avantage y trouverez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable +déjà , sera de faire dire, par le plus grand nombre: Mais vous voyez bien +qu'on est libre, qu'on peut parler sous ce régime, qu'il est injustement +attaqué, qu'au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il +souffre, il tolère! Un autre résultat, non moins important, sera de +provoquer, par exemple, des observations comme celles-ci: Voyez à quel +point les bases de ce gouvernement, ses principes, s'imposent au respect +de tous; voilà des journaux qui se permettent les plus grandes libertés +de langage, eh bien, jamais ils n'attaquent les institutions établies. +Il faut qu'elles soient au-dessus des injustices des passions, puisque +les ennemis mêmes du gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur rendre +hommage. + + +MONTESQUIEU. + +Voilà , je l'avoue, qui est vraiment machiavélique. + + +MACHIAVEL. + +Vous me faites beaucoup d'honneur, mais il y a mieux: A l'aide du +dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige +à mon gré l'opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou +extérieure. J'excite ou j'endors les esprits, je les rassure ou je les +déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais +annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances; je +sonde ainsi la pensée publique, je recueille l'impression produite, +j'essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, +enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d'essai. Je combats à +mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après +avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les +désaveux les plus énergiques; je sollicite l'opinion à de certaines +résolutions, je la pousse ou je la retiens, j'ai toujours le doigt sur +ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions +personnelles, et elle s'émerveille parfois d'être si constamment +d'accord avec son souverain. On dit alors que j'ai la fibre populaire, +qu'il y a une sympathie secrète et mystérieuse qui m'unit aux mouvements +de mon peuple. + + +MONTESQUIEU. + +Ces diverses combinaisons me paraissent d'une perfection idéale. Je vous +soumets cependant encore une observation, mais très-timide cette fois: +Si vous sortez du silence de la Chine, si vous permettez à la milice de +vos journaux de faire, au profit de vos desseins, l'opposition postiche +dont vous venez de me parler, je ne vois pas trop, en vérité, comment +vous pourrez empêcher les journaux non affiliés de répondre, par de +véritables coups, aux agaceries dont ils devineront le manége. Ne +pensez-vous pas qu'ils finiront par lever quelques-uns des voiles qui +couvrent tant de ressorts mystérieux? Quand ils connaîtront le secret de +cette comédie, pourrez-vous les empêcher d'en rire? Le jeu me paraît +bien scabreux. + + +MACHIAVEL. + +Pas du tout; je vous dirai que j'ai employé, ici, une grande partie de +mon temps à examiner le fort et le faible de ces combinaisons, je me +suis beaucoup renseigné sur ce qui touche aux conditions d'existence de +la presse dans les pays parlementaires. Vous devez savoir que le +journalisme est une sorte de franc-maçonnerie: ceux qui en vivent sont +tous plus ou moins rattachés les uns aux autres par les liens de la +discrétion professionnelle; pareils aux anciens augures, ils ne +divulguent pas aisément le secret de leurs oracles. Ils ne gagneraient +rien à se trahir, car ils ont pour la plupart des plaies plus ou moins +honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au centre de la +capitale, dans un certain rayon de personnes, ces choses ne seront pas +un mystère; mais, partout ailleurs, on ne s'en doutera pas, et la grande +majorité de la nation marchera avec la confiance la plus entière sur la +trace des guides que je lui aurai donnés. + +Que m'importe que, dans la capitale, un certain monde puisse être au +courant des artifices de mon journalisme? C'est à la province qu'est +réservée la plus grande partie de son influence. Là j'aurai toujours la +température d'opinion qui me sera nécessaire, et chacune de mes +atteintes y portera sûrement. La presse de province m'appartiendra en +entier, car là , point de contradiction ni de discussion possible; du +centre d'administration où je siégerai, on transmettra régulièrement au +gouverneur de chaque province l'ordre de faire parler les journaux dans +tel ou tel sens, si bien qu'à la même heure, sur toute la surface du +pays, telle influence sera produite, telle impulsion sera donnée, bien +souvent même avant que la capitale s'en doute. Vous voyez par là que +l'opinion de la capitale n'est pas faite pour me préoccuper. Elle sera +en retard, quand il le faudra, sur le mouvement extérieur qui +l'envelopperait, au besoin, à son insu. + + +MONTESQUIEU. + +L'enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous +me faites perdre le sentiment d'une dernière objection que je voulais +vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, +qu'il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux +indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, +cela est certain, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. +Votre administration ne sera pas parfaite; le développement du pouvoir +absolu comporte une quantité d'abus dont le souverain même n'est pas +cause; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l'intérêt +privé, on vous trouvera vulnérable; on se plaindra, on attaquera vos +agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération +succombera en détail. + + +MACHIAVEL. + +Je ne crains pas cela. + + +MONTESQUIEU. + +Il est vrai que vous avez tellement multiplié les moyens de répression, +que vous n'avez que le choix des coups. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas ce que je pensais dire; je ne veux même pas être obligé +d'avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple +injonction, avoir la possibilité d'arrêter toute discussion sur un sujet +qui touche à l'administration. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment vous y prendrez-vous? + + +MACHIAVEL. + +J'obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les +rectifications que le gouvernement leur communiquera; les agents de +l'administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur +dira catégoriquement: Vous avez avancé tel fait, il n'est pas exact; +vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez +été inconvenant, vous avez eu tort, tenez-vous-le pour dit. Ce sera, +comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert. + + +MONTESQUIEU. + +Dans laquelle, bien entendu, on n'aura pas la réplique. + + +MACHIAVEL. + +Évidemment non; la discussion sera close. + + +MONTESQUIEU. + +De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l'aurez sans +user de violence, c'est très-ingénieux. Comme vous me le disiez +très-bien tout à l'heure, votre gouvernement est le journalisme incarné. + + +MACHIAVEL. + +De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits +du dehors, de même je ne veux pas qu'il puisse l'être par les bruits +venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y +aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d'argent +trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j'enverrai +défendre aux journaux d'en parler. Le silence sur ces choses respecte +mieux l'honnêteté publique que le bruit. + + +MONTESQUIEU. + +Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance? + + +MACHIAVEL. + +Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, +telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C'est +fort singulier, mais cela est. Aussi m'engagerais-je dans cette voie +bien au delà de ce que vous pouvez imaginer. + +Pour comprendre l'étendue de mon système, il faut voir comment le +langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de +ma politique: Je veux, je suppose, faire sortir une solution de telle +complication extérieure ou intérieure; cette solution, indiquée par mes +journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun dans leur sens +l'esprit public, se produit un beau matin, comme un événement officiel: +Vous savez avec quelle discrétion et quels ménagements ingénieux doivent +être rédigés les documents de l'autorité, dans les conjonctures +importantes: le problème à résoudre en pareil cas est de donner une +sorte de satisfaction à tous les partis. Eh bien, chacun de mes +journaux, suivant sa nuance, s'efforcera de persuader à chaque parti que +la résolution que l'on a prise est celle qui le favorise le plus. Ce qui +ne sera pas écrit dans un document officiel, on l'en fera sortir par +voie d'interprétation; ce qui ne sera qu'indiqué, les journaux officieux +le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et +révolutionnaires le crieront par dessus les toits; et tandis qu'on se +disputera, qu'on donnera les interprétations les plus diverses à mes +actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun: +Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations; +je n'ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L'essentiel est de ne +jamais se mettre en contradiction avec soi-même. + + +MONTESQUIEU. + +Comment! Après ce que vous venez de me dire, vous avez une pareille +prétention? + + +MACHIAVEL. + +Sans doute, et votre étonnement me prouve que vous ne m'avez pas +compris. Ce sont les paroles bien plus que les actes qu'il s'agit de +faire accorder. Comment voulez-vous que la grande masse d'une nation +puisse juger si c'est la logique qui mène son gouvernement? Il suffit de +le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma politique soient +présentées comme le développement d'une pensée unique se rattachant à +un but immuable. Chaque événement prévu ou imprévu sera un résultat +sagement amené, les écarts de direction ne seront que les différentes +faces de la même question, les voies diverses qui conduisent au même +but, les moyens variés d'une solution identique poursuivie sans relâche +à travers les obstacles. Le dernier événement sera donné comme la +conclusion logique de tous les autres. + + +MONTESQUIEU. + +En vérité, il faut qu'on vous admire! Quelle force de tête et quelle +activité! + + +MACHIAVEL. + +Chaque jour, mes journaux seraient remplis de discours officiels, de +comptes rendus, de rapports aux ministres, de rapports au souverain. Je +n'oublierais pas que je vis dans une époque où l'on croit pouvoir +résoudre, par l'industrie, tous les problèmes de la société, où l'on +s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des classes ouvrières. Je +m'attacherais d'autant plus à ces questions, qu'elles sont un dérivatif +très-heureux pour les préoccupations de la politique intérieure. Chez +les peuples méridionaux, il faut que les gouvernements paraissent sans +cesse occupés; les masses consentent à être inactives, mais à une +condition, c'est que ceux qui les gouvernent leur donnent le spectacle +d'une activité incessante, d'une sorte de fièvre; qu'ils attirent +constamment leurs yeux par des nouveautés, par des surprises, par des +coups de théâtre; cela est bizarre peut-être, mais, encore une fois, +cela est. + +Je me conformerais de point en point à ces indications; en conséquence, +je ferais, en matière de commerce, d'industrie, d'arts et même +d'administration, étudier toutes sortes de projets, de plans, de +combinaisons, de changements, de remaniements, d'améliorations dont le +retentissement dans la presse couvrirait la voix des publicistes les +plus nombreux et les plus féconds. L'économie politique a, dit-on, fait +fortune chez vous, eh bien, je ne laisserais rien à inventer, rien à +publier, rien à dire même à vos théoriciens, à vos utopistes, aux +déclamateurs les plus passionnés de vos écoles. Le bien-être du peuple +serait l'objet unique, invariable, de mes confidences publiques. Soit +que je parle moi-même, soit que je fasse parler par mes ministres ou mes +écrivains, on ne tarirait jamais sur la grandeur du pays, sur la +prospérité, sur la majesté de sa mission et de ses destinées; on ne +cesserait de l'entretenir des grands principes du droit moderne, des +grands problèmes qui agitent l'humanité. Le libéralisme le plus +enthousiaste, le plus universel, respirerait dans mes écrits. Les +peuples de l'Occident aiment le style oriental, aussi le style de tous +les discours officiels, de tous les manifestes officiels devrait-il être +toujours imagé, constamment pompeux, plein d'élévation et de reflets. +Les peuples n'aiment pas les gouvernements athées, dans mes +communications avec le public, je ne manquerais jamais de mettre mes +actes sous l'invocation de la Divinité, en associant, avec adresse, ma +propre étoile à celle du pays. + +Je voudrais que l'on comparât à chaque instant les actes de mon règne à +ceux des gouvernements passés. Ce serait la meilleure manière de faire +ressortir mes bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils méritent. + +Il serait très-important de mettre en relief les fautes de ceux qui +m'ont précédé, de montrer que j'ai su les éviter toujours. On +entretiendrait ainsi, contre les régimes auxquels mon pouvoir a succédé, +une sorte d'antipathie, d'aversion même, qui finirait par devenir +irréparable comme une expiation. + +Non-seulement je donnerais à un certain nombre de journaux la mission +d'exalter sans cesse la gloire de mon règne, de rejeter sur d'autres +gouvernements que le mien la responsabilité des fautes de la politique +européenne, mais je voudrais qu'une grande partie de ces éloges parût +n'être qu'un écho des feuilles étrangères, dont on reproduirait des +articles, vrais ou faux, qui rendraient un hommage éclatant à ma propre +politique. Au surplus j'aurais, à l'étranger, des journaux soldés, dont +l'appui serait d'autant plus efficace que je leur ferais donner une +couleur d'opposition sur quelques points de détail. + +Mes principes, mes idées, mes actes seraient représentés avec l'auréole +de la jeunesse, avec le prestige du droit nouveau en opposition avec la +décrépitude et la caducité des anciennes institutions. + +Je n'ignore pas qu'il faut des soupapes à l'esprit public, que +l'activité intellectuelle, refoulée sur un point, se reporte +nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je ne craindrais pas de +jeter la nation dans toutes les spéculations théoriques et pratiques du +régime industriel. + +En dehors de la politique, d'ailleurs, je vous dirai que je serais +très-bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine paix les questions +philosophiques ou religieuses. En matière de religion, la doctrine du +libre examen est devenue une sorte de monomanie. Il ne faut pas +contrarier cette tendance, on ne le pourrait pas sans danger. Dans les +pays les plus avancés de l'Europe en civilisation, l'invention de +l'imprimerie a fini par donner naissance à une littérature folle, +furieuse, effrénée, presque immonde, c'est un grand mal. Eh bien, cela +est triste à dire, mais il suffira presque de ne pas la gêner, pour que +cette rage d'écrire, qui possède vos pays parlementaires, soit à peu +près satisfaite. + +Cette littérature pestiférée dont on ne peut empêcher le cours, la +platitude des écrivains et des hommes politiques qui seraient en +possession du journalisme, ne manquerait pas de former un contraste +repoussant avec la dignité du langage qui tomberait des marches du +trône, avec la dialectique vivace et colorée dont on aurait soin +d'appuyer toutes les manifestations du pouvoir. Vous comprenez, +maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le prince de cet essaim de +publicistes, d'hommes d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires +et de jurisconsultes qui sont essentiels à la rédaction de cette +quantité de communications officielles dont je vous ai parlé, et dont +l'impression serait toujours très-forte sur les esprits. + +Telle est, en bref, l'économie générale de mon régime sur la presse. + + +MONTESQUIEU. + +Alors vous en avez fini avec elle? + + +MACHIAVEL. + +Oui, et à regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne l'aurait +fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut marcher rapidement. + + + + +TREIZIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +J'ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me +faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions +étranges! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle beauté +fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas; on retrouve là le +talent scénique de l'auteur de la Mandragore. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez, Monsieur de Secondat? Quelque chose me dit pourtant que +vous n'êtes pas rassuré dans votre ironie; vous n'êtes pas sûr que ces +choses-là ne sont pas possibles. + + +MONTESQUIEU. + +Si c'est mon opinion qui vous préoccupe, vous l'aurez; j'attends la fin. + + +MACHIAVEL. + +Je n'y suis pas encore. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, continuez. + + +MACHIAVEL. + +Je suis à vos ordres. + + +MONTESQUIEU. + +Vous venez, à vos débuts, d'édicter sur la presse une législation +formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l'exception de la vôtre. +Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des complots? + + +MACHIAVEL. + +Non, car je serais bien peu prévoyant si, d'un revers de la main, je ne +les désarmais tous à la fois. + + +MONTESQUIEU. + +Quels sont donc vos moyens? + + +MACHIAVEL. + +Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont accueilli, +les armes à la main, l'avénement de mon pouvoir. On m'a dit qu'en +Italie, en Allemagne et en France, c'étaient par les sociétés secrètes +que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent contre les +gouvernements; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui se trament +dans les repaires comme les toiles d'araignées. + + +MONTESQUIEU. + +Après? + + +MACHIAVEL. + +Le fait d'organiser une société secrète, ou de s'y affilier, sera puni +rigoureusement. + + +MONTESQUIEU. + +Bien, pour l'avenir; mais les sociétés existantes? + + +MACHIAVEL. + +J'expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront +notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n'atteindrai +pas resteront sous le coup d'une menace perpétuelle, car je rendrai une +loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie administrative, +quiconque aura été affilié. + + +MONTESQUIEU. + +C'est-à -dire sans jugement. + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi dites-vous: sans jugement? La décision d'un gouvernement +n'est-elle pas un jugement? Soyez sûr qu'on aura peu de pitié pour les +factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes civiles, +il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables; il y a un +compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on le fait. +Ensuite, l'aspect de celui qui commande devient tellement imposant, que +nul n'ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang l'Italie, Sylla +put reparaître dans Rome en simple particulier; personne ne toucha un +cheveu de sa tête. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que vous êtes dans une période d'exécution terrible; je n'ose +pas vous faire d'observation. Il me semble cependant que, même en +suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux. + + +MACHIAVEL. + +Si l'on s'adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous confier +qu'une partie des dispositions sévères que j'écrirai dans la loi +deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que l'on ne +me pas force à en user autrement. + + +MONTESQUIEU. + +C'est là ce que vous appelez comminatoire! Cependant votre clémence me +rassure un peu; il y a des moments où, si quelque mortel vous entendait, +vous lui glaceriez le sang. + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi? J'ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a laissé +une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des moments +impitoyables; cependant je vous assure que les nécessités d'exécution +une fois passées, c'était un homme assez débonnaire. On en pourrait dire +autant de presque tous les monarques absolus; au fond ils sont bons: ils +le sont surtout pour les petits. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l'éclat de votre colère: +votre douceur m'effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez anéanti +les sociétés secrètes. + + +MACHIAVEL. + +N'allez pas si vite; je n'ai pas fait cela, vous allez amener quelque +confusion. + + +MONTESQUIEU. + +Quoi et comment? + + +MACHIAVEL. + +J'ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les +agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais je +n'ai pas entendu me priver d'un moyen d'information, d'une influence +occulte qui peut être considérable si l'on sait s'en servir. + + +MONTESQUIEU. + +Que pouvez vous méditer là -dessus? + + +MACHIAVEL. + +J'entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces +sociétés, une sorte d'existence légale ou plutôt de les centraliser +toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je tiendrai +dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays renferme. +Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes les nations, +à toutes les classes, à tous les rangs; je serai mis au courant des +intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là comme une annexe +de ma police dont j'aurai bientôt à vous parler. + +Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux vides, +dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des directions à +donner, des forces à mouvoir. S'il s'y agite quelque chose, c'est ma +main qui remue; s'il s'y prépare un complot, le chef c'est moi: je suis +le chef de la ligue. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, ces +anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre le pain +avec eux; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de domination +humaine accepteront un guide qui sera autant dire un maître! + + +MACHIAVEL. + +C'est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y a +d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la +démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes +pleines de vent; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans +leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d'ailleurs, des affinités +incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est +l'absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent la +réalisation complète de l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne peut +être en définitive que dans la main d'un seul homme. Vous voyez que je +suis encore ici le chef de leur école! Et puis il faut dire qu'ils n'ont +pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les conditions que +je viens de dire ou elles n'existeront pas. + + +MONTESQUIEU. + +La finale du _sic volo sic jubeo_ ne se fait jamais attendre longtemps +avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé contre les +conjurations. + + +MACHIAVEL. + +Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne permettra +pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un certain nombre de +personnes. + + +MONTESQUIEU. + +Combien? + + +MACHIAVEL. + +Tenez-vous à ces détails? On ne permettra pas de réunion de plus de +quinze ou vingt personnes, si vous voulez. + + +MONTESQUIEU. + +Eh quoi! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce nombre? + + +MACHIAVEL. + +Vous vous alarmez déjà , je le vois bien, au nom de la gaieté gauloise. +Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi farouche que +vous le pensez, mais à une condition, c'est qu'on ne parlera pas +politique. + + +MONTESQUIEU. + +On pourra parler littérature? + + +MACHIAVEL. + +Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se +réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler +politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de +manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela. + + +MONTESQUIEU. + +Hélas! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens de +vivre sans porter ombrage au gouvernement! + + +MACHIAVEL. + +C'est une erreur, il n'y aura que les factieux qui souffriront de ces +restrictions; personne autre ne les sentira. + +Il va de soi que je ne m'occupe point ici des actes de rébellion contre +mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le renverser, +ni des attaques soit contre la personne du prince, soit contre son +autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables crimes, qui sont +réprimés par le droit commun de toutes les législations. Ils seraient +prévus et punis dans mon royaume d'après une classification et suivant +des définitions qui ne laisseraient pas prise à la moindre atteinte +directe ou indirecte contre l'ordre de choses établi. + + +MONTESQUIEU. + +Permettez-moi de m'en fier à vous, à cet égard, et de ne pas m'enquérir +de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois d'établir une législation +draconienne; il faut encore trouver une magistrature qui veuille +l'appliquer; ce point n'est pas sans difficulté. + + +MACHIAVEL. + +Il n'y en a là aucune. + + +MONTESQUIEU. + +Vous allez donc détruire l'organisation judiciaire? + + +MACHIAVEL. + +Je ne détruis rien: je modifie et j'innove. + + +MONTESQUIEU. + +Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux +d'exception enfin? + + +MACHIAVEL. + +Non. + + +MONTESQUIEU. + +Que ferez-vous donc? + + +MACHIAVEL. + +Il est bon que vous sachiez d'abord que je n'aurai pas besoin de +décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai +l'application. Beaucoup d'entre elles existeront déjà et seront encore +en vigueur; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains +ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés; ils sont +obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur +dont les unes restent, dont les autres s'affaiblissent après les +nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et des +autres; à l'égard des dernières, on rappelle qu'elles n'ont pas été +explicitement abrogées, que c'étaient des lois parfaitement sages, que +le retour des abus qu'elles prévenaient rend leur application +nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui +sera souvent vrai, qu'un acte de bonne administration. + +Vous voyez qu'il ne s'agit que de donner un peu de ressort à l'action +des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de +centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec +l'administration, par la voie du ministère dont elle relève. + +Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, pour +la plupart, auront été rendues sous forme de simple décrets, +l'application n'en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les +pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans +l'interprétation de la loi, à l'action trop directe du pouvoir. + +Mais je crois avoir trouvé une combinaison très-ingénieuse, très-simple, +en apparence purement réglementaire, qui, sans porter atteinte à +l'inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu'il y a de trop +absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret qui +mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un +certain âge. Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie l'opinion avec moi, +car c'est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si fréquent, +le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les questions les +plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une caducité d'esprit +qui l'en rend incapable. + + +MONTESQUIEU. + +Mais permettez, j'ai quelques notions sur les choses dont vous parlez. +Le fait que vous avancez n'est point du tout conforme à l'expérience. +Chez les hommes qui vivent par l'exercice continuel des travaux de +l'esprit, l'intelligence ne s'affaiblit pas ainsi; c'est là , si je puis +le dire, le privilége de la pensée chez ceux dont elle devient l'élément +principal. Si, chez quelques magistrats, les facultés chancellent avec +l'âge, chez le plus grand nombre elles se conservent, et leurs lumières +vont toujours en augmentant; il n'est pas besoin de les remplacer, car +la mort fait dans leurs rangs les vides naturels qu'elle doit faire; +mais y eût-il en effet parmi eux autant d'exemples de décadence, que +vous le prétendez, qu'il vaudrait mille fois mieux, dans l'intérêt d'une +bonne justice, souffrir ce mal que d'accepter votre remède. + + +MACHIAVEL. + +J'ai des raisons supérieures aux vôtres. + + +MONTESQUIEU. + +La raison d'État? + + +MACHIAVEL. + +Peut-être. Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette organisation +nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus qu'auparavant, quand il +s'agira d'intérêts purement civils? + + +MONTESQUIEU. + +Qu'en sais-je? car, d'après vos paroles, je vois déjà qu'ils dévieront +quand il s'agira d'intérêts politiques. + + +MACHIAVEL. + +Ils ne dévieront pas; ils feront leur devoir comme ils doivent le faire, +car, en matière politique, il est nécessaire, dans l'intérêt de l'ordre, +que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait la pire des +choses, qu'un souverain pût être atteint par des arrêts factieux dont le +pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre le gouvernement. Que +servirait d'avoir imposé silence à la presse, si elle se retrouvait dans +les jugements des tribunaux? + + +MONTESQUIEU. + +Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, que +vous lui attribuiez une telle portée? + + +MACHIAVEL. + +Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit de +corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont +conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il +introduit dans leur sein une masse d'éléments nouveaux, dont les +influences sont toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne. Chaque +année vingt, trente, quarante places de magistrats qui deviennent +vacantes par la mise à la retraite, entraînent un déplacement dans tout +le personnel de la justice qui peut se renouveler ainsi presque de fond +en comble tous les six mois. Une seule vacance, vous le savez, peut +entraîner cinquante nominations par l'effet successif des titulaires de +différents grades, qui se déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être +quand ce sont trente ou quarante vacances qui se produisent à la fois. +Non-seulement l'esprit collectif disparaît en ce qu'il peut avoir de +politique, mais on se rapproche plus étroitement du gouvernement, qui +dispose d'un plus grand nombre de siéges. On a des hommes jeunes qui ont +le désir de faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur +carrière par la perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le +gouvernement aime l'ordre, que le pays l'aime aussi, et il ne s'agit que +de les servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l'ordre y est +intéressé. + + +MONTESQUIEU. + +Mais à moins d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera d'exciter, +dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans les corps +judiciaires; je ne vous montrerai pas quelles en sont les suites, car +je crois que cela ne vous arrêterait pas. + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai pas la prétention d'échapper à la critique; elle m'importe peu, +pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour principe, en toutes +choses, l'irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un +prince qui agit ainsi est toujours sûr d'imposer le respect de sa +volonté. + + + + +QUATORZIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que je +n'ai pas besoin de tout créer, de tout organiser; que je trouve dans les +institutions déjà existantes une grande partie des instruments de mon +pouvoir. Savez-vous ce que c'est que la garantie constitutionnelle? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le vouloir, +une surprise que vous n'auriez peut-être pas été fâché de me ménager, +avec l'habileté de mise en scène qui vous est propre. + + +MACHIAVEL. + +Qu'en pensez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez +vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit être +modifiée, sinon complétement disparaître, sous un régime de liberté +constitutionnelle. + + +MACHIAVEL. + +Je vous trouve bien modéré sur ce point. C'est simplement, d'après vos +idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi! lorsque +des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement dans +l'exercice de leurs fonctions, et qu'ils les traduiront devant les +tribunaux, les juges devront leur répondre: Nous ne pouvons vous faire +droit, la porte du prétoire est fermée: allez demander à +l'administration l'autorisation de poursuivre ses fonctionnaires. Mais +c'est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au +gouvernement d'autoriser de semblables poursuites? + + +MONTESQUIEU. + +De quoi vous plaignez-vous? Il me semble que ceci fait très-bien vos +affaires. + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où +l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement n'a +pas grand'chose à craindre des tribunaux. C'est toujours comme +dispositions transitoires que l'on insère dans les lois de telles +exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les +exceptions restent, et c'est avec raison, car lorsque l'ordre règne, +elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont nécessaires. + +Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins +d'efficacité l'action du pouvoir central: c'est la création, auprès des +tribunaux, d'une grande magistrature que vous appelez le ministère +public et qui s'appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le +ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement amovible +et révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin de vous dire quelle +est l'influence de ce magistrat sur les tribunaux près desquels il +siége; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. Maintenant je vais +vous parler de la cour de cassation, dont je me suis réservé de vous +dire quelque chose et qui joue un rôle si considérable dans +l'administration de la justice. + +La cour de cassation est plus qu'un corps judiciaire: c'est, en quelque +sorte, un quatrième pouvoir dans l'État, parce qu'il lui appartient de +fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous répéterai-je ici +ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et de l'Assemblée +législative: une semblable cour de justice qui serait complétement +indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son pouvoir +d'interprétation souverain et presque discrétionnaire, le renverser +quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de restreindre ou +d'étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, les +dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits politiques. + + +MONTESQUIEU. + +Et c'est apparemment le contraire que vous allez lui demander? + + +MACHIAVEL. + +Je ne lui demanderai rien, elle fera d'elle-même ce qu'il conviendra de +faire. Car c'est ici que concourront le plus puissamment les différentes +causes d'influence dont je vous ai parlé plus haut. Plus le juge est +près du pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit conservateur du règne +se développera là à un plus haut degré que partout ailleurs, et les lois +de haute police politique recevront, dans le sein de cette grande +assemblée, une interprétation si favorable à mon pouvoir, que je serai +dispensé d'une foule de mesures restrictives qui, sans cela, +deviendraient nécessaires. + + +MONTESQUIEU. + +On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles des +interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes législatifs +ne sont pas clairs et précis, est-ce qu'ils peuvent se prêter à des +extensions ou à des restrictions comme celles que vous indiquez? + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas à l'auteur de l'_Esprit des lois_, au magistrat expérimenté +qui a dû rendre tant d'excellents arrêts, que je puis avoir la +prétention d'apprendre ce que c'est que la jurisprudence. Il n'y a pas +de texte, si clair qu'il soit, qui ne puisse recevoir les solutions les +plus contraires, même en droit civil pur; mais je vous prie de remarquer +que nous sommes ici en matière politique. Or, c'est une habitude commune +aux législateurs de tous les temps, d'adopter, dans quelques-unes de +leurs dispositions, une rédaction assez élastique pour qu'elle puisse, +selon les circonstances, servir à régir des cas ou à introduire des +exceptions sur lesquels il n'eût pas été prudent de s'expliquer d'une +manière plus précise. + +Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans cela +ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour moi est de +vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez grand pour +me dispenser d'entrer dans de longs détails. En voici un que je prends +de préférence, parce que tout à l'heure nous avons touché à cette +matière. + +En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette loi +d'exception devrait être modifiée dans un pays libre. + +Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l'État que je gouverne, je +suppose qu'elle a été modifiée; ainsi j'imagine qu'avant moi il a été +promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait de poursuivre +les agents du gouvernement sans l'autorisation du conseil d'État. + +La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a +introduit de grands changements dans le droit public. On veut poursuivre +un fonctionnaire devant les tribunaux à l'occasion d'un fait électoral; +le magistrat du ministère public se lève et dit: La faveur dont on veut +se prévaloir n'existe plus aujourd'hui; elle n'est plus compatible avec +les institutions actuelles. L'ancienne loi qui dispensait de +l'autorisation du conseil d'État, en pareil cas, a été implicitement +abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de compte le débat +est porté devant la cour de cassation et cette haute juridiction fixe +ainsi le droit public sur ce point: l'ancienne loi est abrogée +implicitement; l'autorisation du conseil d'État est nécessaire pour +poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière électorale. + +Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est +emprunté à la police de la presse: On m'a dit qu'il y avait en France +une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant +métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d'une +autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, dans +chaque province, à l'administration générale. La loi a voulu réglementer +le colportage et l'astreindre à une étroite surveillance; tel est le but +essentiel de cette loi; mais le texte de la disposition porte, je +suppose: «Tous distributeurs ou colporteurs devront être munis d'une +autorisation, etc.» + +Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, pourra +dire: Ce n'est pas seulement le fait professionnel que la loi dont il +s'agit a eu en vue. C'est tout fait quelconque de distribution ou de +colportage. En conséquence, l'auteur même d'un écrit ou d'un ouvrage qui +en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre d'hommage, sans +autorisation préalable, fait acte de distribution et de colportage; par +suite il tombe sous le coup de la disposition pénale. + +Vous voyez de suite ce qui résulte d'une semblable interprétation; au +lieu d'une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du droit +de publier sa pensée par la voie de la presse. + + +MONTESQUIEU. + +Il ne vous manquait plus que d'être juriste. + + +MACHIAVEL. + +Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd'hui renverse-t-on les +gouvernements? Par des distinctions légales, par des subtilités de droit +constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, de +toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas directement +prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les partis +emploient avec tant d'acharnement contre le pouvoir, vous ne voudriez +pas que le pouvoir les employât contre les partis? Mais la lutte ne +serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible; il +faudrait abdiquer. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez tant d'écueils à éviter, que c'est un miracle si vous les +prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. Avec +une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre règne, je +vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne se lasseront +pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur demander d'autres +interprétations. + + +MACHIAVEL. + +Dans les premiers temps, c'est possible; mais quand un certain nombre +d'arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne ne se +permettra plus ce qu'elle défend, et la source des procès sera tarie. +L'opinion publique sera même tellement apaisée, qu'on s'en rapportera, +sur le sens des lois, aux avis officieux de l'administration. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment, je vous prie? + + +MACHIAVEL. + +Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de +craindre que quelque difficulté ne s'élève sur tel ou tel point de +législation, l'administration, sous forme d'avis, déclarera que tel ou +tel fait tombe sous l'application de la loi, que la loi s'étend à tel ou +tel cas. + + +MONTESQUIEU. + +Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune manière +les tribunaux. + + +MACHIAVEL. + +Sans aucun doute, mais ces déclarations n'en auront pas moins une +très-grande autorité, une très-grande influence sur les décisions de la +justice, partant d'une administration aussi puissante que celle que j'ai +organisée. Elles auront surtout un très-grand empire sur les résolutions +individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire toujours, +elles préviendront des procès fâcheux; on s'abstiendra. + + +MONTESQUIEU. + +A mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient de +plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires presque +patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l'on ne vous tienne +pas compte d'une sollicitude qui s'exerce sous tant de formes +ingénieuses. + + +MACHIAVEL. + +Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des +procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au +commencement de cet entretien. Vous voyez qu'en tout ceci la violence ne +joue aucun rôle; je prends mon point d'appui où chacun le prend +aujourd'hui, dans le droit. + + +MONTESQUIEU. + +Dans le droit du plus fort. + + +MACHIAVEL. + +Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort; je ne +connais pas d'exception à cette règle. + + + + +QUINZIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Quoique nous ayons parcouru un cercle très-vaste, et que vous ayez déjà +presque tout organisé, je ne dois pas vous cacher qu'il vous reste +encore beaucoup à faire pour me rassurer complétement sur la durée de +votre pouvoir. La chose du monde qui m'étonne le plus, c'est que vous +lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à -dire, l'élément +de sa nature le plus inconsistant que je connaisse. Entendons-nous bien, +je vous prie; vous m'avez dit que vous étiez roi? + + +MACHIAVEL. + +Oui, roi. + + +MONTESQUIEU. + +A vie ou héréditaire? + + +MACHIAVEL. + +Je suis roi, comme on est roi dans tous les royaumes du monde, roi +héréditaire avec une descendance appelée à me succéder de mâle en mâle, +par ordre de progéniture, à l'exclusion perpétuelle des femmes. + + +MONTESQUIEU. + +Vous n'êtes pas galant. + + +MACHIAVEL. + +Permettez, je m'inspire des traditions de la monarchie franque et +salienne. + + +MONTESQUIEU. + +Vous m'expliquerez sans doute comment vous croyez pouvoir faire de +l'hérédité, avec le suffrage démocratique des États-Unis? + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +Comment! vous espérez, avec ce principe, lier la volonté des générations +futures? + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +Ce que je voudrais voir, quant à présent, c'est la manière dont vous +vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer à la +nomination des officiers publics? + + +MACHIAVEL. + +Quels officiers publics? Vous savez bien que, dans les États +monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de tous +les rangs. + + +MONTESQUIEU. + +Cela dépend de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés à +l'administration des communes sont, en général, nommés par les +habitants, même sous les gouvernements monarchiques. + + +MACHIAVEL. + +On changera cela par une loi; ils seront nommés à l'avenir par le +gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Et les représentants de la nation, est-ce aussi vous qui les nommez? + + +MACHIAVEL. + +Vous savez bien que cela n'est pas possible. + + +MONTESQUIEU. + +Alors je vous plains, car si vous abandonnez le suffrage à lui-même, si +vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle combinaison, l'assemblée des +représentants du peuple ne tardera pas, sous l'influence des partis, à +se remplir de députés hostiles à votre pouvoir. + + +MACHIAVEL. + +Aussi ne compté-je pas le moins du monde abandonner le suffrage à +lui-même. + + +MONTESQUIEU. + +Je m'y attendais. Mais quelle combinaison adopterez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Le premier point est de lier envers le gouvernement ceux qui veulent +représenter le pays. J'imposerai aux candidats la solennité du serment. +Il n'est pas question ici d'un serment prêté à la nation, comme +l'entendaient vos révolutionnaires de 89; je veux un serment de fidélité +prêté au prince lui-même et à sa constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Mais puisque en politique vous ne craignez pas de violer les vôtres, +comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point, plus +scrupuleux que vous-même? + + +MACHIAVEL. + +Je compte peu sur la conscience politique des hommes; je compte sur la +puissance de l'opinion: personne n'osera s'avilir devant elle en +manquant ouvertement à la foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le +serment que j'imposerai précédera l'élection au lieu de la suivre, et +qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage, dans ces +conditions, quand on ne sera pas à l'avance décidé à me servir. Il faut +maintenant donner au gouvernement le moyen de résister à l'influence de +l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter les rangs de ceux qui +veulent le défendre. Au moment des élections, les partis ont pour +habitude de proclamer leurs candidats et de les poser en face du +gouvernement; je ferai comme eux, j'aurai des candidats déclarés et je +les poserai en face des partis. + + +MONTESQUIEU. + +Si vous n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait détestable, car, en +offrant ouvertement le combat, vous provoquez les coups. + + +MACHIAVEL. + +J'entends que les agents de mon gouvernement, depuis le premier jusqu'au +dernier, s'emploient à faire triompher mes candidats. + + +MONTESQUIEU. + +Cela va de soi, c'est la conséquence. + + +MACHIAVEL. + +Tout est de la plus grande importance en cette matière. «Les lois qui +établissent le suffrage sont fondamentales; la manière dont le suffrage +est donné est fondamentale; la loi qui fixe la manière de donner les +billets de suffrage est fondamentale[9].» N'est-ce pas vous qui avez dit +cela? + + [9] _Esp. des lois_, p. 12 et s., liv. II, et s., ch. II, et s. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne reconnais pas toujours mon langage quand il passe par votre +bouche; il me semble que les paroles que vous citez s'appliquaient au +gouvernement démocratique. + + +MACHIAVEL. + +Sans doute, et vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle était +de m'appuyer sur le peuple; que, quoique je porte une couronne, mon but +réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les pouvoirs +qu'il m'a délégués, c'est moi seul, en définitive, qui suis son +véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je fais il le +fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections les +factions ne puissent pas substituer leur influence à celle dont je suis +la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens encore de +paralyser leurs efforts. Il faut que vous sachiez, par exemple, que la +loi qui interdit les réunions s'appliquera naturellement à celles qui +pourraient être formées en vue des élections. De cette manière, les +partis ne pourront ni se concerter, ni s'entendre. + + +MONTESQUIEU. + +Pourquoi mettez-vous toujours les partis en avant? Sous prétexte de leur +imposer des entraves, n'est-ce pas aux électeurs eux-mêmes que vous les +imposez? Les partis, en définitive, ne sont que des collections +d'électeurs; si les électeurs ne peuvent pas s'éclairer par des +réunions, par des pourparlers, comment pourront-ils voter en +connaissance de cause? + + +MACHIAVEL. + +Je vois que vous ignorez avec quel art infini, avec quelle astuce les +passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous +embarrassez pas des électeurs, ceux qui seront animés de bonnes +intentions sauront toujours pour qui voter. D'ailleurs, j'userai de +tolérance; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront +formées dans l'intérêt de mes candidats, mais j'irai jusqu'à fermer les +yeux sur les agissements de quelques candidatures populaires qui +s'agiteront bruyamment au nom de la liberté; seulement, il est bon de +vous dire que ceux qui crieront le plus fort seront des hommes à moi. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment réglez-vous le suffrage? + + +MACHIAVEL. + +D'abord, en ce qui touche les campagnes, je ne veux pas que les +électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération, où ils +pourraient se trouver en contact avec l'esprit d'opposition des bourgs +ou des villes, et, de là , recevoir la consigne qui viendrait de la +capitale; je veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette +combinaison, en apparence si simple, sera néanmoins considérable. + + +MONTESQUIEU. + +Il est facile de le comprendre, vous obligez le vote des campagnes à se +diviser entre des notoriétés insignifiantes, ou à se reporter, à défaut +de noms connus, sur les candidats désignés par votre gouvernement. Je +serais bien surpris si, dans ce système, il éclôt beaucoup de capacités +ou de talents. + + +MACHIAVEL. + +L'ordre public a moins besoin d'hommes de talent que d'hommes dévoués au +gouvernement. La grande capacité siége sur le trône et parmi ceux qui +l'entourent, ailleurs elle est inutile; elle est presque nuisible même, +car elle ne peut s'exercer que contre le pouvoir. + + +MONTESQUIEU. + +Vos aphorismes tranchent comme l'épée; je n'ai point d'arguments à vous +opposer. Reprenez donc, je vous prie, la suite de votre règlement +électoral. + + +MACHIAVEL. + +Par les raisons que je viens de vous déduire, je ne veux pas non plus de +scrutin de liste qui fausse l'élection, qui permette la coalition +d'hommes et de principes. Je diviserai d'ailleurs les colléges +électoraux en un certain nombre de circonscriptions administratives, +dans lesquelles il n'y aura place que pour l'élection d'un seul député, +et où, par suite, chaque électeur ne pourra porter qu'un nom sur son +bulletin de vote. + +Il faut, de plus, avoir la possibilité de neutraliser l'opposition dans +les circonscriptions où elle se ferait trop vivement sentir. Ainsi, je +suppose que, dans les élections antérieures, une circonscription se soit +fait remarquer par la majorité de ses votes hostiles, ou que l'on ait +lieu de prévoir qu'elle se prononcera contre les candidats du +gouvernement, rien n'est plus facile que d'y remédier: si cette +circonscription n'a qu'un petit chiffre de population, on la rattache à +une circonscription voisine ou éloignée, mais beaucoup plus étendue, +dans laquelle ses voix soient noyées et où son esprit politique se perd. +Si la circonscription hostile, au contraire, a un chiffre de population +important, on la fractionne en plusieurs parties que l'on annexe aux +circonscriptions voisines, dans lesquelles elle s'annihile complétement. + +Je passe, vous le comprenez bien, sur une foule de points de détail qui +ne sont que les accessoires de l'ensemble. Ainsi, je divise au besoin +les colléges en sections de colléges, pour donner, quand il le faudra, +plus de prise à l'action de l'administration et je fais présider les +colléges et les sections de colléges par les officiers municipaux dont +la nomination dépend du gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Je remarque, avec une certaine surprise, que vous n'usez pas ici d'une +mesure que vous indiquiez dans le temps à Léon X, et qui consiste dans +la substitution des billets de suffrage par les scrutateurs après le +vote. + + +MACHIAVEL. + +Ce serait peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que l'on ne doit +user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un gouvernement habile +a, d'ailleurs tant d'autres ressources! Sans acheter directement le +suffrage, c'est-à -dire à deniers découverts, rien ne lui sera plus +facile que de faire voter les populations à son gré au moyen de +concessions administratives, en promettant ici un port, là un marché, +plus loin une route, un canal; et à l'inverse, en ne faisant rien pour +les villes et les bourgs où le vote sera hostile. + + +MONTESQUIEU. + +Je n'ai rien à reprocher à la profondeur de ces combinaisons; mais ne +craignez-vous pas qu'on ne dise que tantôt vous corrompez et tantôt vous +opprimez le suffrage populaire? Ne craignez-vous pas de compromettre +votre pouvoir dans des luttes où il se trouvera toujours si directement +engagé? Le moindre succès qu'on remportera sur vos candidats sera une +éclatante victoire qui mettra votre gouvernement en échec. Ce qui ne +cesse de m'inquiéter pour vous, c'est que je vous vois toujours obligé +de réussir en toutes choses, sous peine d'un désastre. + + +MACHIAVEL. + +Vous tenez le langage de la peur; rassurez-vous. Au point où j'en suis +arrivé, j'ai réussi dans tant de choses, que je ne puis pas périr par +les infiniment petits. Le grain de sable de Bossuet n'est pas fait pour +les véritables hommes politiques. Je suis si avancé dans ma carrière que +je pourrais, sans danger, braver même des orages; que signifient donc +les infimes embarras d'administration dont vous parlez? Croyez-vous que +j'aie la prétention d'être parfait? Ne sais-je pas bien qu'il se +commettra plus d'une faute autour de moi? Non, sans doute, je ne pourrai +pas faire qu'il n'y ait quelques pillages, quelques scandales. Cela +empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne marche et ne marche bien? +L'essentiel est bien moins de ne commettre aucune faute, que d'en +supporter la responsabilité avec une attitude d'énergie qui impose aux +détracteurs. Quand même l'opposition parviendrait à introduire dans ma +chambre quelques déclamateurs, que m'importerait? Je ne suis pas de ceux +qui veulent compter sans les nécessités de leur temps. + +Un de mes grands principes est d'opposer les semblables. De même que +j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la tribune; +j'aurais autant qu'il en faudrait d'hommes dressés à la parole et +capables de parler plusieurs heures sans s'arrêter. L'essentiel est +d'avoir une majorité compacte et un président dont on soit sûr. Il y a +un art particulier de conduire les débats et d'enlever le vote. +Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la stratégie parlementaire? +Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre seraient des hommes à moi qui +voteraient sur une consigne, tandis que je ferais mouvoir les fils d'une +opposition factice et clandestinement embauchée; après cela, qu'on +vienne faire de beaux discours: ils entreront dans les oreilles de mes +députés comme le vent entre dans le trou d'une serrure. Voulez-vous +maintenant que je vous parle de mon Sénat? + + +MONTESQUIEU. + +Non, je sais par Caligula ce que ce peut être. + + + + +SEIZIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Un des points saillants de votre politique, c'est l'anéantissement des +partis et la destruction des forces collectives. Vous n'avez point +failli à ce programme; cependant, je vois encore autour de vous des +choses auxquelles vous n'avez point touché. Ainsi vous n'avez encore +porté la main ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le barreau, +ni sur les milices nationales, ni sur les corporations commerciales; il +me semble, cependant, qu'il y a là plus d'un élément dangereux. + + +MACHIAVEL. + +Je ne puis vous dire tout à la fois. Venons de suite aux milices +nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en occuper; leur +dissolution a été nécessairement un des premiers actes de mon pouvoir. +L'organisation d'une garde citoyenne ne saurait se concilier avec +l'existence d'une armée régulière, car, les citoyens en armes +pourraient, à un moment donné, se transformer en factieux. Ce point, +cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale est une +institution inutile, mais elle porte un nom populaire. Dans les États +militaires, elle flatte les instincts puérils de certaines classes +bourgeoises, qui, par un travers assez ridicule, allient le goût des +démonstrations guerrières aux habitudes commerciales. C'est là un +préjugé inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, que +le prince ne doit jamais avoir l'air de séparer ses intérêts de ceux de +la cité qui croit trouver une garantie dans l'armement de ses habitants. + + +MONTESQUIEU. + +Mais puisque vous dissolvez cette milice. + + +MACHIAVEL. + +Je la dissous pour la réorganiser sur d'autres bases. L'essentiel est de +la mettre sous les ordres immédiats des agents de l'autorité civile et +de lui ôter la prérogative de recruter ses chefs par la voie de +l'élection; c'est ce que je fais. Je ne l'organiserai, d'ailleurs, que +dans les lieux où il conviendra, et je me réserve le droit de la +dissoudre de nouveau et de la rétablir sur d'autres bases encore, si les +circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce point. +En ce qui touche l'Université, l'ordre de choses actuel me satisfait à +peu près. Vous n'ignorez pas, en effet, que ces grands corps +d'enseignement ne sont plus organisés, aujourd'hui, comme ils l'étaient +autrefois. Ils ont presque partout, m'assure-t-on, perdu leur autonomie +et ne sont plus que des services publics à la charge de l'État. Or, +ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là où est l'État, là est le +prince; la direction morale des établissements publics est entre ses +mains; ce sont ses agents qui inspirent l'esprit de la jeunesse. Les +chefs comme les membres des corps enseignants de tous les degrés sont +nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés, ils en dépendent, cela +suffit; s'il reste çà et là quelques traces d'organisation indépendante +dans quelque école publique ou Académie que ce soit, il est facile de la +ramener au centre commun d'unité et de direction. C'est l'affaire d'un +règlement ou même d'un simple arrêté ministériel. Je passe à tire-d'aile +sur des détails qui ne peuvent pas appeler mes regards de plus près. +Cependant, je ne dois pas abandonner ce sujet sans vous dire que je +regarde comme très-important de proscrire, dans l'enseignement du droit, +les études de politique constitutionnelle. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez en effet d'assez bonnes raisons pour cela. + + +MACHIAVEL. + +Mes raisons sont fort simples; je ne veux pas qu'au sortir des écoles, +les jeunes gens s'occupent de politique à tort et à travers; qu'à +dix-huit ans, on se mêle de faire des constitutions comme on fait des +tragédies. Un tel enseignement ne peut que fausser les idées de la +jeunesse et l'initier prématurément à des matières qui dépassent la +mesure de sa raison. C'est avec ces notions mal digérées, mal comprises, +qu'on prépare de faux hommes d'État, des utopistes dont les témérités +d'esprit se traduisent plus tard par des témérités d'action. + +Il faut que les générations qui naissent sous mon règne soient élevées +dans le respect des institutions établies, dans l'amour du prince; aussi +ferais-je un usage assez ingénieux du pouvoir de direction qui +m'appartient sur l'enseignement: je crois qu'en général dans les écoles +on a un grand tort, c'est de négliger l'histoire contemporaine. Il est +au moins aussi essentiel de connaître son temps que celui de Périclès; +je voudrais que l'histoire de mon règne fût enseignée, moi vivant, dans +les écoles. C'est ainsi qu'un prince nouveau entre dans le coeur d'une +génération. + + +MONTESQUIEU. + +Ce serait, bien entendu, une apologie perpétuelle de tous vos actes? + + +MACHIAVEL. + +Il est évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre moyen que +j'emploierais aurait pour but de réagir contre l'enseignement libre, que +l'on ne peut pas directement proscrire. Les universités renferment des +armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, utiliser les +loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur ferais ouvrir +des cours libres dans toutes les villes importantes, je mobiliserais +ainsi l'instruction et l'influence du gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +En d'autres termes, vous absorbez, vous confisquez à votre profit même +les dernières lueurs d'une pensée indépendante. + + +MACHIAVEL. + +Je ne confisque rien du tout. + + +MONTESQUIEU. + +Permettez-vous à d'autres professeurs que les vôtres de vulgariser la +science par les mêmes moyens et cela sans brevet, sans autorisation? + + +MACHIAVEL. + +Quoi! voulez-vous donc que j'autorise des clubs? + + +MONTESQUIEU. + +Non, passez donc à un autre objet. + + +MACHIAVEL. + +Parmi la multitude de mesures réglementaires que réclame le salut de mon +gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau; c'est +étendre l'action de ma main au delà de ce qui est nécessaire pour le +moment; je touche ici d'ailleurs à des intérêts civils, et vous savez +qu'en cette matière, ma règle de conduite est de m'abstenir autant que +possible. Dans les États où le barreau est constitué en corporation, les +justiciables regardent l'indépendance de cette institution comme une +garantie inséparable du droit de la défense devant les tribunaux, qu'il +s'agisse de leur honneur, de leur intérêt ou de leur vie. Il est bien +grave d'intervenir ici, car l'opinion pourrait s'alarmer sur un cri que +ne manquerait pas de jeter la corporation tout entière. Cependant, je +n'ignore pas que cet ordre sera un foyer d'influences constamment +hostiles à mon pouvoir. Cette profession, vous le savez mieux que moi, +Montesquieu, développe des caractères froids et opiniâtres dans leurs +principes, des esprits dont la tendance est de rechercher dans les actes +du pouvoir l'élément de la légalité pure. L'avocat n'a pas au même degré +que le magistrat le sens élevé des nécessités sociales; il voit la loi +de trop près, et par des côtés trop petits pour en avoir le sentiment +juste, tandis que le magistrat.... + + +MONTESQUIEU. + +Épargnez l'apologie. + + +MACHIAVEL. + +Oui, car je n'oublie pas que je suis devant un descendant de ces grands +magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat, en France, le trône de la +monarchie. + + +MONTESQUIEU. + +Et qui se montrèrent rarement faciles à l'enregistrement des édits, +quand ils violaient la loi de l'État. + + +MACHIAVEL. + +C'est ainsi qu'ils ont fini par renverser l'État lui-même. Je ne veux +pas que mes cours de justice soient des parlements et que les avocats, +sous l'immunité de leur robe, y fassent de la politique. Le plus grand +homme du siècle, auquel votre patrie a eu l'honneur de donner le jour, +disait: _Je veux que l'on puisse couper la langue à un avocat qui dit du +mal du gouvernement_. Les moeurs modernes sont plus douces, je n'irais +pas jusque-là . Au premier jour, et dans les circonstances qui +conviendront, je me bornerai à faire une chose bien simple: je rendrai +un décret qui, tout en respectant l'indépendance de la corporation, +soumettra néanmoins les avocats à recevoir du souverain l'investiture de +leur profession. Dans l'exposé des motifs de mon décret, il ne sera pas, +je crois, bien difficile de démontrer aux justiciables qu'ils trouveront +dans ce mode de nomination une garantie plus sérieuse que quand la +corporation se recrute d'elle-même, c'est-à -dire avec des éléments +nécessairement un peu confus. + + +MONTESQUIEU. + +Il n'est que trop vrai que l'on peut prêter aux mesures les plus +détestables, le langage de la raison! Mais voyons, qu'allez-vous faire +maintenant à l'égard du clergé? Voilà une institution qui ne dépend de +l'État que par un côté et qui relève d'une puissance spirituelle, dont +le siége est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus +dangereux pour votre pouvoir, je vous le déclare, que cette puissance +qui parle au nom du ciel et dont les racines sont partout sur la terre: +n'oubliez pas que la parole chrétienne est une parole de liberté. Sans +doute, les lois de l'État ont établi une démarcation profonde entre +l'autorité religieuse et l'autorité politique; sans doute, la parole des +ministres du culte ne se fera entendre qu'au nom de l'Évangile; mais le +spiritualisme divin qui s'en dégage est la pierre d'achoppement du +matérialisme politique. C'est ce livre si humble et si doux qui a +détruit, à lui seul, et l'empire Romain, et le césarisme, et sa +puissance. Les nations franchement chrétiennes échapperont toujours au +despotisme, car le christianisme élève la dignité de l'homme trop haut +pour que le despotisme puisse l'atteindre, car il développe des forces +morales sur lesquelles le pouvoir humain n'a pas de prise[10]. Prenez +garde au prêtre: il ne dépend que de Dieu, et son influence est partout, +dans le sanctuaire, dans la famille, dans l'école. Vous ne pouvez rien +sur lui: sa hiérarchie n'est pas la vôtre, il obéit à une constitution +qui ne se tranche ni par la loi, ni par l'épée. Si vous régnez sur une +nation catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous périrez +tôt ou tard, quand bien même le peuple entier serait pour vous. + + [10] _Esp. des lois_, p. 371, liv. XXIV, ch. I et suiv. + + +MACHIAVEL. + +Je ne sais pas trop pourquoi il vous plaît de faire du prêtre un apôtre +de liberté. Je n'ai jamais vu cela, ni dans les temps anciens, ni dans +les temps modernes; j'ai toujours trouvé dans le sacerdoce un appui +naturel du pouvoir absolu. + +Remarquez-le bien, si, dans l'intérêt de mon établissement, j'ai dû +faire des concessions à l'esprit démocratique de mon époque, si j'ai +pris le suffrage universel pour base de mon pouvoir, ce n'est qu'un +artifice commandé par les temps, je n'en réclame pas moins le bénéfice +du droit divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A ce +titre, le clergé doit donc me soutenir, car mes principes d'autorité +sont conformes aux siens. Si, cependant, il se montrait factieux, s'il +profitait de son influence pour faire une guerre sourde à mon +gouvernement.... + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien? + + +MACHIAVEL. + +Vous qui parlez de l'influence du clergé, vous ignorez donc à quel point +il a su se rendre impopulaire dans quelques États catholiques? En +France, par exemple, le journalisme et la presse l'ont tellement perdu +dans l'esprit des masses, ils ont tellement ruiné sa mission, que si je +régnais dans son royaume savez-vous bien ce que je pourrais faire? + + +MONTESQUIEU. + +Quoi? + + +MACHIAVEL. + +Je pourrais provoquer, dans l'Église, un schisme qui briserait tous les +liens qui rattachent le clergé à la cour de Rome, car c'est là qu'est le +noeud gordien. Je ferais tenir par ma presse, par mes publicistes, par +mes hommes politiques le langage que voici: «Le christianisme est +indépendant du catholicisme; ce que le catholicisme défend, le +christianisme le permet; l'indépendance du clergé, sa soumission à la +cour de Rome, sont des dogmes purement catholiques; un tel ordre de +choses est une menace perpétuelle contre la sûreté de l'État. Les +fidèles du royaume ne doivent pas avoir pour chef spirituel un prince +étranger; c'est laisser l'ordre intérieur à la discrétion d'une +puissance qui peut être hostile à tout moment; cette hiérarchie du moyen +âge, cette tutelle des peuples en enfance ne peut plus se concilier avec +le génie viril de la civilisation moderne, avec ses lumières et son +indépendance. Pourquoi aller chercher à Rome un directeur des +consciences? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne serait-il pas +en même temps le chef de l'autorité religieuse? Pourquoi le souverain ne +serait-il pas pontife?» Tel est le langage que l'on pourrait faire tenir +à la presse, à la presse libérale surtout, et ce qu'il y a de +très-probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait avec joie. + + +MONTESQUIEU. + +Si vous pouviez le croire et si vous osiez tenter une semblable +entreprise, vous apprendriez promptement et d'une manière à coup sûr +terrible, ce qu'est la puissance du catholicisme, même chez les nations +où il paraît affaibli[11]. + + [11] _Esp. des lois_, p. 393, liv. XXV, ch. XII. + + +MACHIAVEL. + +Le tenter, grand Dieu! Mais je demande pardon, à genoux, à notre divin +maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine sacrilége, inspirée par +la haine du catholicisme; mais Dieu, qui a institué le pouvoir humain, +ne lui défend pas de se garantir des entreprises du clergé, qui enfreint +d'ailleurs les préceptes de l'Évangile quand il manque de subordination +envers le prince. Je sais bien qu'il ne conspirera que par une influence +insaisissable, mais je trouverais le moyen d'arrêter, même au sein de la +cour de Rome, l'intention qui dirige l'influence. + + +MONTESQUIEU. + +Comment? + + +MACHIAVEL. + +Il me suffirait d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état moral de mon +peuple, frémissant sous le joug de l'Église, aspirant à le briser, +capable de se démembrer à son tour du sein de l'unité catholique, de se +jeter dans le schisme de l'Église grecque ou protestante. + + +MONTESQUIEU. + +La menace au lieu de l'action! + + +MACHIAVEL. + +Combien vous vous trompez, Montesquieu, et à quel point ne méconnaissez +vous pas mon respect pour le trône pontifical! Le seul rôle que je +veuille jouer, la seule mission qui m'appartienne à moi souverain +catholique, ce serait précisément d'être le défenseur de l'Église. Dans +les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel est gravement +menacé, et par la haine irréligieuse, et par l'ambition des pays nord de +l'Italie. Eh bien, je dirais au Saint-Père: Je vous soutiendrai contre +eux tous, je vous sauverai, c'est mon devoir, c'est ma mission, mais du +moins ne m'attaquez pas, soutenez moi de votre influence morale; +serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais ma popularité en me +portant pour défenseur du pouvoir temporel, complétement discrédité +aujourd'hui, hélas! aux yeux de ce qu'on appelle la démocratie +européenne. Ce péril ne m'arrêterait point; non-seulement je tiendrais +en échec, de la part des États voisins, toute entreprise contre la +souveraineté du Saint-Siége, mais si, par malheur, il était attaqué, si +le Pape venait à être chassé des États pontificaux, comme cela s'est +déjà vu, mes baïonnettes seules l'y ramèneraient et l'y maintiendraient +toujours, moi durant. + + +MONTESQUIEU. + +En effet, ce serait un coup de maître, car si vous teniez à Rome une +garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du Saint-Siége, comme +s'il résidait dans quelque province de votre royaume. + + +MACHIAVEL. + +Croyez-vous qu'après un tel service rendu à la papauté, elle refuserait +de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au besoin, refuserait de +venir me sacrer dans ma capitale? De tels événements sont-ils sans +exemple dans l'histoire? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, tout se voit dans l'histoire. Mais enfin, si au lieu de trouver +dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un Dubois, comme vous +paraissez y compter, vous aviez en face de vous un pape qui résistât à +vos intrigues et bravât votre colère, que feriez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Alors, il faudrait bien s'y résoudre, sous prétexte de défendre le +pouvoir temporel, je déterminerais sa chute. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez ce que l'on appelle du génie! + + + + +DIX-SEPTIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +J'ai dit que vous avez du génie; il en faut, vraiment, d'une certaine +sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je comprends +maintenant l'apologue du dieu Wishnou; vous avez cent bras comme l'idole +indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De même que vous +touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir? + + +MACHIAVEL. + +Oui, car je ferai de la police une institution si vaste, qu'au coeur de +mon royaume la moitié des hommes verra l'autre. Me permettez-vous +quelques détails sur l'organisation de ma police? + + +MONTESQUIEU. + +Faites. + + +MACHIAVEL. + +Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le plus +important de mes ministères et qui centralisera, tant pour l'extérieur +que pour l'intérieur, les nombreux services dont je doterai cette +partie de mon administration. + + +MONTESQUIEU. + +Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu'ils sont +enveloppés dans un effroyable réseau. + + +MACHIAVEL. + +Si ce ministère déplaît, je l'abolirai et je l'appellerai, si vous +voulez, ministère d'État. J'organiserai d'ailleurs dans les autres +ministères des services correspondants, dont la plus grande partie sera +fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd'hui ministère de +l'intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous entendez +parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de diplomatie, mais uniquement +des moyens propres à assurer ma sécurité contre les factions, tant à +l'extérieur qu'à l'intérieur. Eh bien, croyez-le, sous ce rapport, je +trouverai la plupart des monarques à peu près dans la même situation que +moi, c'est-à -dire très-disposés à seconder mes vues, qui consisteraient +à créer des services de police internationale dans l'intérêt d'une +sûreté réciproque. Si, comme je n'en doute guère, je parvenais à +atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se +produirait ma police à l'extérieur: Hommes de plaisirs et de bonne +compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l'oeil sur les intrigues +des princes et des prétendants exilés, révolutionnaires proscrits dont, +à prix d'argent, je ne désespérerais pas d'amener quelques-uns à me +servir d'agents de transmission à l'égard des menées de la démagogie +ténébreuse; établissement de journaux politiques dans les grandes +capitales, imprimeurs et libraires placés dans les mêmes conditions et +secrètement subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le +mouvement de la pensée. + + +MONTESQUIEU. + +Ce n'est plus contre les factions de votre royaume, c'est contre l'âme +même de l'humanité que vous finirez par conspirer. + + +MACHIAVEL. + +Vous le savez, je ne m'effraie pas beaucoup des grands mots. Je veux que +tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l'étranger, puisse être +observé, signalé de distance en distance, jusqu'à son retour dans mon +royaume, où on l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne soit pas en +mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des intrigues +révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je crois, assez +habile. + + +MONTESQUIEU. + +Et quoi donc, grand Dieu! + + +MACHIAVEL. + +Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de mon +trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se poser en +libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier ainsi, pour les +observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les plus élevés de mon +royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A cheval sur les +intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel je confierais +cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux qui ne seraient +pas dans le secret de la comédie. + + +MONTESQUIEU. + +Quoi! c'est à un prince de votre maison que vous confieriez des +attributions que vous classez vous-même dans la police? + + +MACHIAVEL. + +Et pourquoi non? Je connais des princes régnants qui, dans l'exil, ont +été attachés à la police secrète de certains cabinets. + + +MONTESQUIEU. + +Si je continue à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir le dernier +mot de cette effroyable gageure. + + +MACHIAVEL. + +Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu; dans l'_Esprit des lois_, +vous m'avez appelé grand homme[12]. + + [12] _Esp. des lois_, p. 68, livre VI, chap. V. + + +MONTESQUIEU. + +Vous me le faites expier chèrement; c'est pour ma punition que je vous +écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails +sinistres. + + +MACHIAVEL. + +A l'intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir. + + +MONTESQUIEU. + +Rétablissez. + + +MACHIAVEL. + +Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret des +lettres puisse servir à couvrir des complots. + + +MONTESQUIEU. + +C'est là ce qui vous fait trembler, je le comprends. + + +MACHIAVEL. + +Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne: il faut +qu'il y en ait. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'est-ce encore? + + +MACHIAVEL. + +Il y aura peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas; mais à coup +sûr il y aura des complots simulés. A de certains moments, ce peut être +un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du +prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l'esprit public on +obtient, au besoin, par là , les mesures de rigueur que l'on veut, ou +l'on maintient celles qui existent. Les fausses conspirations, dont, +bien entendu, il ne faut user qu'avec la plus grande mesure, ont encore +un autre avantage: c'est qu'elles permettent de découvrir les complots +réels, en donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à rechercher +partout la trace de ce qu'on soupçonne. + +Rien n'est plus précieux que la vie du souverain: il faut qu'elle soit +environnée d'innombrables garanties, c'est-à -dire d'innombrables agents, +mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète soit assez +habilement dissimulée pour que le souverain n'ait pas l'air d'avoir peur +quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe les précautions à +cet égard étaient tellement perfectionnées, qu'un prince qui sort dans +les rues, pouvait avoir l'air d'un simple particulier, qui se promène, +sans garde, dans la foule, alors qu'il est environné de deux ou trois +mille protecteurs. + +J'entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les rangs de +la société. Il n'y aura pas de conciliabule, pas de comité, pas de +salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour +recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux +qui ont manié le pouvoir, c'est un phénomène étonnant que la facilité +avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce +qui est plus étonnant encore, c'est la faculté d'observation et +d'analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police +politique; vous n'avez aucune idée de leurs ruses, de leurs +déguisements, de leurs instincts, de la passion qu'ils apportent dans +leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité; il y a des +hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous dirai-je? par +une sorte d'amour de l'art. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! tirez le rideau! + + +MACHIAVEL. + +Oui, car il y a là , dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui +terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous +n'en avez entendues. Avec le système que j'organiserai, je serai si +complétement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements +coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le pouvoir de les +arrêter. + + +MONTESQUIEU. + +Les tolérer, et pourquoi? + + +MACHIAVEL. + +Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas +indiscrètement user de la force; parce qu'il y a toujours, dans le fond +de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut rien +quand elles ne se formulent pas; parce qu'il faut éviter avec grand soin +d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir; parce que les partis se +contentent de murmures, de taquineries inoffensives, quand ils sont +réduits à l'impuissance et que prétendre désarmer jusqu'à leur mauvaise +humeur, serait une folie. On les entendra donc se plaindre, çà et là , +dans les journaux, dans les livres; ils essaieront des allusions contre +le gouvernement dans quelques discours ou dans quelques plaidoyers; ils +feront, sous divers prétextes, quelques petites manifestations +d'existence; tout cela sera bien timide, je vous le jure, et le public +s'il en est informé, ne sera guère tenté que d'en rire. On me trouvera +bien bon de supporter cela, je passerai pour trop débonnaire; voilà +pourquoi je tolérerai ce qui, bien entendu, me paraîtra pouvoir l'être +sans aucun danger: je ne veux pas même que l'on puisse dire que mon +gouvernement est ombrageux. + + +MONTESQUIEU. + +Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une lacune +fort grave, dans vos décrets. + + +MACHIAVEL. + +Laquelle? + + +MONTESQUIEU. + +Vous n'avez pas touché à la liberté individuelle. + + +MACHIAVEL. + +Je n'y toucherai pas. + + +MONTESQUIEU. + +Le croyez-vous? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, vous +vous êtes principalement réservé le droit d'empêcher tout ce qui vous +paraîtrait dangereux. Si l'intérêt de l'État, ou même un soin un peu +pressant, exige qu'un homme soit arrêté, à la minute même, dans votre +royaume, comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la législation +quelque loi d'_habeas corpus_; si l'arrestation individuelle est +précédée de certaines formalités, de certaines garanties? Pendant qu'on +y procédera, le temps se passera. + + +MACHIAVEL. + +Permettez; si je respecte la liberté individuelle, je ne m'interdis pas +à cet égard quelques modifications utiles à l'organisation judiciaire. + + +MONTESQUIEU. + +Je le savais bien. + + +MACHIAVEL. + +Oh! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui +est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos États +parlementaires? + + +MONTESQUIEU. + +C'est un conseil de magistrats, dont le nombre et l'indépendance sont la +garantie des justiciables. + + +MACHIAVEL. + +C'est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment voulez-vous +qu'avec la lenteur des délibérations d'un conseil, la justice puisse +avoir la rapidité d'appréhension nécessaire sur les malfaiteurs? + + +MONTESQUIEU. + +Quels malfaiteurs? + + +MACHIAVEL. + +Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes et +des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette +juridiction l'unité d'action qui lui est nécessaire: je remplace votre +conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l'arrestation des +malfaiteurs. + + +MONTESQUIEU. + +Mais il ne s'agit pas ici de malfaiteurs; à l'aide de cette disposition, +vous menacez la liberté de tous les citoyens; faites au moins une +distinction sur le titre de l'accusation. + + +MACHIAVEL. + +C'est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui +entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas autant et plus +coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire? La passion +ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui force les +gens à s'occuper de politique? Aussi je ne veux plus de distinction +entre les délits de droit commun et les délits politiques. Où donc, les +gouvernements modernes ont-ils l'esprit, d'élever des espèces de +tribunes criminelles à leurs détracteurs? Dans mon royaume, le +journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le simple +larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction +correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra devant le jury criminel, côte +à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une excellente +modification législative, remarquez-le, car l'opinion publique, en +voyant traiter le conspirateur à l'égal du malfaiteur ordinaire, finira +par confondre les deux genres dans le même mépris. + + +MONTESQUIEU. + +Vous ruinez la base même du sens moral; mais que vous importe? Ce qui +m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel. + + +MACHIAVEL. + +Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les fonctionnaires +publics qui désignent les membres du jury. En matière de simple délit +politique, mon ministre de la justice pourra toujours, quand il le +faudra, composer la chambre des juges appelés à en connaître. + + +MONTESQUIEU. + +Votre législation intérieure est irréprochable; il est temps de passer à +d'autres objets. + + + + + +III PARTIE. + + + + +DIX-HUITIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Jusqu'à présent vous ne vous êtes occupé que des formes de votre +gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires pour le maintenir. +C'est beaucoup; ce n'est rien encore. Il vous reste à résoudre le plus +difficile de tous les problèmes, pour un souverain qui veut affecter le +pouvoir absolu dans un État européen, façonné aux moeurs +représentatives. + + +MACHIAVEL. + +Quel est donc ce problème? + + +MONTESQUIEU. + +C'est celui de vos finances. + + +MACHIAVEL. + +Cette question n'est point restée étrangère à mes préoccupations, car je +me souviens de vous avoir dit que tout, en définitive, se résoudrait par +une question de chiffres. + + +MONTESQUIEU. + +Fort bien, mais ici c'est la nature même des choses qui va vous +résister. + + +MACHIAVEL. + +Vous m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un siècle de barbarie +sous le rapport de l'économie politique et j'entends fort peu de chose à +ces matières. + + +MONTESQUIEU. + +Je me rassure pour vous. Permettez-moi toutefois de vous adresser une +question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'_Esprit des lois_, que le +monarque absolu était astreint, par le principe de son gouvernement, à +n'imposer que de faibles tributs à ses sujets[13]. Donnerez-vous du +moins aux vôtres cette satisfaction? + + [13] _Esp. des lois_, p. 80. chap. X, liv. XIII. + + +MACHIAVEL. + +Je ne m'y engage pas et je ne connais rien, en vérité, de plus +contestable que la proposition que vous avez émise là . Comment +voulez-vous que l'appareil du pouvoir monarchique, l'éclat et la +représentation d'une grande cour, puissent exister sans imposer à une +nation de lourds sacrifices? Votre thèse peut être vraie en Turquie, en +Perse, que sais-je! chez de petits peuples sans industrie, qui +n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt; mais dans les +sociétés européennes, où la richesse déborde des sources du travail, et +se présente sous tant de formes à l'impôt, où le luxe est un moyen de +gouvernement, où l'entretien et la dépense de tous les services publics +sont centralisés entres les mains de l'État, où toutes les hautes +charges, toutes les dignités sont salariées à grands frais, comment +voulez-vous encore une fois que l'on se borne à de modiques tributs, +comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain maître? + + +MONTESQUIEU. + +C'est très juste et je vous abandonne ma thèse, dont le véritable sens +vous a d'ailleurs échappé. Ainsi, votre gouvernement coûtera cher; il +est évident qu'il coûtera plus cher qu'un gouvernement représentatif. + + +MACHIAVEL. + +C'est possible. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, mais c'est ici que commence la difficulté. Je sais comment les +gouvernements représentatifs pourvoient à leurs besoins financiers, mais +je n'ai aucune idée des moyens d'existence du pouvoir absolu dans les +sociétés modernes. Si j'interroge le passé, je vois très-clairement +qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes: il faut, en premier +lieu, que le monarque absolu soit un chef militaire, vous le +reconnaissez sans doute. + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +Il faut, de plus, qu'il soit conquérant, car c'est à la guerre qu'il +doit demander les principales ressources qui lui sont nécessaires pour +entretenir son faste et ses armées. S'il les demandait à l'impôt, il +écraserait ses sujets. Vous voyez par là que ce n'est pas, parce que le +monarque absolu dépense moins, qu'il doit ménager les tributs, mais +parce que la loi de sa subsistance est ailleurs. Or, aujourd'hui, la +guerre ne rapporte plus de profits à ceux qui la font: elle ruine les +vainqueurs aussi bien que les vaincus. Voilà une source de revenus qui +vous échappe. + +Restent les impôts, mais, bien entendu, le prince absolu doit pouvoir se +passer, à cet égard, du consentement de ses sujets. Dans les États +despotiques, il y a une fiction légale qui leur permet de les taxer +discrétionnairement: en droit, le souverain est censé posséder tous les +biens de ses sujets. Quand il leur prend quelque chose, il ne fait donc +que reprendre ce qui lui appartient. De la sorte, point de résistance. + +Enfin, il faut que le prince puisse disposer, sans discussion comme +sans contrôle, des ressources que lui a procurées l'impôt. Tels sont, en +cette matière, les errements inévitables de l'absolutisme; convenez +qu'il y aurait beaucoup à faire pour en revenir là . Si les peuples +modernes sont, aussi indifférents que vous le dites, à la perte de leurs +libertés, il n'en sera pas de même quand il s'agira de leurs intérêts; +leurs intérêts sont liés à un régime économique exclusif du despotisme: +si vous n'avez par l'arbitraire en finances, vous ne pouvez pas l'avoir +en politique. Votre règne entier s'écroulera sur le chapitre des +budgets. + + +MACHIAVEL. + +Je suis fort tranquille sur ce point, comme sur le reste. + + +MONTESQUIEU. + +C'est ce qu'il faut voir; allons au fait. Le vote des impôts, par les +mandataires de la nation, est la règle fondamentale des États modernes: +accepterez-vous le vote de l'impôt? + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi non? + + +MONTESQUIEU. + +Oh! prenez garde, ce principe est la consécration la plus expresse de la +souveraineté de la nation; car lui reconnaître le droit de voter +l'impôt, c'est lui reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de +réduire à rien les moyen d'action du prince, et, par suite, de +l'anéantir lui-même, au besoin. + + +MACHIAVEL. + +Vous êtes catégorique. Continuez. + + +MONTESQUIEU. + +Ceux qui votent l'impôt sont eux-mêmes des contribuables. Ici leurs +intérêts sont étroitement solidaires de ceux de la nation, en un point +où elle aura nécessairement les yeux ouverts. Vous allez trouver ses +mandataires aussi peu accommodants sur les crédits législatifs, que vous +les avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés. + + +MACHIAVEL. + +C'est ici que la faiblesse de l'argument se découvre: je vous prie de +prendre note de deux considérations que vous avez oubliées. En premier +lieu les mandataires de la nation sont salariés; contribuables ou non, +ils sont personnellement désintéressés dans le vote de l'impôt. + + +MONTESQUIEU. + +Je conviens que la combinaison est pratique, et la remarque judicieuse. + + +MACHIAVEL. + +Vous voyez l'inconvénient d'envisager trop systématiquement les choses; +la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez peut-être +raison si j'appuyais mon pouvoir sur l'aristocratie, ou sur les classes +bourgeoises qui pourraient, à un moment donné, me refuser leur +concours; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le prolétariat, +dont la masse ne possède rien. Les charges de l'État ne pèsent presque +pas sur elle, et je ferai même en sorte qu'elles n'y pèsent pas du tout. +Les mesures fiscales préoccuperont peu les classes ouvrières; elles ne +les atteindront pas. + + +MONTESQUIEU. + +Si j'ai bien compris, ceci est très-clair: vous faites payer à ceux qui +possèdent, par la volonté souveraine de ceux qui ne possèdent pas. C'est +la rançon que le nombre et la pauvreté imposent à la richesse. + + +MACHIAVEL. + +N'est-ce pas juste? + + +MONTESQUIEU. + +Ce n'est pas même vrai, car dans les sociétés actuelles, au point de vue +économique, il n'y a ni riche, ni pauvre. L'artisan de la veille est le +bourgeois du lendemain, en vertu de la loi du travail. Si vous atteignez +la bourgeoisie territoriale ou industrielle, savez-vous ce que vous +faites? + +Vous rendez en réalité l'émancipation par le travail plus difficile, +vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les liens du +prolétariat. C'est une aberration que de croire que le prolétaire peut +profiter des atteintes portées à la production. En appauvrissant par des +lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que des situations +factices et, dans un temps donné, on appauvrit même ceux qui ne +possèdent pas. + + +MACHIAVEL. + +Ce sont de belles théories, mais je suis bien décidé à vous en opposer +de tout aussi belles, si vous le voulez. + + +MONTESQUIEU. + +Non, car vous n'avez pas encore résolu le problème que je vous ai posé. +Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de la souveraineté +absolue. Ce ne sera pas si facile que vous le pensez, même avec une +chambre législative dans laquelle vous aurez la majorité assurée, même +avec la toute-puissance du mandat populaire dont vous êtes investi. +Dites-moi, par exemple, comment vous pourrez plier le mécanisme +financier des États modernes aux exigences du pouvoir absolu. Je vous le +répète, c'est la nature même des choses qui résiste ici. Les peuples +policés de l'Europe ont entouré l'administration de leurs finances, de +garanties si étroites, si jalouses, si multipliées, qu'elles ne laissent +pas plus de place à la perception qu'à l'emploi arbitraire des deniers +publics. + + +MACHIAVEL. + +Quel est donc ce merveilleux système? + + +MONTESQUIEU. + +Je puis vous l'indiquer en quelques mots. + +La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose sur +deux bases fondamentales, le _contrôle_ et la _publicité_. C'est là que +réside essentiellement la garantie des contribuables. Un souverain ne +pourrait pas y toucher sans dire indirectement à ses sujets: Vous avez +l'ordre, je veux le désordre, je veux l'obscurité dans la gestion des +fonds publics; j'en ai besoin parce qu'il y a une foule de dépenses que +je veux pouvoir faire sans votre approbation, de déficits que je veux +pouvoir masquer, de recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou +de grossir suivant les circonstances. + + +MACHIAVEL. + +Vous débutez bien. + + +MONTESQUIEU. + +Dans les pays libres et industrieux, tout le monde sait les finances, +par nécessité, par intérêt et par état, et votre gouvernement à cet +égard ne pourrait tromper personne. + + +MACHIAVEL. + +Qui vous dit qu'on veuille tromper? + + +MONTESQUIEU. + +Toute l'oeuvre de l'administration financière, si vaste et si compliquée +qu'elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière analyse, à deux +opérations fort simples, _recevoir_ et _dépenser_. + +C'est autour de ces deux ordres de faits financiers, que gravite la +multitude des lois et des règlements spéciaux, qui ont encore pour objet +une chose fort simple: faire en sorte que le contribuable ne paye que +l'impôt nécessaire et régulièrement établi, faire en sorte que le +gouvernement ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des dépenses +approuvées par la nation. + +Je laisse de côté tout ce qui est relatif à l'assiette et au mode de +perception de l'impôt, aux moyens pratiques d'assurer l'intégralité de +la recette, l'ordre et la précision dans le mouvement des fonds publics; +ce sont là des détails de comptabilité dont je n'ai point à vous +entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la publicité marche +avec le contrôle, dans les systèmes de finance politique les mieux +organisés de l'Europe. + +Un des problèmes les plus importants à résoudre, était de faire sortir +complétement de l'obscurité, de rendre visibles à tous les yeux les +éléments de recettes et de dépenses sur lesquels est basé l'emploi de la +fortune publique entre les mains des gouvernements. Ce résultat a été +atteint par la création de ce que l'on appelle, en langue moderne, le +budget de l'État, qui est l'aperçu ou l'état estimatif des recettes et +des dépenses, prévues non pas pour une période de temps éloignée, mais +chaque année pour le service de l'année suivante. Le budget annuel est +donc le point capital, et en quelque sorte générateur, de la situation +financière, qui s'améliore ou s'aggrave, en proportion de ses résultats +constatés. Les parties qui le composent sont préparées par les +différents ministres dans le département desquels les services à +pourvoir sont placés. Ils prennent pour base de leur travail les +allocations des budgets antérieurs, en y introduisant les modifications, +additions et retranchements nécessaires. Le tout est adressé au ministre +des finances, qui centralise les documents qui lui sont transmis, et qui +présente à l'assemblée législative, ce que l'on appelle le projet du +budget. Ce grand travail publié, imprimé, reproduit dans mille journaux, +dévoile à tous les yeux la politique intérieure et extérieure de l'État, +l'administration civile, judiciaire et militaire. Il est examiné, +discuté et voté, par les représentants du pays, après quoi il est rendu +exécutoire de la même manière que les autres lois de l'État. + + +MACHIAVEL. + +Permettez-moi d'admirer avec quelle netteté de déduction et quelle +propriété de termes, tout à fait modernes, l'illustre auteur de +l'_Esprit des lois_ a su se dégager, en matière de finances, des +théories un peu vagues et des termes quelquefois un peu ambigus du grand +ouvrage qui l'a rendu immortel. + + +MONTESQUIEU. + +L'_Esprit des lois_ n'est pas un traité de finances. + + +MACHIAVEL. + +Votre sobriété sur ce point mérite d'autant plus d'être louée, que vous +auriez pu en parler très-compétemment. Veuillez donc continuer, je vous +prie, je vous suis avec le plus grand intérêt. + + + + +DIX-NEUVIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +La création du système budgétaire a entraîné, on peut le dire, avec elle +toutes les autres garanties financières qui sont aujourd'hui le partage +des sociétés politiques bien réglées. + +Ainsi, la première loi qui se trouve nécessairement imposée par +l'économie du budget, c'est que les crédits demandés soient en rapport +avec les ressources existantes. C'est là un équilibre qui doit se +traduire constamment aux yeux par des chiffres réels et authentiques, et +pour mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur qui +vote sur les propositions qui lui sont faites ne subisse aucun +entraînement, on a eu recours à une mesure très-sage. On a divisé le +budget général de l'État en deux budgets distincts: _le budget des +dépenses et le budget des recettes_, qui doivent être votés séparément, +chacun par une loi spéciale. + +De cette manière, l'attention du législateur est obligée de se +concentrer, tour à tour, isolément, sur la situation active et passive, +et ses déterminations ne sont pas à l'avance influencées par la balance +générale des recettes et des dépenses. + +Il contrôle scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en dernier +lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que naît le vote +général du budget. + + +MACHIAVEL. + +Tout cela est fort bien, mais est-ce que par hasard les dépenses sont +renfermées dans un cercle infranchissable par le vote législatif? Est-ce +que cela est possible? Est-ce qu'une chambre peut, sans paralyser +l'exercice du pouvoir exécutif, défendre au souverain de pourvoir, par +des mesures d'urgence, à des dépenses imprévues? + + +MONTESQUIEU. + +Je vois bien que cela vous gêne, mais je ne puis le regretter. + + +MACHIAVEL. + +Est-ce que, dans les États constitutionnels eux-mêmes, la faculté n'est +pas formellement réservée au souverain, d'ouvrir, par ordonnances, des +crédits supplémentaires ou extraordinaires dans l'intervalle des +sessions législatives? + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai, mais à une condition, c'est que ces ordonnances soient +converties en lois à la réunion des Chambres. Il faut que leur +approbation intervienne. + + +MACHIAVEL. + +Qu'elle intervienne une fois que la dépense est engagée, pour ratifier +ce qui est fait, je ne le trouverais pas mauvais. + + +MONTESQUIEU. + +Je le crois bien; mais, malheureusement, on ne s'en est pas tenu là . La +législation financière moderne la plus avancée interdit de déroger aux +prévisions normales du budget, autrement que par des lois portant +ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires. La dépense ne +peut plus être engagée sans l'intervention du pouvoir législatif. + + +MACHIAVEL. + +Mais alors on ne peut même plus gouverner. + + +MONTESQUIEU. + +Il paraît que si. Les États modernes ont réfléchi que le vote législatif +du budget finirait par être illusoire, avec les abus des crédits +supplémentaires et extraordinaires; qu'en définitive la dépense devait +pouvoir être limitée, quand les ressources l'étaient naturellement; que +les événements politiques ne pouvaient faire varier les faits financiers +d'un instant à l'autre, et que l'intervalle des sessions n'était pas +assez long pour qu'il ne fût pas toujours possible d'y pourvoir +utilement par un vote extra-budgétaire. + +On est allé plus loin encore; on a voulu qu'une fois les ressources +votées pour tels et tels services, elles pussent revenir au trésor si +elles n'étaient pas employées; on a pensé qu'il ne fallait pas que le +gouvernement, tout en restant dans les limites des crédits alloués, pût +employer les fonds d'un service pour les affecter à un autre, couvrir +celui-ci, découvrir celui-là , au moyen de virements de fonds opérés de +ministère à ministère, par voie d'ordonnances; car ce serait éluder leur +destination législative et revenir, par un détour ingénieux, à +l'arbitraire financier. + +On a imaginé, à cet effet, ce que l'on appelle _la spécialité des +crédits par chapitres_, c'est-à -dire que le vote des dépenses a lieu par +chapitres spéciaux ne contenant que des services corrélatifs et de même +nature pour tous les ministères. Ainsi, par exemple, le chapitre A +comprendra, pour tous les ministères, la dépense A, le chapitre B la +dépense B et ainsi de suite. Il résulte de cette combinaison que les +crédits non employés doivent être annulés dans la comptabilité des +divers ministères et reportés en recettes au budget de l'année suivante. +Je n'ai pas besoin de vous dire que la responsabilité ministérielle est +la sanction de toutes ces mesures. Ce qui forme le couronnement des +garanties financières, c'est l'établissement d'une chambre des comptes, +sorte de cour de cassation dans son genre, chargée d'exercer, d'une +manière permanente, les fonctions de juridiction et de contrôle sur le +compte, le maniement et l'emploi des deniers publics, ayant même pour +mission de signaler les parties de l'administration financière qui +peuvent être améliorées au double point de vue des dépenses et des +recettes. Ces explications suffisent. Ne trouvez-vous pas qu'avec une +organisation comme celle-là , le pouvoir absolu serait bien embarrassé? + + +MACHIAVEL. + +Je suis encore atterré, je vous l'avoue, de cette incursion financière. +Vous m'avez pris par mon côté faible: je vous ai dit que je m'entendais +fort peu à ces matières, mais j'aurais, croyez-le bien, des ministres +qui sauraient rétorquer tout cela et démontrer le danger de la plupart +de ces mesures. + + +MONTESQUIEU. + +Ne le pourriez-vous pas un peu vous-même? + + +MACHIAVEL. + +Si fait. A mes ministres le soin de faire de belles théories; ce sera +leur principale occupation; quant à moi, je vous parlerai finances +plutôt en politique qu'en économiste. Il y a une chose que vous êtes +trop porté à oublier, c'est que la matière des finances est, de toutes +les parties de la politique, celle qui se prête le plus aisément aux +maximes du traité _du Prince_. Ces États qui ont des budgets si +méthodiquement ordonnés et des écritures officielles si bien en règle, +me font l'effet, de ces commerçants qui ont des livres parfaitement +tenus et se ruinent bel et bien finalement. Qui donc a de plus gros +budgets que vos gouvernements parlementaires? Qu'est-ce qui coûte plus +cher que la République démocratique des États-Unis, que la République +royale d'Angleterre? Il est vrai que les immenses ressources de cette +dernière puissance sont mises au service de la politique la plus +profonde et la mieux entendue. + + +MONTESQUIEU. + +Vous n'êtes pas dans la question. A quoi voulez-vous en venir? + + +MACHIAVEL. + +A ceci: c'est que les règles de l'administration financière des États +n'ont aucun rapport avec celles de l'économie domestique, qui paraît +être le type de vos conceptions. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! ah! la même distinction qu'entre la politique et la morale? + + +MACHIAVEL. + +Eh bien oui, cela n'est-il pas universellement reconnu, pratiqué? Les +choses n'étaient-elles pas ainsi même de votre temps, beaucoup moins +avancé cependant sous ce rapport, et n'est-ce pas vous-même qui avez dit +que les États se permettaient en finances des écarts dont rougirait le +fils de famille le plus déréglé? + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai, j'ai dit cela, mais si vous en tirez un argument favorable à +votre thèse, c'est une véritable surprise pour moi. + + +MACHIAVEL. + +Vous voulez dire, sans doute, qu'il ne faut pas se prévaloir de ce qui +se fait, mais de ce qui doit se faire. + + +MONTESQUIEU. + +Précisément. + + +MACHIAVEL. + +Je réponds qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se fait +universellement ne peut pas ne pas se faire. + + +MONTESQUIEU. + +Ceci est de la pratique pure, j'en conviens. + + +MACHIAVEL. + +Et j'ai quelque idée que si nous faisions la balance des comptes, comme +vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est, coûterait moins +cher que le vôtre; mais laissons cette dispute qui serait sans intérêt. +Vous vous trompez vraiment bien, si vous croyez que je m'afflige de la +perfection des systèmes de finances que vous venez de m'expliquer. Je me +réjouis avec vous de la régularité de la perception de l'impôt, de +l'intégralité de la recette; je me réjouis de l'exactitude des comptes, +je m'en réjouis très-sincèrement. Croyez-vous donc qu'il s'agisse, pour +le souverain absolu, de mettre les mains dans les coffres de l'État, de +manier lui-même les deniers publics. Ce luxe de précautions est vraiment +puéril. Est-ce que le danger est-là ? Tant mieux, encore une fois, si les +fonds se recueillent, se meuvent et circulent avec la précision +miraculeuse que vous m'avez annoncée. Je compte justement faire servir à +la splendeur de mon règne toutes ces merveilles de comptabilité, toutes +ces beautés organiques de la matière financière. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez le _vis comica_. Ce qu'il y a de plus étonnant pour moi dans +vos théories financières, c'est qu'elles sont en contradiction formelle +avec ce que vous dites à cet égard dans le traité du prince, où vous +recommandez sévèrement, non pas seulement l'économie en finances, mais +même l'avarice[14]. + + [14] Traité du Prince, p. 106, ch. XVI. + + +MACHIAVEL. + +Si vous vous en étonnez, vous avez tort, car sous ce point de vue les +temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes principes les plus +essentiels est de m'accommoder aux temps. Revenons et laissons d'abord +un peu de côté, je vous prie, ce que vous m'avez dit de votre chambre +des comptes: cette institution appartient-elle à l'ordre judiciaire? + + +MONTESQUIEU. + +Non. + + +MACHIAVEL. + +C'est donc un corps purement administratif. Je le suppose parfaitement +irréprochable. Mais la belle avance quand il a vérifié tous les comptes! +Empêche-t-il que les crédits ne se votent, que les dépenses ne se +fassent? Ses arrêts de vérification n'en apprennent pas plus sur la +situation que les budgets. C'est une chambre d'enregistrement sans +remontrance, c'est une institution ingénue, n'en parlons donc pas, je la +maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle peut être. + + +MONTESQUIEU. + +Vous la maintenez, dites-vous! Vous comptez donc toucher aux autres +parties de l'organisation financière? + + +MACHIAVEL. + +Vous n'en doutiez pas, j'imagine. Est-ce qu'après un coup d'État +politique, un coup d'État financier n'est pas inévitable? Est-ce que je +ne me servirai pas de la toute-puissance pour cela comme pour le reste? +Quelle est donc la vertu magique qui préserverait vos règlements +financiers? Je suis comme ce géant de je ne sais quel conte, que des +pygmées avaient chargé d'entraves pendant son sommeil; en se relevant, +il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain de mon avènement, il ne +sera même pas question de voter le budget; je le décréterai +extraordinairement, j'ouvrirai dictatorialement les crédits nécessaires +et je les ferai approuver par mon conseil d'État. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous continuerez ainsi? + + +MACHIAVEL. + +Non pas. Dès l'année suivante je rentrerai dans la légalité; car je +n'entends rien détruire directement, je vous l'ai dit plusieurs fois +déjà . On a réglementé avant moi, je réglemente à mon tour. Vous m'avez +parlé du vote du budget, par deux lois distinctes: je considère cela +comme une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une situation +financière, quand on vote en même temps le budget des recettes et le +budget des dépenses. Mon gouvernement est un gouvernement laborieux; il +ne faut pas que le temps si précieux des délibérations publiques se +perde en discussions inutiles. Dorénavant le budget des recettes et +celui des dépenses seront compris dans une seule loi. + + +MONTESQUIEU. + +Bien. Et la loi qui interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires, +autrement que parmi vote préalable de la Chambre? + + +MACHIAVEL. + +Je l'abroge; vous en comprenez assez la raison. + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +C'est une loi qui serait inapplicable sous tous les régimes. + + +MONTESQUIEU. + +Et la spécialité des crédits, le vote par chapitres? + + +MACHIAVEL. + +Il est impossible de le maintenir: on ne votera plus le budget des +dépenses par chapitres, mais par ministères. + + +MONTESQUIEU. + +Cela me paraît gros comme une montagne, car le vote par ministère ne +donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se servir, pour +tamiser les dépenses publiques, d'un tonneau sans fond au lieu d'un +crible. + + +MACHIAVEL. + +Cela n'est pas exact, car chaque crédit, porté en bloc, présente des +éléments distincts, des chapitres comme vous dites; on les examinera si +l'on veut, mais on votera par ministère, avec faculté de virements d'un +chapitre à un autre. + + +MONTESQUIEU. + +Et de ministère à ministère? + + +MACHIAVEL. + +Non, je ne vais pas jusque-là ; je veux rester dans les limites de la +nécessité. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes d'une modération accomplie, et vous croyez que ces innovations +financières ne jetteront pas l'alarme dans le pays? + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi voulez-vous qu'elles alarment plus que mes autres mesures +politiques? + + +MONTESQUIEU. + +Mais parce que celles-ci touchent aux intérêts matériels de tout le +monde. + + +MACHIAVEL. + +Oh! ce sont-là des distinctions bien subtiles. + + +MONTESQUIEU. + +Subtiles! je trouve le mot bien choisi. N'y mettez donc pas de subtilité +vous-même, et dites simplement qu'un pays qui ne peut pas défendre ses +libertés, ne peut pas défendre son argent. + + +MACHIAVEL. + +De quoi pourrait-on se plaindre, puisque j'ai conservé les principes +essentiels du droit public en matière financière? Est-ce que l'impôt +n'est pas régulièrement établi, régulièrement perçu, les crédits +régulièrement votés? Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne s'appuie pas +sur la base du suffrage populaire? Non, sans doute, mon gouvernement +n'est pas réduit à l'indigence. Le peuple qui m'a acclamé, non-seulement +souffre aisément l'éclat du trône, mais il le veut, il le recherche dans +un prince qui est l'expression de sa puissance. Il ne hait réellement +qu'une chose, c'est la richesse de ses égaux. + + +MONTESQUIEU. + +Ne vous échappez pas encore; vous n'êtes pas au bout; je vous ramène +d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son organisation +même comprime le développement de votre puissance. C'est un cadre qu'on +peut franchir, mais on ne le franchit qu'à ses risques et périls. Il est +publié, on en connaît les éléments, il reste là comme le baromètre de la +situation. + + +MACHIAVEL. + +Finissons-en donc sur ce point, puisque vous le voulez. + + + + +VINGTIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Le budget est un cadre, dites-vous; oui, mais c'est un cadre élastique +qui s'étend autant qu'on le veut. Je serai toujours au dedans, jamais au +dehors. + + +MONTESQUIEU. + +Que voulez-vous dire? + + +MACHIAVEL. + +Est-ce à moi qu'il appartient de vous apprendre comment les choses se +passent, même dans les États dont l'organisation budgétaire est poussée +à son plus haut point de perfection? La perfection consiste précisément +à savoir sortir, par des artifices ingénieux, d'un système de limitation +purement fictif en réalité. + +Qu'est-ce que votre budget annuellement voté? Pas autre chose qu'un +règlement provisoire, qu'un aperçu, par à peu près, des principaux +événements financiers. Jamais la situation n'est définitive qu'après +l'achèvement des dépenses que la nécessité a fait naître pendant le +cours de l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien +d'espèces de crédits qui répondent à toutes les éventualités possibles: +les crédits complémentaires, supplémentaires, extraordinaires, +provisoires, exceptionnels, que sais-je? Et chacun de ces crédits forme, +à lui seul, autant de budgets distincts. Or, voici comment les choses se +passent: le budget général, celui qui est voté au commencement de +l'année, porte au total, je suppose, un crédit de 800 millions. Quand on +est arrivé à la moitié de l'année, les faits financiers ne répondent +déjà plus aux premières prévisions; alors on présente aux Chambres ce +que l'on appelle un budget rectificatif, et ce budget ajoute 100 +millions, 150 millions au chiffre primitif. Arrive ensuite le budget +supplémentaire: il y ajoute 50 ou 60 millions; vient enfin la +liquidation qui ajoute 15, 20 ou 30 millions. Bref, à la balance +générale des comptes, l'écart total est d'un tiers de la dépense prévue. +C'est sur ce dernier chiffre que survient, en forme d'homologation, le +vote législatif des Chambres. De cette manière, au bout de dix ans, on +peut doubler et même tripler le budget. + + +MONTESQUIEU. + +Que cette accumulation de dépenses puisse être le résultat de vos +améliorations financières, c'est ce dont je ne doute pas, mais rien de +semblable n'arrivera dans les États où l'on évitera vos errements. Au +surplus, vous n'êtes pas au bout: il faut bien, en définitive, que les +dépenses soient en équilibre avec les recettes; comment vous y +prendrez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Tout consiste ici, on peut le dire, dans l'art de grouper les chiffres +et dans certaines distinctions de dépenses, à l'aide desquelles on +obtient la latitude nécessaire. Ainsi, par exemple, la distinction entre +le budget ordinaire et le budget extraordinaire peut être d'un grand +secours. A la faveur de ce mot _extraordinaire_ on fait passer assez +aisément certaines dépenses contestables et certaines recettes plus ou +moins problématiques. J'ai, par exemple, ici 20 millions en dépenses; il +faut y faire face par 20 millions en recettes: je porte en recette une +indemnité de guerre de 20 millions, non encore perçue, mais qui le sera +plus tard, ou bien encore je porte en recette une augmentation de 20 +millions dans le produit des impôts, qui sera réalisée l'année +prochaine. Voilà pour les recettes; je ne multiplie pas les exemples. +Pour les dépenses, on peut recourir au procédé contraire: au lieu +d'ajouter, on déduit. Ainsi, on détachera, par exemple, du budget des +dépenses les frais de perception de l'impôt. + + +MONTESQUIEU. + +Et sous quel prétexte, je vous prie? + + +MACHIAVEL. + +On peut dire, et avec raison, selon moi, que ce n'est pas une dépense de +l'État. On peut encore, par la même raison, ne pas faire figurer au +budget des dépenses ce que coûte le service provincial et communal. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne discute rien de tout cela, vous pouvez le voir; mais que +faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des dépenses que vous +éliminez? + + +MACHIAVEL. + +Le grand point, en cette matière, est la distinction entre le budget +ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au budget extraordinaire +que doivent se reporter les dépenses qui vous préoccupent. + + +MONTESQUIEU. + +Mais enfin ces deux budgets se totalisent et le chiffre définitif de la +dépense apparaît. + + +MACHIAVEL. + +On ne doit pas totaliser; au contraire. Le budget ordinaire apparaît +seul; le budget extraordinaire est une annexe à laquelle on pourvoit par +d'autres moyens. + + +MONTESQUIEU. + +Et quels sont-ils? + + +MACHIAVEL. + +Ne me faites pas anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y a une +manière particulière de présenter le budget, d'en dissimuler, au +besoin, l'élévation croissante. Il n'est pas de gouvernement qui ne soit +dans la nécessité d'en agir ainsi; il y a des ressources inépuisables +dans les pays industrieux, mais, comme vous le remarquiez, ces pays-là +sont avares, soupçonneux: ils disputent sur les dépenses les plus +nécessaires. La politique financière ne peut pas, plus que l'autre, se +jouer cartes sur table: on serait arrêté à chaque pas; mais en +définitive, et grâce, j'en conviens, au perfectionnement du système +budgétaire, tout se retrouve, tout est classé, et si le budget a ses +mystères, il a aussi ses clartés. + + +MONTESQUIEU. + +Mais pour les initiés seulement, sans doute. Je vois que vous ferez de +la législation financière un formalisme aussi impénétrable que la +procédure judiciaire chez les Romains, au temps des douze tables. Mais +poursuivons. Puisque vos dépenses augmentent, il faut bien que vos +ressources croissent dans la même proportion. Trouverez-vous, comme +Jules César, une valeur de deux milliards de francs dans les coffres de +l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose? + + +MACHIAVEL. + +Vos traits sont fort ingénieux; je ferai ce que font tous les +gouvernements possibles, j'emprunterai. + + +MONTESQUIEU. + +C'est ici que je voulais vous amener. Il est certain qu'il est peu de +gouvernements qui ne soient dans la nécessité de recourir à l'emprunt; +mais il est certain aussi qu'ils sont obligés d'en user avec ménagement; +ils ne sauraient, sans immoralité et sans danger, grever les générations +à venir de charges exorbitantes et disproportionnées avec les ressources +probables. Comment se font les emprunts? par des émissions de titres +contenant obligation de la part du gouvernement, de servir des rentes +proportionnées au capital qui lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c., +par exemple, l'État, au bout de vingt ans, a payé une somme égale au +capital emprunté; au bout de quarante ans une somme double; au bout de +soixante ans une somme triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur +de la totalité du même capital. On peut ajouter que si l'État augmentait +indéfiniment sa dette, sans rien faire pour la diminuer, il serait +conduit a l'impossibilité d'emprunter ou à la faillite. Ces résultats +sont faciles à saisir: il n'est pas de pays où chacun ne les comprenne. +Aussi les États modernes ont-ils voulu apporter une limitation +nécessaire à l'accroissement des impôts. Ils ont imaginé, à cet effet, +ce que l'on a appelé le système de l'amortissement, combinaison vraiment +admirable par la simplicité et par le mode si pratique de son +exécution. On a crée un fonds spécial, dont les ressources capitalisées +sont destinées à un rachat permanent de la dette publique, par fractions +successives; en sorte que toutes les fois que l'État emprunte, il doit +doter le fonds d'amortissement d'un certain capital destiné à éteindre, +dans un temps donné, la nouvelle créance. Vous voyez que ce mode de +limitation est indirect, et c'est ce qui fait sa puissance. Au moyen de +l'amortissement, la nation dit à son gouvernement: vous emprunterez si +vous y êtes forcé, soit, mais vous devrez toujours vous préoccuper de +faire face à la nouvelle obligation que vous contractez en mon nom. +Quand on est sans cesse obligé d'amortir, on y regarde à deux fois avant +d'emprunter. Si vous amortissez régulièrement, je vous passe vos +emprunts. + + +MACHIAVEL. + +Et pourquoi voulez-vous que j'amortisse, je vous prie? Quels sont les +États où l'amortissement a lieu d'une manière régulière? En Angleterre +même il est suspendu; l'exemple tombe de haut, j'imagine: ce qui ne se +fait nulle part, ne peut pas se faire. + + +MONTESQUIEU. + +Ainsi vous supprimez l'amortissement? + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai pas dit cela, tant s'en faut; je laisserai fonctionner ce +mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit; cette +combinaison présentera un grand avantage. Lors de la présentation du +budget, on pourra, de temps en temps, faire figurer en recette le +produit de l'amortissement de l'année suivante. + + +MONTESQUIEU. + +Et l'année suivante il figurera en dépenses. + + +MACHIAVEL. + +Je n'en sais rien, cela dépendra des circonstances, car je regretterai +beaucoup que cette institution financière ne puisse pas marcher plus +régulièrement. Mes ministres s'expliqueront à cet égard d'une manière +extrêmement douloureuse. Mon Dieu, je ne prétends pas que, sous le +rapport financier, mon administration n'aura pas quelques côtés +critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés, on passe sur +beaucoup de choses. L'Administration des finances est pour beaucoup +aussi, ne l'oubliez pas, _une affaire de presse_. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'est-ce que ceci? + + +MACHIAVEL. + +Ne m'avez-vous pas dit que l'essence même du budget était la publicité? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, les budgets ne sont-ils pas accompagnés de comptes rendus, de +rapports, de documents officiels de toutes les façons? Que de +ressources ces communications publiques ne donnent-elles pas au +souverain, quand il est entouré d'hommes habiles! Je veux que mon +ministre des finances parle la langue des chiffres avec une admirable +clarté et que son style littéraire, d'ailleurs, soit d'une pureté +irréprochable. + +Il est bon de répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que «la gestion +des deniers publics se fait actuellement à la lumière du jour.» + +Cette proposition incontestable doit être présentée sous mille formes; +je veux qu'on écrive des phrases comme celle-ci: + +«Notre système de comptabilité, fruit d'une longue expérience, se +distingue par la clarté et la certitude de ses procédés. Il met obstacle +aux abus et ne donne à personne, depuis le dernier des fonctionnaires +_jusqu'au chef de l'État lui-même_, le moyen de détourner la somme la +plus minime de sa destination, ou d'en faire un emploi irrégulier.» + +On tiendrait votre langage: comment faire mieux? et l'on dirait: + +«L'excellence du système financier repose sur deux bases: _contrôle_ et +_publicité_. Le contrôle qui empêche qu'un seul denier puisse sortir des +mains des contribuables pour entrer dans les caisses publiques, passer +d'une caisse à une autre caisse, et en sortir pour aller entre les +mains d'un créancier de l'État, sans que la légitimité de sa +perception, la régularité de ses mouvements, la légitimité de son +emploi, en soient contrôlés par des agents responsables, vérifiés +judiciairement par des magistrats inamovibles, et définitivement +sanctionnés dans les comptes législatifs de la Chambre.» + + +MONTESQUIEU. + +O Machiavel! vous raillez toujours, mais votre raillerie a quelque chose +d'infernal. + + +MACHIAVEL. + +Vous oubliez où nous sommes. + + +MONTESQUIEU. + +Vous défiez le ciel. + + +MACHIAVEL. + +Dieu sonde les coeurs. + + +MONTESQUIEU. + +Poursuivez. + + +MACHIAVEL. + +Au commencement de l'année budgétaire, le surintendant des finances +s'énoncera ainsi: + +«Rien n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget actuel. Sans se +faire d'illusions, on a les plus sérieuses raisons d'espérer que, pour +la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service +des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce +résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement +difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de +la fortune publique ne s'est jamais ralenti.» + +Est-ce bien dicté? + + +MONTESQUIEU. + +Poursuivez. + + +MACHIAVEL. + +A ce propos l'on parlera de l'amortissement, qui vous préoccupait tout à +l'heure, et l'on dira: + +«L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l'on a conçu à +cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l'État continuaient à +progresser, il ne serait pas impossible que, dans le budget qui sera +présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se soldassent par un +excédant de recettes.» + + +MONTESQUIEU. + +Vos espérances sont à long terme; mais à propos de l'amortissement, si, +après avoir promis de le mettre en fonction, on n'en fait rien, que +direz-vous? + + +MACHIAVEL. + +On dira que le moment n'avait pas été bien choisi, qu'il faut attendre +encore. On peut aller beaucoup plus loin: des économistes recommandables +contestent à l'amortissement une efficacité réelle. Ces théories, vous +les connaissez; je puis vous les rappeler. + + +MONTESQUIEU. + +C'est inutile. + + +MACHIAVEL. + +On fait publier ces théories par les journaux non officiels, on les +insinue soi-même, enfin un jour on peut les avouer plus hautement. + + +MONTESQUIEU. + +Comment! après avoir reconnu auparavant l'efficacité de l'amortissement, +et en avoir exalté les bienfaits! + + +MACHIAVEL. + +Mais, est-ce que les données de la science ne changent pas? est-ce qu'un +gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à peu, les progrès +économiques de son siècle? + + +MONTESQUIEU. + +Rien de plus péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand vous n'aurez +pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous trouverez débordé par +les dépenses, après avoir fait entrevoir des excédants de recettes, que +direz-vous? + + +MACHIAVEL. + +Au besoin, on en conviendra hardiment. Cette franchise honore les +gouvernements et touche les peuples, quand elle émane d'un pouvoir fort. +Mais, en revanche, mon ministre des finances s'attachera à enlever toute +signification à l'élévation du chiffre des dépenses. Il dira, ce qui est +vrai: «C'est que la pratique financière démontre que les découverts ne +sont jamais entièrement confirmés; qu'une certaine quantité de +ressources nouvelles surviennent d'ordinaire dans le cours de l'année, +notamment par l'accroissement du produit des impôts; qu'une portion +considérable, d'ailleurs, des crédits votés, n'ayant pas reçu d'emploi, +se trouvera annulée.» + + +MONTESQUIEU. + +Cela arrivera-t-il? + + +MACHIAVEL. + +Quelquefois il y a, vous le savez, en finances des mots tout faits, des +phrases stéréotypées, qui font beaucoup d'effet sur le public, le +calment, le rassurent. + +Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive, on dit: _ce +chiffre n'a rien d'exorbitant;--il est normal, il est conforme aux +antécédents budgétaires;--le chiffre de la dette flottante n'a rien que +de très-rassurant_. Il y a une foule de locutions semblables dont je ne +vous parle pas parce qu'il est d'autres artifices pratiques, plus +importants, sur lesquels je dois appeler votre attention. + +D'abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire d'insister +sur le développement de la prospérité, de l'activité commerciale et du +_progrès toujours croissant de la consommation_. + +Le contribuable s'émeut moins de la disproportion des budgets, quand on +lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, sans que +jamais il s'en défie, tant les écritures authentiques produisent un +effet magique sur l'esprit des sots bourgeois. Lorsque l'équilibre des +budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année suivante, préparer +l'esprit public à quelque mécompte, on dit à l'avance, dans un rapport, +l'_année prochaine le découvert ne sera que de tant._ + +Si le découvert est inférieur aux prévisions, c'est un véritable +triomphe; s'il est supérieur, on dit: _«le déficit a été plus grand +qu'on ne l'avait prévu, mais il s'était élevé à un chiffre supérieur +l'année précédente;_ de compte fait, la situation est meilleure, car on +a dépensé moins et cependant on a traversé des circonstances +exceptionnellement difficiles: la guerre, la disette, les épidémies, des +crises de subsistances imprévues, etc.» + +«Mais, l'année prochaine, l'augmentation des recettes permettra, suivant +toute probabilité, d'atteindre un équilibre depuis si longtemps désiré: +la dette sera réduite, le budget _convenablement balancé_. Ce progrès +continuera, on peut l'espérer, et, sauf des événements extraordinaires, +l'équilibre deviendra l'habitude de nos finances, comme il en est la +règle.» + + +MONTESQUIEU. + +C'est de la haute comédie; l'habitude sera comme la règle, elle ne se +prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne, il y aura toujours +quelque circonstance extraordinaire, quelque guerre, quelque crise de +subsistances. + + +MACHIAVEL. + +Je ne sais pas s'il y aura des crises de subsistances; ce qui est +certain, c'est que je tiendrai très-haut le drapeau de la dignité +nationale. + + +MONTESQUIEU. + +C'est bien le moins que vous puissiez faire. Si vous recueillez de la +gloire, on ne doit pas vous en savoir gré, car elle n'est, entre vos +mains, qu'un moyen de gouvernement: ce n'est pas elle qui amortira les +dettes de votre État. + + + + +VINGT ET UNIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je crains que vous n'ayez quelque préjugé à l'égard des emprunts; ils +sont précieux à plus d'un titre: ils attachent les familles au +gouvernement; ce sont d'excellents placements pour les particuliers, et +les économistes modernes reconnaissent formellement aujourd'hui que, +loin d'appauvrir les États, les dettes publiques les enrichissent. +Voulez-vous me permettre de vous expliquer comment? + + +MONTESQUIEU. + +Non, car je crois connaître ces théories-là . Comme vous parlez toujours +d'emprunter et jamais de rembourser, je voudrais savoir d'abord à qui +vous demanderez tant de capitaux, et à propos de quoi vous les +demanderez. + + +MACHIAVEL. + +Les guerres extérieures sont, pour cela, d'un grand secours. Dans les +grands États, elles permettent d'emprunter 5 ou 600 millions; on fait +en sorte de n'en dépenser que la moitié ou les deux tiers, et le reste +trouve sa place dans le Trésor, pour les dépenses de l'intérieur. + + +MONTESQUIEU. + +Cinq ou six cent millions, dites-vous! Et quels sont les banquiers des +temps modernes qui peuvent négocier des emprunts dont le capital serait, +à lui seul, toute la fortune de certains États? + + +MACHIAVEL. + +Ah! vous en êtes encore à ces procédés rudimentaires de l'emprunt? +C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie, en matière +d'économie financière. On n'emprunte plus aujourd'hui aux banquiers. + + +MONTESQUIEU. + +Et à qui donc? + + +MACHIAVEL. + +An lieu de passer des marchés avec des capitalistes, qui s'entendent +pour déjouer les enchères et dont le petit nombre annihile la +concurrence, on s'adresse à tous ses sujets: aux riches, aux pauvres, +aux artisans, aux commerçants, à quiconque a un denier de disponible; on +ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique, et pour que +chacun puisse acheter des rentes, on les divise par coupons de +très-petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5 francs de +rente jusqu'à cent mille francs, un million de rentes. Le lendemain de +leur émission la valeur de ces titres est en hausse, fait prime, comme +on dit: on le sait, et l'on se rue de tous côtés pour en acheter; on dit +que c'est du délire. En quelques jours les coffres du Trésor regorgent; +on reçoit tant d'argent qu'on ne sait où le mettre; cependant on +s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription dépasse le +capital des rentes émises, on peut se ménager un grand effet sur +l'opinion. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! + + +MACHIAVEL. + +On rend aux retardataires leur argent. On fait cela à grand bruit, à +grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre ménagé. L'excédant +s'élève quelquefois à deux ou trois cent millions: vous jugez à quel +point l'esprit public est frappé de cette confiance du pays dans le +gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Confiance qui se mêle à un esprit d'agiotage effréné, à ce que +j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette combinaison, +mais tout, dans votre bouche, est vraiment fantasmagorique. Eh bien, +soit, vous avez de l'argent plein les mains, mais.... + + +MACHIAVEL. + +J'en aurais plus encore que vous ne pensez, car, chez les nations +modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent prêter +directement à l'État 100 et 200 millions au taux ordinaire; les grandes +villes peuvent prêter aussi. Chez ces mêmes nations il y a d'autres +institutions que l'on appelle institutions de prévoyance: ce sont des +caisses d'épargne, des caisses de secours, des caisses de retraite. +L'État a l'habitude d'exiger que leurs capitaux, qui sont immenses, qui +peuvent s'élever quelquefois à 5 ou 600 millions, soient versés dans le +Trésor public où ils fonctionnent avec la masse commune, moyennant de +faibles intérêts payés à ceux qui les déposent. + +De plus, les gouvernements peuvent se procurer des fonds exactement +comme les banquiers. Ils délivrent sur leur caisse des bons à vue pour +des sommes de deux ou trois cent millions, sortes de lettres de change +sur lesquelles on se jette avant qu'elles n'entrent en circulation. + + +MONTESQUIEU. + +Permettez-moi donc de vous arrêter: vous ne parlez que d'emprunter ou de +tirer des lettres de change; ne vous préoccuperez-vous jamais de payer +quelque chose? + + +MACHIAVEL. + +Il est bon de vous dire encore que l'on peut, en cas de besoin, vendre +les domaines de l'État. + + +MONTESQUIEU. + +Ah, vous vous vendez maintenant! mais ne vous préoccuperez-vous pas de +payer enfin? + + +MACHIAVEL. + +Sans aucun doute; il est temps de vous dire maintenant comment on fait +face au passif. + + +MONTESQUIEU. + +Vous dites, _on fait face au passif_: je voudrais une expression plus +exacte. + + +MACHIAVEL. + +Je me sers de cette expression parce que je la crois d'une exactitude +réelle. On ne peut pas toujours éteindre le passif, mais on peut lui +faire face; le mot est même très-énergique, car le passif est un ennemi +redoutable. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, comment lui ferez-vous face? + + +MACHIAVEL. + +A cet égard les moyens sont très-variés: il y a d'abord l'impôt. + + +MONTESQUIEU. + +C'est-à -dire le passif employé à payer le passif. + + +MACHIAVEL. + +Vous me parlez en économiste et non en financier. Ne confondez pas. Avec +le produit d'une taxe on peut réellement payer. Je sais que l'impôt fait +crier; si celui que l'on a établi gêne, on en trouve un autre, ou l'on +rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand art, vous le savez, +à trouver les points vulnérables de la matière imposable. + + +MONTESQUIEU. + +Vous l'aurez bientôt écrasée, j'imagine. + + +MACHIAVEL. + +Il y a d'autres moyens: il y a ce que l'on appelle la conversion. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! ah! + + +MACHIAVEL. + +Ceci est relatif à la dette que l'on appelle consolidée, c'est-à -dire à +celle qui provient de l'émission des emprunts. On dit aux rentiers de +l'État, par exemple: jusqu'à ce jour je vous ai payé 5 p.c. de votre +argent; c'était le taux de votre rente. J'entends ne plus vous payer que +le 4 1/2 ou le 4 p.c. Consentez à cette réduction ou recevez le +remboursement du capital que vous m'avez prêté. + + +MONTESQUIEU. + +Mais si l'on rend réellement l'argent, je trouve le procédé encore assez +honnête. + + +MACHIAVEL. + +Sans doute on le rend, si on le réclame; mais très-peu s'en soucient; +les rentiers ont leurs habitudes; leurs fonds sont placés; ils ont +confiance dans l'État; ils aiment mieux un revenu moindre et un +placement sûr. Si tout le monde demandait son argent il est évident que +le Trésor serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se +débarrasse par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines de millions. + + +MONTESQUIEU. + +C'est un expédient immoral, quoi qu'on dise; un emprunt forcé qui +déprime la confiance publique. + + +MACHIAVEL. + +Vous ne connaissez pas les rentiers. Voici une autre combinaison +relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à l'heure que +l'État avait à sa disposition les fonds des caisses de prévoyance et +qu'il s'en servait en payant le loyer, sauf à les rendre à première +réquisition. Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est plus en +mesure de les rendre, il consolide la dette qui flotte dans ses mains. + + +MONTESQUIEU. + +Je sais ce que cela signifie; l'État dit aux déposants: Vous voulez +votre argent, je ne l'ai plus; voilà de la rente. + + +MACHIAVEL. + +Précisément, et il consolide de la même manière toutes les dettes +auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide les bons du Trésor, les +dettes contractées envers les villes, envers les banques, enfin toutes +celles qui forment ce que l'on appelle très-pittoresquement la dette +flottante, parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point +d'assiette déterminée et qui sont à une échéance plus ou moins +rapprochée. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez de singuliers moyens de libérer l'État. + + +MACHIAVEL. + +Que pouvez-vous me reprocher si je ne fais que ce que font les autres? + + +MONTESQUIEU. + +Oh! si tout le monde le fait, il faudrait être bien dur, effectivement, +pour le reprocher à Machiavel. + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous indique seulement pas la millième partie des combinaisons que +l'on peut employer. Loin de redouter l'accroissement des rentes +perpétuelles, je voudrais que la fortune publique entière fût en rentes; +je ferais en sorte que les villes, les communes, les établissements +publics convertissent en rentes leurs immeubles ou leurs capitaux +mobiliers. C'est l'intérêt même de ma dynastie qui me commanderait ces +mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon royaume un écu qui ne +tînt par un fil à mon existence. + + +MONTESQUIEU. + +Mais à ce point de vue même, à ce point de vue fatal, atteindrez-vous +votre but? Ne marchez-vous pas, de la manière la plus directe, à votre +ruine à travers la ruine de l'État? Ne savez-vous pas que chez toutes +les nations de l'Europe il y a de vastes marchés de fonds publics, où la +prudence, la sagesse, la probité des gouvernements est mise à +l'enchère? A la manière dont vous dirigez vos finances, vos fonds +seraient repoussés avec perte des marchés étrangers et ils tomberaient +aux plus bas cours, même à la Bourse de votre royaume. + + +MACHIAVEL. + +C'est une erreur flagrante. Un gouvernement glorieux, comme serait le +mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à l'extérieur. A l'intérieur, +sa vigueur dominerait les appréhensions. Au surplus je ne voudrais pas +que le crédit de mon État dépendît des transes de quelques marchands de +suif; je dominerais la Bourse par la Bourse. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'est-ce encore? + + +MACHIAVEL. + +J'aurais de gigantesques établissements de crédit institués en apparence +pour prêter à l'industrie, mais dont la fonction la plus réelle +consisterait à soutenir la rente. Capables de jeter pour 400 ou 500 +millions de titres sur la place, ou de raréfier le marché dans les mêmes +proportions, ces monopoles financiers seraient toujours maîtres des +cours. Que dites-vous de cette combinaison? + + +MONTESQUIEU. + +Les bonnes affaires que vos ministres, vos favoris, vos maîtresses vont +faire dans ces maisons-là ! Votre gouvernement va donc jouer à la bourse +avec les secrets de l'État? + + +MACHIAVEL. + +Que dites-vous! + + +MONTESQUIEU. + +Expliquez donc autrement l'existence de ces maisons. Tant que vous +n'avez été que sur le terrain des doctrines, on pouvait se tromper sur +le véritable nom de votre politique, depuis que vous en êtes aux +applications, on ne le peut plus. Votre gouvernement sera unique dans +l'histoire; on ne pourra jamais le calomnier. + + +MACHIAVEL. + +Si quelqu'un dans mon royaume s'avisait de dire ce que vous laissez +entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre. + + +MONTESQUIEU. + +La foudre est un bel argument; vous êtes heureux de l'avoir à votre +disposition. En avez-vous fini avec les finances? + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +L'heure s'avance à grands pas. + + + + +IVe PARTIE. + + + + +VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Avant de vous avoir entendu, je ne connaissais bien _ni l'esprit des +lois, ni l'esprit des finances_. Je vous suis redevable de m'avoir +enseigné l'un et l'autre. Vous avez entre les mains la plus grande +puissance des temps modernes, l'argent. Vous pouvez vous en procurer à +peu près autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses ressources vous +allez faire de grandes choses, sans doute; c'est le cas de montrer enfin +_que le bien peut sortir du mal_. + + +MACHIAVEL. + +C'est ce que j'entends vous montrer en effet. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, voyons. + + +MACHIAVEL. + +Le plus grand de mes bienfaits sera d'abord d'avoir donné la paix +intérieure à mon peuple. Sous mon règne les mauvaises passions sont +comprimées, _les bons se rassurent et les méchants tremblent_. J'ai +rendu à un pays déchiré avant moi par les factions, la liberté, la +dignité, la force. + + +MONTESQUIEU. + +Après avoir changé tant de choses, n'en seriez-vous pas venu à changer +le sens des mots? + + +MACHIAVEL. + +La liberté ne consiste pas dans la licence, pas plus que la dignité et +la force ne consistent dans l'insurrection et le désordre. Mon empire +paisible au dedans, sera glorieux au dehors. + + +MONTESQUIEU. + +Comment? + + +MACHIAVEL. + +Je ferai la guerre dans les quatre parties du monde. Je franchirai les +Alpes, comme Annibal; je guerroierai dans l'Inde, comme Alexandre; dans +la Lybie, comme Scipion; j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords du Gange +au Mississipi, du Mississipi au fleuve Amour. La grande muraille de la +Chine tombera devant mon nom; mes légions victorieuses défendront, à +Jérusalem, le tombeau du Sauveur; à Rome, le vicaire de Jésus-Christ; +leurs pas fouleront au Pérou la poussière des Incas, en Égypte les +cendres de Sésostris; en Mésopotamie celles de Nabuchodonosor. +Descendant de César, d'Auguste et de Charlemagne, je vengerai, sur les +bords du Danube, la défaite de Varus; sur les bords de l'Adige, la +déroute de Cannes; sur la Baltique, les outrages des Normands. + + +MONTESQUIEU. + +Daignez vous arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi les défaites +de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne vous +comparerai pas à Louis XIV, à qui Boileau disait: _Grand roi cesse de +vaincre ou je cesse d'écrire_; cette comparaison vous humilierait. Je +vous accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des temps modernes, ne +saurait être mis en parallèle avec vous. + +Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit: La guerre en elle-même est un +mal; elle sert dans vos mains à faire supporter un mal plus grand +encore, la servitude; mais où donc est, dans tout ceci, le bien que vous +m'avez promis de faire? + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas ici le cas d'équivoquer; la gloire est déjà par elle-même +un grand bien; c'est le plus puissant des capitaux accumulés; un +souverain qui a de la gloire a tout le reste. Il est la terreur des +États voisins, l'arbitre de l'Europe. Son crédit s'impose +invinciblement, car, quoi que vous ayez dit sur la stérilité des +victoires, la force n'abdique jamais ses droits. On simule des guerres +d'idées, on fait étalage de désintéressement et, un beau jour, on finit +très-bien par s'emparer d'une province que l'on convoite et par imposer +un tribut de guerre aux vaincus. + + +MONTESQUIEU. + +Mais, permettez, dans ce système-là on fait parfaitement bien d'en agir +ainsi, si on le peut; sans cela, le métier militaire serait par trop +niais. + + +MACHIAVEL. + +A la bonne heure! vous voyez que nos idées commencent à se rapprocher un +peu. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, comme l'Atlas et le Taurus. Voyons les autres grandes choses de +votre règne. + + +MACHIAVEL. + +Je ne dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un parallèle avec +Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec ce monarque; comme lui je +ferais des constructions gigantesques; cependant, sous ce rapport, mon +ambition irait bien plus loin que la sienne et que celle des plus fameux +potentats; je voudrais montrer au peuple que les monuments dont la +construction exigeait autrefois des siècles, je les rebâtis, moi, en +quelques années. Les palais des rois mes prédécesseurs tomberaient sous +le marteau des démolisseurs pour se relever rajeunis par des formes +nouvelles; je renverserais des villes entières, pour les reconstruire +sur des plans plus réguliers, pour obtenir de plus belles perspectives. +Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les constructions +attachent les peuples aux monarques. On pourrait dire qu'ils pardonnent +aisément qu'on détruise leurs lois à la condition qu'on leur bâtisse des +maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un instant, que les constructions +servent à des objets particulièrement importants. + + +MONTESQUIEU. + +Après les constructions, que ferez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Vous allez bien vite: le nombre des grandes actions n'est pas illimité. +Veuillez donc me dire, je vous prie, si, depuis Sésostris jusqu'à Louis +XIV, jusqu'à Pierre Ier, les deux points cardinaux des grands règnes +n'ont pas été la guerre et les constructions. + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai, mais on voit pourtant des souverains absolus qui se sont +préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer les moeurs, d'y +introduire la simplicité et la décence. On en a vu qui se sont +préoccupés de l'ordre dans les finances, de l'économie; qui ont songé à +laisser après eux l'ordre, la paix, des institutions durables, +quelquefois même la liberté. + + +MACHIAVEL. + +Oh! tout cela se fera. Vous voyez bien que, d'après vous-même, les +souverains absolus ont du bon. + + +MONTESQUIEU. + +Hélas! pas trop. Essayez de me prouver le contraire, cependant. + +Avez-vous quelque bonne chose à me dire? + + +MACHIAVEL. + +Je donnerais à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux; mon règne +serait le règne des affaires. Je lancerais la spéculation dans des voies +nouvelles et jusqu'alors inconnues. Mon administration desserrerait même +quelques-uns de ses anneaux. J'affranchirais de la réglementation une +foule d'industries: les bouchers, les boulangers et les entrepreneurs de +théâtres seraient libres. + + +MONTESQUIEU. + +Libres de faire quoi? + +MACHIAVEL + +Libres de faire du pain, libres de vendre de la viande et libres +d'organiser des entreprises théâtrales, sans la permission de +l'autorité. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais ce que cela signifie. La liberté de l'industrie est de droit +commun chez les peuples modernes. N'avez-vous rien de mieux à +m'apprendre? + + +MACHIAVEL. + +Je m'occuperais constamment du sort du peuple. Mon gouvernement lui +procurerait du travail. + + +MONTESQUIEU. + +Laissez le peuple en trouver de lui-même, cela vaudra mieux. Les +pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire de la popularité avec +les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre chose +qu'une cotisation collective, dont le produit ne doit servir qu'à des +services généraux; les classes ouvrières que l'on habitue à compter sur +l'État, tombent dans l'avilissement; elles perdent leur énergie, leur +élan, leur fonds d'industrie intellectuelle. Le salariat par l'État les +jette dans une sorte de servage, dont elles ne peuvent plus se relever +qu'en détruisant l'État lui-même. Vos constructions engloutissent des +sommes énormes dans des dépenses improductives; elles raréfient les +capitaux, tuent la petite industrie, anéantissent le crédit dans les +couches inférieures de la société. La faim est au bout de toutes vos +combinaisons. Faites des économies, et vous bâtirez après. Gouvernez +avec modération, avec justice, gouvernez le moins possible et le peuple +n'aura rien à vous demander parce qu'il n'aura pas besoin de vous. + + +MACHIAVEL. + +Ah! que vous envisagez d'un oeil froid les misères du peuple! Les +principes de mon gouvernement sont bien autres; je porte dans mon coeur +les êtres souffrants, les petits. Je m'indigne quand je vois les riches +se procurer des jouissances inaccessibles au plus grand nombre. Je ferai +tout ce que je pourrai pour améliorer la condition matérielle des +travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui plient sous le poids de la +nécessité sociale. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, commencez donc par leur donner les ressources que vous affectez +aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos ministres, de vos +personnages consulaires. Réservez-leur les largesses que vous prodiguez +sans compter à vos pages, à vos courtisans, à vos maîtresses. + +Faites mieux, déposez la pourpre dont la vue est un affront à l'égalité +des hommes. Débarrassez-vous des titres de Majesté, d'Altesse, +d'Excellence, qui entrent dans les oreilles orgueilleuses comme des fers +aigus. Appelez-vous protecteur comme Cromwell, mais ayez les actes des +apôtres; allez vivre dans la chaumière du pauvre, comme Alfred le Grand, +coucher dans les hôpitaux, vous étendre sur le lit des malades comme +saint Louis. Il est trop facile de faire de la charité évangélique quand +on passe sa vie au milieu des festins, quand on repose le soir dans des +lits somptueux, avec de belles dames, quand, à son coucher et à son +lever, on a de grands personnages qui s'empressent à vous mettre la +chemise. Soyez père de famille et non despote, patriarche et non +prince. + +Si ce rôle ne vous va pas, soyez chef d'une République démocratique, +donnez la liberté, introduisez-la dans les moeurs, de vive force, si +c'est votre tempérament. Soyez Lycurgue, soyez Agésilas, soyez un +Gracque, mais je ne sais ce que c'est que cette molle civilisation où +tout fléchit, où tout se décolore à côté du prince, où tous les esprits +sont jetés dans le même moule, toutes les âmes dans le même uniforme; je +comprends qu'on aspire à régner sur des hommes mais non sur des +automates. + + +MACHIAVEL. + +Voilà un débordement d'éloquence que je ne puis pas arrêter. C'est avec +ces phrases-là qu'on renverse les gouvernements. + + +MONTESQUIEU. + +Hélas! Vous n'avez jamais d'autre préoccupation que celle de vous +maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on +n'aurait qu'à vous demander de descendre du trône au nom du salut de +l'État. Le peuple, dont vous êtes l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa +volonté à cet égard pour savoir le cas que vous faites de sa +souveraineté. + + +MACHIAVEL. + +Quelle étrange question! N'est-ce pas pour son bien que je lui +résisterais? + + +MONTESQUIEU. + +Qu'en savez-vous? Si le peuple est au-dessus de vous, de quel droit +subordonnez-vous sa volonté à la vôtre? Si vous êtes librement accepté, +si vous êtes non pas juste, mais seulement nécessaire, pourquoi +attendez-vous tout de la force et rien de la raison? Vous faites bien de +trembler sans cesse pour votre règne, car vous êtes de ceux qui durent +un jour. + + +MACHIAVEL. + +Un jour! je durerai toute ma vie, et mes descendants peut-être après +moi. Vous connaissez mon système politique, économique, financier. +Voulez-vous connaître les derniers moyens à l'aide desquels je pousserai +jusqu'aux dernières couches du sol les racines de ma dynastie? + + +MONTESQUIEU. + +Non. + + +MACHIAVEL. + +Vous refusez de m'entendre, vous êtes vaincu; vous, vos principes, votre +école et votre siècle. + + +MONTESQUIEU. + +Vous insistez, parlez, mais que cet entretien soit le dernier. + + + + +VINGT-TROISIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je ne réponds à aucun de vos mouvements oratoires. Les entraînements +d'éloquence n'ont que faire ici. Dire à un souverain: voudriez-vous +descendre de votre trône pour le bonheur de votre peuple, n'est-ce pas +folie? Lui dire encore: puisque vous êtes une émanation du suffrage +populaire, confiez-vous à ces fluctuations, laissez-vous discuter, +est-ce possible? Est-ce que tout pouvoir constitué n'a pas pour première +loi de se défendre, non pas seulement dans son intérêt, mais dans +l'intérêt du peuple qu'il gouverne? N'ai-je pas fait le plus grand +sacrifice qu'il soit possible de faire aux principes d'égalité des temps +modernes? Un gouvernement issu du suffrage universel, n'est-il pas, en +définitive, l'expression de la volonté du plus grand nombre? vous me +direz que ce principe est destructeur des libertés publiques; qu'y +puis-je faire? Quand ce principe est entré dans les moeurs, +connaissez-vous le moyen de l'en arracher? Et, s'il n'en peut être +arraché, connaissez-vous un moyen de le réaliser dans les grandes +Sociétés européennes, autrement que par le bras d'un seul homme. Vous +êtes sévère sur les moyens de gouvernement: indiquez-moi un autre mode +d'exécution, et, s'il n'y en a pas d'autre que le pouvoir absolu, +dites-moi comment ce pouvoir peut se séparer des imperfections spéciales +auxquelles son principe le condamne. + +Non, je ne suis pas un saint Vincent de Paule, car mes sujets ont +besoin, non pas d'une âme évangélique, mais d'un bras; je ne suis non +plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne suis +ni chez des Spartiates, ni chez des Romains; je suis au sein de sociétés +voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des armes, les +transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent plus +d'autorité divine, plus d'autorité paternelle, plus de frein religieux. +Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis? je suis tel, +parce qu'il est tel. Aurais-je la puissance d'arrêter sa pente? Non, je +ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se dissoudrait plus vite +encore si elle était livrée à elle-même. Je prends cette société par ses +vices, parce qu'elle ne me présente que des vices; si elle avait des +vertus, je la prendrais par ses vertus. + +Mais si d'austères principes peuvent insulter à ma puissance, est-ce +donc qu'ils peuvent méconnaître les services réels que je rends, mon +génie et même ma grandeur? + +Je suis le bras, je suis l'épée des Révolutions qu'égare le souffle +avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces insensées +qui n'ont d'autre mobile, au fond, que la brutalité des instincts, qui +courent à la rapine sous le voile des principes. Si je discipline ces +forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne fût-ce qu'un +siècle, n'ai-je pas bien mérité d'elle? ne puis-je même prétendre à la +reconnaissance des États européens qui tournent les yeux vers moi, comme +vers l'Osiris qui, seul, a la puissance de captiver ces foules +frémissantes? Portez donc vos yeux plus haut et inclinez-vous devant +celui qui porte à son front le signe fatal de la prédestination humaine. + + +MONTESQUIEU. + +Ange exterminateur, petit-fils de Tamerlan, réduisez les peuples à +l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il n'y ait quelque part des âmes +libres qui vous braveront, et leur dédain suffirait pour sauvegarder les +droits de la conscience humaine rendus imperceptibles par Dieu. + + +MACHIAVEL. + +Dieu protège les forts. + + +MONTESQUIEU. + +Arrivez donc, je vous prie, aux derniers anneaux de la chaîne que vous +avez forgée. Serrez-la bien, usez de l'enclume et du marteau, vous +pouvez tout. Dieu vous protége, c'est lui-même qui guide votre étoile. + + +MACHIAVEL. + +J'ai peine à comprendre l'animation qui règne maintenant dans vos +paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris pour politique finale, non +la violence, mais l'effacement? rassurez-vous donc, je vous apporte plus +d'une consolation inattendue. Seulement laissez-moi prendre encore +quelques précautions que je crois nécessaires à ma sûreté, vous verrez +qu'avec celles dont je m'entoure, un prince n'a rien à craindre des +événements. + +Nos écrits ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez, et je crois +qu'un despote qui veut être complet ne doit pas non plus se dispenser de +vous lire. Ainsi, vous remarquez fort bien dans l'_Esprit des lois_ +qu'un monarque absolu doit avoir une garde prétorienne nombreuse[15]; +l'avis est bon, je le suivrai. Ma garde serait d'un tiers environ de +l'effectif de mon armée. Je suis grand amateur de la conscription qui +est une des plus belles inventions du génie français, mais je crois +qu'il faut perfectionner cette institution en essayant de retenir sous +les armes le plus grand nombre possible de ceux qui ont achevé le temps +de leur service. J'y parviendrais, je crois, en m'emparant résolûment +de l'espèce de commerce qui se fait dans quelques États, comme en France +par exemple, sur les engagements volontaires à prix d'argent. Je +supprimerais ce négoce hideux et je l'exercerais moi-même honnêtement +sous la forme d'un monopole en créant une caisse de dotation de l'armée +qui me servirait à appeler sous les drapeaux par l'appât de l'argent et +à y retenir par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement +à l'état militaire. + + [15] _Esp. des lois_, liv. X, ch. XV, p. 127. + + +MONTESQUIEU. + +Ce sont donc des espèces de mercenaires que vous aspirez à former dans +votre propre patrie! + + +MACHIAVEL. + +Oui, la haine des partis dira cela, quand je ne suis mû que par le bien +du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs si légitime, de ma conservation +qui est le bien commun de mes sujets. + +Passons à d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est que je reviens +aux constructions. Je vous ai prévenu que nous y serions ramenés. Vous +allez voir l'idée politique qui surgit du vaste système de constructions +que j'ai entrepris; je réalise par là une théorie économique qui a fait +beaucoup de désastres dans certains États de l'Europe, la théorie de +l'organisation du travail permanent pour les classes ouvrières. Mon +règne leur promet un salaire indéfini. Moi mort, mon système abandonné, +plus de travail; le peuple est en grève et monte à l'assaut des classes +riches. On est en pleine Jacquerie: perturbation industrielle, +anéantissement du crédit, insurrection dans mon État, soulèvement autour +de lui; l'Europe est en feu. Je m'arrête. Dites-moi si les classes +privilégiées, qui tremblent bien naturellement pour leur fortune, ne +feront pas cause commune, et la cause la plus étroite avec les classes +ouvrières pour me maintenir, moi ou ma dynastie; si d'autre part, +l'intérêt de la tranquillité européenne n'y rattachera pas toutes les +puissances de premier ordre. + +La question des constructions qui paraît mince est donc en réalité, +comme vous le voyez, une question colossale. Quand il s'agit d'un objet +de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. Avez-vous +remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se doublent d'une +combinaison financière? C'est encore ce qui m'arrive ici. J'instituerai +une caisse des travaux publics que je doterai de plusieurs centaines de +millions à l'aide desquels je provoquerai aux constructions sur la +surface entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but: je tiens +debout la jacquerie ouvrière; c'est l'autre armée dont j'ai besoin +contre les factions. Mais cette masse de prolétaires qui est dans ma +main, il ne faut pas maintenant qu'elle puisse se retourner contre moi +au jour où elle serait sans pain. C'est à quoi je pourvois par les +constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de particulier dans mes +combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit en même temps ses +corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi construit en même temps +contre lui les moyens de défense dont j'ai besoin. Sans le savoir, il se +chasse lui-même des grands centres où sa présence m'inquiéterait; il +rend à jamais impossible le succès des révolutions qui se font dans la +rue. Le résultat des grandes constructions, en effet, est de raréfier +l'espace où peut vivre l'artisan, de le refouler aux faubourgs, et +bientôt de les lui faire abandonner; car la cherté des subsistances +croît avec l'élévation du taux des loyers. Ma capitale ne sera guère +habitable, pour ceux qui vivent d'un travail quotidien, que dans la +partie la plus rapprochée de ses murs. Ce n'est donc pas dans les +quartiers voisins du siége des autorités que les insurrections pourront +se former. Sans doute, il y aura autour de la capitale une population +ouvrière immense, redoutable dans un jour de colère; mais les +constructions que j'élèverais seraient toutes conçues d'après un plan +stratégique, c'est-à -dire, qu'elles livreraient passage à de grandes +voies où, d'un bout à l'autre, pourrait circuler le canon. L'extrémité +de ces grandes voies se relierait à une quantité de casernes, espèces de +bastilles, pleines d'armes, de soldats et de munitions. Il faudrait que +mon successeur fût un vieillard imbécile ou un enfant pour se laisser +tomber devant une insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques +grains de poudre balaieraient l'émeute jusqu'à vingt lieues de la +capitale. Mais le sang qui coule dans mes veines est brûlant et ma race +a tous les signes de la force. M'écoutez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Mais vous comprenez bien que je n'entends pas rendre la vie matérielle +difficile à la population ouvrière de la capitale, et je rencontre là un +écueil, c'est incontestable; mais la fécondité de ressources que doit +avoir mon gouvernement me suggérerait une idée; ce serait de bâtir pour +les gens du peuple de vastes cités où les logements seraient à bas prix, +et où leurs masses se trouveraient réunies par cohortes comme dans de +vastes familles. + + +MONTESQUIEU. + +Des souricières! + + +MACHIAVEL. + +Oh! l'esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne manquera +pas de dénigrer mes institutions. On dira ce que vous dites. Peu +m'importe, si le moyen ne réussit pas on en trouvera un autre. + +Je ne dois pas abandonner le chapitre des constructions sans mentionner +un détail bien insignifiant en apparence, mais qu'y a-t-il +d'insignifiant en politique? Il faut que les innombrables édifices que +je construirai soient marqués à mon nom, qu'on y trouve des attributs, +des bas-reliefs, des groupes qui rappellent un sujet de mon histoire. +Mes armes, mon chiffre doivent être entrelacés partout. Ici, ce seront +des anges qui soutiendront ma couronne, plus loin, des statues de la +justice et de la sagesse qui supporteront mes initiales. Ces points sont +de la dernière importance, j'y tiens essentiellement. + +C'est par ces signes, par ces emblêmes que la personne du souverain est +toujours présente; on vit avec lui, avec son souvenir, avec sa pensée. +Le sentiment de sa souveraineté absolue entre dans les esprits les plus +rebelles comme la goutte d'eau qui tombe incessamment du rocher creuse +le pied de granit. Par la même raison je veux que ma statue, mon buste, +mes portraits soient dans tous les établissements publics, dans +l'auditoire des tribunaux surtout; que l'on me représente en costume +royal ou à cheval. + + +MONTESQUIEU. + +A côté de l'image du Christ. + + +MACHIAVEL. + +Non pas, sans doute, mais en face; car la puissance souveraine est une +image de la puissance divine. Mon image s'allie ainsi avec celle de la +Providence et de la justice. + + +MONTESQUIEU. + +Il faut que la justice elle-même porte votre livrée. Vous n'êtes pas un +chrétien, vous êtes un empereur Grec du Bas-Empire. + + +MACHIAVEL. + +Je suis un empereur catholique, apostolique et romain. Par les mêmes +raisons que celles que je viens de vous déduire, je veux que l'on donne +mon nom, le nom Royal, aux établissements publics de quelque nature +qu'ils soient. Tribunal royal, Cour royale, Académie royale, Corps +législatif royal, Sénat royal, Conseil d'État royal; autant que possible +ce même vocable sera donné aux fonctionnaires, aux agents, au personnel +officiel qui entoure le gouvernement. Lieutenant du roi, archevêque du +roi, comédien du roi, juge du roi, avocat du roi. Enfin, le nom de royal +sera imprimé à quiconque, hommes ou choses, représentera un signe de +puissance. Ma fète seule sera une fète nationale et non pas royale. +J'ajoute encore qu'il faut, autant que possible, que les rues, les +places publiques, les carrefours portent des noms qui rappellent les +souvenirs historiques de mon règne. Si l'on suit bien ces indications, +fût-on Caligula ou Néron, on est certain de s'imprimer à jamais dans la +mémoire des peuples et de transmettre son prestige à la postérité la +plus reculée. Que de choses n'ai-je point encore à ajouter! il faut que +je me borne. + + + _Car qui pourrait tout dire sans un mortel ennui?_[16]. + +Me voici arrivé aux petits moyens; je le regrette, car ces choses ne +sont peut-être pas dignes de votre attention, mais, pour moi, elles sont +vitales. + +La bureaucratie est, dit-on, une plaie des gouvernements monarchiques; +je n'en crois rien. Ce sont des milliers de serviteurs qui sont +naturellement rattachés à l'ordre de choses existant. J'ai une armée de +soldats, une armée de juges, une armée d'ouvriers, je veux une armée +d'employés. + + [16] Cette phrase se trouve dans la préface de l'_Esprit des + lois_, p. 1. + (_Note de l'Éditeur_.) + + +MONTESQUIEU. + +Vous ne vous donnez plus la peine de rien justifier. + + +MACHIAVEL. + +En ai-je le temps? + + +MONTESQUIEU. + +Non, passez. + + +MACHIAVEL. + +Dans les États qui ont été monarchiques, et ils l'ont tous été au moins +une fois, j'ai constaté qu'il y avait une véritable frénésie pour les +cordons, pour les rubans. Ces choses ne coûtent presque rien au prince +et il peut faire des heureux, mieux que cela, des fidèles, au moyen de +quelques pièces d'étoffe, de quelques hochets en argent ou en or. Peu +s'en faudrait, en vérité, que je ne décorasse sans exception ceux qui me +le demanderaient. Un homme décoré est un homme donné. Je ferais de ces +marques de distinction un signe de ralliement pour les sujets dévoués; +j'aurais, je crois bien, à ce prix, les onze douzièmes de mon royaume. +Je réalise par là , autant que je le puis, les instincts d'égalité de la +nation. Remarquez bien ceci: plus une nation en général tient à +l'égalité, plus les individus ont de passion pour les distinctions. +C'est donc là un moyen d'action dont il serait trop malhabile de se +priver. Bien loin par suite de renoncer aux titres, comme vous me l'avez +conseillé, je les multiplierais autour de moi en même temps que les +dignités. Je veux dans ma cour l'étiquette de Louis XIV, la hiérarchie +domestique de Constantin, un formalisme diplomatique sévère, un +cérémonial imposant; ce sont là des moyens de gouvernement infaillibles +sur l'esprit des masses. A travers tout cela, le souverain apparaît +comme un Dieu. + +On m'assure que dans les États en apparence les plus démocratiques par +les idées, l'ancienne noblesse monarchique n'a presque rien perdu de son +prestige. Je me donnerais pour chambellans les gentilhommes de la plus +vieille roche. Beaucoup d'antiques noms seraient éteints sans doute; en +vertu de mon pouvoir souverain, je les ferais revivre avec les titres, +et l'on trouverait à ma cour les plus grands noms de l'histoire depuis +Charlemagne. + +Il est possible que ces conceptions vous paraissent bizarres, mais ce +que je vous affirme, c'est qu'elles feront plus pour la consolidation de +ma dynastie que les lois les plus sages. Le culte du prince est une +sorte de religion, et, comme toutes les religions possibles, ce culte +impose des contradictions et des mystères au-dessus de la raison[17]. +Chacun de mes actes, quelque inexplicable qu'il soit en apparence, +procède d'un calcul dont l'unique objet est mon salut et celui de ma +dynastie. Ainsi que je le dis, d'ailleurs, dans le _Traité du Prince_, +ce qui est réellement difficile, c'est d'acquérir le pouvoir; mais il +est facile de le conserver, car il suffit en somme d'ôter ce qui nuit et +d'établir ce qui protége. Le trait essentiel de ma politique, comme vous +avez pu le voir, a été de me rendre indispensable[18]; j'ai détruit +autant de forces organisées qu'il l'a fallu pour que rien ne pût plus +marcher sans moi, pour que les ennemis mêmes de mon pouvoir tremblassent +de le renverser. + +Ce qui me reste à faire maintenant ne consiste plus que dans le +développement des moyens moraux qui sont en germe dans mes institutions. +Mon règne est un règne de plaisirs; vous ne me défendez pas d'égayer mon +peuple par des jeux, par des fêtes; c'est par là que j'adoucis les +moeurs. On ne peut pas se dissimuler que ce siècle ne soit un siècle +d'argent; les besoins ont doublé, le luxe ruine les familles; de toutes +parts on aspire aux jouissances matérielles; il faudrait qu'un souverain +ne fût guère de son temps pour ne pas savoir faire tourner à son profit +cette passion universelle de l'argent et cette fureur sensuelle qui +consume aujourd'hui les hommes. La misère les serre comme dans un étau, +la luxure les presse; l'ambition les dévore, ils sont à moi. Mais quand +je parle ainsi, au fond c'est l'intérêt de mon peuple qui me guide. Oui, +je ferai sortir le bien du mal; j'exploiterai le matérialisme au profit +de la concorde et de la civilisation; j'éteindrai les passions +politiques des hommes en apaisant les ambitions, les convoitises et les +besoins. Je prétends avoir pour serviteurs de mon règne ceux qui, sous +les gouvernements précédents, auront fait le plus de bruit au nom de la +liberté. Les plus austères vertus sont comme celle de la femme de +Joconde; il suffit de doubler toujours le prix de la défaite. Ceux qui +résisteront à l'argent ne résisteront pas aux honneurs; ceux qui +résisteront aux honneurs ne résisteront pas à l'argent. En voyant +tomber à leur tour ceux que l'on croyait le plus purs, l'opinion +publique s'affaiblira à tel point qu'elle finira par abdiquer +complétement. Comment pourra-t-on se plaindre en définitive? Je ne serai +rigoureux que pour ce qui aura trait à la politique; je ne persécuterai +que cette passion; je favoriserai même secrètement les autres par les +mille voies souterraines dont dispose le pouvoir absolu. + + [17] _Esp. des lois_, liv. XXV, chap. II, p 386. + + [18] _Traité du Prince_, chap. IX, p. 63. + + +MONTESQUIEU. + +Après avoir détruit la conscience politique, vous deviez entreprendre de +détruire la conscience morale; vous avez tué la société, maintenant vous +tuez l'homme. Plût à Dieu que vos paroles retentissent jusque sur la +terre; jamais réfutation plus éclatante de vos propres doctrines +n'aurait frappé des oreilles humaines. + + +MACHIAVEL. + +Laissez-moi finir. + + + + + +VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Il ne me reste plus maintenant qu'à vous indiquer certaines +particularités de ma manière d'agir, certaines habitudes de conduite qui +donneront à mon gouvernement sa dernière physionomie. + +En premier lieu, je veux que mes desseins soient impénétrables même pour +ceux qui m'approcheront le plus près. Je serais, sous ce rapport, comme +Alexandre VI et le duc de Valentinois, dont on disait proverbialement à +la cour de Rome, du premier, «qu'il ne faisait jamais ce qu'il disait; +du second, qu'il ne disait jamais ce qu'il faisait.» Je ne +communiquerais mes projets que pour en ordonner l'exécution et je ne +donnerais mes ordres qu'au dernier moment. Borgia n'en usait jamais +autrement; ses ministres eux-mêmes ne savaient rien et l'on était +toujours réduit autour de lui à de simples conjectures. J'ai le don de +l'immobilité, mon but est là ; je regarde d'un autre côté, et quand il +est à ma portée, je me retourne tout à coup et je fonds sur ma proie +avant qu'elle n'ait eu le temps de jeter un cri. + +Vous ne sauriez croire quel prestige une telle puissance de +dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à la vigueur de +l'action, un respect superstitieux l'environne, ses conseillers se +demandent tout bas ce qui sortira de sa tête, le peuple ne place sa +confiance qu'en lui; il personnifie à ses yeux la Providence dont les +voies sont inconnues. Quand le peuple le voit passer, il songe avec une +terreur involontaire ce qu'il pourrait d'un signe de la nuque; les États +voisins sont toujours dans la crainte et le comblent de marques de +déférence, car ils ne savent jamais si quelque entreprise toute prête ne +fondra pas sur eux du jour au lendemain. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes fort contre votre peuple parce que vous le tenez sous votre +genou, mais si vous trompez les États avec qui vous traitez comme vous +trompez vos sujets, vous serez bientôt étouffé dans les bras d'une +coalition. + + +MACHIAVEL. + +Vous me faites sortir de mon sujet, car je ne m'occupe ici que de ma +politique intérieure; mais si vous voulez savoir un des principaux +moyens à l'aide desquels je tiendrais en échec la coalition des haines +étrangères, le voici: Je règne sur un puissant royaume, je vous l'ai +dit; eh bien! je chercherais autour de mes États quelque grand pays +déchu qui aspirât à se relever, je le relèverais tout entier à la faveur +de quelque guerre générale, comme cela s'est vu pour la Suède, pour la +Prusse, comme cela peut se voir d'un jour à l'autre pour l'Allemagne ou +pour l'Italie, et ce pays, qui ne vivrait que par moi, qui ne serait +qu'une émanation de mon existence, me donnerait, tant que je serais +debout, trois cent mille hommes de plus contre l'Europe armée. + + +MONTESQUIEU. + +Et le salut de votre État à côté duquel vous élèveriez ainsi une +puissance rivale et par suite ennemie dans un temps donné? + + +MACHIAVEL. + +Avant tout je me conserve. + + +MONTESQUIEU. + +Ainsi vous n'avez rien, pas même le souci des destinées de votre +royaume[19]? + + [19] On ne peut se dissimuler qu'ici Machiavel ne soit en + contradiction avec lui-même, car il dit formellement, ch. IV, p. + 26, «que le Prince qui en rend un autre puissant travaille à sa + propre ruine.» + (_Note de l'éditeur_.) + + +MACHIAVEL. + +Qui vous dit cela? Pourvoir à mon salut, n'est-ce pas pourvoir en même +temps au salut de mon royaume! + + +MONTESQUIEU. + +Votre physionomie royale se dégage de plus en plus; je veux la voir +toute entière. + + +MACHIAVEL. + +Daignez donc ne pas m'interrompre. + +Il s'en faut bien qu'un prince, quelle que soit sa force de tête, trouve +toujours en lui les ressources d'esprit nécessaires. Un des plus grands +talents de l'homme d'État consiste à s'approprier les conseils qu'il +entend autour de lui. On trouve très-souvent dans son entourage des avis +lumineux. J'assemblerais donc très-souvent mon conseil, je le ferais +discuter, débattre devant moi les questions les plus importantes. Quand +le souverain se défie de ses impressions, ou n'a pas assez de ressources +de langage pour déguiser sa véritable pensée, il doit rester muet ou ne +parler que pour engager plus avant la discussion. Il est très-rare que, +dans un conseil bien composé, le véritable parti à prendre dans telle +situation donnée, ne se formule pas de manière ou d'autre. On le saisit +et très-souvent l'un de ceux qui a donné fort obscurément son avis est +tout étonné le lendemain de le voir exécuté. + +Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle +attention j'ai toujours mise à créer des apparences; il en faut dans les +paroles comme dans les actes. Le comble de l'habileté est de faire +croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes +desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque +toujours le contraire de ce qu'elles paraîtront indiquer. Les initiés +seuls pourront pénétrer le sens des mots caractéristiques qu'à de +certains moments je laisserai tomber du haut du trône; quand je dirai: +_Mon règne, c'est la paix_, c'est que ce sera la guerre; quand je dirai +que je fais appel aux _moyens moraux_, c'est que je vais user des moyens +de la force. M'écoutez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Vous avez vu que ma presse a cent voix et qu'elles parlent incessamment +de la grandeur de mon règne, de l'enthousiasme de mes sujets pour leur +souverain; qu'elles mettent en même temps dans la bouche du public les +opinions, les idées et jusqu'aux formules de langage qui doivent +défrayer ses entretiens; vous avez vu également que mes ministres +étonnent sans relâche le public des témoignages incontestables de leurs +travaux. Quant à moi, je parlerais rarement, une fois l'année seulement, +puis çà et là dans quelques grandes circonstances. Aussi chacune de mes +manifestations serait accueillie, non-seulement dans mon royaume, mais +dans l'Europe entière, comme un événement. + +Un prince dont le pouvoir est fondé sur une base démocratique, doit +avoir un langage soigné, mais cependant populaire. Au besoin il ne doit +pas craindre de parler en démagogue, car après tout il est le peuple, et +il en doit avoir les passions. Il faut avoir pour lui certaines +attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations de +sensibilité qui trouveront place à l'occasion. Peu importe que ces +moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux du monde, le peuple n'y +regardera pas de si près et l'effet sera produit. + +Dans mon ouvrage je recommande au prince de prendre pour type quelque +grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible suivre les +traces[20]. Ces assimilations historiques font encore beaucoup d'effet +sur les masses; on grandit dans leur imagination, on se donne de son +vivant la place que la postérité vous réserve. On trouve d'ailleurs dans +l'histoire de ces grands hommes des rapprochements, des indications +utiles, quelquefois des situations identiques, dont on tire des +enseignements précieux, car toutes les grandes leçons politiques sont +dans l'histoire. Quand on a trouvé un grand homme avec qui l'on a des +analogies, on peut faire mieux encore: Vous savez que les peuples aiment +qu'un prince ait l'esprit cultivé, qu'il ait le goût des lettres, qu'il +en ait même le talent. Eh bien, le prince ne saurait mieux employer ses +loisirs qu'à écrire, par exemple, l'histoire du grand homme des temps +passés, qu'il a pris pour modèle. Une philosophie sévère peut taxer ces +choses de faiblesse. Quand le souverain est fort on les lui pardonne, et +elles lui donnent même je ne sais quelle grâce. + +Certaines faiblesses, et même certains vices, servent d'ailleurs le +prince autant que des vertus. Vous avez pu reconnaître la vérité de ces +observations d'après l'usage que j'ai dû faire tantôt de la duplicité, +et tantôt de la violence. Il ne faut pas croire, par exemple, que le +caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire; bien au contraire. +S'il est souvent opportun d'user de la clémence ou de la magnanimité, il +faut qu'à de certains moments sa colère s'appesantisse d'une manière +terrible. L'homme est l'image de Dieu, et la divinité n'a pas moins de +rigueur dans ses coups que de miséricorde. Quand j'aurais résolu la +perte de mes ennemis, je les écraserais donc jusqu'à ce qu'il n'en reste +plus que poussière. Les hommes ne se vengent que des injures légères; +ils ne peuvent rien contre les grandes[21]. C'est du reste ce que je dis +expressément dans mon livre. Le prince n'a que le choix des instruments +qui doivent servir à son courroux; il trouvera toujours des juges prêts +à sacrifier leur conscience à ses projets de vengeance ou de haine. + +Ne craignez pas que le peuple s'émeuve jamais des coups que je porterai. +D'abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, et puis il +hait naturellement ce qui s'élève, il se réjouit instinctivement quand +on frappe au-dessus de lui. Peut-être ne savez-vous pas bien d'ailleurs +avec quelle facilité on oublie. Quand le moment des rigueurs est passé, +c'est à peine si ceux-là mêmes que l'on a frappés se souviennent. A +Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite rapporte que les victimes couraient +avec je ne sais quelle jouissance au-devant des supplices. Vous entendez +parfaitement qu'il ne s'agit de rien de semblable dans les temps +modernes; les moeurs sont devenues fort douces: quelques proscriptions, +des emprisonnements, la déchéance des droits civiques, ce sont là des +châtiments bien légers. Il est vrai que, pour arriver à la souveraine +puissance, il a fallu verser du sang et violer bien des droits; mais, je +vous le répète, tout s'oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques +bons procédés de la part de ses ministres ou de ses agents, seront +accueillis avec les marques de la plus grands reconnaissance. + +S'il est indispensable de punir avec une inflexible rigueur, il faut +récompenser avec la même ponctualité: c'est ce que je ne manquerais +jamais de faire. Quiconque aurait rendu un service à mon gouvernement, +serait récompensé dès le lendemain. Les places, les distinctions, les +plus grandes dignités, formeraient autant d'étapes certaines pour +quiconque serait en possession de servir utilement ma politique. Dans +l'armée, dans la magistrature, dans tous les emplois publics, +l'avancement serait calculé sur la nuance de l'opinion et le degré de +zèle à mon gouvernement. Vous êtes muet. + + [20] _Traité du Prince_, chap. XIV, p. 98. + + [21] _Traité du Prince_, ch. III, p. 17. + + +MONTESQUIEU. + +Continuez. + + +MACHIAVEL. + +Je reviens sur certains vices et même sur certains travers d'esprit, que +je regarde comme nécessaires au prince. Le maniement du pouvoir est une +chose formidable. Si habile que soit un souverain, si infaillible que +soit son coup d'oeil et si vigoureuse que soit sa décision, il y a +encore un immense _alea_ dans son existence. Il faut être superstitieux. +Gardez-vous de croire que ceci soit de légère conséquence. Il est, dans +la vie des princes, des situations si difficiles, des moments si graves, +que la prudence humaine ne compte plus. Dans ces cas-là , il faut presque +jouer au dé ses résolutions. Le parti que j'indique, et que je suivrais, +consiste, dans certaines conjonctures, à se rattacher à des dates +historiques, à consulter des anniversaires heureux, à mettre telle ou +telle résolution hardie sous les auspices d'un jour où l'on a gagné une +victoire, fait un coup de main heureux. Je dois vous dire que la +superstition a un autre avantage très grand; le peuple connaît cette +tendance. Ces combinaisons augurales réussissent souvent; il faut aussi +les employer lorsque l'on est sûr du succès. Le peuple, qui ne juge que +par les résultats, s'habitue à croire que chacun des actes du souverain +correspond à des signes célestes, que les coïncidences historiques +forcent la main de la fortune. + + +MONTESQUIEU. + +Le dernier mot est dit, vous êtes un joueur. + + +MACHIAVEL. + +Oui, mais j'ai un bonheur inouï, et j'ai la main si sûre, la tête si +fertile que la fortune ne peut pas tourner. + + +MONTESQUIEU. + +Puisque vous faites votre portrait, vous devez avoir encore d'autres +vices ou d'autres vertus à faire passer. + + +MACHIAVEL. + +Je vous demande grâce pour la luxure. La passion des femmes sert un +souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a dû à son +incontinence une partie de sa popularité. Les hommes sont ainsi faits, +que ce penchant leur plaît chez ceux qui les gouvernent. La dissolution +des moeurs a été de tout temps une fureur, une carrière galante dans +laquelle le prince doit devancer ses égaux, comme il devance ses soldats +devant l'ennemi. Ces idées sont françaises, et je ne pense pas qu'elles +déplaisent trop à l'illustre auteur des _Lettres persanes_. Il ne m'est +pas permis de tomber dans des considérations trop vulgaires, cependant +je ne puis me dispenser de vous dire que le résultat le plus réel de la +galanterie du prince, est de lui concilier la sympathie de la plus belle +moitié de ses sujets. + + +MONTESQUIEU. + +Vous tournez au madrigal. + + +MACHIAVEL. + +On peut être sérieux et galant: vous en avez fourni la preuve. Je ne +rabats rien de ma proposition. L'influence des femmes sur l'esprit +public est considérable. En bonne politique, le prince est condamné à +faire de la galanterie, alors même qu'au fond il ne s'en soucierait pas; +mais le cas sera rare. + +Je puis vous assurer que si je suis bien les règles que je viens de +tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans mon royaume. On aura +un souverain vigoureux, dissolu, plein d'esprit de chevalerie, adroit à +tous les exercices du corps: on l'aimera. Les gens austères n'y feront +rien; on suivra le torrent; bien plus, les hommes indépendants seront +mis à l'index: on s'en écartera. On ne croira ni à leur caractère, ni à +leur désintéressement. Ils passeront pour des mécontents qui veulent se +faire acheter. Si çà et là , je n'encourageais pas le talent, on le +repousserait de toutes parts, on marcherait sur les consciences comme +sur le pavé. Mais au fond, je serai un prince moral; je ne permettrai +pas que l'on aille au delà de certaines limites. Je respecterai la +pudeur publique, partout où je verrai qu'elle veut être respectée. Les +souillures ne m'atteindront pas, car je me déchargerai sur d'autres des +parties odieuses de l'administration. Ce que l'on pourra dire de pis, +c'est que je suis un bon prince mal entouré, que je veux le bien, que je +le veux ardemment, que je le ferai toujours, quand on me l'indiquera. + +Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le pouvoir +absolu. Là , point de contradiction, point de résistance; on peut suivre +à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses fautes. On peut sans +opposition faire le bonheur de son peuple, car c'est là ce qui me +préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l'on ne s'ennuiera pas +dans mon royaume; les esprits y seront sans cesse occupés par mille +objets divers. Je donnerai au peuple le spectacle de mes équipages et +des pompes de ma cour, on préparera de grandes cérémonies, je tracerai +des jardins, j'offrirai l'hospitalité à des rois, je ferai venir des +ambassades des pays les plus reculés. Tantôt ce seront des bruits de +guerre, tantôt des complications diplomatiques sur lesquelles on +glosera pendant des mois entiers; j'irai bien loin, je donnerai +satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les guerres qui se +feront sous mon règne seront entreprises au nom de la liberté des +peuples et de l'indépendance des nations, et pendant que sur mon passage +les peuples m'acclameront, je dirai secrètement à l'oreille des rois +absolus: Ne craignez rien, je suis des vôtres, je porte comme vous une +couronne et je tiens à la conserver: _j'embrasse la liberté européenne, +mais c'est pour l'étouffer_. + +Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma fortune; +ce serait le jour où l'on reconnaîtra de tous côtés que ma politique +n'est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin du calcul. + + +MONTESQUIEU. + +Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela? + + +MACHIAVEL. + +Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai peu. +J'ai d'ailleurs formé autour de moi une école d'hommes politiques d'une +très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point le +machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles à +suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des hommes de +rien, ou de très-peu de conséquence, qui seront de véritables +Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, qui mentiront +avec un imperturbable sang-froid; la vérité ne pourra se faire jour +nulle part. + + +MONTESQUIEU. + +Si vous n'avez fait que railler d'un bout à l'autre de cet entretien, +comme je le crois, Machiavel, je regarde cette ironie comme votre plus +magnifique ouvrage. + + +MACHIAVEL. + +Une ironie! Vous vous trompez bien si vous le pensez. Ne comprenez-vous +pas que j'ai parlé sans voile, et que c'est la violence terrible de la +vérité qui donne à mes paroles la couleur que vous croyez voir! + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez achevé. + + +MACHIAVEL. + +Pas encore. + + +MONTESQUIEU. + +Achevez donc. + + + + +VINGT-CINQUIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je régnerai dix ans dans ces conditions, sans changer quoi que ce soit à +ma législation; le succès définitif n'est qu'à ce prix. Rien, absolument +rien, ne doit me faire varier pendant cet intervalle; le couvercle de la +chaudière doit être de fer et de plomb; c'est pendant ce temps que +s'élabore le phénomène de destruction de l'esprit factieux. Vous croyez +peut-être qu'on est malheureux, qu'on se plaint. Ah! je serais +inexcusable s'il en était ainsi; mais quand les ressorts seront le plus +violemment tendus, quand je pèserai du poids le plus terrible sur la +poitrine de mon peuple, voici ce qu'on dira: Nous n'avons que ce que +nous méritons, souffrons. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes bien aveugle si vous prenez cela pour une apologie de votre +règne; si vous ne comprenez pas que l'expression de ces paroles est un +regret violent du passé. C'est là un mot stoïque qui vous annonce le +jour du châtiment. + + +MACHIAVEL. + +Vous me troublez. L'heure est venue de détendre les ressorts, je vais +rendre des libertés. + + +MONTESQUIEU. + +Mieux vaut mille fois l'excès de votre oppression; votre peuple vous +répondra: gardez ce que vous avez pris. + + +MACHIAVEL. + +Ah! que je reconnais bien là la haine implacable des partis. N'accorder +rien à ses adversaires politiques, rien, pas même les bienfaits. + + +MONTESQUIEU. + +Non, Machiavel, rien avec vous, rien! la victime immolée ne reçoit pas +de bienfaits de son bourreau. + + +MACHIAVEL. + +Ah! que je pénétrerais aisément à cet égard la pensée secrète de mes +ennemis. Ils se flattent, ils espèrent que la force d'expansion que je +comprime me lancera tôt ou tard dans l'espace. Les insensés! Ils ne me +connaîtront bien qu'à la fin. En politique que faut-il pour prévenir +tout danger avec la plus grande compression possible? une imperceptible +ouverture. On l'aura. + +Je ne rendrai pas des libertés considérables, à coup sûr; eh bien, voyez +pourtant à quel point l'absolutisme aura déjà pénétré dans les moeurs. +Je puis gager qu'au premier bruit de ces libertés, il s'élèvera autour +de moi des rumeurs d'épouvante. Mes ministres, mes conseillers +s'écrieront que j'abandonne le gouvernail, que tout est perdu. On me +conjurera, au nom du salut de l'État, au nom du pays, de n'en rien +faire; le peuple dira: à quoi songe-t-il? son génie baisse; les +indifférents diront: le voilà à bout; les haineux diront: Il est mort. + + +MONTESQUIEU. + +Et ils auront tous raison, car un publiciste moderne[22] a dit avec une +grande vérité: «Veut-on ravir aux hommes leurs droits? il ne faut rien +faire à demi. Ce qu'on leur laisse, leur sert à reconquérir ce qu'on +leur enlève. La main qui reste libre dégage l'autre de ses fers.» + + [22] Benjamin Constant. + (_Note de l'éditeur_.) + + +MACHIAVEL. + +C'est très-bien pensé; c'est très-vrai; je sais que je m'expose +beaucoup. Vous voyez bien que l'on est injuste envers moi, que j'aime +plus la liberté qu'on ne le dit. Vous m'avez demandé tout à l'heure si +j'avais de l'abnégation, si je saurais me sacrifier pour mes peuples, +descendre du trône au besoin: vous avez maintenant ma réponse, j'en puis +descendre par le martyre. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes bien attendri. Quelles libertés rendez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Je permets à ma chambre législative de me témoigner chaque année, au +moment du jour de l'an, l'expression de ses voeux dans une adresse. + + +MONTESQUIEU. + +Mais puisque l'immense majorité de la chambre vous est dévouée, que +pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des témoignages +d'admiration et d'amour? + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, oui. Ces témoignages ne sont-ils pas naturels? + + +MONTESQUIEU. + +Sont-ce toutes les libertés? + + +MACHIAVEL. + +Mais cette première concession est considérable, quoique vous en disiez. +Je ne m'en tiendrai cependant pas là . Il s'opère aujourd'hui en Europe +un certain mouvement d'esprit contre la centralisation, non pas chez les +masses, mais dans les classes éclairées. Je décentraliserai, +c'est-à -dire que je donnerai à mes gouverneurs de province le droit de +trancher beaucoup de petites questions locales soumises auparavant à +l'approbation de mes ministres. + + +MONTESQUIEU. + +Vous ne faites que rendre la tyrannie plus insupportable si l'élément +municipal n'est pour rien dans cette réforme. + + +MACHIAVEL. + +Voilà bien la précipitation fatale de ceux qui réclament des réformes: +il faut marcher à pas prudents dans la voie de la liberté. Je ne m'en +tiens cependant pas là : je donne des libertés commerciales. + + +MONTESQUIEU. + +Vous en avez déjà parlé. + + +MACHIAVEL. + +C'est que le point industriel me touche toujours: je ne veux pas qu'on +dise que ma législation va, par un excès de défiance envers le peuple, +jusqu'à l'empêcher de pourvoir lui-même à sa subsistance. C'est pour +cette raison que je fais présenter aux chambres des lois qui ont pour +objet de déroger un peu aux dispositions prohibitives de l'association. +Du reste, la tolérance de mon gouvernement rendait cette mesure +parfaitement inutile, et comme, en fin de compte, il ne faut pas se +désarmer, rien ne sera changé à la loi, si ce n'est la formule de la +rédaction. On a aujourd'hui, dans les chambres, des députés qui se +prêtent très-bien à ces innocents stratagèmes. + + +MONTESQUIEU. + +Est-ce tout? + + +MACHIAVEL. + +Oui, car c'est beaucoup, trop peut-être; mais je crois pouvoir me +rassurer: mon armée est enthousiaste, ma magistrature fidèle, et ma +législation pénale fonctionne avec la régularité et la précision de ces +mécanismes tout-puissants et terribles que la science moderne à +inventés. + + +MONTESQUIEU. + +Ainsi, vous ne touchez pas aux lois de la presse? + + +MACHIAVEL. + +Vous ne le voudriez pas. + + +MONTESQUIEU. + +Ni à la législation municipale? + + +MACHIAVEL. + +Est-ce possible? + + +MONTESQUIEU. + +Ni à votre système de protectorat du suffrage? + + +MACHIAVEL. + +Non. + + +MONTESQUIEU. + +Ni à l'organisation du Sénat, ni à celle du Corps législatif, ni à votre +système intérieur, ni à votre système extérieur, ni à votre régime +économique, ni à votre régime financier? + + +MACHIAVEL. + +Je ne touche qu'à ce que je vous ai dit. A proprement parler, je sors de +la période de la terreur, j'entre dans la voie de la tolérance; je le +puis sans dangers; je pourrais même rendre des libertés réelles, car il +faudrait être bien dénué d'esprit politique pour ne pas reconnaître qu'à +l'heure imaginaire que je suppose, ma législation a porté tous ses +fruits. J'ai rempli le but que je vous avais annoncé; le caractère de la +nation est changé; les légères facultés que j'ai rendues ont été pour +moi la sonde avec laquelle j'ai mesuré la profondeur du résultat. Tout +est fait, tout est consommé, il n'y a plus de résistance possible. Il +n'y a plus d'écueil, il n'y a plus rien! Et cependant je ne rendrai +rien. Vous l'avez dit, c'est là qu'est la vérité pratique. + + +MONTESQUIEU. + +Hâtez-vous de terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous rencontrer +jamais, et que Dieu efface de ma mémoire jusqu'à la dernière trace de ce +que je viens d'entendre! + + +MACHIAVEL. + +Prenez garde, Montesquieu; avant que la minute qui commence ne tombe +dans l'éternité vous chercherez mes pas avec angoisse et le souvenir de +cet entretien désolera éternellement votre âme. + + +MONTESQUIEU. + +Parlez! + + +MACHIAVEL. + +Revenons donc. J'ai fait tout ce que vous savez; par ces concessions à +l'esprit libéral de mon temps, j'ai désarmé la haine des partis. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! vous ne laisserez donc pas tomber ce masque d'hypocrisie dont vous +avez couvert des forfaits qu'aucune langue humaine n'a décrits. Vous +voulez donc que je sorte de la nuit éternelle pour vous flétrir! Ah! +Machiavel! vous-même n'aviez pas enseigné à dégrader à ce point +l'humanité! Vous ne conspiriez pas contre la conscience, vous n'aviez +pas conçu la pensée de faire de l'âme humaine une boue dans laquelle le +divin créateur lui-même ne reconnaîtrait plus rien. + + +MACHIAVEL. + +C'est vrai, je suis dépassé. + + +MONTESQUIEU. + +Fuyez! ne prolongez pas un instant de plus cet entretien. + + +MACHIAVEL. + +Avant que les ombres qui s'avancent en tumulte là -bas n'aient atteint ce +noir ravin qui les sépare de nous, j'aurai fini; avant qu'elles ne +l'aient atteint vous ne me reverrez plus et vous m'appellerez en vain. + + +MONTESQUIEU. + +Achevez donc, ce sera l'expiation de la témérité que j'ai commise en +acceptant cette gageure sacrilége! + + +MACHIAVEL. + +Ah! liberté! voilà donc avec quelle force tu tiens dans quelques âmes +quand le peuple te méprise ou se console de toi par des hochets. +Laissez-moi vous conter à ce sujet une bien courte apologue: + +Dion raconte que le peuple romain était indigné contre Auguste à cause +de certaines lois trop dures qu'il avait faites, mais que, sitôt qu'il +eut, fait revenir le comédien Pilade, que les factieux avaient chassé +de la ville, le mécontentement cessa. + +Voilà mon apologue. Maintenant voici la conclusion de l'auteur, car +c'est un auteur que je cite: + +«Un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsque l'on +chassait un baladin que lorsqu'on lui enlevait toutes ses lois[23].» + +Savez-vous qui a écrit cela? + + [23] _Esp. des lois_, liv. XIX, chap. II, p. 253. + + +MONTESQUIEU. + +Peu m'importe! + + +MACHIAVEL. + +Reconnaissez-vous donc, c'est vous-même. Je ne vois que des âmes basses +autour de moi, qu'y puis-je faire? Les baladins ne manqueront pas sous +mon règne et il faudra qu'ils se conduisent bien mal pour que je prenne +le parti de les chasser. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais si vous avez exactement rapporté mes paroles; mais voici une +citation que je puis vous garantir: elle vengera éternellement les +peuples que vous calomniez: + +«Les moeurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois. Il +peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des bêtes des hommes; +s'il aime les âmes libres, il aura des sujets, s'il aime les âmes +basses, il aura des esclaves[24].» + +Voilà ma réponse, et si j'avais aujourd'hui à ajouter quelque chose à +cette citation, je dirais: + +«Quand l'honnêteté publique est bannie du sein des cours, quand la +corruption s'étale là sans pudeur, elle ne pénètre pourtant jamais que +dans le coeur de ceux qui approchent un mauvais prince; l'amour de la +vertu continue à vivre dans le sein du peuple, et la puissance de ce +principe est si grande que le mauvais prince n'a qu'à disparaître pour +que, par la force même des choses, l'honnêteté revienne dans la pratique +du gouvernement en même temps que la liberté.» + + [24] P. 173, chap. XXVII, liv. XII. + + +MACHIAVEL. + +Cela est très-bien écrit, dans une forme très-simple. Il n'y a qu'un +malheur à ce que vous venez de dire, c'est que, dans l'esprit comme dans +l'âme de mes peuples, je personnifie la vertu, bien mieux, je +personnifie la _liberté_, entendez-vous, comme je personnifie la +révolution, le progrès, l'esprit moderne, tout ce qu'il y a de meilleur +enfin dans le fond de la civilisation contemporaine. Je ne dis pas qu'on +me respecte, je ne dis pas qu'on m'aime, je dis qu'on me vénère, je dis +que le peuple m'adore; que, si je le voulais, je me ferais élever des +autels, car, expliquez cela, j'ai les dons fatals qui agissent sur les +masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI qui ne voulait que le +bien du peuple, qui le voulait avec toute la foi, toute l'ardeur d'une +âme sincèrement honnête, et, quelques années auparavant, on avait élevé +des autels à Louis XIV qui se souciait moins du peuple que de la +dernière de ses maîtresses; qui, au moindre coup de tête, eût fait +mitrailler la canaille en jouant aux dés avec Lauzun. Mais je suis, moi, +bien plus que Louis XIV, avec le suffrage populaire qui me sert de base; +je suis Washington, je suis Henri IV, je suis saint Louis, +Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, pour vous faire honneur. +Je suis un roi d'Égypte et d'Asie en même temps, je suis Pharaon, je +suis Cyrus, je suis Alexandre, je suis Sardanapale; l'âme du peuple +s'épanouit quand je passe; il court avec ivresse sur mes pas; je suis un +objet d'idolâtrie; le père me montre du doigt à son fils, la mère +invoque mon nom dans ses prières, la jeune fille me regarde en soupirant +et songe que si mon regard tombait sur elle, par hasard, elle pourrait +peut-être reposer un instant sur ma couche. Quand le malheureux est +opprimé, il dit: _Si le roi le savait_; quand on veut se venger, qu'on +espère un secours, on dit: _Le roi le saura_. On ne m'approche jamais, +du reste, que l'on ne me trouve les mains pleines d'or. Ceux qui +m'entourent, il est vrai, sont durs, violents, ils méritent parfois le +bâton, mais il faut qu'il en soit ainsi; car leur caractère haïssable, +méprisable, leur basse cupidité, leurs débordements, leurs gaspillages +honteux, leur avarice crasse font contraste avec la douceur de mon +caractère, mes allures simples, ma générosité inépuisable. On m'invoque, +vous dis-je, comme un dieu; dans la grêle, dans la disette, dans les +incendies, j'accours, la population se jette à mes pieds, elle +m'emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu lui donnait des ailes. + + +MONTESQUIEU. + +Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec de la mitraille au +moindre signe de résistance. + + +MACHIAVEL. + +C'est vrai, mais l'amour n'existe pas sans la crainte. + + +MONTESQUIEU. + +Ce songe affreux est-il fini? + + +MACHIAVEL. + +Un songe! Ah! Montesquieu! vous allez pleurer longtemps: déchirez +l'_Esprit des lois_, demandez à Dieu de vous donner l'oubli pour votre +part dans le ciel; car voici venir la vérité terrible dont vous avez +déjà le pressentiment; il n'y a pas de songe dans ce que je viens de +vous dire. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'allez-vous m'apprendre! + + +MACHIAVEL. + +Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses monstrueuses +devant lesquelles l'esprit recule épouvanté, cette oeuvre que l'enfer +même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela existe, tout +cela prospère à la face du soleil, à l'heure qu'il est, sur un point de +ce globe que nous avons quitté. + + +MONTESQUIEU. + +Où? + + +MACHIAVEL. + +Non, ce serait vous infliger une seconde mort. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! parlez, au nom du ciel! + + +MACHIAVEL. + +Eh bien!... + + +MONTESQUIEU. + +Quoi?... + + +MACHIAVEL. + +L'heure est passée! Ne voyez-vous pas que le tourbillon m'emporte! + + +MONTESQUIEU. + +Machiavel!! + + +MACHIAVEL. + +Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les yeux; +les reconnaissez-vous? ce sont des gloires qui ont fait l'envie du monde +entier. A l'heure qu'il est, elles redemandent à Dieu leur patrie!... + + +MONTESQUIEU. + +Dieu éternel, qu'avez-vous permis!... + + + + +FIN. + + + + +TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. + + +1re PARTIE.--PREMIER DIALOGUE + +Rencontre de Machiavel et de Montesquieu aux enfers. + +Machiavel fait l'éloge de la vie posthume. Il se plaint de la +réprobation que la postérité a attachée à son nom, et se justifie. + +Son seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois; le +_machiavélisme est antérieur à Machiavel_. + +Son système philosophique et moral; théorie de la force.--Négation de la +morale et du droit en politique. + +Les grands hommes font le bien des sociétés en violant toutes les lois. +_Le bien sort du mal_. + +Causes de la préférence donnée à la monarchie absolue.--Incapacité de la +démocratie.--Despotisme favorable au développement des grandes +civilisations. + + +DEUXIÈME DIALOGUE + +Réponse de Montesquieu.--Les doctrines de Machiavel n'ont point de base +philosophique.--La force et l'astuce ne sont pas des principes. + +Les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de s'appuyer sur le +droit. La raison d'État n'est que l'intérêt particulier du Prince ou de +ses favoris. + +Le droit et la morale sont les fondements de la politique. Inconséquence +du système contraire. Si le Prince s'affranchit des règles de la morale, +les sujets en feront autant. + +Les grands hommes qui violent les lois sous prétexte de sauver l'État +font plus de mal que de bien. L'anarchie est souvent bien moins funeste +que le despotisme. + +Incompatibilité du despotisme avec l'état actuel des institutions chez +les principaux peuples de l'Europe.--Machiavel invite Montesquieu à +justifier cette proposition. + + +TROISIÈME DIALOGUE + +Développement des idées de Montesquieu.--La confusion des pouvoirs est +la cause première du despotisme et de l'anarchie. + +Influence des moeurs politiques sous l'empire desquelles le _Traité du +Prince_ a été écrit. Progrès de la science sociale en Europe. + +Vaste système de garanties dont les nations se sont entourées. Traités, +constitutions, lois civiles. + +Séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C'est +le principe générateur de la liberté politique, le principal obstacle à +la tyrannie. + +Que le régime représentatif est le mode de gouvernement le mieux +approprié aux temps modernes. Conciliation de l'ordre et de la liberté. + +Justice, base essentielle du gouvernement. Le Monarque qui pratiquerait +aujourd'hui les maximes du _Traité du Prince_ serait mis au ban de +l'Europe. + +Machiavel soutient que ses maximes n'ont pas cessé de prévaloir dans la +politique des princes.--Il offre de le prouver. + + +QUATRIÈME DIALOGUE + +Machiavel fait la critique du régime constitutionnel. Les pouvoirs +resteront immobiles ou sortiront violemment de leur orbite. + +Masse du peuple indifférente aux libertés publiques dont la jouissance +réelle lui échappe. + +Régime représentatif inconciliable avec le principe de la souveraineté +populaire et l'équilibre des pouvoirs. + +Révolutions. Que la souveraineté populaire conduit à l'anarchie et +l'anarchie au despotisme. + +État moral et social des peuples modernes incompatible avec la liberté. + +Le salut est dans la centralisation. + +Césarisme du Bas-Empire. Inde et Chine. + + +CINQUIÈME DIALOGUE + +La fatalité du despotisme est une idée que Montesquieu continue à +combattre. + +Machiavel a pris pour des lois universelles des faits qui ne sont que +des accidents. + +Développement progressif des institutions libérales depuis le système +féodal jusqu'au régime représentatif. + +Les institutions ne se corrompent qu'avec la perte de la liberté. Il +faut donc la maintenir avec soin dans l'économie des pouvoirs. + +Montesquieu n'admet pas sans réserve le principe de la souveraineté +populaire. Comment il entend ce principe. Du droit divin, du droit +humain. + + +SIXIÈME DIALOGUE + +Continuation du même sujet.--Antiquité du principe électif. Il est la +base primordiale de la souveraineté. + +Conséquences extrêmes de la souveraineté du peuple.--Les révolutions ne +seront pas plus fréquentes sous l'empire de ce principe. + +Rôle considérable de l'industrie dans la civilisation moderne. +L'industrie est aussi inconciliable avec les révolutions qu'avec le +despotisme. + +Le despotisme est tellement sorti des moeurs dans les sociétés les plus +avancées de l'Europe, que Montesquieu défie Machiavel de trouver le +moyen de l'y ramener. + +Machiavel accepte le défi, et le dialogue s'engage sur cette donnée. + + +SEPTIÈME DIALOGUE + +Machiavel généralise d'abord le système qu'il se propose d'employer. + +Ses doctrines sont de tous les temps; dans le siècle même, il a des +petits-fils qui savent le prix de ses leçons. + +Il ne s'agit que de mettre le despotisme en harmonie avec les moeurs +modernes.--Principales règles qu'il déduit pour arrêter le mouvement +dans les sociétés contemporaines. + +Politique intérieure, politique extérieure. + +Nouvelles règles empruntées au régime industriel. + +Comment on peut se servir de la presse, de la tribune et des subtilités +du droit. + +A qui il faut donner le pouvoir. + +Que par ces divers moyens on change le caractère de la nation la plus +indomptable et on la rend aussi docile à la tyrannie qu'un petit peuple +de l'Asie. + +Montesquieu engage Machiavel à sortir des généralités; il le met en +présence d'un État fondé sur des institutions représentatives et lui +demande comment il pourra retourner de là au pouvoir absolu. + + +2e PARTIE.--HUITIÈME DIALOGUE.--_La politique de Machiavel en action_ + +On a raison, par un coup d'État, de l'ordre de choses constitué. + +On s'appuie sur le peuple et pendant la dictature on remanie toute la +législation. + +Nécessité d'imprimer la terreur, au lendemain d'un coup d'État. Pacte du +sang avec l'armée. Que l'usurpateur doit frapper toute la monnaie à son +effigie. + +Il fera une constitution nouvelle et ne craindra pas de lui donner pour +base les grands principes du droit moderne. + +Comment il s'y prendra pour ne pas appliquer ces principes et les +écarter successivement. + + +NEUVIÈME DIALOGUE.--_La Constitution_ + +Continuation du même sujet. On fait ratifier par le peuple le coup +d'État. + +On établit le suffrage universel; il en sort l'absolutisme. + +La constitution doit être l'oeuvre d'un seul homme; soumise au suffrage +sans discussion, présentée en bloc, acceptée en bloc. + +Pour changer la complexion politique de l'État, il suffit de changer la +disposition des organes: Sénat, Corps législatif, Conseil d'État, etc. + +_Du Corps législatif_. Suppression de la responsabilité ministérielle et +de l'initiative parlementaire. La proposition des lois n'appartient +qu'au Prince. + +On se garantit contre la souveraineté du peuple par le droit d'appel au +peuple et le droit de déclarer l'état de siége. + +Suppression du droit d'amendement. Restriction du nombre des +députés.--Salariat des députés. Raccourcissement des sessions.--Pouvoir +discrétionnaire de convocation, de prorogation et de dissolution. + + +DIXIÈME DIALOGUE.--La Constitution. (Suite.) + +_Du Sénat et de son organisation_. Le Sénat ne doit être qu'un simulacre +de corps politique destiné à couvrir l'action du Prince et à lui +transmettre le pouvoir absolu et discrétionnaire sur toutes les lois. + +_Du Conseil d'État_. Il doit jouer dans une autre sphère le même rôle +que le Sénat. Il transmet au Prince le pouvoir réglementaire et +judiciaire. + +La Constitution est faite. Récapitulation des diverses manières dont le +Prince fait la loi dans ce système. Il la fait de sept manières. + +Aussitôt après la Constitution, le Prince doit décréter une série de +lois qui écarteront, par voie d'exception, les principes de droit public +reconnus en bloc dans la constitution. + + +ONZIÈME DIALOGUE.--_Des lois_ + +_De la presse_. Esprit des lois de Machiavel. Sa définition de la +liberté est empruntée à Montesquieu. + +Machiavel s'occupe d'abord de la législation de la Presse dans son +royaume. Elle s'étendra aux journaux comme aux livres. + +Autorisation du Gouvernement pour fonder un journal et pour tous +changements dans le personnel de la rédaction. + +Mesures fiscales pour enrayer l'industrie de la Presse. Abolition du +jury en matière de Presse.--Pénalités par voie administrative et +judiciaire. Système des avertissements. Interdiction des comptes rendus +législatifs et des procès de Presse. + +Répression des fausses nouvelles,--cordons de ceinture contre les +journaux étrangers. Défense d'importer des écrits non autorisés.--Lois +contre les nationaux qui écriront à l'étranger contre le +gouvernement.--Lois du même genre imposées aux petits États-frontières +contre leurs propres nationaux.--Les correspondants étrangers doivent +être à la solde du gouvernement. + +Moyens de refréner les livres.--Brevets délivrés par le gouvernement +aux imprimeurs, éditeurs et libraires.--Retraits facultatifs de ces +brevets.--Responsabilité pénale des imprimeurs. Elle oblige ces derniers +à faire eux-mêmes la police des livres et à en référer aux agents de +l'administration. + + +DOUZIÈME DIALOGUE.--_De la Presse_ (suite) + +Comment le gouvernement de Machiavel annihilera la Presse en se faisant +journaliste. + +Les feuilles dévouées au gouvernement seront deux fois plus nombreuses +que les feuilles indépendantes. Journaux officiels, semi-officiels, +officieux, semi-officieux. + +Journaux libéraux, démocratiques, révolutionnaires tenus à la solde du +gouvernement à l'insu du public. Mode d'organisation et de direction. + +Maniement de l'opinion. Tactique, manéges, ballons d'essais. + +Journaux de province. Importance de leur rôle. + +Censure administrative sur les journaux.--Communiqués.--Interdiction de +reproduire certaines nouvelles privées. + +Les discours, les rapports et les comptes-rendus officiels sont une +annexe de la Presse gouvernementale.--Procédés de langage, artifices et +style nécessaires pour s'emparer de l'opinion publique. + +Éloge perpétuel du gouvernement.--Reproduction de prétendus articles de +journaux étrangers qui rendent hommage à la politique du +gouvernement.--Critique des anciens gouvernements.--Tolérance en fait de +discussions religieuses et de littérature légère. + + +TREIZIÈME DIALOGUE.--_Des complots_ + +Compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité. + +_Des sociétés secrètes_. Leur danger.--Déportation et proscription en +masse de ceux qui en auront fait partie. + +Déportation facultative de ceux qui resteront sur le territoire. + +Lois pénales contre ceux qui s'affilieront à l'avenir. + +Existence légale donnée à certaines sociétés secrètes dont le +gouvernement nommera les chefs, afin de tout savoir et de tout diriger. + +Lois contre le droit de réunion et d'association. + +Modification de l'organisation judiciaire. Moyens d'agir sur la +magistrature sans abroger expressément l'inamovibilité des juges. + + +QUATORZIÈME DIALOGUE.--_Des institutions antérieurement existantes_ + +Ressources que Machiavel leur emprunte. + +_Garantie constitutionnelle_. Que c'est une immensité absolue, mais +nécessaire, accordée aux agents du gouvernement. + +_Du ministère public_. Parti que l'on peut tirer de cette institution. + +_Cour de Cassation_; danger que présenterait cette juridiction si elle +était trop indépendante. + +Des ressources que présente l'art de la jurisprudence dans l'application +des lois qui touchent à l'exercice des droits politiques. + +Comment on supplée à un texte de loi par un arrêt. Exemples. + +Moyen de prévenir autant que possible, dans certains cas délicats, le +recours des citoyens aux tribunaux.--Déclarations officieuses de +l'administration que la loi s'applique à tel ou tel cas ou dans tel et +tel sens. Résultat de ces déclarations. + + +QUINZIÈME DIALOGUE.--_Du suffrage_ + +Des difficultés à éviter dans l'application du suffrage universel. + +Il faut enlever à l'élection la nomination des chefs de corps dans tous +les conseils d'administration qui sont issus du suffrage. + +Que le suffrage universel ne saurait, sans le plus grand péril, être +abandonné à lui-même pour l'élection des députés. + +Il faut lier les candidats par un serment préalable.--Le gouvernement +doit poser ses candidats en face des électeurs, et faire concourir à +leur nomination tous les agents dont il dispose. + +Les électeurs ne doivent pas avoir la faculté de se réunir pour +concerter leur vote. On doit éviter de les faire voter dans les centres +d'agglomération. + +Suppression du scrutin de liste: Démembrement des circonscriptions +électorales où l'opposition se fait sentir.--Comment ou peut gagner le +suffrage sans l'acheter directement. + +De l'opposition dans les Chambres. De la stratégie parlementaire et de +l'art d'enlever le vote. + + +SEIZIÈME DIALOGUE.--_De certaines corporations_ + +Danger que présentent les forces collectives en général. + +_Des gardes nationales_. Nécessité de les dissoudre. Organisation et +désorganisation facultatives. + +_De l'Université_. Qu'elle doit être entièrement sous la dépendance de +l'État, afin que le gouvernement puisse diriger l'esprit de la +jeunesse.--Suppression des chaires de droit constitutionnel.--Que +l'enseignement et l'apologie de l'histoire contemporaine seraient +très-utiles pour imprimer l'amour et la vénération du Prince dans les +générations futures.--Mobilisation de l'influence gouvernementale au +moyen de cours libres faits par les professeurs d'université. + +_Du Barreau_. Réformes désirables. Les avocats doivent exercer leur +profession sous le contrôle du gouvernement et être nommés par lui. + +_Du Clergé_. De la possibilité pour un Prince de cumuler la souveraineté +spirituelle avec la souveraineté politique. Danger que l'indépendance du +sacerdoce fait courir à l'État. + +De la politique à tenir avec le souverain pontife. Menace perpétuelle +d'un schisme très-efficace pour le contenir. + +Que le meilleur moyen serait de pouvoir tenir garnison à Rome, à moins +que l'on ne se décide à détruire le pouvoir temporel. + + +DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.--_De la police_ + +Vaste développement qu'il faut donner à cette institution. + +Ministère de la police. Changement de nom si le nom déplaît.--Police +intérieure, police extérieure.--Services correspondants dans tous les +ministères.--Services de police internationale. + +Rôle que l'on peut faire jouer à un Prince du sang. + +Rétablissement du cabinet noir nécessaire. + +Des fausses conspirations. Leur utilité. Moyen d'exciter la popularité +en faveur du Prince et d'obtenir des lois d'État exceptionnelles. + +Escouades invisibles qui doivent environner le Prince quand il sort. +Perfectionnements de la civilisation moderne à cet égard. + +Diffusion de la police dans tous les rangs de la société. + +Qu'il est à propos d'user d'une certaine tolérance quand on a entre les +mains toute la puissance de la force armée et de la police. + +Comme quoi le droit de statuer sur la liberté individuelle doit +appartenir à un magistrat unique et non à un conseil. + +Assimilation des délits politiques aux délits de droit commun. Effet +salutaire. + +Listes du jury criminel composées par les agents du gouvernement. De la +juridiction en matière de simple délit politique. + + +3e PARTIE.--DIX-HUITIÈME DIALOGUE. _Des Finances et de leur esprit_ + +Objections de Montesquieu. Le despotisme ne peut s'allier qu'avec le +système des conquêtes et le gouvernement militaire. + +Obstacles dans le régime économique. L'absolutisme ébranle le droit de +propriété. + +Obstacles dans le régime financier. L'arbitraire en politique implique +l'arbitraire en finances. Vote de l'impôt, principe fondamental. + +Réponse de Machiavel. Il s'appuie sur le prolétariat qui est +désintéressé dans les combinaisons financières, et ses députés sont +salariés. + +Montesquieu répond que le mécanisme financier des États modernes résiste +de lui-même aux exigences du pouvoir absolu. Des budgets. Leur mode de +confection. + + +DIX-NEUVIÈME DIALOGUE. _Du système budgétaire_ (suite) + +Garanties que présente ce système d'après Montesquieu. Équilibre +nécessaire des recettes et des dépenses. Vote distinct du budget des +recettes et du budget des dépenses. Interdiction d'ouvrir des crédits +supplémentaires et extraordinaires. Vote du budget par chapitre. Cour +des comptes. + +Réponse de Machiavel. Les finances sont de toutes les parties de la +politique celle qui se prête le mieux aux doctrines du machiavélisme. + +Il ne touchera pas à la Cour des comptes, qu'il regarde comme une +institution ingénue. Il se réjouit de la régularité de la perception des +deniers publics et des merveilles de la comptabilité. + +Il abroge les lois qui garantissent l'équilibre des budgets, le contrôle +et la limitation des dépenses. + + +VINGTIÈME DIALOGUE. _Continuation du même sujet_ + +Que les budgets ne sont que des cadres élastiques qui doivent s'étendre +à volonté. Le vote législatif n'est au fond qu'une homologation pure et +simple. + +De l'art de présenter le budget, de grouper les chiffres. Importance de +la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire. +Artifices pour masquer les dépenses et le déficit. Que le formalisme +financier doit être impénétrable. + +Des Emprunts. Montesquieu explique que l'amortissement est un obstacle +indirect à la dépense. Machiavel n'amortira pas; raisons qu'il en donne. + +Que l'administration des finances est en grande partie une affaire de +presse. Parti qu'on peut tirer des comptes-rendus et des rapports +officiels. + +Phrases, formules et procédés de langage, promesses, espérances dont on +doit user soit pour donner de la confiance aux contribuables, soit pour +préparer à l'avance un déficit, soit pour l'atténuer quand il est +produit. + +Que parfois il faut avouer hardiment qu'on s'est trop engagé et annoncer +de sévères résolutions d'économie. Parti que l'on tire de ces +déclarations. + + +VINGT ET UNIÈME DIALOGUE.--_Des Emprunts_ (suite) + +Machiavel fait l'apologie des emprunts. Nouveaux procédés d'emprunt par +les États. Souscriptions publiques. + +Autres moyens de se procurer des fonds. Bons du trésor. Prêts par les +banques publiques, par les provinces et par les villes. Mobilisation en +rentes des biens des communes et des établissements publics. Vente des +domaines nationaux. + +Institutions de crédit et de prévoyance. Sont un moyen de disposer de +toute la fortune publique et de lier le sort des citoyens au maintien du +pouvoir établi. + +Comment on paie. Augmentation des impôts. Conversion. Consolidation. +Guerres. + +Comment on soutient le crédit public. Grands établissements de crédit +dont la mission ostensible est de prêter à l'industrie, dont le but +caché est de soutenir le cours des fonds publics. + + +IVe PARTIE.--VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE.--_Grandeurs du règne_ + +Les actes de Machiavel seront en rapport avec l'étendue des ressources +dont il dispose.--Il va justifier la théorie _que le bien sort du mal_. + +Guerres dans les quatre parties du monde. Il suivra les traces des plus +grands conquérants. + +Au dedans, constructions gigantesques. Essor donné à l'esprit de +spéculation et d'entreprise. Libertés industrielles. Amélioration du +sort des classes ouvrières. + +Réflexions de Montesquieu sur toutes ces choses. + + +VINGT-TROISIÈME DIALOGUE.--_Des divers autres moyens que Machiavel +emploiera pour consolider son empire et perpétuer sa dynastie_ + +Établissement d'une garde prétorienne prête à fondre sur les parties +chancelantes de l'empire. + +Retour sur les constructions et sur leur utilité politique. Réalisation +de l'idée de l'organisation du travail.--Jacquerie préparée en cas de +renversement du pouvoir. + +Voies stratégiques, bastilles, cités ouvrières dans la prévision des +insurrections. Le peuple construisant contre lui-même des forteresses. + +_Des petits moyens_.--Trophées, emblèmes, images et statues qui +rappellent de toutes parts la grandeur du Prince. + +Le nom Royal donné à toutes les institutions et à toutes les charges. + +Rues, places publiques et carrefours doivent porter les noms historiques +du règne. + +De la bureaucratie.--Qu'il faut multiplier les emplois. + +Des décorations et de leur usage. Moyens de se faire d'innombrables +partisans à peu de frais. + +Création de titres et restauration des plus grands noms depuis +Charlemagne. + +Utilité du cérémonial et de l'étiquette. Des pompes et des fêtes.--De +l'excitation au luxe et aux jouissances sensuelles comme diversion aux +préoccupations politiques. + +_Des moyens moraux_. Appauvrissement des caractères. De la misère morale +et de son utilité. + +Comme quoi d'ailleurs aucun de ces moyens ne nuit à la considération du +Prince et à la dignité de son règne. + + +VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE.--_Particularités de la physionomie du Prince +tel que Machiavel le conçoit_ + +Impénétrabilité de ses desseins. Prestige qu'elle donne au Prince.--Mot +sur Borgia et Alexandre VI. + +Moyens de prévenir la coalition des puissances étrangères trompées tour +à tour. Reconstitution d'un État déchu qui donne trois cent mille hommes +de plus contre l'Europe armée. + +Des conseils et de l'usage que le Prince doit en faire. + +Que certains vices sont des vertus dans le Prince. De la duplicité. +Combien elle est nécessaire. Tout consiste à créer en toutes choses des +apparences. + +Mots qui signifieront le contraire de ce qu'ils paraîtront indiquer. + +Langage que le Prince doit tenir dans un État à base démocratique. + +Que le Prince doit se proposer pour modèle un grand homme des temps +passés et écrire sa vie. + +Comme quoi il est nécessaire que le Prince soit vindicatif. Avec quelle +facilité les victimes oublient: Mot de Tacite. + +Que les récompenses doivent suivre immédiatement le service rendu. + +Utilité de la superstition. Elle habitue le peuple à compter sur +l'étoile du Prince. Machiavel est le plus heureux des joueurs et sa +chance ne peut jamais tourner. + +Nécessité de la galanterie. Elle attache la plus belle moitié des +sujets. + +Combien il est facile de gouverner avec le pouvoir absolu. Joies de +toutes sortes que Machiavel donnera à son peuple.--Guerres au nom de +l'indépendance européenne. Il embrassera la liberté de l'Europe, mais +pour l'étouffer. + +École d'hommes politiques formés par les soins du Prince. L'État sera +rempli de Machiavels au petit pied. + + +VINGT-CINQUIÈME ET DERNIER DIALOGUE.--_Le dernier mot_ + +Douze ans de règne dans ces conditions. L'oeuvre de Machiavel est +consommé. L'esprit public est détruit. Le caractère de la nation est +changé. + +Restitution de certaines libertés. Rien n'est changé au système. Les +concessions ne sont que des apparences. On est seulement sorti de la +période de la terreur. + +Stigmate infligé par Montesquieu. Il ne veut plus rien entendre. + +Anecdote de Dion sur Auguste. Citation vengeresse de Montesquieu. + +Apologie de Machiavel couronné. Il est plus grand que Louis XIV, +qu'Henri IV et que Washington. Le peuple l'adore. + +Montesquieu traite de visions et de chimères le système de gouvernement +que vient d'échafauder Machiavel. + +Machiavel répond que tout ce qu'il vient de dire existe identiquement +sur un point du globe. + +Montesquieu presse Machiavel de lui nommer le royaume où les choses se +passent ainsi. + +Machiavel va parler; un tourbillon d'âmes l'emporte. + + +FIN DE LA TABLE. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Dialogue aux enfers entre Machiavel et +Montesquieu, by Maurice Joly + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13187 *** diff --git a/13187-h/13187-h.htm b/13187-h/13187-h.htm new file mode 100644 index 0000000..512f7bf --- /dev/null +++ b/13187-h/13187-h.htm @@ -0,0 +1,12613 @@ +<!-- Version HTML + Post-processed by Eric Bailey (username vitalogy) --> + + +<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> + <head> + <meta name="generator" content= + "HTML Tidy for Linux/x86 (vers 1st November 2002), see www.w3.org"> + <meta http-equiv="Content-Type" content= + "text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg eBook. Dialogue aux enfers entre + Machiavel et Montesquieu, par Maurice Joly.</title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + P { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { + text-align: center; /* all headings centered */ + } + HR { width: 33%; + margin-top: 1em; + margin-bottom: 1em; + } + BODY{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + .linenum {position: absolute; top: auto; left: 4%;} /* poetry number */ + .note {margin-left: 2em; margin-right: 2em; margin-bottom: 1em;} /* footnote */ + .blkquot {margin-left: 4em; margin-right: 4em;} /* block indent */ + .pagenum {position: absolute; left: 92%; font-size: smaller; text-align: right;} /* page numbers */ + .sidenote {width: 20%; margin-bottom: 1em; margin-top: 1em; padding-left: 1em; font-size: smaller; float: right; clear: right;} + .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem br {display: none;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span {display: block; margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em;} + .poem span.i4 {display: block; margin-left: 4em;} + .poem .caesura {vertical-align: -200%;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> + <body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13187 ***</div> + + <br> + <br> + + <h1>DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU</h1> + <h2>OU</h2> + <h1>LA POLITIQUE DE MACHIAVEL AU XIXe SIÈCLE,</h1> + <h2>PAR UN CONTEMPORAIN.</h2> + <br> + <br> + + <div class='blkquot'> + <p>«Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se + réunirait contre la puissance violatrice des lois.»</p> + <p>«Quand Sylla voulut rendre la liberté à Rome, elle ne put plus la + recevoir»</p> + <p>(MONTESQUIEU, <i>Esp. des Lois</i>.)</p> + </div> + <br> + <br> + + <center> + BRUXELLES,<br> + IMPRIMERIE DE A. MERTENS ET FILS,<br> + RUE DE L'ESCALIER, 22<br> + <br> + 1864<br> + </center> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SIMPLE_AVERTISSEMENT'></a> + <h2>SIMPLE AVERTISSEMENT.</h2> + <div class='blkquot'> + <p>Ce livre a des traits qui peuvent s'appliquer à tous les + gouvernements, mais il a un but plus précis: il personnifie en + particulier un système politique qui n'a pas varié un seul jour dans + ses applications, depuis la date néfaste et déjà trop lointaine, + hélas! de son <i>intronisation</i>.</p> + <p>Il ne s'agit ici ni d'un libelle, ni d'un pamphlet; le sens des + peuples modernes est trop <i>policé</i> pour accepter des vérités + violentes sur la politique contemporaine. La durée surnaturelle de + certains succès est d'ailleurs faite pour corrompre l'honnêteté + elle-même; mais la conscience publique vit encore et le ciel finira + bien quelque jour par se mêler de la partie qui se joue contre + lui.</p> + <p>On juge mieux de certains faits et de certains principes quand on + les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement sous + nos yeux; le changement du point d'optique terrifie parfois le + regard!</p> + <p>Ici, tout se présente sous la forme d'une fiction; il serait + superflu d'en donner, par anticipation, la clef. Si ce livre a une + portée, s'il renferme un enseignement, il faut que le lecteur le + comprenne et non qu'on le lui commente. Cette lecture, d'ailleurs, + ne manquera pas d'assez vives distractions; il faut y procéder + lentement toutefois, comme il convient aux écrits qui ne sont pas + des choses frivoles.</p> + <p>On ne demandera pas quelle est la main qui a tracé ces pages: une + oeuvre comme celle-ci est en quelque sorte impersonnelle. Elle + répond à un appel de la conscience; tout le monde l'a conçue, elle + est exécutée, l'auteur s'efface, car il n'est que le rédacteur d'une + pensée qui est dans le sens général, il n'est qu'un complice plus ou + moins obscur de la coalition du bien.</p> + <p>GENÈVE, le 15 octobre 1864.</p> + </div> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='1re_PARTIE'></a> + <h2>1re PARTIE.</h2> + <a name='PREMIER_DIALOGUE'></a> + <h2>PREMIER DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sur les bords de cette plage déserte, on m'a dit que je + rencontrerais l'ombre du grand Montesquieu. Est-ce elle-même qui est + devant moi?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le nom de Grand n'appartient ici à personne, ô Machiavel! Mais je + suis celui que vous cherchez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parmi les personnages illustres dont les ombres peuplent le séjour + des ténèbres, il n'en est point que j'aie plus souhaité de rencontrer + que Montesquieu. Refoulé dans ces espaces inconnus par la migration + des âmes, je rends grâces au hasard qui me met enfin en présence de + l'auteur de l'<i>Esprit des lois</i>.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'ancien secrétaire d'État de la République florentine n'a point + encore oublié le langage des cours. Mais que peuvent avoir à échanger + ceux qui ont franchi ces sombres rivages, si ce n'est des angoisses et + des regrets?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce le philosophe, est-ce l'homme d'État qui parle ainsi? + Qu'importe la mort pour ceux qui ont vécu par la pensée, puisque la + pensée ne meurt pas? Je ne connais pas, quant à moi, de condition plus + tolérable que celle qui nous est faite ici jusqu'au jour du jugement + dernier. Être délivré des soins et des soucis de la vie matérielle, + vivre dans le domaine de la raison pure, pouvoir s'entretenir avec les + grands hommes qui ont rempli l'univers du bruit de leur nom; suivre de + loin les révolutions des États, la chute et la transformation des + empires, méditer sur leurs constitutions nouvelles, sur les + changements apportés dans les moeurs et dans les idées des peuples de + l'Europe, sur les progrès de leur civilisation, dans la politique, + dans les arts, dans l'industrie, comme dans la sphère des idées + philosophiques, quel théâtre pour la pensée! Que de sujets + d'étonnement! que de points de vue nouveaux! Que de révélations + inouïes! Que de merveilles, s'il faut en croire les ombres qui + descendent ici! La mort est pour nous comme une retraite profonde où + nous achevons de recueillir les leçons de l'histoire et les titres de + l'humanité. Le néant lui-même n'a pu briser tous les liens qui nous + rattachent à la terre, car la postérité s'entretient encore de ceux + qui, comme vous, ont imprimé de grands mouvements à l'esprit humain. + Vos principes politiques règnent, à l'heure qu'il est, sur près de la + moitié de l'Europe; et si quelqu'un peut être affranchi de la crainte + en effectuant le sombre passage qui conduit à l'enfer ou au ciel, qui + le peut mieux que celui qui se présente avec des titres de gloire si + purs devant la justice éternelle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ne parlez point de vous, Machiavel; c'est trop de modestie, + quand on laisse après soi l'immense renommée de l'auteur du <i>Traité + du Prince</i>.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je crois comprendre l'ironie qui se cache sous vos paroles. Le + grand publiciste français me jugerait-il donc comme la foule qui ne + connaît de moi que mon nom et un aveugle préjugé? Ce livre m'a fait + une renommée fatale, je le sais: il m'a rendu responsable de toutes + les tyrannies; il m'a attiré la malédiction des peuples qui ont + personnifié en moi leur haine pour le despotisme; il a empoisonné mes + derniers jours, et la réprobation de la postérité semble m'avoir suivi + jusqu'ici. Qu'ai-je fait pourtant? Pendant quinze ans j'ai servi ma + patrie qui était une République; j'ai conspiré pour son indépendance, + et je l'ai défendue sans relâche contre Louis XII, contre les + Espagnols, contre Jules II, contre Borgia lui-même qui, sans moi, + l'eût étouffée. Je l'ai protégée contre les intrigues sanglantes qui + se croisaient dans tous les sens autour d'elle, combattant par la + diplomatie comme un autre eût combattu par l'épée; traitant, + négociant, nouant ou rompant les fils suivant les intérêts de la + République, qui se trouvait alors écrasée entre les grandes + puissances, et que la guerre ballottait comme un esquif. Et ce n'était + pas un gouvernement oppresseur ou autocratique que nous soutenions à + Florence; c'étaient des institutions populaires. Étais-je de ceux que + l'on a vus changer avec la fortune? Les bourreaux des Médicis ont su + me trouver après la chute de Soderini. Élevé avec la liberté, j'ai + succombé avec elle; j'ai vécu dans la proscription sans que le regard + d'un prince daignât se tourner vers moi. Je suis mort pauvre et + oublié. Voilà ma vie, et voilà les crimes qui m'ont valu l'ingratitude + de ma patrie, la haine de la postérité. Le ciel, peut-être, sera plus + juste envers moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je savais tout cela, Machiavel, et c'est pour cette raison que je + n'ai jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le + serviteur d'une République s'était fait le fondateur de cette sombre + école qui vous a donné pour disciples toutes les têtes couronnées, + mais qui est propre à justifier les plus grands forfaits de la + tyrannie.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et si je vous disais que ce livre n'a été qu'une fantaisie de + diplomate; qu'il n'était point destiné à l'impression; qu'il a reçu + une publicité à laquelle l'auteur est resté étranger; qu'il a été + conçu sous l'influence d'idées qui étaient alors communes à toutes les + principautés italiennes avides de s'agrandir aux dépens l'une de + l'autre, et dirigées par une politique astucieuse dans laquelle le + plus perfide était réputé le plus habile ...</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Est-ce vraiment là votre pensée? Puisque vous me parlez avec cette + franchise, je puis vous avouer que c'était la mienne, et que je + partageais à cet égard l'opinion de plusieurs de ceux qui + connaissaient votre vie et avaient lu attentivement vos ouvrages. Oui, + oui, Machiavel, et cet aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce + que vous pensiez, ou vous ne l'avez dit que sous l'empire de + sentiments personnels qui ont troublé pour un moment votre haute + raison.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ce qui vous trompe, Montesquieu, à l'exemple de ceux qui en + ont jugé comme vous. Mon seul crime a été de dire la vérité aux + peuples comme aux rois; non pas la vérité morale, mais la vérité + politique; non pas la vérité telle qu'elle devrait être, mais telle + qu'elle est, telle qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le + fondateur de la doctrine dont on m'attribue la paternité; c'est le + coeur humain. <i>Le Machiavélisme est antérieur à Machiavel</i>.</p> + <p>Moïse, Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de + Macédoine, Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules César, Auguste et même + Néron, Charlemagne, Théodoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, + Gonzalve de Cordoue, César Borgia, voilà les ancêtres de mes + doctrines. J'en passe, et des meilleurs, sans parler, bien entendu, de + ceux qui sont venus après moi, dont la liste serait longue, et + auxquels le <i>Traité du Prince</i> n'a rien appris que ce qu'ils + savaient déjà , par la pratique du pouvoir. Qui m'a rendu dans votre + temps un plus éclatant hommage que Frédéric II? Il me réfutait la + plume à la main dans l'intérêt de sa popularité et en politique il + appliquait rigoureusement mes doctrines.</p> + <p>Par quel inexplicable travers de l'esprit humain m'a-t-on fait un + grief de ce que j'ai écrit dans cet ouvrage? Autant vaudrait reprocher + au savant de rechercher les causes physiques qui amènent la chute des + corps qui nous blessent en tombant; au médecin de décrire les + maladies, au chimiste de faire l'histoire des poisons, au moraliste de + peindre les vices, à l'historien d'écrire l'histoire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! Machiavel, que Socrate n'est-il ici pour démêler le sophisme + qui se cache dans vos paroles! Si peu apte que la nature m'ait fait à + la discussion, il ne m'est guère difficile de vous répondre: vous + comparez au poison et à la maladie les maux engendrés par l'esprit de + domination, d'astuce et de violence; et ce sont ces maladies que vos + écrits enseignent le moyen de communiquer aux États, ce sont ces + poisons que vous apprenez à distiller. Quand le savant, quand le + médecin, quand le moraliste, recherchent le mal, ce n'est pas pour + enseigner à le propager; c'est pour le guérir. Or, c'est ce que votre + livre ne fait pas; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins + désarmé. Du moment où vous n'érigez pas le despotisme en principe, du + moment où vous le considérez vous-même comme un mal, il me semble que + par cela seul vous le condamnez, et sur ce point tout au moins nous + pouvons être d'accord.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Nous ne le sommes point, Montesquieu, car vous n'avez pas compris + toute ma pensée; je vous ai prêté le flanc par une comparaison dont il + était trop facile de triompher. L'ironie de Socrate, elle-même, ne + m'inquiéterait pas, car ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus + habilement que les autres, d'un instrument faux, <i>la logomachie</i>. + Ce n'est pas votre école et ce n'est pas la mienne: laissons donc les + mots et les comparaisons pour nous en tenir aux idées. Voici comment + je formule mon système, et je doute que vous l'ébranliez, car il ne se + compose que de déductions de faits moraux et politiques d'une vérité + éternelle: L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant que le + bon. L'homme a plus d'entraînement vers le mal que vers le bien; la + crainte et la force ont sur lui plus d'empire que la raison. Je ne + m'arrête point à démontrer de telles vérités; il n'y a eu chez vous + que la coterie écervelée du baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut + le grand-prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les contredire. Les + hommes aspirent tous à la domination, et il n'en est point qui ne fût + oppresseur, s'il le pouvait; tous ou presque tous sont prêts à + sacrifier les droits d'autrui à leurs intérêts.</p> + <p>Qui contient entre eux ces animaux dévorants qu'on appelle les + hommes? A l'origine des sociétés, c'est la force brutale et sans + frein; plus tard, c'est la loi, c'est-à -dire encore la force, réglée + par des formes. Vous avez consulté toutes les sources de l'histoire; + partout la force apparaît avant le droit.</p> + <p>La liberté politique n'est qu'une idée relative; la nécessité de + vivre est ce qui domine les États comme les individus.</p> + <p>Sous certaines latitudes de l'Europe, il y a des peuples incapables + de modération dans l'exercice de la liberté. Si la liberté s'y + prolonge, elle se transforme en licence; la guerre civile ou sociale + arrive, et l'État est perdu, soit qu'il se fractionne et se démembre + par l'effet de ses propres convulsions, soit que ses divisions le + rendent la proie de l'étranger. Dans des conditions pareilles, les + peuples préfèrent le despotisme à l'anarchie; ont-ils tort?</p> + <p>Les États une fois constitués ont deux sortes d'ennemis: les + ennemis du dedans et les ennemis du dehors. Quelles armes + emploieront-ils en guerre contre les étrangers? Les deux généraux + ennemis se communiqueront-ils réciproquement leurs plans de campagne + pour se mettre mutuellement en état de se défendre? S'interdiront-ils + les attaques nocturnes, les pièges, les embuscades, les batailles en + nombre de troupes inégal? Non, sans doute, n'est-ce pas? et de pareils + combattants apprêteraient à rire. Et ces pièges, ces artifices, toute + cette stratégie indispensable à la guerre, vous ne voulez pas qu'on + l'emploie contre les ennemis du dedans, contre les factieux? Sans + doute, on y mettra moins de rigueur; mais, au fond, les règles seront + les mêmes. Est-il possible de conduire par la raison pure des masses + violentes qui ne se meuvent que par des sentiments, des passions et + des préjugés?</p> + <p>Que la direction des affaires soit confiée à un autocrate, à une + oligarchie ou au peuple lui-même, aucune guerre, aucune négociation, + aucune réforme intérieure, ne pourra réussir, sans le secours de ces + combinaisons que vous paraissez réprouver, mais que vous auriez été + obligé d'employer vous-même si le roi de France vous eût chargé de la + moindre affaire d'État.</p> + <p>Réprobation puérile que celle qui a frappé le <i>Traité du + Prince</i>! Est-ce que la politique a rien à démêler avec la morale? + Avez-vous jamais vu un seul État se conduire d'après les principes qui + régissent la morale privée? Mais toute guerre serait un crime, même + quand elle aurait une cause juste; toute conquête n'ayant d'autre + mobile que la gloire, serait un forfait; tout traité dans lequel une + puissance aurait fait pencher la balance de son côté, serait une + indigne tromperie; toute usurpation du pouvoir souverain serait un + acte qui mériterait la mort. Rien ne serait légitime que ce qui serait + fondé sur le droit! mais, je vous l'ai dit tout à l'heure, et je le + maintiens, même en présence de l'histoire contemporaine: tous les + pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la + même chose, la négation du droit. Est-ce à dire que je le proscris? + Non; mais je le regarde comme d'une application extrêmement limitée, + tant dans les rapports des nations entre elles que dans les rapports + des gouvernants avec les gouvernés.</p> + <p>Ce mot de droit lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il est + d'un vague infini? Où commence-t-il, où finit-il? Quand le droit + existera-t-il, et quand n'existera-t-il pas? Je prends des exemples. + Voici un État: la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la + turbulence de la démocratie, l'impuissance des lois contre les + factieux, le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la + ruine. Un homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie ou du sein + du peuple; il brise tous les pouvoirs constitués; il met la main sur + les lois, il remanie toutes les institutions, et il donne vingt ans de + paix à son pays. Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait?</p> + <p>Pisistrate s'empare de la citadelle par un coup de main, et prépare + le siècle de Périclès. Brutus viole la Constitution monarchique de + Rome, expulse les Tarquins, et fonde à coups de poignard une + république dont la grandeur est le plus imposant spectacle qui ait été + donné à l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe, qui, + tant qu'elle a été contenue, a fait la vitalité de la République, en + amène la dissolution, et tout va périr. César et Auguste apparaissent; + ce sont encore des violateurs; mais l'empire romain qui a succédé à la + République, grâce à eux, dure autant qu'elle, et ne succombe qu'en + couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit était-il + avec ces hommes audacieux? Non, selon vous. Et cependant la postérité + les a couverts de gloire; en réalité, ils ont servi et sauvé leur + pays; ils en ont prolongé l'existence à travers les siècles. Vous + voyez bien que dans les États le principe du droit est dominé par + celui de l'intérêt, et ce qui se dégage de ces considérations, c'est + que <i>le bien peut sortir du mal; qu'on arrive au bien par le + mal</i>, comme on guérit par le poison, comme on sauve la vie par le + tranchant du fer. Je me suis moins préoccupé de ce qui est bon et + moral que de ce qui est utile et nécessaire; j'ai pris les sociétés + telles qu'elles sont, et j'ai donné des règles en conséquence.</p> + <p>Abstraitement parlant, la violence et l'astuce sont-elles un mal? + Oui; mais il faudra bien les employer pour gouverner les hommes, tant + que les hommes ne seront pas des anges.</p> + <p>Tout est bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et le fruit + que l'on en tire; la fin justifie les moyens: et maintenant si vous me + demandez pourquoi, moi républicain, je donne partout la préférence au + gouvernement absolu, je vous dirai que, témoin dans ma patrie de + l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de son goût inné pour + la servitude, de son incapacité à concevoir et à respecter les + conditions de la vie libre; c'est à mes yeux une force aveugle qui se + dissout tôt ou tard, si elle n'est dans la main d'un seul homme; je + réponds que le peuple, livré à lui-même, ne saura que se détruire; + qu'il ne saura jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je + vous dirai que la Grèce n'a brillé que dans les éclipses de la + liberté; que sans le despotisme de l'aristocratie romaine, et que, + plus tard, sans le despotisme des empereurs, l'éclatante civilisation + de l'Europe ne se fût jamais développée.</p> + <p>Chercherai-je mes exemples dans les États modernes? Ils sont si + frappants et si nombreux que je prendrai les premiers venus.</p> + <p>Sous quelles institutions et sous quels hommes les républiques + italiennes ont-elles brillé? Avec quels souverains l'Espagne, la + France, l'Allemagne, ont-elles constitué leur puissance? Sous les Léon + X, les Jules II, les Philippe II, les Barberousse, les Louis XIV, les + Napoléon, tous hommes à la main terrible, et posée plus souvent sur la + garde de leurs épées que sur la charte de leurs États.</p> + <p>Mais je m'étonne d'avoir parlé si longtemps pour convaincre + l'illustre écrivain qui m'écoute. Une partie de ces idées n'est-elle + pas, si je suis bien informé, dans l'<i>Esprit des lois</i>? Ce + discours a-t-il blessé l'homme grave et froid qui a médité, sans + passion, sur les problèmes de la politique? Les <i>encyclopédistes</i> + n'étaient pas des Catons: l'auteur des <i>Lettres Persanes</i> n'était + pas un saint, ni même un dévot bien fervent. Notre école, qu'on dit + immorale, était peut-être plus attachée au vrai Dieu que les + philosophes du XVIIIe siècle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos dernières paroles me trouvent sans colère, Machiavel, et je + vous ai écouté avec attention. Voulez-vous m'entendre, et me + laisserez-vous en user à votre égard avec la même liberté?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je me tiens pour muet, et j'écoute dans un respectueux silence + celui que l'on a appelé <i>le législateur des nations</i>.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DEUXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DEUXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos doctrines n'ont rien de nouveau pour moi, Machiavel; et, si + j'éprouve quelque embarras à les réfuter, c'est bien moins parce + qu'elles inquiètent ma raison que parce que, fausses ou vraies, elles + n'ont point de base philosophique. J'entends bien que vous êtes, avant + tout, un homme politique, et que les faits vous touchent de plus près + que les idées. Mais vous conviendrez cependant que, quand il s'agit de + gouvernement, il faut aboutir à des principes. Vous ne faites aucune + place, dans votre politique, ni à la morale, ni à la religion, ni au + droit; vous n'avez à la bouche que deux mots: <i>la force et + l'astuce</i>. Si votre système se réduit à dire que la force joue un + grand rôle dans les affaires humaines, que l'habileté est une qualité + nécessaire à l'homme d'État, vous comprenez bien que c'est là une + vérité qui n'a pas besoin de démonstration; mais; si vous érigez la + violence en principe, l'astuce en maxime de gouvernement; si vous ne + tenez compte dans vos calculs d'aucune des lois de l'humanité, le code + de la tyrannie n'est plus que le code de la brute, car les animaux + aussi sont adroits et forts, et il n'y a, en effet, parmi eux d'autre + droit que celui de la force brutale. Mais je ne crois pas que votre + fatalisme lui-même aille jusque-là , car vous reconnaissez l'existence + du bien et du mal.</p> + <p>Votre principe, c'est que <i>le bien peut sortir du mal</i>, et + qu'il est permis de faire le mal quand il en peut résulter un bien. + Ainsi, vous ne dites pas: Il est bien en soi de trahir sa parole; il + est bien d'user de la corruption, de la violence et du meurtre. Mais + vous dites: On peut trahir quand cela est utile, tuer quand cela est + nécessaire, prendre le bien d'autrui quand cela est avantageux. Je me + hâte d'ajouter que, dans votre système, ces maximes ne s'appliquent + qu'aux princes, et quand il s'agit de leurs intérêts ou de ceux de + l'État. En conséquence, le prince a le droit de violer ses serments; + il peut verser le sang à flots pour s'emparer du pouvoir ou pour s'y + maintenir; il peut dépouiller ceux qu'il a proscrits, renverser toutes + les lois, en donner de nouvelles et les violer encore; dilapider les + finances, corrompre, comprimer, punir et frapper sans cesse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais n'est-ce pas vous-même qui avez dit que, dans les États + despotiques la crainte était nécessaire, la vertu inutile, l'honneur + dangereux; qu'il fallait une obéissance aveugle, et que le prince + était perdu s'il cessait de lever le bras un instant<a name= + 'FNanchor_1_1'></a><a href='#Footnote_1_1'><sup>[1]</sup></a>.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, je l'ai dit; mais quand je constatais, comme vous, les + conditions affreuses auxquelles se maintient le pouvoir tyrannique, + c'était pour le flétrir et non pour lui élever des autels; c'était + pour en inspirer l'horreur à ma patrie qui jamais, heureusement pour + elle, n'a courbé la tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous + pas que la force n'est qu'un accident dans la marche des sociétés + régulières, et que les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de + chercher leur sanction dans des considérations étrangères aux théories + de la force. Ce n'est pas seulement au nom de l'intérêt, c'est au nom + du devoir qu'agissent tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils + l'invoquent; la doctrine de l'intérêt est donc aussi impuissante à + elle seule que les moyens qu'elle emploie.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ici, je vous arrête; vous faites une part à l'intérêt, cela suffit + pour justifier toutes les nécessités politiques qui ne sont pas + d'accord avec le droit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est la raison d'État que vous invoquez. Remarquez donc que je ne + puis pas donner pour base aux sociétés précisément ce qui les détruit. + Au nom de l'intérêt, les princes et les peuples, comme les citoyens, + ne commettront que des crimes. L'intérêt de l'État, dites-vous! Mais + comment reconnaîtrai-je s'il lui est réellement profitable de + commettre telle ou telle iniquité? Ne savons-nous pas que l'intérêt de + l'État, c'est le plus souvent l'intérêt du prince en particulier, ou + celui des favoris corrompus qui l'entourent? Je ne suis pas exposé à + des conséquences pareilles en donnant le droit pour base à l'existence + des sociétés, parce que la notion du droit trace des limites que + l'intérêt ne doit pas franchir.</p> + <p>Que si vous me demandez quel est le fondement du droit, je vous + dirai que c'est la morale dont les préceptes n'ont rien de douteux ni + d'obscur; parce qu'ils sont écrits dans toutes les religions, et + qu'ils sont imprimés en caractères lumineux dans la conscience de + l'homme. C'est de cette source pure que doivent découler toutes les + lois civiles, politiques, économiques, internationales.</p> + <p><i>Ex eodem jure, sive ex eodem fonte, sive ex eodem, + principio</i>.</p> + <p>Mais c'est ici qu'éclate votre inconséquence; vous êtes catholique, + vous êtes chrétien; nous adorons le même Dieu, vous admettez ses + commandements, vous admettez la morale, vous admettez le droit dans + les rapports des hommes entre eux, et vous foulez aux pieds toutes ces + règles quand il s'agit de l'État ou du prince. En un mot, <i>la + politique n'a rien à démêler, selon vous, avec la morale</i>. Vous + permettez au monarque ce que vous défendez au sujet. Suivant que les + mêmes actions sont accomplies par le faible ou par le fort, vous les + glorifiez ou vous les blâmez; elles sont des crimes ou des vertus, + suivant le rang de celui qui les accomplit. Vous louez le prince de + les avoir faites, <i>et vous envoyez le sujet aux galères</i>. Vous ne + songez donc pas qu'avec des maximes pareilles, il n'y a pas de société + qui puisse vivre; vous croyez que le sujet tiendra longtemps ses + serments quand il verra le souverain les trahir; qu'il respectera les + lois quand il saura que celui qui les lui a données les a violées, et + qu'il les viole tous les jours; vous croyez qu'il hésitera dans la + voie de la violence, de la corruption et de la fraude, quand il y + verra marcher sans cesse ceux qui sont chargés de le conduire? + Détrompez-vous; sachez que chaque usurpation du prince dans le domaine + de la chose publique autorise une infraction semblable dans la sphère + du sujet; que chaque perfidie politique engendre une perfidie sociale; + que chaque violence en haut légitime une violence en bas. Voilà pour + ce qui regarde les citoyens entre eux.</p> + <p>Pour ce qui les regarde dans leurs rapports avec les gouvernants, + je n'ai pas besoin de vous dire que c'est la guerre civile introduite + à l'état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n'est + que la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez + qu'il se réveille: vous avez inventé la théorie de la force; soyez sûr + qu'il l'a retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes; il les + rompra sous le prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par + la force ce que la force lui a arraché.</p> + <p>La maxime du despotisme, c'est le <i>perinde ac cadaver</i> des + jésuites; tuer ou être tué: voilà sa loi; c'est l'abrutissement + aujourd'hui, la guerre civile demain. C'est ainsi, du moins, que les + choses se passent sous les climats d'Europe: dans l'Orient, les + peuples sommeillent en paix dans l'avilissement de la servitude.</p> + <p>Les princes ne peuvent donc pas se permettre ce que la morale + privée ne permet pas: c'est là ma conclusion; elle est formelle. Vous + avez cru m'embarrasser en me proposant l'exemple de beaucoup de grands + hommes qui, par des actes hardis accomplis en violation des lois, + avaient donné la paix à leur pays, quelquefois la gloire; et c'est de + là que vous tirez votre grand argument: <i>le bien sort du mal</i>. + J'en suis peu touché; il ne m'est pas démontré que ces hommes + audacieux ont fait plus de bien que de mal; il n'est nullement établi + pour moi que les sociétés ne se fussent pas sauvées et soutenues sans + eux. Les moyens de salut qu'ils apportent ne compensent pas les germes + de dissolution qu'ils introduisent dans les États. Quelques années + d'anarchie sont souvent bien moins funestes pour un royaume que + plusieurs années de despotisme silencieux.</p> + <p>Vous admirez les grands hommes; je n'admire que les grandes + institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins + besoin d'hommes de génie que d'hommes intègres; mais je vous accorde, + si vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont + vous faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains États. + Ces actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où + régnaient l'esclavage et le dogme de la fatalité. On les retrouve dans + le moyen-âge et même dans les temps modernes; mais au fur et à mesure + que les moeurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées + chez les divers peuples de l'Europe; à mesure, surtout, que les + principes de la science politique ont été mieux connus, le droit s'est + trouvé substitué à la force dans les principes comme dans les faits. + Sans doute, les orages de la liberté existeront toujours, et il se + commettra encore bien des crimes en son nom: mais le fatalisme + politique n'existe plus. Si vous avez pu dire, dans votre temps, que + le despotisme était un mal nécessaire, vous ne le pourriez pas + aujourd'hui, car, dans l'état actuel des moeurs et des institutions + politiques chez les principaux peuples de l'Europe, le despotisme est + devenu impossible.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Impossible?... Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à + faire un pas dans le sens de vos idées.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me + suivre encore.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Très-volontiers, mais prenez garde; je crois que vous vous engagez + beaucoup.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='TROISIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>TROISIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Une masse épaisse d'ombres se dirige vers cette plage; la région où + nous sommes sera bientôt envahie. Venez de ce côté; sans cela, nous ne + tarderions pas à être séparés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai point trouvé dans vos dernières paroles la précision qui + caractérisait votre langage au commencement de notre entretien. Je + trouve que vous avez exagéré les conséquences des principes qui sont + renfermés dans l'<i>Esprit des lois</i>.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'ai évité à dessein, dans cet ouvrage, de faire de longues + théories. Si vous le connaissiez autrement que par ce qui vous en a + été rapporté, vous verriez que les développements particuliers que je + vous donne ici découlent sans effort des principes que j'ai posés. Au + surplus, je ne fais pas difficulté d'avouer que la connaissance que + j'ai acquise des temps nouveaux n'ait modifié ou complété + quelques-unes de mes idées.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Comptez-vous sérieusement soutenir que le despotisme est + incompatible avec l'état politique des peuples de l'Europe?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas dit tous les peuples; mais je vous citerai, si vous + voulez, ceux chez qui le développement de la science politique a amené + ce grand résultat.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quels sont ces peuples?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'Angleterre, la France, la Belgique, une portion de l'Italie, la + Prusse, la Suisse, la Confédération germanique, la Hollande, + l'Autriche même, c'est-à -dire, comme vous le voyez, presque toute la + partie de l'Europe sur laquelle s'étendait autrefois le monde + romain.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je connais un peu ce qui s'est passé en Europe depuis 1527 jusqu'au + temps actuel, et je vous avoue que je suis fort curieux de vous + entendre justifier votre proposition.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, écoutez-moi, et je parviendrai peut-être à vous + convaincre. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui + assurent le règne de la liberté et des bonnes moeurs dans les États. + De la perfection ou de l'imperfection des institutions dépend tout le + bien, mais dépendra nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter + pour les hommes de leur réunion en société; et, quand je demande les + meilleures institutions, vous comprenez bien que, suivant le mot si + beau de Solon, j'entends <i>les institutions les plus parfaites que + les peuples puissent supporter</i>. C'est vous dire que je ne conçois + pas pour eux des conditions d'existence impossibles, et que par là je + me sépare de ces déplorables réformateurs qui prétendent construire + les sociétés sur de pures hypothèses rationnelles sans tenir compte du + climat, des habitudes, des moeurs et même des préjugés.</p> + <p>A l'origine des nations, les institutions sont ce qu'elles peuvent. + L'antiquité nous a montré des civilisations merveilleuses, des États + dans lesquels les conditions du gouvernement libre étaient + admirablement comprises. Les peuples de l'ère chrétienne ont eu plus + de difficulté à mettre leurs constitutions en harmonie avec le + mouvement de la vie politique; mais ils ont profité des enseignements + de l'antiquité, et avec des civilisations infiniment plus compliquées, + ils sont cependant arrivés à des résultats plus parfaits.</p> + <p>Une des causes premières de l'anarchie, comme du despotisme, a été + l'ignorance théorique et pratique dans laquelle les États de l'Europe + ont été pendant si longtemps sur les principes qui président à + l'organisation des pouvoirs. Comment, lorsque le principe de la + souveraineté résidait uniquement dans la personne du prince, le droit + de la nation pouvait-il être affirmé? Comment, lorsque celui qui était + chargé de faire exécuter les lois, était en même temps le législateur, + sa puissance n'eût-elle pas été tyrannique? Comment les citoyens + pouvaient-ils être garantis contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir + législatif et le pouvoir exécutif étant déjà confondus, le pouvoir + judiciaire venait encore se réunir dans la même main<a name= + 'FNanchor_2_2'></a><a href='#Footnote_2_2'><sup>[2]</sup></a>?</p> + <p>Je sais bien que certaines libertés, que certains droits publics + qui s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs politiques les moins + avancées, ne laissaient pas que d'apporter des obstacles à l'exercice + illimité de la royauté absolue; que, d'un autre côté, la crainte de + faire crier le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les + portaient à user avec modération des pouvoirs excessifs dont ils + étaient investis; mais il n'en est pas moins vrai que ces garanties si + précaires étaient à la merci du monarque qui possédait en principe les + biens, les droits et la personne des sujets. La division des pouvoirs + a réalisé en Europe le problème des sociétés libres, et si quelque + chose peut adoucir pour moi l'anxiété des heures qui précèdent le + jugement dernier, c'est la pensée que mon passage sur la terre n'a + point été étranger à cette grande émancipation.</p> + <p>Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez + vu, avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps + modernes; mais la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, + permettez-moi de le dire, encore tout empreinte des errements de la + barbarie; l'Europe était un tournoi. Les idées de guerre, de + domination et de conquête remplissaient la tête des hommes d'État et + des princes. La force était tout alors, le droit fort peu de chose, + j'en conviens; les royaumes étaient comme la proie des conquérants; à + l'intérieur des États, les souverains luttaient contre les grands + vassaux; les grands vassaux écrasaient les cités. Au milieu de + l'anarchie féodale qui mettait toute l'Europe en armes, les peuples + foulés aux pieds s'étaient habitués à regarder les princes et les + grands comme des divinités fatales, auxquelles le genre humain était + livré. Vous êtes venu dans ces temps pleins de tumulte, mais aussi + pleins de grandeur. Vous avez vu des capitaines intrépides, des hommes + de fer, des génies audacieux; et ce monde, rempli de sombres beautés + dans son désordre, vous est apparu comme il apparaîtrait à un artiste + dont l'imagination serait plus frappée que le sens moral; c'est là ce + qui, à mes yeux, explique le <i>Traité du Prince</i>, et vous n'étiez + pas si loin de la vérité que vous voulez bien le dire, lorsque tout à + l'heure, par une feinte italienne, il vous plaisait, pour me sonder, + de l'attribuer à un caprice de diplomate. Mais, depuis vous, le monde + a marché; les peuples se regardent aujourd'hui comme les arbitres de + leurs destinées: ils ont, en fait comme en droit, détruit les + priviléges, détruit l'aristocratie; ils ont établi un principe qui + serait bien nouveau pour vous, descendant du marquis Hugo: ils ont + établi le principe de l'égalité; ils ne voient plus dans ceux qui les + gouvernent que des mandataires; ils ont réalisé le principe de + l'égalité par des lois civiles que rien ne pourrait leur arracher. Ils + tiennent à ces lois comme à leur sang, parce qu'elles ont coûté, en + effet, bien du sang à leurs ancêtres.</p> + <p>Je vous parlais des guerres tout à l'heure: elles sévissent + toujours, je le sais; mais, le premier progrès, c'est qu'elles ne + donnent plus aujourd'hui aux vainqueurs la propriété des États + vaincus. Un droit que vous avez à peine connu, le droit international, + régit aujourd'hui les rapports des nations entre elles, comme le droit + civil régit les rapports des sujets dans chaque nation.</p> + <p>Après avoir assuré leurs droits privés par des lois civiles, leurs + droits publics par des <i>traités</i>, les peuples ont voulu se mettre + en règle avec leurs princes, et ils ont assuré leurs droits politiques + par <i>des constitutions</i>. Longtemps livrés à l'arbitraire par la + confusion des pouvoirs, qui permettait aux princes <i>de faire des + lois tyranniques pour les exercer tyranniquement</i>, ils ont séparé + les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, par des lignes + constitutionnelles qui ne peuvent être franchies sans que l'alarme + soit donnée à tout le corps politique.</p> + <p>Par cette seule réforme, qui est un fait immense, le droit public + intérieur a été créé, et les principes supérieurs qui le constituent + se trouvent dégagés. La personne du prince cesse d'être confondue avec + celle de l'État; la souveraineté apparaît comme ayant en partie sa + source au sein même de la nation, qui fait la distribution des + pouvoirs entre le prince et des corps politiques indépendants les uns + des autres. Je ne veux point faire, devant l'illustre homme d'État qui + m'entend, une théorie développée du régime qui s'appelle, en + Angleterre et en France, <i>le régime constitutionnel</i>; il est + passé aujourd'hui dans les moeurs des principaux États de l'Europe, + non-seulement parce qu'il est l'expression de la plus haute science + politique, mais surtout parce qu'il est le seul mode pratique de + gouvernement en présence des idées de la civilisation moderne.</p> + <p>Dans tous les temps, sous le règne de la liberté comme sous celui + de la tyrannie, on n'a pu gouverner que par des <i>lois</i>. C'est + donc sur <i>la manière dont les lois sont faites</i>, que sont fondées + toutes les garanties des citoyens. Si c'est le prince qui est le + législateur unique, il ne fera que des lois tyranniques, heureux s'il + ne bouleverse pas la constitution de l'État en quelques années; mais, + en tout cas, on est en plein absolutisme; si c'est un sénat, on a + constitué l'oligarchie, régime odieux au peuple, parce qu'il lui donne + autant de tyrans que de maîtres; si c'est le peuple, on court à + l'anarchie, ce qui est une autre manière d'aboutir au despotisme; si + c'est une assemblée élue par le peuple, la première partie du problème + se trouve déjà résolue; car c'est là la base même du gouvernement + représentatif, aujourd'hui en vigueur dans toute la partie méridionale + de l'Europe.</p> + <p>Mais une assemblée de représentants du peuple qui posséderait à + elle seule toute la souveraineté législative, ne tarderait pas à + abuser de sa puissance, et à faire courir à l'État les plus grands + périls. Le régime qui s'est définitivement constitué, heureuse + transaction entre l'aristocratie, la démocratie et l'établissement + monarchique, participe à la fois de ces trois formes de gouvernement, + au moyen d'une pondération de pouvoirs qui semble être le + chef-d'oeuvre de l'esprit humain. La personne du souverain reste + sacrée, inviolable; mais, tout en conservant une masse d'attributions + capitales qui, pour le bien de l'État, doivent demeurer en sa + puissance, son rôle essentiel n'est plus que d'être <i>le procurateur + de l'exécution des lois</i>. N'ayant plus dans sa main la plénitude + des pouvoirs, sa responsabilité s'efface et passe sur la tête des + ministres qu'il associe à son gouvernement. La loi, dont il a la + proposition exclusive, ou concurremment avec un autre corps de l'État, + est préparée par un conseil composé d'hommes mûris dans l'expérience + des affaires, soumise à une Chambre haute, héréditaire ou viagère, qui + examine si ses dispositions n'ont rien de contraire à la constitution, + votée par un Corps législatif émané du suffrage de la nation, + appliquée par une magistrature indépendante. Si la loi est vicieuse, + elle est rejetée ou amendée par le Corps législatif: la Chambre haute + s'oppose à son adoption, si elle est contraire aux principes sur + lesquels repose la constitution.</p> + <p>Le triomphe de ce système si profondément conçu, et dont le + mécanisme, vous le comprenez, peut se combiner de mille manières, + suivant le tempérament des peuples auxquels il s'applique, a été de + concilier l'ordre avec la liberté, la stabilité avec le mouvement, de + faire participer l'universalité des citoyens à la vie politique, en + supprimant les agitations de la place publique. C'est le pays se + gouvernant lui-même, par le déplacement alternatif des majorités, qui + influent dans les chambres sur la nomination des ministres + dirigeants.</p> + <p>Les rapports entre le prince et les sujets reposent, comme vous le + voyez, sur un vaste système de garanties dont les bases inébranlables + sont dans l'ordre civil. Nul ne peut être atteint dans sa personne ou + dans ses biens par un acte de l'autorité administrative; la liberté + individuelle est sous la protection des magistrats; en matière + criminelle, les accusés sont jugés par leurs pairs; au-dessus de + toutes les juridictions, il y a une juridiction suprême chargée de + casser les arrêts qui seraient rendus en violation des lois. Les + citoyens eux-mêmes sont armés, pour la défense de leurs droits, par + l'institution de milices bourgeoises qui concourent à la police des + cités; le plus simple particulier peut, par voie de pétition, faire + monter sa plainte jusqu'aux pieds des assemblées souveraines qui + représentent la nation. Les communes sont administrées par des + officiers publics nommés à l'élection. Chaque année, de grandes + assemblées provinciales, également issues du suffrage, se réunissent + pour exprimer les besoins et les voeux des populations qui les + entourent.</p> + <p>Telle est l'image trop affaiblie, ô Machiavel, de quelques-unes des + institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les États modernes, et + notamment dans ma belle patrie; mais comme la publicité est de + l'essence des pays libres, toutes ces institutions ne pourraient vivre + longtemps si elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance + encore inconnue dans votre siècle, et qui ne faisait que naître de mon + temps, est venu leur donner le dernier souffle de la vie. C'est la + <i>presse</i> longtemps proscrite, encore décriée par l'ignorance, + mais à laquelle on pourrait le beau mot qu'a dit Adam Smith, en + parlant du crédit: <i>C'est une voie publique</i>. C'est par cette + voie, en effet, que se manifeste tout le mouvement des idées chez les + peuples modernes. La presse exerce dans l'État comme des fonctions de + police: elle exprime les besoins, traduit les plaintes, dénonce les + abus, les actes arbitraires; elle contraint à la moralité tous les + dépositaires du pouvoir; il lui suffit, pour cela, de les mettre en + face de l'opinion.</p> + <p>Dans des sociétés ainsi réglées, ô Machiavel, quelle part + pourriez-vous faire à l'ambition des princes et aux entreprises de la + tyrannie? Je n'ignore point par quelles convulsions douloureuses ces + progrès ont triomphé. En France, la liberté noyée dans le sang pendant + la période révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la Restauration. + Là , de nouvelles commotions se préparaient encore; mais déjà tous les + principes, toutes les institutions dont je vous ai parlé, étaient + passés dans les moeurs de la France et des peuples qui gravitent dans + la sphère de sa civilisation. J'en ai fini, Machiavel. Les États, + comme les souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par les + règles de la justice. Le ministre moderne qui s'inspirerait de vos + leçons ne resterait pas un an au pouvoir; le monarque qui mettrait en + pratique les maximes du <i>Traité du Prince</i> soulèverait contre lui + la réprobation de ses sujets; il serait mis au ban de l'Europe.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Me pardonnerez-vous ma franchise?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi non?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dois-je penser que vos idées se sont quelque peu modifiées?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je me propose de démolir, pièce à pièce, toutes les belles choses + que vous venez de dire, et de vous démontrer que ce sont mes doctrines + seules qui l'emportent même aujourd'hui, malgré les nouvelles idées, + malgré les nouvelles moeurs, malgré vos prétendus principes de droit + public, malgré toutes les institutions dont vous venez de me parler; + mais permettez-moi, auparavant, de vous adresser une question: Où en + êtes-vous resté de l'histoire contemporaine?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Les notions que j'ai acquises sur les divers États de l'Europe vont + jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les hasards de ma marche + errante à travers ces espaces infinis et la multitude confuse des âmes + qui les remplissent, ne m'en ont fait rencontrer aucune qui ait pu me + renseigner au delà de l'époque que je viens de vous dire. Depuis que + je suis descendu dans le séjour des ténèbres, j'ai passé un + demi-siècle environ parmi les peuples de l'ancien monde, et ce n'est + guère que depuis un quart de siècle que j'ai rencontré les légions des + peuples modernes; encore faut-il dire que la plupart arrivaient des + coins les plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au juste à + quelle année du monde nous en sommes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ici, les derniers sont donc les premiers, ô Montesquieu! L'homme + d'État du moyen-âge, le politique des temps barbares, se trouve en + savoir plus que le philosophe du dix-huitième siècle sur l'histoire + des temps modernes. Les peuples sont en l'an de grâce 1864.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Veuillez donc me faire savoir, Machiavel, je vous en prie + instamment, ce qui s'est passé en Europe depuis l'année 1847.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas, si vous le permettez, avant que je me sois donné le + plaisir de porter la déroute au sein de vos théories.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comme il vous plaira; mais croyez bien que je ne conçois nulle + inquiétude à cet égard. Il faut des siècles pour changer les principes + et la forme des gouvernements sous lesquels les peuples ont pris + l'habitude de vivre. Nul enseignement politique nouveau ne saurait + résulter des quinze années qui viennent de s'écouler; et, dans tous + les cas, s'il en était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines de + Machiavel qui jamais auraient triomphé.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous le pensez ainsi: écoutez-moi donc à votre tour.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='QUATRIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>QUATRIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>En écoutant vos théories sur la division des pouvoirs et sur les + bienfaits que lui doivent les peuples de l'Europe, je ne pouvais + m'empêcher d'admirer, Montesquieu, à quel point l'illusion des + systèmes peut s'emparer des plus grands esprits.</p> + <p>Séduit par les institutions de l'Angleterre, vous avez cru pouvoir + faire du régime constitutionnel la panacée universelle des États; mais + vous avez compté sans le mouvement irrésistible qui arrache + aujourd'hui les sociétés à leurs traditions de la veille. Il ne se + passera pas deux siècles avant que cette forme de gouvernement, que + vous admirez, ne soit plus en Europe qu'un souvenir historique, + quelque chose de suranné et de caduc comme la règle des trois unités + d'Aristote.</p> + <p>Permettez-moi d'abord d'examiner en elle-même votre mécanique + politique: vous balancez les trois pouvoirs, et vous les confinez + chacun dans leur département; celui-ci fera les lois, cet autre les + appliquera, un troisième les exécutera: le prince régnera, les + ministres gouverneront. Merveilleuse chose que cette bascule + constitutionnelle! Vous avez tout prévu, tout réglé, sauf le + mouvement: le triomphe d'un tel système, ce ne serait pas l'action; ce + serait l'immobilité si le mécanisme fonctionnait avec précision; mais, + en réalité, les choses ne se passeront pas ainsi. A la première + occasion, le mouvement se produira par la rupture d'un des ressorts + que vous avez si soigneusement forgés. Croyez-vous que les pouvoirs + resteront longtemps dans les limites constitutionnelles que vous leur + avez assignées, et qu'ils ne parviendront pas à les franchir? Quelle + est l'assemblée législative indépendante qui n'aspirera pas à la + souveraineté? Quelle est la magistrature qui ne fléchira pas au gré de + l'opinion? Quel est le prince, surtout, souverain d'un royaume ou chef + d'une république, qui acceptera sans réserve le rôle passif auquel + vous l'aurez condamné; qui, dans le secret de sa pensée, ne méditera + pas le renversement des pouvoirs rivaux qui gênent son action? En + réalité, vous aurez mis aux prises toutes les forces contraires, + suscité toutes les entreprises, donné des armes à tous les partis. + Vous aurez livré le pouvoir à l'assaut de toutes les ambitions, et + fait de l'État une arène où se déchaîneront les factions. Dans peu de + temps, ce sera le désordre partout; d'intarissables rhéteurs + transformeront en joutes oratoires les assemblées délibérantes; + d'audacieux journalistes, d'effrénés pamphlétaires attaqueront tous + les jours la personne du souverain, discréditeront le gouvernement, + les ministres, les hommes en place....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je connais depuis longtemps ces reproches adressés aux + gouvernements libres. Ils n'ont pas de valeur à mes yeux: les abus ne + condamnent point les institutions. Je sais de nombreux États qui + vivent en paix, et depuis longtemps sous de telles lois: je plains + ceux qui ne peuvent y vivre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Attendez: Dans vos calculs, vous n'avez compté qu'avec des + minorités sociales. Il y a des populations gigantesques rivées au + travail par la pauvreté, comme elles l'étaient autrefois par + l'esclavage. Qu'importent, je vous le demande, à leur bonheur toutes + vos fictions parlementaires? Votre grand mouvement politique n'a + abouti, en définitive, qu'au triomphe d'une minorité privilégiée par + le hasard comme l'ancienne noblesse l'était par la naissance. + Qu'importe au prolétaire courbé sur son labeur, accablé sous le poids + de sa destinée, que quelques orateurs aient le droit de parler, que + quelques journalistes aient le droit d'écrire? Vous avez créé des + droits qui resteront éternellement pour la masse du peuple à l'état de + pure faculté, puisqu'il ne saurait s'en servir. Ces droits, dont la + loi lui reconnaît la jouissance idéale et dont la nécessité lui refuse + l'exercice réel, ne sont pour lui qu'une ironie amère de sa destinée. + Je vous réponds qu'un jour il les prendra en haine, et qu'il les + détruira de sa main pour se confier au despotisme.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quel mépris Machiavel a-t-il donc pour l'humanité, et quelle idée + se fait-il de la bassesse des peuples modernes? Dieu puissant, je ne + croirai pas que tu les aies créés si vils. Machiavel, quoi qu'il en + dise, ignore les principes et les conditions d'existence de la + civilisation actuelle. Le travail aujourd'hui est la loi commune, + comme il est la loi divine; et, loin qu'il soit un signe de servitude + parmi les hommes, il est le lien de leur association, l'instrument de + leur égalité.</p> + <p>Les droits politiques n'ont rien d'illusoire pour le peuple dans + les États où la loi ne reconnaît point de priviléges et où toutes les + carrières sont ouvertes à l'activité individuelle. Sans doute, et dans + aucune société il n'en saurait être autrement, l'inégalité des + intelligences et des fortunes entraîne pour les individus + d'inévitables inégalités dans l'exercice de leurs droits; mais ne + suffit-il pas que ces droits existent pour que le voeu d'une + philosophie éclairée soit rempli, pour que l'émancipation des hommes + soit assurée dans la mesure où elle peut l'être? Pour ceux-là mêmes + que le hasard a fait naître dans les conditions les plus humbles, + n'est-ce rien que de vivre dans le sentiment de leur indépendance et + dans leur dignité de citoyens? Mais ce n'est là qu'un côté de la + question; car si la grandeur morale des peuples est liée à la liberté, + ils n'y sont pas rattachés moins étroitement par leurs intérêts + matériels.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ici que je vous attendais. L'école à laquelle vous appartenez + a posé des principes dont elle ne paraît pas apercevoir les dernières + conséquences: vous croyez qu'ils conduisent au règne de la raison; je + vais vous montrer qu'ils ramènent au règne de la force. Votre système + politique, pris dans sa pureté originelle, consiste à donner une part + d'action à peu près égale aux divers groupes de forces dont les + sociétés se composent, à faire concourir dans une juste proportion les + activités sociales; vous ne voulez pas que l'élément aristocratique + prime l'élément démocratique. Cependant, le tempérament de vos + institutions est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au + peuple, plus de force au prince qu'à l'aristocratie, proportionnant + ainsi les pouvoirs à la capacité politique de ceux qui doivent les + exercer.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous dites vrai.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous faites participer les différentes classes de la société aux + fonctions publiques suivant le degré de leur aptitude et de leurs + lumières; vous émancipez la bourgeoisie par le vote, vous contenez le + peuple par le cens; les libertés populaires créent la puissance de + l'opinion, l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le + trône jette sur la nation l'éclat du rang suprême; vous gardez toutes + les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de toutes les + grandes choses. A la surface on voit une société monarchique, mais + tout est démocratique au fond; car, en réalité, il n'y a point de + barrières entre les classes, et le travail est l'instrument de toutes + les fortunes. N'est-ce pas à peu près cela?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, Machiavel; et vous savez du moins comprendre les opinions que + vous ne partagez pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, toutes ces belles choses sont passées ou passeront comme + un rêve; car vous avez un nouveau principe avec lequel toutes les + institutions se décomposent avec une rapidité foudroyante.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quel est donc ce principe?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est celui de la souveraineté populaire. On trouvera, n'en doutez + pas, la quadrature du cercle avant d'arriver à concilier l'équilibre + des pouvoirs avec l'existence d'un pareil principe chez les nations où + il est admis. Le peuple, par une conséquence absolument inévitable, + s'emparera, un jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a reconnu + que le principe était en lui. Sera-ce pour les garder? Non. Après + quelques jours de folie, il les jettera, par lassitude, au premier + soldat de fortune qui se trouvera sur son chemin. Dans votre pays, + vous avez vu, en 1793, comment les coupe-têtes français ont traité la + monarchie représentative: le peuple souverain s'est affirmé par le + supplice de son roi, puis il a fait litière de tous ses droits; il + s'est donné à Robespierre, à Barras, à Bonaparte.</p> + <p>Vous êtes un grand penseur, mais vous ne connaissez pas + l'inépuisable lâcheté des peuples; je ne dis pas de ceux de mon temps, + mais de ceux du vôtre; rampants devant la force, sans pitié devant la + faiblesse, implacables pour des fautes, indulgents pour des crimes, + incapables de supporter les contrariétés d'un régime libre, et + patients jusqu'au martyre pour toutes les violences du despotisme + audacieux, brisant les trônes dans des moments de colère, et se + donnant des maîtres à qui ils pardonnent des attentats pour le moindre + desquels ils auraient décapité vingt rois constitutionnels.</p> + <p>Cherchez donc la justice; cherchez le droit, la stabilité, l'ordre, + le respect des formes si compliquées de votre mécanisme parlementaire + avec des masses violentes, indisciplinées, incultes, auxquelles vous + avez dit: Vous êtes le droit, vous êtes les maîtres, vous êtes les + arbitres de l'État! Oh! je sais bien que le prudent Montesquieu, le + politique circonspect, qui posait les principes et réservait les + conséquences, n'a point écrit dans l'<i>Esprit des lois</i> le dogme + de la souveraineté populaire; mais, comme vous le disiez tout à + l'heure, les conséquences découlent d'elles-mêmes des principes que + vous avez posés. L'affinité de vos doctrines avec celles du <i>Contrat + social</i> se fait assez sentir. Aussi, depuis le jour où les + révolutionnaires français, jurant <i>in verba magistri</i>, ont écrit: + «Une constitution ne peut être que l'ouvrage libre d'une convention + entre associés,» le gouvernement monarchique et parlementaire a été + condamné à mort dans votre patrie. Vainement on a essayé de restaurer + les principes, vainement votre roi, Louis XVIII, en rentrant en + France, a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à leur source en + promulguant les déclarations de 89 comme procédant de l'octroi royal, + cette pieuse fiction de la monarchie aristocratique était en + contradiction trop flagrante avec le passé: elle devait s'évanouir au + bruit de la révolution de 1830, comme le gouvernement de 1830, à son + tour....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Achevez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'anticipons pas. Ce que vous savez, ainsi que moi, du passé, + m'autorise, dès à présent, à dire que le principe de la souveraineté + populaire est destructif de toute stabilité, qu'il consacre + indéfiniment le droit des révolutions. Il met les sociétés en guerre + ouverte contre tous les pouvoirs humains et même contre Dieu; il est + l'incarnation même de la force. Il fait du peuple une brute féroce qui + s'endort quand elle est repue de sang, et qu'on enchaîne; et voici la + marche invariable que suivent alors les sociétés dont le mouvement est + réglé sur ce principe: la souveraineté populaire engendre la + démagogie, la démagogie engendre l'anarchie, l'anarchie ramène au + despotisme. Le despotisme, pour vous, c'est la barbarie. Eh bien, vous + voyez que les peuples retournent à la barbarie par le chemin de la + civilisation.</p> + <p>Mais ce n'est pas tout, et je prétends qu'à d'autres points de vue + encore le despotisme est la seule forme de gouvernement qui soit + réellement appropriée à l'état social des peuples modernes. Vous + m'avez dit que leurs intérêts matériels les rattachaient à la liberté; + ici, vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en général, les États + qui ont besoin de la liberté? Ce sont ceux qui vivent par de grands + sentiments, par de grandes passions, par l'héroïsme, par la foi, même + par l'honneur, ainsi que vous le disiez de votre temps en parlant de + la monarchie française. Le stoïcisme peut faire un peuple libre; le + christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le même + privilége. Je comprends les nécessités de la liberté à Athènes, à + Rome, chez des nations qui ne respiraient que par la gloire des armes, + dont la guerre satisfaisait toutes les expansions, qui avaient besoin + d'ailleurs de toutes les énergies du patriotisme, de tous les + enthousiasmes civiques pour triompher de leurs ennemis.</p> + <p>Les libertés publiques étaient le patrimoine naturel des États dans + lesquels les fonctions serviles et industrielles étaient délaissées + aux esclaves, où l'homme était inutile s'il n'était un citoyen. Je + conçois encore la liberté à certaines époques de l'ère chrétienne, et + notamment dans les petits États reliés entre eux par des systèmes de + confédération analogues à ceux des républiques helléniques, comme en + Italie et en Allemagne. Je retrouve là une partie des causes + naturelles qui rendaient la liberté nécessaire. Elle eût été presque + inoffensive dans des temps où le principe de l'autorité n'était pas + mis en question, où la religion avait un empire absolu sur les + esprits, où le peuple, placé sous le régime tutélaire des + corporations, marchait docilement sous la main de ses pasteurs. Si son + émancipation politique eût été entreprise alors, elle eût pu l'être + sans danger; car elle se fût accomplie en conformité des principes sur + lesquels repose l'existence de toutes les sociétés. Mais, avec vos + grands États, qui ne vivent plus que par l'industrie; avec vos + populations sans Dieu et sans foi, dans des temps où les peuples ne se + satisfont plus par la guerre, et où leur activité violente se reporte + nécessairement au dedans, la liberté, avec les principes qui lui + servent de fondement, ne peut être qu'une cause de dissolution et de + ruine. J'ajoute qu'elle n'est pas plus nécessaire aux besoins moraux + des individus qu'elle ne l'est aux États.</p> + <p>De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties + des sociétés froides et désabusées qui sont arrivées à l'indifférence + en politique comme en religion, qui n'ont plus d'autre stimulant que + les jouissances matérielles, qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui + n'ont d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le disputent + à celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce + soit par amour de la liberté en elle-même que les classes inférieures + essayent de monter à l'assaut du pouvoir? C'est par haine de ceux qui + possèdent; au fond, c'est pour leur arracher leurs richesses, + instrument des jouissances qu'ils envient.</p> + <p>Ceux qui possèdent implorent de tous les côtés un bras énergique, + un pouvoir fort; ils ne lui demandent qu'une chose, c'est de protéger + l'État contre des agitations auxquelles sa constitution débile ne + pourrait résister, de leur donner à eux-mêmes la sécurité nécessaire + pour qu'ils puissent jouir et faire leurs affaires. Quelles formes de + gouvernement voulez vous appliquer à des sociétés où la corruption + s'est glissée partout, où la fortune ne s'acquiert que par les + surprises de la fraude, où la morale n'a plus de garantie que dans les + lois répressives, où le sentiment de la patrie lui-même s'est éteint + dans je ne sais quel cosmopolitisme universel?</p> + <p>Je ne vois de salut pour ces sociétés, véritables colosses aux + pieds d'argile, que dans l'institution d'une centralisation à + outrance, qui mette toute la force publique à la disposition de ceux + qui gouvernent; dans une administration hiérarchique semblable à celle + de l'empire romain, qui règle mécaniquement tous les mouvements des + individus; dans un vaste système de législation qui reprenne en détail + toutes les libertés qui ont été imprudemment données; dans un + despotisme gigantesque, enfin, qui puisse frapper immédiatement et à + toute heure, tout ce qui résiste, tout ce qui se plaint. Le Césarisme + du Bas-Empire me paraît réaliser assez bien ce que je souhaite pour le + bien-être des sociétés modernes. Grâce à ces vastes appareils qui + fonctionnent déjà , m'a-t-on dit, en plus d'un pays de l'Europe, elles + peuvent vivre en paix, comme en Chine, comme au Japon, comme dans + l'Inde. Il ne faut pas qu'un vulgaire préjugé nous fasse mépriser ces + civilisations orientales, dont on apprend chaque jour à mieux + apprécier les institutions. Le peuple chinois, par exemple, est + très-commerçant et très-bien administré.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='CINQUIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>CINQUIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'hésite à vous répondre, Machiavel, car il y a dans vos dernières + paroles je ne sais quelle raillerie satanique, qui me laisse + intérieurement le soupçon que vos discours ne sont pas complétement + d'accord avec vos secrètes pensées. Oui, vous avez la fatale éloquence + qui fait perdre la trace de la vérité, et vous êtes bien le sombre + génie dont le nom est encore l'effroi des générations présentes. Je + reconnais de bonne grâce, toutefois, qu'avec un aussi puissant esprit + on perdrait trop à se taire; je veux vous écouter jusqu'au bout, et je + veux même vous répondre quoique, dès à présent, j'aie peu d'espoir de + vous convaincre. Vous venez de faire de la société moderne un tableau + vraiment sinistre; je ne puis savoir s'il est fidèle, mais il est au + moins incomplet, car en toute chose, à côté du mal il y a le bien, et + vous ne m'avez montré que le mal; vous ne m'avez, d'ailleurs, pas + donné le moyen de vérifier jusqu'à quel point vous êtes dans le vrai, + car je ne sais ni de quels peuples ni de quels États vous avez voulu + parler, quand vous m'avez fait cette noire peinture des moeurs + contemporaines.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, admettons que j'aie pris pour exemple celle de toutes les + nations de l'Europe qui est le plus avancée en civilisation, et à qui, + je m'empresse de le dire, pourrait le moins s'appliquer le portrait + que je viens de faire....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc de la France que vous voulez parler?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez raison, car c'est là qu'ont le moins pénétré les sombres + doctrines du matérialisme. C'est la France qui est restée le foyer des + grandes idées et des grandes passions dont vous croyez la source + tarie, et c'est de là que sont partis ces grands principes du droit + public, auxquels vous ne faites point de place dans le gouvernement + des États.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous pouvez ajouter que c'est le champ d'expérience consacré des + théories politiques.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne connais point d'expérience qui ait encore profité, d'une + manière durable, à l'établissement du despotisme, en France pas plus + qu'ailleurs, chez les nations contemporaines; et c'est ce qui tout + d'abord me fait trouver bien peu conformes à la réalité des choses, + vos théories sur la nécessité du pouvoir absolu. Je ne connais, + jusqu'à présent, que deux États en Europe complétement privés des + institutions libérales, qui ont modifié de toutes parts l'élément + monarchique pur: ce sont la Turquie et la Russie, et encore si vous + regardiez de près aux mouvements intérieurs qui s'opèrent au sein de + cette dernière puissance, peut-être y trouveriez-vous les symptômes + d'une transformation prochaine. Vous m'annoncez, il est vrai, que, + dans un avenir plus ou moins rapproché, les peuples, menacés d'une + dissolution inévitable, reviendront au despotisme comme à l'arche de + salut; qu'ils se constitueront sous la forme de grandes monarchies + absolues, analogues à celles de l'Asie; ce n'est là qu'une prédiction: + dans combien de temps s'accomplira-t-elle?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avant un siècle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes devin; un siècle, c'est toujours autant de gagné; mais + laissez-moi vous dire maintenant pourquoi votre prédiction ne + s'accomplira pas. Les sociétés modernes ne doivent plus être + envisagées aujourd'hui avec les yeux du passé. Leurs moeurs, leurs + habitudes, leurs besoins, tout a changé. Il ne faut donc pas se fier + sans réserve aux inductions de l'analogie historique, quand il s'agit + de juger de leurs destinées. Il faut se garder surtout de prendre pour + des lois universelles des faits qui ne sont que des accidents, et de + transformer en règles générales les nécessités de telles situations ou + de tels temps. De ce que le despotisme est arrivé plusieurs fois dans + l'histoire, comme conséquence des perturbations sociales, s'ensuit-il + qu'il doit être pris pour règle de gouvernement? De ce qu'il a pu + servir de transition dans le passé, en conclurai-je qu'il soit propre + à résoudre les crises des époques modernes? N'est-il pas plus + rationnel de dire que d'autres maux appellent d'autres remèdes, + d'autres problèmes d'autres solutions, d'autres moeurs sociales + d'autres moeurs politiques? Une loi invariable des sociétés, c'est + qu'elles tendent au perfectionnement, au progrès; l'éternelle sagesse + les y a, si je puis le dire, condamnées; elle leur a refusé le + mouvement en sens contraire. Ce progrès, il faut qu'elles + l'atteignent.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ou qu'elles meurent.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne nous plaçons pas dans les extrêmes; les sociétés ne meurent + jamais quand elles sont en voie d'enfantement. Lorsqu'elles se sont + constituées sous le mode qui leur convient, leurs institutions peuvent + s'altérer, tomber en décadence et périr; mais elles ont duré plusieurs + siècles. C'est ainsi que les divers peuples de l'Europe ont passé, par + des transformations successives, du système féodal au système + monarchique, et du système monarchique pur au régime constitutionnel. + Ce développement progressif, dont l'unité est si imposante, n'a rien + de fortuit; il est arrivé comme la conséquence nécessaire du mouvement + qui s'est opéré dans les idées avant de se traduire dans les + faits.</p> + <p>Les sociétés ne peuvent avoir d'autres formes de gouvernement que + celles qui sont en rapport avec leurs principes, et c'est contre cette + loi absolue que vous vous inscrivez, quand vous croyez le despotisme + compatible avec la civilisation moderne. Tant que les peuples ont + regardé la souveraineté comme une émanation pure de la volonté divine, + ils se sont soumis sans murmure au pouvoir absolu; tant que leurs + institutions ont été insuffisantes pour assurer leur marche, ils ont + accepté l'arbitraire. Mais, du jour où leurs droits ont été reconnus + et solennellement déclarés; du jour où des institutions plus fécondes + ont pu résoudre par la liberté toutes les fonctions du corps social, + la politique à l'usage des princes est tombée de son haut; le pouvoir + est devenu comme une dépendance du domaine public; l'art du + gouvernement s'est changé en une affaire d'administration. Aujourd'hui + les choses sont ordonnées de telle sorte, dans les États, que la + puissance dirigeante n'y paraît plus que comme le moteur des forces + organisées.</p> + <p>A coup sûr, si vous supposez ces sociétés infectées de toutes les + corruptions, de tous les vices dont vous me parliez il n'y a qu'un + instant, elles marcheront d'un pas rapide vers la décomposition; mais + comment ne voyez-vous pas que l'argument que vous en tirez est une + véritable pétition de principe? Depuis quand la liberté abaisse-t-elle + les âmes et dégrade-t-elle les caractères? Ce ne sont pas là les + enseignements de l'histoire; car elle atteste partout en traits de feu + que les peuples les plus grands ont été les peuples les plus libres. + Si les moeurs se sont avilies, comme vous le dites, dans quelque + partie de l'Europe que j'ignore, c'est que le despotisme y aurait + passé; c'est que la liberté s'y serait éteinte; il faut donc la + maintenir là où elle est, et la rétablir là où elle n'est plus.</p> + <p>Nous sommes, en ce moment, ne l'oubliez pas, sur le terrain des + principes; et si les vôtres différent des miens, je leur demande + d'être invariables; or, je ne sais plus où j'en suis quand je vous + entends vanter la liberté dans l'antiquité, et la proscrire dans les + temps modernes, la repousser ou l'admettre suivant les temps ou les + lieux. Ces distinctions, en les supposant justifiées, n'en laissent + pas moins le principe intact, et c'est au principe seul que je + m'attache.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Comme un habile pilote, je vois que vous évitez les écueils, en + vous tenant dans la haute mer. Les généralités sont d'un grand secours + dans la discussion; mais j'avoue que je suis très-impatient de savoir + comment le grave Montesquieu s'en tirera avec le principe de la + souveraineté populaire. Je n'ai pu savoir, jusqu'à ce moment, s'il + faisait, ou non, partie de votre système. L'admettez-vous, ou ne + l'admettez-vous pas?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne puis répondre à une question qui se pose dans ces termes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je savais bien que votre raison elle-même se troublerait devant ce + fantôme.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous vous trompez, Machiavel; mais, avant de vous répondre, je + devais vous rappeler ce qu'ont été mes écrits et le caractère de la + mission qu'ils ont pu remplir. Vous avez rendu mon nom solidaire des + iniquités de la Révolution française: c'est un jugement bien sévère + pour le philosophe qui a marché d'un pas si prudent dans la recherche + de la vérité. Né dans un siècle d'effervescence intellectuelle, à la + veille d'une révolution qui devait emporter dans ma patrie les + anciennes formes du gouvernement monarchique, je puis dire qu'aucune + des conséquences prochaines du mouvement qui se faisait dans les idées + n'échappa dès lors à ma vue. Je ne pus méconnaître que le système de + la division des pouvoirs déplacerait nécessairement un jour le siége + de la souveraineté.</p> + <p>Ce principe, mal connu, mal défini, mal appliqué surtout, pouvait + engendrer des équivoques terribles, et bouleverser la société + française de fond en comble. Le sentiment de ces périls devint la + règle de mes ouvrages. Aussi tandis que d'imprudents novateurs, + s'attaquant immédiatement à la source du pouvoir, préparaient, à leur + insu, une catastrophe formidable, je m'appliquais uniquement à étudier + les formes des gouvernements libres, à dégager les principes + proprement dits qui président à leur établissement. Homme d'État + plutôt que philosophe, jurisconsulte plus que théologien, législateur + pratique, si la hardiesse d'un tel mot m'est permise, plutôt que + théoricien, je croyais faire plus pour mon pays en lui apprenant à se + gouverner, qu'en mettant en question le principe même de l'autorité. A + Dieu ne plaise pourtant que j'essaye de me faire un mérite plus pur + aux dépens de ceux qui, comme moi, ont cherché de bonne foi la vérité! + Nous avons tous commis des fautes, mais à chacun la responsabilité de + ses oeuvres.</p> + <p>Oui, Machiavel, et c'est une concession que je n'hésite point à + vous faire, vous aviez raison tout à l'heure quand vous disiez qu'il + eût fallu que l'émancipation du peuple français se fît en conformité + des principes supérieurs qui président à l'existence des sociétés + humaines, et cette réserve vous laisse prévoir le jugement que je vais + porter sur le principe de la souveraineté populaire.</p> + <p>D'abord, je n'admets point une désignation qui semble exclure de la + souveraineté les classes les plus éclairées de la société. Cette + distinction est fondamentale, parce qu'elle fera d'un État une + démocratie pure ou un État représentatif. Si la souveraineté réside + quelque part, elle réside dans la nation tout entière; je l'appellerai + donc tout d'abord la souveraineté nationale. Mais l'idée de cette + souveraineté n'est pas une vérité absolue, elle n'est que relative. La + souveraineté du pouvoir humain correspond à une idée profondément + subversive, la souveraineté du droit humain; c'est cette doctrine + matérialiste et athée, qui a précipité la Révolution française dans le + sang, et lui a infligé l'opprobre du despotisme après le délire de + l'indépendance. Il n'est pas exact de dire que les nations sont + maîtresses absolues de leurs destinées, car leur souverain maître + c'est Dieu lui-même, et elles ne seront jamais hors de sa puissance. + Si elles possédaient la souveraineté absolue, elles pourraient tout, + même contre la justice éternelle, même contre Dieu; qui oserait aller + jusque-là ? Mais le principe du droit divin, avec la signification qui + s'y trouve communément attachée, n'est pas un principe moins funeste, + car il voue les peuples à l'obscurantisme, à l'arbitraire, au néant, + il reconstitue logiquement le régime des castes, il fait des peuples + un troupeau d'esclaves, conduits, comme dans l'Inde, par la main des + prêtres, et tremblant sous la verge du maître. Comment en serait-il + autrement? Si le souverain est l'envoyé de Dieu, s'il est le + représentant même de la Divinité sur la terre, il a tout pouvoir sur + les créatures humaines soumises à son empire, et ce pouvoir n'aura de + frein que dans des règles générales d'équité, dont il sera toujours + facile de s'affranchir.</p> + <p>C'est dans le champ qui sépare ces deux opinions extrêmes, que se + sont livrées les furieuses batailles de l'esprit de parti; les uns + s'écrient: Point d'autorité divine! les autres: Point d'autorité + humaine! O Providence suprême, ma raison se refuse à accepter l'une ou + l'autre de ces alternatives; elles me paraissent toutes deux un égal + blasphème contre ta sagesse! Entre le droit divin qui exclut l'homme + et le droit humain qui exclut Dieu, il y a la vérité, Machiavel; les + nations comme les individus sont libres entre les mains de Dieu. Elles + ont tous les droits, tous les pouvoirs, à la charge d'en user suivant + les règles de la justice éternelle. La souveraineté est humaine en ce + sens qu'elle est donnée par les hommes, et que ce sont les hommes qui + l'exercent; elle est divine en ce sens qu'elle est instituée par Dieu, + et qu'elle ne peut s'exercer que suivant les préceptes qu'il a + établis.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SIXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>SIXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je désirerais arriver à des conséquences précises. Jusqu'où la main + de Dieu s'étend-elle sur l'humanité? Qui est-ce qui fait les + souverains?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce sont les peuples.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est écrit: <i>Per me reges regnant</i>. Ce qui signifie au pied + de la lettre: Dieu fait les rois.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est une traduction à l'usage du Prince, ô Machiavel, et elle vous + a été empruntée dans ce siècle par un de vos plus illustres + partisans<a name='FNanchor_3_3'></a><a href= + '#Footnote_3_3'><sup>[3]</sup></a>, mais ce n'est pas celle de + l'Écriture sainte. Dieu a institué la souveraineté, il n'institue pas + les souverains. Sa main toute-puissante s'est arrêtée là , parce que + c'est là que commence le libre arbitre humain. Les rois règnent selon + mes commandements, ils doivent régner suivant ma loi, tel est le sens + du livre divin. S'il en était autrement, il faudrait dire que les bons + comme les mauvais princes sont établis par la Providence; il faudrait + s'incliner devant Néron comme devant Titus, devant Caligula comme + devant Vespasien. Non, Dieu n'a pas voulu que les dominations les plus + sacrilèges pussent invoquer sa protection, que les tyrannies les plus + viles pussent se réclamer de son investiture. Aux peuples comme aux + rois il a laissé la responsabilité de leurs actes.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je doute fort que tout cela soit orthodoxe. Quoi qu'il en soit, + suivant vous, ce sont les peuples qui disposent de l'autorité + souveraine?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Prenez garde, en le contestant, de vous élever contre une vérité de + pur sens commun. Ce n'est pas là une nouveauté dans l'histoire. Dans + les temps anciens, au moyen âge, partout où la domination s'est + établie en dehors de l'invasion ou de la conquête, le pouvoir + souverain a pris naissance par la volonté libre des peuples, sous la + forme originelle de l'élection. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est + ainsi qu'en France le chef de la race carlovingienne a succédé aux + descendants de Clovis, et la dynastie de Hugues Capet à celle de + Charlemagne<a name='FNanchor_4_4'></a><a href= + '#Footnote_4_4'><sup>[4]</sup></a>. Sans doute l'hérédité est venue se + substituer à l'élection. L'éclat des services rendus, la + reconnaissance publique, les traditions ont fixé la souveraineté dans + les principales familles de l'Europe, et rien n'était plus légitime. + Mais le principe de la toute-puissance nationale s'est constamment + retrouvé au fond des révolutions, il a toujours été appelé pour la + consécration des pouvoirs nouveaux. C'est un principe antérieur et + préexistant qui n'a fait que se réaliser plus étroitement dans les + diverses constitutions des États modernes.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais si ce sont les peuples qui choisissent leurs maîtres, ils + peuvent donc aussi les renverser? S'ils ont le droit d'établir la + forme de gouvernement qui leur convient, qui les empêchera d'en + changer au gré de leur caprice? Ce ne sera pas le régime de l'ordre et + de la liberté qui sortira de vos doctrines, ce sera l'ère indéfinie + des révolutions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous confondez le droit avec l'abus qui peut résulter de son + exercice, les principes avec leur application; ce sont là des + distinctions fondamentales, sans lesquelles on ne peut s'entendre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'espérez pas m'échapper, je vous demande des conséquences + logiques; refusez-les-moi si vous le voulez. Je désire savoir si, + d'après vos principes, les peuples ont le droit de renverser leurs + souverains?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, dans des cas extrêmes et pour des causes justes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qui sera juge de ces cas extrêmes et de la justice de ces + extrémités?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et qui voulez-vous qui le soit, sinon les peuples eux-mêmes? Les + choses se sont-elles passées autrement depuis le commencement du + monde? C'est là une sanction redoutable sans doute, mais salutaire, + mais inévitable. Comment ne voyez-vous pas que la doctrine contraire, + celle qui commanderait aux hommes le respect des gouvernements les + plus odieux, les ferait retomber sous le joug du fatalisme + monarchique?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre système n'a qu'un inconvénient, c'est qu'il suppose + l'infaillibilité de la raison chez les peuples; mais n'ont-ils pas, + comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quand les peuples feront des fautes, ils en seront punis comme des + hommes qui ont péché contre la loi morale.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et comment?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ils en seront punis par les fléaux de la discorde, par l'anarchie, + par le despotisme même. Il n'y a pas d'autre justice sur la terre, en + attendant celle de Dieu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous venez de prononcer le mot de despotisme, vous voyez qu'on y + revient.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cette objection n'est pas digne de votre grand esprit, Machiavel; + je me suis prêté aux conséquences les plus extrêmes des principes que + vous combattez, cela suffisait pour que la notion du vrai fût faussée. + Dieu n'a accordé aux peuples ni le pouvoir, ni la volonté de changer + ainsi les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel de leur + existence. Dans les sociétés politiques comme dans les êtres + organisés, la nature des choses limite d'elle-même l'expansion des + forces libres. Il faut que la portée de votre argument se restreigne à + ce qui est acceptable pour la raison.</p> + <p>Vous croyez que, sous l'influence des idées modernes, les + révolutions seront plus fréquentes; elles ne le seront pas davantage, + il est possible qu'elles le soient moins. Les nations, en effet, comme + vous le disiez tout à l'heure, vivent actuellement par l'industrie, et + ce qui vous paraît une cause de servitude est tout à la fois un + principe d'ordre et de liberté. Les civilisations industrielles ont + des plaies que je n'ignore point, mais il ne faut pas nier leurs + bienfaits, ni dénaturer leurs tendances. Des sociétés qui vivent par + le travail, par l'échange, par le crédit sont des sociétés + essentiellement chrétiennes, quoi qu'on dise, car toutes ces formes si + puissantes et si variées de l'industrie ne sont au fond que + l'application de quelques grandes idées morales empruntées au + christianisme, source de toute force comme de toute vérité.</p> + <p>L'industrie joue un rôle si considérable dans le mouvement des + sociétés modernes, que l'on ne peut faire, au point de vue où vous + vous placez, aucun calcul exact sans tenir compte de son influence; et + cette influence n'est pas du tout celle que vous avez cru pouvoir lui + assigner. La science qui cherche les rapports de la vie industrielle + et les maximes qui s'en dégagent, sont tout ce qu'il y a de plus + contraire au principe de la concentration des pouvoirs. La tendance de + l'économie politique est de ne voir dans l'organisme politique qu'un + mécanisme nécessaire, mais très-coûteux, dont il faut simplifier les + ressorts, et elle réduit le rôle du gouvernement à des fonctions + tellement élémentaires, que son plus grand inconvénient est peut-être + d'en détruire le prestige. L'industrie est l'ennemie-née des + révolutions, car sans l'ordre social elle périt et avec elle s'arrête + le mouvement vital des peuples modernes. Elle ne peut se passer de + liberté, car elle ne vit que par des manifestations de la liberté; et, + remarquez-le bien, les libertés en matière d'industrie engendrent + nécessairement les libertés politiques, si bien que l'on a pu dire que + les peuples les plus avancés en industrie sont aussi les plus avancés + en liberté. Laissez là l'Inde et laissez la Chine qui vivent sous le + destin aveugle de la monarchie absolue, jetez les yeux en Europe, et + vous verrez.</p> + <p>Vous venez de prononcer de nouveau le mot de <i>despotisme</i>, eh + bien, Machiavel, vous dont le sombre génie s'est si profondément + assimilé toutes les voies souterraines, toutes les combinaisons + occultes, tous les artifices de lois et de gouvernement à l'aide + desquels on peut enchaîner le mouvement des bras et de la pensée chez + les peuples; vous qui méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les + dominations terribles de l'Orient, vous dont les doctrines politiques + sont empruntées aux théories effrayantes de la mythologie indienne, + veuillez me dire, je vous en conjure, comment vous vous y prendriez + pour organiser le despotisme chez les peuples dont le droit public + repose essentiellement sur la liberté, dont la morale et la religion + développent tous les mouvements dans le même sens, chez des nations + chrétiennes qui vivent par le commerce et par l'industrie, dans des + États dont les corps politiques sont en présence de la publicité de la + presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus obscurs + du pouvoir; faites appel à toutes les ressources de votre puissante + imagination, cherchez, inventez, et si vous résolvez ce problème, je + déclarerai avec vous que l'esprit moderne est vaincu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Prenez garde, vous me donnez beau jeu, je pourrais vous prendre au + mot.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Faites-le, je vous en conjure.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je compte bien n'y pas manquer.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans quelques heures nous serons peut-être séparés. Ces parages ne + vous sont point connus, suivez-moi dans les détours que je vais faire + avec vous le long de ce sombre sentier, nous pourrons éviter encore + quelques heures le reflux des ombres que vous voyez là -bas.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SEPTIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>SEPTIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Nous pouvons nous arrêter ici.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vous écoute.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je dois vous dire d'abord que vous vous êtes trompé du tout au tout + sur l'application de mes principes. Le despotisme se présente toujours + à vos yeux avec les formes caduques du monarchisme oriental, mais ce + n'est pas ainsi que je l'entends; avec des sociétés nouvelles, il faut + employer des procédés nouveaux. Il ne s'agit pas aujourd'hui, pour + gouverner, de commettre des iniquités violentes, de décapiter ses + ennemis, de dépouiller ses sujets de leurs biens, de prodiguer les + supplices; non, la mort, la spoliation et les tourments physiques ne + peuvent jouer qu'un rôle assez secondaire dans la politique intérieure + des États modernes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est heureux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute j'ai peu d'admiration, je l'avoue, pour vos + civilisations <i>à cylindres et à tuyaux</i>; mais je marche, + croyez-le bien, avec le siècle; la puissance des doctrines auxquelles + est attaché mon nom, c'est qu'elles s'accommodent à tous les temps et + à toutes les situations. Machiavel aujourd'hui <i>a des + petits-fils</i> qui savent le prix de ses leçons. On me croit bien + vieux, et tous les jours je rajeunis sur la terre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous raillez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Écoutez-moi et vous en jugerez. Il s'agit moins aujourd'hui de + violenter les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions + politiques que de <i>les effacer</i>, de combattre leurs instincts que + de les tromper, de proscrire leurs idées que de leur donner le change + en se les appropriant.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment cela? Car je n'entends pas ce langage.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez; c'est là la partie morale de la politique, nous + arriverons tout à l'heure aux applications. Le principal secret du + gouvernement consiste à affaiblir l'esprit public, au point de le + désintéresser complétement des idées et des principes avec lesquels on + fait aujourd'hui les révolutions. Dans tous les temps, les peuples + comme les hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent + presque toujours; ils n'en demandent pas plus. On peut donc établir + des institutions factices qui répondent à un langage et à des idées + également factices; il faut avoir le talent de ravir aux partis + <i>cette phraséologie libérale</i>, dont ils s'arment contre le + gouvernement. Il faut en saturer les peuples jusqu'à la lassitude, + jusqu'au dégoût. On parle souvent aujourd'hui de la puissance de + l'opinion, je vous montrerai qu'on lui fait exprimer ce qu'on veut + quand on connaît bien les ressorts cachés du pouvoir. Mais avant de + songer à la diriger, il faut l'étourdir, la frapper d'incertitude par + d'étonnantes contradictions, opérer sur elle d'incessantes diversions, + l'éblouir par toutes sortes de mouvements divers, l'égarer + insensiblement dans ses voies. Un des grands secrets du jour est de + savoir s'emparer des préjugés et des passions populaires, de manière à + introduire une confusion de principes qui rend toute entente + impossible entre ceux qui parlent la même langue et ont les mêmes + intérêts.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Où allez vous avec ces paroles dont l'obscurité a quelque chose de + sinistre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si le sage Montesquieu entend mettre du sentiment à la place de la + politique, je dois peut-être m'arrêter ici; je n'ai pas prétendu me + placer sur le terrain de la morale. Vous m'avez défié d'arrêter le + mouvement dans vos sociétés sans cesse tourmentées par l'esprit + d'anarchie et de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je + résoudrais le problème? Vous pouvez mettre à l'abri vos scrupules en + acceptant cette thèse comme une question de curiosité pure.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Soit.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je conçois d'ailleurs que vous me demandiez des indications plus + précises, j'y arriverai; mais laissez-moi vous dire d'abord à quelles + conditions essentielles le prince peut espérer aujourd'hui de + consolider son pouvoir. Il devra s'attacher avant tout à détruire les + partis, à dissoudre les forces collectives partout où elles existent, + à paralyser dans toutes ses manifestations l'initiative individuelle; + ensuite le niveau des caractères descendra de lui-même, et tous les + bras molliront bientôt contre la servitude. Le pouvoir absolu ne sera + plus un accident, il deviendra un besoin. Ces préceptes politiques ne + sont pas entièrement nouveaux, mais, comme je vous le disais, ce sont + les procédés qui doivent l'être. Un grand nombre de ces résultats peut + s'obtenir par de simples règlements de police et d'administration. + Dans vos sociétés si belles, si bien ordonnées, à la place des + monarques absolus, vous avez mis <i>un monstre qui s'appelle + l'État</i>, nouveau Briarée dont les bras s'étendent partout, + organisme colossal de tyrannie à l'ombre duquel le despotisme renaîtra + toujours. Eh bien, sous l'invocation de l'État, rien ne sera plus + facile que de consommer l'oeuvre occulte dont je vous parlais tout à + l'heure, et les moyens d'action les plus puissants peut-être seront + précisément ceux que l'on aura le talent d'emprunter à ce même régime + industriel qui fait votre admiration.</p> + <p>A l'aide du seul pouvoir réglementaire, j'instituerais, par + exemple, d'immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune + publique, dont dépendrait si étroitement le sort de toutes les + fortunes privées, qu'elles s'engloutiraient avec le crédit de l'État + le lendemain de toute catastrophe politique. Vous êtes un économiste, + Montesquieu, pesez la valeur de cette combinaison.</p> + <p>Chef du gouvernement, tous mes édits, toutes mes ordonnances + tendraient constamment au même but: annihiler les forces collectives + et individuelles; développer démesurément la prépondérance de l'État, + en faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur.</p> + <p>Voici une autre combinaison empruntée a l'ordre industriel: Dans le + temps actuel, l'aristocratie, en tant que force politique, a disparu; + mais la bourgeoisie territoriale est encore un élément de résistance + dangereux pour les gouvernements, parce qu'elle est d'elle-même, + indépendante; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou même de la + ruiner complétement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les charges qui + pèsent sur la propriété foncière, de maintenir l'agriculture dans un + état d'infériorité relative, de favoriser à outrance le commerce et + l'industrie, mais principalement la spéculation; car la trop grande + prospérité de l'industrie peut elle-même devenir un danger, en créant + un nombre trop considérable de fortunes indépendantes.</p> + <p>On réagira utilement contre les grands industriels, contre les + fabricants, par l'excitation à un luxe disproportionné, par + l'élévation du taux des salaires, par des atteintes profondes + habilement portées aux sources de la <i>production</i>. Je n'ai pas + besoin de développer ces idées, vous sentez à merveille dans quelles + circonstances et sous quels prétextes tout cela peut se faire. + L'intérêt du peuple, et même une sorte de zèle pour la liberté, pour + les grands principes économiques, couvriront aisément, si on le veut, + le véritable but. Il est inutile d'ajouter que l'entretien perpétuel + d'une armée formidable sans cesse exercée par des guerres extérieures + doit être le complément indispensable de ce système; il faut arriver à + ce qu'il n'y ait plus, dans l'État, que des prolétaires, quelques + millionnaires et des soldats.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Continuez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voilà pour la politique intérieure de l'État. A l'extérieur il faut + exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la fermentation + révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il en résulte deux + avantages considérables: l'agitation libérale au dehors fait passer + sur la compression du dedans. De plus, on tient par là en respect + Doutes les puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de + l'ordre ou du désordre. Le grand point est d'enchevêtrer par des + intrigues de cabinet tous les fils de la politique européenne de façon + à jouer tour à tour les puissances avec qui l'on traite. Ne croyez pas + que cette duplicité, si elle est bien soutenue, puisse tourner au + détriment d'un souverain. Alexandre VI ne fit jamais que tromper dans + ses négociations diplomatiques et cependant, il réussit toujours, tant + il avait la science de l'astuce<a name='FNanchor_5_5'></a><a href= + '#Footnote_5_5'><sup>[5]</sup></a>. Mais dans ce que vous appelez + aujourd'hui <i>le langage officiel</i>, il faut un contraste frappant, + et là on ne saurait affecter trop d'esprit de loyauté et conciliation; + les peuples qui ne voient que l'apparence des choses, feront une + réputation de sagesse au souverain qui saura se conduire ainsi.</p> + <p>A toute agitation intérieure, il doit pouvoir répondre par une + guerre extérieure; à toute révolution imminente, par une guerre + générale; mais comme, en politique, les paroles ne doivent jamais être + d'accord avec les actes, il faut que, dans ces diverses conjonctures, + le prince soit assez habile pour déguiser ses véritables desseins sous + des desseins contraires; il doit toujours avoir l'air de céder à la + pression de l'opinion quand il exécute ce que sa main a secrètement + préparé.</p> + <p>Pour résumer d'un mot tout le système, la révolution se trouve + contenue dans l'État, d'un côté, par la terreur de l'anarchie, de + l'autre, par la banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre + générale.</p> + <p>Vous avez pu voir déjà , par les indications rapides que je viens de + vous donner, quel rôle important l'art de la parole est appelé à jouer + dans la politique moderne. Je suis loin, comme vous le verrez, de + dédaigner la presse, et je saurais au besoin me servir de la tribune; + l'essentiel est d'employer contre ses adversaires toutes les armes + qu'ils pourraient employer contre vous. Non content de m'appuyer sur + la force violente de la démocratie, je voudrais emprunter aux + subtilités du droit leurs ressources les plus savantes. Quand on prend + des décisions qui peuvent paraître injustes ou téméraires, il est + essentiel de savoir les énoncer en de bons termes, de les appuyer des + raisons les plus élevées de la morale et du droit.</p> + <p>Le pouvoir que je rêve, bien loin, comme vous le voyez, d'avoir des + moeurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les + talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra + s'entourer de publicistes, d'avocats, de jurisconsultes, d'hommes de + pratique et d'administration, de gens qui connaissent à fond tous les + secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les + langages, qui aient étudié l'homme dans tous les milieux. Il faut les + prendre partout, n'importe où, car ces gens-là rendent des services + étonnants par les procédés ingénieux qu'ils appliquent à la politique. + Il faut, avec cela, tout un monde d'économistes, de banquiers, + d'industriels, de capitalistes, d'hommes à projets, d'hommes à + millions, car tout au fond se résoudra par une question de + chiffres.</p> + <p>Quant aux principales dignités, aux principaux démembrements du + pouvoir, on doit s'arranger pour les donner à des hommes dont les + antécédents et le caractère mettent un abîme entre eux et les autres + hommes, dont chacun n'ait à attendre que la mort ou l'exil en cas de + changement de gouvernement et soit dans la nécessité de défendre + jusqu'au dernier souffle tout ce qui est.</p> + <p>Supposez pour un instant que j'aie à ma disposition les différentes + ressources morales et matérielles que je viens de vous indiquer, et + donnez-moi maintenant une nation quelconque, entendez-vous! Vous + regardez comme un point capital, dans l'ESPRIT DES LOIS, <i>de ne pas + changer le caractère d'une nation</i><a name='FNanchor_6_6'></a><a + href='#Footnote_6_6'><sup>[6]</sup></a> quand on veut lui conserver sa + vigueur originelle, eh bien, je ne vous demanderais pas vingt ans pour + transformer de la manière la plus complète le caractère européen le + plus indomptable et pour le rendre aussi docile à la tyrannie que + celui du plus petit peuple de l'Asie.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous venez d'ajouter, en vous jouant, un chapitre au traité du + Prince. Quelles que soient vos doctrines, je ne les discute pas; je ne + vous fais qu'une observation. Il est évident que vous n'avez nullement + tenu l'engagement que vous aviez pris; l'emploi de tous ces moyens + suppose l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé + précisément comment vous pourriez l'établir dans des sociétés + politiques qui reposent sur des institutions libérales.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre observation est parfaitement juste et je n'entends pas y + échapper. Ce début n'était qu'une préface.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vous mets en présence d'un État fondé sur des institutions + représentatives, monarchie ou république; je vous parle d'une nation + familiarisée de longue main avec la liberté, et je vous demande, + comment, de là , vous pourrez retourner au pouvoir absolu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Rien n'est plus facile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voyons?</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='IIe_PARTIE'></a> + <h2>IIe PARTIE.</h2> + <a name='HUITIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>HUITIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je prends l'hypothèse qui m'est le plus contraire, je prends un + État constitué en république. Avec une monarchie, le rôle que je me + propose de jouer serait trop facile. Je prends une République, parce + qu'avec une semblable forme de gouvernement, je vais rencontrer une + résistance, presque insurmontable en apparence, dans les idées, dans + les moeurs, dans les lois. Cette hypothèse vous contrarie t-elle? + J'accepte de vos mains un État quelle que soit sa forme, grand ou + petit, je le suppose doté de toutes les institutions qui garantissent + la liberté, et je vous adresse cette seule question: Croyez-vous le + pouvoir à l'abri d'un coup de main ou de ce que l'on appelle + aujourd'hui un coup d'État?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, cela est vrai; mais vous m'accorderez du moins qu'une telle + entreprise sera singulièrement difficile dans les sociétés politiques + contemporaines, telles qu'elles sont organisées.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et pourquoi? Ces sociétés ne sont-elles pas, comme de tout temps, + en proie à des factions? N'y a-t-il pas partout des éléments de guerre + civile, des partis, des prétendants?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est possible; mais je crois pouvoir vous faire sentir d'un mot où + est votre erreur. Ces usurpations, nécessairement très-rares parce + qu'elles sont pleines de périls et qu'elles répugnent aux moeurs + modernes, en supposant qu'elles réussissent, n'auraient nullement + l'importance que vous paraissez leur attribuer. Un changement de + pouvoir n'amènerait par un changement d'institutions. Un prétendant + troublera l'État, soit; son parti triomphera, je l'admets; le pouvoir + est en d'autres mains, voilà tout; mais le droit public et le fond + même des institutions restent d'aplomb. C'est là ce qui me touche.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-il vrai que vous ayez une telle illusion?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Établissez le contraire.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous m'accordez donc, pour un moment, le succès d'une entreprise + armée contre le pouvoir établi?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Remarquez bien alors dans quelle situation je me trouve placé. J'ai + supprimé momentanément tout pouvoir autre que le mien. Si les + institutions encore debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, + c'est de pure forme; en fait, les actes de ma volonté ne peuvent + rencontrer aucune résistance réelle; enfin je suis dans cette + condition extra-légale, que les Romains appelaient d'un mot si beau et + si puissamment énergique: <i>la dictature</i>. C'est-à -dire que je + puis tout ce que je veux à l'heure présente, que je suis législateur, + exécuteur, justicier, et à cheval comme chef d'armée.</p> + <p>Retenez ceci. Maintenant j'ai triomphé par l'appui d'une faction, + c'est-à -dire que cet événement n'a pu s'accomplir qu'au milieu d'une + profonde dissension intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se + tromper, quelles en sont les causes. Ce sera un antagonisme entre + l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour + le fond des choses, ce ne peut être que cela; à la surface, ce sera un + pêle-mêle d'idées, d'opinions, d'influences et de courants contraires, + comme dans tous les États où la liberté aura été un moment déchaînée. + Il y aura là des éléments politiques de toute espèce, des tronçons de + partis autrefois victorieux, aujourd'hui vaincus, des ambitions + effrénées, des convoitises ardentes, des haines implacables, des + terreurs partout, des hommes de toute opinion et de toute doctrine, + des restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues, des anarchistes, + des utopistes, tous à l'oeuvre, tous travaillant également de leur + côté au renversement de l'ordre établi. Que faut-il conclure d'une + telle situation? Deux choses: la première, c'est que le pays a un + grand besoin de repos et qu'il ne refusera rien à qui pourra le lui + donner; la seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, + il n'y a point de force réelle ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le + peuple.</p> + <p>Je suis, moi, un prétendant victorieux; je porte, je suppose, un + grand nom historique propre à agir sur l'imagination des masses. Comme + Pisistrate, comme César, comme Néron même; je m'appuierai sur le + peuple; c'est <i>l'a b c</i> de tout usurpateur. C'est là la puissance + aveugle qui donnera le moyen de tout faire impunément, c'est là + l'autorité, c'est là le nom qui couvrira tout. Le peuple en effet se + soucie bien de vos fictions légales et de vos garanties + constitutionnelles!</p> + <p>J'ai fait le silence au milieu des factions, et maintenant vous + allez voir comme je vais marcher.</p> + <p>Peut-être vous rappelez-vous les règles que j'ai établies dans le + traité du Prince pour conserver les provinces conquises. L'usurpateur + d'un État est dans une situation analogue à celle d'un conquérant. Il + est condamné à tout renouveler, à dissoudre l'État, à détruire la + cité, à changer la face des moeurs.</p> + <p>C'est là le but, mais dans les temps actuels il n'y faut tendre que + par des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons + habiles, et, autant que possible, exemptes de violence. Je ne + détruirai donc pas directement les institutions, mais je les toucherai + une à une par un trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. + Ainsi je toucherai tour à tour à l'organisation judiciaire, au + suffrage, à la presse, à la liberté individuelle, à + l'enseignement.</p> + <p>Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une + législation nouvelle qui, sans abroger expressément l'ancienne, la + masquera d'abord, puis bientôt l'effacera complétement. Telles sont + mes conceptions générales, maintenant vous allez voir les détails + d'exécution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que n'êtes-vous encore dans les jardins de Ruccellaï, ô Machiavel, + pour professer ces belles leçons, et combien il est regrettable que la + postérité ne puisse pas vous entendre!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Rassurez-vous; pour qui sait lire, tout cela est dans le traité du + Prince.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, vous êtes au lendemain de votre coup d'État, qu'allez-vous + faire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Une grande chose, puis une très-petite.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voyons d'abord la grande?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Après le succès d'un coup de force contre le pouvoir établi, tout + n'est pas fini, et les partis ne se tiennent généralement pas pour + battus. On ne sait pas encore au juste ce que vaut l'énergie de + l'usurpateur, on va l'essayer, on va se lever contre lui les armes à + la main. Le moment est venu d'imprimer une terreur qui frappe la cité + entière et fasse défaillir les âmes les plus intrépides.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'allez-vous faire? Vous m'aviez dit que vous aviez répudié le + sang.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il ne s'agit pas ici de fausse humanité. La société est menacée, + elle est en état de légitime défense; l'excès des rigueurs et même de + la cruauté préviendra pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne + me demandez pas ce que l'on fera; il faut que les âmes soient + terrifiées une fois pour toutes et que la peur les détrempe.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, je me rappelle; c'est là ce que vous enseignez dans le traité + du Prince en racontant la sinistre exécution de Borgia dans Césène<a + name='FNanchor_7_7'></a><a href='#Footnote_7_7'><sup>[7]</sup></a>. + Vous êtes bien le même.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, non, vous le verrez plus tard; je n'agis ainsi que par + nécessité, et j'en souffre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais qui donc le versera, ce sang?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'armée! cette grande justicière des États; elle dont la main ne + déshonore jamais ses victimes. Deux résultats de la plus grande + importance seront atteints par l'intervention de l'armée dans la + répression. A partir de ce moment, d'une part elle se trouvera pour + toujours en hostilité avec la population civile qu'elle aura châtiée + sans ménagement, de l'autre elle se rattachera d'une manière + indissoluble au sort de son chef.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous croyez que ce sang ne retombera pas sur vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, car aux yeux du peuple, le souverain, en définitive, est + étranger aux excès d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours facile + de contenir. Ceux qui pourront en être responsables, ce seront les + généraux, les ministres qui auront exécuté mes ordres. Ceux-là , je + vous l'affirme, me seront dévoués jusqu'à leur dernier soupir, car ils + savent bien ce qui les attendrait après moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc là votre premier acte de souveraineté! Voyons maintenant + le second?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais si vous avez remarqué quelle est, en politique, la + puissance des petits moyens. Après ce que je viens de vous dire, je + ferai frapper à mon effigie toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai + une quantité considérable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais au milieu des premiers soucis de l'État, ce serait une mesure + puérile.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez cela? Vous n'avez pas pratiqué le pouvoir. L'effigie + humaine imprimée sur la monnaie, c'est le signe même de la puissance. + Au premier abord il y aura des esprits orgueilleux qui en + tressailliront de colère, mais on s'y habituera; les ennemis mêmes de + mon pouvoir seront obligés d'avoir mon portrait dans leur escarcelle. + Il est bien certain que l'on s'habitue peu à peu à regarder avec des + yeux plus doux les traits qui sont partout imprimés sur le signe + matériel de nos jouissances. Du jour où mon effigie est sur la + monnaie, je suis roi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'avoue que cet aperçu est nouveau pour moi; mais passons. Vous + n'avez pas oublié que les peuples nouveaux ont la faiblesse de se + donner des constitutions qui sont les garanties de leurs droits? Avec + votre pouvoir issu de la force, avec les projets que vous me révélez, + vous allez peut-être vous trouver embarrassé en présence d'une charte + fondamentale dont tous les principes, toutes les règles, toutes les + dispositions sont contraires à vos maximes de gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ferai une autre constitution, voilà tout.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous pensez que cela ne sera pas autrement difficile?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Où serait la difficulté? Il n'y a pas, pour le moment, d'autre + volonté, d'autre force que la mienne et j'ai pour base d'action + l'élément populaire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai. J'ai pourtant un scrupule: d'après ce que vous venez de + me dire, j'imagine que votre constitution ne sera pas un monument de + liberté. Vous pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, + d'une seule violence heureuse pour ravir à une nation tous ses droits, + toutes ses conquêtes, toutes ses institutions, tous les principes avec + lesquels elle a pris l'habitude de vivre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez! Je ne vais pas si vite. Je vous disais, il y a peu + d'instants, que les peuples étaient comme les hommes, qu'ils tenaient + plus aux apparences qu'à la réalité des choses; c'est là , en + politique, une règle dont je suivrais scrupuleusement les indications; + veuillez me rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous + verrez que je n'en suis pas aussi embarrassé que vous paraissez le + croire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'allez-vous en faire, ô Machiavel?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne craignez rien, nommez-les-moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne m'y fie point, je vous l'avoue.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, je vous les rappellerai moi-même. Vous ne manqueriez sans + doute pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de + la liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de + la liberté individuelle, du droit d'association, de l'égalité devant + la loi, de l'inviolabilité de la propriété et du domicile, du droit de + pétition, du libre consentement de l'impôt, de la proportionnalité des + peines, de la non rétroactivité des lois; en est-ce assez et en + souhaitez-vous encore?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je crois que c'est beaucoup plus qu'il n'en faut, Machiavel, pour + mettre votre gouvernement mal à l'aise.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est là ce qui vous trompe, et cela est si vrai, que je ne vois + nul inconvénient à proclamer ces principes; j'en ferai même, si vous + le voulez, le préambule de ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous m'avez déjà prouvé que vous étiez un grand magicien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il n'y a point de magie là dedans, il n'y a que du savoir-faire + politique.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais comment, ayant inscrit ces principes en tête de votre + constitution, vous y prendrez-vous pour ne pas les appliquer?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! prenez garde, je vous ai dit que je proclamerais ces principes, + mais je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les + désignerais expressément.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment l'entendez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'entrerais dans aucune récapitulation; je me bornerais à + déclarer au peuple que je reconnais et que je confirme les grands + principes du droit moderne.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La portée de cette réticence m'échappe.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous allez reconnaître combien elle est importante. Si j'énumérais + expressément ces droits, ma liberté d'action serait enchaînée + vis-à -vis de ceux que j'aurais déclarés; c'est ce que je ne veux pas. + En ne les nommant point, je parais les accorder tous et je n'en + accorde spécialement aucun; cela me permettra plus tard d'écarter, par + voie d'exception, ceux que je jugerai dangereux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je comprends.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parmi ces principes, d'ailleurs, les uns appartiennent au droit + politique et constitutionnel proprement dit, les autres au droit + civil. C'est là une distinction qui doit toujours servir de règle dans + l'exercice du pouvoir absolu. C'est à leurs droits civils que les + peuples tiennent le plus; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de + cette manière, une partie de mon programme au moins se trouvera + remplie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quant aux droits politiques ...?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai écrit dans le traité du Prince la maxime que voici, et qui n'a + pas cessé d'être vraie: «Les gouvernés seront toujours contents du + prince, lorsqu'il ne touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et + dès lors il n'a plus à combattre que les prétentions d'un petit nombre + de mécontents, dont il vient facilement à bout.» Ma réponse à votre + question est là .</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>On pourrait, à la rigueur, ne pas la trouver suffisante; on + pourrait vous répondre que les droits politiques aussi sont des biens; + qu'il importe aussi à l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en + y touchant vous portez en réalité atteinte à leurs biens comme à leur + honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits civils + est lié au maintien des droits politiques par une étroite solidarité. + Qui garantira les citoyens que si vous les dépouillez aujourd'hui de + la liberté politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la + liberté individuelle; que si vous attentez aujourd'hui à leur liberté, + vous n'attenterez pas demain à leur fortune?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est certain que l'argument est présenté avec beaucoup de + vivacité, mais je crois que vous en comprenez parfaitement aussi + l'exagération. Vous semblez toujours croire que les peuples modernes + sont affamés de liberté. Avez-vous prévu le cas où ils n'en veulent + plus, et pouvez-vous demander aux princes d'avoir pour elle plus de + passion que n'en ont les peuples? Or, dans vos sociétés si + profondément relâchées, où l'individu ne vit plus que dans la sphère + de son égoïsme et de ses intérêts matériels, interrogez le plus grand + nombre, et vous verrez si, de tous côtés, on ne vous répond pas: Que + me fait la politique? que m'importe la liberté? Est-ce que tous les + gouvernements ne sont pas les mêmes? est-ce qu'un gouvernement ne doit + pas se défendre?</p> + <p>Remarquez-le bien, d'ailleurs, ce n'est même pas le peuple qui + tiendra ce langage; ce seront les bourgeois, les industriels, les gens + instruits, les riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état + d'apprécier vos belles doctrines de droit public. Ils me béniront, ils + s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en état de minorité, + qu'ils sont incapables de se conduire. Tenez, les nations ont je ne + sais quel secret amour pour les vigoureux génies de la force. A tous + les actes violents marqués du talent de l'artifice, vous entendrez + dire avec une admiration qui surmontera le blâme: Ce n'est pas bien, + soit, mais c'est habile, c'est bien joué, c'est fort!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous allez donc rentrer dans la partie professionnelle de vos + doctrines?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas, nous en sommes à l'exécution. J'aurais certainement fait + quelques pas de plus si vous ne m'aviez obligé à une digression. + Reprenons.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='NEUVIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>NEUVIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous en étiez au lendemain d'une constitution faite par vous sans + l'assentiment de la nation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ici je vous arrête; je n'ai jamais prétendu froisser à ce point des + idées reçues dont je connais l'empire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vraiment!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je parle très-sérieusement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous comptez donc associer la nation <i>au nouvel oeuvre + fondamental</i> que vous préparez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, sans doute. Cela vous étonne? Je ferai bien mieux: je ferai + d'abord ratifier par le vote populaire le coup de force que j'ai + accompli contre l'État; je dirai au peuple, dans les termes qui + conviendront: Tout marchait mal; j'ai tout brisé, je vous ai sauvé, + voulez-vous de moi? vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre + par votre vote.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Libre sous le poids de la terreur et de la force armée.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On m'acclamera.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je le crois.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et le vote populaire, dont j'ai fait l'instrument de mon pouvoir, + deviendra la base même de mon gouvernement. J'établirai un suffrage + sans distinction de classe ni de cens, avec lequel l'absolutisme sera + organisé d'un seul coup.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, car d'un seul coup vous brisez en même temps l'unité de la + famille, vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des + lumières et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige + à votre gré.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui tous + les peuples de l'Europe: J'organise le suffrage universel comme + Washington aux États-Unis, et le premier usage que j'en fais est de + lui soumettre ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou + secondaires?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! laissons là , je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle; elles ne + sont déjà plus du temps présent.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur + l'acceptation de votre constitution? comment les articles organiques + en seront-ils discutés?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais je n'entends pas qu'ils soient discutés du tout, je croyais + vous l'avoir dit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu'il + vous a plu de choisir. Vous m'avez parlé des États-Unis d'Amérique; je + ne sais pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu'il y a de + certain, c'est que la constitution actuelle des États-Unis a été + discutée, délibérée et votée par les représentants de la nation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples: + nous sommes en Europe; ma constitution est présentée en bloc, elle est + acceptée en bloc.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. + Comment, en votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce + qu'il fait et jusqu'à quel point il s'engage?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et où avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment digne de ce + nom, vraiment durable, ait jamais été le résultat d'une délibération + populaire? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d'un + seul homme ou ce n'est qu'une oeuvre condamnée au néant. Sans + homogénéité, sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle + portera nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses de vues + qui ont présidé à sa rédaction.</p> + <p>Une constitution, encore une fois, ne peut être que l'oeuvre d'un + seul; jamais les choses ne se sont passées autrement, j'en atteste + l'histoire de tous les fondateurs d'empire, l'exemple des Sésostris, + des Solon, des Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre + Ier.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est un chapitre d'un de vos disciples que vous allez me + développer là .</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et de qui donc?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne + sont pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, + à vous entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit + profonde de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous + souvenir que, dans l'hypothèse où nous nous plaçons, la nation a + atteint l'apogée de sa civilisation, que son droit public est fondé, + et qu'elle est en possession d'institutions régulières.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne dis pas non; aussi vous allez voir que je n'ai pas besoin de + détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il + me suffira d'en modifier l'économie et d'en changer les + combinaisons.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Expliquez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous m'avez fait tout à l'heure un cours de politique + constitutionnelle, je compte le mettre à profit. Je ne suis, + d'ailleurs, pas aussi étranger qu'on le croit généralement en Europe, + à toutes ces idées de bascule politique; vous avez pu vous en + apercevoir par mes discours sur Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous + remarquiez avec raison, il y a un instant, que dans les États + parlementaires de l'Europe les pouvoirs publics étaient distribués à + peu près partout de la même manière entre un certain nombre de corps + politiques dont le jeu régulier constituait le gouvernement.</p> + <p>Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des + attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un + sénat, un corps législatif, un conseil d'État, une cour de cassation; + je dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le + mécanisme respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que + moi le secret; il est évident que chacun d'eux répond à une fonction + essentielle du gouvernement. Vous remarquerez bien que c'est la + fonction que j'appelle essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi + il faut qu'il y ait un pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un + pouvoir législatif, un pouvoir règlementaire, cela ne fait pas de + doute.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n'en font + qu'un à vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en + supprimant les institutions.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Encore une fois, c'est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir + ainsi sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le + fanatisme qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89; + mais veuillez bien m'écouter: En statique le déplacement d'un point + d'appui fait changer la direction de la force, en mécanique le + déplacement d'un ressort fait changer le mouvement. En apparence + pourtant c'est le même appareil, c'est le même mécanisme. De même + encore en physiologie le tempérament dépend de l'état des organes. Si + les organes sont modifiés, le tempérament change. Eh bien, les + diverses institutions dont nous venons de parler fonctionnent dans + l'économie gouvernementale comme de véritables organes dans le corps + humain. Je toucherai aux organes, les organes resteront, mais la + complexion politique de l'État sera changée. Concevez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous + gardez les noms, vous ôtez les choses. C'est ce qu'Auguste fit à Rome + quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une + préture, une censure, un tribunat; mais il n'y avait plus ni consuls, + ni préteurs, ni censeurs, ni tribuns.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avouez qu'on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut + faire en politique, à la condition de flatter les préjugés publics et + de garder du respect pour les apparences.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne rentrez pas dans les généralités; vous voilà à l'oeuvre, je vous + suis.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes + actes va prendre sa source. A mes yeux vos gouvernements + parlementaires ne sont que des écoles de dispute, que des foyers + d'agitations stériles au milieu desquels s'épuise l'activité féconde + des nations que la tribune et la presse condamnent à l'impuissance. En + conséquence je n'ai pas de remords; je pars d'un point de vue élevé et + mon but justifie mes actes.</p> + <p>A des théories abstraites je substitue la raison pratique, + l'expérience des siècles, l'exemple des hommes de génie qui ont fait + de grandes choses par les mêmes moyens; je commence par rendre au + pouvoir ses conditions vitales.</p> + <p>Ma première réforme s'appesantit immédiatement sur votre prétendue + responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme + le vôtre, par exemple, où l'opinion, par un sentiment instinctif, + rapporte tout au chef de l'État, le bien comme le mal, inscrire en + tête d'une charte que le souverain est irresponsable, c'est mentir au + sentiment public, c'est établir une fiction qui s'évanouira toujours + au bruit des révolutions.</p> + <p>Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la + responsabilité ministérielle; le souverain que j'institue sera seul + responsable devant le peuple.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A la bonne heure, il n'y a pas là d'ambages.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation + ont, comme vous me l'expliquiez, l'initiative des projets de loi seuls + ou concurremment avec le pouvoir exécutif; eh bien, c'est la source + des plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque + député peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en + présentant les projets de lois les moins étudiés, les moins + approfondis; que dis-je? avec l'initiative parlementaire, la Chambre + renversera, quand elle voudra, le gouvernement. Je raye l'initiative + parlementaire. La proposition des lois n'appartiendra qu'au + souverain.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du + pouvoir absolu; car dans un État où l'initiative des lois n'appartient + qu'au souverain, c'est à peu près le souverain qui est le seul + législateur; mais avant que vous n'alliez plus loin, je désirerais + vous faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je + vous trouve assis sur le sable.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Comment?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>N'avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre + pouvoir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, vous n'êtes qu'un mandataire révocable au gré du peuple, + en qui seul réside la véritable souveraineté. Vous avez cru pouvoir + faire servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous + apercevez donc pas qu'on vous renversera quand on voudra? D'autre + part, vous vous êtes déclaré seul responsable; vous comptez donc être + un ange? Mais soyez-le si vous voulez, on ne s'en prendra pas moins à + vous de tout le mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première + crise.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous anticipez: l'objection vient trop tôt, mais j'y réponds de + suite, puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous + croyez que je n'ai pas prévu l'argument. Si mon pouvoir était troublé, + ce ne pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles + par deux droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels sont donc ces droits?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siége; je + suis chef d'armée, j'ai toute la force publique entre les mains; à la + première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient + raison de la résistance et je retrouverais dans l'urne populaire une + nouvelle consécration de mon autorité.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez des arguments sans réplique; mais revenons, je vous prie, + au Corps législatif que vous avez installé; sur ce point, je ne vous + vois pas hors d'embarras; vous avez privé cette assemblée de + l'initiative parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les + lois que vous présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute + pas le lui laisser exercer?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois + à cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter + la loi, je n'ai pas à craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon + pouvoir. J'ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l'ai dit + d'ailleurs, il entre dans mes plans de laisser subsister en apparence + les institutions. Seulement je dois vous déclarer que je n'entends pas + laisser à la Chambre ce que vous appelez le droit d'amendement. Il est + évident qu'avec l'exercice d'une telle faculté, il n'est pas de loi + qui ne pourrait être déviée de son but primitif et dont l'économie ne + fût susceptible d'être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n'y + a pas d'autre alternative.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais il n'en faudrait pas davantage pour vous renverser: il + suffirait pour cela que l'assemblée législative repoussât + systématiquement tous vos projets de loi ou seulement qu'elle refusât + de voter l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. + Une chambre, quelle qu'elle soit, qui entraverait par un tel acte de + témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. + J'aurais mille moyens d'ailleurs de neutraliser le pouvoir d'une telle + assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et + j'aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. + Je me réserverais la nomination des présidents et des vice-présidents + qui dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je + réduirais à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je ferais surtout + une chose qui est d'une très-grande importance, et dont la pratique + commence déjà à s'introduire, m'a-t-on dit: j'abolirais la gratuité du + mandat législatif; je voudrais que les députés reçussent un émolument, + que leurs fonctions fussent, en quelque sorte, salariées. Je regarde + cette innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir + les représentants de la nation; je n'ai pas besoin de vous développer + cela, l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme + chef du pouvoir exécutif, j'ai le droit de convoquer, de dissoudre le + Corps législatif, et qu'en cas de dissolution, je me réserverais les + plus longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je + comprends parfaitement que l'assemblée législative ne pourrait, sans + danger, rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous: nous + rencontrerons bientôt d'autres moyens pratiques de l'y rattacher. Ces + détails constitutionnels vous suffisent-ils? en voulez-vous + davantage?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela n'est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à + l'organisation du Sénat.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous avez très-bien compris que c'était là la partie + capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à + présent, je vous regarde comme complétement maître de l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela vous plaît à dire; mais, en réalité, la souveraineté ne + pourrait s'établir sur des bases aussi superficielles. A côté du + souverain, il faut des corps imposants par l'éclat des titres, des + dignités et par l'illustration personnelle de ceux qui le composent. + Il n'est pas bon que la personne du souverain soit constamment en jeu, + que sa main s'aperçoive toujours; il faut que son action puisse au + besoin se couvrir sous l'autorité des grandes magistratures qui + environnent le trône.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est aisé de voir que c'est à ce rôle que vous destinez le Sénat + et le Conseil d'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On ne peut rien vous cacher.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous parlez du trône: je vois que vous êtes roi et nous étions tout + à l'heure en république. La transition n'est guère ménagée.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'illustre publiciste français ne peut pas me demander de m'arrêter + à de semblables détails d'exécution: du moment que j'ai la + toute-puissance en main, l'heure où je me ferai proclamer roi n'est + plus qu'une affaire d'opportunité. Je le serai avant ou après avoir + promulgué ma constitution, peu importe.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai. Revenons à l'organisation du Sénat.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DIXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition + de votre mémorable ouvrage sur <i>les Causes de la grandeur et de la + décadence des Romains</i>, il n'est pas que vous n'ayez remarqué le + rôle que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne + d'Auguste.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est là , si vous me permettez de vous le dire, un point que les + recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complétement + éclairci. Ce qu'il y a de certain, c'est que jusqu'aux derniers temps + de la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, + investie d'immenses priviléges, ayant des pouvoirs propres; ce fut là + le secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions + politiques et de la grandeur qu'il imprima à la République. A partir + d'Auguste, le Sénat n'est plus qu'un instrument dans la main des + empereurs, mais on ne voit pas bien par quelle succession d'actes ils + parvinrent à le dépouiller de sa puissance.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas précisément pour élucider ce point d'histoire que je + vous prie de vous reporter à cette période de l'Empire. Cette + question, pour le moment, ne me préoccupe pas; tout ce que je voulais + vous dire, c'est que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté + du prince, un rôle politique analogue à celui du Sénat Romain dans les + temps qui ont suivi la chute de la République.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, mais à cette époque la loi n'était plus votée dans les + comices populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes; + est-ce cela que vous voulez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas: cela ne serait point conforme aux principes modernes du + droit constitutionnel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels remercîments ne vous doit-on pas pour un semblable + scrupule!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai d'ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît + nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut + émaner que de ma proposition, et je fais d'ailleurs des décrets qui + ont force de lois.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n'est cependant pas + mince; mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le + Sénat.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son + intervention directe ne doit apparaître que dans des circonstances + solennelles; s'il était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte + fondamental, ou que la souveraineté fût mise en péril.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce langage est encore très-divinatoire. Vous aimez à préparer vos + effets.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu'à présent, de + vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu'ils donnent aux + peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute; je ne voudrais pas + m'enfermer dans un cercle infranchissable; je ne fixerais que ce qu'il + est impossible de laisser incertain; je laisserais aux changements une + assez large voie pour qu'il y ait, dans les grandes crises, d'autres + moyens de salut que l'expédient désastreux des révolutions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous parlez en sage.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et en ce qui concerne le Sénat, j'inscrirais dans ma constitution: + «Que le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n'a pas été + prévu par la constitution et qui est nécessaire à sa marche; qu'il + fixe le sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à + différentes interprétations; qu'il maintient ou annule tous les actes + qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou + dénoncés par les pétitions des citoyens; qu'il peut poser les bases de + projets de lois d'un grand intérêt national; qu'il peut proposer des + modifications à la constitution et qu'il y sera statué par un + sénatus-consulte.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Tout cela est fort beau et c'est véritablement là un Sénat Romain. + Je fais seulement quelques remarques sur votre constitution: elle sera + donc rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous + jugiez à l'avance que les articles qu'elle renferme pourront être + susceptibles de différentes interprétations.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, mais il faut tout prévoir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, + était d'éviter de tout prévoir et de tout régler.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'illustre président n'a pas hanté sans profit le palais de Thémis, + ni porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n'ont pas eu + d'autre portée que celle-ci: Il faut prévoir ce qui est essentiel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dites-moi, je vous prie: votre Sénat, interprète et gardien du + pacte fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Indubitablement non.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous dis pas le contraire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce qu'il interprétera, ce sera donc vous qui l'interpréterez; ce + qu'il modifiera, ce sera vous qui le modifierez; ce qu'il annulera, ce + sera vous qui l'annulerez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne prétends pas m'en défendre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que + vous avez fait, d'ôter ce que vous avez donné, de changer votre + constitution, soit en bien, soit en mal, ou même de la faire + disparaître complétement si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge + rien de vos intentions ni des mobiles qui pourraient vous faire agir + dans telles ou telles circonstances données; je vous demande seulement + où se trouverait la plus faible garantie pour les citoyens au milieu + d'un si vaste arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se + résoudre à le subir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je m'aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. + Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification aux bases + fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à + l'acceptation du peuple par la voie du suffrage universel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir + si la modification que vous projetez porte en elle le caractère + fondamental qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux + admettre toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un + sénatus-consulte ce qui doit être fait par un plébiscite. + Livrerez-vous à la discussion vos amendements constitutionnels? les + ferez-vous délibérer dans des comices populaires?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Incontestablement non; si jamais le débat sur des articles + constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, + rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l'examen du tout + en vertu de son droit d'évocation, et le lendemain ce serait la + Révolution dans la rue.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes logique du moins: alors les amendements constitutionnels + sont présentés en bloc, acceptés en bloc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas autrement, en effet.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l'organisation du + Conseil d'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d'un + Président de cour souveraine. J'ai oublié de vous dire que + j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé le Corps législatif.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est entendu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas besoin d'ajouter d'ailleurs que je me réserverais + également la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette + haute assemblée. En ce qui touche le Conseil d'État, je serai plus + bref. Vos institutions modernes sont des instruments de centralisation + si puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans exercer + l'autorité souveraine.</p> + <p>Qu'est-ce, en effet, d'après vos propres principes, que le Conseil + d'État? C'est un simulacre de corps politique destiné à faire passer + entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir + règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut + servir, quand on veut, à faire de véritables lois.</p> + <p>Le Conseil d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on dit, + d'une attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En + matière contentieuse, il peut, m'assure-t-on, revendiquer par droit + d'évocation, ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux + ordinaires, la connaissance de tous les litiges qui lui paraissent + avoir un caractère administratif. Ainsi, et pour caractériser en un + mot ce qu'il y a de tout à fait exceptionnel dans cette dernière + attribution, les tribunaux doivent refuser de juger quand ils se + trouvent en présence d'un acte de l'autorité administrative, et + l'autorité administrative peut, dans le même cas, dessaisir les + tribunaux pour s'en référer à la décision du Conseil d'État.</p> + <p>Or, encore une fois, qu'est-ce que le Conseil d'État? A-t-il un + pouvoir propre? est-il indépendant du souverain? Pas du tout. Ce n'est + qu'un Comité de Rédaction. Quand le Conseil d'État fait un règlement, + c'est le souverain qui le fait; quand il rend un jugement, c'est le + souverain qui le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est + l'administration, l'administration juge et partie dans sa propre + cause. Connaissez-vous quelque chose de plus fort que cela et + croyez-vous qu'il y ait beaucoup à faire pour fonder le pouvoir absolu + dans des États où l'on trouve tout organisées de pareilles + institutions?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Votre critique tombe assez juste, j'en conviens; mais, comme le + Conseil d'État est une institution excellente en soi, rien n'est plus + facile que de lui donner l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans + un certaine mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce que vous ferez sans + doute.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>En effet, je maintiendrai le type de l'unité dans l'institution là + où je le trouverai, je le ramènerai là où il n'est pas, en resserrant + les liens d'une solidarité que je regarde comme indispensable.</p> + <p>Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma + constitution faite.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Déjà ?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour + changer complétement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon + programme est remplie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de + cassation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce que j'ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont + entre vos mains, vous devez commencer à être satisfait.</p> + <p>Récapitulons:</p> + <p>Vous faites la loi: 1° sous la forme de propositions au Corps + législatif; vous la faites, 2°, sous forme de décrets; 3° sous forme + de sénatus-consultes; 4° sous forme de règlements généraux; 5° sous + forme d'arrêtés au Conseil d'État; 6° sous forme de règlements + ministériels; 7° enfin sous forme de coups d'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir + est précisément le plus difficile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En effet, je ne m'en doutais pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous n'avez pas assez remarqué alors que ma constitution était + muette sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec + le nouvel ordre de choses que je viens d'établir. Il en est ainsi, par + exemple, de la liberté de la presse, du droit d'association, de + l'indépendance de la magistrature, du droit de suffrage, de + l'élection, par les communes, de leurs officiers municipaux, de + l'institution des gardes civiques et de beaucoup d'autres choses + encore qui devront disparaître ou être profondément modifiées.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais n'avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque + vous avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que + l'application?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous l'ai dit, je n'ai reconnu aucun principe ni aucun droit en + particulier; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que + des exceptions à la règle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et des exceptions qui la confirment, c'est juste.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur + d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit dans le traité du + <i>Prince</i> une maxime qui doit servir de règle de conduite en + pareil cas: «Il faut que l'usurpateur d'un État y commette une seule + fois toutes les rigueurs que sa sûreté nécessite pour n'avoir plus à y + revenir; car plus tard il ne pourra plus varier avec ses sujets ni en + bien ni en mal; si c'est en mal que vous avez à agir, vous n'êtes plus + à temps, du moment où la fortune vous est contraire; si c'est en bien, + vos sujets ne vous sauront aucun gré d'un changement qu'ils jugeront + être forcé.»</p> + <p>Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai + une succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d'un + seul coup les libertés et les droits dont l'exercice serait + dangereux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la + terreur de votre coup d'État. Pour votre constitution on ne vous a + rien refusé, puisque vous pouviez tout prendre; pour vos décrets on + n'a rien à vous permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous + prenez tout.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous avez le mot vif.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Un peu moins cependant que vous n'avez l'action, convenez-en. + Malgré votre vigueur de main et votre coup d'oeil, je vous avoue que + j'ai peine à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce + second coup d'État tenu en réserve derrière la coulisse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le pays fermera volontairement les yeux; car, dans l'hypothèse où + je me suis placé, il est las d'agitations, il aspire au repos comme le + sable du désert après l'ondée qui suit la tempête.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique; c'est + trop.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je m'empresse d'ailleurs de vous dire que les libertés que je + supprime, je promettrai solennellement de les rendre après + l'apaisement des partis.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je crois qu'on attendra toujours.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est possible.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir + sa parole quand il y trouve son intérêt.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne vous hâtez pas de prononcer; vous verrez l'usage que je saurai + faire de cette promesse; je me charge bientôt de passer pour l'homme + le plus libéral de mon royaume.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé; en attendant, + vous supprimez directement toutes les libertés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Directement n'est pas le mot d'un homme d'État; je ne supprime rien + directement; c'est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau + du lion. A quoi servirait la politique, si l'on ne pouvait gagner par + des voies obliques le but qui ne peut s'atteindre par la ligne droite? + Les bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il + n'y a plus qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les + ménagements que comportent les nouvelles moeurs constitutionnelles. + C'est ici que doivent se placer naturellement les artifices de + gouvernement et de législation que la prudence recommande au + prince.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase; je me dispose à + vous écouter.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='ONZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>ONZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l'<i>Esprit des + lois</i>, que le mot de liberté est un mot auquel on attache des sens + fort divers. On lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que + voici:</p> + <p>«La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent<a + name='FNanchor_8_8'></a><a href= + '#Footnote_8_8'><sup>[8]</sup></a>.»</p> + <p>Je m'accommode très-bien de cette définition que je trouve juste, + et je puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu'il + faudra. Vous allez voir quel en est l'esprit. Par quoi vous plaît-il + que nous commencions?</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne serais pas fâché de voir d'abord comment vous vous mettrez en + défense vis-à -vis de la presse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de + ma tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que + multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j'ai mes coudées + franches; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque + sans soulever aucune récrimination.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi donc, s'il vous plaît?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le + talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est jamais au service + que de passions violentes, égoïstes, exclusives; parce qu'elle dénigre + de parti pris, parce qu'elle est vénale, parce qu'elle est injuste, + parce qu'elle est sans générosité et sans patriotisme; enfin et + surtout, parce que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse + d'un pays à quoi elle peut servir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera + facile d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c'est + autre chose. Elle empêche tout simplement l'arbitraire dans l'exercice + du pouvoir; elle force à gouverner constitutionnellement; elle + contraint; à l'honnêteté, à la pudeur, au respect d'eux-mêmes et + d'autrui les dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour tout + dire en un mot, elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se + plaindre et d'être entendu. On peut pardonner beaucoup à une + institution qui, à travers tant d'abus, rend nécessairement tant de + services.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le + pouvez, au plus grand nombre; comptez ceux qui s'intéresseront au sort + de la presse, et vous verrez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est pour cela qu'il vaut mieux que vous passiez de suite aux + moyens pratiques de la <i>museler</i>; je crois que c'est le mot.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est le mot, en effet; au surplus, ce n'est pas seulement le + journalisme que j'entends refréner.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est l'imprimerie elle-même.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous commencez à user de l'ironie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans un moment vous allez me l'ôter puisque sous toutes les formes + vous allez enchaîner la presse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On ne trouve point d'armes contre un enjouement dont le trait est + si spirituel; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas + la peine d'échapper aux attaques du journalisme s'il fallait rester en + butte à celles du livre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, commençons par le journalisme.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si je m'avisais de supprimer purement et simplement les journaux, + je heurterais très-imprudemment la susceptibilité publique, qu'il est + toujours dangereux de braver ouvertement; je vais procéder par une + série de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance + et de police.</p> + <p>Je décrète qu'à l'avenir aucun journal ne pourra se fonder qu'avec + l'autorisation du gouvernement; voilà déjà le mal arrêté dans son + développement; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui + seront autorisés à l'avenir ne pourront être que des organes dévoués + au gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez: + l'esprit d'un journal change avec le personnel de sa rédaction; + comment pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre + pouvoir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'objection est bien faible, car, en fin de compte, je + n'autoriserai, si je le veux, la publication d'aucune feuille + nouvelle; mais j'ai d'autres plans, comme vous le verrez. Vous me + demandez comment je neutraliserai une rédaction hostile? De la façon + la plus simple, en vérité; j'ajouterai que l'autorisation du + gouvernement est nécessaire à raison de tous changements opérés dans + le personnel des rédacteurs en chef ou gérants du journal.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et + dont la rédaction n'aura pas changé, parleront.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! attendez: j'atteins tous les journaux présents ou futurs par + des mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises + de publicité; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous + appelez aujourd'hui le timbre et le cautionnement. L'industrie de la + presse sera bientôt si peu lucrative, grâce à l'élévation de ces + impôts, que l'on ne s'y livrera qu'à bon escient.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent + pas à l'argent.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Soyez tranquille, j'ai de quoi leur fermer la bouche, car voici + venir les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l'on a + déféré au jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas + de mesure plus déplorable que celle-là , car c'est agiter l'opinion à + propos de la moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse + ont un caractère tellement élastique, l'écrivain peut déguiser ses + attaques sous des formes si variées et si subtiles, qu'il n'est même + pas possible de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. + Les tribunaux resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l'arme + répressive de tous les jours doit être aux mains de + l'administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des + tribunaux, ou plutôt vous frapperez donc de deux mains: de la main de + la justice et de celle de l'administration?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le grand mal! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et + méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout + dénigrer; qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits + que les voyageurs rencontrent l'escopette au poing sur leur route. Ils + se mettent constamment hors la loi; quand bien même on les y mettrait + un peu!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne puis pas m'engager à cela, car ces gens-là sont comme les + têtes de l'hydre de Lerne; quand on en coupe dix, il en repousse + cinquante. C'est principalement aux journaux, en tant qu'entreprises + de publicité, que je m'en prendrais. Je leur tiendrais simplement le + langage que voici: J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait; + je le puis encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c'est à + une condition, c'est que vous ne viendrez pas embarrasser ma marche et + déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous + faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer + vos infractions; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs + chargés d'examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous + avez des plumes, écrivez; mais retenez bien ceci; je me réserve, pour + moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué. + Point de subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le sentirai bien et + vous le sentirez bien vous-mêmes; dans ce cas-là , je me ferai justice + de mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des + ménagements; je vous avertirai une fois, deux fois; à la troisième + fois je vous supprimerai.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois avec étonnement que ce n'est pas précisément le journaliste + qui est frappé dans ce système, c'est le journal, dont la ruine + entraîne celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qu'ils aillent se grouper ailleurs; on ne fait pas de commerce sur + ces choses-là . Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens + de vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations + prononcées par les tribunaux. Deux condamnations dans l'année + entraîneraient de plein droit la suppression du journal. Je ne m'en + tiendrais pas là , je dirais encore aux journaux, dans un décret ou + dans une loi s'entend: Réduits à la plus étroite circonspection en ce + qui vous concerne, n'espérez pas agiter l'opinion par des commentaires + sur les débats de mes chambres; je vous en défends le compte rendu, je + vous défends même le compte rendu des débats judiciaires en matière de + presse. Ne comptez pas davantage impressionner l'esprit public par de + prétendues nouvelles venues du dehors; je punirais les fausses + nouvelles de peines corporelles, qu'elles soient publiées de bonne ou + de mauvaise foi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, + sans les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, + ne vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal + publie une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la + véracité, car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une manière + certaine, et quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve + matérielle lui manquera.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On y regardera à deux fois avant de troubler l'opinion, c'est ce + qu'il faut.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais je vois autre chose. Si l'on ne peut plus vous combattre par + les journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. + Tous les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de + votre Royaume; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des + écrits enflammés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la + manière la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet + très-dangereuse. D'abord toute introduction ou circulation dans le + Royaume, de journaux ou d'écrits non autorisés, sera punie d'un + emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter + l'envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d'avoir écrit, à + l'étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le + royaume, recherchés et punis. C'est une indignité véritable que + d'écrire, à l'étranger, contre son gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières + parlera.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les + petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je + vous le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs + propres nationaux, en cas d'attaque contre mon gouvernement, par la + voie de la presse ou autrement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que j'ai eu raison de dire, dans l'<i>Esprit des lois</i>, + que les frontières d'un despote devaient être ravagées. Il faut que la + civilisation n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en suis sûr, ne + connaîtront pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous + ferez du Royaume une île où l'on ignorera ce qui se passe en Europe, + et de la capitale une autre île où l'on ignorera ce qui se passe dans + les provinces.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits + venus du dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles? Par + un petit nombre d'agences qui centralisent les renseignements qui leur + sont transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir + soudoyer ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que + sous le contrôle du gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voilà qui est bien; vous pouvez passer maintenant à la police des + livres.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris + une si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je + n'entends nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En + premier lieu, j'obligerai ceux qui voudront exercer la profession + d'imprimeur, d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet, + c'est-à -dire d'une autorisation que le gouvernement pourra toujours + leur retirer, soit directement, soit par des décisions de justice.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires + publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du + pouvoir!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine, car les choses étaient + ainsi de votre temps, sous les parlements; il faut conserver les + anciens usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures + fiscales; j'étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou + plutôt j'imposerai le poids du timbre aux livres qui n'auront pas un + certain nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n'aura pas deux + cents pages, trois cents pages, ne sera pas un livre, ce ne sera + qu'une brochure. Je crois que vous saisissez parfaitement l'avantage + de cette combinaison; d'un côté je raréfie par l'impôt cette nuée de + petits écrits qui sont comme des annexes du journalisme; de l'autre, + je force ceux qui veulent échapper au timbre à se jeter dans des + compositions longues et dispendieuses qui ne se vendront presque pas + ou se liront à peine sous cette forme. Il n'y a plus guère que les + pauvres diables, aujourd'hui, qui ont la conscience de faire des + livres; ils y renonceront. Le fisc découragera la vanité littéraire et + la loi pénale désarmera l'imprimerie elle-même, car je rends l'éditeur + et l'imprimeur responsables, criminellement, de ce que les livres + renferment. Il faut que, s'il est des écrivains assez osés pour écrire + des ouvrages contre le gouvernement, ils ne puissent trouver personne + pour les éditer. Les effets de cette intimidation salutaire + rétabliront indirectement une censure que le gouvernement ne pourrait + exercer lui-même, à cause du discrédit dans lequel cette mesure + préventive est tombée. Avant de donner le jour à des ouvrages + nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs consulteront, ils viendront + s'informer, ils produiront les livres dont on leur demande + l'impression, et de cette manière le gouvernement sera toujours + informé utilement des publications qui se préparent contre lui; il en + fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en + déférera les auteurs aux tribunaux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous m'aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous + ne paraissez par vous douter que c'est la liberté de l'industrie que + vous venez de frapper par cette législation; le droit de propriété s'y + trouve lui-même engagé, il y passera à son tour.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce sont des mots.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! que non pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que reste-t-il donc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'autre moitié de la tâche.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DOUZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DOUZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous ai montré encore que la partie en quelque sorte + défensive du régime organique que j'imposerais à la presse; j'ai + maintenant à vous faire voir comment je saurais employer cette + institution au profit de mon pouvoir. J'ose dire que nul gouvernement + n'a eu, jusqu'à ce jour, une conception plus hardie que celle dont je + vais vous parler. Dans les pays parlementaires, c'est presque toujours + par la presse que périssent les gouvernements, eh bien, j'entrevois la + possibilité de neutraliser la presse par la presse elle-même. Puisque + c'est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait + mon gouvernement? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme + incarné.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vraiment, vous me faites passer par d'étranges surprises! C'est un + panorama perpétuellement varié que vous déployez devant moi; je suis + assez curieux, je vous l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez + pour réaliser ce nouveau programme.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il faudra beaucoup moins de frais d'imagination que vous ne le + pensez. Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que + vous appelez l'opposition. S'il y en a dix pour l'opposition, j'en + aurai vingt pour le gouvernement; s'il y en a vingt, j'en aurai + quarante; s'il y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi + me servira, vous le comprenez à merveille maintenant, la faculté que + je me suis réservée d'autoriser la création de nouvelles feuilles + politiques.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En effet, cela est très-simple.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas tant que vous le croyez cependant, car il ne faut pas que la + masse du public puisse soupçonner cette tactique; la combinaison + serait manquée et l'opinion se détacherait d'elle-même des journaux + qui défendraient ouvertement ma politique.</p> + <p>Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à + mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux + dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes + rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là , + je commence par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur + l'opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux + dont le caractère ne sera déjà plus qu'officieux et dont la mission + sera de rallier à mon pouvoir cette masse d'hommes tièdes et + indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne + vont pas au delà dans leur religion politique.</p> + <p>C'est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se + trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la + nuance officielle ou officieuse se dégrade complétement, en apparence, + bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous + rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour + les uns, invisible à l'égard des autres. Je n'entreprends point de + vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué + dans chaque opinion, dans chaque parti; j'aurai un organe + aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain + dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti + révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti + anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces + bras donneront la main à toutes les nuances d'opinion quelconque sur + la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux + qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront + agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous + leur drapeau marcheront sous le mien.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories? Cela + donne le vertige.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ménagez votre tête, car vous n'êtes pas au bout.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je me demande seulement, comment vous pourrez diriger et rallier + toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre + gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est là qu'une affaire d'organisation, vous devez le + comprendre; j'instituerai, par exemple, sous le titre de division de + l'imprimerie et de la presse, un centre d'action commun où l'on + viendra chercher la consigne et d'où partira le signal. Alors, pour + ceux qui ne seront qu'à moitié dans le secret de cette combinaison, il + se passera un spectacle bizarre; on verra des feuilles, dévouées à mon + gouvernement, qui m'attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une + foule de tracas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est cependant pas si difficile à concevoir; car, remarquez + bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne + seront attaqués par les journaux dont je vous parle; ils ne feront + jamais qu'une polémique d'escarmouche, qu'une opposition dynastique + dans les limites les plus étroites.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quel avantage y trouverez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment + considérable déjà , sera de faire dire, par le plus grand nombre: Mais + vous voyez bien qu'on est libre, qu'on peut parler sous ce régime, + qu'il est injustement attaqué, qu'au lieu de comprimer, comme il + pourrait le faire, il souffre, il tolère! Un autre résultat, non moins + important, sera de provoquer, par exemple, des observations comme + celles-ci: Voyez à quel point les bases de ce gouvernement, ses + principes, s'imposent au respect de tous; voilà des journaux qui se + permettent les plus grandes libertés de langage, eh bien, jamais ils + n'attaquent les institutions établies. Il faut qu'elles soient + au-dessus des injustices des passions, puisque les ennemis mêmes du + gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur rendre hommage.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voilà , je l'avoue, qui est vraiment machiavélique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me faites beaucoup d'honneur, mais il y a mieux: A l'aide du + dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je + dirige à mon gré l'opinion dans toutes les questions de politique + intérieure ou extérieure. J'excite ou j'endors les esprits, je les + rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai + et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant + les circonstances; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille + l'impression produite, j'essaie des combinaisons, des projets, des + déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des + ballons d'essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais + compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, + je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques; je + sollicite l'opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la + retiens, j'ai toujours le doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans + le savoir, mes impressions personnelles, et elle s'émerveille parfois + d'être si constamment d'accord avec son souverain. On dit alors que + j'ai la fibre populaire, qu'il y a une sympathie secrète et + mystérieuse qui m'unit aux mouvements de mon peuple.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ces diverses combinaisons me paraissent d'une perfection idéale. Je + vous soumets cependant encore une observation, mais très-timide cette + fois: Si vous sortez du silence de la Chine, si vous permettez à la + milice de vos journaux de faire, au profit de vos desseins, + l'opposition postiche dont vous venez de me parler, je ne vois pas + trop, en vérité, comment vous pourrez empêcher les journaux non + affiliés de répondre, par de véritables coups, aux agaceries dont ils + devineront le manége. Ne pensez-vous pas qu'ils finiront par lever + quelques-uns des voiles qui couvrent tant de ressorts mystérieux? + Quand ils connaîtront le secret de cette comédie, pourrez-vous les + empêcher d'en rire? Le jeu me paraît bien scabreux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas du tout; je vous dirai que j'ai employé, ici, une grande partie + de mon temps à examiner le fort et le faible de ces combinaisons, je + me suis beaucoup renseigné sur ce qui touche aux conditions + d'existence de la presse dans les pays parlementaires. Vous devez + savoir que le journalisme est une sorte de franc-maçonnerie: ceux qui + en vivent sont tous plus ou moins rattachés les uns aux autres par les + liens de la discrétion professionnelle; pareils aux anciens augures, + ils ne divulguent pas aisément le secret de leurs oracles. Ils ne + gagneraient rien à se trahir, car ils ont pour la plupart des plaies + plus ou moins honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au + centre de la capitale, dans un certain rayon de personnes, ces choses + ne seront pas un mystère; mais, partout ailleurs, on ne s'en doutera + pas, et la grande majorité de la nation marchera avec la confiance la + plus entière sur la trace des guides que je lui aurai donnés.</p> + <p>Que m'importe que, dans la capitale, un certain monde puisse être + au courant des artifices de mon journalisme? C'est à la province + qu'est réservée la plus grande partie de son influence. Là j'aurai + toujours la température d'opinion qui me sera nécessaire, et chacune + de mes atteintes y portera sûrement. La presse de province + m'appartiendra en entier, car là , point de contradiction ni de + discussion possible; du centre d'administration où je siégerai, on + transmettra régulièrement au gouverneur de chaque province l'ordre de + faire parler les journaux dans tel ou tel sens, si bien qu'à la même + heure, sur toute la surface du pays, telle influence sera produite, + telle impulsion sera donnée, bien souvent même avant que la capitale + s'en doute. Vous voyez par là que l'opinion de la capitale n'est pas + faite pour me préoccuper. Elle sera en retard, quand il le faudra, sur + le mouvement extérieur qui l'envelopperait, au besoin, à son insu.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que + vous me faites perdre le sentiment d'une dernière objection que je + voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez + de dire, qu'il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de + journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler + politique, cela est certain, mais ils pourront vous faire une guerre + de détails. Votre administration ne sera pas parfaite; le + développement du pouvoir absolu comporte une quantité d'abus dont le + souverain même n'est pas cause; sur tous les actes de vos agents qui + toucheront à l'intérêt privé, on vous trouvera vulnérable; on se + plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement + responsable, et votre considération succombera en détail.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne crains pas cela.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est vrai que vous avez tellement multiplié les moyens de + répression, que vous n'avez que le choix des coups.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas ce que je pensais dire; je ne veux même pas être + obligé d'avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une + simple injonction, avoir la possibilité d'arrêter toute discussion sur + un sujet qui touche à l'administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment vous y prendrez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les + rectifications que le gouvernement leur communiquera; les agents de + l'administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur + dira catégoriquement: Vous avez avancé tel fait, il n'est pas exact; + vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez + été inconvenant, vous avez eu tort, tenez-vous-le pour dit. Ce sera, + comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans laquelle, bien entendu, on n'aura pas la réplique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Évidemment non; la discussion sera close.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l'aurez + sans user de violence, c'est très-ingénieux. Comme vous me le disiez + très-bien tout à l'heure, votre gouvernement est le journalisme + incarné.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les + bruits du dehors, de même je ne veux pas qu'il puisse l'être par les + bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand + il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire + d'argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, + j'enverrai défendre aux journaux d'en parler. Le silence sur ces + choses respecte mieux l'honnêteté publique que le bruit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à + outrance?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, + telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C'est + fort singulier, mais cela est. Aussi m'engagerais-je dans cette voie + bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.</p> + <p>Pour comprendre l'étendue de mon système, il faut voir comment le + langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels + de ma politique: Je veux, je suppose, faire sortir une solution de + telle complication extérieure ou intérieure; cette solution, indiquée + par mes journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun dans + leur sens l'esprit public, se produit un beau matin, comme un + événement officiel: Vous savez avec quelle discrétion et quels + ménagements ingénieux doivent être rédigés les documents de + l'autorité, dans les conjonctures importantes: le problème à résoudre + en pareil cas est de donner une sorte de satisfaction à tous les + partis. Eh bien, chacun de mes journaux, suivant sa nuance, + s'efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l'on a + prise est celle qui le favorise le plus. Ce qui ne sera pas écrit dans + un document officiel, on l'en fera sortir par voie d'interprétation; + ce qui ne sera qu'indiqué, les journaux officieux le traduiront plus + ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le + crieront par dessus les toits; et tandis qu'on se disputera, qu'on + donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon + gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun: Vous vous + trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations; je n'ai + jamais voulu dire que ceci ou que cela. L'essentiel est de ne jamais + se mettre en contradiction avec soi-même.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment! Après ce que vous venez de me dire, vous avez une pareille + prétention?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute, et votre étonnement me prouve que vous ne m'avez pas + compris. Ce sont les paroles bien plus que les actes qu'il s'agit de + faire accorder. Comment voulez-vous que la grande masse d'une nation + puisse juger si c'est la logique qui mène son gouvernement? Il suffit + de le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma politique + soient présentées comme le développement d'une pensée unique se + rattachant à un but immuable. Chaque événement prévu ou imprévu sera + un résultat sagement amené, les écarts de direction ne seront que les + différentes faces de la même question, les voies diverses qui + conduisent au même but, les moyens variés d'une solution identique + poursuivie sans relâche à travers les obstacles. Le dernier événement + sera donné comme la conclusion logique de tous les autres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En vérité, il faut qu'on vous admire! Quelle force de tête et + quelle activité!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Chaque jour, mes journaux seraient remplis de discours officiels, + de comptes rendus, de rapports aux ministres, de rapports au + souverain. Je n'oublierais pas que je vis dans une époque où l'on + croit pouvoir résoudre, par l'industrie, tous les problèmes de la + société, où l'on s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des + classes ouvrières. Je m'attacherais d'autant plus à ces questions, + qu'elles sont un dérivatif très-heureux pour les préoccupations de la + politique intérieure. Chez les peuples méridionaux, il faut que les + gouvernements paraissent sans cesse occupés; les masses consentent à + être inactives, mais à une condition, c'est que ceux qui les + gouvernent leur donnent le spectacle d'une activité incessante, d'une + sorte de fièvre; qu'ils attirent constamment leurs yeux par des + nouveautés, par des surprises, par des coups de théâtre; cela est + bizarre peut-être, mais, encore une fois, cela est.</p> + <p>Je me conformerais de point en point à ces indications; en + conséquence, je ferais, en matière de commerce, d'industrie, d'arts et + même d'administration, étudier toutes sortes de projets, de plans, de + combinaisons, de changements, de remaniements, d'améliorations dont le + retentissement dans la presse couvrirait la voix des publicistes les + plus nombreux et les plus féconds. L'économie politique a, dit-on, + fait fortune chez vous, eh bien, je ne laisserais rien à inventer, + rien à publier, rien à dire même à vos théoriciens, à vos utopistes, + aux déclamateurs les plus passionnés de vos écoles. Le bien-être du + peuple serait l'objet unique, invariable, de mes confidences + publiques. Soit que je parle moi-même, soit que je fasse parler par + mes ministres ou mes écrivains, on ne tarirait jamais sur la grandeur + du pays, sur la prospérité, sur la majesté de sa mission et de ses + destinées; on ne cesserait de l'entretenir des grands principes du + droit moderne, des grands problèmes qui agitent l'humanité. Le + libéralisme le plus enthousiaste, le plus universel, respirerait dans + mes écrits. Les peuples de l'Occident aiment le style oriental, aussi + le style de tous les discours officiels, de tous les manifestes + officiels devrait-il être toujours imagé, constamment pompeux, plein + d'élévation et de reflets. Les peuples n'aiment pas les gouvernements + athées, dans mes communications avec le public, je ne manquerais + jamais de mettre mes actes sous l'invocation de la Divinité, en + associant, avec adresse, ma propre étoile à celle du pays.</p> + <p>Je voudrais que l'on comparât à chaque instant les actes de mon + règne à ceux des gouvernements passés. Ce serait la meilleure manière + de faire ressortir mes bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils + méritent.</p> + <p>Il serait très-important de mettre en relief les fautes de ceux qui + m'ont précédé, de montrer que j'ai su les éviter toujours. On + entretiendrait ainsi, contre les régimes auxquels mon pouvoir a + succédé, une sorte d'antipathie, d'aversion même, qui finirait par + devenir irréparable comme une expiation.</p> + <p>Non-seulement je donnerais à un certain nombre de journaux la + mission d'exalter sans cesse la gloire de mon règne, de rejeter sur + d'autres gouvernements que le mien la responsabilité des fautes de la + politique européenne, mais je voudrais qu'une grande partie de ces + éloges parût n'être qu'un écho des feuilles étrangères, dont on + reproduirait des articles, vrais ou faux, qui rendraient un hommage + éclatant à ma propre politique. Au surplus j'aurais, à l'étranger, des + journaux soldés, dont l'appui serait d'autant plus efficace que je + leur ferais donner une couleur d'opposition sur quelques points de + détail.</p> + <p>Mes principes, mes idées, mes actes seraient représentés avec + l'auréole de la jeunesse, avec le prestige du droit nouveau en + opposition avec la décrépitude et la caducité des anciennes + institutions.</p> + <p>Je n'ignore pas qu'il faut des soupapes à l'esprit public, que + l'activité intellectuelle, refoulée sur un point, se reporte + nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je ne craindrais pas + de jeter la nation dans toutes les spéculations théoriques et + pratiques du régime industriel.</p> + <p>En dehors de la politique, d'ailleurs, je vous dirai que je serais + très-bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine paix les + questions philosophiques ou religieuses. En matière de religion, la + doctrine du libre examen est devenue une sorte de monomanie. Il ne + faut pas contrarier cette tendance, on ne le pourrait pas sans danger. + Dans les pays les plus avancés de l'Europe en civilisation, + l'invention de l'imprimerie a fini par donner naissance à une + littérature folle, furieuse, effrénée, presque immonde, c'est un grand + mal. Eh bien, cela est triste à dire, mais il suffira presque de ne + pas la gêner, pour que cette rage d'écrire, qui possède vos pays + parlementaires, soit à peu près satisfaite.</p> + <p>Cette littérature pestiférée dont on ne peut empêcher le cours, la + platitude des écrivains et des hommes politiques qui seraient en + possession du journalisme, ne manquerait pas de former un contraste + repoussant avec la dignité du langage qui tomberait des marches du + trône, avec la dialectique vivace et colorée dont on aurait soin + d'appuyer toutes les manifestations du pouvoir. Vous comprenez, + maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le prince de cet essaim de + publicistes, d'hommes d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires + et de jurisconsultes qui sont essentiels à la rédaction de cette + quantité de communications officielles dont je vous ai parlé, et dont + l'impression serait toujours très-forte sur les esprits.</p> + <p>Telle est, en bref, l'économie générale de mon régime sur la + presse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors vous en avez fini avec elle?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, et à regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne + l'aurait fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut marcher + rapidement.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='TREIZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>TREIZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me + faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions + étranges! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle + beauté fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas; on + retrouve là le talent scénique de l'auteur de la Mandragore.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez, Monsieur de Secondat? Quelque chose me dit pourtant + que vous n'êtes pas rassuré dans votre ironie; vous n'êtes pas sûr que + ces choses-là ne sont pas possibles.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si c'est mon opinion qui vous préoccupe, vous l'aurez; j'attends la + fin.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'y suis pas encore.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, continuez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis à vos ordres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous venez, à vos débuts, d'édicter sur la presse une législation + formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l'exception de la + vôtre. Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des + complots?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, car je serais bien peu prévoyant si, d'un revers de la main, + je ne les désarmais tous à la fois.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels sont donc vos moyens?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont + accueilli, les armes à la main, l'avénement de mon pouvoir. On m'a dit + qu'en Italie, en Allemagne et en France, c'étaient par les sociétés + secrètes que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent + contre les gouvernements; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui + se trament dans les repaires comme les toiles d'araignées.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le fait d'organiser une société secrète, ou de s'y affilier, sera + puni rigoureusement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Bien, pour l'avenir; mais les sociétés existantes?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront + notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n'atteindrai + pas resteront sous le coup d'une menace perpétuelle, car je rendrai + une loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie + administrative, quiconque aura été affilié.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est-à -dire sans jugement.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi dites-vous: sans jugement? La décision d'un gouvernement + n'est-elle pas un jugement? Soyez sûr qu'on aura peu de pitié pour les + factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes + civiles, il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables; + il y a un compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on + le fait. Ensuite, l'aspect de celui qui commande devient tellement + imposant, que nul n'ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang + l'Italie, Sylla put reparaître dans Rome en simple particulier; + personne ne toucha un cheveu de sa tête.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous êtes dans une période d'exécution terrible; je + n'ose pas vous faire d'observation. Il me semble cependant que, même + en suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si l'on s'adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous + confier qu'une partie des dispositions sévères que j'écrirai dans la + loi deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que + l'on ne me pas force à en user autrement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est là ce que vous appelez comminatoire! Cependant votre clémence + me rassure un peu; il y a des moments où, si quelque mortel vous + entendait, vous lui glaceriez le sang.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi? J'ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a + laissé une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des + moments impitoyables; cependant je vous assure que les nécessités + d'exécution une fois passées, c'était un homme assez débonnaire. On en + pourrait dire autant de presque tous les monarques absolus; au fond + ils sont bons: ils le sont surtout pour les petits.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l'éclat de votre + colère: votre douceur m'effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez + anéanti les sociétés secrètes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'allez pas si vite; je n'ai pas fait cela, vous allez amener + quelque confusion.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi et comment?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les + agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais + je n'ai pas entendu me priver d'un moyen d'information, d'une + influence occulte qui peut être considérable si l'on sait s'en + servir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que pouvez vous méditer là -dessus?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces + sociétés, une sorte d'existence légale ou plutôt de les centraliser + toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je + tiendrai dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays + renferme. Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes + les nations, à toutes les classes, à tous les rangs; je serai mis au + courant des intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là + comme une annexe de ma police dont j'aurai bientôt à vous parler.</p> + <p>Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux + vides, dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des + directions à donner, des forces à mouvoir. S'il s'y agite quelque + chose, c'est ma main qui remue; s'il s'y prépare un complot, le chef + c'est moi: je suis le chef de la ligue.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, + ces anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre + le pain avec eux; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de + domination humaine accepteront un guide qui sera autant dire un + maître!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y a + d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la + démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes + pleines de vent; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans + leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d'ailleurs, des affinités + incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est + l'absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent + la réalisation complète de l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne + peut être en définitive que dans la main d'un seul homme. Vous voyez + que je suis encore ici le chef de leur école! Et puis il faut dire + qu'ils n'ont pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les + conditions que je viens de dire ou elles n'existeront pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La finale du <i>sic volo sic jubeo</i> ne se fait jamais attendre + longtemps avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé + contre les conjurations.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne + permettra pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un + certain nombre de personnes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Combien?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tenez-vous à ces détails? On ne permettra pas de réunion de plus de + quinze ou vingt personnes, si vous voulez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh quoi! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce + nombre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous vous alarmez déjà , je le vois bien, au nom de la gaieté + gauloise. Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi + farouche que vous le pensez, mais à une condition, c'est qu'on ne + parlera pas politique.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>On pourra parler littérature?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se + réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler + politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de + manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hélas! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens + de vivre sans porter ombrage au gouvernement!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une erreur, il n'y aura que les factieux qui souffriront de + ces restrictions; personne autre ne les sentira.</p> + <p>Il va de soi que je ne m'occupe point ici des actes de rébellion + contre mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le + renverser, ni des attaques soit contre la personne du prince, soit + contre son autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables + crimes, qui sont réprimés par le droit commun de toutes les + législations. Ils seraient prévus et punis dans mon royaume d'après + une classification et suivant des définitions qui ne laisseraient pas + prise à la moindre atteinte directe ou indirecte contre l'ordre de + choses établi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Permettez-moi de m'en fier à vous, à cet égard, et de ne pas + m'enquérir de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois d'établir une + législation draconienne; il faut encore trouver une magistrature qui + veuille l'appliquer; ce point n'est pas sans difficulté.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il n'y en a là aucune.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous allez donc détruire l'organisation judiciaire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne détruis rien: je modifie et j'innove.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux + d'exception enfin?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que ferez-vous donc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est bon que vous sachiez d'abord que je n'aurai pas besoin de + décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai + l'application. Beaucoup d'entre elles existeront déjà et seront encore + en vigueur; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains + ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés; ils sont + obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur + dont les unes restent, dont les autres s'affaiblissent après les + nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et + des autres; à l'égard des dernières, on rappelle qu'elles n'ont pas + été explicitement abrogées, que c'étaient des lois parfaitement sages, + que le retour des abus qu'elles prévenaient rend leur application + nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui + sera souvent vrai, qu'un acte de bonne administration.</p> + <p>Vous voyez qu'il ne s'agit que de donner un peu de ressort à + l'action des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de + centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec + l'administration, par la voie du ministère dont elle relève.</p> + <p>Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, + pour la plupart, auront été rendues sous forme de simple décrets, + l'application n'en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les + pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans + l'interprétation de la loi, à l'action trop directe du pouvoir.</p> + <p>Mais je crois avoir trouvé une combinaison très-ingénieuse, + très-simple, en apparence purement réglementaire, qui, sans porter + atteinte à l'inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu'il y a + de trop absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret + qui mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un + certain âge. Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie l'opinion avec + moi, car c'est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si + fréquent, le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les + questions les plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une + caducité d'esprit qui l'en rend incapable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais permettez, j'ai quelques notions sur les choses dont vous + parlez. Le fait que vous avancez n'est point du tout conforme à + l'expérience. Chez les hommes qui vivent par l'exercice continuel des + travaux de l'esprit, l'intelligence ne s'affaiblit pas ainsi; c'est + là , si je puis le dire, le privilége de la pensée chez ceux dont elle + devient l'élément principal. Si, chez quelques magistrats, les + facultés chancellent avec l'âge, chez le plus grand nombre elles se + conservent, et leurs lumières vont toujours en augmentant; il n'est + pas besoin de les remplacer, car la mort fait dans leurs rangs les + vides naturels qu'elle doit faire; mais y eût-il en effet parmi eux + autant d'exemples de décadence, que vous le prétendez, qu'il vaudrait + mille fois mieux, dans l'intérêt d'une bonne justice, souffrir ce mal + que d'accepter votre remède.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai des raisons supérieures aux vôtres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La raison d'État?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Peut-être. Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette + organisation nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus + qu'auparavant, quand il s'agira d'intérêts purement civils?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'en sais-je? car, d'après vos paroles, je vois déjà qu'ils + dévieront quand il s'agira d'intérêts politiques.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ils ne dévieront pas; ils feront leur devoir comme ils doivent le + faire, car, en matière politique, il est nécessaire, dans l'intérêt de + l'ordre, que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait + la pire des choses, qu'un souverain pût être atteint par des arrêts + factieux dont le pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre le + gouvernement. Que servirait d'avoir imposé silence à la presse, si + elle se retrouvait dans les jugements des tribunaux?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, + que vous lui attribuiez une telle portée?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit + de corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont + conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il + introduit dans leur sein une masse d'éléments nouveaux, dont les + influences sont toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne. + Chaque année vingt, trente, quarante places de magistrats qui + deviennent vacantes par la mise à la retraite, entraînent un + déplacement dans tout le personnel de la justice qui peut se + renouveler ainsi presque de fond en comble tous les six mois. Une + seule vacance, vous le savez, peut entraîner cinquante nominations par + l'effet successif des titulaires de différents grades, qui se + déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être quand ce sont trente ou + quarante vacances qui se produisent à la fois. Non-seulement l'esprit + collectif disparaît en ce qu'il peut avoir de politique, mais on se + rapproche plus étroitement du gouvernement, qui dispose d'un plus + grand nombre de siéges. On a des hommes jeunes qui ont le désir de + faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur carrière par la + perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le gouvernement + aime l'ordre, que le pays l'aime aussi, et il ne s'agit que de les + servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l'ordre y est + intéressé.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais à moins d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera + d'exciter, dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans + les corps judiciaires; je ne vous montrerai pas quelles en sont les + suites, car je crois que cela ne vous arrêterait pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas la prétention d'échapper à la critique; elle m'importe + peu, pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour principe, en toutes + choses, l'irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un + prince qui agit ainsi est toujours sûr d'imposer le respect de sa + volonté.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='QUATORZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>QUATORZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que + je n'ai pas besoin de tout créer, de tout organiser; que je trouve + dans les institutions déjà existantes une grande partie des + instruments de mon pouvoir. Savez-vous ce que c'est que la garantie + constitutionnelle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le + vouloir, une surprise que vous n'auriez peut-être pas été fâché de me + ménager, avec l'habileté de mise en scène qui vous est propre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qu'en pensez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez + vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit être + modifiée, sinon complétement disparaître, sous un régime de liberté + constitutionnelle.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous trouve bien modéré sur ce point. C'est simplement, d'après + vos idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi! + lorsque des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement + dans l'exercice de leurs fonctions, et qu'ils les traduiront devant + les tribunaux, les juges devront leur répondre: Nous ne pouvons vous + faire droit, la porte du prétoire est fermée: allez demander à + l'administration l'autorisation de poursuivre ses fonctionnaires. Mais + c'est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au + gouvernement d'autoriser de semblables poursuites?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>De quoi vous plaignez-vous? Il me semble que ceci fait très-bien + vos affaires.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où + l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement + n'a pas grand'chose à craindre des tribunaux. C'est toujours comme + dispositions transitoires que l'on insère dans les lois de telles + exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les + exceptions restent, et c'est avec raison, car lorsque l'ordre règne, + elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont + nécessaires.</p> + <p>Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins + d'efficacité l'action du pouvoir central: c'est la création, auprès + des tribunaux, d'une grande magistrature que vous appelez le ministère + public et qui s'appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le + ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement + amovible et révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin de vous + dire quelle est l'influence de ce magistrat sur les tribunaux près + desquels il siége; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. + Maintenant je vais vous parler de la cour de cassation, dont je me + suis réservé de vous dire quelque chose et qui joue un rôle si + considérable dans l'administration de la justice.</p> + <p>La cour de cassation est plus qu'un corps judiciaire: c'est, en + quelque sorte, un quatrième pouvoir dans l'État, parce qu'il lui + appartient de fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous + répéterai-je ici ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et + de l'Assemblée législative: une semblable cour de justice qui serait + complétement indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son + pouvoir d'interprétation souverain et presque discrétionnaire, le + renverser quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de + restreindre ou d'étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, + les dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits + politiques.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et c'est apparemment le contraire que vous allez lui demander?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne lui demanderai rien, elle fera d'elle-même ce qu'il + conviendra de faire. Car c'est ici que concourront le plus puissamment + les différentes causes d'influence dont je vous ai parlé plus haut. + Plus le juge est près du pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit + conservateur du règne se développera là à un plus haut degré que + partout ailleurs, et les lois de haute police politique recevront, + dans le sein de cette grande assemblée, une interprétation si + favorable à mon pouvoir, que je serai dispensé d'une foule de mesures + restrictives qui, sans cela, deviendraient nécessaires.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles + des interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes + législatifs ne sont pas clairs et précis, est-ce qu'ils peuvent se + prêter à des extensions ou à des restrictions comme celles que vous + indiquez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas à l'auteur de l'<i>Esprit des lois</i>, au magistrat + expérimenté qui a dû rendre tant d'excellents arrêts, que je puis + avoir la prétention d'apprendre ce que c'est que la jurisprudence. Il + n'y a pas de texte, si clair qu'il soit, qui ne puisse recevoir les + solutions les plus contraires, même en droit civil pur; mais je vous + prie de remarquer que nous sommes ici en matière politique. Or, c'est + une habitude commune aux législateurs de tous les temps, d'adopter, + dans quelques-unes de leurs dispositions, une rédaction assez + élastique pour qu'elle puisse, selon les circonstances, servir à régir + des cas ou à introduire des exceptions sur lesquels il n'eût pas été + prudent de s'expliquer d'une manière plus précise.</p> + <p>Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans + cela ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour moi + est de vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez + grand pour me dispenser d'entrer dans de longs détails. En voici un + que je prends de préférence, parce que tout à l'heure nous avons + touché à cette matière.</p> + <p>En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette + loi d'exception devrait être modifiée dans un pays libre.</p> + <p>Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l'État que je + gouverne, je suppose qu'elle a été modifiée; ainsi j'imagine qu'avant + moi il a été promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait + de poursuivre les agents du gouvernement sans l'autorisation du + conseil d'État.</p> + <p>La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a + introduit de grands changements dans le droit public. On veut + poursuivre un fonctionnaire devant les tribunaux à l'occasion d'un + fait électoral; le magistrat du ministère public se lève et dit: La + faveur dont on veut se prévaloir n'existe plus aujourd'hui; elle n'est + plus compatible avec les institutions actuelles. L'ancienne loi qui + dispensait de l'autorisation du conseil d'État, en pareil cas, a été + implicitement abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de + compte le débat est porté devant la cour de cassation et cette haute + juridiction fixe ainsi le droit public sur ce point: l'ancienne loi + est abrogée implicitement; l'autorisation du conseil d'État est + nécessaire pour poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière + électorale.</p> + <p>Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est + emprunté à la police de la presse: On m'a dit qu'il y avait en France + une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant + métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d'une + autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, + dans chaque province, à l'administration générale. La loi a voulu + réglementer le colportage et l'astreindre à une étroite surveillance; + tel est le but essentiel de cette loi; mais le texte de la disposition + porte, je suppose: «Tous distributeurs ou colporteurs devront être + munis d'une autorisation, etc.»</p> + <p>Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, + pourra dire: Ce n'est pas seulement le fait professionnel que la loi + dont il s'agit a eu en vue. C'est tout fait quelconque de distribution + ou de colportage. En conséquence, l'auteur même d'un écrit ou d'un + ouvrage qui en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre + d'hommage, sans autorisation préalable, fait acte de distribution et + de colportage; par suite il tombe sous le coup de la disposition + pénale.</p> + <p>Vous voyez de suite ce qui résulte d'une semblable interprétation; + au lieu d'une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du + droit de publier sa pensée par la voie de la presse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il ne vous manquait plus que d'être juriste.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd'hui renverse-t-on + les gouvernements? Par des distinctions légales, par des subtilités de + droit constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, + de toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas + directement prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les + partis emploient avec tant d'acharnement contre le pouvoir, vous ne + voudriez pas que le pouvoir les employât contre les partis? Mais la + lutte ne serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible; + il faudrait abdiquer.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez tant d'écueils à éviter, que c'est un miracle si vous les + prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. + Avec une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre + règne, je vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne + se lasseront pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur + demander d'autres interprétations.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les premiers temps, c'est possible; mais quand un certain + nombre d'arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne + ne se permettra plus ce qu'elle défend, et la source des procès sera + tarie. L'opinion publique sera même tellement apaisée, qu'on s'en + rapportera, sur le sens des lois, aux avis officieux de + l'administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment, je vous prie?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de + craindre que quelque difficulté ne s'élève sur tel ou tel point de + législation, l'administration, sous forme d'avis, déclarera que tel ou + tel fait tombe sous l'application de la loi, que la loi s'étend à tel + ou tel cas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune + manière les tribunaux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans aucun doute, mais ces déclarations n'en auront pas moins une + très-grande autorité, une très-grande influence sur les décisions de + la justice, partant d'une administration aussi puissante que celle que + j'ai organisée. Elles auront surtout un très-grand empire sur les + résolutions individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire + toujours, elles préviendront des procès fâcheux; on s'abstiendra.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient + de plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires presque + patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l'on ne vous + tienne pas compte d'une sollicitude qui s'exerce sous tant de formes + ingénieuses.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des + procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au + commencement de cet entretien. Vous voyez qu'en tout ceci la violence + ne joue aucun rôle; je prends mon point d'appui où chacun le prend + aujourd'hui, dans le droit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans le droit du plus fort.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort; je + ne connais pas d'exception à cette règle.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='QUINZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>QUINZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoique nous ayons parcouru un cercle très-vaste, et que vous ayez + déjà presque tout organisé, je ne dois pas vous cacher qu'il vous + reste encore beaucoup à faire pour me rassurer complétement sur la + durée de votre pouvoir. La chose du monde qui m'étonne le plus, c'est + que vous lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à -dire, + l'élément de sa nature le plus inconsistant que je connaisse. + Entendons-nous bien, je vous prie; vous m'avez dit que vous étiez + roi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, roi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A vie ou héréditaire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis roi, comme on est roi dans tous les royaumes du monde, roi + héréditaire avec une descendance appelée à me succéder de mâle en + mâle, par ordre de progéniture, à l'exclusion perpétuelle des + femmes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous n'êtes pas galant.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez, je m'inspire des traditions de la monarchie franque et + salienne.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous m'expliquerez sans doute comment vous croyez pouvoir faire de + l'hérédité, avec le suffrage démocratique des États-Unis?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment! vous espérez, avec ce principe, lier la volonté des + générations futures?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce que je voudrais voir, quant à présent, c'est la manière dont + vous vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer + à la nomination des officiers publics?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quels officiers publics? Vous savez bien que, dans les États + monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de + tous les rangs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela dépend de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés à + l'administration des communes sont, en général, nommés par les + habitants, même sous les gouvernements monarchiques.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On changera cela par une loi; ils seront nommés à l'avenir par le + gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et les représentants de la nation, est-ce aussi vous qui les + nommez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous savez bien que cela n'est pas possible.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors je vous plains, car si vous abandonnez le suffrage à + lui-même, si vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle combinaison, + l'assemblée des représentants du peuple ne tardera pas, sous + l'influence des partis, à se remplir de députés hostiles à votre + pouvoir.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Aussi ne compté-je pas le moins du monde abandonner le suffrage à + lui-même.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je m'y attendais. Mais quelle combinaison adopterez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le premier point est de lier envers le gouvernement ceux qui + veulent représenter le pays. J'imposerai aux candidats la solennité du + serment. Il n'est pas question ici d'un serment prêté à la nation, + comme l'entendaient vos révolutionnaires de 89; je veux un serment de + fidélité prêté au prince lui-même et à sa constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais puisque en politique vous ne craignez pas de violer les + vôtres, comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point, + plus scrupuleux que vous-même?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je compte peu sur la conscience politique des hommes; je compte sur + la puissance de l'opinion: personne n'osera s'avilir devant elle en + manquant ouvertement à la foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le + serment que j'imposerai précédera l'élection au lieu de la suivre, et + qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage, dans ces + conditions, quand on ne sera pas à l'avance décidé à me servir. Il + faut maintenant donner au gouvernement le moyen de résister à + l'influence de l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter les + rangs de ceux qui veulent le défendre. Au moment des élections, les + partis ont pour habitude de proclamer leurs candidats et de les poser + en face du gouvernement; je ferai comme eux, j'aurai des candidats + déclarés et je les poserai en face des partis.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si vous n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait détestable, car, + en offrant ouvertement le combat, vous provoquez les coups.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'entends que les agents de mon gouvernement, depuis le premier + jusqu'au dernier, s'emploient à faire triompher mes candidats.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela va de soi, c'est la conséquence.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tout est de la plus grande importance en cette matière. «Les lois + qui établissent le suffrage sont fondamentales; la manière dont le + suffrage est donné est fondamentale; la loi qui fixe la manière de + donner les billets de suffrage est fondamentale<a name= + 'FNanchor_9_9'></a><a href='#Footnote_9_9'><sup>[9]</sup></a>.» + N'est-ce pas vous qui avez dit cela?</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne reconnais pas toujours mon langage quand il passe par votre + bouche; il me semble que les paroles que vous citez s'appliquaient au + gouvernement démocratique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute, et vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle + était de m'appuyer sur le peuple; que, quoique je porte une couronne, + mon but réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les + pouvoirs qu'il m'a délégués, c'est moi seul, en définitive, qui suis + son véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je fais il + le fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections + les factions ne puissent pas substituer leur influence à celle dont je + suis la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens + encore de paralyser leurs efforts. Il faut que vous sachiez, par + exemple, que la loi qui interdit les réunions s'appliquera + naturellement à celles qui pourraient être formées en vue des + élections. De cette manière, les partis ne pourront ni se concerter, + ni s'entendre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi mettez-vous toujours les partis en avant? Sous prétexte de + leur imposer des entraves, n'est-ce pas aux électeurs eux-mêmes que + vous les imposez? Les partis, en définitive, ne sont que des + collections d'électeurs; si les électeurs ne peuvent pas s'éclairer + par des réunions, par des pourparlers, comment pourront-ils voter en + connaissance de cause?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous ignorez avec quel art infini, avec quelle astuce + les passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous + embarrassez pas des électeurs, ceux qui seront animés de bonnes + intentions sauront toujours pour qui voter. D'ailleurs, j'userai de + tolérance; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront + formées dans l'intérêt de mes candidats, mais j'irai jusqu'à fermer + les yeux sur les agissements de quelques candidatures populaires qui + s'agiteront bruyamment au nom de la liberté; seulement, il est bon de + vous dire que ceux qui crieront le plus fort seront des hommes à + moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment réglez-vous le suffrage?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>D'abord, en ce qui touche les campagnes, je ne veux pas que les + électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération, où ils + pourraient se trouver en contact avec l'esprit d'opposition des bourgs + ou des villes, et, de là , recevoir la consigne qui viendrait de la + capitale; je veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette + combinaison, en apparence si simple, sera néanmoins considérable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est facile de le comprendre, vous obligez le vote des campagnes + à se diviser entre des notoriétés insignifiantes, ou à se reporter, à + défaut de noms connus, sur les candidats désignés par votre + gouvernement. Je serais bien surpris si, dans ce système, il éclôt + beaucoup de capacités ou de talents.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'ordre public a moins besoin d'hommes de talent que d'hommes + dévoués au gouvernement. La grande capacité siége sur le trône et + parmi ceux qui l'entourent, ailleurs elle est inutile; elle est + presque nuisible même, car elle ne peut s'exercer que contre le + pouvoir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos aphorismes tranchent comme l'épée; je n'ai point d'arguments à + vous opposer. Reprenez donc, je vous prie, la suite de votre règlement + électoral.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Par les raisons que je viens de vous déduire, je ne veux pas non + plus de scrutin de liste qui fausse l'élection, qui permette la + coalition d'hommes et de principes. Je diviserai d'ailleurs les + colléges électoraux en un certain nombre de circonscriptions + administratives, dans lesquelles il n'y aura place que pour l'élection + d'un seul député, et où, par suite, chaque électeur ne pourra porter + qu'un nom sur son bulletin de vote.</p> + <p>Il faut, de plus, avoir la possibilité de neutraliser l'opposition + dans les circonscriptions où elle se ferait trop vivement sentir. + Ainsi, je suppose que, dans les élections antérieures, une + circonscription se soit fait remarquer par la majorité de ses votes + hostiles, ou que l'on ait lieu de prévoir qu'elle se prononcera contre + les candidats du gouvernement, rien n'est plus facile que d'y + remédier: si cette circonscription n'a qu'un petit chiffre de + population, on la rattache à une circonscription voisine ou éloignée, + mais beaucoup plus étendue, dans laquelle ses voix soient noyées et où + son esprit politique se perd. Si la circonscription hostile, au + contraire, a un chiffre de population important, on la fractionne en + plusieurs parties que l'on annexe aux circonscriptions voisines, dans + lesquelles elle s'annihile complétement.</p> + <p>Je passe, vous le comprenez bien, sur une foule de points de détail + qui ne sont que les accessoires de l'ensemble. Ainsi, je divise au + besoin les colléges en sections de colléges, pour donner, quand il le + faudra, plus de prise à l'action de l'administration et je fais + présider les colléges et les sections de colléges par les officiers + municipaux dont la nomination dépend du gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je remarque, avec une certaine surprise, que vous n'usez pas ici + d'une mesure que vous indiquiez dans le temps à Léon X, et qui + consiste dans la substitution des billets de suffrage par les + scrutateurs après le vote.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce serait peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que l'on ne + doit user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un gouvernement + habile a, d'ailleurs tant d'autres ressources! Sans acheter + directement le suffrage, c'est-à -dire à deniers découverts, rien ne + lui sera plus facile que de faire voter les populations à son gré au + moyen de concessions administratives, en promettant ici un port, là un + marché, plus loin une route, un canal; et à l'inverse, en ne faisant + rien pour les villes et les bourgs où le vote sera hostile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai rien à reprocher à la profondeur de ces combinaisons; mais + ne craignez-vous pas qu'on ne dise que tantôt vous corrompez et tantôt + vous opprimez le suffrage populaire? Ne craignez-vous pas de + compromettre votre pouvoir dans des luttes où il se trouvera toujours + si directement engagé? Le moindre succès qu'on remportera sur vos + candidats sera une éclatante victoire qui mettra votre gouvernement en + échec. Ce qui ne cesse de m'inquiéter pour vous, c'est que je vous + vois toujours obligé de réussir en toutes choses, sous peine d'un + désastre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous tenez le langage de la peur; rassurez-vous. Au point où j'en + suis arrivé, j'ai réussi dans tant de choses, que je ne puis pas périr + par les infiniment petits. Le grain de sable de Bossuet n'est pas fait + pour les véritables hommes politiques. Je suis si avancé dans ma + carrière que je pourrais, sans danger, braver même des orages; que + signifient donc les infimes embarras d'administration dont vous + parlez? Croyez-vous que j'aie la prétention d'être parfait? Ne sais-je + pas bien qu'il se commettra plus d'une faute autour de moi? Non, sans + doute, je ne pourrai pas faire qu'il n'y ait quelques pillages, + quelques scandales. Cela empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne + marche et ne marche bien? L'essentiel est bien moins de ne commettre + aucune faute, que d'en supporter la responsabilité avec une attitude + d'énergie qui impose aux détracteurs. Quand même l'opposition + parviendrait à introduire dans ma chambre quelques déclamateurs, que + m'importerait? Je ne suis pas de ceux qui veulent compter sans les + nécessités de leur temps.</p> + <p>Un de mes grands principes est d'opposer les semblables. De même + que j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la + tribune; j'aurais autant qu'il en faudrait d'hommes dressés à la + parole et capables de parler plusieurs heures sans s'arrêter. + L'essentiel est d'avoir une majorité compacte et un président dont on + soit sûr. Il y a un art particulier de conduire les débats et + d'enlever le vote. Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la + stratégie parlementaire? Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre + seraient des hommes à moi qui voteraient sur une consigne, tandis que + je ferais mouvoir les fils d'une opposition factice et clandestinement + embauchée; après cela, qu'on vienne faire de beaux discours: ils + entreront dans les oreilles de mes députés comme le vent entre dans le + trou d'une serrure. Voulez-vous maintenant que je vous parle de mon + Sénat?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, je sais par Caligula ce que ce peut être.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SEIZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>SEIZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Un des points saillants de votre politique, c'est l'anéantissement + des partis et la destruction des forces collectives. Vous n'avez point + failli à ce programme; cependant, je vois encore autour de vous des + choses auxquelles vous n'avez point touché. Ainsi vous n'avez encore + porté la main ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le + barreau, ni sur les milices nationales, ni sur les corporations + commerciales; il me semble, cependant, qu'il y a là plus d'un élément + dangereux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne puis vous dire tout à la fois. Venons de suite aux milices + nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en occuper; leur + dissolution a été nécessairement un des premiers actes de mon pouvoir. + L'organisation d'une garde citoyenne ne saurait se concilier avec + l'existence d'une armée régulière, car, les citoyens en armes + pourraient, à un moment donné, se transformer en factieux. Ce point, + cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale est une + institution inutile, mais elle porte un nom populaire. Dans les États + militaires, elle flatte les instincts puérils de certaines classes + bourgeoises, qui, par un travers assez ridicule, allient le goût des + démonstrations guerrières aux habitudes commerciales. C'est là un + préjugé inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, + que le prince ne doit jamais avoir l'air de séparer ses intérêts de + ceux de la cité qui croit trouver une garantie dans l'armement de ses + habitants.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais puisque vous dissolvez cette milice.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je la dissous pour la réorganiser sur d'autres bases. L'essentiel + est de la mettre sous les ordres immédiats des agents de l'autorité + civile et de lui ôter la prérogative de recruter ses chefs par la voie + de l'élection; c'est ce que je fais. Je ne l'organiserai, d'ailleurs, + que dans les lieux où il conviendra, et je me réserve le droit de la + dissoudre de nouveau et de la rétablir sur d'autres bases encore, si + les circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce + point. En ce qui touche l'Université, l'ordre de choses actuel me + satisfait à peu près. Vous n'ignorez pas, en effet, que ces grands + corps d'enseignement ne sont plus organisés, aujourd'hui, comme ils + l'étaient autrefois. Ils ont presque partout, m'assure-t-on, perdu + leur autonomie et ne sont plus que des services publics à la charge de + l'État. Or, ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là où est + l'État, là est le prince; la direction morale des établissements + publics est entre ses mains; ce sont ses agents qui inspirent l'esprit + de la jeunesse. Les chefs comme les membres des corps enseignants de + tous les degrés sont nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés, + ils en dépendent, cela suffit; s'il reste çà et là quelques traces + d'organisation indépendante dans quelque école publique ou Académie + que ce soit, il est facile de la ramener au centre commun d'unité et + de direction. C'est l'affaire d'un règlement ou même d'un simple + arrêté ministériel. Je passe à tire-d'aile sur des détails qui ne + peuvent pas appeler mes regards de plus près. Cependant, je ne dois + pas abandonner ce sujet sans vous dire que je regarde comme + très-important de proscrire, dans l'enseignement du droit, les études + de politique constitutionnelle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez en effet d'assez bonnes raisons pour cela.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mes raisons sont fort simples; je ne veux pas qu'au sortir des + écoles, les jeunes gens s'occupent de politique à tort et à travers; + qu'à dix-huit ans, on se mêle de faire des constitutions comme on fait + des tragédies. Un tel enseignement ne peut que fausser les idées de la + jeunesse et l'initier prématurément à des matières qui dépassent la + mesure de sa raison. C'est avec ces notions mal digérées, mal + comprises, qu'on prépare de faux hommes d'État, des utopistes dont les + témérités d'esprit se traduisent plus tard par des témérités + d'action.</p> + <p>Il faut que les générations qui naissent sous mon règne soient + élevées dans le respect des institutions établies, dans l'amour du + prince; aussi ferais-je un usage assez ingénieux du pouvoir de + direction qui m'appartient sur l'enseignement: je crois qu'en général + dans les écoles on a un grand tort, c'est de négliger l'histoire + contemporaine. Il est au moins aussi essentiel de connaître son temps + que celui de Périclès; je voudrais que l'histoire de mon règne fût + enseignée, moi vivant, dans les écoles. C'est ainsi qu'un prince + nouveau entre dans le coeur d'une génération.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce serait, bien entendu, une apologie perpétuelle de tous vos + actes?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre moyen que + j'emploierais aurait pour but de réagir contre l'enseignement libre, + que l'on ne peut pas directement proscrire. Les universités renferment + des armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, + utiliser les loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur + ferais ouvrir des cours libres dans toutes les villes importantes, je + mobiliserais ainsi l'instruction et l'influence du gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En d'autres termes, vous absorbez, vous confisquez à votre profit + même les dernières lueurs d'une pensée indépendante.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne confisque rien du tout.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Permettez-vous à d'autres professeurs que les vôtres de vulgariser + la science par les mêmes moyens et cela sans brevet, sans + autorisation?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quoi! voulez-vous donc que j'autorise des clubs?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, passez donc à un autre objet.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parmi la multitude de mesures réglementaires que réclame le salut + de mon gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau; + c'est étendre l'action de ma main au delà de ce qui est nécessaire + pour le moment; je touche ici d'ailleurs à des intérêts civils, et + vous savez qu'en cette matière, ma règle de conduite est de m'abstenir + autant que possible. Dans les États où le barreau est constitué en + corporation, les justiciables regardent l'indépendance de cette + institution comme une garantie inséparable du droit de la défense + devant les tribunaux, qu'il s'agisse de leur honneur, de leur intérêt + ou de leur vie. Il est bien grave d'intervenir ici, car l'opinion + pourrait s'alarmer sur un cri que ne manquerait pas de jeter la + corporation tout entière. Cependant, je n'ignore pas que cet ordre + sera un foyer d'influences constamment hostiles à mon pouvoir. Cette + profession, vous le savez mieux que moi, Montesquieu, développe des + caractères froids et opiniâtres dans leurs principes, des esprits dont + la tendance est de rechercher dans les actes du pouvoir l'élément de + la légalité pure. L'avocat n'a pas au même degré que le magistrat le + sens élevé des nécessités sociales; il voit la loi de trop près, et + par des côtés trop petits pour en avoir le sentiment juste, tandis que + le magistrat....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Épargnez l'apologie.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car je n'oublie pas que je suis devant un descendant de ces + grands magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat, en France, le + trône de la monarchie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et qui se montrèrent rarement faciles à l'enregistrement des édits, + quand ils violaient la loi de l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ainsi qu'ils ont fini par renverser l'État lui-même. Je ne + veux pas que mes cours de justice soient des parlements et que les + avocats, sous l'immunité de leur robe, y fassent de la politique. Le + plus grand homme du siècle, auquel votre patrie a eu l'honneur de + donner le jour, disait: <i>Je veux que l'on puisse couper la langue à + un avocat qui dit du mal du gouvernement</i>. Les moeurs modernes sont + plus douces, je n'irais pas jusque-là . Au premier jour, et dans les + circonstances qui conviendront, je me bornerai à faire une chose bien + simple: je rendrai un décret qui, tout en respectant l'indépendance de + la corporation, soumettra néanmoins les avocats à recevoir du + souverain l'investiture de leur profession. Dans l'exposé des motifs + de mon décret, il ne sera pas, je crois, bien difficile de démontrer + aux justiciables qu'ils trouveront dans ce mode de nomination une + garantie plus sérieuse que quand la corporation se recrute + d'elle-même, c'est-à -dire avec des éléments nécessairement un peu + confus.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il n'est que trop vrai que l'on peut prêter aux mesures les plus + détestables, le langage de la raison! Mais voyons, qu'allez-vous faire + maintenant à l'égard du clergé? Voilà une institution qui ne dépend de + l'État que par un côté et qui relève d'une puissance spirituelle, dont + le siége est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus + dangereux pour votre pouvoir, je vous le déclare, que cette puissance + qui parle au nom du ciel et dont les racines sont partout sur la + terre: n'oubliez pas que la parole chrétienne est une parole de + liberté. Sans doute, les lois de l'État ont établi une démarcation + profonde entre l'autorité religieuse et l'autorité politique; sans + doute, la parole des ministres du culte ne se fera entendre qu'au nom + de l'Évangile; mais le spiritualisme divin qui s'en dégage est la + pierre d'achoppement du matérialisme politique. C'est ce livre si + humble et si doux qui a détruit, à lui seul, et l'empire Romain, et le + césarisme, et sa puissance. Les nations franchement chrétiennes + échapperont toujours au despotisme, car le christianisme élève la + dignité de l'homme trop haut pour que le despotisme puisse + l'atteindre, car il développe des forces morales sur lesquelles le + pouvoir humain n'a pas de prise<a name='FNanchor_10_10'></a><a href= + '#Footnote_10_10'><sup>[10]</sup></a>. Prenez garde au prêtre: il ne + dépend que de Dieu, et son influence est partout, dans le sanctuaire, + dans la famille, dans l'école. Vous ne pouvez rien sur lui: sa + hiérarchie n'est pas la vôtre, il obéit à une constitution qui ne se + tranche ni par la loi, ni par l'épée. Si vous régnez sur une nation + catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous périrez tôt ou + tard, quand bien même le peuple entier serait pour vous.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais pas trop pourquoi il vous plaît de faire du prêtre un + apôtre de liberté. Je n'ai jamais vu cela, ni dans les temps anciens, + ni dans les temps modernes; j'ai toujours trouvé dans le sacerdoce un + appui naturel du pouvoir absolu.</p> + <p>Remarquez-le bien, si, dans l'intérêt de mon établissement, j'ai dû + faire des concessions à l'esprit démocratique de mon époque, si j'ai + pris le suffrage universel pour base de mon pouvoir, ce n'est qu'un + artifice commandé par les temps, je n'en réclame pas moins le bénéfice + du droit divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A ce + titre, le clergé doit donc me soutenir, car mes principes d'autorité + sont conformes aux siens. Si, cependant, il se montrait factieux, s'il + profitait de son influence pour faire une guerre sourde à mon + gouvernement....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous qui parlez de l'influence du clergé, vous ignorez donc à quel + point il a su se rendre impopulaire dans quelques États catholiques? + En France, par exemple, le journalisme et la presse l'ont tellement + perdu dans l'esprit des masses, ils ont tellement ruiné sa mission, + que si je régnais dans son royaume savez-vous bien ce que je pourrais + faire?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je pourrais provoquer, dans l'Église, un schisme qui briserait tous + les liens qui rattachent le clergé à la cour de Rome, car c'est là + qu'est le noeud gordien. Je ferais tenir par ma presse, par mes + publicistes, par mes hommes politiques le langage que voici: «Le + christianisme est indépendant du catholicisme; ce que le catholicisme + défend, le christianisme le permet; l'indépendance du clergé, sa + soumission à la cour de Rome, sont des dogmes purement catholiques; un + tel ordre de choses est une menace perpétuelle contre la sûreté de + l'État. Les fidèles du royaume ne doivent pas avoir pour chef + spirituel un prince étranger; c'est laisser l'ordre intérieur à la + discrétion d'une puissance qui peut être hostile à tout moment; cette + hiérarchie du moyen âge, cette tutelle des peuples en enfance ne peut + plus se concilier avec le génie viril de la civilisation moderne, avec + ses lumières et son indépendance. Pourquoi aller chercher à Rome un + directeur des consciences? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne + serait-il pas en même temps le chef de l'autorité religieuse? Pourquoi + le souverain ne serait-il pas pontife?» Tel est le langage que l'on + pourrait faire tenir à la presse, à la presse libérale surtout, et ce + qu'il y a de très-probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait + avec joie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si vous pouviez le croire et si vous osiez tenter une semblable + entreprise, vous apprendriez promptement et d'une manière à coup sûr + terrible, ce qu'est la puissance du catholicisme, même chez les + nations où il paraît affaibli<a name='FNanchor_11_11'></a><a href= + '#Footnote_11_11'><sup>[11]</sup></a>.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le tenter, grand Dieu! Mais je demande pardon, à genoux, à notre + divin maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine sacrilége, + inspirée par la haine du catholicisme; mais Dieu, qui a institué le + pouvoir humain, ne lui défend pas de se garantir des entreprises du + clergé, qui enfreint d'ailleurs les préceptes de l'Évangile quand il + manque de subordination envers le prince. Je sais bien qu'il ne + conspirera que par une influence insaisissable, mais je trouverais le + moyen d'arrêter, même au sein de la cour de Rome, l'intention qui + dirige l'influence.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il me suffirait d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état moral de + mon peuple, frémissant sous le joug de l'Église, aspirant à le briser, + capable de se démembrer à son tour du sein de l'unité catholique, de + se jeter dans le schisme de l'Église grecque ou protestante.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La menace au lieu de l'action!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Combien vous vous trompez, Montesquieu, et à quel point ne + méconnaissez vous pas mon respect pour le trône pontifical! Le seul + rôle que je veuille jouer, la seule mission qui m'appartienne à moi + souverain catholique, ce serait précisément d'être le défenseur de + l'Église. Dans les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel + est gravement menacé, et par la haine irréligieuse, et par l'ambition + des pays nord de l'Italie. Eh bien, je dirais au Saint-Père: Je vous + soutiendrai contre eux tous, je vous sauverai, c'est mon devoir, c'est + ma mission, mais du moins ne m'attaquez pas, soutenez moi de votre + influence morale; serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais + ma popularité en me portant pour défenseur du pouvoir temporel, + complétement discrédité aujourd'hui, hélas! aux yeux de ce qu'on + appelle la démocratie européenne. Ce péril ne m'arrêterait point; + non-seulement je tiendrais en échec, de la part des États voisins, + toute entreprise contre la souveraineté du Saint-Siége, mais si, par + malheur, il était attaqué, si le Pape venait à être chassé des États + pontificaux, comme cela s'est déjà vu, mes baïonnettes seules l'y + ramèneraient et l'y maintiendraient toujours, moi durant.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En effet, ce serait un coup de maître, car si vous teniez à Rome + une garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du Saint-Siége, + comme s'il résidait dans quelque province de votre royaume.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Croyez-vous qu'après un tel service rendu à la papauté, elle + refuserait de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au besoin, + refuserait de venir me sacrer dans ma capitale? De tels événements + sont-ils sans exemple dans l'histoire?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, tout se voit dans l'histoire. Mais enfin, si au lieu de + trouver dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un Dubois, comme + vous paraissez y compter, vous aviez en face de vous un pape qui + résistât à vos intrigues et bravât votre colère, que feriez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Alors, il faudrait bien s'y résoudre, sous prétexte de défendre le + pouvoir temporel, je déterminerais sa chute.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez ce que l'on appelle du génie!</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DIX_SEPTIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'ai dit que vous avez du génie; il en faut, vraiment, d'une + certaine sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je + comprends maintenant l'apologue du dieu Wishnou; vous avez cent bras + comme l'idole indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De + même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car je ferai de la police une institution si vaste, qu'au + coeur de mon royaume la moitié des hommes verra l'autre. Me + permettez-vous quelques détails sur l'organisation de ma police?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Faites.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le + plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour + l'extérieur que pour l'intérieur, les nombreux services dont je + doterai cette partie de mon administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu'ils + sont enveloppés dans un effroyable réseau.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si ce ministère déplaît, je l'abolirai et je l'appellerai, si vous + voulez, ministère d'État. J'organiserai d'ailleurs dans les autres + ministères des services correspondants, dont la plus grande partie + sera fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd'hui + ministère de l'intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous + entendez parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de diplomatie, mais + uniquement des moyens propres à assurer ma sécurité contre les + factions, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Eh bien, croyez-le, + sous ce rapport, je trouverai la plupart des monarques à peu près dans + la même situation que moi, c'est-à -dire très-disposés à seconder mes + vues, qui consisteraient à créer des services de police internationale + dans l'intérêt d'une sûreté réciproque. Si, comme je n'en doute guère, + je parvenais à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes + sous lesquelles se produirait ma police à l'extérieur: Hommes de + plaisirs et de bonne compagnie dans les cours étrangères, pour avoir + l'oeil sur les intrigues des princes et des prétendants exilés, + révolutionnaires proscrits dont, à prix d'argent, je ne désespérerais + pas d'amener quelques-uns à me servir d'agents de transmission à + l'égard des menées de la démagogie ténébreuse; établissement de + journaux politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et + libraires placés dans les mêmes conditions et secrètement + subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le mouvement de + la pensée.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est plus contre les factions de votre royaume, c'est contre + l'âme même de l'humanité que vous finirez par conspirer.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous le savez, je ne m'effraie pas beaucoup des grands mots. Je + veux que tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l'étranger, + puisse être observé, signalé de distance en distance, jusqu'à son + retour dans mon royaume, où on l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne + soit pas en mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des + intrigues révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je + crois, assez habile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quoi donc, grand Dieu!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de + mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se + poser en libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier + ainsi, pour les observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les + plus élevés de mon royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A + cheval sur les intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel + je confierais cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux + qui ne seraient pas dans le secret de la comédie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi! c'est à un prince de votre maison que vous confieriez des + attributions que vous classez vous-même dans la police?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et pourquoi non? Je connais des princes régnants qui, dans l'exil, + ont été attachés à la police secrète de certains cabinets.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si je continue à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir le + dernier mot de cette effroyable gageure.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu; dans l'<i>Esprit des + lois</i>, vous m'avez appelé grand homme<a name= + 'FNanchor_12_12'></a><a href= + '#Footnote_12_12'><sup>[12]</sup></a>.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous me le faites expier chèrement; c'est pour ma punition que je + vous écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails + sinistres.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A l'intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Rétablissez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret + des lettres puisse servir à couvrir des complots.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est là ce qui vous fait trembler, je le comprends.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne: il + faut qu'il y en ait.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'est-ce encore?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il y aura peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas; mais à + coup sûr il y aura des complots simulés. A de certains moments, ce + peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en + faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant + l'esprit public on obtient, au besoin, par là , les mesures de rigueur + que l'on veut, ou l'on maintient celles qui existent. Les fausses + conspirations, dont, bien entendu, il ne faut user qu'avec la plus + grande mesure, ont encore un autre avantage: c'est qu'elles permettent + de découvrir les complots réels, en donnant lieu à des perquisitions + qui conduisent à rechercher partout la trace de ce qu'on + soupçonne.</p> + <p>Rien n'est plus précieux que la vie du souverain: il faut qu'elle + soit environnée d'innombrables garanties, c'est-à -dire d'innombrables + agents, mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète + soit assez habilement dissimulée pour que le souverain n'ait pas l'air + d'avoir peur quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe les + précautions à cet égard étaient tellement perfectionnées, qu'un prince + qui sort dans les rues, pouvait avoir l'air d'un simple particulier, + qui se promène, sans garde, dans la foule, alors qu'il est environné + de deux ou trois mille protecteurs.</p> + <p>J'entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les + rangs de la société. Il n'y aura pas de conciliabule, pas de comité, + pas de salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour + recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux + qui ont manié le pouvoir, c'est un phénomène étonnant que la facilité + avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce + qui est plus étonnant encore, c'est la faculté d'observation et + d'analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police + politique; vous n'avez aucune idée de leurs ruses, de leurs + déguisements, de leurs instincts, de la passion qu'ils apportent dans + leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité; il y a + des hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous + dirai-je? par une sorte d'amour de l'art.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! tirez le rideau!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car il y a là , dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui + terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous + n'en avez entendues. Avec le système que j'organiserai, je serai si + complétement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements + coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le pouvoir de les + arrêter.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Les tolérer, et pourquoi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas + indiscrètement user de la force; parce qu'il y a toujours, dans le + fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne + peut rien quand elles ne se formulent pas; parce qu'il faut éviter + avec grand soin d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir; parce + que les partis se contentent de murmures, de taquineries inoffensives, + quand ils sont réduits à l'impuissance et que prétendre désarmer + jusqu'à leur mauvaise humeur, serait une folie. On les entendra donc + se plaindre, çà et là , dans les journaux, dans les livres; ils + essaieront des allusions contre le gouvernement dans quelques discours + ou dans quelques plaidoyers; ils feront, sous divers prétextes, + quelques petites manifestations d'existence; tout cela sera bien + timide, je vous le jure, et le public s'il en est informé, ne sera + guère tenté que d'en rire. On me trouvera bien bon de supporter cela, + je passerai pour trop débonnaire; voilà pourquoi je tolérerai ce qui, + bien entendu, me paraîtra pouvoir l'être sans aucun danger: je ne veux + pas même que l'on puisse dire que mon gouvernement est ombrageux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une + lacune fort grave, dans vos décrets.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Laquelle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous n'avez pas touché à la liberté individuelle.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'y toucherai pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le croyez-vous? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, + vous vous êtes principalement réservé le droit d'empêcher tout ce qui + vous paraîtrait dangereux. Si l'intérêt de l'État, ou même un soin un + peu pressant, exige qu'un homme soit arrêté, à la minute même, dans + votre royaume, comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la + législation quelque loi d'<i>habeas corpus</i>; si l'arrestation + individuelle est précédée de certaines formalités, de certaines + garanties? Pendant qu'on y procédera, le temps se passera.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez; si je respecte la liberté individuelle, je ne m'interdis + pas à cet égard quelques modifications utiles à l'organisation + judiciaire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je le savais bien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui + est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos + États parlementaires?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est un conseil de magistrats, dont le nombre et l'indépendance + sont la garantie des justiciables.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment + voulez-vous qu'avec la lenteur des délibérations d'un conseil, la + justice puisse avoir la rapidité d'appréhension nécessaire sur les + malfaiteurs?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels malfaiteurs?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes + et des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette + juridiction l'unité d'action qui lui est nécessaire: je remplace votre + conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l'arrestation + des malfaiteurs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais il ne s'agit pas ici de malfaiteurs; à l'aide de cette + disposition, vous menacez la liberté de tous les citoyens; faites au + moins une distinction sur le titre de l'accusation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui + entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas autant et + plus coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire? La + passion ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui + force les gens à s'occuper de politique? Aussi je ne veux plus de + distinction entre les délits de droit commun et les délits politiques. + Où donc, les gouvernements modernes ont-ils l'esprit, d'élever des + espèces de tribunes criminelles à leurs détracteurs? Dans mon royaume, + le journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le + simple larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction + correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra devant le jury criminel, + côte à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une + excellente modification législative, remarquez-le, car l'opinion + publique, en voyant traiter le conspirateur à l'égal du malfaiteur + ordinaire, finira par confondre les deux genres dans le même + mépris.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ruinez la base même du sens moral; mais que vous importe? Ce + qui m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les + fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury. En matière + de simple délit politique, mon ministre de la justice pourra toujours, + quand il le faudra, composer la chambre des juges appelés à en + connaître.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Votre législation intérieure est irréprochable; il est temps de + passer à d'autres objets.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='III_PARTIE'></a> + <h2>III PARTIE.</h2> + <a name='DIX_HUITIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIX-HUITIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Jusqu'à présent vous ne vous êtes occupé que des formes de votre + gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires pour le maintenir. + C'est beaucoup; ce n'est rien encore. Il vous reste à résoudre le plus + difficile de tous les problèmes, pour un souverain qui veut affecter + le pouvoir absolu dans un État européen, façonné aux moeurs + représentatives.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quel est donc ce problème?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est celui de vos finances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cette question n'est point restée étrangère à mes préoccupations, + car je me souviens de vous avoir dit que tout, en définitive, se + résoudrait par une question de chiffres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Fort bien, mais ici c'est la nature même des choses qui va vous + résister.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un siècle de + barbarie sous le rapport de l'économie politique et j'entends fort peu + de chose à ces matières.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je me rassure pour vous. Permettez-moi toutefois de vous adresser + une question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'<i>Esprit des + lois</i>, que le monarque absolu était astreint, par le principe de + son gouvernement, à n'imposer que de faibles tributs à ses sujets<a + name='FNanchor_13_13'></a><a href= + '#Footnote_13_13'><sup>[13]</sup></a>. Donnerez-vous du moins aux + vôtres cette satisfaction?</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne m'y engage pas et je ne connais rien, en vérité, de plus + contestable que la proposition que vous avez émise là . Comment + voulez-vous que l'appareil du pouvoir monarchique, l'éclat et la + représentation d'une grande cour, puissent exister sans imposer à une + nation de lourds sacrifices? Votre thèse peut être vraie en Turquie, + en Perse, que sais-je! chez de petits peuples sans industrie, qui + n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt; mais dans les + sociétés européennes, où la richesse déborde des sources du travail, + et se présente sous tant de formes à l'impôt, où le luxe est un moyen + de gouvernement, où l'entretien et la dépense de tous les services + publics sont centralisés entres les mains de l'État, où toutes les + hautes charges, toutes les dignités sont salariées à grands frais, + comment voulez-vous encore une fois que l'on se borne à de modiques + tributs, comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain + maître?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est très juste et je vous abandonne ma thèse, dont le véritable + sens vous a d'ailleurs échappé. Ainsi, votre gouvernement coûtera + cher; il est évident qu'il coûtera plus cher qu'un gouvernement + représentatif.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est possible.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, mais c'est ici que commence la difficulté. Je sais comment les + gouvernements représentatifs pourvoient à leurs besoins financiers, + mais je n'ai aucune idée des moyens d'existence du pouvoir absolu dans + les sociétés modernes. Si j'interroge le passé, je vois + très-clairement qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes: + il faut, en premier lieu, que le monarque absolu soit un chef + militaire, vous le reconnaissez sans doute.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il faut, de plus, qu'il soit conquérant, car c'est à la guerre + qu'il doit demander les principales ressources qui lui sont + nécessaires pour entretenir son faste et ses armées. S'il les + demandait à l'impôt, il écraserait ses sujets. Vous voyez par là que + ce n'est pas, parce que le monarque absolu dépense moins, qu'il doit + ménager les tributs, mais parce que la loi de sa subsistance est + ailleurs. Or, aujourd'hui, la guerre ne rapporte plus de profits à + ceux qui la font: elle ruine les vainqueurs aussi bien que les + vaincus. Voilà une source de revenus qui vous échappe.</p> + <p>Restent les impôts, mais, bien entendu, le prince absolu doit + pouvoir se passer, à cet égard, du consentement de ses sujets. Dans + les États despotiques, il y a une fiction légale qui leur permet de + les taxer discrétionnairement: en droit, le souverain est censé + posséder tous les biens de ses sujets. Quand il leur prend quelque + chose, il ne fait donc que reprendre ce qui lui appartient. De la + sorte, point de résistance.</p> + <p>Enfin, il faut que le prince puisse disposer, sans discussion comme + sans contrôle, des ressources que lui a procurées l'impôt. Tels sont, + en cette matière, les errements inévitables de l'absolutisme; convenez + qu'il y aurait beaucoup à faire pour en revenir là . Si les peuples + modernes sont, aussi indifférents que vous le dites, à la perte de + leurs libertés, il n'en sera pas de même quand il s'agira de leurs + intérêts; leurs intérêts sont liés à un régime économique exclusif du + despotisme: si vous n'avez par l'arbitraire en finances, vous ne + pouvez pas l'avoir en politique. Votre règne entier s'écroulera sur le + chapitre des budgets.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis fort tranquille sur ce point, comme sur le reste.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est ce qu'il faut voir; allons au fait. Le vote des impôts, par + les mandataires de la nation, est la règle fondamentale des États + modernes: accepterez-vous le vote de l'impôt?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi non?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! prenez garde, ce principe est la consécration la plus expresse + de la souveraineté de la nation; car lui reconnaître le droit de voter + l'impôt, c'est lui reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de + réduire à rien les moyen d'action du prince, et, par suite, de + l'anéantir lui-même, au besoin.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes catégorique. Continuez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ceux qui votent l'impôt sont eux-mêmes des contribuables. Ici leurs + intérêts sont étroitement solidaires de ceux de la nation, en un point + où elle aura nécessairement les yeux ouverts. Vous allez trouver ses + mandataires aussi peu accommodants sur les crédits législatifs, que + vous les avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ici que la faiblesse de l'argument se découvre: je vous prie + de prendre note de deux considérations que vous avez oubliées. En + premier lieu les mandataires de la nation sont salariés; contribuables + ou non, ils sont personnellement désintéressés dans le vote de + l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je conviens que la combinaison est pratique, et la remarque + judicieuse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous voyez l'inconvénient d'envisager trop systématiquement les + choses; la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez + peut-être raison si j'appuyais mon pouvoir sur l'aristocratie, ou sur + les classes bourgeoises qui pourraient, à un moment donné, me refuser + leur concours; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le + prolétariat, dont la masse ne possède rien. Les charges de l'État ne + pèsent presque pas sur elle, et je ferai même en sorte qu'elles n'y + pèsent pas du tout. Les mesures fiscales préoccuperont peu les classes + ouvrières; elles ne les atteindront pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si j'ai bien compris, ceci est très-clair: vous faites payer à ceux + qui possèdent, par la volonté souveraine de ceux qui ne possèdent pas. + C'est la rançon que le nombre et la pauvreté imposent à la + richesse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'est-ce pas juste?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas même vrai, car dans les sociétés actuelles, au point + de vue économique, il n'y a ni riche, ni pauvre. L'artisan de la + veille est le bourgeois du lendemain, en vertu de la loi du travail. + Si vous atteignez la bourgeoisie territoriale ou industrielle, + savez-vous ce que vous faites?</p> + <p>Vous rendez en réalité l'émancipation par le travail plus + difficile, vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les + liens du prolétariat. C'est une aberration que de croire que le + prolétaire peut profiter des atteintes portées à la production. En + appauvrissant par des lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que + des situations factices et, dans un temps donné, on appauvrit même + ceux qui ne possèdent pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce sont de belles théories, mais je suis bien décidé à vous en + opposer de tout aussi belles, si vous le voulez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, car vous n'avez pas encore résolu le problème que je vous ai + posé. Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de la + souveraineté absolue. Ce ne sera pas si facile que vous le pensez, + même avec une chambre législative dans laquelle vous aurez la majorité + assurée, même avec la toute-puissance du mandat populaire dont vous + êtes investi. Dites-moi, par exemple, comment vous pourrez plier le + mécanisme financier des États modernes aux exigences du pouvoir + absolu. Je vous le répète, c'est la nature même des choses qui résiste + ici. Les peuples policés de l'Europe ont entouré l'administration de + leurs finances, de garanties si étroites, si jalouses, si multipliées, + qu'elles ne laissent pas plus de place à la perception qu'à l'emploi + arbitraire des deniers publics.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quel est donc ce merveilleux système?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je puis vous l'indiquer en quelques mots.</p> + <p>La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose + sur deux bases fondamentales, le <i>contrôle</i> et la + <i>publicité</i>. C'est là que réside essentiellement la garantie des + contribuables. Un souverain ne pourrait pas y toucher sans dire + indirectement à ses sujets: Vous avez l'ordre, je veux le désordre, je + veux l'obscurité dans la gestion des fonds publics; j'en ai besoin + parce qu'il y a une foule de dépenses que je veux pouvoir faire sans + votre approbation, de déficits que je veux pouvoir masquer, de + recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou de grossir suivant + les circonstances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous débutez bien.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans les pays libres et industrieux, tout le monde sait les + finances, par nécessité, par intérêt et par état, et votre + gouvernement à cet égard ne pourrait tromper personne.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qui vous dit qu'on veuille tromper?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Toute l'oeuvre de l'administration financière, si vaste et si + compliquée qu'elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière + analyse, à deux opérations fort simples, <i>recevoir</i> et + <i>dépenser</i>.</p> + <p>C'est autour de ces deux ordres de faits financiers, que gravite la + multitude des lois et des règlements spéciaux, qui ont encore pour + objet une chose fort simple: faire en sorte que le contribuable ne + paye que l'impôt nécessaire et régulièrement établi, faire en sorte + que le gouvernement ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des + dépenses approuvées par la nation.</p> + <p>Je laisse de côté tout ce qui est relatif à l'assiette et au mode + de perception de l'impôt, aux moyens pratiques d'assurer l'intégralité + de la recette, l'ordre et la précision dans le mouvement des fonds + publics; ce sont là des détails de comptabilité dont je n'ai point à + vous entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la publicité + marche avec le contrôle, dans les systèmes de finance politique les + mieux organisés de l'Europe.</p> + <p>Un des problèmes les plus importants à résoudre, était de faire + sortir complétement de l'obscurité, de rendre visibles à tous les yeux + les éléments de recettes et de dépenses sur lesquels est basé l'emploi + de la fortune publique entre les mains des gouvernements. Ce résultat + a été atteint par la création de ce que l'on appelle, en langue + moderne, le budget de l'État, qui est l'aperçu ou l'état estimatif des + recettes et des dépenses, prévues non pas pour une période de temps + éloignée, mais chaque année pour le service de l'année suivante. Le + budget annuel est donc le point capital, et en quelque sorte + générateur, de la situation financière, qui s'améliore ou s'aggrave, + en proportion de ses résultats constatés. Les parties qui le composent + sont préparées par les différents ministres dans le département + desquels les services à pourvoir sont placés. Ils prennent pour base + de leur travail les allocations des budgets antérieurs, en y + introduisant les modifications, additions et retranchements + nécessaires. Le tout est adressé au ministre des finances, qui + centralise les documents qui lui sont transmis, et qui présente à + l'assemblée législative, ce que l'on appelle le projet du budget. Ce + grand travail publié, imprimé, reproduit dans mille journaux, dévoile + à tous les yeux la politique intérieure et extérieure de l'État, + l'administration civile, judiciaire et militaire. Il est examiné, + discuté et voté, par les représentants du pays, après quoi il est + rendu exécutoire de la même manière que les autres lois de l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez-moi d'admirer avec quelle netteté de déduction et quelle + propriété de termes, tout à fait modernes, l'illustre auteur de + l'<i>Esprit des lois</i> a su se dégager, en matière de finances, des + théories un peu vagues et des termes quelquefois un peu ambigus du + grand ouvrage qui l'a rendu immortel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'<i>Esprit des lois</i> n'est pas un traité de finances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre sobriété sur ce point mérite d'autant plus d'être louée, que + vous auriez pu en parler très-compétemment. Veuillez donc continuer, + je vous prie, je vous suis avec le plus grand intérêt.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DIX_NEUVIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIX-NEUVIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La création du système budgétaire a entraîné, on peut le dire, avec + elle toutes les autres garanties financières qui sont aujourd'hui le + partage des sociétés politiques bien réglées.</p> + <p>Ainsi, la première loi qui se trouve nécessairement imposée par + l'économie du budget, c'est que les crédits demandés soient en rapport + avec les ressources existantes. C'est là un équilibre qui doit se + traduire constamment aux yeux par des chiffres réels et authentiques, + et pour mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur + qui vote sur les propositions qui lui sont faites ne subisse aucun + entraînement, on a eu recours à une mesure très-sage. On a divisé le + budget général de l'État en deux budgets distincts: <i>le budget des + dépenses et le budget des recettes</i>, qui doivent être votés + séparément, chacun par une loi spéciale.</p> + <p>De cette manière, l'attention du législateur est obligée de se + concentrer, tour à tour, isolément, sur la situation active et + passive, et ses déterminations ne sont pas à l'avance influencées par + la balance générale des recettes et des dépenses.</p> + <p>Il contrôle scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en dernier + lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que naît le vote + général du budget.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tout cela est fort bien, mais est-ce que par hasard les dépenses + sont renfermées dans un cercle infranchissable par le vote législatif? + Est-ce que cela est possible? Est-ce qu'une chambre peut, sans + paralyser l'exercice du pouvoir exécutif, défendre au souverain de + pourvoir, par des mesures d'urgence, à des dépenses imprévues?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois bien que cela vous gêne, mais je ne puis le regretter.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce que, dans les États constitutionnels eux-mêmes, la faculté + n'est pas formellement réservée au souverain, d'ouvrir, par + ordonnances, des crédits supplémentaires ou extraordinaires dans + l'intervalle des sessions législatives?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, mais à une condition, c'est que ces ordonnances soient + converties en lois à la réunion des Chambres. Il faut que leur + approbation intervienne.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qu'elle intervienne une fois que la dépense est engagée, pour + ratifier ce qui est fait, je ne le trouverais pas mauvais.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je le crois bien; mais, malheureusement, on ne s'en est pas tenu + là . La législation financière moderne la plus avancée interdit de + déroger aux prévisions normales du budget, autrement que par des lois + portant ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires. La + dépense ne peut plus être engagée sans l'intervention du pouvoir + législatif.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais alors on ne peut même plus gouverner.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il paraît que si. Les États modernes ont réfléchi que le vote + législatif du budget finirait par être illusoire, avec les abus des + crédits supplémentaires et extraordinaires; qu'en définitive la + dépense devait pouvoir être limitée, quand les ressources l'étaient + naturellement; que les événements politiques ne pouvaient faire varier + les faits financiers d'un instant à l'autre, et que l'intervalle des + sessions n'était pas assez long pour qu'il ne fût pas toujours + possible d'y pourvoir utilement par un vote extra-budgétaire.</p> + <p>On est allé plus loin encore; on a voulu qu'une fois les ressources + votées pour tels et tels services, elles pussent revenir au trésor si + elles n'étaient pas employées; on a pensé qu'il ne fallait pas que le + gouvernement, tout en restant dans les limites des crédits alloués, + pût employer les fonds d'un service pour les affecter à un autre, + couvrir celui-ci, découvrir celui-là , au moyen de virements de fonds + opérés de ministère à ministère, par voie d'ordonnances; car ce serait + éluder leur destination législative et revenir, par un détour + ingénieux, à l'arbitraire financier.</p> + <p>On a imaginé, à cet effet, ce que l'on appelle <i>la spécialité des + crédits par chapitres</i>, c'est-à -dire que le vote des dépenses a + lieu par chapitres spéciaux ne contenant que des services corrélatifs + et de même nature pour tous les ministères. Ainsi, par exemple, le + chapitre A comprendra, pour tous les ministères, la dépense A, le + chapitre B la dépense B et ainsi de suite. Il résulte de cette + combinaison que les crédits non employés doivent être annulés dans la + comptabilité des divers ministères et reportés en recettes au budget + de l'année suivante. Je n'ai pas besoin de vous dire que la + responsabilité ministérielle est la sanction de toutes ces mesures. Ce + qui forme le couronnement des garanties financières, c'est + l'établissement d'une chambre des comptes, sorte de cour de cassation + dans son genre, chargée d'exercer, d'une manière permanente, les + fonctions de juridiction et de contrôle sur le compte, le maniement et + l'emploi des deniers publics, ayant même pour mission de signaler les + parties de l'administration financière qui peuvent être améliorées au + double point de vue des dépenses et des recettes. Ces explications + suffisent. Ne trouvez-vous pas qu'avec une organisation comme + celle-là , le pouvoir absolu serait bien embarrassé?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis encore atterré, je vous l'avoue, de cette incursion + financière. Vous m'avez pris par mon côté faible: je vous ai dit que + je m'entendais fort peu à ces matières, mais j'aurais, croyez-le bien, + des ministres qui sauraient rétorquer tout cela et démontrer le danger + de la plupart de ces mesures.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne le pourriez-vous pas un peu vous-même?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si fait. A mes ministres le soin de faire de belles théories; ce + sera leur principale occupation; quant à moi, je vous parlerai + finances plutôt en politique qu'en économiste. Il y a une chose que + vous êtes trop porté à oublier, c'est que la matière des finances est, + de toutes les parties de la politique, celle qui se prête le plus + aisément aux maximes du traité <i>du Prince</i>. Ces États qui ont des + budgets si méthodiquement ordonnés et des écritures officielles si + bien en règle, me font l'effet, de ces commerçants qui ont des livres + parfaitement tenus et se ruinent bel et bien finalement. Qui donc a de + plus gros budgets que vos gouvernements parlementaires? Qu'est-ce qui + coûte plus cher que la République démocratique des États-Unis, que la + République royale d'Angleterre? Il est vrai que les immenses + ressources de cette dernière puissance sont mises au service de la + politique la plus profonde et la mieux entendue.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous n'êtes pas dans la question. A quoi voulez-vous en venir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A ceci: c'est que les règles de l'administration financière des + États n'ont aucun rapport avec celles de l'économie domestique, qui + paraît être le type de vos conceptions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! ah! la même distinction qu'entre la politique et la morale?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien oui, cela n'est-il pas universellement reconnu, pratiqué? + Les choses n'étaient-elles pas ainsi même de votre temps, beaucoup + moins avancé cependant sous ce rapport, et n'est-ce pas vous-même qui + avez dit que les États se permettaient en finances des écarts dont + rougirait le fils de famille le plus déréglé?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, j'ai dit cela, mais si vous en tirez un argument + favorable à votre thèse, c'est une véritable surprise pour moi.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous voulez dire, sans doute, qu'il ne faut pas se prévaloir de ce + qui se fait, mais de ce qui doit se faire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Précisément.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je réponds qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se fait + universellement ne peut pas ne pas se faire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ceci est de la pratique pure, j'en conviens.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et j'ai quelque idée que si nous faisions la balance des comptes, + comme vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est, coûterait + moins cher que le vôtre; mais laissons cette dispute qui serait sans + intérêt. Vous vous trompez vraiment bien, si vous croyez que je + m'afflige de la perfection des systèmes de finances que vous venez de + m'expliquer. Je me réjouis avec vous de la régularité de la perception + de l'impôt, de l'intégralité de la recette; je me réjouis de + l'exactitude des comptes, je m'en réjouis très-sincèrement. + Croyez-vous donc qu'il s'agisse, pour le souverain absolu, de mettre + les mains dans les coffres de l'État, de manier lui-même les deniers + publics. Ce luxe de précautions est vraiment puéril. Est-ce que le + danger est-là ? Tant mieux, encore une fois, si les fonds se + recueillent, se meuvent et circulent avec la précision miraculeuse que + vous m'avez annoncée. Je compte justement faire servir à la splendeur + de mon règne toutes ces merveilles de comptabilité, toutes ces beautés + organiques de la matière financière.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez le <i>vis comica</i>. Ce qu'il y a de plus étonnant pour + moi dans vos théories financières, c'est qu'elles sont en + contradiction formelle avec ce que vous dites à cet égard dans le + traité du prince, où vous recommandez sévèrement, non pas seulement + l'économie en finances, mais même l'avarice<a name= + 'FNanchor_14_14'></a><a href= + '#Footnote_14_14'><sup>[14]</sup></a>.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si vous vous en étonnez, vous avez tort, car sous ce point de vue + les temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes principes les plus + essentiels est de m'accommoder aux temps. Revenons et laissons d'abord + un peu de côté, je vous prie, ce que vous m'avez dit de votre chambre + des comptes: cette institution appartient-elle à l'ordre + judiciaire?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est donc un corps purement administratif. Je le suppose + parfaitement irréprochable. Mais la belle avance quand il a vérifié + tous les comptes! Empêche-t-il que les crédits ne se votent, que les + dépenses ne se fassent? Ses arrêts de vérification n'en apprennent pas + plus sur la situation que les budgets. C'est une chambre + d'enregistrement sans remontrance, c'est une institution ingénue, n'en + parlons donc pas, je la maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle peut + être.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous la maintenez, dites-vous! Vous comptez donc toucher aux autres + parties de l'organisation financière?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous n'en doutiez pas, j'imagine. Est-ce qu'après un coup d'État + politique, un coup d'État financier n'est pas inévitable? Est-ce que + je ne me servirai pas de la toute-puissance pour cela comme pour le + reste? Quelle est donc la vertu magique qui préserverait vos + règlements financiers? Je suis comme ce géant de je ne sais quel + conte, que des pygmées avaient chargé d'entraves pendant son sommeil; + en se relevant, il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain de mon + avènement, il ne sera même pas question de voter le budget; je le + décréterai extraordinairement, j'ouvrirai dictatorialement les crédits + nécessaires et je les ferai approuver par mon conseil d'État.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous continuerez ainsi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas. Dès l'année suivante je rentrerai dans la légalité; car je + n'entends rien détruire directement, je vous l'ai dit plusieurs fois + déjà . On a réglementé avant moi, je réglemente à mon tour. Vous m'avez + parlé du vote du budget, par deux lois distinctes: je considère cela + comme une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une + situation financière, quand on vote en même temps le budget des + recettes et le budget des dépenses. Mon gouvernement est un + gouvernement laborieux; il ne faut pas que le temps si précieux des + délibérations publiques se perde en discussions inutiles. Dorénavant + le budget des recettes et celui des dépenses seront compris dans une + seule loi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Bien. Et la loi qui interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires, + autrement que parmi vote préalable de la Chambre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je l'abroge; vous en comprenez assez la raison.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une loi qui serait inapplicable sous tous les régimes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et la spécialité des crédits, le vote par chapitres?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est impossible de le maintenir: on ne votera plus le budget des + dépenses par chapitres, mais par ministères.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela me paraît gros comme une montagne, car le vote par ministère + ne donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se servir, + pour tamiser les dépenses publiques, d'un tonneau sans fond au lieu + d'un crible.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela n'est pas exact, car chaque crédit, porté en bloc, présente + des éléments distincts, des chapitres comme vous dites; on les + examinera si l'on veut, mais on votera par ministère, avec faculté de + virements d'un chapitre à un autre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et de ministère à ministère?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, je ne vais pas jusque-là ; je veux rester dans les limites de + la nécessité.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes d'une modération accomplie, et vous croyez que ces + innovations financières ne jetteront pas l'alarme dans le pays?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi voulez-vous qu'elles alarment plus que mes autres mesures + politiques?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais parce que celles-ci touchent aux intérêts matériels de tout le + monde.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! ce sont-là des distinctions bien subtiles.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Subtiles! je trouve le mot bien choisi. N'y mettez donc pas de + subtilité vous-même, et dites simplement qu'un pays qui ne peut pas + défendre ses libertés, ne peut pas défendre son argent.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>De quoi pourrait-on se plaindre, puisque j'ai conservé les + principes essentiels du droit public en matière financière? Est-ce que + l'impôt n'est pas régulièrement établi, régulièrement perçu, les + crédits régulièrement votés? Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne + s'appuie pas sur la base du suffrage populaire? Non, sans doute, mon + gouvernement n'est pas réduit à l'indigence. Le peuple qui m'a + acclamé, non-seulement souffre aisément l'éclat du trône, mais il le + veut, il le recherche dans un prince qui est l'expression de sa + puissance. Il ne hait réellement qu'une chose, c'est la richesse de + ses égaux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne vous échappez pas encore; vous n'êtes pas au bout; je vous + ramène d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son + organisation même comprime le développement de votre puissance. C'est + un cadre qu'on peut franchir, mais on ne le franchit qu'à ses risques + et périls. Il est publié, on en connaît les éléments, il reste là + comme le baromètre de la situation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Finissons-en donc sur ce point, puisque vous le voulez.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGTIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGTIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le budget est un cadre, dites-vous; oui, mais c'est un cadre + élastique qui s'étend autant qu'on le veut. Je serai toujours au + dedans, jamais au dehors.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que voulez-vous dire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce à moi qu'il appartient de vous apprendre comment les choses + se passent, même dans les États dont l'organisation budgétaire est + poussée à son plus haut point de perfection? La perfection consiste + précisément à savoir sortir, par des artifices ingénieux, d'un système + de limitation purement fictif en réalité.</p> + <p>Qu'est-ce que votre budget annuellement voté? Pas autre chose qu'un + règlement provisoire, qu'un aperçu, par à peu près, des principaux + événements financiers. Jamais la situation n'est définitive qu'après + l'achèvement des dépenses que la nécessité a fait naître pendant le + cours de l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien + d'espèces de crédits qui répondent à toutes les éventualités + possibles: les crédits complémentaires, supplémentaires, + extraordinaires, provisoires, exceptionnels, que sais-je? Et chacun de + ces crédits forme, à lui seul, autant de budgets distincts. Or, voici + comment les choses se passent: le budget général, celui qui est voté + au commencement de l'année, porte au total, je suppose, un crédit de + 800 millions. Quand on est arrivé à la moitié de l'année, les faits + financiers ne répondent déjà plus aux premières prévisions; alors on + présente aux Chambres ce que l'on appelle un budget rectificatif, et + ce budget ajoute 100 millions, 150 millions au chiffre primitif. + Arrive ensuite le budget supplémentaire: il y ajoute 50 ou 60 + millions; vient enfin la liquidation qui ajoute 15, 20 ou 30 millions. + Bref, à la balance générale des comptes, l'écart total est d'un tiers + de la dépense prévue. C'est sur ce dernier chiffre que survient, en + forme d'homologation, le vote législatif des Chambres. De cette + manière, au bout de dix ans, on peut doubler et même tripler le + budget.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que cette accumulation de dépenses puisse être le résultat de vos + améliorations financières, c'est ce dont je ne doute pas, mais rien de + semblable n'arrivera dans les États où l'on évitera vos errements. Au + surplus, vous n'êtes pas au bout: il faut bien, en définitive, que les + dépenses soient en équilibre avec les recettes; comment vous y + prendrez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tout consiste ici, on peut le dire, dans l'art de grouper les + chiffres et dans certaines distinctions de dépenses, à l'aide + desquelles on obtient la latitude nécessaire. Ainsi, par exemple, la + distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire peut + être d'un grand secours. A la faveur de ce mot <i>extraordinaire</i> + on fait passer assez aisément certaines dépenses contestables et + certaines recettes plus ou moins problématiques. J'ai, par exemple, + ici 20 millions en dépenses; il faut y faire face par 20 millions en + recettes: je porte en recette une indemnité de guerre de 20 millions, + non encore perçue, mais qui le sera plus tard, ou bien encore je porte + en recette une augmentation de 20 millions dans le produit des impôts, + qui sera réalisée l'année prochaine. Voilà pour les recettes; je ne + multiplie pas les exemples. Pour les dépenses, on peut recourir au + procédé contraire: au lieu d'ajouter, on déduit. Ainsi, on détachera, + par exemple, du budget des dépenses les frais de perception de + l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et sous quel prétexte, je vous prie?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On peut dire, et avec raison, selon moi, que ce n'est pas une + dépense de l'État. On peut encore, par la même raison, ne pas faire + figurer au budget des dépenses ce que coûte le service provincial et + communal.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne discute rien de tout cela, vous pouvez le voir; mais que + faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des dépenses que + vous éliminez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le grand point, en cette matière, est la distinction entre le + budget ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au budget + extraordinaire que doivent se reporter les dépenses qui vous + préoccupent.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais enfin ces deux budgets se totalisent et le chiffre définitif + de la dépense apparaît.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On ne doit pas totaliser; au contraire. Le budget ordinaire + apparaît seul; le budget extraordinaire est une annexe à laquelle on + pourvoit par d'autres moyens.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quels sont-ils?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne me faites pas anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y a une + manière particulière de présenter le budget, d'en dissimuler, au + besoin, l'élévation croissante. Il n'est pas de gouvernement qui ne + soit dans la nécessité d'en agir ainsi; il y a des ressources + inépuisables dans les pays industrieux, mais, comme vous le + remarquiez, ces pays-là sont avares, soupçonneux: ils disputent sur + les dépenses les plus nécessaires. La politique financière ne peut + pas, plus que l'autre, se jouer cartes sur table: on serait arrêté à + chaque pas; mais en définitive, et grâce, j'en conviens, au + perfectionnement du système budgétaire, tout se retrouve, tout est + classé, et si le budget a ses mystères, il a aussi ses clartés.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais pour les initiés seulement, sans doute. Je vois que vous ferez + de la législation financière un formalisme aussi impénétrable que la + procédure judiciaire chez les Romains, au temps des douze tables. Mais + poursuivons. Puisque vos dépenses augmentent, il faut bien que vos + ressources croissent dans la même proportion. Trouverez-vous, comme + Jules César, une valeur de deux milliards de francs dans les coffres + de l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vos traits sont fort ingénieux; je ferai ce que font tous les + gouvernements possibles, j'emprunterai.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est ici que je voulais vous amener. Il est certain qu'il est peu + de gouvernements qui ne soient dans la nécessité de recourir à + l'emprunt; mais il est certain aussi qu'ils sont obligés d'en user + avec ménagement; ils ne sauraient, sans immoralité et sans danger, + grever les générations à venir de charges exorbitantes et + disproportionnées avec les ressources probables. Comment se font les + emprunts? par des émissions de titres contenant obligation de la part + du gouvernement, de servir des rentes proportionnées au capital qui + lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c., par exemple, l'État, au + bout de vingt ans, a payé une somme égale au capital emprunté; au bout + de quarante ans une somme double; au bout de soixante ans une somme + triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur de la totalité du + même capital. On peut ajouter que si l'État augmentait indéfiniment sa + dette, sans rien faire pour la diminuer, il serait conduit a + l'impossibilité d'emprunter ou à la faillite. Ces résultats sont + faciles à saisir: il n'est pas de pays où chacun ne les comprenne. + Aussi les États modernes ont-ils voulu apporter une limitation + nécessaire à l'accroissement des impôts. Ils ont imaginé, à cet effet, + ce que l'on a appelé le système de l'amortissement, combinaison + vraiment admirable par la simplicité et par le mode si pratique de son + exécution. On a crée un fonds spécial, dont les ressources + capitalisées sont destinées à un rachat permanent de la dette + publique, par fractions successives; en sorte que toutes les fois que + l'État emprunte, il doit doter le fonds d'amortissement d'un certain + capital destiné à éteindre, dans un temps donné, la nouvelle créance. + Vous voyez que ce mode de limitation est indirect, et c'est ce qui + fait sa puissance. Au moyen de l'amortissement, la nation dit à son + gouvernement: vous emprunterez si vous y êtes forcé, soit, mais vous + devrez toujours vous préoccuper de faire face à la nouvelle obligation + que vous contractez en mon nom. Quand on est sans cesse obligé + d'amortir, on y regarde à deux fois avant d'emprunter. Si vous + amortissez régulièrement, je vous passe vos emprunts.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et pourquoi voulez-vous que j'amortisse, je vous prie? Quels sont + les États où l'amortissement a lieu d'une manière régulière? En + Angleterre même il est suspendu; l'exemple tombe de haut, j'imagine: + ce qui ne se fait nulle part, ne peut pas se faire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ainsi vous supprimez l'amortissement?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas dit cela, tant s'en faut; je laisserai fonctionner ce + mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit; + cette combinaison présentera un grand avantage. Lors de la + présentation du budget, on pourra, de temps en temps, faire figurer en + recette le produit de l'amortissement de l'année suivante.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et l'année suivante il figurera en dépenses.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'en sais rien, cela dépendra des circonstances, car je + regretterai beaucoup que cette institution financière ne puisse pas + marcher plus régulièrement. Mes ministres s'expliqueront à cet égard + d'une manière extrêmement douloureuse. Mon Dieu, je ne prétends pas + que, sous le rapport financier, mon administration n'aura pas quelques + côtés critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés, on + passe sur beaucoup de choses. L'Administration des finances est pour + beaucoup aussi, ne l'oubliez pas, <i>une affaire de presse</i>.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'est-ce que ceci?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne m'avez-vous pas dit que l'essence même du budget était la + publicité?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, les budgets ne sont-ils pas accompagnés de comptes rendus, + de rapports, de documents officiels de toutes les façons? Que de + ressources ces communications publiques ne donnent-elles pas au + souverain, quand il est entouré d'hommes habiles! Je veux que mon + ministre des finances parle la langue des chiffres avec une admirable + clarté et que son style littéraire, d'ailleurs, soit d'une pureté + irréprochable.</p> + <p>Il est bon de répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que «la + gestion des deniers publics se fait actuellement à la lumière du + jour.»</p> + <p>Cette proposition incontestable doit être présentée sous mille + formes; je veux qu'on écrive des phrases comme celle-ci:</p> + <p>«Notre système de comptabilité, fruit d'une longue expérience, se + distingue par la clarté et la certitude de ses procédés. Il met + obstacle aux abus et ne donne à personne, depuis le dernier des + fonctionnaires <i>jusqu'au chef de l'État lui-même</i>, le moyen de + détourner la somme la plus minime de sa destination, ou d'en faire un + emploi irrégulier.»</p> + <p>On tiendrait votre langage: comment faire mieux? et l'on + dirait:</p> + <p>«L'excellence du système financier repose sur deux bases: + <i>contrôle</i> et <i>publicité</i>. Le contrôle qui empêche qu'un + seul denier puisse sortir des mains des contribuables pour entrer dans + les caisses publiques, passer d'une caisse à une autre caisse, et en + sortir pour aller entre les mains d'un créancier de l'État, sans que + la légitimité de sa perception, la régularité de ses mouvements, la + légitimité de son emploi, en soient contrôlés par des agents + responsables, vérifiés judiciairement par des magistrats inamovibles, + et définitivement sanctionnés dans les comptes législatifs de la + Chambre.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>O Machiavel! vous raillez toujours, mais votre raillerie a quelque + chose d'infernal.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous oubliez où nous sommes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous défiez le ciel.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dieu sonde les coeurs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Poursuivez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Au commencement de l'année budgétaire, le surintendant des finances + s'énoncera ainsi:</p> + <p>«Rien n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget actuel. Sans se + faire d'illusions, on a les plus sérieuses raisons d'espérer que, pour + la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service + des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce + résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement + difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de + la fortune publique ne s'est jamais ralenti.»</p> + <p>Est-ce bien dicté?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Poursuivez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A ce propos l'on parlera de l'amortissement, qui vous préoccupait + tout à l'heure, et l'on dira:</p> + <p>«L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l'on a + conçu à cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l'État + continuaient à progresser, il ne serait pas impossible que, dans le + budget qui sera présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se + soldassent par un excédant de recettes.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos espérances sont à long terme; mais à propos de l'amortissement, + si, après avoir promis de le mettre en fonction, on n'en fait rien, + que direz-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On dira que le moment n'avait pas été bien choisi, qu'il faut + attendre encore. On peut aller beaucoup plus loin: des économistes + recommandables contestent à l'amortissement une efficacité réelle. Ces + théories, vous les connaissez; je puis vous les rappeler.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est inutile.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On fait publier ces théories par les journaux non officiels, on les + insinue soi-même, enfin un jour on peut les avouer plus hautement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment! après avoir reconnu auparavant l'efficacité de + l'amortissement, et en avoir exalté les bienfaits!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais, est-ce que les données de la science ne changent pas? est-ce + qu'un gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à peu, les progrès + économiques de son siècle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Rien de plus péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand vous + n'aurez pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous trouverez + débordé par les dépenses, après avoir fait entrevoir des excédants de + recettes, que direz-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Au besoin, on en conviendra hardiment. Cette franchise honore les + gouvernements et touche les peuples, quand elle émane d'un pouvoir + fort. Mais, en revanche, mon ministre des finances s'attachera à + enlever toute signification à l'élévation du chiffre des dépenses. Il + dira, ce qui est vrai: «C'est que la pratique financière démontre que + les découverts ne sont jamais entièrement confirmés; qu'une certaine + quantité de ressources nouvelles surviennent d'ordinaire dans le cours + de l'année, notamment par l'accroissement du produit des impôts; + qu'une portion considérable, d'ailleurs, des crédits votés, n'ayant + pas reçu d'emploi, se trouvera annulée.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela arrivera-t-il?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quelquefois il y a, vous le savez, en finances des mots tout faits, + des phrases stéréotypées, qui font beaucoup d'effet sur le public, le + calment, le rassurent.</p> + <p>Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive, on dit: + <i>ce chiffre n'a rien d'exorbitant;—il est normal, il est + conforme aux antécédents budgétaires;—le chiffre de la dette + flottante n'a rien que de très-rassurant</i>. Il y a une foule de + locutions semblables dont je ne vous parle pas parce qu'il est + d'autres artifices pratiques, plus importants, sur lesquels je dois + appeler votre attention.</p> + <p>D'abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire + d'insister sur le développement de la prospérité, de l'activité + commerciale et du <i>progrès toujours croissant de la + consommation</i>.</p> + <p>Le contribuable s'émeut moins de la disproportion des budgets, + quand on lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, + sans que jamais il s'en défie, tant les écritures authentiques + produisent un effet magique sur l'esprit des sots bourgeois. Lorsque + l'équilibre des budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année + suivante, préparer l'esprit public à quelque mécompte, on dit à + l'avance, dans un rapport, l'<i>année prochaine le découvert ne sera + que de tant.</i></p> + <p>Si le découvert est inférieur aux prévisions, c'est un véritable + triomphe; s'il est supérieur, on dit: <i>«le déficit a été plus grand + qu'on ne l'avait prévu, mais il s'était élevé à un chiffre supérieur + l'année précédente;</i> de compte fait, la situation est meilleure, + car on a dépensé moins et cependant on a traversé des circonstances + exceptionnellement difficiles: la guerre, la disette, les épidémies, + des crises de subsistances imprévues, etc.»</p> + <p>«Mais, l'année prochaine, l'augmentation des recettes permettra, + suivant toute probabilité, d'atteindre un équilibre depuis si + longtemps désiré: la dette sera réduite, le budget <i>convenablement + balancé</i>. Ce progrès continuera, on peut l'espérer, et, sauf des + événements extraordinaires, l'équilibre deviendra l'habitude de nos + finances, comme il en est la règle.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est de la haute comédie; l'habitude sera comme la règle, elle ne + se prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne, il y aura + toujours quelque circonstance extraordinaire, quelque guerre, quelque + crise de subsistances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais pas s'il y aura des crises de subsistances; ce qui est + certain, c'est que je tiendrai très-haut le drapeau de la dignité + nationale.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est bien le moins que vous puissiez faire. Si vous recueillez de + la gloire, on ne doit pas vous en savoir gré, car elle n'est, entre + vos mains, qu'un moyen de gouvernement: ce n'est pas elle qui amortira + les dettes de votre État.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_ET_UNIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT ET UNIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je crains que vous n'ayez quelque préjugé à l'égard des emprunts; + ils sont précieux à plus d'un titre: ils attachent les familles au + gouvernement; ce sont d'excellents placements pour les particuliers, + et les économistes modernes reconnaissent formellement aujourd'hui + que, loin d'appauvrir les États, les dettes publiques les + enrichissent. Voulez-vous me permettre de vous expliquer comment?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, car je crois connaître ces théories-là . Comme vous parlez + toujours d'emprunter et jamais de rembourser, je voudrais savoir + d'abord à qui vous demanderez tant de capitaux, et à propos de quoi + vous les demanderez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Les guerres extérieures sont, pour cela, d'un grand secours. Dans + les grands États, elles permettent d'emprunter 5 ou 600 millions; on + fait en sorte de n'en dépenser que la moitié ou les deux tiers, et le + reste trouve sa place dans le Trésor, pour les dépenses de + l'intérieur.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cinq ou six cent millions, dites-vous! Et quels sont les banquiers + des temps modernes qui peuvent négocier des emprunts dont le capital + serait, à lui seul, toute la fortune de certains États?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! vous en êtes encore à ces procédés rudimentaires de l'emprunt? + C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie, en + matière d'économie financière. On n'emprunte plus aujourd'hui aux + banquiers.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et à qui donc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>An lieu de passer des marchés avec des capitalistes, qui + s'entendent pour déjouer les enchères et dont le petit nombre annihile + la concurrence, on s'adresse à tous ses sujets: aux riches, aux + pauvres, aux artisans, aux commerçants, à quiconque a un denier de + disponible; on ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique, + et pour que chacun puisse acheter des rentes, on les divise par + coupons de très-petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5 + francs de rente jusqu'à cent mille francs, un million de rentes. Le + lendemain de leur émission la valeur de ces titres est en hausse, fait + prime, comme on dit: on le sait, et l'on se rue de tous côtés pour en + acheter; on dit que c'est du délire. En quelques jours les coffres du + Trésor regorgent; on reçoit tant d'argent qu'on ne sait où le mettre; + cependant on s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription + dépasse le capital des rentes émises, on peut se ménager un grand + effet sur l'opinion.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On rend aux retardataires leur argent. On fait cela à grand bruit, + à grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre ménagé. L'excédant + s'élève quelquefois à deux ou trois cent millions: vous jugez à quel + point l'esprit public est frappé de cette confiance du pays dans le + gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Confiance qui se mêle à un esprit d'agiotage effréné, à ce que + j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette combinaison, + mais tout, dans votre bouche, est vraiment fantasmagorique. Eh bien, + soit, vous avez de l'argent plein les mains, mais....</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'en aurais plus encore que vous ne pensez, car, chez les nations + modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent prêter + directement à l'État 100 et 200 millions au taux ordinaire; les + grandes villes peuvent prêter aussi. Chez ces mêmes nations il y a + d'autres institutions que l'on appelle institutions de prévoyance: ce + sont des caisses d'épargne, des caisses de secours, des caisses de + retraite. L'État a l'habitude d'exiger que leurs capitaux, qui sont + immenses, qui peuvent s'élever quelquefois à 5 ou 600 millions, soient + versés dans le Trésor public où ils fonctionnent avec la masse + commune, moyennant de faibles intérêts payés à ceux qui les + déposent.</p> + <p>De plus, les gouvernements peuvent se procurer des fonds exactement + comme les banquiers. Ils délivrent sur leur caisse des bons à vue pour + des sommes de deux ou trois cent millions, sortes de lettres de change + sur lesquelles on se jette avant qu'elles n'entrent en + circulation.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Permettez-moi donc de vous arrêter: vous ne parlez que d'emprunter + ou de tirer des lettres de change; ne vous préoccuperez-vous jamais de + payer quelque chose?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est bon de vous dire encore que l'on peut, en cas de besoin, + vendre les domaines de l'État.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah, vous vous vendez maintenant! mais ne vous préoccuperez-vous pas + de payer enfin?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans aucun doute; il est temps de vous dire maintenant comment on + fait face au passif.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous dites, <i>on fait face au passif</i>: je voudrais une + expression plus exacte.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je me sers de cette expression parce que je la crois d'une + exactitude réelle. On ne peut pas toujours éteindre le passif, mais on + peut lui faire face; le mot est même très-énergique, car le passif est + un ennemi redoutable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, comment lui ferez-vous face?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A cet égard les moyens sont très-variés: il y a d'abord + l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est-à -dire le passif employé à payer le passif.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me parlez en économiste et non en financier. Ne confondez pas. + Avec le produit d'une taxe on peut réellement payer. Je sais que + l'impôt fait crier; si celui que l'on a établi gêne, on en trouve un + autre, ou l'on rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand + art, vous le savez, à trouver les points vulnérables de la matière + imposable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous l'aurez bientôt écrasée, j'imagine.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il y a d'autres moyens: il y a ce que l'on appelle la + conversion.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! ah!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ceci est relatif à la dette que l'on appelle consolidée, + c'est-à -dire à celle qui provient de l'émission des emprunts. On dit + aux rentiers de l'État, par exemple: jusqu'à ce jour je vous ai payé 5 + p.c. de votre argent; c'était le taux de votre rente. J'entends ne + plus vous payer que le 4 1/2 ou le 4 p.c. Consentez à cette réduction + ou recevez le remboursement du capital que vous m'avez prêté.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais si l'on rend réellement l'argent, je trouve le procédé encore + assez honnête.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute on le rend, si on le réclame; mais très-peu s'en + soucient; les rentiers ont leurs habitudes; leurs fonds sont placés; + ils ont confiance dans l'État; ils aiment mieux un revenu moindre et + un placement sûr. Si tout le monde demandait son argent il est évident + que le Trésor serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se + débarrasse par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines de + millions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est un expédient immoral, quoi qu'on dise; un emprunt forcé qui + déprime la confiance publique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne connaissez pas les rentiers. Voici une autre combinaison + relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à l'heure que + l'État avait à sa disposition les fonds des caisses de prévoyance et + qu'il s'en servait en payant le loyer, sauf à les rendre à première + réquisition. Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est plus en + mesure de les rendre, il consolide la dette qui flotte dans ses + mains.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je sais ce que cela signifie; l'État dit aux déposants: Vous voulez + votre argent, je ne l'ai plus; voilà de la rente.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Précisément, et il consolide de la même manière toutes les dettes + auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide les bons du Trésor, + les dettes contractées envers les villes, envers les banques, enfin + toutes celles qui forment ce que l'on appelle très-pittoresquement la + dette flottante, parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point + d'assiette déterminée et qui sont à une échéance plus ou moins + rapprochée.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez de singuliers moyens de libérer l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Que pouvez-vous me reprocher si je ne fais que ce que font les + autres?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! si tout le monde le fait, il faudrait être bien dur, + effectivement, pour le reprocher à Machiavel.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous indique seulement pas la millième partie des + combinaisons que l'on peut employer. Loin de redouter l'accroissement + des rentes perpétuelles, je voudrais que la fortune publique entière + fût en rentes; je ferais en sorte que les villes, les communes, les + établissements publics convertissent en rentes leurs immeubles ou + leurs capitaux mobiliers. C'est l'intérêt même de ma dynastie qui me + commanderait ces mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon + royaume un écu qui ne tînt par un fil à mon existence.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais à ce point de vue même, à ce point de vue fatal, + atteindrez-vous votre but? Ne marchez-vous pas, de la manière la plus + directe, à votre ruine à travers la ruine de l'État? Ne savez-vous pas + que chez toutes les nations de l'Europe il y a de vastes marchés de + fonds publics, où la prudence, la sagesse, la probité des + gouvernements est mise à l'enchère? A la manière dont vous dirigez vos + finances, vos fonds seraient repoussés avec perte des marchés + étrangers et ils tomberaient aux plus bas cours, même à la Bourse de + votre royaume.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une erreur flagrante. Un gouvernement glorieux, comme serait + le mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à l'extérieur. A + l'intérieur, sa vigueur dominerait les appréhensions. Au surplus je ne + voudrais pas que le crédit de mon État dépendît des transes de + quelques marchands de suif; je dominerais la Bourse par la Bourse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'est-ce encore?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'aurais de gigantesques établissements de crédit institués en + apparence pour prêter à l'industrie, mais dont la fonction la plus + réelle consisterait à soutenir la rente. Capables de jeter pour 400 ou + 500 millions de titres sur la place, ou de raréfier le marché dans les + mêmes proportions, ces monopoles financiers seraient toujours maîtres + des cours. Que dites-vous de cette combinaison?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Les bonnes affaires que vos ministres, vos favoris, vos maîtresses + vont faire dans ces maisons-là ! Votre gouvernement va donc jouer à la + bourse avec les secrets de l'État?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Que dites-vous!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Expliquez donc autrement l'existence de ces maisons. Tant que vous + n'avez été que sur le terrain des doctrines, on pouvait se tromper sur + le véritable nom de votre politique, depuis que vous en êtes aux + applications, on ne le peut plus. Votre gouvernement sera unique dans + l'histoire; on ne pourra jamais le calomnier.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si quelqu'un dans mon royaume s'avisait de dire ce que vous laissez + entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La foudre est un bel argument; vous êtes heureux de l'avoir à votre + disposition. En avez-vous fini avec les finances?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'heure s'avance à grands pas.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='IVe_PARTIE'></a> + <h2>IVe PARTIE.</h2> + <a name='VINGT_DEUXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Avant de vous avoir entendu, je ne connaissais bien <i>ni l'esprit + des lois, ni l'esprit des finances</i>. Je vous suis redevable de + m'avoir enseigné l'un et l'autre. Vous avez entre les mains la plus + grande puissance des temps modernes, l'argent. Vous pouvez vous en + procurer à peu près autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses + ressources vous allez faire de grandes choses, sans doute; c'est le + cas de montrer enfin <i>que le bien peut sortir du mal</i>.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ce que j'entends vous montrer en effet.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, voyons.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le plus grand de mes bienfaits sera d'abord d'avoir donné la paix + intérieure à mon peuple. Sous mon règne les mauvaises passions sont + comprimées, <i>les bons se rassurent et les méchants tremblent</i>. + J'ai rendu à un pays déchiré avant moi par les factions, la liberté, + la dignité, la force.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après avoir changé tant de choses, n'en seriez-vous pas venu à + changer le sens des mots?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>La liberté ne consiste pas dans la licence, pas plus que la dignité + et la force ne consistent dans l'insurrection et le désordre. Mon + empire paisible au dedans, sera glorieux au dehors.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ferai la guerre dans les quatre parties du monde. Je franchirai + les Alpes, comme Annibal; je guerroierai dans l'Inde, comme Alexandre; + dans la Lybie, comme Scipion; j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords + du Gange au Mississipi, du Mississipi au fleuve Amour. La grande + muraille de la Chine tombera devant mon nom; mes légions victorieuses + défendront, à Jérusalem, le tombeau du Sauveur; à Rome, le vicaire de + Jésus-Christ; leurs pas fouleront au Pérou la poussière des Incas, en + Égypte les cendres de Sésostris; en Mésopotamie celles de + Nabuchodonosor. Descendant de César, d'Auguste et de Charlemagne, je + vengerai, sur les bords du Danube, la défaite de Varus; sur les bords + de l'Adige, la déroute de Cannes; sur la Baltique, les outrages des + Normands.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Daignez vous arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi les + défaites de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne + vous comparerai pas à Louis XIV, à qui Boileau disait: <i>Grand roi + cesse de vaincre ou je cesse d'écrire</i>; cette comparaison vous + humilierait. Je vous accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des + temps modernes, ne saurait être mis en parallèle avec vous.</p> + <p>Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit: La guerre en elle-même + est un mal; elle sert dans vos mains à faire supporter un mal plus + grand encore, la servitude; mais où donc est, dans tout ceci, le bien + que vous m'avez promis de faire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas ici le cas d'équivoquer; la gloire est déjà par + elle-même un grand bien; c'est le plus puissant des capitaux + accumulés; un souverain qui a de la gloire a tout le reste. Il est la + terreur des États voisins, l'arbitre de l'Europe. Son crédit s'impose + invinciblement, car, quoi que vous ayez dit sur la stérilité des + victoires, la force n'abdique jamais ses droits. On simule des guerres + d'idées, on fait étalage de désintéressement et, un beau jour, on + finit très-bien par s'emparer d'une province que l'on convoite et par + imposer un tribut de guerre aux vaincus.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais, permettez, dans ce système-là on fait parfaitement bien d'en + agir ainsi, si on le peut; sans cela, le métier militaire serait par + trop niais.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A la bonne heure! vous voyez que nos idées commencent à se + rapprocher un peu.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, comme l'Atlas et le Taurus. Voyons les autres grandes choses + de votre règne.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un parallèle + avec Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec ce monarque; comme lui + je ferais des constructions gigantesques; cependant, sous ce rapport, + mon ambition irait bien plus loin que la sienne et que celle des plus + fameux potentats; je voudrais montrer au peuple que les monuments dont + la construction exigeait autrefois des siècles, je les rebâtis, moi, + en quelques années. Les palais des rois mes prédécesseurs tomberaient + sous le marteau des démolisseurs pour se relever rajeunis par des + formes nouvelles; je renverserais des villes entières, pour les + reconstruire sur des plans plus réguliers, pour obtenir de plus belles + perspectives. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les + constructions attachent les peuples aux monarques. On pourrait dire + qu'ils pardonnent aisément qu'on détruise leurs lois à la condition + qu'on leur bâtisse des maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un + instant, que les constructions servent à des objets particulièrement + importants.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après les constructions, que ferez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous allez bien vite: le nombre des grandes actions n'est pas + illimité. Veuillez donc me dire, je vous prie, si, depuis Sésostris + jusqu'à Louis XIV, jusqu'à Pierre Ier, les deux points cardinaux des + grands règnes n'ont pas été la guerre et les constructions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, mais on voit pourtant des souverains absolus qui se + sont préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer les moeurs, d'y + introduire la simplicité et la décence. On en a vu qui se sont + préoccupés de l'ordre dans les finances, de l'économie; qui ont songé + à laisser après eux l'ordre, la paix, des institutions durables, + quelquefois même la liberté.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! tout cela se fera. Vous voyez bien que, d'après vous-même, les + souverains absolus ont du bon.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hélas! pas trop. Essayez de me prouver le contraire, cependant.</p> + <p>Avez-vous quelque bonne chose à me dire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je donnerais à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux; mon règne + serait le règne des affaires. Je lancerais la spéculation dans des + voies nouvelles et jusqu'alors inconnues. Mon administration + desserrerait même quelques-uns de ses anneaux. J'affranchirais de la + réglementation une foule d'industries: les bouchers, les boulangers et + les entrepreneurs de théâtres seraient libres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Libres de faire quoi?</p> + <p>MACHIAVEL</p> + <p>Libres de faire du pain, libres de vendre de la viande et libres + d'organiser des entreprises théâtrales, sans la permission de + l'autorité.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais ce que cela signifie. La liberté de l'industrie est de + droit commun chez les peuples modernes. N'avez-vous rien de mieux à + m'apprendre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je m'occuperais constamment du sort du peuple. Mon gouvernement lui + procurerait du travail.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Laissez le peuple en trouver de lui-même, cela vaudra mieux. Les + pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire de la popularité avec + les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre + chose qu'une cotisation collective, dont le produit ne doit servir + qu'à des services généraux; les classes ouvrières que l'on habitue à + compter sur l'État, tombent dans l'avilissement; elles perdent leur + énergie, leur élan, leur fonds d'industrie intellectuelle. Le salariat + par l'État les jette dans une sorte de servage, dont elles ne peuvent + plus se relever qu'en détruisant l'État lui-même. Vos constructions + engloutissent des sommes énormes dans des dépenses improductives; + elles raréfient les capitaux, tuent la petite industrie, anéantissent + le crédit dans les couches inférieures de la société. La faim est au + bout de toutes vos combinaisons. Faites des économies, et vous bâtirez + après. Gouvernez avec modération, avec justice, gouvernez le moins + possible et le peuple n'aura rien à vous demander parce qu'il n'aura + pas besoin de vous.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! que vous envisagez d'un oeil froid les misères du peuple! Les + principes de mon gouvernement sont bien autres; je porte dans mon + coeur les êtres souffrants, les petits. Je m'indigne quand je vois les + riches se procurer des jouissances inaccessibles au plus grand nombre. + Je ferai tout ce que je pourrai pour améliorer la condition matérielle + des travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui plient sous le poids de + la nécessité sociale.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, commencez donc par leur donner les ressources que vous + affectez aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos ministres, + de vos personnages consulaires. Réservez-leur les largesses que vous + prodiguez sans compter à vos pages, à vos courtisans, à vos + maîtresses.</p> + <p>Faites mieux, déposez la pourpre dont la vue est un affront à + l'égalité des hommes. Débarrassez-vous des titres de Majesté, + d'Altesse, d'Excellence, qui entrent dans les oreilles orgueilleuses + comme des fers aigus. Appelez-vous protecteur comme Cromwell, mais + ayez les actes des apôtres; allez vivre dans la chaumière du pauvre, + comme Alfred le Grand, coucher dans les hôpitaux, vous étendre sur le + lit des malades comme saint Louis. Il est trop facile de faire de la + charité évangélique quand on passe sa vie au milieu des festins, quand + on repose le soir dans des lits somptueux, avec de belles dames, + quand, à son coucher et à son lever, on a de grands personnages qui + s'empressent à vous mettre la chemise. Soyez père de famille et non + despote, patriarche et non prince.</p> + <p>Si ce rôle ne vous va pas, soyez chef d'une République + démocratique, donnez la liberté, introduisez-la dans les moeurs, de + vive force, si c'est votre tempérament. Soyez Lycurgue, soyez + Agésilas, soyez un Gracque, mais je ne sais ce que c'est que cette + molle civilisation où tout fléchit, où tout se décolore à côté du + prince, où tous les esprits sont jetés dans le même moule, toutes les + âmes dans le même uniforme; je comprends qu'on aspire à régner sur des + hommes mais non sur des automates.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voilà un débordement d'éloquence que je ne puis pas arrêter. C'est + avec ces phrases-là qu'on renverse les gouvernements.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hélas! Vous n'avez jamais d'autre préoccupation que celle de vous + maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on + n'aurait qu'à vous demander de descendre du trône au nom du salut de + l'État. Le peuple, dont vous êtes l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa + volonté à cet égard pour savoir le cas que vous faites de sa + souveraineté.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quelle étrange question! N'est-ce pas pour son bien que je lui + résisterais?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'en savez-vous? Si le peuple est au-dessus de vous, de quel droit + subordonnez-vous sa volonté à la vôtre? Si vous êtes librement + accepté, si vous êtes non pas juste, mais seulement nécessaire, + pourquoi attendez-vous tout de la force et rien de la raison? Vous + faites bien de trembler sans cesse pour votre règne, car vous êtes de + ceux qui durent un jour.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Un jour! je durerai toute ma vie, et mes descendants peut-être + après moi. Vous connaissez mon système politique, économique, + financier. Voulez-vous connaître les derniers moyens à l'aide desquels + je pousserai jusqu'aux dernières couches du sol les racines de ma + dynastie?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous refusez de m'entendre, vous êtes vaincu; vous, vos principes, + votre école et votre siècle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous insistez, parlez, mais que cet entretien soit le dernier.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_TROISIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-TROISIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne réponds à aucun de vos mouvements oratoires. Les + entraînements d'éloquence n'ont que faire ici. Dire à un souverain: + voudriez-vous descendre de votre trône pour le bonheur de votre + peuple, n'est-ce pas folie? Lui dire encore: puisque vous êtes une + émanation du suffrage populaire, confiez-vous à ces fluctuations, + laissez-vous discuter, est-ce possible? Est-ce que tout pouvoir + constitué n'a pas pour première loi de se défendre, non pas seulement + dans son intérêt, mais dans l'intérêt du peuple qu'il gouverne? + N'ai-je pas fait le plus grand sacrifice qu'il soit possible de faire + aux principes d'égalité des temps modernes? Un gouvernement issu du + suffrage universel, n'est-il pas, en définitive, l'expression de la + volonté du plus grand nombre? vous me direz que ce principe est + destructeur des libertés publiques; qu'y puis-je faire? Quand ce + principe est entré dans les moeurs, connaissez-vous le moyen de l'en + arracher? Et, s'il n'en peut être arraché, connaissez-vous un moyen de + le réaliser dans les grandes Sociétés européennes, autrement que par + le bras d'un seul homme. Vous êtes sévère sur les moyens de + gouvernement: indiquez-moi un autre mode d'exécution, et, s'il n'y en + a pas d'autre que le pouvoir absolu, dites-moi comment ce pouvoir peut + se séparer des imperfections spéciales auxquelles son principe le + condamne.</p> + <p>Non, je ne suis pas un saint Vincent de Paule, car mes sujets ont + besoin, non pas d'une âme évangélique, mais d'un bras; je ne suis non + plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne + suis ni chez des Spartiates, ni chez des Romains; je suis au sein de + sociétés voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des + armes, les transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent + plus d'autorité divine, plus d'autorité paternelle, plus de frein + religieux. Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis? je + suis tel, parce qu'il est tel. Aurais-je la puissance d'arrêter sa + pente? Non, je ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se + dissoudrait plus vite encore si elle était livrée à elle-même. Je + prends cette société par ses vices, parce qu'elle ne me présente que + des vices; si elle avait des vertus, je la prendrais par ses + vertus.</p> + <p>Mais si d'austères principes peuvent insulter à ma puissance, + est-ce donc qu'ils peuvent méconnaître les services réels que je + rends, mon génie et même ma grandeur?</p> + <p>Je suis le bras, je suis l'épée des Révolutions qu'égare le souffle + avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces + insensées qui n'ont d'autre mobile, au fond, que la brutalité des + instincts, qui courent à la rapine sous le voile des principes. Si je + discipline ces forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne + fût-ce qu'un siècle, n'ai-je pas bien mérité d'elle? ne puis-je même + prétendre à la reconnaissance des États européens qui tournent les + yeux vers moi, comme vers l'Osiris qui, seul, a la puissance de + captiver ces foules frémissantes? Portez donc vos yeux plus haut et + inclinez-vous devant celui qui porte à son front le signe fatal de la + prédestination humaine.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ange exterminateur, petit-fils de Tamerlan, réduisez les peuples à + l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il n'y ait quelque part des âmes + libres qui vous braveront, et leur dédain suffirait pour sauvegarder + les droits de la conscience humaine rendus imperceptibles par + Dieu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dieu protège les forts.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Arrivez donc, je vous prie, aux derniers anneaux de la chaîne que + vous avez forgée. Serrez-la bien, usez de l'enclume et du marteau, + vous pouvez tout. Dieu vous protége, c'est lui-même qui guide votre + étoile.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai peine à comprendre l'animation qui règne maintenant dans vos + paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris pour politique finale, + non la violence, mais l'effacement? rassurez-vous donc, je vous + apporte plus d'une consolation inattendue. Seulement laissez-moi + prendre encore quelques précautions que je crois nécessaires à ma + sûreté, vous verrez qu'avec celles dont je m'entoure, un prince n'a + rien à craindre des événements.</p> + <p>Nos écrits ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez, et je + crois qu'un despote qui veut être complet ne doit pas non plus se + dispenser de vous lire. Ainsi, vous remarquez fort bien dans + l'<i>Esprit des lois</i> qu'un monarque absolu doit avoir une garde + prétorienne nombreuse<a name='FNanchor_15_15'></a><a href= + '#Footnote_15_15'><sup>[15]</sup></a>; l'avis est bon, je le suivrai. + Ma garde serait d'un tiers environ de l'effectif de mon armée. Je suis + grand amateur de la conscription qui est une des plus belles + inventions du génie français, mais je crois qu'il faut perfectionner + cette institution en essayant de retenir sous les armes le plus grand + nombre possible de ceux qui ont achevé le temps de leur service. J'y + parviendrais, je crois, en m'emparant résolûment de l'espèce de + commerce qui se fait dans quelques États, comme en France par exemple, + sur les engagements volontaires à prix d'argent. Je supprimerais ce + négoce hideux et je l'exercerais moi-même honnêtement sous la forme + d'un monopole en créant une caisse de dotation de l'armée qui me + servirait à appeler sous les drapeaux par l'appât de l'argent et à y + retenir par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement à + l'état militaire.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce sont donc des espèces de mercenaires que vous aspirez à former + dans votre propre patrie!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, la haine des partis dira cela, quand je ne suis mû que par le + bien du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs si légitime, de ma + conservation qui est le bien commun de mes sujets.</p> + <p>Passons à d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est que je + reviens aux constructions. Je vous ai prévenu que nous y serions + ramenés. Vous allez voir l'idée politique qui surgit du vaste système + de constructions que j'ai entrepris; je réalise par là une théorie + économique qui a fait beaucoup de désastres dans certains États de + l'Europe, la théorie de l'organisation du travail permanent pour les + classes ouvrières. Mon règne leur promet un salaire indéfini. Moi + mort, mon système abandonné, plus de travail; le peuple est en grève + et monte à l'assaut des classes riches. On est en pleine Jacquerie: + perturbation industrielle, anéantissement du crédit, insurrection dans + mon État, soulèvement autour de lui; l'Europe est en feu. Je m'arrête. + Dites-moi si les classes privilégiées, qui tremblent bien + naturellement pour leur fortune, ne feront pas cause commune, et la + cause la plus étroite avec les classes ouvrières pour me maintenir, + moi ou ma dynastie; si d'autre part, l'intérêt de la tranquillité + européenne n'y rattachera pas toutes les puissances de premier + ordre.</p> + <p>La question des constructions qui paraît mince est donc en réalité, + comme vous le voyez, une question colossale. Quand il s'agit d'un + objet de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. + Avez-vous remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se + doublent d'une combinaison financière? C'est encore ce qui m'arrive + ici. J'instituerai une caisse des travaux publics que je doterai de + plusieurs centaines de millions à l'aide desquels je provoquerai aux + constructions sur la surface entière de mon royaume. Vous avez deviné + mon but: je tiens debout la jacquerie ouvrière; c'est l'autre armée + dont j'ai besoin contre les factions. Mais cette masse de prolétaires + qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant qu'elle puisse se + retourner contre moi au jour où elle serait sans pain. C'est à quoi je + pourvois par les constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de + particulier dans mes combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit + en même temps ses corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi + construit en même temps contre lui les moyens de défense dont j'ai + besoin. Sans le savoir, il se chasse lui-même des grands centres où sa + présence m'inquiéterait; il rend à jamais impossible le succès des + révolutions qui se font dans la rue. Le résultat des grandes + constructions, en effet, est de raréfier l'espace où peut vivre + l'artisan, de le refouler aux faubourgs, et bientôt de les lui faire + abandonner; car la cherté des subsistances croît avec l'élévation du + taux des loyers. Ma capitale ne sera guère habitable, pour ceux qui + vivent d'un travail quotidien, que dans la partie la plus rapprochée + de ses murs. Ce n'est donc pas dans les quartiers voisins du siége des + autorités que les insurrections pourront se former. Sans doute, il y + aura autour de la capitale une population ouvrière immense, redoutable + dans un jour de colère; mais les constructions que j'élèverais + seraient toutes conçues d'après un plan stratégique, c'est-à -dire, + qu'elles livreraient passage à de grandes voies où, d'un bout à + l'autre, pourrait circuler le canon. L'extrémité de ces grandes voies + se relierait à une quantité de casernes, espèces de bastilles, pleines + d'armes, de soldats et de munitions. Il faudrait que mon successeur + fût un vieillard imbécile ou un enfant pour se laisser tomber devant + une insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques grains de + poudre balaieraient l'émeute jusqu'à vingt lieues de la capitale. Mais + le sang qui coule dans mes veines est brûlant et ma race a tous les + signes de la force. M'écoutez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais vous comprenez bien que je n'entends pas rendre la vie + matérielle difficile à la population ouvrière de la capitale, et je + rencontre là un écueil, c'est incontestable; mais la fécondité de + ressources que doit avoir mon gouvernement me suggérerait une idée; ce + serait de bâtir pour les gens du peuple de vastes cités où les + logements seraient à bas prix, et où leurs masses se trouveraient + réunies par cohortes comme dans de vastes familles.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Des souricières!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! l'esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne + manquera pas de dénigrer mes institutions. On dira ce que vous dites. + Peu m'importe, si le moyen ne réussit pas on en trouvera un autre.</p> + <p>Je ne dois pas abandonner le chapitre des constructions sans + mentionner un détail bien insignifiant en apparence, mais qu'y a-t-il + d'insignifiant en politique? Il faut que les innombrables édifices que + je construirai soient marqués à mon nom, qu'on y trouve des attributs, + des bas-reliefs, des groupes qui rappellent un sujet de mon histoire. + Mes armes, mon chiffre doivent être entrelacés partout. Ici, ce seront + des anges qui soutiendront ma couronne, plus loin, des statues de la + justice et de la sagesse qui supporteront mes initiales. Ces points + sont de la dernière importance, j'y tiens essentiellement.</p> + <p>C'est par ces signes, par ces emblêmes que la personne du souverain + est toujours présente; on vit avec lui, avec son souvenir, avec sa + pensée. Le sentiment de sa souveraineté absolue entre dans les esprits + les plus rebelles comme la goutte d'eau qui tombe incessamment du + rocher creuse le pied de granit. Par la même raison je veux que ma + statue, mon buste, mes portraits soient dans tous les établissements + publics, dans l'auditoire des tribunaux surtout; que l'on me + représente en costume royal ou à cheval.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A côté de l'image du Christ.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas, sans doute, mais en face; car la puissance souveraine est + une image de la puissance divine. Mon image s'allie ainsi avec celle + de la Providence et de la justice.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il faut que la justice elle-même porte votre livrée. Vous n'êtes + pas un chrétien, vous êtes un empereur Grec du Bas-Empire.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis un empereur catholique, apostolique et romain. Par les + mêmes raisons que celles que je viens de vous déduire, je veux que + l'on donne mon nom, le nom Royal, aux établissements publics de + quelque nature qu'ils soient. Tribunal royal, Cour royale, Académie + royale, Corps législatif royal, Sénat royal, Conseil d'État royal; + autant que possible ce même vocable sera donné aux fonctionnaires, aux + agents, au personnel officiel qui entoure le gouvernement. Lieutenant + du roi, archevêque du roi, comédien du roi, juge du roi, avocat du + roi. Enfin, le nom de royal sera imprimé à quiconque, hommes ou + choses, représentera un signe de puissance. Ma fète seule sera une + fète nationale et non pas royale. J'ajoute encore qu'il faut, autant + que possible, que les rues, les places publiques, les carrefours + portent des noms qui rappellent les souvenirs historiques de mon + règne. Si l'on suit bien ces indications, fût-on Caligula ou Néron, on + est certain de s'imprimer à jamais dans la mémoire des peuples et de + transmettre son prestige à la postérité la plus reculée. Que de choses + n'ai-je point encore à ajouter! il faut que je me borne.</p> + <div class='blkquot'> + <p><i>Car qui pourrait tout dire sans un mortel ennui?</i><a name= + 'FNanchor_16_16'></a><a href= + '#Footnote_16_16'><sup>[16]</sup></a>.</p> + </div> + <p>Me voici arrivé aux petits moyens; je le regrette, car ces choses + ne sont peut-être pas dignes de votre attention, mais, pour moi, elles + sont vitales.</p> + <p>La bureaucratie est, dit-on, une plaie des gouvernements + monarchiques; je n'en crois rien. Ce sont des milliers de serviteurs + qui sont naturellement rattachés à l'ordre de choses existant. J'ai + une armée de soldats, une armée de juges, une armée d'ouvriers, je + veux une armée d'employés.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ne vous donnez plus la peine de rien justifier.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>En ai-je le temps?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, passez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les États qui ont été monarchiques, et ils l'ont tous été au + moins une fois, j'ai constaté qu'il y avait une véritable frénésie + pour les cordons, pour les rubans. Ces choses ne coûtent presque rien + au prince et il peut faire des heureux, mieux que cela, des fidèles, + au moyen de quelques pièces d'étoffe, de quelques hochets en argent ou + en or. Peu s'en faudrait, en vérité, que je ne décorasse sans + exception ceux qui me le demanderaient. Un homme décoré est un homme + donné. Je ferais de ces marques de distinction un signe de ralliement + pour les sujets dévoués; j'aurais, je crois bien, à ce prix, les onze + douzièmes de mon royaume. Je réalise par là , autant que je le puis, + les instincts d'égalité de la nation. Remarquez bien ceci: plus une + nation en général tient à l'égalité, plus les individus ont de passion + pour les distinctions. C'est donc là un moyen d'action dont il serait + trop malhabile de se priver. Bien loin par suite de renoncer aux + titres, comme vous me l'avez conseillé, je les multiplierais autour de + moi en même temps que les dignités. Je veux dans ma cour l'étiquette + de Louis XIV, la hiérarchie domestique de Constantin, un formalisme + diplomatique sévère, un cérémonial imposant; ce sont là des moyens de + gouvernement infaillibles sur l'esprit des masses. A travers tout + cela, le souverain apparaît comme un Dieu.</p> + <p>On m'assure que dans les États en apparence les plus démocratiques + par les idées, l'ancienne noblesse monarchique n'a presque rien perdu + de son prestige. Je me donnerais pour chambellans les gentilhommes de + la plus vieille roche. Beaucoup d'antiques noms seraient éteints sans + doute; en vertu de mon pouvoir souverain, je les ferais revivre avec + les titres, et l'on trouverait à ma cour les plus grands noms de + l'histoire depuis Charlemagne.</p> + <p>Il est possible que ces conceptions vous paraissent bizarres, mais + ce que je vous affirme, c'est qu'elles feront plus pour la + consolidation de ma dynastie que les lois les plus sages. Le culte du + prince est une sorte de religion, et, comme toutes les religions + possibles, ce culte impose des contradictions et des mystères + au-dessus de la raison<a name='FNanchor_17_17'></a><a href= + '#Footnote_17_17'><sup>[17]</sup></a>. Chacun de mes actes, quelque + inexplicable qu'il soit en apparence, procède d'un calcul dont + l'unique objet est mon salut et celui de ma dynastie. Ainsi que je le + dis, d'ailleurs, dans le <i>Traité du Prince</i>, ce qui est + réellement difficile, c'est d'acquérir le pouvoir; mais il est facile + de le conserver, car il suffit en somme d'ôter ce qui nuit et + d'établir ce qui protége. Le trait essentiel de ma politique, comme + vous avez pu le voir, a été de me rendre indispensable<a name= + 'FNanchor_18_18'></a><a href='#Footnote_18_18'><sup>[18]</sup></a>; + j'ai détruit autant de forces organisées qu'il l'a fallu pour que rien + ne pût plus marcher sans moi, pour que les ennemis mêmes de mon + pouvoir tremblassent de le renverser.</p> + <p>Ce qui me reste à faire maintenant ne consiste plus que dans le + développement des moyens moraux qui sont en germe dans mes + institutions. Mon règne est un règne de plaisirs; vous ne me défendez + pas d'égayer mon peuple par des jeux, par des fêtes; c'est par là que + j'adoucis les moeurs. On ne peut pas se dissimuler que ce siècle ne + soit un siècle d'argent; les besoins ont doublé, le luxe ruine les + familles; de toutes parts on aspire aux jouissances matérielles; il + faudrait qu'un souverain ne fût guère de son temps pour ne pas savoir + faire tourner à son profit cette passion universelle de l'argent et + cette fureur sensuelle qui consume aujourd'hui les hommes. La misère + les serre comme dans un étau, la luxure les presse; l'ambition les + dévore, ils sont à moi. Mais quand je parle ainsi, au fond c'est + l'intérêt de mon peuple qui me guide. Oui, je ferai sortir le bien du + mal; j'exploiterai le matérialisme au profit de la concorde et de la + civilisation; j'éteindrai les passions politiques des hommes en + apaisant les ambitions, les convoitises et les besoins. Je prétends + avoir pour serviteurs de mon règne ceux qui, sous les gouvernements + précédents, auront fait le plus de bruit au nom de la liberté. Les + plus austères vertus sont comme celle de la femme de Joconde; il + suffit de doubler toujours le prix de la défaite. Ceux qui résisteront + à l'argent ne résisteront pas aux honneurs; ceux qui résisteront aux + honneurs ne résisteront pas à l'argent. En voyant tomber à leur tour + ceux que l'on croyait le plus purs, l'opinion publique s'affaiblira à + tel point qu'elle finira par abdiquer complétement. Comment + pourra-t-on se plaindre en définitive? Je ne serai rigoureux que pour + ce qui aura trait à la politique; je ne persécuterai que cette + passion; je favoriserai même secrètement les autres par les mille + voies souterraines dont dispose le pouvoir absolu.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après avoir détruit la conscience politique, vous deviez + entreprendre de détruire la conscience morale; vous avez tué la + société, maintenant vous tuez l'homme. Plût à Dieu que vos paroles + retentissent jusque sur la terre; jamais réfutation plus éclatante de + vos propres doctrines n'aurait frappé des oreilles humaines.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Laissez-moi finir.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_QUATRIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il ne me reste plus maintenant qu'à vous indiquer certaines + particularités de ma manière d'agir, certaines habitudes de conduite + qui donneront à mon gouvernement sa dernière physionomie.</p> + <p>En premier lieu, je veux que mes desseins soient impénétrables même + pour ceux qui m'approcheront le plus près. Je serais, sous ce rapport, + comme Alexandre VI et le duc de Valentinois, dont on disait + proverbialement à la cour de Rome, du premier, «qu'il ne faisait + jamais ce qu'il disait; du second, qu'il ne disait jamais ce qu'il + faisait.» Je ne communiquerais mes projets que pour en ordonner + l'exécution et je ne donnerais mes ordres qu'au dernier moment. Borgia + n'en usait jamais autrement; ses ministres eux-mêmes ne savaient rien + et l'on était toujours réduit autour de lui à de simples conjectures. + J'ai le don de l'immobilité, mon but est là ; je regarde d'un autre + côté, et quand il est à ma portée, je me retourne tout à coup et je + fonds sur ma proie avant qu'elle n'ait eu le temps de jeter un + cri.</p> + <p>Vous ne sauriez croire quel prestige une telle puissance de + dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à la vigueur de + l'action, un respect superstitieux l'environne, ses conseillers se + demandent tout bas ce qui sortira de sa tête, le peuple ne place sa + confiance qu'en lui; il personnifie à ses yeux la Providence dont les + voies sont inconnues. Quand le peuple le voit passer, il songe avec + une terreur involontaire ce qu'il pourrait d'un signe de la nuque; les + États voisins sont toujours dans la crainte et le comblent de marques + de déférence, car ils ne savent jamais si quelque entreprise toute + prête ne fondra pas sur eux du jour au lendemain.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes fort contre votre peuple parce que vous le tenez sous + votre genou, mais si vous trompez les États avec qui vous traitez + comme vous trompez vos sujets, vous serez bientôt étouffé dans les + bras d'une coalition.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me faites sortir de mon sujet, car je ne m'occupe ici que de + ma politique intérieure; mais si vous voulez savoir un des principaux + moyens à l'aide desquels je tiendrais en échec la coalition des haines + étrangères, le voici: Je règne sur un puissant royaume, je vous l'ai + dit; eh bien! je chercherais autour de mes États quelque grand pays + déchu qui aspirât à se relever, je le relèverais tout entier à la + faveur de quelque guerre générale, comme cela s'est vu pour la Suède, + pour la Prusse, comme cela peut se voir d'un jour à l'autre pour + l'Allemagne ou pour l'Italie, et ce pays, qui ne vivrait que par moi, + qui ne serait qu'une émanation de mon existence, me donnerait, tant + que je serais debout, trois cent mille hommes de plus contre l'Europe + armée.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et le salut de votre État à côté duquel vous élèveriez ainsi une + puissance rivale et par suite ennemie dans un temps donné?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avant tout je me conserve.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ainsi vous n'avez rien, pas même le souci des destinées de votre + royaume<a name='FNanchor_19_19'></a><a href= + '#Footnote_19_19'><sup>[19]</sup></a>?</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qui vous dit cela? Pourvoir à mon salut, n'est-ce pas pourvoir en + même temps au salut de mon royaume!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Votre physionomie royale se dégage de plus en plus; je veux la voir + toute entière.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Daignez donc ne pas m'interrompre.</p> + <p>Il s'en faut bien qu'un prince, quelle que soit sa force de tête, + trouve toujours en lui les ressources d'esprit nécessaires. Un des + plus grands talents de l'homme d'État consiste à s'approprier les + conseils qu'il entend autour de lui. On trouve très-souvent dans son + entourage des avis lumineux. J'assemblerais donc très-souvent mon + conseil, je le ferais discuter, débattre devant moi les questions les + plus importantes. Quand le souverain se défie de ses impressions, ou + n'a pas assez de ressources de langage pour déguiser sa véritable + pensée, il doit rester muet ou ne parler que pour engager plus avant + la discussion. Il est très-rare que, dans un conseil bien composé, le + véritable parti à prendre dans telle situation donnée, ne se formule + pas de manière ou d'autre. On le saisit et très-souvent l'un de ceux + qui a donné fort obscurément son avis est tout étonné le lendemain de + le voir exécuté.</p> + <p>Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle + attention j'ai toujours mise à créer des apparences; il en faut dans + les paroles comme dans les actes. Le comble de l'habileté est de faire + croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes + desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque + toujours le contraire de ce qu'elles paraîtront indiquer. Les initiés + seuls pourront pénétrer le sens des mots caractéristiques qu'à de + certains moments je laisserai tomber du haut du trône; quand je dirai: + <i>Mon règne, c'est la paix</i>, c'est que ce sera la guerre; quand je + dirai que je fais appel aux <i>moyens moraux</i>, c'est que je vais + user des moyens de la force. M'écoutez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous avez vu que ma presse a cent voix et qu'elles parlent + incessamment de la grandeur de mon règne, de l'enthousiasme de mes + sujets pour leur souverain; qu'elles mettent en même temps dans la + bouche du public les opinions, les idées et jusqu'aux formules de + langage qui doivent défrayer ses entretiens; vous avez vu également + que mes ministres étonnent sans relâche le public des témoignages + incontestables de leurs travaux. Quant à moi, je parlerais rarement, + une fois l'année seulement, puis çà et là dans quelques grandes + circonstances. Aussi chacune de mes manifestations serait accueillie, + non-seulement dans mon royaume, mais dans l'Europe entière, comme un + événement.</p> + <p>Un prince dont le pouvoir est fondé sur une base démocratique, doit + avoir un langage soigné, mais cependant populaire. Au besoin il ne + doit pas craindre de parler en démagogue, car après tout il est le + peuple, et il en doit avoir les passions. Il faut avoir pour lui + certaines attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations + de sensibilité qui trouveront place à l'occasion. Peu importe que ces + moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux du monde, le peuple n'y + regardera pas de si près et l'effet sera produit.</p> + <p>Dans mon ouvrage je recommande au prince de prendre pour type + quelque grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible + suivre les traces<a name='FNanchor_20_20'></a><a href= + '#Footnote_20_20'><sup>[20]</sup></a>. Ces assimilations historiques + font encore beaucoup d'effet sur les masses; on grandit dans leur + imagination, on se donne de son vivant la place que la postérité vous + réserve. On trouve d'ailleurs dans l'histoire de ces grands hommes des + rapprochements, des indications utiles, quelquefois des situations + identiques, dont on tire des enseignements précieux, car toutes les + grandes leçons politiques sont dans l'histoire. Quand on a trouvé un + grand homme avec qui l'on a des analogies, on peut faire mieux encore: + Vous savez que les peuples aiment qu'un prince ait l'esprit cultivé, + qu'il ait le goût des lettres, qu'il en ait même le talent. Eh bien, + le prince ne saurait mieux employer ses loisirs qu'à écrire, par + exemple, l'histoire du grand homme des temps passés, qu'il a pris pour + modèle. Une philosophie sévère peut taxer ces choses de faiblesse. + Quand le souverain est fort on les lui pardonne, et elles lui donnent + même je ne sais quelle grâce.</p> + <p>Certaines faiblesses, et même certains vices, servent d'ailleurs le + prince autant que des vertus. Vous avez pu reconnaître la vérité de + ces observations d'après l'usage que j'ai dû faire tantôt de la + duplicité, et tantôt de la violence. Il ne faut pas croire, par + exemple, que le caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire; + bien au contraire. S'il est souvent opportun d'user de la clémence ou + de la magnanimité, il faut qu'à de certains moments sa colère + s'appesantisse d'une manière terrible. L'homme est l'image de Dieu, et + la divinité n'a pas moins de rigueur dans ses coups que de + miséricorde. Quand j'aurais résolu la perte de mes ennemis, je les + écraserais donc jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que poussière. Les + hommes ne se vengent que des injures légères; ils ne peuvent rien + contre les grandes<a name='FNanchor_21_21'></a><a href= + '#Footnote_21_21'><sup>[21]</sup></a>. C'est du reste ce que je dis + expressément dans mon livre. Le prince n'a que le choix des + instruments qui doivent servir à son courroux; il trouvera toujours + des juges prêts à sacrifier leur conscience à ses projets de vengeance + ou de haine.</p> + <p>Ne craignez pas que le peuple s'émeuve jamais des coups que je + porterai. D'abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, + et puis il hait naturellement ce qui s'élève, il se réjouit + instinctivement quand on frappe au-dessus de lui. Peut-être ne + savez-vous pas bien d'ailleurs avec quelle facilité on oublie. Quand + le moment des rigueurs est passé, c'est à peine si ceux-là mêmes que + l'on a frappés se souviennent. A Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite + rapporte que les victimes couraient avec je ne sais quelle jouissance + au-devant des supplices. Vous entendez parfaitement qu'il ne s'agit de + rien de semblable dans les temps modernes; les moeurs sont devenues + fort douces: quelques proscriptions, des emprisonnements, la déchéance + des droits civiques, ce sont là des châtiments bien légers. Il est + vrai que, pour arriver à la souveraine puissance, il a fallu verser du + sang et violer bien des droits; mais, je vous le répète, tout + s'oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques bons procédés de la + part de ses ministres ou de ses agents, seront accueillis avec les + marques de la plus grands reconnaissance.</p> + <p>S'il est indispensable de punir avec une inflexible rigueur, il + faut récompenser avec la même ponctualité: c'est ce que je ne + manquerais jamais de faire. Quiconque aurait rendu un service à mon + gouvernement, serait récompensé dès le lendemain. Les places, les + distinctions, les plus grandes dignités, formeraient autant d'étapes + certaines pour quiconque serait en possession de servir utilement ma + politique. Dans l'armée, dans la magistrature, dans tous les emplois + publics, l'avancement serait calculé sur la nuance de l'opinion et le + degré de zèle à mon gouvernement. Vous êtes muet.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Continuez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je reviens sur certains vices et même sur certains travers + d'esprit, que je regarde comme nécessaires au prince. Le maniement du + pouvoir est une chose formidable. Si habile que soit un souverain, si + infaillible que soit son coup d'oeil et si vigoureuse que soit sa + décision, il y a encore un immense <i>alea</i> dans son existence. Il + faut être superstitieux. Gardez-vous de croire que ceci soit de légère + conséquence. Il est, dans la vie des princes, des situations si + difficiles, des moments si graves, que la prudence humaine ne compte + plus. Dans ces cas-là , il faut presque jouer au dé ses résolutions. Le + parti que j'indique, et que je suivrais, consiste, dans certaines + conjonctures, à se rattacher à des dates historiques, à consulter des + anniversaires heureux, à mettre telle ou telle résolution hardie sous + les auspices d'un jour où l'on a gagné une victoire, fait un coup de + main heureux. Je dois vous dire que la superstition a un autre + avantage très grand; le peuple connaît cette tendance. Ces + combinaisons augurales réussissent souvent; il faut aussi les employer + lorsque l'on est sûr du succès. Le peuple, qui ne juge que par les + résultats, s'habitue à croire que chacun des actes du souverain + correspond à des signes célestes, que les coïncidences historiques + forcent la main de la fortune.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le dernier mot est dit, vous êtes un joueur.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, mais j'ai un bonheur inouï, et j'ai la main si sûre, la tête + si fertile que la fortune ne peut pas tourner.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Puisque vous faites votre portrait, vous devez avoir encore + d'autres vices ou d'autres vertus à faire passer.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous demande grâce pour la luxure. La passion des femmes sert un + souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a dû à son + incontinence une partie de sa popularité. Les hommes sont ainsi faits, + que ce penchant leur plaît chez ceux qui les gouvernent. La + dissolution des moeurs a été de tout temps une fureur, une carrière + galante dans laquelle le prince doit devancer ses égaux, comme il + devance ses soldats devant l'ennemi. Ces idées sont françaises, et je + ne pense pas qu'elles déplaisent trop à l'illustre auteur des + <i>Lettres persanes</i>. Il ne m'est pas permis de tomber dans des + considérations trop vulgaires, cependant je ne puis me dispenser de + vous dire que le résultat le plus réel de la galanterie du prince, est + de lui concilier la sympathie de la plus belle moitié de ses + sujets.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous tournez au madrigal.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On peut être sérieux et galant: vous en avez fourni la preuve. Je + ne rabats rien de ma proposition. L'influence des femmes sur l'esprit + public est considérable. En bonne politique, le prince est condamné à + faire de la galanterie, alors même qu'au fond il ne s'en soucierait + pas; mais le cas sera rare.</p> + <p>Je puis vous assurer que si je suis bien les règles que je viens de + tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans mon royaume. On + aura un souverain vigoureux, dissolu, plein d'esprit de chevalerie, + adroit à tous les exercices du corps: on l'aimera. Les gens austères + n'y feront rien; on suivra le torrent; bien plus, les hommes + indépendants seront mis à l'index: on s'en écartera. On ne croira ni à + leur caractère, ni à leur désintéressement. Ils passeront pour des + mécontents qui veulent se faire acheter. Si çà et là , je + n'encourageais pas le talent, on le repousserait de toutes parts, on + marcherait sur les consciences comme sur le pavé. Mais au fond, je + serai un prince moral; je ne permettrai pas que l'on aille au delà de + certaines limites. Je respecterai la pudeur publique, partout où je + verrai qu'elle veut être respectée. Les souillures ne m'atteindront + pas, car je me déchargerai sur d'autres des parties odieuses de + l'administration. Ce que l'on pourra dire de pis, c'est que je suis un + bon prince mal entouré, que je veux le bien, que je le veux ardemment, + que je le ferai toujours, quand on me l'indiquera.</p> + <p>Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le + pouvoir absolu. Là , point de contradiction, point de résistance; on + peut suivre à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses + fautes. On peut sans opposition faire le bonheur de son peuple, car + c'est là ce qui me préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l'on + ne s'ennuiera pas dans mon royaume; les esprits y seront sans cesse + occupés par mille objets divers. Je donnerai au peuple le spectacle de + mes équipages et des pompes de ma cour, on préparera de grandes + cérémonies, je tracerai des jardins, j'offrirai l'hospitalité à des + rois, je ferai venir des ambassades des pays les plus reculés. Tantôt + ce seront des bruits de guerre, tantôt des complications diplomatiques + sur lesquelles on glosera pendant des mois entiers; j'irai bien loin, + je donnerai satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les + guerres qui se feront sous mon règne seront entreprises au nom de la + liberté des peuples et de l'indépendance des nations, et pendant que + sur mon passage les peuples m'acclameront, je dirai secrètement à + l'oreille des rois absolus: Ne craignez rien, je suis des vôtres, je + porte comme vous une couronne et je tiens à la conserver: + <i>j'embrasse la liberté européenne, mais c'est pour + l'étouffer</i>.</p> + <p>Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma + fortune; ce serait le jour où l'on reconnaîtra de tous côtés que ma + politique n'est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin + du calcul.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai + peu. J'ai d'ailleurs formé autour de moi une école d'hommes politiques + d'une très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point + le machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles + à suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des + hommes de rien, ou de très-peu de conséquence, qui seront de + véritables Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, + qui mentiront avec un imperturbable sang-froid; la vérité ne pourra se + faire jour nulle part.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si vous n'avez fait que railler d'un bout à l'autre de cet + entretien, comme je le crois, Machiavel, je regarde cette ironie comme + votre plus magnifique ouvrage.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Une ironie! Vous vous trompez bien si vous le pensez. Ne + comprenez-vous pas que j'ai parlé sans voile, et que c'est la violence + terrible de la vérité qui donne à mes paroles la couleur que vous + croyez voir!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez achevé.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas encore.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Achevez donc.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_CINQUIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-CINQUIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je régnerai dix ans dans ces conditions, sans changer quoi que ce + soit à ma législation; le succès définitif n'est qu'à ce prix. Rien, + absolument rien, ne doit me faire varier pendant cet intervalle; le + couvercle de la chaudière doit être de fer et de plomb; c'est pendant + ce temps que s'élabore le phénomène de destruction de l'esprit + factieux. Vous croyez peut-être qu'on est malheureux, qu'on se plaint. + Ah! je serais inexcusable s'il en était ainsi; mais quand les ressorts + seront le plus violemment tendus, quand je pèserai du poids le plus + terrible sur la poitrine de mon peuple, voici ce qu'on dira: Nous + n'avons que ce que nous méritons, souffrons.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes bien aveugle si vous prenez cela pour une apologie de + votre règne; si vous ne comprenez pas que l'expression de ces paroles + est un regret violent du passé. C'est là un mot stoïque qui vous + annonce le jour du châtiment.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me troublez. L'heure est venue de détendre les ressorts, je + vais rendre des libertés.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mieux vaut mille fois l'excès de votre oppression; votre peuple + vous répondra: gardez ce que vous avez pris.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! que je reconnais bien là la haine implacable des partis. + N'accorder rien à ses adversaires politiques, rien, pas même les + bienfaits.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, Machiavel, rien avec vous, rien! la victime immolée ne reçoit + pas de bienfaits de son bourreau.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! que je pénétrerais aisément à cet égard la pensée secrète de + mes ennemis. Ils se flattent, ils espèrent que la force d'expansion + que je comprime me lancera tôt ou tard dans l'espace. Les insensés! + Ils ne me connaîtront bien qu'à la fin. En politique que faut-il pour + prévenir tout danger avec la plus grande compression possible? une + imperceptible ouverture. On l'aura.</p> + <p>Je ne rendrai pas des libertés considérables, à coup sûr; eh bien, + voyez pourtant à quel point l'absolutisme aura déjà pénétré dans les + moeurs. Je puis gager qu'au premier bruit de ces libertés, il + s'élèvera autour de moi des rumeurs d'épouvante. Mes ministres, mes + conseillers s'écrieront que j'abandonne le gouvernail, que tout est + perdu. On me conjurera, au nom du salut de l'État, au nom du pays, de + n'en rien faire; le peuple dira: à quoi songe-t-il? son génie baisse; + les indifférents diront: le voilà à bout; les haineux diront: Il est + mort.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et ils auront tous raison, car un publiciste moderne<a name= + 'FNanchor_22_22'></a><a href='#Footnote_22_22'><sup>[22]</sup></a> a + dit avec une grande vérité: «Veut-on ravir aux hommes leurs droits? il + ne faut rien faire à demi. Ce qu'on leur laisse, leur sert à + reconquérir ce qu'on leur enlève. La main qui reste libre dégage + l'autre de ses fers.»</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est très-bien pensé; c'est très-vrai; je sais que je m'expose + beaucoup. Vous voyez bien que l'on est injuste envers moi, que j'aime + plus la liberté qu'on ne le dit. Vous m'avez demandé tout à l'heure si + j'avais de l'abnégation, si je saurais me sacrifier pour mes peuples, + descendre du trône au besoin: vous avez maintenant ma réponse, j'en + puis descendre par le martyre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes bien attendri. Quelles libertés rendez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je permets à ma chambre législative de me témoigner chaque année, + au moment du jour de l'an, l'expression de ses voeux dans une + adresse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais puisque l'immense majorité de la chambre vous est dévouée, que + pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des témoignages + d'admiration et d'amour?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, oui. Ces témoignages ne sont-ils pas naturels?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Sont-ce toutes les libertés?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais cette première concession est considérable, quoique vous en + disiez. Je ne m'en tiendrai cependant pas là . Il s'opère aujourd'hui + en Europe un certain mouvement d'esprit contre la centralisation, non + pas chez les masses, mais dans les classes éclairées. Je + décentraliserai, c'est-à -dire que je donnerai à mes gouverneurs de + province le droit de trancher beaucoup de petites questions locales + soumises auparavant à l'approbation de mes ministres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ne faites que rendre la tyrannie plus insupportable si + l'élément municipal n'est pour rien dans cette réforme.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voilà bien la précipitation fatale de ceux qui réclament des + réformes: il faut marcher à pas prudents dans la voie de la liberté. + Je ne m'en tiens cependant pas là : je donne des libertés + commerciales.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous en avez déjà parlé.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est que le point industriel me touche toujours: je ne veux pas + qu'on dise que ma législation va, par un excès de défiance envers le + peuple, jusqu'à l'empêcher de pourvoir lui-même à sa subsistance. + C'est pour cette raison que je fais présenter aux chambres des lois + qui ont pour objet de déroger un peu aux dispositions prohibitives de + l'association. Du reste, la tolérance de mon gouvernement rendait + cette mesure parfaitement inutile, et comme, en fin de compte, il ne + faut pas se désarmer, rien ne sera changé à la loi, si ce n'est la + formule de la rédaction. On a aujourd'hui, dans les chambres, des + députés qui se prêtent très-bien à ces innocents stratagèmes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Est-ce tout?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car c'est beaucoup, trop peut-être; mais je crois pouvoir me + rassurer: mon armée est enthousiaste, ma magistrature fidèle, et ma + législation pénale fonctionne avec la régularité et la précision de + ces mécanismes tout-puissants et terribles que la science moderne à + inventés.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ainsi, vous ne touchez pas aux lois de la presse?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne le voudriez pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ni à la législation municipale?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce possible?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ni à votre système de protectorat du suffrage?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ni à l'organisation du Sénat, ni à celle du Corps législatif, ni à + votre système intérieur, ni à votre système extérieur, ni à votre + régime économique, ni à votre régime financier?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne touche qu'à ce que je vous ai dit. A proprement parler, je + sors de la période de la terreur, j'entre dans la voie de la + tolérance; je le puis sans dangers; je pourrais même rendre des + libertés réelles, car il faudrait être bien dénué d'esprit politique + pour ne pas reconnaître qu'à l'heure imaginaire que je suppose, ma + législation a porté tous ses fruits. J'ai rempli le but que je vous + avais annoncé; le caractère de la nation est changé; les légères + facultés que j'ai rendues ont été pour moi la sonde avec laquelle j'ai + mesuré la profondeur du résultat. Tout est fait, tout est consommé, il + n'y a plus de résistance possible. Il n'y a plus d'écueil, il n'y a + plus rien! Et cependant je ne rendrai rien. Vous l'avez dit, c'est là + qu'est la vérité pratique.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hâtez-vous de terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous + rencontrer jamais, et que Dieu efface de ma mémoire jusqu'à la + dernière trace de ce que je viens d'entendre!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Prenez garde, Montesquieu; avant que la minute qui commence ne + tombe dans l'éternité vous chercherez mes pas avec angoisse et le + souvenir de cet entretien désolera éternellement votre âme.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Parlez!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Revenons donc. J'ai fait tout ce que vous savez; par ces + concessions à l'esprit libéral de mon temps, j'ai désarmé la haine des + partis.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! vous ne laisserez donc pas tomber ce masque d'hypocrisie dont + vous avez couvert des forfaits qu'aucune langue humaine n'a décrits. + Vous voulez donc que je sorte de la nuit éternelle pour vous flétrir! + Ah! Machiavel! vous-même n'aviez pas enseigné à dégrader à ce point + l'humanité! Vous ne conspiriez pas contre la conscience, vous n'aviez + pas conçu la pensée de faire de l'âme humaine une boue dans laquelle + le divin créateur lui-même ne reconnaîtrait plus rien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, je suis dépassé.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Fuyez! ne prolongez pas un instant de plus cet entretien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avant que les ombres qui s'avancent en tumulte là -bas n'aient + atteint ce noir ravin qui les sépare de nous, j'aurai fini; avant + qu'elles ne l'aient atteint vous ne me reverrez plus et vous + m'appellerez en vain.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Achevez donc, ce sera l'expiation de la témérité que j'ai commise + en acceptant cette gageure sacrilége!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! liberté! voilà donc avec quelle force tu tiens dans quelques + âmes quand le peuple te méprise ou se console de toi par des hochets. + Laissez-moi vous conter à ce sujet une bien courte apologue:</p> + <p>Dion raconte que le peuple romain était indigné contre Auguste à + cause de certaines lois trop dures qu'il avait faites, mais que, sitôt + qu'il eut, fait revenir le comédien Pilade, que les factieux avaient + chassé de la ville, le mécontentement cessa.</p> + <p>Voilà mon apologue. Maintenant voici la conclusion de l'auteur, car + c'est un auteur que je cite:</p> + <p>«Un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsque l'on + chassait un baladin que lorsqu'on lui enlevait toutes ses lois<a name= + 'FNanchor_23_23'></a><a href= + '#Footnote_23_23'><sup>[23]</sup></a>.»</p> + <p>Savez-vous qui a écrit cela?</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Peu m'importe!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Reconnaissez-vous donc, c'est vous-même. Je ne vois que des âmes + basses autour de moi, qu'y puis-je faire? Les baladins ne manqueront + pas sous mon règne et il faudra qu'ils se conduisent bien mal pour que + je prenne le parti de les chasser.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais si vous avez exactement rapporté mes paroles; mais voici + une citation que je puis vous garantir: elle vengera éternellement les + peuples que vous calomniez:</p> + <p>«Les moeurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois. + Il peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des bêtes des + hommes; s'il aime les âmes libres, il aura des sujets, s'il aime les + âmes basses, il aura des esclaves<a name='FNanchor_24_24'></a><a href= + '#Footnote_24_24'><sup>[24]</sup></a>.»</p> + <p>Voilà ma réponse, et si j'avais aujourd'hui à ajouter quelque chose + à cette citation, je dirais:</p> + <p>«Quand l'honnêteté publique est bannie du sein des cours, quand la + corruption s'étale là sans pudeur, elle ne pénètre pourtant jamais que + dans le coeur de ceux qui approchent un mauvais prince; l'amour de la + vertu continue à vivre dans le sein du peuple, et la puissance de ce + principe est si grande que le mauvais prince n'a qu'à disparaître pour + que, par la force même des choses, l'honnêteté revienne dans la + pratique du gouvernement en même temps que la liberté.»</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela est très-bien écrit, dans une forme très-simple. Il n'y a + qu'un malheur à ce que vous venez de dire, c'est que, dans l'esprit + comme dans l'âme de mes peuples, je personnifie la vertu, bien mieux, + je personnifie la <i>liberté</i>, entendez-vous, comme je personnifie + la révolution, le progrès, l'esprit moderne, tout ce qu'il y a de + meilleur enfin dans le fond de la civilisation contemporaine. Je ne + dis pas qu'on me respecte, je ne dis pas qu'on m'aime, je dis qu'on me + vénère, je dis que le peuple m'adore; que, si je le voulais, je me + ferais élever des autels, car, expliquez cela, j'ai les dons fatals + qui agissent sur les masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI + qui ne voulait que le bien du peuple, qui le voulait avec toute la + foi, toute l'ardeur d'une âme sincèrement honnête, et, quelques années + auparavant, on avait élevé des autels à Louis XIV qui se souciait + moins du peuple que de la dernière de ses maîtresses; qui, au moindre + coup de tête, eût fait mitrailler la canaille en jouant aux dés avec + Lauzun. Mais je suis, moi, bien plus que Louis XIV, avec le suffrage + populaire qui me sert de base; je suis Washington, je suis Henri IV, + je suis saint Louis, Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, + pour vous faire honneur. Je suis un roi d'Égypte et d'Asie en même + temps, je suis Pharaon, je suis Cyrus, je suis Alexandre, je suis + Sardanapale; l'âme du peuple s'épanouit quand je passe; il court avec + ivresse sur mes pas; je suis un objet d'idolâtrie; le père me montre + du doigt à son fils, la mère invoque mon nom dans ses prières, la + jeune fille me regarde en soupirant et songe que si mon regard tombait + sur elle, par hasard, elle pourrait peut-être reposer un instant sur + ma couche. Quand le malheureux est opprimé, il dit: <i>Si le roi le + savait</i>; quand on veut se venger, qu'on espère un secours, on dit: + <i>Le roi le saura</i>. On ne m'approche jamais, du reste, que l'on ne + me trouve les mains pleines d'or. Ceux qui m'entourent, il est vrai, + sont durs, violents, ils méritent parfois le bâton, mais il faut qu'il + en soit ainsi; car leur caractère haïssable, méprisable, leur basse + cupidité, leurs débordements, leurs gaspillages honteux, leur avarice + crasse font contraste avec la douceur de mon caractère, mes allures + simples, ma générosité inépuisable. On m'invoque, vous dis-je, comme + un dieu; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies, + j'accours, la population se jette à mes pieds, elle m'emporterait au + ciel dans ses bras, si Dieu lui donnait des ailes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec de la mitraille au + moindre signe de résistance.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, mais l'amour n'existe pas sans la crainte.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce songe affreux est-il fini?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Un songe! Ah! Montesquieu! vous allez pleurer longtemps: déchirez + l'<i>Esprit des lois</i>, demandez à Dieu de vous donner l'oubli pour + votre part dans le ciel; car voici venir la vérité terrible dont vous + avez déjà le pressentiment; il n'y a pas de songe dans ce que je viens + de vous dire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'allez-vous m'apprendre!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses + monstrueuses devant lesquelles l'esprit recule épouvanté, cette oeuvre + que l'enfer même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela + existe, tout cela prospère à la face du soleil, à l'heure qu'il est, + sur un point de ce globe que nous avons quitté.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Où?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, ce serait vous infliger une seconde mort.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! parlez, au nom du ciel!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien!...</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi?...</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'heure est passée! Ne voyez-vous pas que le tourbillon + m'emporte!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Machiavel!!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les + yeux; les reconnaissez-vous? ce sont des gloires qui ont fait l'envie + du monde entier. A l'heure qu'il est, elles redemandent à Dieu leur + patrie!...</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dieu éternel, qu'avez-vous permis!...</p> + <br> + <br> + <br> + <br> + <a name='FIN'></a> + <h2>FIN.</h2> + <hr style='width: 65%;'> + <p><big><b>Notes de bas de page:</b></big></p> + <br> + <a name='Footnote_1_1'></a><a href='#FNanchor_1_1'>[1]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 24 et 25, chap. IX, livre III. + </div> + <a name='Footnote_2_2'></a><a href='#FNanchor_2_2'>[2]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 129, liv. XI, ch. VI. + </div> + <a name='Footnote_3_3'></a><a href='#FNanchor_3_3'>[3]</a> + <div class='note'> + Machiavel fait évidemment ici allusion à Joseph de Maistre, dont le + nom se retrouve d'ailleurs plus loin. + <p>(<i>Note de l'Éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_4_4'></a><a href='#FNanchor_4_4'>[4]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 543, 544, liv. XXXI, ch. IV. + </div> + <a name='Footnote_5_5'></a><a href='#FNanchor_5_5'>[5]</a> + <div class='note'> + Traité du Prince, p. 114, ch. XVII. + </div> + <a name='Footnote_6_6'></a><a href='#FNanchor_6_6'>[6]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 252 et s., liv. XIX, ch. V. + </div> + <a name='Footnote_7_7'></a><a href='#FNanchor_7_7'>[7]</a> + <div class='note'> + Traité du Prince, p. 47, ch. VII. + </div> + <a name='Footnote_8_8'></a><a href='#FNanchor_8_8'>[8]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 123, livre XI, chap. III. + </div> + <a name='Footnote_9_9'></a><a href='#FNanchor_9_9'>[9]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 12 et s., liv. II, et s., ch. II, et s. + </div> + <a name='Footnote_10_10'></a><a href='#FNanchor_10_10'>[10]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 371, liv. XXIV, ch. I et suiv. + </div> + <a name='Footnote_11_11'></a><a href='#FNanchor_11_11'>[11]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 393, liv. XXV, ch. XII. + </div> + <a name='Footnote_12_12'></a><a href='#FNanchor_12_12'>[12]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 68, livre VI, chap. V. + </div> + <a name='Footnote_13_13'></a><a href='#FNanchor_13_13'>[13]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 80. chap. X, liv. XIII. + </div> + <a name='Footnote_14_14'></a><a href='#FNanchor_14_14'>[14]</a> + <div class='note'> + Traité du Prince, p. 106, ch. XVI. + </div> + <a name='Footnote_15_15'></a><a href='#FNanchor_15_15'>[15]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, liv. X, ch. XV, p. 127. + </div> + <a name='Footnote_16_16'></a><a href='#FNanchor_16_16'>[16]</a> + <div class='note'> + Cette phrase se trouve dans la préface de l'<i>Esprit des lois</i>, + p. 1. + <p>(<i>Note de l'Éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_17_17'></a><a href='#FNanchor_17_17'>[17]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, liv. XXV, chap. II, p 386. + </div> + <a name='Footnote_18_18'></a><a href='#FNanchor_18_18'>[18]</a> + <div class='note'> + <i>Traité du Prince</i>, chap. IX, p. 63. + </div> + <a name='Footnote_19_19'></a><a href='#FNanchor_19_19'>[19]</a> + <div class='note'> + On ne peut se dissimuler qu'ici Machiavel ne soit en contradiction + avec lui-même, car il dit formellement, ch. IV, p. 26, «que le + Prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine.» + <p>(<i>Note de l'éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_20_20'></a><a href='#FNanchor_20_20'>[20]</a> + <div class='note'> + <i>Traité du Prince</i>, chap. XIV, p. 98. + </div> + <a name='Footnote_21_21'></a><a href='#FNanchor_21_21'>[21]</a> + <div class='note'> + <i>Traité du Prince</i>, ch. III, p. 17. + </div> + <a name='Footnote_22_22'></a><a href='#FNanchor_22_22'>[22]</a> + <div class='note'> + Benjamin Constant. + <p>(<i>Note de l'éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_23_23'></a><a href='#FNanchor_23_23'>[23]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, liv. XIX, chap. II, p. 253. + </div> + <a name='Footnote_24_24'></a><a href='#FNanchor_24_24'>[24]</a> + <div class='note'> + P. 173, chap. XXVII, liv. XII. + </div> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='TABLE_ANALYTIQUE_DES_MATIERES'></a> + <h2>TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.</h2> + <br> + + <p>1re PARTIE.—<a href='#PREMIER_DIALOGUE'>PREMIER + DIALOGUE.</a></p> + <p>Rencontre de Machiavel et de Montesquieu aux enfers.</p> + <p>Machiavel fait l'éloge de la vie posthume. Il se plaint de la + réprobation que la postérité a attachée à son nom, et se justifie.</p> + <p>Son seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois; + le <i>machiavélisme est antérieur à Machiavel</i>.</p> + <p>Son système philosophique et moral; théorie de la + force.—Négation de la morale et du droit en politique.</p> + <p>Les grands hommes font le bien des sociétés en violant toutes les + lois. <i>Le bien sort du mal</i>.</p> + <p>Causes de la préférence donnée à la monarchie + absolue.—Incapacité de la démocratie.—Despotisme favorable + au développement des grandes civilisations.</p> + <br> + + <p><a href='#DEUXIEME_DIALOGUE'>DEUXIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Réponse de Montesquieu.—Les doctrines de Machiavel n'ont + point de base philosophique.—La force et l'astuce ne sont pas + des principes.</p> + <p>Les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de s'appuyer sur le + droit. La raison d'État n'est que l'intérêt particulier du Prince ou + de ses favoris.</p> + <p>Le droit et la morale sont les fondements de la politique. + Inconséquence du système contraire. Si le Prince s'affranchit des + règles de la morale, les sujets en feront autant.</p> + <p>Les grands hommes qui violent les lois sous prétexte de sauver + l'État font plus de mal que de bien. L'anarchie est souvent bien moins + funeste que le despotisme.</p> + <p>Incompatibilité du despotisme avec l'état actuel des institutions + chez les principaux peuples de l'Europe.—Machiavel invite + Montesquieu à justifier cette proposition.</p> + <br> + + <p><a href='#TROISIEME_DIALOGUE'>TROISIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Développement des idées de Montesquieu.—La confusion des + pouvoirs est la cause première du despotisme et de l'anarchie.</p> + <p>Influence des moeurs politiques sous l'empire desquelles le + <i>Traité du Prince</i> a été écrit. Progrès de la science sociale en + Europe.</p> + <p>Vaste système de garanties dont les nations se sont entourées. + Traités, constitutions, lois civiles.</p> + <p>Séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. + C'est le principe générateur de la liberté politique, le principal + obstacle à la tyrannie.</p> + <p>Que le régime représentatif est le mode de gouvernement le mieux + approprié aux temps modernes. Conciliation de l'ordre et de la + liberté.</p> + <p>Justice, base essentielle du gouvernement. Le Monarque qui + pratiquerait aujourd'hui les maximes du <i>Traité du Prince</i> serait + mis au ban de l'Europe.</p> + <p>Machiavel soutient que ses maximes n'ont pas cessé de prévaloir + dans la politique des princes.—Il offre de le prouver.</p> + <br> + + <p><a href='#QUATRIEME_DIALOGUE'>QUATRIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Machiavel fait la critique du régime constitutionnel. Les pouvoirs + resteront immobiles ou sortiront violemment de leur orbite.</p> + <p>Masse du peuple indifférente aux libertés publiques dont la + jouissance réelle lui échappe.</p> + <p>Régime représentatif inconciliable avec le principe de la + souveraineté populaire et l'équilibre des pouvoirs.</p> + <p>Révolutions. Que la souveraineté populaire conduit à l'anarchie et + l'anarchie au despotisme.</p> + <p>État moral et social des peuples modernes incompatible avec la + liberté.</p> + <p>Le salut est dans la centralisation.</p> + <p>Césarisme du Bas-Empire. Inde et Chine.</p> + <br> + + <p><a href='#CINQUIEME_DIALOGUE'>CINQUIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>La fatalité du despotisme est une idée que Montesquieu continue à + combattre.</p> + <p>Machiavel a pris pour des lois universelles des faits qui ne sont + que des accidents.</p> + <p>Développement progressif des institutions libérales depuis le + système féodal jusqu'au régime représentatif.</p> + <p>Les institutions ne se corrompent qu'avec la perte de la liberté. + Il faut donc la maintenir avec soin dans l'économie des pouvoirs.</p> + <p>Montesquieu n'admet pas sans réserve le principe de la souveraineté + populaire. Comment il entend ce principe. Du droit divin, du droit + humain.</p> + <br> + + <p><a href='#SIXIEME_DIALOGUE'>SIXIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Continuation du même sujet.—Antiquité du principe électif. Il + est la base primordiale de la souveraineté.</p> + <p>Conséquences extrêmes de la souveraineté du peuple.—Les + révolutions ne seront pas plus fréquentes sous l'empire de ce + principe.</p> + <p>Rôle considérable de l'industrie dans la civilisation moderne. + L'industrie est aussi inconciliable avec les révolutions qu'avec le + despotisme.</p> + <p>Le despotisme est tellement sorti des moeurs dans les sociétés les + plus avancées de l'Europe, que Montesquieu défie Machiavel de trouver + le moyen de l'y ramener.</p> + <p>Machiavel accepte le défi, et le dialogue s'engage sur cette + donnée.</p> + <br> + + <p><a href='#SEPTIEME_DIALOGUE'>SEPTIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Machiavel généralise d'abord le système qu'il se propose + d'employer.</p> + <p>Ses doctrines sont de tous les temps; dans le siècle même, il a des + petits-fils qui savent le prix de ses leçons.</p> + <p>Il ne s'agit que de mettre le despotisme en harmonie avec les + moeurs modernes.—Principales règles qu'il déduit pour arrêter le + mouvement dans les sociétés contemporaines.</p> + <p>Politique intérieure, politique extérieure.</p> + <p>Nouvelles règles empruntées au régime industriel.</p> + <p>Comment on peut se servir de la presse, de la tribune et des + subtilités du droit.</p> + <p>A qui il faut donner le pouvoir.</p> + <p>Que par ces divers moyens on change le caractère de la nation la + plus indomptable et on la rend aussi docile à la tyrannie qu'un petit + peuple de l'Asie.</p> + <p>Montesquieu engage Machiavel à sortir des généralités; il le met en + présence d'un État fondé sur des institutions représentatives et lui + demande comment il pourra retourner de là au pouvoir absolu.</p> + <br> + + <p>2e PARTIE.—<a href='#HUITIEME_DIALOGUE'>HUITIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>La politique de Machiavel en action</i></p> + <p>On a raison, par un coup d'État, de l'ordre de choses + constitué.</p> + <p>On s'appuie sur le peuple et pendant la dictature on remanie toute + la législation.</p> + <p>Nécessité d'imprimer la terreur, au lendemain d'un coup d'État. + Pacte du sang avec l'armée. Que l'usurpateur doit frapper toute la + monnaie à son effigie.</p> + <p>Il fera une constitution nouvelle et ne craindra pas de lui donner + pour base les grands principes du droit moderne.</p> + <p>Comment il s'y prendra pour ne pas appliquer ces principes et les + écarter successivement.</p> + <br> + + <p><a href='#NEUVIEME_DIALOGUE'>NEUVIÈME DIALOGUE.</a>—<i>La + Constitution</i></p> + <p>Continuation du même sujet. On fait ratifier par le peuple le coup + d'État.</p> + <p>On établit le suffrage universel; il en sort l'absolutisme.</p> + <p>La constitution doit être l'oeuvre d'un seul homme; soumise au + suffrage sans discussion, présentée en bloc, acceptée en bloc.</p> + <p>Pour changer la complexion politique de l'État, il suffit de + changer la disposition des organes: Sénat, Corps législatif, Conseil + d'État, etc.</p> + <p><i>Du Corps législatif</i>. Suppression de la responsabilité + ministérielle et de l'initiative parlementaire. La proposition des + lois n'appartient qu'au Prince.</p> + <p>On se garantit contre la souveraineté du peuple par le droit + d'appel au peuple et le droit de déclarer l'état de siége.</p> + <p>Suppression du droit d'amendement. Restriction du nombre des + députés.—Salariat des députés. Raccourcissement des + sessions.—Pouvoir discrétionnaire de convocation, de prorogation + et de dissolution.</p> + <br> + + <p><a href='#DIXIEME_DIALOGUE'>DIXIÈME DIALOGUE.</a>—La + Constitution. (Suite.)</p> + <p><i>Du Sénat et de son organisation</i>. Le Sénat ne doit être qu'un + simulacre de corps politique destiné à couvrir l'action du Prince et à + lui transmettre le pouvoir absolu et discrétionnaire sur toutes les + lois.</p> + <p><i>Du Conseil d'État</i>. Il doit jouer dans une autre sphère le + même rôle que le Sénat. Il transmet au Prince le pouvoir réglementaire + et judiciaire.</p> + <p>La Constitution est faite. Récapitulation des diverses manières + dont le Prince fait la loi dans ce système. Il la fait de sept + manières.</p> + <p>Aussitôt après la Constitution, le Prince doit décréter une série + de lois qui écarteront, par voie d'exception, les principes de droit + public reconnus en bloc dans la constitution.</p> + <br> + + <p><a href='#ONZIEME_DIALOGUE'>ONZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>Des + lois</i></p> + <p><i>De la presse</i>. Esprit des lois de Machiavel. Sa définition de + la liberté est empruntée à Montesquieu.</p> + <p>Machiavel s'occupe d'abord de la législation de la Presse dans son + royaume. Elle s'étendra aux journaux comme aux livres.</p> + <p>Autorisation du Gouvernement pour fonder un journal et pour tous + changements dans le personnel de la rédaction.</p> + <p>Mesures fiscales pour enrayer l'industrie de la Presse. Abolition + du jury en matière de Presse.—Pénalités par voie administrative + et judiciaire. Système des avertissements. Interdiction des comptes + rendus législatifs et des procès de Presse.</p> + <p>Répression des fausses nouvelles,—cordons de ceinture contre + les journaux étrangers. Défense d'importer des écrits non + autorisés.—Lois contre les nationaux qui écriront à l'étranger + contre le gouvernement.—Lois du même genre imposées aux petits + États-frontières contre leurs propres nationaux.—Les + correspondants étrangers doivent être à la solde du gouvernement.</p> + <p>Moyens de refréner les livres.—Brevets délivrés par le + gouvernement aux imprimeurs, éditeurs et libraires.—Retraits + facultatifs de ces brevets.—Responsabilité pénale des + imprimeurs. Elle oblige ces derniers à faire eux-mêmes la police des + livres et à en référer aux agents de l'administration.</p> + <br> + + <p><a href='#DOUZIEME_DIALOGUE'>DOUZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>De la + Presse</i> (suite)</p> + <p>Comment le gouvernement de Machiavel annihilera la Presse en se + faisant journaliste.</p> + <p>Les feuilles dévouées au gouvernement seront deux fois plus + nombreuses que les feuilles indépendantes. Journaux officiels, + semi-officiels, officieux, semi-officieux.</p> + <p>Journaux libéraux, démocratiques, révolutionnaires tenus à la solde + du gouvernement à l'insu du public. Mode d'organisation et de + direction.</p> + <p>Maniement de l'opinion. Tactique, manéges, ballons d'essais.</p> + <p>Journaux de province. Importance de leur rôle.</p> + <p>Censure administrative sur les + journaux.—Communiqués.—Interdiction de reproduire + certaines nouvelles privées.</p> + <p>Les discours, les rapports et les comptes-rendus officiels sont une + annexe de la Presse gouvernementale.—Procédés de langage, + artifices et style nécessaires pour s'emparer de l'opinion + publique.</p> + <p>Éloge perpétuel du gouvernement.—Reproduction de prétendus + articles de journaux étrangers qui rendent hommage à la politique du + gouvernement.—Critique des anciens + gouvernements.—Tolérance en fait de discussions religieuses et + de littérature légère.</p> + <br> + + <p><a href='#TREIZIEME_DIALOGUE'>TREIZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>Des + complots</i></p> + <p>Compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité.</p> + <p><i>Des sociétés secrètes</i>. Leur danger.—Déportation et + proscription en masse de ceux qui en auront fait partie.</p> + <p>Déportation facultative de ceux qui resteront sur le + territoire.</p> + <p>Lois pénales contre ceux qui s'affilieront à l'avenir.</p> + <p>Existence légale donnée à certaines sociétés secrètes dont le + gouvernement nommera les chefs, afin de tout savoir et de tout + diriger.</p> + <p>Lois contre le droit de réunion et d'association.</p> + <p>Modification de l'organisation judiciaire. Moyens d'agir sur la + magistrature sans abroger expressément l'inamovibilité des juges.</p> + <br> + + <p><a href='#QUATORZIEME_DIALOGUE'>QUATORZIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Des institutions antérieurement + existantes</i></p> + <p>Ressources que Machiavel leur emprunte.</p> + <p><i>Garantie constitutionnelle</i>. Que c'est une immensité absolue, + mais nécessaire, accordée aux agents du gouvernement.</p> + <p><i>Du ministère public</i>. Parti que l'on peut tirer de cette + institution.</p> + <p><i>Cour de Cassation</i>; danger que présenterait cette juridiction + si elle était trop indépendante.</p> + <p>Des ressources que présente l'art de la jurisprudence dans + l'application des lois qui touchent à l'exercice des droits + politiques.</p> + <p>Comment on supplée à un texte de loi par un arrêt. Exemples.</p> + <p>Moyen de prévenir autant que possible, dans certains cas délicats, + le recours des citoyens aux tribunaux.—Déclarations officieuses + de l'administration que la loi s'applique à tel ou tel cas ou dans tel + et tel sens. Résultat de ces déclarations.</p> + <br> + + <p><a href='#QUINZIEME_DIALOGUE'>QUINZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>Du + suffrage</i></p> + <p>Des difficultés à éviter dans l'application du suffrage + universel.</p> + <p>Il faut enlever à l'élection la nomination des chefs de corps dans + tous les conseils d'administration qui sont issus du suffrage.</p> + <p>Que le suffrage universel ne saurait, sans le plus grand péril, + être abandonné à lui-même pour l'élection des députés.</p> + <p>Il faut lier les candidats par un serment préalable.—Le + gouvernement doit poser ses candidats en face des électeurs, et faire + concourir à leur nomination tous les agents dont il dispose.</p> + <p>Les électeurs ne doivent pas avoir la faculté de se réunir pour + concerter leur vote. On doit éviter de les faire voter dans les + centres d'agglomération.</p> + <p>Suppression du scrutin de liste: Démembrement des circonscriptions + électorales où l'opposition se fait sentir.—Comment ou peut + gagner le suffrage sans l'acheter directement.</p> + <p>De l'opposition dans les Chambres. De la stratégie parlementaire et + de l'art d'enlever le vote.</p> + <br> + + <p><a href='#SEIZIEME_DIALOGUE'>SEIZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>De + certaines corporations</i></p> + <p>Danger que présentent les forces collectives en général.</p> + <p><i>Des gardes nationales</i>. Nécessité de les dissoudre. + Organisation et désorganisation facultatives.</p> + <p><i>De l'Université</i>. Qu'elle doit être entièrement sous la + dépendance de l'État, afin que le gouvernement puisse diriger l'esprit + de la jeunesse.—Suppression des chaires de droit + constitutionnel.—Que l'enseignement et l'apologie de l'histoire + contemporaine seraient très-utiles pour imprimer l'amour et la + vénération du Prince dans les générations futures.—Mobilisation + de l'influence gouvernementale au moyen de cours libres faits par les + professeurs d'université.</p> + <p><i>Du Barreau</i>. Réformes désirables. Les avocats doivent exercer + leur profession sous le contrôle du gouvernement et être nommés par + lui.</p> + <p><i>Du Clergé</i>. De la possibilité pour un Prince de cumuler la + souveraineté spirituelle avec la souveraineté politique. Danger que + l'indépendance du sacerdoce fait courir à l'État.</p> + <p>De la politique à tenir avec le souverain pontife. Menace + perpétuelle d'un schisme très-efficace pour le contenir.</p> + <p>Que le meilleur moyen serait de pouvoir tenir garnison à Rome, à + moins que l'on ne se décide à détruire le pouvoir temporel.</p> + <br> + + <p><a href='#DIX_SEPTIEME_DIALOGUE'>DIX-SEPTIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>De la police</i></p> + <p>Vaste développement qu'il faut donner à cette institution.</p> + <p>Ministère de la police. Changement de nom si le nom + déplaît.—Police intérieure, police extérieure.—Services + correspondants dans tous les ministères.—Services de police + internationale.</p> + <p>Rôle que l'on peut faire jouer à un Prince du sang.</p> + <p>Rétablissement du cabinet noir nécessaire.</p> + <p>Des fausses conspirations. Leur utilité. Moyen d'exciter la + popularité en faveur du Prince et d'obtenir des lois d'État + exceptionnelles.</p> + <p>Escouades invisibles qui doivent environner le Prince quand il + sort. Perfectionnements de la civilisation moderne à cet égard.</p> + <p>Diffusion de la police dans tous les rangs de la société.</p> + <p>Qu'il est à propos d'user d'une certaine tolérance quand on a entre + les mains toute la puissance de la force armée et de la police.</p> + <p>Comme quoi le droit de statuer sur la liberté individuelle doit + appartenir à un magistrat unique et non à un conseil.</p> + <p>Assimilation des délits politiques aux délits de droit commun. + Effet salutaire.</p> + <p>Listes du jury criminel composées par les agents du gouvernement. + De la juridiction en matière de simple délit politique.</p> + <br> + + <p>3e PARTIE.—<a href='#DIX_HUITIEME_DIALOGUE'>DIX-HUITIÈME + DIALOGUE.</a> <i>Des Finances et de leur esprit</i></p> + <p>Objections de Montesquieu. Le despotisme ne peut s'allier qu'avec + le système des conquêtes et le gouvernement militaire.</p> + <p>Obstacles dans le régime économique. L'absolutisme ébranle le droit + de propriété.</p> + <p>Obstacles dans le régime financier. L'arbitraire en politique + implique l'arbitraire en finances. Vote de l'impôt, principe + fondamental.</p> + <p>Réponse de Machiavel. Il s'appuie sur le prolétariat qui est + désintéressé dans les combinaisons financières, et ses députés sont + salariés.</p> + <p>Montesquieu répond que le mécanisme financier des États modernes + résiste de lui-même aux exigences du pouvoir absolu. Des budgets. Leur + mode de confection.</p> + <br> + + <p><a href='#DIX_NEUVIEME_DIALOGUE'>DIX-NEUVIÈME DIALOGUE.</a> <i>Du + système budgétaire</i> (suite)</p> + <p>Garanties que présente ce système d'après Montesquieu. Équilibre + nécessaire des recettes et des dépenses. Vote distinct du budget des + recettes et du budget des dépenses. Interdiction d'ouvrir des crédits + supplémentaires et extraordinaires. Vote du budget par chapitre. Cour + des comptes.</p> + <p>Réponse de Machiavel. Les finances sont de toutes les parties de la + politique celle qui se prête le mieux aux doctrines du + machiavélisme.</p> + <p>Il ne touchera pas à la Cour des comptes, qu'il regarde comme une + institution ingénue. Il se réjouit de la régularité de la perception + des deniers publics et des merveilles de la comptabilité.</p> + <p>Il abroge les lois qui garantissent l'équilibre des budgets, le + contrôle et la limitation des dépenses.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGTIEME_DIALOGUE'>VINGTIÈME DIALOGUE.</a> + <i>Continuation du même sujet</i></p> + <p>Que les budgets ne sont que des cadres élastiques qui doivent + s'étendre à volonté. Le vote législatif n'est au fond qu'une + homologation pure et simple.</p> + <p>De l'art de présenter le budget, de grouper les chiffres. + Importance de la distinction entre le budget ordinaire et le budget + extraordinaire. Artifices pour masquer les dépenses et le déficit. Que + le formalisme financier doit être impénétrable.</p> + <p>Des Emprunts. Montesquieu explique que l'amortissement est un + obstacle indirect à la dépense. Machiavel n'amortira pas; raisons + qu'il en donne.</p> + <p>Que l'administration des finances est en grande partie une affaire + de presse. Parti qu'on peut tirer des comptes-rendus et des rapports + officiels.</p> + <p>Phrases, formules et procédés de langage, promesses, espérances + dont on doit user soit pour donner de la confiance aux contribuables, + soit pour préparer à l'avance un déficit, soit pour l'atténuer quand + il est produit.</p> + <p>Que parfois il faut avouer hardiment qu'on s'est trop engagé et + annoncer de sévères résolutions d'économie. Parti que l'on tire de ces + déclarations.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_ET_UNIEME_DIALOGUE'>VINGT ET UNIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Des Emprunts</i> (suite)</p> + <p>Machiavel fait l'apologie des emprunts. Nouveaux procédés d'emprunt + par les États. Souscriptions publiques.</p> + <p>Autres moyens de se procurer des fonds. Bons du trésor. Prêts par + les banques publiques, par les provinces et par les villes. + Mobilisation en rentes des biens des communes et des établissements + publics. Vente des domaines nationaux.</p> + <p>Institutions de crédit et de prévoyance. Sont un moyen de disposer + de toute la fortune publique et de lier le sort des citoyens au + maintien du pouvoir établi.</p> + <p>Comment on paie. Augmentation des impôts. Conversion. + Consolidation. Guerres.</p> + <p>Comment on soutient le crédit public. Grands établissements de + crédit dont la mission ostensible est de prêter à l'industrie, dont le + but caché est de soutenir le cours des fonds publics.</p> + <br> + + <p>IVe PARTIE.—<a href='#VINGT_DEUXIEME_DIALOGUE'>VINGT-DEUXIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Grandeurs du règne</i></p> + <p>Les actes de Machiavel seront en rapport avec l'étendue des + ressources dont il dispose.—Il va justifier la théorie <i>que le + bien sort du mal</i>.</p> + <p>Guerres dans les quatre parties du monde. Il suivra les traces des + plus grands conquérants.</p> + <p>Au dedans, constructions gigantesques. Essor donné à l'esprit de + spéculation et d'entreprise. Libertés industrielles. Amélioration du + sort des classes ouvrières.</p> + <p>Réflexions de Montesquieu sur toutes ces choses.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_TROISIEME_DIALOGUE'>VINGT-TROISIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Des divers autres moyens que Machiavel + emploiera pour consolider son empire et perpétuer sa dynastie</i></p> + <p>Établissement d'une garde prétorienne prête à fondre sur les + parties chancelantes de l'empire.</p> + <p>Retour sur les constructions et sur leur utilité politique. + Réalisation de l'idée de l'organisation du travail.—Jacquerie + préparée en cas de renversement du pouvoir.</p> + <p>Voies stratégiques, bastilles, cités ouvrières dans la prévision + des insurrections. Le peuple construisant contre lui-même des + forteresses.</p> + <p><i>Des petits moyens</i>.—Trophées, emblèmes, images et + statues qui rappellent de toutes parts la grandeur du Prince.</p> + <p>Le nom Royal donné à toutes les institutions et à toutes les + charges.</p> + <p>Rues, places publiques et carrefours doivent porter les noms + historiques du règne.</p> + <p>De la bureaucratie.—Qu'il faut multiplier les emplois.</p> + <p>Des décorations et de leur usage. Moyens de se faire d'innombrables + partisans à peu de frais.</p> + <p>Création de titres et restauration des plus grands noms depuis + Charlemagne.</p> + <p>Utilité du cérémonial et de l'étiquette. Des pompes et des + fêtes.—De l'excitation au luxe et aux jouissances sensuelles + comme diversion aux préoccupations politiques.</p> + <p><i>Des moyens moraux</i>. Appauvrissement des caractères. De la + misère morale et de son utilité.</p> + <p>Comme quoi d'ailleurs aucun de ces moyens ne nuit à la + considération du Prince et à la dignité de son règne.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_QUATRIEME_DIALOGUE'>VINGT-QUATRIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Particularités de la physionomie du Prince tel + que Machiavel le conçoit</i></p> + <p>Impénétrabilité de ses desseins. Prestige qu'elle donne au + Prince.—Mot sur Borgia et Alexandre VI.</p> + <p>Moyens de prévenir la coalition des puissances étrangères trompées + tour à tour. Reconstitution d'un État déchu qui donne trois cent mille + hommes de plus contre l'Europe armée.</p> + <p>Des conseils et de l'usage que le Prince doit en faire.</p> + <p>Que certains vices sont des vertus dans le Prince. De la duplicité. + Combien elle est nécessaire. Tout consiste à créer en toutes choses + des apparences.</p> + <p>Mots qui signifieront le contraire de ce qu'ils paraîtront + indiquer.</p> + <p>Langage que le Prince doit tenir dans un État à base + démocratique.</p> + <p>Que le Prince doit se proposer pour modèle un grand homme des temps + passés et écrire sa vie.</p> + <p>Comme quoi il est nécessaire que le Prince soit vindicatif. Avec + quelle facilité les victimes oublient: Mot de Tacite.</p> + <p>Que les récompenses doivent suivre immédiatement le service + rendu.</p> + <p>Utilité de la superstition. Elle habitue le peuple à compter sur + l'étoile du Prince. Machiavel est le plus heureux des joueurs et sa + chance ne peut jamais tourner.</p> + <p>Nécessité de la galanterie. Elle attache la plus belle moitié des + sujets.</p> + <p>Combien il est facile de gouverner avec le pouvoir absolu. Joies de + toutes sortes que Machiavel donnera à son peuple.—Guerres au nom + de l'indépendance européenne. Il embrassera la liberté de l'Europe, + mais pour l'étouffer.</p> + <p>École d'hommes politiques formés par les soins du Prince. L'État + sera rempli de Machiavels au petit pied.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_CINQUIEME_DIALOGUE'>VINGT-CINQUIÈME ET DERNIER + DIALOGUE.</a>—<i>Le dernier mot</i></p> + <p>Douze ans de règne dans ces conditions. L'oeuvre de Machiavel est + consommé. L'esprit public est détruit. Le caractère de la nation est + changé.</p> + <p>Restitution de certaines libertés. Rien n'est changé au système. + Les concessions ne sont que des apparences. On est seulement sorti de + la période de la terreur.</p> + <p>Stigmate infligé par Montesquieu. Il ne veut plus rien + entendre.</p> + <p>Anecdote de Dion sur Auguste. Citation vengeresse de + Montesquieu.</p> + <p>Apologie de Machiavel couronné. Il est plus grand que Louis XIV, + qu'Henri IV et que Washington. Le peuple l'adore.</p> + <p>Montesquieu traite de visions et de chimères le système de + gouvernement que vient d'échafauder Machiavel.</p> + <p>Machiavel répond que tout ce qu'il vient de dire existe + identiquement sur un point du globe.</p> + <p>Montesquieu presse Machiavel de lui nommer le royaume où les choses + se passent ainsi.</p> + <p>Machiavel va parler; un tourbillon d'âmes l'emporte.</p> + <br> + + <center> + FIN DE LA TABLE. + </center> + <br> + <br> + + <div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13187 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu + +Author: Maurice Joly + +Release Date: August 15, 2004 [EBook #13187] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DIALOGUE AUX ENFERS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders +Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliotheque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + +DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU + +OU + +LA POLITIQUE DE MACHIAVEL AU XIXe SIÈCLE, + +PAR UN CONTEMPORAIN. + + + + + «Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se + réunirait contre la puissance violatrice des lois.» + + «Quand Sylla voulut rendre la liberté à Rome, elle ne put plus + la recevoir» + + (MONTESQUIEU, _Esp. des Lois_.) + + + + +BRUXELLES, +IMPRIMERIE DE A. MERTENS ET FILS, +RUE DE L'ESCALIER, 22 + +1864 + + + + +SIMPLE AVERTISSEMENT. + + + Ce livre a des traits qui peuvent s'appliquer à tous les + gouvernements, mais il a un but plus précis: il personnifie en + particulier un système politique qui n'a pas varié un seul jour + dans ses applications, depuis la date néfaste et déjà trop + lointaine, hélas! de son _intronisation_. + + Il ne s'agit ici ni d'un libelle, ni d'un pamphlet; le sens des + peuples modernes est trop _policé_ pour accepter des vérités + violentes sur la politique contemporaine. La durée surnaturelle + de certains succès est d'ailleurs faite pour corrompre + l'honnêteté elle-même; mais la conscience publique vit encore et + le ciel finira bien quelque jour par se mêler de la partie qui + se joue contre lui. + + On juge mieux de certains faits et de certains principes quand + on les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement + sous nos yeux; le changement du point d'optique terrifie parfois + le regard! + + Ici, tout se présente sous la forme d'une fiction; il serait + superflu d'en donner, par anticipation, la clef. Si ce livre a + une portée, s'il renferme un enseignement, il faut que le + lecteur le comprenne et non qu'on le lui commente. Cette + lecture, d'ailleurs, ne manquera pas d'assez vives distractions; + il faut y procéder lentement toutefois, comme il convient aux + écrits qui ne sont pas des choses frivoles. + + On ne demandera pas quelle est la main qui a tracé ces pages: + une oeuvre comme celle-ci est en quelque sorte impersonnelle. + Elle répond à un appel de la conscience; tout le monde l'a + conçue, elle est exécutée, l'auteur s'efface, car il n'est que + le rédacteur d'une pensée qui est dans le sens général, il n'est + qu'un complice plus ou moins obscur de la coalition du bien. + + GENÈVE, le 15 octobre 1864. + + + + +1re PARTIE. + + + + +PREMIER DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Sur les bords de cette plage déserte, on m'a dit que je rencontrerais +l'ombre du grand Montesquieu. Est-ce elle-même qui est devant moi? + + +MONTESQUIEU. + +Le nom de Grand n'appartient ici à personne, ô Machiavel! Mais je suis +celui que vous cherchez. + + +MACHIAVEL. + +Parmi les personnages illustres dont les ombres peuplent le séjour des +ténèbres, il n'en est point que j'aie plus souhaité de rencontrer que +Montesquieu. Refoulé dans ces espaces inconnus par la migration des +âmes, je rends grâces au hasard qui me met enfin en présence de l'auteur +de l'_Esprit des lois_. + + +MONTESQUIEU. + +L'ancien secrétaire d'État de la République florentine n'a point encore +oublié le langage des cours. Mais que peuvent avoir à échanger ceux qui +ont franchi ces sombres rivages, si ce n'est des angoisses et des +regrets? + + +MACHIAVEL. + +Est-ce le philosophe, est-ce l'homme d'État qui parle ainsi? Qu'importe +la mort pour ceux qui ont vécu par la pensée, puisque la pensée ne meurt +pas? Je ne connais pas, quant à moi, de condition plus tolérable que +celle qui nous est faite ici jusqu'au jour du jugement dernier. Être +délivré des soins et des soucis de la vie matérielle, vivre dans le +domaine de la raison pure, pouvoir s'entretenir avec les grands hommes +qui ont rempli l'univers du bruit de leur nom; suivre de loin les +révolutions des États, la chute et la transformation des empires, +méditer sur leurs constitutions nouvelles, sur les changements apportés +dans les moeurs et dans les idées des peuples de l'Europe, sur les +progrès de leur civilisation, dans la politique, dans les arts, dans +l'industrie, comme dans la sphère des idées philosophiques, quel théâtre +pour la pensée! Que de sujets d'étonnement! que de points de vue +nouveaux! Que de révélations inouïes! Que de merveilles, s'il faut en +croire les ombres qui descendent ici! La mort est pour nous comme une +retraite profonde où nous achevons de recueillir les leçons de +l'histoire et les titres de l'humanité. Le néant lui-même n'a pu briser +tous les liens qui nous rattachent à la terre, car la postérité +s'entretient encore de ceux qui, comme vous, ont imprimé de grands +mouvements à l'esprit humain. Vos principes politiques règnent, à +l'heure qu'il est, sur près de la moitié de l'Europe; et si quelqu'un +peut être affranchi de la crainte en effectuant le sombre passage qui +conduit à l'enfer ou au ciel, qui le peut mieux que celui qui se +présente avec des titres de gloire si purs devant la justice éternelle? + + +MONTESQUIEU. + +Vous ne parlez point de vous, Machiavel; c'est trop de modestie, quand +on laisse après soi l'immense renommée de l'auteur du _Traité du +Prince_. + + +MACHIAVEL. + +Je crois comprendre l'ironie qui se cache sous vos paroles. Le grand +publiciste français me jugerait-il donc comme la foule qui ne connaît de +moi que mon nom et un aveugle préjugé? Ce livre m'a fait une renommée +fatale, je le sais: il m'a rendu responsable de toutes les tyrannies; il +m'a attiré la malédiction des peuples qui ont personnifié en moi leur +haine pour le despotisme; il a empoisonné mes derniers jours, et la +réprobation de la postérité semble m'avoir suivi jusqu'ici. Qu'ai-je +fait pourtant? Pendant quinze ans j'ai servi ma patrie qui était une +République; j'ai conspiré pour son indépendance, et je l'ai défendue +sans relâche contre Louis XII, contre les Espagnols, contre Jules II, +contre Borgia lui-même qui, sans moi, l'eût étouffée. Je l'ai protégée +contre les intrigues sanglantes qui se croisaient dans tous les sens +autour d'elle, combattant par la diplomatie comme un autre eût combattu +par l'épée; traitant, négociant, nouant ou rompant les fils suivant les +intérêts de la République, qui se trouvait alors écrasée entre les +grandes puissances, et que la guerre ballottait comme un esquif. Et ce +n'était pas un gouvernement oppresseur ou autocratique que nous +soutenions à Florence; c'étaient des institutions populaires. Étais-je +de ceux que l'on a vus changer avec la fortune? Les bourreaux des +Médicis ont su me trouver après la chute de Soderini. Élevé avec la +liberté, j'ai succombé avec elle; j'ai vécu dans la proscription sans +que le regard d'un prince daignât se tourner vers moi. Je suis mort +pauvre et oublié. Voilà ma vie, et voilà les crimes qui m'ont valu +l'ingratitude de ma patrie, la haine de la postérité. Le ciel, +peut-être, sera plus juste envers moi. + + +MONTESQUIEU. + +Je savais tout cela, Machiavel, et c'est pour cette raison que je n'ai +jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le serviteur +d'une République s'était fait le fondateur de cette sombre école qui +vous a donné pour disciples toutes les têtes couronnées, mais qui est +propre à justifier les plus grands forfaits de la tyrannie. + + +MACHIAVEL. + +Et si je vous disais que ce livre n'a été qu'une fantaisie de diplomate; +qu'il n'était point destiné à l'impression; qu'il a reçu une publicité à +laquelle l'auteur est resté étranger; qu'il a été conçu sous l'influence +d'idées qui étaient alors communes à toutes les principautés italiennes +avides de s'agrandir aux dépens l'une de l'autre, et dirigées par une +politique astucieuse dans laquelle le plus perfide était réputé le plus +habile ... + + +MONTESQUIEU. + +Est-ce vraiment là votre pensée? Puisque vous me parlez avec cette +franchise, je puis vous avouer que c'était la mienne, et que je +partageais à cet égard l'opinion de plusieurs de ceux qui connaissaient +votre vie et avaient lu attentivement vos ouvrages. Oui, oui, Machiavel, +et cet aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce que vous pensiez, +ou vous ne l'avez dit que sous l'empire de sentiments personnels qui ont +troublé pour un moment votre haute raison. + + +MACHIAVEL. + +C'est ce qui vous trompe, Montesquieu, à l'exemple de ceux qui en ont +jugé comme vous. Mon seul crime a été de dire la vérité aux peuples +comme aux rois; non pas la vérité morale, mais la vérité politique; non +pas la vérité telle qu'elle devrait être, mais telle qu'elle est, telle +qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le fondateur de la +doctrine dont on m'attribue la paternité; c'est le coeur humain. _Le +Machiavélisme est antérieur à Machiavel_. + +Moïse, Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de Macédoine, +Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules César, Auguste et même Néron, +Charlemagne, Théodoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, Gonzalve de +Cordoue, César Borgia, voilà les ancêtres de mes doctrines. J'en passe, +et des meilleurs, sans parler, bien entendu, de ceux qui sont venus +après moi, dont la liste serait longue, et auxquels le _Traité du +Prince_ n'a rien appris que ce qu'ils savaient déjà, par la pratique du +pouvoir. Qui m'a rendu dans votre temps un plus éclatant hommage que +Frédéric II? Il me réfutait la plume à la main dans l'intérêt de sa +popularité et en politique il appliquait rigoureusement mes doctrines. + +Par quel inexplicable travers de l'esprit humain m'a-t-on fait un grief +de ce que j'ai écrit dans cet ouvrage? Autant vaudrait reprocher au +savant de rechercher les causes physiques qui amènent la chute des corps +qui nous blessent en tombant; au médecin de décrire les maladies, au +chimiste de faire l'histoire des poisons, au moraliste de peindre les +vices, à l'historien d'écrire l'histoire. + + +MONTESQUIEU. + +Oh! Machiavel, que Socrate n'est-il ici pour démêler le sophisme qui se +cache dans vos paroles! Si peu apte que la nature m'ait fait à la +discussion, il ne m'est guère difficile de vous répondre: vous comparez +au poison et à la maladie les maux engendrés par l'esprit de domination, +d'astuce et de violence; et ce sont ces maladies que vos écrits +enseignent le moyen de communiquer aux États, ce sont ces poisons que +vous apprenez à distiller. Quand le savant, quand le médecin, quand le +moraliste, recherchent le mal, ce n'est pas pour enseigner à le +propager; c'est pour le guérir. Or, c'est ce que votre livre ne fait +pas; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins désarmé. Du moment où +vous n'érigez pas le despotisme en principe, du moment où vous le +considérez vous-même comme un mal, il me semble que par cela seul vous +le condamnez, et sur ce point tout au moins nous pouvons être d'accord. + + +MACHIAVEL. + +Nous ne le sommes point, Montesquieu, car vous n'avez pas compris toute +ma pensée; je vous ai prêté le flanc par une comparaison dont il était +trop facile de triompher. L'ironie de Socrate, elle-même, ne +m'inquiéterait pas, car ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus +habilement que les autres, d'un instrument faux, _la logomachie_. Ce +n'est pas votre école et ce n'est pas la mienne: laissons donc les mots +et les comparaisons pour nous en tenir aux idées. Voici comment je +formule mon système, et je doute que vous l'ébranliez, car il ne se +compose que de déductions de faits moraux et politiques d'une vérité +éternelle: L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant que le bon. +L'homme a plus d'entraînement vers le mal que vers le bien; la crainte +et la force ont sur lui plus d'empire que la raison. Je ne m'arrête +point à démontrer de telles vérités; il n'y a eu chez vous que la +coterie écervelée du baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut le +grand-prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les contredire. Les +hommes aspirent tous à la domination, et il n'en est point qui ne fût +oppresseur, s'il le pouvait; tous ou presque tous sont prêts à sacrifier +les droits d'autrui à leurs intérêts. + +Qui contient entre eux ces animaux dévorants qu'on appelle les hommes? A +l'origine des sociétés, c'est la force brutale et sans frein; plus tard, +c'est la loi, c'est-à-dire encore la force, réglée par des formes. Vous +avez consulté toutes les sources de l'histoire; partout la force +apparaît avant le droit. + +La liberté politique n'est qu'une idée relative; la nécessité de vivre +est ce qui domine les États comme les individus. + +Sous certaines latitudes de l'Europe, il y a des peuples incapables de +modération dans l'exercice de la liberté. Si la liberté s'y prolonge, +elle se transforme en licence; la guerre civile ou sociale arrive, et +l'État est perdu, soit qu'il se fractionne et se démembre par l'effet de +ses propres convulsions, soit que ses divisions le rendent la proie de +l'étranger. Dans des conditions pareilles, les peuples préfèrent le +despotisme à l'anarchie; ont-ils tort? + +Les États une fois constitués ont deux sortes d'ennemis: les ennemis du +dedans et les ennemis du dehors. Quelles armes emploieront-ils en guerre +contre les étrangers? Les deux généraux ennemis se communiqueront-ils +réciproquement leurs plans de campagne pour se mettre mutuellement en +état de se défendre? S'interdiront-ils les attaques nocturnes, les +pièges, les embuscades, les batailles en nombre de troupes inégal? Non, +sans doute, n'est-ce pas? et de pareils combattants apprêteraient à +rire. Et ces pièges, ces artifices, toute cette stratégie indispensable +à la guerre, vous ne voulez pas qu'on l'emploie contre les ennemis du +dedans, contre les factieux? Sans doute, on y mettra moins de rigueur; +mais, au fond, les règles seront les mêmes. Est-il possible de conduire +par la raison pure des masses violentes qui ne se meuvent que par des +sentiments, des passions et des préjugés? + +Que la direction des affaires soit confiée à un autocrate, à une +oligarchie ou au peuple lui-même, aucune guerre, aucune négociation, +aucune réforme intérieure, ne pourra réussir, sans le secours de ces +combinaisons que vous paraissez réprouver, mais que vous auriez été +obligé d'employer vous-même si le roi de France vous eût chargé de la +moindre affaire d'État. + +Réprobation puérile que celle qui a frappé le _Traité du Prince_! Est-ce +que la politique a rien à démêler avec la morale? Avez-vous jamais vu un +seul État se conduire d'après les principes qui régissent la morale +privée? Mais toute guerre serait un crime, même quand elle aurait une +cause juste; toute conquête n'ayant d'autre mobile que la gloire, serait +un forfait; tout traité dans lequel une puissance aurait fait pencher la +balance de son côté, serait une indigne tromperie; toute usurpation du +pouvoir souverain serait un acte qui mériterait la mort. Rien ne serait +légitime que ce qui serait fondé sur le droit! mais, je vous l'ai dit +tout à l'heure, et je le maintiens, même en présence de l'histoire +contemporaine: tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour +origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit. Est-ce à +dire que je le proscris? Non; mais je le regarde comme d'une application +extrêmement limitée, tant dans les rapports des nations entre elles que +dans les rapports des gouvernants avec les gouvernés. + +Ce mot de droit lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il est d'un +vague infini? Où commence-t-il, où finit-il? Quand le droit +existera-t-il, et quand n'existera-t-il pas? Je prends des exemples. +Voici un État: la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la +turbulence de la démocratie, l'impuissance des lois contre les factieux, +le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la ruine. Un +homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie ou du sein du peuple; +il brise tous les pouvoirs constitués; il met la main sur les lois, il +remanie toutes les institutions, et il donne vingt ans de paix à son +pays. Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait? + +Pisistrate s'empare de la citadelle par un coup de main, et prépare le +siècle de Périclès. Brutus viole la Constitution monarchique de Rome, +expulse les Tarquins, et fonde à coups de poignard une république dont +la grandeur est le plus imposant spectacle qui ait été donné à +l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe, qui, tant +qu'elle a été contenue, a fait la vitalité de la République, en amène la +dissolution, et tout va périr. César et Auguste apparaissent; ce sont +encore des violateurs; mais l'empire romain qui a succédé à la +République, grâce à eux, dure autant qu'elle, et ne succombe qu'en +couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit était-il avec +ces hommes audacieux? Non, selon vous. Et cependant la postérité les a +couverts de gloire; en réalité, ils ont servi et sauvé leur pays; ils en +ont prolongé l'existence à travers les siècles. Vous voyez bien que dans +les États le principe du droit est dominé par celui de l'intérêt, et ce +qui se dégage de ces considérations, c'est que _le bien peut sortir du +mal; qu'on arrive au bien par le mal_, comme on guérit par le poison, +comme on sauve la vie par le tranchant du fer. Je me suis moins +préoccupé de ce qui est bon et moral que de ce qui est utile et +nécessaire; j'ai pris les sociétés telles qu'elles sont, et j'ai donné +des règles en conséquence. + +Abstraitement parlant, la violence et l'astuce sont-elles un mal? Oui; +mais il faudra bien les employer pour gouverner les hommes, tant que les +hommes ne seront pas des anges. + +Tout est bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et le fruit que +l'on en tire; la fin justifie les moyens: et maintenant si vous me +demandez pourquoi, moi républicain, je donne partout la préférence au +gouvernement absolu, je vous dirai que, témoin dans ma patrie de +l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de son goût inné pour la +servitude, de son incapacité à concevoir et à respecter les conditions +de la vie libre; c'est à mes yeux une force aveugle qui se dissout tôt +ou tard, si elle n'est dans la main d'un seul homme; je réponds que le +peuple, livré à lui-même, ne saura que se détruire; qu'il ne saura +jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je vous dirai que la +Grèce n'a brillé que dans les éclipses de la liberté; que sans le +despotisme de l'aristocratie romaine, et que, plus tard, sans le +despotisme des empereurs, l'éclatante civilisation de l'Europe ne se fût +jamais développée. + +Chercherai-je mes exemples dans les États modernes? Ils sont si +frappants et si nombreux que je prendrai les premiers venus. + +Sous quelles institutions et sous quels hommes les républiques +italiennes ont-elles brillé? Avec quels souverains l'Espagne, la France, +l'Allemagne, ont-elles constitué leur puissance? Sous les Léon X, les +Jules II, les Philippe II, les Barberousse, les Louis XIV, les Napoléon, +tous hommes à la main terrible, et posée plus souvent sur la garde de +leurs épées que sur la charte de leurs États. + +Mais je m'étonne d'avoir parlé si longtemps pour convaincre l'illustre +écrivain qui m'écoute. Une partie de ces idées n'est-elle pas, si je +suis bien informé, dans l'_Esprit des lois_? Ce discours a-t-il blessé +l'homme grave et froid qui a médité, sans passion, sur les problèmes de +la politique? Les _encyclopédistes_ n'étaient pas des Catons: l'auteur +des _Lettres Persanes_ n'était pas un saint, ni même un dévot bien +fervent. Notre école, qu'on dit immorale, était peut-être plus attachée +au vrai Dieu que les philosophes du XVIIIe siècle. + + +MONTESQUIEU. + +Vos dernières paroles me trouvent sans colère, Machiavel, et je vous ai +écouté avec attention. Voulez-vous m'entendre, et me laisserez-vous en +user à votre égard avec la même liberté? + + +MACHIAVEL. + +Je me tiens pour muet, et j'écoute dans un respectueux silence celui que +l'on a appelé _le législateur des nations_. + + + + +DEUXIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Vos doctrines n'ont rien de nouveau pour moi, Machiavel; et, si +j'éprouve quelque embarras à les réfuter, c'est bien moins parce +qu'elles inquiètent ma raison que parce que, fausses ou vraies, elles +n'ont point de base philosophique. J'entends bien que vous êtes, avant +tout, un homme politique, et que les faits vous touchent de plus près +que les idées. Mais vous conviendrez cependant que, quand il s'agit de +gouvernement, il faut aboutir à des principes. Vous ne faites aucune +place, dans votre politique, ni à la morale, ni à la religion, ni au +droit; vous n'avez à la bouche que deux mots: _la force et l'astuce_. Si +votre système se réduit à dire que la force joue un grand rôle dans les +affaires humaines, que l'habileté est une qualité nécessaire à l'homme +d'État, vous comprenez bien que c'est là une vérité qui n'a pas besoin +de démonstration; mais; si vous érigez la violence en principe, +l'astuce en maxime de gouvernement; si vous ne tenez compte dans vos +calculs d'aucune des lois de l'humanité, le code de la tyrannie n'est +plus que le code de la brute, car les animaux aussi sont adroits et +forts, et il n'y a, en effet, parmi eux d'autre droit que celui de la +force brutale. Mais je ne crois pas que votre fatalisme lui-même aille +jusque-là, car vous reconnaissez l'existence du bien et du mal. + +Votre principe, c'est que _le bien peut sortir du mal_, et qu'il est +permis de faire le mal quand il en peut résulter un bien. Ainsi, vous ne +dites pas: Il est bien en soi de trahir sa parole; il est bien d'user de +la corruption, de la violence et du meurtre. Mais vous dites: On peut +trahir quand cela est utile, tuer quand cela est nécessaire, prendre le +bien d'autrui quand cela est avantageux. Je me hâte d'ajouter que, dans +votre système, ces maximes ne s'appliquent qu'aux princes, et quand il +s'agit de leurs intérêts ou de ceux de l'État. En conséquence, le prince +a le droit de violer ses serments; il peut verser le sang à flots pour +s'emparer du pouvoir ou pour s'y maintenir; il peut dépouiller ceux +qu'il a proscrits, renverser toutes les lois, en donner de nouvelles et +les violer encore; dilapider les finances, corrompre, comprimer, punir +et frapper sans cesse. + + +MACHIAVEL. + +Mais n'est-ce pas vous-même qui avez dit que, dans les États +despotiques la crainte était nécessaire, la vertu inutile, l'honneur +dangereux; qu'il fallait une obéissance aveugle, et que le prince était +perdu s'il cessait de lever le bras un instant[1]. + + [1] _Esp. des lois_, p. 24 et 25, chap. IX, livre III. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, je l'ai dit; mais quand je constatais, comme vous, les conditions +affreuses auxquelles se maintient le pouvoir tyrannique, c'était pour le +flétrir et non pour lui élever des autels; c'était pour en inspirer +l'horreur à ma patrie qui jamais, heureusement pour elle, n'a courbé la +tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous pas que la force n'est +qu'un accident dans la marche des sociétés régulières, et que les +pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de chercher leur sanction +dans des considérations étrangères aux théories de la force. Ce n'est +pas seulement au nom de l'intérêt, c'est au nom du devoir qu'agissent +tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils l'invoquent; la doctrine +de l'intérêt est donc aussi impuissante à elle seule que les moyens +qu'elle emploie. + + +MACHIAVEL. + +Ici, je vous arrête; vous faites une part à l'intérêt, cela suffit pour +justifier toutes les nécessités politiques qui ne sont pas d'accord avec +le droit. + + +MONTESQUIEU. + +C'est la raison d'État que vous invoquez. Remarquez donc que je ne puis +pas donner pour base aux sociétés précisément ce qui les détruit. Au nom +de l'intérêt, les princes et les peuples, comme les citoyens, ne +commettront que des crimes. L'intérêt de l'État, dites-vous! Mais +comment reconnaîtrai-je s'il lui est réellement profitable de commettre +telle ou telle iniquité? Ne savons-nous pas que l'intérêt de l'État, +c'est le plus souvent l'intérêt du prince en particulier, ou celui des +favoris corrompus qui l'entourent? Je ne suis pas exposé à des +conséquences pareilles en donnant le droit pour base à l'existence des +sociétés, parce que la notion du droit trace des limites que l'intérêt +ne doit pas franchir. + +Que si vous me demandez quel est le fondement du droit, je vous dirai +que c'est la morale dont les préceptes n'ont rien de douteux ni +d'obscur; parce qu'ils sont écrits dans toutes les religions, et qu'ils +sont imprimés en caractères lumineux dans la conscience de l'homme. +C'est de cette source pure que doivent découler toutes les lois civiles, +politiques, économiques, internationales. + +_Ex eodem jure, sive ex eodem fonte, sive ex eodem, principio_. + +Mais c'est ici qu'éclate votre inconséquence; vous êtes catholique, vous +êtes chrétien; nous adorons le même Dieu, vous admettez ses +commandements, vous admettez la morale, vous admettez le droit dans les +rapports des hommes entre eux, et vous foulez aux pieds toutes ces +règles quand il s'agit de l'État ou du prince. En un mot, _la politique +n'a rien à démêler, selon vous, avec la morale_. Vous permettez au +monarque ce que vous défendez au sujet. Suivant que les mêmes actions +sont accomplies par le faible ou par le fort, vous les glorifiez ou vous +les blâmez; elles sont des crimes ou des vertus, suivant le rang de +celui qui les accomplit. Vous louez le prince de les avoir faites, _et +vous envoyez le sujet aux galères_. Vous ne songez donc pas qu'avec des +maximes pareilles, il n'y a pas de société qui puisse vivre; vous croyez +que le sujet tiendra longtemps ses serments quand il verra le souverain +les trahir; qu'il respectera les lois quand il saura que celui qui les +lui a données les a violées, et qu'il les viole tous les jours; vous +croyez qu'il hésitera dans la voie de la violence, de la corruption et +de la fraude, quand il y verra marcher sans cesse ceux qui sont chargés +de le conduire? Détrompez-vous; sachez que chaque usurpation du prince +dans le domaine de la chose publique autorise une infraction semblable +dans la sphère du sujet; que chaque perfidie politique engendre une +perfidie sociale; que chaque violence en haut légitime une violence en +bas. Voilà pour ce qui regarde les citoyens entre eux. + +Pour ce qui les regarde dans leurs rapports avec les gouvernants, je +n'ai pas besoin de vous dire que c'est la guerre civile introduite à +l'état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n'est que +la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez qu'il se +réveille: vous avez inventé la théorie de la force; soyez sûr qu'il l'a +retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes; il les rompra sous le +prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par la force ce que +la force lui a arraché. + +La maxime du despotisme, c'est le _perinde ac cadaver_ des jésuites; +tuer ou être tué: voilà sa loi; c'est l'abrutissement aujourd'hui, la +guerre civile demain. C'est ainsi, du moins, que les choses se passent +sous les climats d'Europe: dans l'Orient, les peuples sommeillent en +paix dans l'avilissement de la servitude. + +Les princes ne peuvent donc pas se permettre ce que la morale privée ne +permet pas: c'est là ma conclusion; elle est formelle. Vous avez cru +m'embarrasser en me proposant l'exemple de beaucoup de grands hommes +qui, par des actes hardis accomplis en violation des lois, avaient donné +la paix à leur pays, quelquefois la gloire; et c'est de là que vous +tirez votre grand argument: _le bien sort du mal_. J'en suis peu touché; +il ne m'est pas démontré que ces hommes audacieux ont fait plus de bien +que de mal; il n'est nullement établi pour moi que les sociétés ne se +fussent pas sauvées et soutenues sans eux. Les moyens de salut qu'ils +apportent ne compensent pas les germes de dissolution qu'ils +introduisent dans les États. Quelques années d'anarchie sont souvent +bien moins funestes pour un royaume que plusieurs années de despotisme +silencieux. + +Vous admirez les grands hommes; je n'admire que les grandes +institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins +besoin d'hommes de génie que d'hommes intègres; mais je vous accorde, si +vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont vous +faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains États. Ces +actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où régnaient +l'esclavage et le dogme de la fatalité. On les retrouve dans le +moyen-âge et même dans les temps modernes; mais au fur et à mesure que +les moeurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées chez les +divers peuples de l'Europe; à mesure, surtout, que les principes de la +science politique ont été mieux connus, le droit s'est trouvé substitué +à la force dans les principes comme dans les faits. Sans doute, les +orages de la liberté existeront toujours, et il se commettra encore bien +des crimes en son nom: mais le fatalisme politique n'existe plus. Si +vous avez pu dire, dans votre temps, que le despotisme était un mal +nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd'hui, car, dans l'état +actuel des moeurs et des institutions politiques chez les principaux +peuples de l'Europe, le despotisme est devenu impossible. + + +MACHIAVEL. + +Impossible?... Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à faire un +pas dans le sens de vos idées. + + +MONTESQUIEU. + +Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me suivre +encore. + + +MACHIAVEL. + +Très-volontiers, mais prenez garde; je crois que vous vous engagez +beaucoup. + + + + +TROISIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Une masse épaisse d'ombres se dirige vers cette plage; la région où nous +sommes sera bientôt envahie. Venez de ce côté; sans cela, nous ne +tarderions pas à être séparés. + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai point trouvé dans vos dernières paroles la précision qui +caractérisait votre langage au commencement de notre entretien. Je +trouve que vous avez exagéré les conséquences des principes qui sont +renfermés dans l'_Esprit des lois_. + + +MONTESQUIEU. + +J'ai évité à dessein, dans cet ouvrage, de faire de longues théories. Si +vous le connaissiez autrement que par ce qui vous en a été rapporté, +vous verriez que les développements particuliers que je vous donne ici +découlent sans effort des principes que j'ai posés. Au surplus, je ne +fais pas difficulté d'avouer que la connaissance que j'ai acquise des +temps nouveaux n'ait modifié ou complété quelques-unes de mes idées. + + +MACHIAVEL. + +Comptez-vous sérieusement soutenir que le despotisme est incompatible +avec l'état politique des peuples de l'Europe? + + +MONTESQUIEU. + +Je n'ai pas dit tous les peuples; mais je vous citerai, si vous voulez, +ceux chez qui le développement de la science politique a amené ce grand +résultat. + + +MACHIAVEL. + +Quels sont ces peuples? + + +MONTESQUIEU. + +L'Angleterre, la France, la Belgique, une portion de l'Italie, la +Prusse, la Suisse, la Confédération germanique, la Hollande, l'Autriche +même, c'est-à-dire, comme vous le voyez, presque toute la partie de +l'Europe sur laquelle s'étendait autrefois le monde romain. + + +MACHIAVEL. + +Je connais un peu ce qui s'est passé en Europe depuis 1527 jusqu'au +temps actuel, et je vous avoue que je suis fort curieux de vous entendre +justifier votre proposition. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, écoutez-moi, et je parviendrai peut-être à vous convaincre. Ce +ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui assurent le règne +de la liberté et des bonnes moeurs dans les États. De la perfection ou +de l'imperfection des institutions dépend tout le bien, mais dépendra +nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter pour les hommes de +leur réunion en société; et, quand je demande les meilleures +institutions, vous comprenez bien que, suivant le mot si beau de Solon, +j'entends _les institutions les plus parfaites que les peuples puissent +supporter_. C'est vous dire que je ne conçois pas pour eux des +conditions d'existence impossibles, et que par là je me sépare de ces +déplorables réformateurs qui prétendent construire les sociétés sur de +pures hypothèses rationnelles sans tenir compte du climat, des +habitudes, des moeurs et même des préjugés. + +A l'origine des nations, les institutions sont ce qu'elles peuvent. +L'antiquité nous a montré des civilisations merveilleuses, des États +dans lesquels les conditions du gouvernement libre étaient admirablement +comprises. Les peuples de l'ère chrétienne ont eu plus de difficulté à +mettre leurs constitutions en harmonie avec le mouvement de la vie +politique; mais ils ont profité des enseignements de l'antiquité, et +avec des civilisations infiniment plus compliquées, ils sont cependant +arrivés à des résultats plus parfaits. + +Une des causes premières de l'anarchie, comme du despotisme, a été +l'ignorance théorique et pratique dans laquelle les États de l'Europe +ont été pendant si longtemps sur les principes qui président à +l'organisation des pouvoirs. Comment, lorsque le principe de la +souveraineté résidait uniquement dans la personne du prince, le droit de +la nation pouvait-il être affirmé? Comment, lorsque celui qui était +chargé de faire exécuter les lois, était en même temps le législateur, +sa puissance n'eût-elle pas été tyrannique? Comment les citoyens +pouvaient-ils être garantis contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir +législatif et le pouvoir exécutif étant déjà confondus, le pouvoir +judiciaire venait encore se réunir dans la même main[2]? + +Je sais bien que certaines libertés, que certains droits publics qui +s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs politiques les moins +avancées, ne laissaient pas que d'apporter des obstacles à l'exercice +illimité de la royauté absolue; que, d'un autre côté, la crainte de +faire crier le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les +portaient à user avec modération des pouvoirs excessifs dont ils étaient +investis; mais il n'en est pas moins vrai que ces garanties si précaires +étaient à la merci du monarque qui possédait en principe les biens, les +droits et la personne des sujets. La division des pouvoirs a réalisé en +Europe le problème des sociétés libres, et si quelque chose peut adoucir +pour moi l'anxiété des heures qui précèdent le jugement dernier, c'est +la pensée que mon passage sur la terre n'a point été étranger à cette +grande émancipation. + +Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez vu, +avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps modernes; mais +la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, permettez-moi de +le dire, encore tout empreinte des errements de la barbarie; l'Europe +était un tournoi. Les idées de guerre, de domination et de conquête +remplissaient la tête des hommes d'État et des princes. La force était +tout alors, le droit fort peu de chose, j'en conviens; les royaumes +étaient comme la proie des conquérants; à l'intérieur des États, les +souverains luttaient contre les grands vassaux; les grands vassaux +écrasaient les cités. Au milieu de l'anarchie féodale qui mettait toute +l'Europe en armes, les peuples foulés aux pieds s'étaient habitués à +regarder les princes et les grands comme des divinités fatales, +auxquelles le genre humain était livré. Vous êtes venu dans ces temps +pleins de tumulte, mais aussi pleins de grandeur. Vous avez vu des +capitaines intrépides, des hommes de fer, des génies audacieux; et ce +monde, rempli de sombres beautés dans son désordre, vous est apparu +comme il apparaîtrait à un artiste dont l'imagination serait plus +frappée que le sens moral; c'est là ce qui, à mes yeux, explique le +_Traité du Prince_, et vous n'étiez pas si loin de la vérité que vous +voulez bien le dire, lorsque tout à l'heure, par une feinte italienne, +il vous plaisait, pour me sonder, de l'attribuer à un caprice de +diplomate. Mais, depuis vous, le monde a marché; les peuples se +regardent aujourd'hui comme les arbitres de leurs destinées: ils ont, en +fait comme en droit, détruit les priviléges, détruit l'aristocratie; ils +ont établi un principe qui serait bien nouveau pour vous, descendant du +marquis Hugo: ils ont établi le principe de l'égalité; ils ne voient +plus dans ceux qui les gouvernent que des mandataires; ils ont réalisé +le principe de l'égalité par des lois civiles que rien ne pourrait leur +arracher. Ils tiennent à ces lois comme à leur sang, parce qu'elles ont +coûté, en effet, bien du sang à leurs ancêtres. + +Je vous parlais des guerres tout à l'heure: elles sévissent toujours, je +le sais; mais, le premier progrès, c'est qu'elles ne donnent plus +aujourd'hui aux vainqueurs la propriété des États vaincus. Un droit que +vous avez à peine connu, le droit international, régit aujourd'hui les +rapports des nations entre elles, comme le droit civil régit les +rapports des sujets dans chaque nation. + +Après avoir assuré leurs droits privés par des lois civiles, leurs +droits publics par des _traités_, les peuples ont voulu se mettre en +règle avec leurs princes, et ils ont assuré leurs droits politiques par +_des constitutions_. Longtemps livrés à l'arbitraire par la confusion +des pouvoirs, qui permettait aux princes _de faire des lois tyranniques +pour les exercer tyranniquement_, ils ont séparé les trois pouvoirs, +législatif, exécutif et judiciaire, par des lignes constitutionnelles +qui ne peuvent être franchies sans que l'alarme soit donnée à tout le +corps politique. + +Par cette seule réforme, qui est un fait immense, le droit public +intérieur a été créé, et les principes supérieurs qui le constituent se +trouvent dégagés. La personne du prince cesse d'être confondue avec +celle de l'État; la souveraineté apparaît comme ayant en partie sa +source au sein même de la nation, qui fait la distribution des pouvoirs +entre le prince et des corps politiques indépendants les uns des autres. +Je ne veux point faire, devant l'illustre homme d'État qui m'entend, une +théorie développée du régime qui s'appelle, en Angleterre et en France, +_le régime constitutionnel_; il est passé aujourd'hui dans les moeurs +des principaux États de l'Europe, non-seulement parce qu'il est +l'expression de la plus haute science politique, mais surtout parce +qu'il est le seul mode pratique de gouvernement en présence des idées de +la civilisation moderne. + +Dans tous les temps, sous le règne de la liberté comme sous celui de la +tyrannie, on n'a pu gouverner que par des _lois_. C'est donc sur _la +manière dont les lois sont faites_, que sont fondées toutes les +garanties des citoyens. Si c'est le prince qui est le législateur +unique, il ne fera que des lois tyranniques, heureux s'il ne bouleverse +pas la constitution de l'État en quelques années; mais, en tout cas, on +est en plein absolutisme; si c'est un sénat, on a constitué +l'oligarchie, régime odieux au peuple, parce qu'il lui donne autant de +tyrans que de maîtres; si c'est le peuple, on court à l'anarchie, ce qui +est une autre manière d'aboutir au despotisme; si c'est une assemblée +élue par le peuple, la première partie du problème se trouve déjà +résolue; car c'est là la base même du gouvernement représentatif, +aujourd'hui en vigueur dans toute la partie méridionale de l'Europe. + +Mais une assemblée de représentants du peuple qui posséderait à elle +seule toute la souveraineté législative, ne tarderait pas à abuser de sa +puissance, et à faire courir à l'État les plus grands périls. Le régime +qui s'est définitivement constitué, heureuse transaction entre +l'aristocratie, la démocratie et l'établissement monarchique, participe +à la fois de ces trois formes de gouvernement, au moyen d'une +pondération de pouvoirs qui semble être le chef-d'oeuvre de l'esprit +humain. La personne du souverain reste sacrée, inviolable; mais, tout en +conservant une masse d'attributions capitales qui, pour le bien de +l'État, doivent demeurer en sa puissance, son rôle essentiel n'est plus +que d'être _le procurateur de l'exécution des lois_. N'ayant plus dans +sa main la plénitude des pouvoirs, sa responsabilité s'efface et passe +sur la tête des ministres qu'il associe à son gouvernement. La loi, dont +il a la proposition exclusive, ou concurremment avec un autre corps de +l'État, est préparée par un conseil composé d'hommes mûris dans +l'expérience des affaires, soumise à une Chambre haute, héréditaire ou +viagère, qui examine si ses dispositions n'ont rien de contraire à la +constitution, votée par un Corps législatif émané du suffrage de la +nation, appliquée par une magistrature indépendante. Si la loi est +vicieuse, elle est rejetée ou amendée par le Corps législatif: la +Chambre haute s'oppose à son adoption, si elle est contraire aux +principes sur lesquels repose la constitution. + +Le triomphe de ce système si profondément conçu, et dont le mécanisme, +vous le comprenez, peut se combiner de mille manières, suivant le +tempérament des peuples auxquels il s'applique, a été de concilier +l'ordre avec la liberté, la stabilité avec le mouvement, de faire +participer l'universalité des citoyens à la vie politique, en supprimant +les agitations de la place publique. C'est le pays se gouvernant +lui-même, par le déplacement alternatif des majorités, qui influent dans +les chambres sur la nomination des ministres dirigeants. + +Les rapports entre le prince et les sujets reposent, comme vous le +voyez, sur un vaste système de garanties dont les bases inébranlables +sont dans l'ordre civil. Nul ne peut être atteint dans sa personne ou +dans ses biens par un acte de l'autorité administrative; la liberté +individuelle est sous la protection des magistrats; en matière +criminelle, les accusés sont jugés par leurs pairs; au-dessus de toutes +les juridictions, il y a une juridiction suprême chargée de casser les +arrêts qui seraient rendus en violation des lois. Les citoyens eux-mêmes +sont armés, pour la défense de leurs droits, par l'institution de +milices bourgeoises qui concourent à la police des cités; le plus simple +particulier peut, par voie de pétition, faire monter sa plainte +jusqu'aux pieds des assemblées souveraines qui représentent la nation. +Les communes sont administrées par des officiers publics nommés à +l'élection. Chaque année, de grandes assemblées provinciales, également +issues du suffrage, se réunissent pour exprimer les besoins et les voeux +des populations qui les entourent. + +Telle est l'image trop affaiblie, ô Machiavel, de quelques-unes des +institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les États modernes, et +notamment dans ma belle patrie; mais comme la publicité est de l'essence +des pays libres, toutes ces institutions ne pourraient vivre longtemps +si elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance encore inconnue +dans votre siècle, et qui ne faisait que naître de mon temps, est venu +leur donner le dernier souffle de la vie. C'est la _presse_ longtemps +proscrite, encore décriée par l'ignorance, mais à laquelle on pourrait +le beau mot qu'a dit Adam Smith, en parlant du crédit: _C'est une voie +publique_. C'est par cette voie, en effet, que se manifeste tout le +mouvement des idées chez les peuples modernes. La presse exerce dans +l'État comme des fonctions de police: elle exprime les besoins, traduit +les plaintes, dénonce les abus, les actes arbitraires; elle contraint à +la moralité tous les dépositaires du pouvoir; il lui suffit, pour cela, +de les mettre en face de l'opinion. + +Dans des sociétés ainsi réglées, ô Machiavel, quelle part pourriez-vous +faire à l'ambition des princes et aux entreprises de la tyrannie? Je +n'ignore point par quelles convulsions douloureuses ces progrès ont +triomphé. En France, la liberté noyée dans le sang pendant la période +révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la Restauration. Là, de +nouvelles commotions se préparaient encore; mais déjà tous les +principes, toutes les institutions dont je vous ai parlé, étaient passés +dans les moeurs de la France et des peuples qui gravitent dans la sphère +de sa civilisation. J'en ai fini, Machiavel. Les États, comme les +souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par les règles de la +justice. Le ministre moderne qui s'inspirerait de vos leçons ne +resterait pas un an au pouvoir; le monarque qui mettrait en pratique les +maximes du _Traité du Prince_ soulèverait contre lui la réprobation de +ses sujets; il serait mis au ban de l'Europe. + + [2] _Esp. des lois_, p. 129, liv. XI, ch. VI. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez? + + +MONTESQUIEU. + +Me pardonnerez-vous ma franchise? + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi non? + + +MONTESQUIEU. + +Dois-je penser que vos idées se sont quelque peu modifiées? + + +MACHIAVEL. + +Je me propose de démolir, pièce à pièce, toutes les belles choses que +vous venez de dire, et de vous démontrer que ce sont mes doctrines +seules qui l'emportent même aujourd'hui, malgré les nouvelles idées, +malgré les nouvelles moeurs, malgré vos prétendus principes de droit +public, malgré toutes les institutions dont vous venez de me parler; +mais permettez-moi, auparavant, de vous adresser une question: Où en +êtes-vous resté de l'histoire contemporaine? + + +MONTESQUIEU. + +Les notions que j'ai acquises sur les divers États de l'Europe vont +jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les hasards de ma marche +errante à travers ces espaces infinis et la multitude confuse des âmes +qui les remplissent, ne m'en ont fait rencontrer aucune qui ait pu me +renseigner au delà de l'époque que je viens de vous dire. Depuis que je +suis descendu dans le séjour des ténèbres, j'ai passé un demi-siècle +environ parmi les peuples de l'ancien monde, et ce n'est guère que +depuis un quart de siècle que j'ai rencontré les légions des peuples +modernes; encore faut-il dire que la plupart arrivaient des coins les +plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au juste à quelle année +du monde nous en sommes. + + +MACHIAVEL. + +Ici, les derniers sont donc les premiers, ô Montesquieu! L'homme d'État +du moyen-âge, le politique des temps barbares, se trouve en savoir plus +que le philosophe du dix-huitième siècle sur l'histoire des temps +modernes. Les peuples sont en l'an de grâce 1864. + + +MONTESQUIEU. + +Veuillez donc me faire savoir, Machiavel, je vous en prie instamment, ce +qui s'est passé en Europe depuis l'année 1847. + + +MACHIAVEL. + +Non pas, si vous le permettez, avant que je me sois donné le plaisir de +porter la déroute au sein de vos théories. + + +MONTESQUIEU. + +Comme il vous plaira; mais croyez bien que je ne conçois nulle +inquiétude à cet égard. Il faut des siècles pour changer les principes +et la forme des gouvernements sous lesquels les peuples ont pris +l'habitude de vivre. Nul enseignement politique nouveau ne saurait +résulter des quinze années qui viennent de s'écouler; et, dans tous les +cas, s'il en était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines de Machiavel +qui jamais auraient triomphé. + + +MACHIAVEL. + +Vous le pensez ainsi: écoutez-moi donc à votre tour. + + + + +QUATRIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +En écoutant vos théories sur la division des pouvoirs et sur les +bienfaits que lui doivent les peuples de l'Europe, je ne pouvais +m'empêcher d'admirer, Montesquieu, à quel point l'illusion des systèmes +peut s'emparer des plus grands esprits. + +Séduit par les institutions de l'Angleterre, vous avez cru pouvoir faire +du régime constitutionnel la panacée universelle des États; mais vous +avez compté sans le mouvement irrésistible qui arrache aujourd'hui les +sociétés à leurs traditions de la veille. Il ne se passera pas deux +siècles avant que cette forme de gouvernement, que vous admirez, ne soit +plus en Europe qu'un souvenir historique, quelque chose de suranné et de +caduc comme la règle des trois unités d'Aristote. + +Permettez-moi d'abord d'examiner en elle-même votre mécanique politique: +vous balancez les trois pouvoirs, et vous les confinez chacun dans leur +département; celui-ci fera les lois, cet autre les appliquera, un +troisième les exécutera: le prince régnera, les ministres gouverneront. +Merveilleuse chose que cette bascule constitutionnelle! Vous avez tout +prévu, tout réglé, sauf le mouvement: le triomphe d'un tel système, ce +ne serait pas l'action; ce serait l'immobilité si le mécanisme +fonctionnait avec précision; mais, en réalité, les choses ne se +passeront pas ainsi. A la première occasion, le mouvement se produira +par la rupture d'un des ressorts que vous avez si soigneusement forgés. +Croyez-vous que les pouvoirs resteront longtemps dans les limites +constitutionnelles que vous leur avez assignées, et qu'ils ne +parviendront pas à les franchir? Quelle est l'assemblée législative +indépendante qui n'aspirera pas à la souveraineté? Quelle est la +magistrature qui ne fléchira pas au gré de l'opinion? Quel est le +prince, surtout, souverain d'un royaume ou chef d'une république, qui +acceptera sans réserve le rôle passif auquel vous l'aurez condamné; qui, +dans le secret de sa pensée, ne méditera pas le renversement des +pouvoirs rivaux qui gênent son action? En réalité, vous aurez mis aux +prises toutes les forces contraires, suscité toutes les entreprises, +donné des armes à tous les partis. Vous aurez livré le pouvoir à +l'assaut de toutes les ambitions, et fait de l'État une arène où se +déchaîneront les factions. Dans peu de temps, ce sera le désordre +partout; d'intarissables rhéteurs transformeront en joutes oratoires les +assemblées délibérantes; d'audacieux journalistes, d'effrénés +pamphlétaires attaqueront tous les jours la personne du souverain, +discréditeront le gouvernement, les ministres, les hommes en place.... + + +MONTESQUIEU. + +Je connais depuis longtemps ces reproches adressés aux gouvernements +libres. Ils n'ont pas de valeur à mes yeux: les abus ne condamnent point +les institutions. Je sais de nombreux États qui vivent en paix, et +depuis longtemps sous de telles lois: je plains ceux qui ne peuvent y +vivre. + + +MACHIAVEL. + +Attendez: Dans vos calculs, vous n'avez compté qu'avec des minorités +sociales. Il y a des populations gigantesques rivées au travail par la +pauvreté, comme elles l'étaient autrefois par l'esclavage. Qu'importent, +je vous le demande, à leur bonheur toutes vos fictions parlementaires? +Votre grand mouvement politique n'a abouti, en définitive, qu'au +triomphe d'une minorité privilégiée par le hasard comme l'ancienne +noblesse l'était par la naissance. Qu'importe au prolétaire courbé sur +son labeur, accablé sous le poids de sa destinée, que quelques orateurs +aient le droit de parler, que quelques journalistes aient le droit +d'écrire? Vous avez créé des droits qui resteront éternellement pour la +masse du peuple à l'état de pure faculté, puisqu'il ne saurait s'en +servir. Ces droits, dont la loi lui reconnaît la jouissance idéale et +dont la nécessité lui refuse l'exercice réel, ne sont pour lui qu'une +ironie amère de sa destinée. Je vous réponds qu'un jour il les prendra +en haine, et qu'il les détruira de sa main pour se confier au +despotisme. + + +MONTESQUIEU. + +Quel mépris Machiavel a-t-il donc pour l'humanité, et quelle idée se +fait-il de la bassesse des peuples modernes? Dieu puissant, je ne +croirai pas que tu les aies créés si vils. Machiavel, quoi qu'il en +dise, ignore les principes et les conditions d'existence de la +civilisation actuelle. Le travail aujourd'hui est la loi commune, comme +il est la loi divine; et, loin qu'il soit un signe de servitude parmi +les hommes, il est le lien de leur association, l'instrument de leur +égalité. + +Les droits politiques n'ont rien d'illusoire pour le peuple dans les +États où la loi ne reconnaît point de priviléges et où toutes les +carrières sont ouvertes à l'activité individuelle. Sans doute, et dans +aucune société il n'en saurait être autrement, l'inégalité des +intelligences et des fortunes entraîne pour les individus d'inévitables +inégalités dans l'exercice de leurs droits; mais ne suffit-il pas que +ces droits existent pour que le voeu d'une philosophie éclairée soit +rempli, pour que l'émancipation des hommes soit assurée dans la mesure +où elle peut l'être? Pour ceux-là mêmes que le hasard a fait naître dans +les conditions les plus humbles, n'est-ce rien que de vivre dans le +sentiment de leur indépendance et dans leur dignité de citoyens? Mais ce +n'est là qu'un côté de la question; car si la grandeur morale des +peuples est liée à la liberté, ils n'y sont pas rattachés moins +étroitement par leurs intérêts matériels. + + +MACHIAVEL. + +C'est ici que je vous attendais. L'école à laquelle vous appartenez a +posé des principes dont elle ne paraît pas apercevoir les dernières +conséquences: vous croyez qu'ils conduisent au règne de la raison; je +vais vous montrer qu'ils ramènent au règne de la force. Votre système +politique, pris dans sa pureté originelle, consiste à donner une part +d'action à peu près égale aux divers groupes de forces dont les sociétés +se composent, à faire concourir dans une juste proportion les activités +sociales; vous ne voulez pas que l'élément aristocratique prime +l'élément démocratique. Cependant, le tempérament de vos institutions +est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au peuple, plus de force +au prince qu'à l'aristocratie, proportionnant ainsi les pouvoirs à la +capacité politique de ceux qui doivent les exercer. + + +MONTESQUIEU. + +Vous dites vrai. + + +MACHIAVEL. + +Vous faites participer les différentes classes de la société aux +fonctions publiques suivant le degré de leur aptitude et de leurs +lumières; vous émancipez la bourgeoisie par le vote, vous contenez le +peuple par le cens; les libertés populaires créent la puissance de +l'opinion, l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le +trône jette sur la nation l'éclat du rang suprême; vous gardez toutes +les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de toutes les +grandes choses. A la surface on voit une société monarchique, mais tout +est démocratique au fond; car, en réalité, il n'y a point de barrières +entre les classes, et le travail est l'instrument de toutes les +fortunes. N'est-ce pas à peu près cela? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, Machiavel; et vous savez du moins comprendre les opinions que vous +ne partagez pas. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, toutes ces belles choses sont passées ou passeront comme un +rêve; car vous avez un nouveau principe avec lequel toutes les +institutions se décomposent avec une rapidité foudroyante. + + +MONTESQUIEU. + +Quel est donc ce principe? + + +MACHIAVEL. + +C'est celui de la souveraineté populaire. On trouvera, n'en doutez pas, +la quadrature du cercle avant d'arriver à concilier l'équilibre des +pouvoirs avec l'existence d'un pareil principe chez les nations où il +est admis. Le peuple, par une conséquence absolument inévitable, +s'emparera, un jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a reconnu +que le principe était en lui. Sera-ce pour les garder? Non. Après +quelques jours de folie, il les jettera, par lassitude, au premier +soldat de fortune qui se trouvera sur son chemin. Dans votre pays, vous +avez vu, en 1793, comment les coupe-têtes français ont traité la +monarchie représentative: le peuple souverain s'est affirmé par le +supplice de son roi, puis il a fait litière de tous ses droits; il s'est +donné à Robespierre, à Barras, à Bonaparte. + +Vous êtes un grand penseur, mais vous ne connaissez pas l'inépuisable +lâcheté des peuples; je ne dis pas de ceux de mon temps, mais de ceux du +vôtre; rampants devant la force, sans pitié devant la faiblesse, +implacables pour des fautes, indulgents pour des crimes, incapables de +supporter les contrariétés d'un régime libre, et patients jusqu'au +martyre pour toutes les violences du despotisme audacieux, brisant les +trônes dans des moments de colère, et se donnant des maîtres à qui ils +pardonnent des attentats pour le moindre desquels ils auraient décapité +vingt rois constitutionnels. + +Cherchez donc la justice; cherchez le droit, la stabilité, l'ordre, le +respect des formes si compliquées de votre mécanisme parlementaire avec +des masses violentes, indisciplinées, incultes, auxquelles vous avez +dit: Vous êtes le droit, vous êtes les maîtres, vous êtes les arbitres +de l'État! Oh! je sais bien que le prudent Montesquieu, le politique +circonspect, qui posait les principes et réservait les conséquences, n'a +point écrit dans l'_Esprit des lois_ le dogme de la souveraineté +populaire; mais, comme vous le disiez tout à l'heure, les conséquences +découlent d'elles-mêmes des principes que vous avez posés. L'affinité de +vos doctrines avec celles du _Contrat social_ se fait assez sentir. +Aussi, depuis le jour où les révolutionnaires français, jurant _in verba +magistri_, ont écrit: «Une constitution ne peut être que l'ouvrage libre +d'une convention entre associés,» le gouvernement monarchique et +parlementaire a été condamné à mort dans votre patrie. Vainement on a +essayé de restaurer les principes, vainement votre roi, Louis XVIII, en +rentrant en France, a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à leur +source en promulguant les déclarations de 89 comme procédant de l'octroi +royal, cette pieuse fiction de la monarchie aristocratique était en +contradiction trop flagrante avec le passé: elle devait s'évanouir au +bruit de la révolution de 1830, comme le gouvernement de 1830, à son +tour.... + + +MONTESQUIEU. + +Achevez. + + +MACHIAVEL. + +N'anticipons pas. Ce que vous savez, ainsi que moi, du passé, +m'autorise, dès à présent, à dire que le principe de la souveraineté +populaire est destructif de toute stabilité, qu'il consacre indéfiniment +le droit des révolutions. Il met les sociétés en guerre ouverte contre +tous les pouvoirs humains et même contre Dieu; il est l'incarnation même +de la force. Il fait du peuple une brute féroce qui s'endort quand elle +est repue de sang, et qu'on enchaîne; et voici la marche invariable que +suivent alors les sociétés dont le mouvement est réglé sur ce principe: +la souveraineté populaire engendre la démagogie, la démagogie engendre +l'anarchie, l'anarchie ramène au despotisme. Le despotisme, pour vous, +c'est la barbarie. Eh bien, vous voyez que les peuples retournent à la +barbarie par le chemin de la civilisation. + +Mais ce n'est pas tout, et je prétends qu'à d'autres points de vue +encore le despotisme est la seule forme de gouvernement qui soit +réellement appropriée à l'état social des peuples modernes. Vous m'avez +dit que leurs intérêts matériels les rattachaient à la liberté; ici, +vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en général, les États qui ont +besoin de la liberté? Ce sont ceux qui vivent par de grands sentiments, +par de grandes passions, par l'héroïsme, par la foi, même par +l'honneur, ainsi que vous le disiez de votre temps en parlant de la +monarchie française. Le stoïcisme peut faire un peuple libre; le +christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le même +privilége. Je comprends les nécessités de la liberté à Athènes, à Rome, +chez des nations qui ne respiraient que par la gloire des armes, dont la +guerre satisfaisait toutes les expansions, qui avaient besoin d'ailleurs +de toutes les énergies du patriotisme, de tous les enthousiasmes +civiques pour triompher de leurs ennemis. + +Les libertés publiques étaient le patrimoine naturel des États dans +lesquels les fonctions serviles et industrielles étaient délaissées aux +esclaves, où l'homme était inutile s'il n'était un citoyen. Je conçois +encore la liberté à certaines époques de l'ère chrétienne, et notamment +dans les petits États reliés entre eux par des systèmes de confédération +analogues à ceux des républiques helléniques, comme en Italie et en +Allemagne. Je retrouve là une partie des causes naturelles qui rendaient +la liberté nécessaire. Elle eût été presque inoffensive dans des temps +où le principe de l'autorité n'était pas mis en question, où la religion +avait un empire absolu sur les esprits, où le peuple, placé sous le +régime tutélaire des corporations, marchait docilement sous la main de +ses pasteurs. Si son émancipation politique eût été entreprise alors, +elle eût pu l'être sans danger; car elle se fût accomplie en conformité +des principes sur lesquels repose l'existence de toutes les sociétés. +Mais, avec vos grands États, qui ne vivent plus que par l'industrie; +avec vos populations sans Dieu et sans foi, dans des temps où les +peuples ne se satisfont plus par la guerre, et où leur activité violente +se reporte nécessairement au dedans, la liberté, avec les principes qui +lui servent de fondement, ne peut être qu'une cause de dissolution et de +ruine. J'ajoute qu'elle n'est pas plus nécessaire aux besoins moraux des +individus qu'elle ne l'est aux États. + +De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties des +sociétés froides et désabusées qui sont arrivées à l'indifférence en +politique comme en religion, qui n'ont plus d'autre stimulant que les +jouissances matérielles, qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui n'ont +d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le disputent à +celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce soit +par amour de la liberté en elle-même que les classes inférieures +essayent de monter à l'assaut du pouvoir? C'est par haine de ceux qui +possèdent; au fond, c'est pour leur arracher leurs richesses, instrument +des jouissances qu'ils envient. + +Ceux qui possèdent implorent de tous les côtés un bras énergique, un +pouvoir fort; ils ne lui demandent qu'une chose, c'est de protéger +l'État contre des agitations auxquelles sa constitution débile ne +pourrait résister, de leur donner à eux-mêmes la sécurité nécessaire +pour qu'ils puissent jouir et faire leurs affaires. Quelles formes de +gouvernement voulez vous appliquer à des sociétés où la corruption s'est +glissée partout, où la fortune ne s'acquiert que par les surprises de la +fraude, où la morale n'a plus de garantie que dans les lois répressives, +où le sentiment de la patrie lui-même s'est éteint dans je ne sais quel +cosmopolitisme universel? + +Je ne vois de salut pour ces sociétés, véritables colosses aux pieds +d'argile, que dans l'institution d'une centralisation à outrance, qui +mette toute la force publique à la disposition de ceux qui gouvernent; +dans une administration hiérarchique semblable à celle de l'empire +romain, qui règle mécaniquement tous les mouvements des individus; dans +un vaste système de législation qui reprenne en détail toutes les +libertés qui ont été imprudemment données; dans un despotisme +gigantesque, enfin, qui puisse frapper immédiatement et à toute heure, +tout ce qui résiste, tout ce qui se plaint. Le Césarisme du Bas-Empire +me paraît réaliser assez bien ce que je souhaite pour le bien-être des +sociétés modernes. Grâce à ces vastes appareils qui fonctionnent déjà, +m'a-t-on dit, en plus d'un pays de l'Europe, elles peuvent vivre en +paix, comme en Chine, comme au Japon, comme dans l'Inde. Il ne faut pas +qu'un vulgaire préjugé nous fasse mépriser ces civilisations orientales, +dont on apprend chaque jour à mieux apprécier les institutions. Le +peuple chinois, par exemple, est très-commerçant et très-bien +administré. + + + + +CINQUIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +J'hésite à vous répondre, Machiavel, car il y a dans vos dernières +paroles je ne sais quelle raillerie satanique, qui me laisse +intérieurement le soupçon que vos discours ne sont pas complétement +d'accord avec vos secrètes pensées. Oui, vous avez la fatale éloquence +qui fait perdre la trace de la vérité, et vous êtes bien le sombre génie +dont le nom est encore l'effroi des générations présentes. Je reconnais +de bonne grâce, toutefois, qu'avec un aussi puissant esprit on perdrait +trop à se taire; je veux vous écouter jusqu'au bout, et je veux même +vous répondre quoique, dès à présent, j'aie peu d'espoir de vous +convaincre. Vous venez de faire de la société moderne un tableau +vraiment sinistre; je ne puis savoir s'il est fidèle, mais il est au +moins incomplet, car en toute chose, à côté du mal il y a le bien, et +vous ne m'avez montré que le mal; vous ne m'avez, d'ailleurs, pas donné +le moyen de vérifier jusqu'à quel point vous êtes dans le vrai, car je +ne sais ni de quels peuples ni de quels États vous avez voulu parler, +quand vous m'avez fait cette noire peinture des moeurs contemporaines. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, admettons que j'aie pris pour exemple celle de toutes les +nations de l'Europe qui est le plus avancée en civilisation, et à qui, +je m'empresse de le dire, pourrait le moins s'appliquer le portrait que +je viens de faire.... + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc de la France que vous voulez parler? + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, oui. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez raison, car c'est là qu'ont le moins pénétré les sombres +doctrines du matérialisme. C'est la France qui est restée le foyer des +grandes idées et des grandes passions dont vous croyez la source tarie, +et c'est de là que sont partis ces grands principes du droit public, +auxquels vous ne faites point de place dans le gouvernement des États. + + +MACHIAVEL. + +Vous pouvez ajouter que c'est le champ d'expérience consacré des +théories politiques. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne connais point d'expérience qui ait encore profité, d'une manière +durable, à l'établissement du despotisme, en France pas plus +qu'ailleurs, chez les nations contemporaines; et c'est ce qui tout +d'abord me fait trouver bien peu conformes à la réalité des choses, vos +théories sur la nécessité du pouvoir absolu. Je ne connais, jusqu'à +présent, que deux États en Europe complétement privés des institutions +libérales, qui ont modifié de toutes parts l'élément monarchique pur: ce +sont la Turquie et la Russie, et encore si vous regardiez de près aux +mouvements intérieurs qui s'opèrent au sein de cette dernière puissance, +peut-être y trouveriez-vous les symptômes d'une transformation +prochaine. Vous m'annoncez, il est vrai, que, dans un avenir plus ou +moins rapproché, les peuples, menacés d'une dissolution inévitable, +reviendront au despotisme comme à l'arche de salut; qu'ils se +constitueront sous la forme de grandes monarchies absolues, analogues à +celles de l'Asie; ce n'est là qu'une prédiction: dans combien de temps +s'accomplira-t-elle? + + +MACHIAVEL. + +Avant un siècle. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes devin; un siècle, c'est toujours autant de gagné; mais +laissez-moi vous dire maintenant pourquoi votre prédiction ne +s'accomplira pas. Les sociétés modernes ne doivent plus être envisagées +aujourd'hui avec les yeux du passé. Leurs moeurs, leurs habitudes, +leurs besoins, tout a changé. Il ne faut donc pas se fier sans réserve +aux inductions de l'analogie historique, quand il s'agit de juger de +leurs destinées. Il faut se garder surtout de prendre pour des lois +universelles des faits qui ne sont que des accidents, et de transformer +en règles générales les nécessités de telles situations ou de tels +temps. De ce que le despotisme est arrivé plusieurs fois dans +l'histoire, comme conséquence des perturbations sociales, s'ensuit-il +qu'il doit être pris pour règle de gouvernement? De ce qu'il a pu servir +de transition dans le passé, en conclurai-je qu'il soit propre à +résoudre les crises des époques modernes? N'est-il pas plus rationnel de +dire que d'autres maux appellent d'autres remèdes, d'autres problèmes +d'autres solutions, d'autres moeurs sociales d'autres moeurs politiques? +Une loi invariable des sociétés, c'est qu'elles tendent au +perfectionnement, au progrès; l'éternelle sagesse les y a, si je puis le +dire, condamnées; elle leur a refusé le mouvement en sens contraire. Ce +progrès, il faut qu'elles l'atteignent. + + +MACHIAVEL. + +Ou qu'elles meurent. + + +MONTESQUIEU. + +Ne nous plaçons pas dans les extrêmes; les sociétés ne meurent jamais +quand elles sont en voie d'enfantement. Lorsqu'elles se sont +constituées sous le mode qui leur convient, leurs institutions peuvent +s'altérer, tomber en décadence et périr; mais elles ont duré plusieurs +siècles. C'est ainsi que les divers peuples de l'Europe ont passé, par +des transformations successives, du système féodal au système +monarchique, et du système monarchique pur au régime constitutionnel. Ce +développement progressif, dont l'unité est si imposante, n'a rien de +fortuit; il est arrivé comme la conséquence nécessaire du mouvement qui +s'est opéré dans les idées avant de se traduire dans les faits. + +Les sociétés ne peuvent avoir d'autres formes de gouvernement que celles +qui sont en rapport avec leurs principes, et c'est contre cette loi +absolue que vous vous inscrivez, quand vous croyez le despotisme +compatible avec la civilisation moderne. Tant que les peuples ont +regardé la souveraineté comme une émanation pure de la volonté divine, +ils se sont soumis sans murmure au pouvoir absolu; tant que leurs +institutions ont été insuffisantes pour assurer leur marche, ils ont +accepté l'arbitraire. Mais, du jour où leurs droits ont été reconnus et +solennellement déclarés; du jour où des institutions plus fécondes ont +pu résoudre par la liberté toutes les fonctions du corps social, la +politique à l'usage des princes est tombée de son haut; le pouvoir est +devenu comme une dépendance du domaine public; l'art du gouvernement +s'est changé en une affaire d'administration. Aujourd'hui les choses +sont ordonnées de telle sorte, dans les États, que la puissance +dirigeante n'y paraît plus que comme le moteur des forces organisées. + +A coup sûr, si vous supposez ces sociétés infectées de toutes les +corruptions, de tous les vices dont vous me parliez il n'y a qu'un +instant, elles marcheront d'un pas rapide vers la décomposition; mais +comment ne voyez-vous pas que l'argument que vous en tirez est une +véritable pétition de principe? Depuis quand la liberté abaisse-t-elle +les âmes et dégrade-t-elle les caractères? Ce ne sont pas là les +enseignements de l'histoire; car elle atteste partout en traits de feu +que les peuples les plus grands ont été les peuples les plus libres. Si +les moeurs se sont avilies, comme vous le dites, dans quelque partie de +l'Europe que j'ignore, c'est que le despotisme y aurait passé; c'est que +la liberté s'y serait éteinte; il faut donc la maintenir là où elle est, +et la rétablir là où elle n'est plus. + +Nous sommes, en ce moment, ne l'oubliez pas, sur le terrain des +principes; et si les vôtres différent des miens, je leur demande d'être +invariables; or, je ne sais plus où j'en suis quand je vous entends +vanter la liberté dans l'antiquité, et la proscrire dans les temps +modernes, la repousser ou l'admettre suivant les temps ou les lieux. Ces +distinctions, en les supposant justifiées, n'en laissent pas moins le +principe intact, et c'est au principe seul que je m'attache. + + +MACHIAVEL. + +Comme un habile pilote, je vois que vous évitez les écueils, en vous +tenant dans la haute mer. Les généralités sont d'un grand secours dans +la discussion; mais j'avoue que je suis très-impatient de savoir comment +le grave Montesquieu s'en tirera avec le principe de la souveraineté +populaire. Je n'ai pu savoir, jusqu'à ce moment, s'il faisait, ou non, +partie de votre système. L'admettez-vous, ou ne l'admettez-vous pas? + + +MONTESQUIEU. + +Je ne puis répondre à une question qui se pose dans ces termes. + + +MACHIAVEL. + +Je savais bien que votre raison elle-même se troublerait devant ce +fantôme. + + +MONTESQUIEU. + +Vous vous trompez, Machiavel; mais, avant de vous répondre, je devais +vous rappeler ce qu'ont été mes écrits et le caractère de la mission +qu'ils ont pu remplir. Vous avez rendu mon nom solidaire des iniquités +de la Révolution française: c'est un jugement bien sévère pour le +philosophe qui a marché d'un pas si prudent dans la recherche de la +vérité. Né dans un siècle d'effervescence intellectuelle, à la veille +d'une révolution qui devait emporter dans ma patrie les anciennes +formes du gouvernement monarchique, je puis dire qu'aucune des +conséquences prochaines du mouvement qui se faisait dans les idées +n'échappa dès lors à ma vue. Je ne pus méconnaître que le système de la +division des pouvoirs déplacerait nécessairement un jour le siége de la +souveraineté. + +Ce principe, mal connu, mal défini, mal appliqué surtout, pouvait +engendrer des équivoques terribles, et bouleverser la société française +de fond en comble. Le sentiment de ces périls devint la règle de mes +ouvrages. Aussi tandis que d'imprudents novateurs, s'attaquant +immédiatement à la source du pouvoir, préparaient, à leur insu, une +catastrophe formidable, je m'appliquais uniquement à étudier les formes +des gouvernements libres, à dégager les principes proprement dits qui +président à leur établissement. Homme d'État plutôt que philosophe, +jurisconsulte plus que théologien, législateur pratique, si la hardiesse +d'un tel mot m'est permise, plutôt que théoricien, je croyais faire plus +pour mon pays en lui apprenant à se gouverner, qu'en mettant en question +le principe même de l'autorité. A Dieu ne plaise pourtant que j'essaye +de me faire un mérite plus pur aux dépens de ceux qui, comme moi, ont +cherché de bonne foi la vérité! Nous avons tous commis des fautes, mais +à chacun la responsabilité de ses oeuvres. + +Oui, Machiavel, et c'est une concession que je n'hésite point à vous +faire, vous aviez raison tout à l'heure quand vous disiez qu'il eût +fallu que l'émancipation du peuple français se fît en conformité des +principes supérieurs qui président à l'existence des sociétés humaines, +et cette réserve vous laisse prévoir le jugement que je vais porter sur +le principe de la souveraineté populaire. + +D'abord, je n'admets point une désignation qui semble exclure de la +souveraineté les classes les plus éclairées de la société. Cette +distinction est fondamentale, parce qu'elle fera d'un État une +démocratie pure ou un État représentatif. Si la souveraineté réside +quelque part, elle réside dans la nation tout entière; je l'appellerai +donc tout d'abord la souveraineté nationale. Mais l'idée de cette +souveraineté n'est pas une vérité absolue, elle n'est que relative. La +souveraineté du pouvoir humain correspond à une idée profondément +subversive, la souveraineté du droit humain; c'est cette doctrine +matérialiste et athée, qui a précipité la Révolution française dans le +sang, et lui a infligé l'opprobre du despotisme après le délire de +l'indépendance. Il n'est pas exact de dire que les nations sont +maîtresses absolues de leurs destinées, car leur souverain maître c'est +Dieu lui-même, et elles ne seront jamais hors de sa puissance. Si elles +possédaient la souveraineté absolue, elles pourraient tout, même contre +la justice éternelle, même contre Dieu; qui oserait aller jusque-là? +Mais le principe du droit divin, avec la signification qui s'y trouve +communément attachée, n'est pas un principe moins funeste, car il voue +les peuples à l'obscurantisme, à l'arbitraire, au néant, il reconstitue +logiquement le régime des castes, il fait des peuples un troupeau +d'esclaves, conduits, comme dans l'Inde, par la main des prêtres, et +tremblant sous la verge du maître. Comment en serait-il autrement? Si le +souverain est l'envoyé de Dieu, s'il est le représentant même de la +Divinité sur la terre, il a tout pouvoir sur les créatures humaines +soumises à son empire, et ce pouvoir n'aura de frein que dans des règles +générales d'équité, dont il sera toujours facile de s'affranchir. + +C'est dans le champ qui sépare ces deux opinions extrêmes, que se sont +livrées les furieuses batailles de l'esprit de parti; les uns s'écrient: +Point d'autorité divine! les autres: Point d'autorité humaine! O +Providence suprême, ma raison se refuse à accepter l'une ou l'autre de +ces alternatives; elles me paraissent toutes deux un égal blasphème +contre ta sagesse! Entre le droit divin qui exclut l'homme et le droit +humain qui exclut Dieu, il y a la vérité, Machiavel; les nations comme +les individus sont libres entre les mains de Dieu. Elles ont tous les +droits, tous les pouvoirs, à la charge d'en user suivant les règles de +la justice éternelle. La souveraineté est humaine en ce sens qu'elle +est donnée par les hommes, et que ce sont les hommes qui l'exercent; +elle est divine en ce sens qu'elle est instituée par Dieu, et qu'elle ne +peut s'exercer que suivant les préceptes qu'il a établis. + + + + +SIXIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je désirerais arriver à des conséquences précises. Jusqu'où la main de +Dieu s'étend-elle sur l'humanité? Qui est-ce qui fait les souverains? + + +MONTESQUIEU. + +Ce sont les peuples. + + +MACHIAVEL. + +Il est écrit: _Per me reges regnant_. Ce qui signifie au pied de la +lettre: Dieu fait les rois. + + +MONTESQUIEU. + +C'est une traduction à l'usage du Prince, ô Machiavel, et elle vous a +été empruntée dans ce siècle par un de vos plus illustres partisans[3], +mais ce n'est pas celle de l'Écriture sainte. Dieu a institué la +souveraineté, il n'institue pas les souverains. Sa main toute-puissante +s'est arrêtée là, parce que c'est là que commence le libre arbitre +humain. Les rois règnent selon mes commandements, ils doivent régner +suivant ma loi, tel est le sens du livre divin. S'il en était autrement, +il faudrait dire que les bons comme les mauvais princes sont établis par +la Providence; il faudrait s'incliner devant Néron comme devant Titus, +devant Caligula comme devant Vespasien. Non, Dieu n'a pas voulu que les +dominations les plus sacrilèges pussent invoquer sa protection, que les +tyrannies les plus viles pussent se réclamer de son investiture. Aux +peuples comme aux rois il a laissé la responsabilité de leurs actes. + + [3] Machiavel fait évidemment ici allusion à Joseph de Maistre, + dont le nom se retrouve d'ailleurs plus loin. + (_Note de l'Éditeur_.) + + +MACHIAVEL. + +Je doute fort que tout cela soit orthodoxe. Quoi qu'il en soit, suivant +vous, ce sont les peuples qui disposent de l'autorité souveraine? + + +MONTESQUIEU. + +Prenez garde, en le contestant, de vous élever contre une vérité de pur +sens commun. Ce n'est pas là une nouveauté dans l'histoire. Dans les +temps anciens, au moyen âge, partout où la domination s'est établie en +dehors de l'invasion ou de la conquête, le pouvoir souverain a pris +naissance par la volonté libre des peuples, sous la forme originelle de +l'élection. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est ainsi qu'en France le +chef de la race carlovingienne a succédé aux descendants de Clovis, et +la dynastie de Hugues Capet à celle de Charlemagne[4]. Sans doute +l'hérédité est venue se substituer à l'élection. L'éclat des services +rendus, la reconnaissance publique, les traditions ont fixé la +souveraineté dans les principales familles de l'Europe, et rien n'était +plus légitime. Mais le principe de la toute-puissance nationale s'est +constamment retrouvé au fond des révolutions, il a toujours été appelé +pour la consécration des pouvoirs nouveaux. C'est un principe antérieur +et préexistant qui n'a fait que se réaliser plus étroitement dans les +diverses constitutions des États modernes. + + [4] _Esp. des lois_, p. 543, 544, liv. XXXI, ch. IV. + + +MACHIAVEL. + +Mais si ce sont les peuples qui choisissent leurs maîtres, ils peuvent +donc aussi les renverser? S'ils ont le droit d'établir la forme de +gouvernement qui leur convient, qui les empêchera d'en changer au gré de +leur caprice? Ce ne sera pas le régime de l'ordre et de la liberté qui +sortira de vos doctrines, ce sera l'ère indéfinie des révolutions. + + +MONTESQUIEU. + +Vous confondez le droit avec l'abus qui peut résulter de son exercice, +les principes avec leur application; ce sont là des distinctions +fondamentales, sans lesquelles on ne peut s'entendre. + + +MACHIAVEL. + +N'espérez pas m'échapper, je vous demande des conséquences logiques; +refusez-les-moi si vous le voulez. Je désire savoir si, d'après vos +principes, les peuples ont le droit de renverser leurs souverains? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, dans des cas extrêmes et pour des causes justes. + + +MACHIAVEL. + +Qui sera juge de ces cas extrêmes et de la justice de ces extrémités? + + +MONTESQUIEU. + +Et qui voulez-vous qui le soit, sinon les peuples eux-mêmes? Les choses +se sont-elles passées autrement depuis le commencement du monde? C'est +là une sanction redoutable sans doute, mais salutaire, mais inévitable. +Comment ne voyez-vous pas que la doctrine contraire, celle qui +commanderait aux hommes le respect des gouvernements les plus odieux, +les ferait retomber sous le joug du fatalisme monarchique? + + +MACHIAVEL. + +Votre système n'a qu'un inconvénient, c'est qu'il suppose +l'infaillibilité de la raison chez les peuples; mais n'ont-ils pas, +comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices? + + +MONTESQUIEU. + +Quand les peuples feront des fautes, ils en seront punis comme des +hommes qui ont péché contre la loi morale. + + +MACHIAVEL. + +Et comment? + + +MONTESQUIEU. + +Ils en seront punis par les fléaux de la discorde, par l'anarchie, par +le despotisme même. Il n'y a pas d'autre justice sur la terre, en +attendant celle de Dieu. + + +MACHIAVEL. + +Vous venez de prononcer le mot de despotisme, vous voyez qu'on y +revient. + + +MONTESQUIEU. + +Cette objection n'est pas digne de votre grand esprit, Machiavel; je me +suis prêté aux conséquences les plus extrêmes des principes que vous +combattez, cela suffisait pour que la notion du vrai fût faussée. Dieu +n'a accordé aux peuples ni le pouvoir, ni la volonté de changer ainsi +les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel de leur existence. +Dans les sociétés politiques comme dans les êtres organisés, la nature +des choses limite d'elle-même l'expansion des forces libres. Il faut que +la portée de votre argument se restreigne à ce qui est acceptable pour +la raison. + +Vous croyez que, sous l'influence des idées modernes, les révolutions +seront plus fréquentes; elles ne le seront pas davantage, il est +possible qu'elles le soient moins. Les nations, en effet, comme vous le +disiez tout à l'heure, vivent actuellement par l'industrie, et ce qui +vous paraît une cause de servitude est tout à la fois un principe +d'ordre et de liberté. Les civilisations industrielles ont des plaies +que je n'ignore point, mais il ne faut pas nier leurs bienfaits, ni +dénaturer leurs tendances. Des sociétés qui vivent par le travail, par +l'échange, par le crédit sont des sociétés essentiellement chrétiennes, +quoi qu'on dise, car toutes ces formes si puissantes et si variées de +l'industrie ne sont au fond que l'application de quelques grandes idées +morales empruntées au christianisme, source de toute force comme de +toute vérité. + +L'industrie joue un rôle si considérable dans le mouvement des sociétés +modernes, que l'on ne peut faire, au point de vue où vous vous placez, +aucun calcul exact sans tenir compte de son influence; et cette +influence n'est pas du tout celle que vous avez cru pouvoir lui +assigner. La science qui cherche les rapports de la vie industrielle et +les maximes qui s'en dégagent, sont tout ce qu'il y a de plus contraire +au principe de la concentration des pouvoirs. La tendance de l'économie +politique est de ne voir dans l'organisme politique qu'un mécanisme +nécessaire, mais très-coûteux, dont il faut simplifier les ressorts, et +elle réduit le rôle du gouvernement à des fonctions tellement +élémentaires, que son plus grand inconvénient est peut-être d'en +détruire le prestige. L'industrie est l'ennemie-née des révolutions, car +sans l'ordre social elle périt et avec elle s'arrête le mouvement vital +des peuples modernes. Elle ne peut se passer de liberté, car elle ne vit +que par des manifestations de la liberté; et, remarquez-le bien, les +libertés en matière d'industrie engendrent nécessairement les libertés +politiques, si bien que l'on a pu dire que les peuples les plus avancés +en industrie sont aussi les plus avancés en liberté. Laissez là l'Inde +et laissez la Chine qui vivent sous le destin aveugle de la monarchie +absolue, jetez les yeux en Europe, et vous verrez. + +Vous venez de prononcer de nouveau le mot de _despotisme_, eh bien, +Machiavel, vous dont le sombre génie s'est si profondément assimilé +toutes les voies souterraines, toutes les combinaisons occultes, tous +les artifices de lois et de gouvernement à l'aide desquels on peut +enchaîner le mouvement des bras et de la pensée chez les peuples; vous +qui méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les dominations +terribles de l'Orient, vous dont les doctrines politiques sont +empruntées aux théories effrayantes de la mythologie indienne, veuillez +me dire, je vous en conjure, comment vous vous y prendriez pour +organiser le despotisme chez les peuples dont le droit public repose +essentiellement sur la liberté, dont la morale et la religion +développent tous les mouvements dans le même sens, chez des nations +chrétiennes qui vivent par le commerce et par l'industrie, dans des +États dont les corps politiques sont en présence de la publicité de la +presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus obscurs du +pouvoir; faites appel à toutes les ressources de votre puissante +imagination, cherchez, inventez, et si vous résolvez ce problème, je +déclarerai avec vous que l'esprit moderne est vaincu. + + +MACHIAVEL. + +Prenez garde, vous me donnez beau jeu, je pourrais vous prendre au mot. + + +MONTESQUIEU. + +Faites-le, je vous en conjure. + + +MACHIAVEL. + +Je compte bien n'y pas manquer. + + +MONTESQUIEU. + +Dans quelques heures nous serons peut-être séparés. Ces parages ne vous +sont point connus, suivez-moi dans les détours que je vais faire avec +vous le long de ce sombre sentier, nous pourrons éviter encore quelques +heures le reflux des ombres que vous voyez là-bas. + + + + +SEPTIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Nous pouvons nous arrêter ici. + + +MONTESQUIEU. + +Je vous écoute. + + +MACHIAVEL. + +Je dois vous dire d'abord que vous vous êtes trompé du tout au tout sur +l'application de mes principes. Le despotisme se présente toujours à vos +yeux avec les formes caduques du monarchisme oriental, mais ce n'est pas +ainsi que je l'entends; avec des sociétés nouvelles, il faut employer +des procédés nouveaux. Il ne s'agit pas aujourd'hui, pour gouverner, de +commettre des iniquités violentes, de décapiter ses ennemis, de +dépouiller ses sujets de leurs biens, de prodiguer les supplices; non, +la mort, la spoliation et les tourments physiques ne peuvent jouer qu'un +rôle assez secondaire dans la politique intérieure des États modernes. + + +MONTESQUIEU. + +C'est heureux. + + +MACHIAVEL. + +Sans doute j'ai peu d'admiration, je l'avoue, pour vos civilisations _à +cylindres et à tuyaux_; mais je marche, croyez-le bien, avec le siècle; +la puissance des doctrines auxquelles est attaché mon nom, c'est +qu'elles s'accommodent à tous les temps et à toutes les situations. +Machiavel aujourd'hui _a des petits-fils_ qui savent le prix de ses +leçons. On me croit bien vieux, et tous les jours je rajeunis sur la +terre. + + +MONTESQUIEU. + +Vous raillez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Écoutez-moi et vous en jugerez. Il s'agit moins aujourd'hui de violenter +les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions politiques +que de _les effacer_, de combattre leurs instincts que de les tromper, +de proscrire leurs idées que de leur donner le change en se les +appropriant. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment cela? Car je n'entends pas ce langage. + + +MACHIAVEL. + +Permettez; c'est là la partie morale de la politique, nous arriverons +tout à l'heure aux applications. Le principal secret du gouvernement +consiste à affaiblir l'esprit public, au point de le désintéresser +complétement des idées et des principes avec lesquels on fait +aujourd'hui les révolutions. Dans tous les temps, les peuples comme les +hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent presque +toujours; ils n'en demandent pas plus. On peut donc établir des +institutions factices qui répondent à un langage et à des idées +également factices; il faut avoir le talent de ravir aux partis _cette +phraséologie libérale_, dont ils s'arment contre le gouvernement. Il +faut en saturer les peuples jusqu'à la lassitude, jusqu'au dégoût. On +parle souvent aujourd'hui de la puissance de l'opinion, je vous +montrerai qu'on lui fait exprimer ce qu'on veut quand on connaît bien +les ressorts cachés du pouvoir. Mais avant de songer à la diriger, il +faut l'étourdir, la frapper d'incertitude par d'étonnantes +contradictions, opérer sur elle d'incessantes diversions, l'éblouir par +toutes sortes de mouvements divers, l'égarer insensiblement dans ses +voies. Un des grands secrets du jour est de savoir s'emparer des +préjugés et des passions populaires, de manière à introduire une +confusion de principes qui rend toute entente impossible entre ceux qui +parlent la même langue et ont les mêmes intérêts. + + +MONTESQUIEU. + +Où allez vous avec ces paroles dont l'obscurité a quelque chose de +sinistre? + + +MACHIAVEL. + +Si le sage Montesquieu entend mettre du sentiment à la place de la +politique, je dois peut-être m'arrêter ici; je n'ai pas prétendu me +placer sur le terrain de la morale. Vous m'avez défié d'arrêter le +mouvement dans vos sociétés sans cesse tourmentées par l'esprit +d'anarchie et de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je +résoudrais le problème? Vous pouvez mettre à l'abri vos scrupules en +acceptant cette thèse comme une question de curiosité pure. + + +MONTESQUIEU. + +Soit. + + +MACHIAVEL. + +Je conçois d'ailleurs que vous me demandiez des indications plus +précises, j'y arriverai; mais laissez-moi vous dire d'abord à quelles +conditions essentielles le prince peut espérer aujourd'hui de consolider +son pouvoir. Il devra s'attacher avant tout à détruire les partis, à +dissoudre les forces collectives partout où elles existent, à paralyser +dans toutes ses manifestations l'initiative individuelle; ensuite le +niveau des caractères descendra de lui-même, et tous les bras molliront +bientôt contre la servitude. Le pouvoir absolu ne sera plus un accident, +il deviendra un besoin. Ces préceptes politiques ne sont pas entièrement +nouveaux, mais, comme je vous le disais, ce sont les procédés qui +doivent l'être. Un grand nombre de ces résultats peut s'obtenir par de +simples règlements de police et d'administration. Dans vos sociétés si +belles, si bien ordonnées, à la place des monarques absolus, vous avez +mis _un monstre qui s'appelle l'État_, nouveau Briarée dont les bras +s'étendent partout, organisme colossal de tyrannie à l'ombre duquel le +despotisme renaîtra toujours. Eh bien, sous l'invocation de l'État, rien +ne sera plus facile que de consommer l'oeuvre occulte dont je vous +parlais tout à l'heure, et les moyens d'action les plus puissants +peut-être seront précisément ceux que l'on aura le talent d'emprunter à +ce même régime industriel qui fait votre admiration. + +A l'aide du seul pouvoir réglementaire, j'instituerais, par exemple, +d'immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune publique, dont +dépendrait si étroitement le sort de toutes les fortunes privées, +qu'elles s'engloutiraient avec le crédit de l'État le lendemain de toute +catastrophe politique. Vous êtes un économiste, Montesquieu, pesez la +valeur de cette combinaison. + +Chef du gouvernement, tous mes édits, toutes mes ordonnances tendraient +constamment au même but: annihiler les forces collectives et +individuelles; développer démesurément la prépondérance de l'État, en +faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur. + +Voici une autre combinaison empruntée a l'ordre industriel: Dans le +temps actuel, l'aristocratie, en tant que force politique, a disparu; +mais la bourgeoisie territoriale est encore un élément de résistance +dangereux pour les gouvernements, parce qu'elle est d'elle-même, +indépendante; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou même de la +ruiner complétement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les charges qui +pèsent sur la propriété foncière, de maintenir l'agriculture dans un +état d'infériorité relative, de favoriser à outrance le commerce et +l'industrie, mais principalement la spéculation; car la trop grande +prospérité de l'industrie peut elle-même devenir un danger, en créant un +nombre trop considérable de fortunes indépendantes. + +On réagira utilement contre les grands industriels, contre les +fabricants, par l'excitation à un luxe disproportionné, par l'élévation +du taux des salaires, par des atteintes profondes habilement portées aux +sources de la _production_. Je n'ai pas besoin de développer ces idées, +vous sentez à merveille dans quelles circonstances et sous quels +prétextes tout cela peut se faire. L'intérêt du peuple, et même une +sorte de zèle pour la liberté, pour les grands principes économiques, +couvriront aisément, si on le veut, le véritable but. Il est inutile +d'ajouter que l'entretien perpétuel d'une armée formidable sans cesse +exercée par des guerres extérieures doit être le complément +indispensable de ce système; il faut arriver à ce qu'il n'y ait plus, +dans l'État, que des prolétaires, quelques millionnaires et des soldats. + + +MONTESQUIEU. + +Continuez. + + +MACHIAVEL. + +Voilà pour la politique intérieure de l'État. A l'extérieur il faut +exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la fermentation +révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il en résulte deux avantages +considérables: l'agitation libérale au dehors fait passer sur la +compression du dedans. De plus, on tient par là en respect Doutes les +puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de l'ordre ou du +désordre. Le grand point est d'enchevêtrer par des intrigues de cabinet +tous les fils de la politique européenne de façon à jouer tour à tour +les puissances avec qui l'on traite. Ne croyez pas que cette duplicité, +si elle est bien soutenue, puisse tourner au détriment d'un souverain. +Alexandre VI ne fit jamais que tromper dans ses négociations +diplomatiques et cependant, il réussit toujours, tant il avait la +science de l'astuce[5]. Mais dans ce que vous appelez aujourd'hui _le +langage officiel_, il faut un contraste frappant, et là on ne saurait +affecter trop d'esprit de loyauté et conciliation; les peuples qui ne +voient que l'apparence des choses, feront une réputation de sagesse au +souverain qui saura se conduire ainsi. + +A toute agitation intérieure, il doit pouvoir répondre par une guerre +extérieure; à toute révolution imminente, par une guerre générale; mais +comme, en politique, les paroles ne doivent jamais être d'accord avec +les actes, il faut que, dans ces diverses conjonctures, le prince soit +assez habile pour déguiser ses véritables desseins sous des desseins +contraires; il doit toujours avoir l'air de céder à la pression de +l'opinion quand il exécute ce que sa main a secrètement préparé. + +Pour résumer d'un mot tout le système, la révolution se trouve contenue +dans l'État, d'un côté, par la terreur de l'anarchie, de l'autre, par la +banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre générale. + +Vous avez pu voir déjà, par les indications rapides que je viens de vous +donner, quel rôle important l'art de la parole est appelé à jouer dans +la politique moderne. Je suis loin, comme vous le verrez, de dédaigner +la presse, et je saurais au besoin me servir de la tribune; l'essentiel +est d'employer contre ses adversaires toutes les armes qu'ils pourraient +employer contre vous. Non content de m'appuyer sur la force violente de +la démocratie, je voudrais emprunter aux subtilités du droit leurs +ressources les plus savantes. Quand on prend des décisions qui peuvent +paraître injustes ou téméraires, il est essentiel de savoir les énoncer +en de bons termes, de les appuyer des raisons les plus élevées de la +morale et du droit. + +Le pouvoir que je rêve, bien loin, comme vous le voyez, d'avoir des +moeurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les +talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra +s'entourer de publicistes, d'avocats, de jurisconsultes, d'hommes de +pratique et d'administration, de gens qui connaissent à fond tous les +secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les +langages, qui aient étudié l'homme dans tous les milieux. Il faut les +prendre partout, n'importe où, car ces gens-là rendent des services +étonnants par les procédés ingénieux qu'ils appliquent à la politique. +Il faut, avec cela, tout un monde d'économistes, de banquiers, +d'industriels, de capitalistes, d'hommes à projets, d'hommes à millions, +car tout au fond se résoudra par une question de chiffres. + +Quant aux principales dignités, aux principaux démembrements du pouvoir, +on doit s'arranger pour les donner à des hommes dont les antécédents et +le caractère mettent un abîme entre eux et les autres hommes, dont +chacun n'ait à attendre que la mort ou l'exil en cas de changement de +gouvernement et soit dans la nécessité de défendre jusqu'au dernier +souffle tout ce qui est. + +Supposez pour un instant que j'aie à ma disposition les différentes +ressources morales et matérielles que je viens de vous indiquer, et +donnez-moi maintenant une nation quelconque, entendez-vous! Vous +regardez comme un point capital, dans l'ESPRIT DES LOIS, _de ne pas +changer le caractère d'une nation_[6] quand on veut lui conserver sa +vigueur originelle, eh bien, je ne vous demanderais pas vingt ans pour +transformer de la manière la plus complète le caractère européen le plus +indomptable et pour le rendre aussi docile à la tyrannie que celui du +plus petit peuple de l'Asie. + + [5] Traité du Prince, p. 114, ch. XVII. + + [6] _Esp. des lois_, p. 252 et s., liv. XIX, ch. V. + + +MONTESQUIEU. + +Vous venez d'ajouter, en vous jouant, un chapitre au traité du Prince. +Quelles que soient vos doctrines, je ne les discute pas; je ne vous fais +qu'une observation. Il est évident que vous n'avez nullement tenu +l'engagement que vous aviez pris; l'emploi de tous ces moyens suppose +l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé précisément comment +vous pourriez l'établir dans des sociétés politiques qui reposent sur +des institutions libérales. + + +MACHIAVEL. + +Votre observation est parfaitement juste et je n'entends pas y +échapper. Ce début n'était qu'une préface. + + +MONTESQUIEU. + +Je vous mets en présence d'un État fondé sur des institutions +représentatives, monarchie ou république; je vous parle d'une nation +familiarisée de longue main avec la liberté, et je vous demande, +comment, de là, vous pourrez retourner au pouvoir absolu. + + +MACHIAVEL. + +Rien n'est plus facile. + + +MONTESQUIEU. + +Voyons? + + + + +IIe PARTIE. + + + + +HUITIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je prends l'hypothèse qui m'est le plus contraire, je prends un État +constitué en république. Avec une monarchie, le rôle que je me propose +de jouer serait trop facile. Je prends une République, parce qu'avec une +semblable forme de gouvernement, je vais rencontrer une résistance, +presque insurmontable en apparence, dans les idées, dans les moeurs, +dans les lois. Cette hypothèse vous contrarie t-elle? J'accepte de vos +mains un État quelle que soit sa forme, grand ou petit, je le suppose +doté de toutes les institutions qui garantissent la liberté, et je vous +adresse cette seule question: Croyez-vous le pouvoir à l'abri d'un coup +de main ou de ce que l'on appelle aujourd'hui un coup d'État? + + +MONTESQUIEU. + +Non, cela est vrai; mais vous m'accorderez du moins qu'une telle +entreprise sera singulièrement difficile dans les sociétés politiques +contemporaines, telles qu'elles sont organisées. + + +MACHIAVEL. + +Et pourquoi? Ces sociétés ne sont-elles pas, comme de tout temps, en +proie à des factions? N'y a-t-il pas partout des éléments de guerre +civile, des partis, des prétendants? + + +MONTESQUIEU. + +C'est possible; mais je crois pouvoir vous faire sentir d'un mot où est +votre erreur. Ces usurpations, nécessairement très-rares parce qu'elles +sont pleines de périls et qu'elles répugnent aux moeurs modernes, en +supposant qu'elles réussissent, n'auraient nullement l'importance que +vous paraissez leur attribuer. Un changement de pouvoir n'amènerait par +un changement d'institutions. Un prétendant troublera l'État, soit; son +parti triomphera, je l'admets; le pouvoir est en d'autres mains, voilà +tout; mais le droit public et le fond même des institutions restent +d'aplomb. C'est là ce qui me touche. + + +MACHIAVEL. + +Est-il vrai que vous ayez une telle illusion? + + +MONTESQUIEU. + +Établissez le contraire. + + +MACHIAVEL. + +Vous m'accordez donc, pour un moment, le succès d'une entreprise armée +contre le pouvoir établi? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Remarquez bien alors dans quelle situation je me trouve placé. J'ai +supprimé momentanément tout pouvoir autre que le mien. Si les +institutions encore debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, +c'est de pure forme; en fait, les actes de ma volonté ne peuvent +rencontrer aucune résistance réelle; enfin je suis dans cette condition +extra-légale, que les Romains appelaient d'un mot si beau et si +puissamment énergique: _la dictature_. C'est-à-dire que je puis tout ce +que je veux à l'heure présente, que je suis législateur, exécuteur, +justicier, et à cheval comme chef d'armée. + +Retenez ceci. Maintenant j'ai triomphé par l'appui d'une faction, +c'est-à-dire que cet événement n'a pu s'accomplir qu'au milieu d'une +profonde dissension intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se +tromper, quelles en sont les causes. Ce sera un antagonisme entre +l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour +le fond des choses, ce ne peut être que cela; à la surface, ce sera un +pêle-mêle d'idées, d'opinions, d'influences et de courants contraires, +comme dans tous les États où la liberté aura été un moment déchaînée. Il +y aura là des éléments politiques de toute espèce, des tronçons de +partis autrefois victorieux, aujourd'hui vaincus, des ambitions +effrénées, des convoitises ardentes, des haines implacables, des +terreurs partout, des hommes de toute opinion et de toute doctrine, des +restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues, des anarchistes, des +utopistes, tous à l'oeuvre, tous travaillant également de leur côté au +renversement de l'ordre établi. Que faut-il conclure d'une telle +situation? Deux choses: la première, c'est que le pays a un grand besoin +de repos et qu'il ne refusera rien à qui pourra le lui donner; la +seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, il n'y a point +de force réelle ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le peuple. + +Je suis, moi, un prétendant victorieux; je porte, je suppose, un grand +nom historique propre à agir sur l'imagination des masses. Comme +Pisistrate, comme César, comme Néron même; je m'appuierai sur le peuple; +c'est _l'a b c_ de tout usurpateur. C'est là la puissance aveugle qui +donnera le moyen de tout faire impunément, c'est là l'autorité, c'est là +le nom qui couvrira tout. Le peuple en effet se soucie bien de vos +fictions légales et de vos garanties constitutionnelles! + +J'ai fait le silence au milieu des factions, et maintenant vous allez +voir comme je vais marcher. + +Peut-être vous rappelez-vous les règles que j'ai établies dans le traité +du Prince pour conserver les provinces conquises. L'usurpateur d'un +État est dans une situation analogue à celle d'un conquérant. Il est +condamné à tout renouveler, à dissoudre l'État, à détruire la cité, à +changer la face des moeurs. + +C'est là le but, mais dans les temps actuels il n'y faut tendre que par +des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons habiles, et, +autant que possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas +directement les institutions, mais je les toucherai une à une par un +trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. Ainsi je toucherai +tour à tour à l'organisation judiciaire, au suffrage, à la presse, à la +liberté individuelle, à l'enseignement. + +Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une législation +nouvelle qui, sans abroger expressément l'ancienne, la masquera d'abord, +puis bientôt l'effacera complétement. Telles sont mes conceptions +générales, maintenant vous allez voir les détails d'exécution. + + +MONTESQUIEU. + +Que n'êtes-vous encore dans les jardins de Ruccellaï, ô Machiavel, pour +professer ces belles leçons, et combien il est regrettable que la +postérité ne puisse pas vous entendre! + + +MACHIAVEL. + +Rassurez-vous; pour qui sait lire, tout cela est dans le traité du +Prince. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, vous êtes au lendemain de votre coup d'État, qu'allez-vous +faire? + + +MACHIAVEL. + +Une grande chose, puis une très-petite. + + +MONTESQUIEU. + +Voyons d'abord la grande? + + +MACHIAVEL. + +Après le succès d'un coup de force contre le pouvoir établi, tout n'est +pas fini, et les partis ne se tiennent généralement pas pour battus. On +ne sait pas encore au juste ce que vaut l'énergie de l'usurpateur, on va +l'essayer, on va se lever contre lui les armes à la main. Le moment est +venu d'imprimer une terreur qui frappe la cité entière et fasse +défaillir les âmes les plus intrépides. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'allez-vous faire? Vous m'aviez dit que vous aviez répudié le sang. + + +MACHIAVEL. + +Il ne s'agit pas ici de fausse humanité. La société est menacée, elle +est en état de légitime défense; l'excès des rigueurs et même de la +cruauté préviendra pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne me +demandez pas ce que l'on fera; il faut que les âmes soient terrifiées +une fois pour toutes et que la peur les détrempe. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, je me rappelle; c'est là ce que vous enseignez dans le traité du +Prince en racontant la sinistre exécution de Borgia dans Césène[7]. Vous +êtes bien le même. + + [7] Traité du Prince, p. 47, ch. VII. + + +MACHIAVEL. + +Non, non, vous le verrez plus tard; je n'agis ainsi que par nécessité, +et j'en souffre. + + +MONTESQUIEU. + +Mais qui donc le versera, ce sang? + + +MACHIAVEL. + +L'armée! cette grande justicière des États; elle dont la main ne +déshonore jamais ses victimes. Deux résultats de la plus grande +importance seront atteints par l'intervention de l'armée dans la +répression. A partir de ce moment, d'une part elle se trouvera pour +toujours en hostilité avec la population civile qu'elle aura châtiée +sans ménagement, de l'autre elle se rattachera d'une manière +indissoluble au sort de son chef. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous croyez que ce sang ne retombera pas sur vous? + + +MACHIAVEL. + +Non, car aux yeux du peuple, le souverain, en définitive, est étranger +aux excès d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours facile de contenir. +Ceux qui pourront en être responsables, ce seront les généraux, les +ministres qui auront exécuté mes ordres. Ceux-là, je vous l'affirme, me +seront dévoués jusqu'à leur dernier soupir, car ils savent bien ce qui +les attendrait après moi. + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc là votre premier acte de souveraineté! Voyons maintenant le +second? + + +MACHIAVEL. + +Je ne sais si vous avez remarqué quelle est, en politique, la puissance +des petits moyens. Après ce que je viens de vous dire, je ferai frapper +à mon effigie toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai une quantité +considérable. + + +MONTESQUIEU. + +Mais au milieu des premiers soucis de l'État, ce serait une mesure +puérile. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez cela? Vous n'avez pas pratiqué le pouvoir. L'effigie humaine +imprimée sur la monnaie, c'est le signe même de la puissance. Au premier +abord il y aura des esprits orgueilleux qui en tressailliront de colère, +mais on s'y habituera; les ennemis mêmes de mon pouvoir seront obligés +d'avoir mon portrait dans leur escarcelle. Il est bien certain que l'on +s'habitue peu à peu à regarder avec des yeux plus doux les traits qui +sont partout imprimés sur le signe matériel de nos jouissances. Du jour +où mon effigie est sur la monnaie, je suis roi. + + +MONTESQUIEU. + +J'avoue que cet aperçu est nouveau pour moi; mais passons. Vous n'avez +pas oublié que les peuples nouveaux ont la faiblesse de se donner des +constitutions qui sont les garanties de leurs droits? Avec votre pouvoir +issu de la force, avec les projets que vous me révélez, vous allez +peut-être vous trouver embarrassé en présence d'une charte fondamentale +dont tous les principes, toutes les règles, toutes les dispositions sont +contraires à vos maximes de gouvernement. + + +MACHIAVEL. + +Je ferai une autre constitution, voilà tout. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous pensez que cela ne sera pas autrement difficile? + + +MACHIAVEL. + +Où serait la difficulté? Il n'y a pas, pour le moment, d'autre volonté, +d'autre force que la mienne et j'ai pour base d'action l'élément +populaire. + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai. J'ai pourtant un scrupule: d'après ce que vous venez de me +dire, j'imagine que votre constitution ne sera pas un monument de +liberté. Vous pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, d'une +seule violence heureuse pour ravir à une nation tous ses droits, toutes +ses conquêtes, toutes ses institutions, tous les principes avec lesquels +elle a pris l'habitude de vivre? + + +MACHIAVEL. + +Permettez! Je ne vais pas si vite. Je vous disais, il y a peu +d'instants, que les peuples étaient comme les hommes, qu'ils tenaient +plus aux apparences qu'à la réalité des choses; c'est là, en politique, +une règle dont je suivrais scrupuleusement les indications; veuillez me +rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous verrez que je +n'en suis pas aussi embarrassé que vous paraissez le croire. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'allez-vous en faire, ô Machiavel? + + +MACHIAVEL. + +Ne craignez rien, nommez-les-moi. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne m'y fie point, je vous l'avoue. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, je vous les rappellerai moi-même. Vous ne manqueriez sans doute +pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de la +liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la +liberté individuelle, du droit d'association, de l'égalité devant la +loi, de l'inviolabilité de la propriété et du domicile, du droit de +pétition, du libre consentement de l'impôt, de la proportionnalité des +peines, de la non rétroactivité des lois; en est-ce assez et en +souhaitez-vous encore? + + +MONTESQUIEU. + +Je crois que c'est beaucoup plus qu'il n'en faut, Machiavel, pour +mettre votre gouvernement mal à l'aise. + + +MACHIAVEL. + +C'est là ce qui vous trompe, et cela est si vrai, que je ne vois nul +inconvénient à proclamer ces principes; j'en ferai même, si vous le +voulez, le préambule de ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Vous m'avez déjà prouvé que vous étiez un grand magicien. + + +MACHIAVEL. + +Il n'y a point de magie là dedans, il n'y a que du savoir-faire +politique. + + +MONTESQUIEU. + +Mais comment, ayant inscrit ces principes en tête de votre constitution, +vous y prendrez-vous pour ne pas les appliquer? + + +MACHIAVEL. + +Ah! prenez garde, je vous ai dit que je proclamerais ces principes, mais +je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les +désignerais expressément. + + +MONTESQUIEU. + +Comment l'entendez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Je n'entrerais dans aucune récapitulation; je me bornerais à déclarer au +peuple que je reconnais et que je confirme les grands principes du droit +moderne. + + +MONTESQUIEU. + +La portée de cette réticence m'échappe. + + +MACHIAVEL. + +Vous allez reconnaître combien elle est importante. Si j'énumérais +expressément ces droits, ma liberté d'action serait enchaînée vis-à-vis +de ceux que j'aurais déclarés; c'est ce que je ne veux pas. En ne les +nommant point, je parais les accorder tous et je n'en accorde +spécialement aucun; cela me permettra plus tard d'écarter, par voie +d'exception, ceux que je jugerai dangereux. + + +MONTESQUIEU. + +Je comprends. + + +MACHIAVEL. + +Parmi ces principes, d'ailleurs, les uns appartiennent au droit +politique et constitutionnel proprement dit, les autres au droit civil. +C'est là une distinction qui doit toujours servir de règle dans +l'exercice du pouvoir absolu. C'est à leurs droits civils que les +peuples tiennent le plus; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de cette +manière, une partie de mon programme au moins se trouvera remplie. + + +MONTESQUIEU. + +Et quant aux droits politiques ...? + + +MACHIAVEL. + +J'ai écrit dans le traité du Prince la maxime que voici, et qui n'a pas +cessé d'être vraie: «Les gouvernés seront toujours contents du prince, +lorsqu'il ne touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et dès lors +il n'a plus à combattre que les prétentions d'un petit nombre de +mécontents, dont il vient facilement à bout.» Ma réponse à votre +question est là. + + +MONTESQUIEU. + +On pourrait, à la rigueur, ne pas la trouver suffisante; on pourrait +vous répondre que les droits politiques aussi sont des biens; qu'il +importe aussi à l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en y +touchant vous portez en réalité atteinte à leurs biens comme à leur +honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits civils +est lié au maintien des droits politiques par une étroite solidarité. +Qui garantira les citoyens que si vous les dépouillez aujourd'hui de la +liberté politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la liberté +individuelle; que si vous attentez aujourd'hui à leur liberté, vous +n'attenterez pas demain à leur fortune? + + +MACHIAVEL. + +Il est certain que l'argument est présenté avec beaucoup de vivacité, +mais je crois que vous en comprenez parfaitement aussi l'exagération. +Vous semblez toujours croire que les peuples modernes sont affamés de +liberté. Avez-vous prévu le cas où ils n'en veulent plus, et pouvez-vous +demander aux princes d'avoir pour elle plus de passion que n'en ont les +peuples? Or, dans vos sociétés si profondément relâchées, où l'individu +ne vit plus que dans la sphère de son égoïsme et de ses intérêts +matériels, interrogez le plus grand nombre, et vous verrez si, de tous +côtés, on ne vous répond pas: Que me fait la politique? que m'importe la +liberté? Est-ce que tous les gouvernements ne sont pas les mêmes? est-ce +qu'un gouvernement ne doit pas se défendre? + +Remarquez-le bien, d'ailleurs, ce n'est même pas le peuple qui tiendra +ce langage; ce seront les bourgeois, les industriels, les gens +instruits, les riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état +d'apprécier vos belles doctrines de droit public. Ils me béniront, ils +s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en état de minorité, +qu'ils sont incapables de se conduire. Tenez, les nations ont je ne sais +quel secret amour pour les vigoureux génies de la force. A tous les +actes violents marqués du talent de l'artifice, vous entendrez dire avec +une admiration qui surmontera le blâme: Ce n'est pas bien, soit, mais +c'est habile, c'est bien joué, c'est fort! + + +MONTESQUIEU. + +Vous allez donc rentrer dans la partie professionnelle de vos doctrines? + + +MACHIAVEL. + +Non pas, nous en sommes à l'exécution. J'aurais certainement fait +quelques pas de plus si vous ne m'aviez obligé à une digression. +Reprenons. + + + + +NEUVIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Vous en étiez au lendemain d'une constitution faite par vous sans +l'assentiment de la nation. + + +MACHIAVEL. + +Ici je vous arrête; je n'ai jamais prétendu froisser à ce point des +idées reçues dont je connais l'empire. + + +MONTESQUIEU. + +Vraiment! + + +MACHIAVEL. + +Je parle très-sérieusement. + + +MONTESQUIEU. + +Vous comptez donc associer la nation _au nouvel oeuvre fondamental_ que +vous préparez? + + +MACHIAVEL. + +Oui, sans doute. Cela vous étonne? Je ferai bien mieux: je ferai d'abord +ratifier par le vote populaire le coup de force que j'ai accompli contre +l'État; je dirai au peuple, dans les termes qui conviendront: Tout +marchait mal; j'ai tout brisé, je vous ai sauvé, voulez-vous de moi? +vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre par votre vote. + + +MONTESQUIEU. + +Libre sous le poids de la terreur et de la force armée. + + +MACHIAVEL. + +On m'acclamera. + + +MONTESQUIEU. + +Je le crois. + + +MACHIAVEL. + +Et le vote populaire, dont j'ai fait l'instrument de mon pouvoir, +deviendra la base même de mon gouvernement. J'établirai un suffrage sans +distinction de classe ni de cens, avec lequel l'absolutisme sera +organisé d'un seul coup. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, car d'un seul coup vous brisez en même temps l'unité de la famille, +vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des lumières +et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige à votre +gré. + + +MACHIAVEL. + +Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui tous les +peuples de l'Europe: J'organise le suffrage universel comme Washington +aux États-Unis, et le premier usage que j'en fais est de lui soumettre +ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Quoi! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou +secondaires? + + +MACHIAVEL. + +Oh! laissons là, je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle; elles ne sont +déjà plus du temps présent. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur l'acceptation +de votre constitution? comment les articles organiques en seront-ils +discutés? + + +MACHIAVEL. + +Mais je n'entends pas qu'ils soient discutés du tout, je croyais vous +l'avoir dit. + + +MONTESQUIEU. + +Je n'ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu'il vous a +plu de choisir. Vous m'avez parlé des États-Unis d'Amérique; je ne sais +pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu'il y a de certain, +c'est que la constitution actuelle des États-Unis a été discutée, +délibérée et votée par les représentants de la nation. + + +MACHIAVEL. + +De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples: nous +sommes en Europe; ma constitution est présentée en bloc, elle est +acceptée en bloc. + + +MONTESQUIEU. + +Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. Comment, en +votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce qu'il fait et +jusqu'à quel point il s'engage? + + +MACHIAVEL. + +Et où avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment digne de ce nom, +vraiment durable, ait jamais été le résultat d'une délibération +populaire? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d'un seul +homme ou ce n'est qu'une oeuvre condamnée au néant. Sans homogénéité, +sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle portera +nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses de vues qui ont +présidé à sa rédaction. + +Une constitution, encore une fois, ne peut être que l'oeuvre d'un seul; +jamais les choses ne se sont passées autrement, j'en atteste l'histoire +de tous les fondateurs d'empire, l'exemple des Sésostris, des Solon, des +Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre Ier. + + +MONTESQUIEU. + +C'est un chapitre d'un de vos disciples que vous allez me développer là. + + +MACHIAVEL. + +Et de qui donc? + + +MONTESQUIEU. + +De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne sont +pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, à vous +entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit profonde +de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous souvenir que, dans +l'hypothèse où nous nous plaçons, la nation a atteint l'apogée de sa +civilisation, que son droit public est fondé, et qu'elle est en +possession d'institutions régulières. + + +MACHIAVEL. + +Je ne dis pas non; aussi vous allez voir que je n'ai pas besoin de +détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il +me suffira d'en modifier l'économie et d'en changer les combinaisons. + + +MONTESQUIEU. + +Expliquez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Vous m'avez fait tout à l'heure un cours de politique constitutionnelle, +je compte le mettre à profit. Je ne suis, d'ailleurs, pas aussi étranger +qu'on le croit généralement en Europe, à toutes ces idées de bascule +politique; vous avez pu vous en apercevoir par mes discours sur +Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous remarquiez avec raison, il y a un +instant, que dans les États parlementaires de l'Europe les pouvoirs +publics étaient distribués à peu près partout de la même manière entre +un certain nombre de corps politiques dont le jeu régulier constituait +le gouvernement. + +Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des +attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un +sénat, un corps législatif, un conseil d'État, une cour de cassation; je +dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le mécanisme +respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que moi le secret; +il est évident que chacun d'eux répond à une fonction essentielle du +gouvernement. Vous remarquerez bien que c'est la fonction que j'appelle +essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi il faut qu'il y ait un +pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un pouvoir législatif, un +pouvoir règlementaire, cela ne fait pas de doute. + + +MONTESQUIEU. + +Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n'en font qu'un à +vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en supprimant +les institutions. + + +MACHIAVEL. + +Encore une fois, c'est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir ainsi +sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le fanatisme +qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89; mais veuillez +bien m'écouter: En statique le déplacement d'un point d'appui fait +changer la direction de la force, en mécanique le déplacement d'un +ressort fait changer le mouvement. En apparence pourtant c'est le même +appareil, c'est le même mécanisme. De même encore en physiologie le +tempérament dépend de l'état des organes. Si les organes sont modifiés, +le tempérament change. Eh bien, les diverses institutions dont nous +venons de parler fonctionnent dans l'économie gouvernementale comme de +véritables organes dans le corps humain. Je toucherai aux organes, les +organes resteront, mais la complexion politique de l'État sera changée. +Concevez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Ce n'est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous +gardez les noms, vous ôtez les choses. C'est ce qu'Auguste fit à Rome +quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une +préture, une censure, un tribunat; mais il n'y avait plus ni consuls, ni +préteurs, ni censeurs, ni tribuns. + + +MACHIAVEL. + +Avouez qu'on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut faire en +politique, à la condition de flatter les préjugés publics et de garder +du respect pour les apparences. + + +MONTESQUIEU. + +Ne rentrez pas dans les généralités; vous voilà à l'oeuvre, je vous +suis. + + +MACHIAVEL. + +N'oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes actes va +prendre sa source. A mes yeux vos gouvernements parlementaires ne sont +que des écoles de dispute, que des foyers d'agitations stériles au +milieu desquels s'épuise l'activité féconde des nations que la tribune +et la presse condamnent à l'impuissance. En conséquence je n'ai pas de +remords; je pars d'un point de vue élevé et mon but justifie mes actes. + +A des théories abstraites je substitue la raison pratique, l'expérience +des siècles, l'exemple des hommes de génie qui ont fait de grandes +choses par les mêmes moyens; je commence par rendre au pouvoir ses +conditions vitales. + +Ma première réforme s'appesantit immédiatement sur votre prétendue +responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme le +vôtre, par exemple, où l'opinion, par un sentiment instinctif, rapporte +tout au chef de l'État, le bien comme le mal, inscrire en tête d'une +charte que le souverain est irresponsable, c'est mentir au sentiment +public, c'est établir une fiction qui s'évanouira toujours au bruit des +révolutions. + +Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la +responsabilité ministérielle; le souverain que j'institue sera seul +responsable devant le peuple. + + +MONTESQUIEU. + +A la bonne heure, il n'y a pas là d'ambages. + + +MACHIAVEL. + +Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation ont, +comme vous me l'expliquiez, l'initiative des projets de loi seuls ou +concurremment avec le pouvoir exécutif; eh bien, c'est la source des +plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque député +peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en présentant les +projets de lois les moins étudiés, les moins approfondis; que dis-je? +avec l'initiative parlementaire, la Chambre renversera, quand elle +voudra, le gouvernement. Je raye l'initiative parlementaire. La +proposition des lois n'appartiendra qu'au souverain. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du +pouvoir absolu; car dans un État où l'initiative des lois n'appartient +qu'au souverain, c'est à peu près le souverain qui est le seul +législateur; mais avant que vous n'alliez plus loin, je désirerais vous +faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je vous +trouve assis sur le sable. + + +MACHIAVEL. + +Comment? + + +MONTESQUIEU. + +N'avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre pouvoir? + + +MACHIAVEL. + +Sans doute. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, vous n'êtes qu'un mandataire révocable au gré du peuple, en qui +seul réside la véritable souveraineté. Vous avez cru pouvoir faire +servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous apercevez +donc pas qu'on vous renversera quand on voudra? D'autre part, vous vous +êtes déclaré seul responsable; vous comptez donc être un ange? Mais +soyez-le si vous voulez, on ne s'en prendra pas moins à vous de tout le +mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première crise. + + +MACHIAVEL. + +Vous anticipez: l'objection vient trop tôt, mais j'y réponds de suite, +puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous croyez +que je n'ai pas prévu l'argument. Si mon pouvoir était troublé, ce ne +pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles par deux +droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Quels sont donc ces droits? + + +MACHIAVEL. + +L'appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siége; je suis +chef d'armée, j'ai toute la force publique entre les mains; à la +première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient +raison de la résistance et je retrouverais dans l'urne populaire une +nouvelle consécration de mon autorité. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez des arguments sans réplique; mais revenons, je vous prie, au +Corps législatif que vous avez installé; sur ce point, je ne vous vois +pas hors d'embarras; vous avez privé cette assemblée de l'initiative +parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les lois que vous +présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute pas le lui +laisser exercer? + + +MACHIAVEL. + +Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois à +cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter la +loi, je n'ai pas à craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon pouvoir. +J'ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l'ai dit d'ailleurs, il +entre dans mes plans de laisser subsister en apparence les institutions. +Seulement je dois vous déclarer que je n'entends pas laisser à la +Chambre ce que vous appelez le droit d'amendement. Il est évident +qu'avec l'exercice d'une telle faculté, il n'est pas de loi qui ne +pourrait être déviée de son but primitif et dont l'économie ne fût +susceptible d'être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n'y a pas +d'autre alternative. + + +MONTESQUIEU. + +Mais il n'en faudrait pas davantage pour vous renverser: il suffirait +pour cela que l'assemblée législative repoussât systématiquement tous +vos projets de loi ou seulement qu'elle refusât de voter l'impôt. + + +MACHIAVEL. + +Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. Une +chambre, quelle qu'elle soit, qui entraverait par un tel acte de +témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. +J'aurais mille moyens d'ailleurs de neutraliser le pouvoir d'une telle +assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et +j'aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. Je +me réserverais la nomination des présidents et des vice-présidents qui +dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je +réduirais à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je ferais surtout une +chose qui est d'une très-grande importance, et dont la pratique commence +déjà à s'introduire, m'a-t-on dit: j'abolirais la gratuité du mandat +législatif; je voudrais que les députés reçussent un émolument, que +leurs fonctions fussent, en quelque sorte, salariées. Je regarde cette +innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir les +représentants de la nation; je n'ai pas besoin de vous développer cela, +l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme chef du +pouvoir exécutif, j'ai le droit de convoquer, de dissoudre le Corps +législatif, et qu'en cas de dissolution, je me réserverais les plus +longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je comprends +parfaitement que l'assemblée législative ne pourrait, sans danger, +rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous: nous +rencontrerons bientôt d'autres moyens pratiques de l'y rattacher. Ces +détails constitutionnels vous suffisent-ils? en voulez-vous davantage? + + +MONTESQUIEU. + +Cela n'est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à +l'organisation du Sénat. + + +MACHIAVEL. + +Je vois que vous avez très-bien compris que c'était là la partie +capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à présent, +je vous regarde comme complétement maître de l'État. + + +MACHIAVEL. + +Cela vous plaît à dire; mais, en réalité, la souveraineté ne pourrait +s'établir sur des bases aussi superficielles. A côté du souverain, il +faut des corps imposants par l'éclat des titres, des dignités et par +l'illustration personnelle de ceux qui le composent. Il n'est pas bon +que la personne du souverain soit constamment en jeu, que sa main +s'aperçoive toujours; il faut que son action puisse au besoin se +couvrir sous l'autorité des grandes magistratures qui environnent le +trône. + + +MONTESQUIEU. + +Il est aisé de voir que c'est à ce rôle que vous destinez le Sénat et le +Conseil d'État. + + +MACHIAVEL. + +On ne peut rien vous cacher. + + +MONTESQUIEU. + +Vous parlez du trône: je vois que vous êtes roi et nous étions tout à +l'heure en république. La transition n'est guère ménagée. + + +MACHIAVEL. + +L'illustre publiciste français ne peut pas me demander de m'arrêter à de +semblables détails d'exécution: du moment que j'ai la toute-puissance en +main, l'heure où je me ferai proclamer roi n'est plus qu'une affaire +d'opportunité. Je le serai avant ou après avoir promulgué ma +constitution, peu importe. + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai. Revenons à l'organisation du Sénat. + + + + +DIXIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition de +votre mémorable ouvrage sur _les Causes de la grandeur et de la +décadence des Romains_, il n'est pas que vous n'ayez remarqué le rôle +que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne d'Auguste. + + +MONTESQUIEU. + +C'est là, si vous me permettez de vous le dire, un point que les +recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complétement +éclairci. Ce qu'il y a de certain, c'est que jusqu'aux derniers temps de +la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, +investie d'immenses priviléges, ayant des pouvoirs propres; ce fut là le +secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions politiques et +de la grandeur qu'il imprima à la République. A partir d'Auguste, le +Sénat n'est plus qu'un instrument dans la main des empereurs, mais on +ne voit pas bien par quelle succession d'actes ils parvinrent à le +dépouiller de sa puissance. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas précisément pour élucider ce point d'histoire que je vous +prie de vous reporter à cette période de l'Empire. Cette question, pour +le moment, ne me préoccupe pas; tout ce que je voulais vous dire, c'est +que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté du prince, un rôle +politique analogue à celui du Sénat Romain dans les temps qui ont suivi +la chute de la République. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, mais à cette époque la loi n'était plus votée dans les comices +populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes; est-ce cela +que vous voulez? + + +MACHIAVEL. + +Non pas: cela ne serait point conforme aux principes modernes du droit +constitutionnel. + + +MONTESQUIEU. + +Quels remercîments ne vous doit-on pas pour un semblable scrupule! + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai d'ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît +nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut émaner +que de ma proposition, et je fais d'ailleurs des décrets qui ont force +de lois. + + +MONTESQUIEU. + +Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n'est cependant pas mince; +mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le Sénat. + + +MACHIAVEL. + +Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son intervention +directe ne doit apparaître que dans des circonstances solennelles; s'il +était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte fondamental, ou que +la souveraineté fût mise en péril. + + +MONTESQUIEU. + +Ce langage est encore très-divinatoire. Vous aimez à préparer vos +effets. + + +MACHIAVEL. + +L'idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu'à présent, de +vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu'ils donnent aux +peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute; je ne voudrais pas +m'enfermer dans un cercle infranchissable; je ne fixerais que ce qu'il +est impossible de laisser incertain; je laisserais aux changements une +assez large voie pour qu'il y ait, dans les grandes crises, d'autres +moyens de salut que l'expédient désastreux des révolutions. + + +MONTESQUIEU. + +Vous parlez en sage. + + +MACHIAVEL. + +Et en ce qui concerne le Sénat, j'inscrirais dans ma constitution: «Que +le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n'a pas été prévu +par la constitution et qui est nécessaire à sa marche; qu'il fixe le +sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à différentes +interprétations; qu'il maintient ou annule tous les actes qui lui sont +déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou dénoncés par les +pétitions des citoyens; qu'il peut poser les bases de projets de lois +d'un grand intérêt national; qu'il peut proposer des modifications à la +constitution et qu'il y sera statué par un sénatus-consulte.» + + +MONTESQUIEU. + +Tout cela est fort beau et c'est véritablement là un Sénat Romain. Je +fais seulement quelques remarques sur votre constitution: elle sera donc +rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous jugiez +à l'avance que les articles qu'elle renferme pourront être susceptibles +de différentes interprétations. + + +MACHIAVEL. + +Non, mais il faut tout prévoir. + + +MONTESQUIEU. + +Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, était +d'éviter de tout prévoir et de tout régler. + + +MACHIAVEL. + +L'illustre président n'a pas hanté sans profit le palais de Thémis, ni +porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n'ont pas eu d'autre +portée que celle-ci: Il faut prévoir ce qui est essentiel. + + +MONTESQUIEU. + +Dites-moi, je vous prie: votre Sénat, interprète et gardien du pacte +fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre? + + +MACHIAVEL. + +Indubitablement non. + + +MONTESQUIEU. + +Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez? + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous dis pas le contraire. + + +MONTESQUIEU. + +Ce qu'il interprétera, ce sera donc vous qui l'interpréterez; ce qu'il +modifiera, ce sera vous qui le modifierez; ce qu'il annulera, ce sera +vous qui l'annulerez? + + +MACHIAVEL. + +Je ne prétends pas m'en défendre. + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que vous +avez fait, d'ôter ce que vous avez donné, de changer votre constitution, +soit en bien, soit en mal, ou même de la faire disparaître complétement +si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge rien de vos intentions ni des +mobiles qui pourraient vous faire agir dans telles ou telles +circonstances données; je vous demande seulement où se trouverait la +plus faible garantie pour les citoyens au milieu d'un si vaste +arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se résoudre à le +subir? + + +MACHIAVEL. + +Je m'aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. +Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification aux bases +fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à +l'acceptation du peuple par la voie du suffrage universel. + + +MONTESQUIEU. + +Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir si +la modification que vous projetez porte en elle le caractère fondamental +qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux admettre +toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un sénatus-consulte +ce qui doit être fait par un plébiscite. Livrerez-vous à la discussion +vos amendements constitutionnels? les ferez-vous délibérer dans des +comices populaires? + + +MACHIAVEL. + +Incontestablement non; si jamais le débat sur des articles +constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, +rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l'examen du tout en +vertu de son droit d'évocation, et le lendemain ce serait la Révolution +dans la rue. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes logique du moins: alors les amendements constitutionnels sont +présentés en bloc, acceptés en bloc? + + +MACHIAVEL. + +Pas autrement, en effet. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l'organisation du Conseil +d'État. + + +MACHIAVEL. + +Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d'un +Président de cour souveraine. J'ai oublié de vous dire que +j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé le Corps législatif. + + +MONTESQUIEU. + +C'est entendu. + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai pas besoin d'ajouter d'ailleurs que je me réserverais également +la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette haute +assemblée. En ce qui touche le Conseil d'État, je serai plus bref. Vos +institutions modernes sont des instruments de centralisation si +puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans exercer +l'autorité souveraine. + +Qu'est-ce, en effet, d'après vos propres principes, que le Conseil +d'État? C'est un simulacre de corps politique destiné à faire passer +entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir +règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut +servir, quand on veut, à faire de véritables lois. + +Le Conseil d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on dit, d'une +attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En matière +contentieuse, il peut, m'assure-t-on, revendiquer par droit d'évocation, +ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux ordinaires, la +connaissance de tous les litiges qui lui paraissent avoir un caractère +administratif. Ainsi, et pour caractériser en un mot ce qu'il y a de +tout à fait exceptionnel dans cette dernière attribution, les tribunaux +doivent refuser de juger quand ils se trouvent en présence d'un acte de +l'autorité administrative, et l'autorité administrative peut, dans le +même cas, dessaisir les tribunaux pour s'en référer à la décision du +Conseil d'État. + +Or, encore une fois, qu'est-ce que le Conseil d'État? A-t-il un pouvoir +propre? est-il indépendant du souverain? Pas du tout. Ce n'est qu'un +Comité de Rédaction. Quand le Conseil d'État fait un règlement, c'est le +souverain qui le fait; quand il rend un jugement, c'est le souverain qui +le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est l'administration, +l'administration juge et partie dans sa propre cause. Connaissez-vous +quelque chose de plus fort que cela et croyez-vous qu'il y ait beaucoup +à faire pour fonder le pouvoir absolu dans des États où l'on trouve +tout organisées de pareilles institutions? + + +MONTESQUIEU. + +Votre critique tombe assez juste, j'en conviens; mais, comme le Conseil +d'État est une institution excellente en soi, rien n'est plus facile que +de lui donner l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans un certaine +mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce que vous ferez sans doute. + + +MACHIAVEL. + +En effet, je maintiendrai le type de l'unité dans l'institution là où je +le trouverai, je le ramènerai là où il n'est pas, en resserrant les +liens d'une solidarité que je regarde comme indispensable. + +Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma +constitution faite. + + +MONTESQUIEU. + +Déjà? + + +MACHIAVEL. + +Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour changer +complétement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon programme est +remplie. + + +MONTESQUIEU. + +Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de cassation. + + +MACHIAVEL. + +Ce que j'ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs. + + +MONTESQUIEU. + +Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont entre +vos mains, vous devez commencer à être satisfait. + +Récapitulons: + +Vous faites la loi: 1° sous la forme de propositions au Corps +législatif; vous la faites, 2°, sous forme de décrets; 3° sous forme de +sénatus-consultes; 4° sous forme de règlements généraux; 5° sous forme +d'arrêtés au Conseil d'État; 6° sous forme de règlements ministériels; +7° enfin sous forme de coups d'État. + + +MACHIAVEL. + +Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir est +précisément le plus difficile. + + +MONTESQUIEU. + +En effet, je ne m'en doutais pas. + + +MACHIAVEL. + +Vous n'avez pas assez remarqué alors que ma constitution était muette +sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec le nouvel +ordre de choses que je viens d'établir. Il en est ainsi, par exemple, de +la liberté de la presse, du droit d'association, de l'indépendance de la +magistrature, du droit de suffrage, de l'élection, par les communes, de +leurs officiers municipaux, de l'institution des gardes civiques et de +beaucoup d'autres choses encore qui devront disparaître ou être +profondément modifiées. + + +MONTESQUIEU. + +Mais n'avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque vous +avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que +l'application? + + +MACHIAVEL. + +Je vous l'ai dit, je n'ai reconnu aucun principe ni aucun droit en +particulier; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que des +exceptions à la règle. + + +MONTESQUIEU. + +Et des exceptions qui la confirment, c'est juste. + + +MACHIAVEL. + +Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur +d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit dans le traité du _Prince_ +une maxime qui doit servir de règle de conduite en pareil cas: «Il faut +que l'usurpateur d'un État y commette une seule fois toutes les rigueurs +que sa sûreté nécessite pour n'avoir plus à y revenir; car plus tard il +ne pourra plus varier avec ses sujets ni en bien ni en mal; si c'est en +mal que vous avez à agir, vous n'êtes plus à temps, du moment où la +fortune vous est contraire; si c'est en bien, vos sujets ne vous sauront +aucun gré d'un changement qu'ils jugeront être forcé.» + +Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai une +succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d'un seul +coup les libertés et les droits dont l'exercice serait dangereux. + + +MONTESQUIEU. + +Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la terreur +de votre coup d'État. Pour votre constitution on ne vous a rien refusé, +puisque vous pouviez tout prendre; pour vos décrets on n'a rien à vous +permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous prenez tout. + + +MACHIAVEL. + +Vous avez le mot vif. + + +MONTESQUIEU. + +Un peu moins cependant que vous n'avez l'action, convenez-en. Malgré +votre vigueur de main et votre coup d'oeil, je vous avoue que j'ai peine +à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce second coup +d'État tenu en réserve derrière la coulisse. + + +MACHIAVEL. + +Le pays fermera volontairement les yeux; car, dans l'hypothèse où je me +suis placé, il est las d'agitations, il aspire au repos comme le sable +du désert après l'ondée qui suit la tempête. + + +MONTESQUIEU. + +Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique; c'est trop. + + +MACHIAVEL. + +Je m'empresse d'ailleurs de vous dire que les libertés que je supprime, +je promettrai solennellement de les rendre après l'apaisement des +partis. + + +MONTESQUIEU. + +Je crois qu'on attendra toujours. + + +MACHIAVEL. + +C'est possible. + + +MONTESQUIEU. + +C'est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir sa +parole quand il y trouve son intérêt. + + +MACHIAVEL. + +Ne vous hâtez pas de prononcer; vous verrez l'usage que je saurai faire +de cette promesse; je me charge bientôt de passer pour l'homme le plus +libéral de mon royaume. + + +MONTESQUIEU. + +Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé; en attendant, vous +supprimez directement toutes les libertés. + + +MACHIAVEL. + +Directement n'est pas le mot d'un homme d'État; je ne supprime rien +directement; c'est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau du +lion. A quoi servirait la politique, si l'on ne pouvait gagner par des +voies obliques le but qui ne peut s'atteindre par la ligne droite? Les +bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il n'y +a plus qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les +ménagements que comportent les nouvelles moeurs constitutionnelles. +C'est ici que doivent se placer naturellement les artifices de +gouvernement et de législation que la prudence recommande au prince. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase; je me dispose à vous +écouter. + + + + +ONZIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l'_Esprit des lois_, que le +mot de liberté est un mot auquel on attache des sens fort divers. On +lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que voici: + +«La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent[8].» + +Je m'accommode très-bien de cette définition que je trouve juste, et je +puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu'il faudra. Vous +allez voir quel en est l'esprit. Par quoi vous plaît-il que nous +commencions? + + [8] _Esp. des lois_, p. 123, livre XI, chap. III. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne serais pas fâché de voir d'abord comment vous vous mettrez en +défense vis-à-vis de la presse. + + +MACHIAVEL. + +Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de ma +tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que +multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j'ai mes coudées +franches; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque sans +soulever aucune récrimination. + + +MONTESQUIEU. + +Pourquoi donc, s'il vous plaît? + + +MACHIAVEL. + +Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le +talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est jamais au service que +de passions violentes, égoïstes, exclusives; parce qu'elle dénigre de +parti pris, parce qu'elle est vénale, parce qu'elle est injuste, parce +qu'elle est sans générosité et sans patriotisme; enfin et surtout, parce +que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse d'un pays à quoi +elle peut servir. + + +MONTESQUIEU. + +Oh! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera facile +d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c'est autre +chose. Elle empêche tout simplement l'arbitraire dans l'exercice du +pouvoir; elle force à gouverner constitutionnellement; elle contraint; à +l'honnêteté, à la pudeur, au respect d'eux-mêmes et d'autrui les +dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour tout dire en un mot, +elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se plaindre et d'être +entendu. On peut pardonner beaucoup à une institution qui, à travers +tant d'abus, rend nécessairement tant de services. + + +MACHIAVEL. + +Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le +pouvez, au plus grand nombre; comptez ceux qui s'intéresseront au sort +de la presse, et vous verrez. + + +MONTESQUIEU. + +C'est pour cela qu'il vaut mieux que vous passiez de suite aux moyens +pratiques de la _museler_; je crois que c'est le mot. + + +MACHIAVEL. + +C'est le mot, en effet; au surplus, ce n'est pas seulement le +journalisme que j'entends refréner. + + +MONTESQUIEU. + +C'est l'imprimerie elle-même. + + +MACHIAVEL. + +Vous commencez à user de l'ironie. + + +MONTESQUIEU. + +Dans un moment vous allez me l'ôter puisque sous toutes les formes vous +allez enchaîner la presse. + + +MACHIAVEL. + +On ne trouve point d'armes contre un enjouement dont le trait est si +spirituel; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas la +peine d'échapper aux attaques du journalisme s'il fallait rester en +butte à celles du livre. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, commençons par le journalisme. + + +MACHIAVEL. + +Si je m'avisais de supprimer purement et simplement les journaux, je +heurterais très-imprudemment la susceptibilité publique, qu'il est +toujours dangereux de braver ouvertement; je vais procéder par une série +de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance et de +police. + +Je décrète qu'à l'avenir aucun journal ne pourra se fonder qu'avec +l'autorisation du gouvernement; voilà déjà le mal arrêté dans son +développement; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui +seront autorisés à l'avenir ne pourront être que des organes dévoués au +gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez: l'esprit +d'un journal change avec le personnel de sa rédaction; comment +pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre pouvoir? + + +MACHIAVEL. + +L'objection est bien faible, car, en fin de compte, je n'autoriserai, si +je le veux, la publication d'aucune feuille nouvelle; mais j'ai d'autres +plans, comme vous le verrez. Vous me demandez comment je neutraliserai +une rédaction hostile? De la façon la plus simple, en vérité; +j'ajouterai que l'autorisation du gouvernement est nécessaire à raison +de tous changements opérés dans le personnel des rédacteurs en chef ou +gérants du journal. + + +MONTESQUIEU. + +Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et dont +la rédaction n'aura pas changé, parleront. + + +MACHIAVEL. + +Oh! attendez: j'atteins tous les journaux présents ou futurs par des +mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises de +publicité; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous appelez +aujourd'hui le timbre et le cautionnement. L'industrie de la presse sera +bientôt si peu lucrative, grâce à l'élévation de ces impôts, que l'on ne +s'y livrera qu'à bon escient. + + +MONTESQUIEU. + +Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent pas à +l'argent. + + +MACHIAVEL. + +Soyez tranquille, j'ai de quoi leur fermer la bouche, car voici venir +les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l'on a déféré au +jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas de mesure +plus déplorable que celle-là, car c'est agiter l'opinion à propos de la +moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse ont un +caractère tellement élastique, l'écrivain peut déguiser ses attaques +sous des formes si variées et si subtiles, qu'il n'est même pas possible +de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. Les tribunaux +resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l'arme répressive de +tous les jours doit être aux mains de l'administration. + + +MONTESQUIEU. + +Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des tribunaux, +ou plutôt vous frapperez donc de deux mains: de la main de la justice et +de celle de l'administration? + + +MACHIAVEL. + +Le grand mal! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et +méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout dénigrer; +qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits que les +voyageurs rencontrent l'escopette au poing sur leur route. Ils se +mettent constamment hors la loi; quand bien même on les y mettrait un +peu! + + +MONTESQUIEU. + +C'est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs? + + +MACHIAVEL. + +Je ne puis pas m'engager à cela, car ces gens-là sont comme les têtes de +l'hydre de Lerne; quand on en coupe dix, il en repousse cinquante. +C'est principalement aux journaux, en tant qu'entreprises de publicité, +que je m'en prendrais. Je leur tiendrais simplement le langage que +voici: J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait; je le puis +encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c'est à une +condition, c'est que vous ne viendrez pas embarrasser ma marche et +déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous +faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer +vos infractions; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs +chargés d'examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous +avez des plumes, écrivez; mais retenez bien ceci; je me réserve, pour +moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué. +Point de subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le sentirai bien et +vous le sentirez bien vous-mêmes; dans ce cas-là, je me ferai justice de +mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des +ménagements; je vous avertirai une fois, deux fois; à la troisième fois +je vous supprimerai. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois avec étonnement que ce n'est pas précisément le journaliste qui +est frappé dans ce système, c'est le journal, dont la ruine entraîne +celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui. + + +MACHIAVEL. + +Qu'ils aillent se grouper ailleurs; on ne fait pas de commerce sur ces +choses-là. Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens de +vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations prononcées +par les tribunaux. Deux condamnations dans l'année entraîneraient de +plein droit la suppression du journal. Je ne m'en tiendrais pas là, je +dirais encore aux journaux, dans un décret ou dans une loi s'entend: +Réduits à la plus étroite circonspection en ce qui vous concerne, +n'espérez pas agiter l'opinion par des commentaires sur les débats de +mes chambres; je vous en défends le compte rendu, je vous défends même +le compte rendu des débats judiciaires en matière de presse. Ne comptez +pas davantage impressionner l'esprit public par de prétendues nouvelles +venues du dehors; je punirais les fausses nouvelles de peines +corporelles, qu'elles soient publiées de bonne ou de mauvaise foi. + + +MONTESQUIEU. + +Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, sans +les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, ne +vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal publie +une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la véracité, +car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une manière certaine, et +quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve matérielle lui +manquera. + + +MACHIAVEL. + +On y regardera à deux fois avant de troubler l'opinion, c'est ce qu'il +faut. + + +MONTESQUIEU. + +Mais je vois autre chose. Si l'on ne peut plus vous combattre par les +journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. Tous +les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de votre +Royaume; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des écrits +enflammés. + + +MACHIAVEL. + +Oh! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la manière +la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet +très-dangereuse. D'abord toute introduction ou circulation dans le +Royaume, de journaux ou d'écrits non autorisés, sera punie d'un +emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter +l'envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d'avoir écrit, à +l'étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le +royaume, recherchés et punis. C'est une indignité véritable que +d'écrire, à l'étranger, contre son gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières parlera. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les +petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je vous +le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs propres +nationaux, en cas d'attaque contre mon gouvernement, par la voie de la +presse ou autrement. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que j'ai eu raison de dire, dans l'_Esprit des lois_, que les +frontières d'un despote devaient être ravagées. Il faut que la +civilisation n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en suis sûr, ne connaîtront +pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous ferez du +Royaume une île où l'on ignorera ce qui se passe en Europe, et de la +capitale une autre île où l'on ignorera ce qui se passe dans les +provinces. + + +MACHIAVEL. + +Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits venus du +dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles? Par un petit +nombre d'agences qui centralisent les renseignements qui leur sont +transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir soudoyer +ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que sous le +contrôle du gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Voilà qui est bien; vous pouvez passer maintenant à la police des +livres. + + +MACHIAVEL. + +Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris une +si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je n'entends +nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En premier lieu, +j'obligerai ceux qui voudront exercer la profession d'imprimeur, +d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet, c'est-à-dire d'une +autorisation que le gouvernement pourra toujours leur retirer, soit +directement, soit par des décisions de justice. + + +MONTESQUIEU. + +Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires +publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du +pouvoir! + + +MACHIAVEL. + +Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine, car les choses étaient ainsi +de votre temps, sous les parlements; il faut conserver les anciens +usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures fiscales; +j'étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou plutôt +j'imposerai le poids du timbre aux livres qui n'auront pas un certain +nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n'aura pas deux cents pages, +trois cents pages, ne sera pas un livre, ce ne sera qu'une brochure. Je +crois que vous saisissez parfaitement l'avantage de cette combinaison; +d'un côté je raréfie par l'impôt cette nuée de petits écrits qui sont +comme des annexes du journalisme; de l'autre, je force ceux qui veulent +échapper au timbre à se jeter dans des compositions longues et +dispendieuses qui ne se vendront presque pas ou se liront à peine sous +cette forme. Il n'y a plus guère que les pauvres diables, aujourd'hui, +qui ont la conscience de faire des livres; ils y renonceront. Le fisc +découragera la vanité littéraire et la loi pénale désarmera l'imprimerie +elle-même, car je rends l'éditeur et l'imprimeur responsables, +criminellement, de ce que les livres renferment. Il faut que, s'il est +des écrivains assez osés pour écrire des ouvrages contre le +gouvernement, ils ne puissent trouver personne pour les éditer. Les +effets de cette intimidation salutaire rétabliront indirectement une +censure que le gouvernement ne pourrait exercer lui-même, à cause du +discrédit dans lequel cette mesure préventive est tombée. Avant de +donner le jour à des ouvrages nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs +consulteront, ils viendront s'informer, ils produiront les livres dont +on leur demande l'impression, et de cette manière le gouvernement sera +toujours informé utilement des publications qui se préparent contre lui; +il en fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en +déférera les auteurs aux tribunaux. + + +MONTESQUIEU. + +Vous m'aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous ne +paraissez par vous douter que c'est la liberté de l'industrie que vous +venez de frapper par cette législation; le droit de propriété s'y trouve +lui-même engagé, il y passera à son tour. + + +MACHIAVEL. + +Ce sont des mots. + + +MONTESQUIEU. + +Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse. + + +MACHIAVEL. + +Oh! que non pas. + + +MONTESQUIEU. + +Que reste-t-il donc? + + +MACHIAVEL. + +L'autre moitié de la tâche. + + + + +DOUZIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous ai montré encore que la partie en quelque sorte défensive du +régime organique que j'imposerais à la presse; j'ai maintenant à vous +faire voir comment je saurais employer cette institution au profit de +mon pouvoir. J'ose dire que nul gouvernement n'a eu, jusqu'à ce jour, +une conception plus hardie que celle dont je vais vous parler. Dans les +pays parlementaires, c'est presque toujours par la presse que périssent +les gouvernements, eh bien, j'entrevois la possibilité de neutraliser la +presse par la presse elle-même. Puisque c'est une si grande force que le +journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement? Il se ferait +journaliste, ce serait le journalisme incarné. + + +MONTESQUIEU. + +Vraiment, vous me faites passer par d'étranges surprises! C'est un +panorama perpétuellement varié que vous déployez devant moi; je suis +assez curieux, je vous l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez +pour réaliser ce nouveau programme. + + +MACHIAVEL. + +Il faudra beaucoup moins de frais d'imagination que vous ne le pensez. +Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que vous +appelez l'opposition. S'il y en a dix pour l'opposition, j'en aurai +vingt pour le gouvernement; s'il y en a vingt, j'en aurai quarante; s'il +y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi me servira, vous +le comprenez à merveille maintenant, la faculté que je me suis réservée +d'autoriser la création de nouvelles feuilles politiques. + + +MONTESQUIEU. + +En effet, cela est très-simple. + + +MACHIAVEL. + +Pas tant que vous le croyez cependant, car il ne faut pas que la masse +du public puisse soupçonner cette tactique; la combinaison serait +manquée et l'opinion se détacherait d'elle-même des journaux qui +défendraient ouvertement ma politique. + +Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon +pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont +la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, +défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence +par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur l'opinion. Au +second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère +ne sera déjà plus qu'officieux et dont la mission sera de rallier à mon +pouvoir cette masse d'hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans +scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur +religion politique. + +C'est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront +les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle +ou officieuse se dégrade complétement, en apparence, bien entendu, car +les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même +chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à +l'égard des autres. Je n'entreprends point de vous dire quel en sera le +nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans +chaque parti; j'aurai un organe aristocratique dans le parti +aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un +organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe +anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, +ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les +nuances d'opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de +mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue +parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le +mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le +mien. + + +MONTESQUIEU. + +Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories? Cela donne +le vertige. + + +MACHIAVEL. + +Ménagez votre tête, car vous n'êtes pas au bout. + + +MONTESQUIEU. + +Je me demande seulement, comment vous pourrez diriger et rallier toutes +ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre +gouvernement. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est là qu'une affaire d'organisation, vous devez le comprendre; +j'instituerai, par exemple, sous le titre de division de l'imprimerie et +de la presse, un centre d'action commun où l'on viendra chercher la +consigne et d'où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu'à +moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle +bizarre; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui +m'attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une foule de tracas. + + +MONTESQUIEU. + +Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est cependant pas si difficile à concevoir; car, remarquez bien que +jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués +par les journaux dont je vous parle; ils ne feront jamais qu'une +polémique d'escarmouche, qu'une opposition dynastique dans les limites +les plus étroites. + + +MONTESQUIEU. + +Et quel avantage y trouverez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable +déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre: Mais vous voyez bien +qu'on est libre, qu'on peut parler sous ce régime, qu'il est injustement +attaqué, qu'au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il +souffre, il tolère! Un autre résultat, non moins important, sera de +provoquer, par exemple, des observations comme celles-ci: Voyez à quel +point les bases de ce gouvernement, ses principes, s'imposent au respect +de tous; voilà des journaux qui se permettent les plus grandes libertés +de langage, eh bien, jamais ils n'attaquent les institutions établies. +Il faut qu'elles soient au-dessus des injustices des passions, puisque +les ennemis mêmes du gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur rendre +hommage. + + +MONTESQUIEU. + +Voilà, je l'avoue, qui est vraiment machiavélique. + + +MACHIAVEL. + +Vous me faites beaucoup d'honneur, mais il y a mieux: A l'aide du +dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige +à mon gré l'opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou +extérieure. J'excite ou j'endors les esprits, je les rassure ou je les +déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais +annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances; je +sonde ainsi la pensée publique, je recueille l'impression produite, +j'essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, +enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d'essai. Je combats à +mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après +avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les +désaveux les plus énergiques; je sollicite l'opinion à de certaines +résolutions, je la pousse ou je la retiens, j'ai toujours le doigt sur +ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions +personnelles, et elle s'émerveille parfois d'être si constamment +d'accord avec son souverain. On dit alors que j'ai la fibre populaire, +qu'il y a une sympathie secrète et mystérieuse qui m'unit aux mouvements +de mon peuple. + + +MONTESQUIEU. + +Ces diverses combinaisons me paraissent d'une perfection idéale. Je vous +soumets cependant encore une observation, mais très-timide cette fois: +Si vous sortez du silence de la Chine, si vous permettez à la milice de +vos journaux de faire, au profit de vos desseins, l'opposition postiche +dont vous venez de me parler, je ne vois pas trop, en vérité, comment +vous pourrez empêcher les journaux non affiliés de répondre, par de +véritables coups, aux agaceries dont ils devineront le manége. Ne +pensez-vous pas qu'ils finiront par lever quelques-uns des voiles qui +couvrent tant de ressorts mystérieux? Quand ils connaîtront le secret de +cette comédie, pourrez-vous les empêcher d'en rire? Le jeu me paraît +bien scabreux. + + +MACHIAVEL. + +Pas du tout; je vous dirai que j'ai employé, ici, une grande partie de +mon temps à examiner le fort et le faible de ces combinaisons, je me +suis beaucoup renseigné sur ce qui touche aux conditions d'existence de +la presse dans les pays parlementaires. Vous devez savoir que le +journalisme est une sorte de franc-maçonnerie: ceux qui en vivent sont +tous plus ou moins rattachés les uns aux autres par les liens de la +discrétion professionnelle; pareils aux anciens augures, ils ne +divulguent pas aisément le secret de leurs oracles. Ils ne gagneraient +rien à se trahir, car ils ont pour la plupart des plaies plus ou moins +honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au centre de la +capitale, dans un certain rayon de personnes, ces choses ne seront pas +un mystère; mais, partout ailleurs, on ne s'en doutera pas, et la grande +majorité de la nation marchera avec la confiance la plus entière sur la +trace des guides que je lui aurai donnés. + +Que m'importe que, dans la capitale, un certain monde puisse être au +courant des artifices de mon journalisme? C'est à la province qu'est +réservée la plus grande partie de son influence. Là j'aurai toujours la +température d'opinion qui me sera nécessaire, et chacune de mes +atteintes y portera sûrement. La presse de province m'appartiendra en +entier, car là, point de contradiction ni de discussion possible; du +centre d'administration où je siégerai, on transmettra régulièrement au +gouverneur de chaque province l'ordre de faire parler les journaux dans +tel ou tel sens, si bien qu'à la même heure, sur toute la surface du +pays, telle influence sera produite, telle impulsion sera donnée, bien +souvent même avant que la capitale s'en doute. Vous voyez par là que +l'opinion de la capitale n'est pas faite pour me préoccuper. Elle sera +en retard, quand il le faudra, sur le mouvement extérieur qui +l'envelopperait, au besoin, à son insu. + + +MONTESQUIEU. + +L'enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous +me faites perdre le sentiment d'une dernière objection que je voulais +vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, +qu'il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux +indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, +cela est certain, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. +Votre administration ne sera pas parfaite; le développement du pouvoir +absolu comporte une quantité d'abus dont le souverain même n'est pas +cause; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l'intérêt +privé, on vous trouvera vulnérable; on se plaindra, on attaquera vos +agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération +succombera en détail. + + +MACHIAVEL. + +Je ne crains pas cela. + + +MONTESQUIEU. + +Il est vrai que vous avez tellement multiplié les moyens de répression, +que vous n'avez que le choix des coups. + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas ce que je pensais dire; je ne veux même pas être obligé +d'avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple +injonction, avoir la possibilité d'arrêter toute discussion sur un sujet +qui touche à l'administration. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment vous y prendrez-vous? + + +MACHIAVEL. + +J'obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les +rectifications que le gouvernement leur communiquera; les agents de +l'administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur +dira catégoriquement: Vous avez avancé tel fait, il n'est pas exact; +vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez +été inconvenant, vous avez eu tort, tenez-vous-le pour dit. Ce sera, +comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert. + + +MONTESQUIEU. + +Dans laquelle, bien entendu, on n'aura pas la réplique. + + +MACHIAVEL. + +Évidemment non; la discussion sera close. + + +MONTESQUIEU. + +De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l'aurez sans +user de violence, c'est très-ingénieux. Comme vous me le disiez +très-bien tout à l'heure, votre gouvernement est le journalisme incarné. + + +MACHIAVEL. + +De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits +du dehors, de même je ne veux pas qu'il puisse l'être par les bruits +venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y +aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d'argent +trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j'enverrai +défendre aux journaux d'en parler. Le silence sur ces choses respecte +mieux l'honnêteté publique que le bruit. + + +MONTESQUIEU. + +Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance? + + +MACHIAVEL. + +Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, +telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C'est +fort singulier, mais cela est. Aussi m'engagerais-je dans cette voie +bien au delà de ce que vous pouvez imaginer. + +Pour comprendre l'étendue de mon système, il faut voir comment le +langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de +ma politique: Je veux, je suppose, faire sortir une solution de telle +complication extérieure ou intérieure; cette solution, indiquée par mes +journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun dans leur sens +l'esprit public, se produit un beau matin, comme un événement officiel: +Vous savez avec quelle discrétion et quels ménagements ingénieux doivent +être rédigés les documents de l'autorité, dans les conjonctures +importantes: le problème à résoudre en pareil cas est de donner une +sorte de satisfaction à tous les partis. Eh bien, chacun de mes +journaux, suivant sa nuance, s'efforcera de persuader à chaque parti que +la résolution que l'on a prise est celle qui le favorise le plus. Ce qui +ne sera pas écrit dans un document officiel, on l'en fera sortir par +voie d'interprétation; ce qui ne sera qu'indiqué, les journaux officieux +le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et +révolutionnaires le crieront par dessus les toits; et tandis qu'on se +disputera, qu'on donnera les interprétations les plus diverses à mes +actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun: +Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations; +je n'ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L'essentiel est de ne +jamais se mettre en contradiction avec soi-même. + + +MONTESQUIEU. + +Comment! Après ce que vous venez de me dire, vous avez une pareille +prétention? + + +MACHIAVEL. + +Sans doute, et votre étonnement me prouve que vous ne m'avez pas +compris. Ce sont les paroles bien plus que les actes qu'il s'agit de +faire accorder. Comment voulez-vous que la grande masse d'une nation +puisse juger si c'est la logique qui mène son gouvernement? Il suffit de +le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma politique soient +présentées comme le développement d'une pensée unique se rattachant à +un but immuable. Chaque événement prévu ou imprévu sera un résultat +sagement amené, les écarts de direction ne seront que les différentes +faces de la même question, les voies diverses qui conduisent au même +but, les moyens variés d'une solution identique poursuivie sans relâche +à travers les obstacles. Le dernier événement sera donné comme la +conclusion logique de tous les autres. + + +MONTESQUIEU. + +En vérité, il faut qu'on vous admire! Quelle force de tête et quelle +activité! + + +MACHIAVEL. + +Chaque jour, mes journaux seraient remplis de discours officiels, de +comptes rendus, de rapports aux ministres, de rapports au souverain. Je +n'oublierais pas que je vis dans une époque où l'on croit pouvoir +résoudre, par l'industrie, tous les problèmes de la société, où l'on +s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des classes ouvrières. Je +m'attacherais d'autant plus à ces questions, qu'elles sont un dérivatif +très-heureux pour les préoccupations de la politique intérieure. Chez +les peuples méridionaux, il faut que les gouvernements paraissent sans +cesse occupés; les masses consentent à être inactives, mais à une +condition, c'est que ceux qui les gouvernent leur donnent le spectacle +d'une activité incessante, d'une sorte de fièvre; qu'ils attirent +constamment leurs yeux par des nouveautés, par des surprises, par des +coups de théâtre; cela est bizarre peut-être, mais, encore une fois, +cela est. + +Je me conformerais de point en point à ces indications; en conséquence, +je ferais, en matière de commerce, d'industrie, d'arts et même +d'administration, étudier toutes sortes de projets, de plans, de +combinaisons, de changements, de remaniements, d'améliorations dont le +retentissement dans la presse couvrirait la voix des publicistes les +plus nombreux et les plus féconds. L'économie politique a, dit-on, fait +fortune chez vous, eh bien, je ne laisserais rien à inventer, rien à +publier, rien à dire même à vos théoriciens, à vos utopistes, aux +déclamateurs les plus passionnés de vos écoles. Le bien-être du peuple +serait l'objet unique, invariable, de mes confidences publiques. Soit +que je parle moi-même, soit que je fasse parler par mes ministres ou mes +écrivains, on ne tarirait jamais sur la grandeur du pays, sur la +prospérité, sur la majesté de sa mission et de ses destinées; on ne +cesserait de l'entretenir des grands principes du droit moderne, des +grands problèmes qui agitent l'humanité. Le libéralisme le plus +enthousiaste, le plus universel, respirerait dans mes écrits. Les +peuples de l'Occident aiment le style oriental, aussi le style de tous +les discours officiels, de tous les manifestes officiels devrait-il être +toujours imagé, constamment pompeux, plein d'élévation et de reflets. +Les peuples n'aiment pas les gouvernements athées, dans mes +communications avec le public, je ne manquerais jamais de mettre mes +actes sous l'invocation de la Divinité, en associant, avec adresse, ma +propre étoile à celle du pays. + +Je voudrais que l'on comparât à chaque instant les actes de mon règne à +ceux des gouvernements passés. Ce serait la meilleure manière de faire +ressortir mes bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils méritent. + +Il serait très-important de mettre en relief les fautes de ceux qui +m'ont précédé, de montrer que j'ai su les éviter toujours. On +entretiendrait ainsi, contre les régimes auxquels mon pouvoir a succédé, +une sorte d'antipathie, d'aversion même, qui finirait par devenir +irréparable comme une expiation. + +Non-seulement je donnerais à un certain nombre de journaux la mission +d'exalter sans cesse la gloire de mon règne, de rejeter sur d'autres +gouvernements que le mien la responsabilité des fautes de la politique +européenne, mais je voudrais qu'une grande partie de ces éloges parût +n'être qu'un écho des feuilles étrangères, dont on reproduirait des +articles, vrais ou faux, qui rendraient un hommage éclatant à ma propre +politique. Au surplus j'aurais, à l'étranger, des journaux soldés, dont +l'appui serait d'autant plus efficace que je leur ferais donner une +couleur d'opposition sur quelques points de détail. + +Mes principes, mes idées, mes actes seraient représentés avec l'auréole +de la jeunesse, avec le prestige du droit nouveau en opposition avec la +décrépitude et la caducité des anciennes institutions. + +Je n'ignore pas qu'il faut des soupapes à l'esprit public, que +l'activité intellectuelle, refoulée sur un point, se reporte +nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je ne craindrais pas de +jeter la nation dans toutes les spéculations théoriques et pratiques du +régime industriel. + +En dehors de la politique, d'ailleurs, je vous dirai que je serais +très-bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine paix les questions +philosophiques ou religieuses. En matière de religion, la doctrine du +libre examen est devenue une sorte de monomanie. Il ne faut pas +contrarier cette tendance, on ne le pourrait pas sans danger. Dans les +pays les plus avancés de l'Europe en civilisation, l'invention de +l'imprimerie a fini par donner naissance à une littérature folle, +furieuse, effrénée, presque immonde, c'est un grand mal. Eh bien, cela +est triste à dire, mais il suffira presque de ne pas la gêner, pour que +cette rage d'écrire, qui possède vos pays parlementaires, soit à peu +près satisfaite. + +Cette littérature pestiférée dont on ne peut empêcher le cours, la +platitude des écrivains et des hommes politiques qui seraient en +possession du journalisme, ne manquerait pas de former un contraste +repoussant avec la dignité du langage qui tomberait des marches du +trône, avec la dialectique vivace et colorée dont on aurait soin +d'appuyer toutes les manifestations du pouvoir. Vous comprenez, +maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le prince de cet essaim de +publicistes, d'hommes d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires +et de jurisconsultes qui sont essentiels à la rédaction de cette +quantité de communications officielles dont je vous ai parlé, et dont +l'impression serait toujours très-forte sur les esprits. + +Telle est, en bref, l'économie générale de mon régime sur la presse. + + +MONTESQUIEU. + +Alors vous en avez fini avec elle? + + +MACHIAVEL. + +Oui, et à regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne l'aurait +fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut marcher rapidement. + + + + +TREIZIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +J'ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me +faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions +étranges! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle beauté +fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas; on retrouve là le +talent scénique de l'auteur de la Mandragore. + + +MACHIAVEL. + +Vous croyez, Monsieur de Secondat? Quelque chose me dit pourtant que +vous n'êtes pas rassuré dans votre ironie; vous n'êtes pas sûr que ces +choses-là ne sont pas possibles. + + +MONTESQUIEU. + +Si c'est mon opinion qui vous préoccupe, vous l'aurez; j'attends la fin. + + +MACHIAVEL. + +Je n'y suis pas encore. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, continuez. + + +MACHIAVEL. + +Je suis à vos ordres. + + +MONTESQUIEU. + +Vous venez, à vos débuts, d'édicter sur la presse une législation +formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l'exception de la vôtre. +Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des complots? + + +MACHIAVEL. + +Non, car je serais bien peu prévoyant si, d'un revers de la main, je ne +les désarmais tous à la fois. + + +MONTESQUIEU. + +Quels sont donc vos moyens? + + +MACHIAVEL. + +Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont accueilli, +les armes à la main, l'avénement de mon pouvoir. On m'a dit qu'en +Italie, en Allemagne et en France, c'étaient par les sociétés secrètes +que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent contre les +gouvernements; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui se trament +dans les repaires comme les toiles d'araignées. + + +MONTESQUIEU. + +Après? + + +MACHIAVEL. + +Le fait d'organiser une société secrète, ou de s'y affilier, sera puni +rigoureusement. + + +MONTESQUIEU. + +Bien, pour l'avenir; mais les sociétés existantes? + + +MACHIAVEL. + +J'expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront +notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n'atteindrai +pas resteront sous le coup d'une menace perpétuelle, car je rendrai une +loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie administrative, +quiconque aura été affilié. + + +MONTESQUIEU. + +C'est-à-dire sans jugement. + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi dites-vous: sans jugement? La décision d'un gouvernement +n'est-elle pas un jugement? Soyez sûr qu'on aura peu de pitié pour les +factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes civiles, +il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables; il y a un +compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on le fait. +Ensuite, l'aspect de celui qui commande devient tellement imposant, que +nul n'ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang l'Italie, Sylla +put reparaître dans Rome en simple particulier; personne ne toucha un +cheveu de sa tête. + + +MONTESQUIEU. + +Je vois que vous êtes dans une période d'exécution terrible; je n'ose +pas vous faire d'observation. Il me semble cependant que, même en +suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux. + + +MACHIAVEL. + +Si l'on s'adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous confier +qu'une partie des dispositions sévères que j'écrirai dans la loi +deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que l'on ne +me pas force à en user autrement. + + +MONTESQUIEU. + +C'est là ce que vous appelez comminatoire! Cependant votre clémence me +rassure un peu; il y a des moments où, si quelque mortel vous entendait, +vous lui glaceriez le sang. + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi? J'ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a laissé +une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des moments +impitoyables; cependant je vous assure que les nécessités d'exécution +une fois passées, c'était un homme assez débonnaire. On en pourrait dire +autant de presque tous les monarques absolus; au fond ils sont bons: ils +le sont surtout pour les petits. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l'éclat de votre colère: +votre douceur m'effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez anéanti +les sociétés secrètes. + + +MACHIAVEL. + +N'allez pas si vite; je n'ai pas fait cela, vous allez amener quelque +confusion. + + +MONTESQUIEU. + +Quoi et comment? + + +MACHIAVEL. + +J'ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les +agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais je +n'ai pas entendu me priver d'un moyen d'information, d'une influence +occulte qui peut être considérable si l'on sait s'en servir. + + +MONTESQUIEU. + +Que pouvez vous méditer là-dessus? + + +MACHIAVEL. + +J'entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces +sociétés, une sorte d'existence légale ou plutôt de les centraliser +toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je tiendrai +dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays renferme. +Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes les nations, +à toutes les classes, à tous les rangs; je serai mis au courant des +intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là comme une annexe +de ma police dont j'aurai bientôt à vous parler. + +Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux vides, +dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des directions à +donner, des forces à mouvoir. S'il s'y agite quelque chose, c'est ma +main qui remue; s'il s'y prépare un complot, le chef c'est moi: je suis +le chef de la ligue. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, ces +anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre le pain +avec eux; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de domination +humaine accepteront un guide qui sera autant dire un maître! + + +MACHIAVEL. + +C'est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y a +d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la +démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes +pleines de vent; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans +leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d'ailleurs, des affinités +incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est +l'absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent la +réalisation complète de l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne peut +être en définitive que dans la main d'un seul homme. Vous voyez que je +suis encore ici le chef de leur école! Et puis il faut dire qu'ils n'ont +pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les conditions que +je viens de dire ou elles n'existeront pas. + + +MONTESQUIEU. + +La finale du _sic volo sic jubeo_ ne se fait jamais attendre longtemps +avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé contre les +conjurations. + + +MACHIAVEL. + +Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne permettra +pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un certain nombre de +personnes. + + +MONTESQUIEU. + +Combien? + + +MACHIAVEL. + +Tenez-vous à ces détails? On ne permettra pas de réunion de plus de +quinze ou vingt personnes, si vous voulez. + + +MONTESQUIEU. + +Eh quoi! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce nombre? + + +MACHIAVEL. + +Vous vous alarmez déjà, je le vois bien, au nom de la gaieté gauloise. +Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi farouche que +vous le pensez, mais à une condition, c'est qu'on ne parlera pas +politique. + + +MONTESQUIEU. + +On pourra parler littérature? + + +MACHIAVEL. + +Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se +réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler +politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de +manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela. + + +MONTESQUIEU. + +Hélas! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens de +vivre sans porter ombrage au gouvernement! + + +MACHIAVEL. + +C'est une erreur, il n'y aura que les factieux qui souffriront de ces +restrictions; personne autre ne les sentira. + +Il va de soi que je ne m'occupe point ici des actes de rébellion contre +mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le renverser, +ni des attaques soit contre la personne du prince, soit contre son +autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables crimes, qui sont +réprimés par le droit commun de toutes les législations. Ils seraient +prévus et punis dans mon royaume d'après une classification et suivant +des définitions qui ne laisseraient pas prise à la moindre atteinte +directe ou indirecte contre l'ordre de choses établi. + + +MONTESQUIEU. + +Permettez-moi de m'en fier à vous, à cet égard, et de ne pas m'enquérir +de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois d'établir une législation +draconienne; il faut encore trouver une magistrature qui veuille +l'appliquer; ce point n'est pas sans difficulté. + + +MACHIAVEL. + +Il n'y en a là aucune. + + +MONTESQUIEU. + +Vous allez donc détruire l'organisation judiciaire? + + +MACHIAVEL. + +Je ne détruis rien: je modifie et j'innove. + + +MONTESQUIEU. + +Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux +d'exception enfin? + + +MACHIAVEL. + +Non. + + +MONTESQUIEU. + +Que ferez-vous donc? + + +MACHIAVEL. + +Il est bon que vous sachiez d'abord que je n'aurai pas besoin de +décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai +l'application. Beaucoup d'entre elles existeront déjà et seront encore +en vigueur; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains +ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés; ils sont +obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur +dont les unes restent, dont les autres s'affaiblissent après les +nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et des +autres; à l'égard des dernières, on rappelle qu'elles n'ont pas été +explicitement abrogées, que c'étaient des lois parfaitement sages, que +le retour des abus qu'elles prévenaient rend leur application +nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui +sera souvent vrai, qu'un acte de bonne administration. + +Vous voyez qu'il ne s'agit que de donner un peu de ressort à l'action +des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de +centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec +l'administration, par la voie du ministère dont elle relève. + +Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, pour +la plupart, auront été rendues sous forme de simple décrets, +l'application n'en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les +pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans +l'interprétation de la loi, à l'action trop directe du pouvoir. + +Mais je crois avoir trouvé une combinaison très-ingénieuse, très-simple, +en apparence purement réglementaire, qui, sans porter atteinte à +l'inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu'il y a de trop +absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret qui +mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un +certain âge. Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie l'opinion avec moi, +car c'est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si fréquent, +le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les questions les +plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une caducité d'esprit +qui l'en rend incapable. + + +MONTESQUIEU. + +Mais permettez, j'ai quelques notions sur les choses dont vous parlez. +Le fait que vous avancez n'est point du tout conforme à l'expérience. +Chez les hommes qui vivent par l'exercice continuel des travaux de +l'esprit, l'intelligence ne s'affaiblit pas ainsi; c'est là, si je puis +le dire, le privilége de la pensée chez ceux dont elle devient l'élément +principal. Si, chez quelques magistrats, les facultés chancellent avec +l'âge, chez le plus grand nombre elles se conservent, et leurs lumières +vont toujours en augmentant; il n'est pas besoin de les remplacer, car +la mort fait dans leurs rangs les vides naturels qu'elle doit faire; +mais y eût-il en effet parmi eux autant d'exemples de décadence, que +vous le prétendez, qu'il vaudrait mille fois mieux, dans l'intérêt d'une +bonne justice, souffrir ce mal que d'accepter votre remède. + + +MACHIAVEL. + +J'ai des raisons supérieures aux vôtres. + + +MONTESQUIEU. + +La raison d'État? + + +MACHIAVEL. + +Peut-être. Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette organisation +nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus qu'auparavant, quand il +s'agira d'intérêts purement civils? + + +MONTESQUIEU. + +Qu'en sais-je? car, d'après vos paroles, je vois déjà qu'ils dévieront +quand il s'agira d'intérêts politiques. + + +MACHIAVEL. + +Ils ne dévieront pas; ils feront leur devoir comme ils doivent le faire, +car, en matière politique, il est nécessaire, dans l'intérêt de l'ordre, +que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait la pire des +choses, qu'un souverain pût être atteint par des arrêts factieux dont le +pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre le gouvernement. Que +servirait d'avoir imposé silence à la presse, si elle se retrouvait dans +les jugements des tribunaux? + + +MONTESQUIEU. + +Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, que +vous lui attribuiez une telle portée? + + +MACHIAVEL. + +Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit de +corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont +conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il +introduit dans leur sein une masse d'éléments nouveaux, dont les +influences sont toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne. Chaque +année vingt, trente, quarante places de magistrats qui deviennent +vacantes par la mise à la retraite, entraînent un déplacement dans tout +le personnel de la justice qui peut se renouveler ainsi presque de fond +en comble tous les six mois. Une seule vacance, vous le savez, peut +entraîner cinquante nominations par l'effet successif des titulaires de +différents grades, qui se déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être +quand ce sont trente ou quarante vacances qui se produisent à la fois. +Non-seulement l'esprit collectif disparaît en ce qu'il peut avoir de +politique, mais on se rapproche plus étroitement du gouvernement, qui +dispose d'un plus grand nombre de siéges. On a des hommes jeunes qui ont +le désir de faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur +carrière par la perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le +gouvernement aime l'ordre, que le pays l'aime aussi, et il ne s'agit que +de les servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l'ordre y est +intéressé. + + +MONTESQUIEU. + +Mais à moins d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera d'exciter, +dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans les corps +judiciaires; je ne vous montrerai pas quelles en sont les suites, car +je crois que cela ne vous arrêterait pas. + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai pas la prétention d'échapper à la critique; elle m'importe peu, +pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour principe, en toutes +choses, l'irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un +prince qui agit ainsi est toujours sûr d'imposer le respect de sa +volonté. + + + + +QUATORZIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que je +n'ai pas besoin de tout créer, de tout organiser; que je trouve dans les +institutions déjà existantes une grande partie des instruments de mon +pouvoir. Savez-vous ce que c'est que la garantie constitutionnelle? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le vouloir, +une surprise que vous n'auriez peut-être pas été fâché de me ménager, +avec l'habileté de mise en scène qui vous est propre. + + +MACHIAVEL. + +Qu'en pensez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez +vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit être +modifiée, sinon complétement disparaître, sous un régime de liberté +constitutionnelle. + + +MACHIAVEL. + +Je vous trouve bien modéré sur ce point. C'est simplement, d'après vos +idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi! lorsque +des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement dans +l'exercice de leurs fonctions, et qu'ils les traduiront devant les +tribunaux, les juges devront leur répondre: Nous ne pouvons vous faire +droit, la porte du prétoire est fermée: allez demander à +l'administration l'autorisation de poursuivre ses fonctionnaires. Mais +c'est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au +gouvernement d'autoriser de semblables poursuites? + + +MONTESQUIEU. + +De quoi vous plaignez-vous? Il me semble que ceci fait très-bien vos +affaires. + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où +l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement n'a +pas grand'chose à craindre des tribunaux. C'est toujours comme +dispositions transitoires que l'on insère dans les lois de telles +exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les +exceptions restent, et c'est avec raison, car lorsque l'ordre règne, +elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont nécessaires. + +Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins +d'efficacité l'action du pouvoir central: c'est la création, auprès des +tribunaux, d'une grande magistrature que vous appelez le ministère +public et qui s'appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le +ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement amovible +et révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin de vous dire quelle +est l'influence de ce magistrat sur les tribunaux près desquels il +siége; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. Maintenant je vais +vous parler de la cour de cassation, dont je me suis réservé de vous +dire quelque chose et qui joue un rôle si considérable dans +l'administration de la justice. + +La cour de cassation est plus qu'un corps judiciaire: c'est, en quelque +sorte, un quatrième pouvoir dans l'État, parce qu'il lui appartient de +fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous répéterai-je ici +ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et de l'Assemblée +législative: une semblable cour de justice qui serait complétement +indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son pouvoir +d'interprétation souverain et presque discrétionnaire, le renverser +quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de restreindre ou +d'étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, les +dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits politiques. + + +MONTESQUIEU. + +Et c'est apparemment le contraire que vous allez lui demander? + + +MACHIAVEL. + +Je ne lui demanderai rien, elle fera d'elle-même ce qu'il conviendra de +faire. Car c'est ici que concourront le plus puissamment les différentes +causes d'influence dont je vous ai parlé plus haut. Plus le juge est +près du pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit conservateur du règne +se développera là à un plus haut degré que partout ailleurs, et les lois +de haute police politique recevront, dans le sein de cette grande +assemblée, une interprétation si favorable à mon pouvoir, que je serai +dispensé d'une foule de mesures restrictives qui, sans cela, +deviendraient nécessaires. + + +MONTESQUIEU. + +On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles des +interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes législatifs +ne sont pas clairs et précis, est-ce qu'ils peuvent se prêter à des +extensions ou à des restrictions comme celles que vous indiquez? + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas à l'auteur de l'_Esprit des lois_, au magistrat expérimenté +qui a dû rendre tant d'excellents arrêts, que je puis avoir la +prétention d'apprendre ce que c'est que la jurisprudence. Il n'y a pas +de texte, si clair qu'il soit, qui ne puisse recevoir les solutions les +plus contraires, même en droit civil pur; mais je vous prie de remarquer +que nous sommes ici en matière politique. Or, c'est une habitude commune +aux législateurs de tous les temps, d'adopter, dans quelques-unes de +leurs dispositions, une rédaction assez élastique pour qu'elle puisse, +selon les circonstances, servir à régir des cas ou à introduire des +exceptions sur lesquels il n'eût pas été prudent de s'expliquer d'une +manière plus précise. + +Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans cela +ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour moi est de +vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez grand pour +me dispenser d'entrer dans de longs détails. En voici un que je prends +de préférence, parce que tout à l'heure nous avons touché à cette +matière. + +En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette loi +d'exception devrait être modifiée dans un pays libre. + +Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l'État que je gouverne, je +suppose qu'elle a été modifiée; ainsi j'imagine qu'avant moi il a été +promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait de poursuivre +les agents du gouvernement sans l'autorisation du conseil d'État. + +La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a +introduit de grands changements dans le droit public. On veut poursuivre +un fonctionnaire devant les tribunaux à l'occasion d'un fait électoral; +le magistrat du ministère public se lève et dit: La faveur dont on veut +se prévaloir n'existe plus aujourd'hui; elle n'est plus compatible avec +les institutions actuelles. L'ancienne loi qui dispensait de +l'autorisation du conseil d'État, en pareil cas, a été implicitement +abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de compte le débat +est porté devant la cour de cassation et cette haute juridiction fixe +ainsi le droit public sur ce point: l'ancienne loi est abrogée +implicitement; l'autorisation du conseil d'État est nécessaire pour +poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière électorale. + +Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est +emprunté à la police de la presse: On m'a dit qu'il y avait en France +une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant +métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d'une +autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, dans +chaque province, à l'administration générale. La loi a voulu réglementer +le colportage et l'astreindre à une étroite surveillance; tel est le but +essentiel de cette loi; mais le texte de la disposition porte, je +suppose: «Tous distributeurs ou colporteurs devront être munis d'une +autorisation, etc.» + +Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, pourra +dire: Ce n'est pas seulement le fait professionnel que la loi dont il +s'agit a eu en vue. C'est tout fait quelconque de distribution ou de +colportage. En conséquence, l'auteur même d'un écrit ou d'un ouvrage qui +en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre d'hommage, sans +autorisation préalable, fait acte de distribution et de colportage; par +suite il tombe sous le coup de la disposition pénale. + +Vous voyez de suite ce qui résulte d'une semblable interprétation; au +lieu d'une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du droit +de publier sa pensée par la voie de la presse. + + +MONTESQUIEU. + +Il ne vous manquait plus que d'être juriste. + + +MACHIAVEL. + +Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd'hui renverse-t-on les +gouvernements? Par des distinctions légales, par des subtilités de droit +constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, de +toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas directement +prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les partis +emploient avec tant d'acharnement contre le pouvoir, vous ne voudriez +pas que le pouvoir les employât contre les partis? Mais la lutte ne +serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible; il +faudrait abdiquer. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez tant d'écueils à éviter, que c'est un miracle si vous les +prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. Avec +une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre règne, je +vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne se lasseront +pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur demander d'autres +interprétations. + + +MACHIAVEL. + +Dans les premiers temps, c'est possible; mais quand un certain nombre +d'arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne ne se +permettra plus ce qu'elle défend, et la source des procès sera tarie. +L'opinion publique sera même tellement apaisée, qu'on s'en rapportera, +sur le sens des lois, aux avis officieux de l'administration. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment, je vous prie? + + +MACHIAVEL. + +Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de +craindre que quelque difficulté ne s'élève sur tel ou tel point de +législation, l'administration, sous forme d'avis, déclarera que tel ou +tel fait tombe sous l'application de la loi, que la loi s'étend à tel ou +tel cas. + + +MONTESQUIEU. + +Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune manière +les tribunaux. + + +MACHIAVEL. + +Sans aucun doute, mais ces déclarations n'en auront pas moins une +très-grande autorité, une très-grande influence sur les décisions de la +justice, partant d'une administration aussi puissante que celle que j'ai +organisée. Elles auront surtout un très-grand empire sur les résolutions +individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire toujours, +elles préviendront des procès fâcheux; on s'abstiendra. + + +MONTESQUIEU. + +A mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient de +plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires presque +patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l'on ne vous tienne +pas compte d'une sollicitude qui s'exerce sous tant de formes +ingénieuses. + + +MACHIAVEL. + +Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des +procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au +commencement de cet entretien. Vous voyez qu'en tout ceci la violence ne +joue aucun rôle; je prends mon point d'appui où chacun le prend +aujourd'hui, dans le droit. + + +MONTESQUIEU. + +Dans le droit du plus fort. + + +MACHIAVEL. + +Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort; je ne +connais pas d'exception à cette règle. + + + + +QUINZIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Quoique nous ayons parcouru un cercle très-vaste, et que vous ayez déjà +presque tout organisé, je ne dois pas vous cacher qu'il vous reste +encore beaucoup à faire pour me rassurer complétement sur la durée de +votre pouvoir. La chose du monde qui m'étonne le plus, c'est que vous +lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à-dire, l'élément +de sa nature le plus inconsistant que je connaisse. Entendons-nous bien, +je vous prie; vous m'avez dit que vous étiez roi? + + +MACHIAVEL. + +Oui, roi. + + +MONTESQUIEU. + +A vie ou héréditaire? + + +MACHIAVEL. + +Je suis roi, comme on est roi dans tous les royaumes du monde, roi +héréditaire avec une descendance appelée à me succéder de mâle en mâle, +par ordre de progéniture, à l'exclusion perpétuelle des femmes. + + +MONTESQUIEU. + +Vous n'êtes pas galant. + + +MACHIAVEL. + +Permettez, je m'inspire des traditions de la monarchie franque et +salienne. + + +MONTESQUIEU. + +Vous m'expliquerez sans doute comment vous croyez pouvoir faire de +l'hérédité, avec le suffrage démocratique des États-Unis? + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +Comment! vous espérez, avec ce principe, lier la volonté des générations +futures? + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +Ce que je voudrais voir, quant à présent, c'est la manière dont vous +vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer à la +nomination des officiers publics? + + +MACHIAVEL. + +Quels officiers publics? Vous savez bien que, dans les États +monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de tous +les rangs. + + +MONTESQUIEU. + +Cela dépend de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés à +l'administration des communes sont, en général, nommés par les +habitants, même sous les gouvernements monarchiques. + + +MACHIAVEL. + +On changera cela par une loi; ils seront nommés à l'avenir par le +gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Et les représentants de la nation, est-ce aussi vous qui les nommez? + + +MACHIAVEL. + +Vous savez bien que cela n'est pas possible. + + +MONTESQUIEU. + +Alors je vous plains, car si vous abandonnez le suffrage à lui-même, si +vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle combinaison, l'assemblée des +représentants du peuple ne tardera pas, sous l'influence des partis, à +se remplir de députés hostiles à votre pouvoir. + + +MACHIAVEL. + +Aussi ne compté-je pas le moins du monde abandonner le suffrage à +lui-même. + + +MONTESQUIEU. + +Je m'y attendais. Mais quelle combinaison adopterez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Le premier point est de lier envers le gouvernement ceux qui veulent +représenter le pays. J'imposerai aux candidats la solennité du serment. +Il n'est pas question ici d'un serment prêté à la nation, comme +l'entendaient vos révolutionnaires de 89; je veux un serment de fidélité +prêté au prince lui-même et à sa constitution. + + +MONTESQUIEU. + +Mais puisque en politique vous ne craignez pas de violer les vôtres, +comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point, plus +scrupuleux que vous-même? + + +MACHIAVEL. + +Je compte peu sur la conscience politique des hommes; je compte sur la +puissance de l'opinion: personne n'osera s'avilir devant elle en +manquant ouvertement à la foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le +serment que j'imposerai précédera l'élection au lieu de la suivre, et +qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage, dans ces +conditions, quand on ne sera pas à l'avance décidé à me servir. Il faut +maintenant donner au gouvernement le moyen de résister à l'influence de +l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter les rangs de ceux qui +veulent le défendre. Au moment des élections, les partis ont pour +habitude de proclamer leurs candidats et de les poser en face du +gouvernement; je ferai comme eux, j'aurai des candidats déclarés et je +les poserai en face des partis. + + +MONTESQUIEU. + +Si vous n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait détestable, car, en +offrant ouvertement le combat, vous provoquez les coups. + + +MACHIAVEL. + +J'entends que les agents de mon gouvernement, depuis le premier jusqu'au +dernier, s'emploient à faire triompher mes candidats. + + +MONTESQUIEU. + +Cela va de soi, c'est la conséquence. + + +MACHIAVEL. + +Tout est de la plus grande importance en cette matière. «Les lois qui +établissent le suffrage sont fondamentales; la manière dont le suffrage +est donné est fondamentale; la loi qui fixe la manière de donner les +billets de suffrage est fondamentale[9].» N'est-ce pas vous qui avez dit +cela? + + [9] _Esp. des lois_, p. 12 et s., liv. II, et s., ch. II, et s. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne reconnais pas toujours mon langage quand il passe par votre +bouche; il me semble que les paroles que vous citez s'appliquaient au +gouvernement démocratique. + + +MACHIAVEL. + +Sans doute, et vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle était +de m'appuyer sur le peuple; que, quoique je porte une couronne, mon but +réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les pouvoirs +qu'il m'a délégués, c'est moi seul, en définitive, qui suis son +véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je fais il le +fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections les +factions ne puissent pas substituer leur influence à celle dont je suis +la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens encore de +paralyser leurs efforts. Il faut que vous sachiez, par exemple, que la +loi qui interdit les réunions s'appliquera naturellement à celles qui +pourraient être formées en vue des élections. De cette manière, les +partis ne pourront ni se concerter, ni s'entendre. + + +MONTESQUIEU. + +Pourquoi mettez-vous toujours les partis en avant? Sous prétexte de leur +imposer des entraves, n'est-ce pas aux électeurs eux-mêmes que vous les +imposez? Les partis, en définitive, ne sont que des collections +d'électeurs; si les électeurs ne peuvent pas s'éclairer par des +réunions, par des pourparlers, comment pourront-ils voter en +connaissance de cause? + + +MACHIAVEL. + +Je vois que vous ignorez avec quel art infini, avec quelle astuce les +passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous +embarrassez pas des électeurs, ceux qui seront animés de bonnes +intentions sauront toujours pour qui voter. D'ailleurs, j'userai de +tolérance; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront +formées dans l'intérêt de mes candidats, mais j'irai jusqu'à fermer les +yeux sur les agissements de quelques candidatures populaires qui +s'agiteront bruyamment au nom de la liberté; seulement, il est bon de +vous dire que ceux qui crieront le plus fort seront des hommes à moi. + + +MONTESQUIEU. + +Et comment réglez-vous le suffrage? + + +MACHIAVEL. + +D'abord, en ce qui touche les campagnes, je ne veux pas que les +électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération, où ils +pourraient se trouver en contact avec l'esprit d'opposition des bourgs +ou des villes, et, de là, recevoir la consigne qui viendrait de la +capitale; je veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette +combinaison, en apparence si simple, sera néanmoins considérable. + + +MONTESQUIEU. + +Il est facile de le comprendre, vous obligez le vote des campagnes à se +diviser entre des notoriétés insignifiantes, ou à se reporter, à défaut +de noms connus, sur les candidats désignés par votre gouvernement. Je +serais bien surpris si, dans ce système, il éclôt beaucoup de capacités +ou de talents. + + +MACHIAVEL. + +L'ordre public a moins besoin d'hommes de talent que d'hommes dévoués au +gouvernement. La grande capacité siége sur le trône et parmi ceux qui +l'entourent, ailleurs elle est inutile; elle est presque nuisible même, +car elle ne peut s'exercer que contre le pouvoir. + + +MONTESQUIEU. + +Vos aphorismes tranchent comme l'épée; je n'ai point d'arguments à vous +opposer. Reprenez donc, je vous prie, la suite de votre règlement +électoral. + + +MACHIAVEL. + +Par les raisons que je viens de vous déduire, je ne veux pas non plus de +scrutin de liste qui fausse l'élection, qui permette la coalition +d'hommes et de principes. Je diviserai d'ailleurs les colléges +électoraux en un certain nombre de circonscriptions administratives, +dans lesquelles il n'y aura place que pour l'élection d'un seul député, +et où, par suite, chaque électeur ne pourra porter qu'un nom sur son +bulletin de vote. + +Il faut, de plus, avoir la possibilité de neutraliser l'opposition dans +les circonscriptions où elle se ferait trop vivement sentir. Ainsi, je +suppose que, dans les élections antérieures, une circonscription se soit +fait remarquer par la majorité de ses votes hostiles, ou que l'on ait +lieu de prévoir qu'elle se prononcera contre les candidats du +gouvernement, rien n'est plus facile que d'y remédier: si cette +circonscription n'a qu'un petit chiffre de population, on la rattache à +une circonscription voisine ou éloignée, mais beaucoup plus étendue, +dans laquelle ses voix soient noyées et où son esprit politique se perd. +Si la circonscription hostile, au contraire, a un chiffre de population +important, on la fractionne en plusieurs parties que l'on annexe aux +circonscriptions voisines, dans lesquelles elle s'annihile complétement. + +Je passe, vous le comprenez bien, sur une foule de points de détail qui +ne sont que les accessoires de l'ensemble. Ainsi, je divise au besoin +les colléges en sections de colléges, pour donner, quand il le faudra, +plus de prise à l'action de l'administration et je fais présider les +colléges et les sections de colléges par les officiers municipaux dont +la nomination dépend du gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Je remarque, avec une certaine surprise, que vous n'usez pas ici d'une +mesure que vous indiquiez dans le temps à Léon X, et qui consiste dans +la substitution des billets de suffrage par les scrutateurs après le +vote. + + +MACHIAVEL. + +Ce serait peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que l'on ne doit +user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un gouvernement habile +a, d'ailleurs tant d'autres ressources! Sans acheter directement le +suffrage, c'est-à-dire à deniers découverts, rien ne lui sera plus +facile que de faire voter les populations à son gré au moyen de +concessions administratives, en promettant ici un port, là un marché, +plus loin une route, un canal; et à l'inverse, en ne faisant rien pour +les villes et les bourgs où le vote sera hostile. + + +MONTESQUIEU. + +Je n'ai rien à reprocher à la profondeur de ces combinaisons; mais ne +craignez-vous pas qu'on ne dise que tantôt vous corrompez et tantôt vous +opprimez le suffrage populaire? Ne craignez-vous pas de compromettre +votre pouvoir dans des luttes où il se trouvera toujours si directement +engagé? Le moindre succès qu'on remportera sur vos candidats sera une +éclatante victoire qui mettra votre gouvernement en échec. Ce qui ne +cesse de m'inquiéter pour vous, c'est que je vous vois toujours obligé +de réussir en toutes choses, sous peine d'un désastre. + + +MACHIAVEL. + +Vous tenez le langage de la peur; rassurez-vous. Au point où j'en suis +arrivé, j'ai réussi dans tant de choses, que je ne puis pas périr par +les infiniment petits. Le grain de sable de Bossuet n'est pas fait pour +les véritables hommes politiques. Je suis si avancé dans ma carrière que +je pourrais, sans danger, braver même des orages; que signifient donc +les infimes embarras d'administration dont vous parlez? Croyez-vous que +j'aie la prétention d'être parfait? Ne sais-je pas bien qu'il se +commettra plus d'une faute autour de moi? Non, sans doute, je ne pourrai +pas faire qu'il n'y ait quelques pillages, quelques scandales. Cela +empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne marche et ne marche bien? +L'essentiel est bien moins de ne commettre aucune faute, que d'en +supporter la responsabilité avec une attitude d'énergie qui impose aux +détracteurs. Quand même l'opposition parviendrait à introduire dans ma +chambre quelques déclamateurs, que m'importerait? Je ne suis pas de ceux +qui veulent compter sans les nécessités de leur temps. + +Un de mes grands principes est d'opposer les semblables. De même que +j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la tribune; +j'aurais autant qu'il en faudrait d'hommes dressés à la parole et +capables de parler plusieurs heures sans s'arrêter. L'essentiel est +d'avoir une majorité compacte et un président dont on soit sûr. Il y a +un art particulier de conduire les débats et d'enlever le vote. +Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la stratégie parlementaire? +Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre seraient des hommes à moi qui +voteraient sur une consigne, tandis que je ferais mouvoir les fils d'une +opposition factice et clandestinement embauchée; après cela, qu'on +vienne faire de beaux discours: ils entreront dans les oreilles de mes +députés comme le vent entre dans le trou d'une serrure. Voulez-vous +maintenant que je vous parle de mon Sénat? + + +MONTESQUIEU. + +Non, je sais par Caligula ce que ce peut être. + + + + +SEIZIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Un des points saillants de votre politique, c'est l'anéantissement des +partis et la destruction des forces collectives. Vous n'avez point +failli à ce programme; cependant, je vois encore autour de vous des +choses auxquelles vous n'avez point touché. Ainsi vous n'avez encore +porté la main ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le barreau, +ni sur les milices nationales, ni sur les corporations commerciales; il +me semble, cependant, qu'il y a là plus d'un élément dangereux. + + +MACHIAVEL. + +Je ne puis vous dire tout à la fois. Venons de suite aux milices +nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en occuper; leur +dissolution a été nécessairement un des premiers actes de mon pouvoir. +L'organisation d'une garde citoyenne ne saurait se concilier avec +l'existence d'une armée régulière, car, les citoyens en armes +pourraient, à un moment donné, se transformer en factieux. Ce point, +cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale est une +institution inutile, mais elle porte un nom populaire. Dans les États +militaires, elle flatte les instincts puérils de certaines classes +bourgeoises, qui, par un travers assez ridicule, allient le goût des +démonstrations guerrières aux habitudes commerciales. C'est là un +préjugé inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, que +le prince ne doit jamais avoir l'air de séparer ses intérêts de ceux de +la cité qui croit trouver une garantie dans l'armement de ses habitants. + + +MONTESQUIEU. + +Mais puisque vous dissolvez cette milice. + + +MACHIAVEL. + +Je la dissous pour la réorganiser sur d'autres bases. L'essentiel est de +la mettre sous les ordres immédiats des agents de l'autorité civile et +de lui ôter la prérogative de recruter ses chefs par la voie de +l'élection; c'est ce que je fais. Je ne l'organiserai, d'ailleurs, que +dans les lieux où il conviendra, et je me réserve le droit de la +dissoudre de nouveau et de la rétablir sur d'autres bases encore, si les +circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce point. +En ce qui touche l'Université, l'ordre de choses actuel me satisfait à +peu près. Vous n'ignorez pas, en effet, que ces grands corps +d'enseignement ne sont plus organisés, aujourd'hui, comme ils l'étaient +autrefois. Ils ont presque partout, m'assure-t-on, perdu leur autonomie +et ne sont plus que des services publics à la charge de l'État. Or, +ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là où est l'État, là est le +prince; la direction morale des établissements publics est entre ses +mains; ce sont ses agents qui inspirent l'esprit de la jeunesse. Les +chefs comme les membres des corps enseignants de tous les degrés sont +nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés, ils en dépendent, cela +suffit; s'il reste çà et là quelques traces d'organisation indépendante +dans quelque école publique ou Académie que ce soit, il est facile de la +ramener au centre commun d'unité et de direction. C'est l'affaire d'un +règlement ou même d'un simple arrêté ministériel. Je passe à tire-d'aile +sur des détails qui ne peuvent pas appeler mes regards de plus près. +Cependant, je ne dois pas abandonner ce sujet sans vous dire que je +regarde comme très-important de proscrire, dans l'enseignement du droit, +les études de politique constitutionnelle. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez en effet d'assez bonnes raisons pour cela. + + +MACHIAVEL. + +Mes raisons sont fort simples; je ne veux pas qu'au sortir des écoles, +les jeunes gens s'occupent de politique à tort et à travers; qu'à +dix-huit ans, on se mêle de faire des constitutions comme on fait des +tragédies. Un tel enseignement ne peut que fausser les idées de la +jeunesse et l'initier prématurément à des matières qui dépassent la +mesure de sa raison. C'est avec ces notions mal digérées, mal comprises, +qu'on prépare de faux hommes d'État, des utopistes dont les témérités +d'esprit se traduisent plus tard par des témérités d'action. + +Il faut que les générations qui naissent sous mon règne soient élevées +dans le respect des institutions établies, dans l'amour du prince; aussi +ferais-je un usage assez ingénieux du pouvoir de direction qui +m'appartient sur l'enseignement: je crois qu'en général dans les écoles +on a un grand tort, c'est de négliger l'histoire contemporaine. Il est +au moins aussi essentiel de connaître son temps que celui de Périclès; +je voudrais que l'histoire de mon règne fût enseignée, moi vivant, dans +les écoles. C'est ainsi qu'un prince nouveau entre dans le coeur d'une +génération. + + +MONTESQUIEU. + +Ce serait, bien entendu, une apologie perpétuelle de tous vos actes? + + +MACHIAVEL. + +Il est évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre moyen que +j'emploierais aurait pour but de réagir contre l'enseignement libre, que +l'on ne peut pas directement proscrire. Les universités renferment des +armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, utiliser les +loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur ferais ouvrir +des cours libres dans toutes les villes importantes, je mobiliserais +ainsi l'instruction et l'influence du gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +En d'autres termes, vous absorbez, vous confisquez à votre profit même +les dernières lueurs d'une pensée indépendante. + + +MACHIAVEL. + +Je ne confisque rien du tout. + + +MONTESQUIEU. + +Permettez-vous à d'autres professeurs que les vôtres de vulgariser la +science par les mêmes moyens et cela sans brevet, sans autorisation? + + +MACHIAVEL. + +Quoi! voulez-vous donc que j'autorise des clubs? + + +MONTESQUIEU. + +Non, passez donc à un autre objet. + + +MACHIAVEL. + +Parmi la multitude de mesures réglementaires que réclame le salut de mon +gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau; c'est +étendre l'action de ma main au delà de ce qui est nécessaire pour le +moment; je touche ici d'ailleurs à des intérêts civils, et vous savez +qu'en cette matière, ma règle de conduite est de m'abstenir autant que +possible. Dans les États où le barreau est constitué en corporation, les +justiciables regardent l'indépendance de cette institution comme une +garantie inséparable du droit de la défense devant les tribunaux, qu'il +s'agisse de leur honneur, de leur intérêt ou de leur vie. Il est bien +grave d'intervenir ici, car l'opinion pourrait s'alarmer sur un cri que +ne manquerait pas de jeter la corporation tout entière. Cependant, je +n'ignore pas que cet ordre sera un foyer d'influences constamment +hostiles à mon pouvoir. Cette profession, vous le savez mieux que moi, +Montesquieu, développe des caractères froids et opiniâtres dans leurs +principes, des esprits dont la tendance est de rechercher dans les actes +du pouvoir l'élément de la légalité pure. L'avocat n'a pas au même degré +que le magistrat le sens élevé des nécessités sociales; il voit la loi +de trop près, et par des côtés trop petits pour en avoir le sentiment +juste, tandis que le magistrat.... + + +MONTESQUIEU. + +Épargnez l'apologie. + + +MACHIAVEL. + +Oui, car je n'oublie pas que je suis devant un descendant de ces grands +magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat, en France, le trône de la +monarchie. + + +MONTESQUIEU. + +Et qui se montrèrent rarement faciles à l'enregistrement des édits, +quand ils violaient la loi de l'État. + + +MACHIAVEL. + +C'est ainsi qu'ils ont fini par renverser l'État lui-même. Je ne veux +pas que mes cours de justice soient des parlements et que les avocats, +sous l'immunité de leur robe, y fassent de la politique. Le plus grand +homme du siècle, auquel votre patrie a eu l'honneur de donner le jour, +disait: _Je veux que l'on puisse couper la langue à un avocat qui dit du +mal du gouvernement_. Les moeurs modernes sont plus douces, je n'irais +pas jusque-là. Au premier jour, et dans les circonstances qui +conviendront, je me bornerai à faire une chose bien simple: je rendrai +un décret qui, tout en respectant l'indépendance de la corporation, +soumettra néanmoins les avocats à recevoir du souverain l'investiture de +leur profession. Dans l'exposé des motifs de mon décret, il ne sera pas, +je crois, bien difficile de démontrer aux justiciables qu'ils trouveront +dans ce mode de nomination une garantie plus sérieuse que quand la +corporation se recrute d'elle-même, c'est-à-dire avec des éléments +nécessairement un peu confus. + + +MONTESQUIEU. + +Il n'est que trop vrai que l'on peut prêter aux mesures les plus +détestables, le langage de la raison! Mais voyons, qu'allez-vous faire +maintenant à l'égard du clergé? Voilà une institution qui ne dépend de +l'État que par un côté et qui relève d'une puissance spirituelle, dont +le siége est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus +dangereux pour votre pouvoir, je vous le déclare, que cette puissance +qui parle au nom du ciel et dont les racines sont partout sur la terre: +n'oubliez pas que la parole chrétienne est une parole de liberté. Sans +doute, les lois de l'État ont établi une démarcation profonde entre +l'autorité religieuse et l'autorité politique; sans doute, la parole des +ministres du culte ne se fera entendre qu'au nom de l'Évangile; mais le +spiritualisme divin qui s'en dégage est la pierre d'achoppement du +matérialisme politique. C'est ce livre si humble et si doux qui a +détruit, à lui seul, et l'empire Romain, et le césarisme, et sa +puissance. Les nations franchement chrétiennes échapperont toujours au +despotisme, car le christianisme élève la dignité de l'homme trop haut +pour que le despotisme puisse l'atteindre, car il développe des forces +morales sur lesquelles le pouvoir humain n'a pas de prise[10]. Prenez +garde au prêtre: il ne dépend que de Dieu, et son influence est partout, +dans le sanctuaire, dans la famille, dans l'école. Vous ne pouvez rien +sur lui: sa hiérarchie n'est pas la vôtre, il obéit à une constitution +qui ne se tranche ni par la loi, ni par l'épée. Si vous régnez sur une +nation catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous périrez +tôt ou tard, quand bien même le peuple entier serait pour vous. + + [10] _Esp. des lois_, p. 371, liv. XXIV, ch. I et suiv. + + +MACHIAVEL. + +Je ne sais pas trop pourquoi il vous plaît de faire du prêtre un apôtre +de liberté. Je n'ai jamais vu cela, ni dans les temps anciens, ni dans +les temps modernes; j'ai toujours trouvé dans le sacerdoce un appui +naturel du pouvoir absolu. + +Remarquez-le bien, si, dans l'intérêt de mon établissement, j'ai dû +faire des concessions à l'esprit démocratique de mon époque, si j'ai +pris le suffrage universel pour base de mon pouvoir, ce n'est qu'un +artifice commandé par les temps, je n'en réclame pas moins le bénéfice +du droit divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A ce +titre, le clergé doit donc me soutenir, car mes principes d'autorité +sont conformes aux siens. Si, cependant, il se montrait factieux, s'il +profitait de son influence pour faire une guerre sourde à mon +gouvernement.... + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien? + + +MACHIAVEL. + +Vous qui parlez de l'influence du clergé, vous ignorez donc à quel point +il a su se rendre impopulaire dans quelques États catholiques? En +France, par exemple, le journalisme et la presse l'ont tellement perdu +dans l'esprit des masses, ils ont tellement ruiné sa mission, que si je +régnais dans son royaume savez-vous bien ce que je pourrais faire? + + +MONTESQUIEU. + +Quoi? + + +MACHIAVEL. + +Je pourrais provoquer, dans l'Église, un schisme qui briserait tous les +liens qui rattachent le clergé à la cour de Rome, car c'est là qu'est le +noeud gordien. Je ferais tenir par ma presse, par mes publicistes, par +mes hommes politiques le langage que voici: «Le christianisme est +indépendant du catholicisme; ce que le catholicisme défend, le +christianisme le permet; l'indépendance du clergé, sa soumission à la +cour de Rome, sont des dogmes purement catholiques; un tel ordre de +choses est une menace perpétuelle contre la sûreté de l'État. Les +fidèles du royaume ne doivent pas avoir pour chef spirituel un prince +étranger; c'est laisser l'ordre intérieur à la discrétion d'une +puissance qui peut être hostile à tout moment; cette hiérarchie du moyen +âge, cette tutelle des peuples en enfance ne peut plus se concilier avec +le génie viril de la civilisation moderne, avec ses lumières et son +indépendance. Pourquoi aller chercher à Rome un directeur des +consciences? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne serait-il pas +en même temps le chef de l'autorité religieuse? Pourquoi le souverain ne +serait-il pas pontife?» Tel est le langage que l'on pourrait faire tenir +à la presse, à la presse libérale surtout, et ce qu'il y a de +très-probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait avec joie. + + +MONTESQUIEU. + +Si vous pouviez le croire et si vous osiez tenter une semblable +entreprise, vous apprendriez promptement et d'une manière à coup sûr +terrible, ce qu'est la puissance du catholicisme, même chez les nations +où il paraît affaibli[11]. + + [11] _Esp. des lois_, p. 393, liv. XXV, ch. XII. + + +MACHIAVEL. + +Le tenter, grand Dieu! Mais je demande pardon, à genoux, à notre divin +maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine sacrilége, inspirée par +la haine du catholicisme; mais Dieu, qui a institué le pouvoir humain, +ne lui défend pas de se garantir des entreprises du clergé, qui enfreint +d'ailleurs les préceptes de l'Évangile quand il manque de subordination +envers le prince. Je sais bien qu'il ne conspirera que par une influence +insaisissable, mais je trouverais le moyen d'arrêter, même au sein de la +cour de Rome, l'intention qui dirige l'influence. + + +MONTESQUIEU. + +Comment? + + +MACHIAVEL. + +Il me suffirait d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état moral de mon +peuple, frémissant sous le joug de l'Église, aspirant à le briser, +capable de se démembrer à son tour du sein de l'unité catholique, de se +jeter dans le schisme de l'Église grecque ou protestante. + + +MONTESQUIEU. + +La menace au lieu de l'action! + + +MACHIAVEL. + +Combien vous vous trompez, Montesquieu, et à quel point ne méconnaissez +vous pas mon respect pour le trône pontifical! Le seul rôle que je +veuille jouer, la seule mission qui m'appartienne à moi souverain +catholique, ce serait précisément d'être le défenseur de l'Église. Dans +les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel est gravement +menacé, et par la haine irréligieuse, et par l'ambition des pays nord de +l'Italie. Eh bien, je dirais au Saint-Père: Je vous soutiendrai contre +eux tous, je vous sauverai, c'est mon devoir, c'est ma mission, mais du +moins ne m'attaquez pas, soutenez moi de votre influence morale; +serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais ma popularité en me +portant pour défenseur du pouvoir temporel, complétement discrédité +aujourd'hui, hélas! aux yeux de ce qu'on appelle la démocratie +européenne. Ce péril ne m'arrêterait point; non-seulement je tiendrais +en échec, de la part des États voisins, toute entreprise contre la +souveraineté du Saint-Siége, mais si, par malheur, il était attaqué, si +le Pape venait à être chassé des États pontificaux, comme cela s'est +déjà vu, mes baïonnettes seules l'y ramèneraient et l'y maintiendraient +toujours, moi durant. + + +MONTESQUIEU. + +En effet, ce serait un coup de maître, car si vous teniez à Rome une +garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du Saint-Siége, comme +s'il résidait dans quelque province de votre royaume. + + +MACHIAVEL. + +Croyez-vous qu'après un tel service rendu à la papauté, elle refuserait +de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au besoin, refuserait de +venir me sacrer dans ma capitale? De tels événements sont-ils sans +exemple dans l'histoire? + + +MONTESQUIEU. + +Oui, tout se voit dans l'histoire. Mais enfin, si au lieu de trouver +dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un Dubois, comme vous +paraissez y compter, vous aviez en face de vous un pape qui résistât à +vos intrigues et bravât votre colère, que feriez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Alors, il faudrait bien s'y résoudre, sous prétexte de défendre le +pouvoir temporel, je déterminerais sa chute. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez ce que l'on appelle du génie! + + + + +DIX-SEPTIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +J'ai dit que vous avez du génie; il en faut, vraiment, d'une certaine +sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je comprends +maintenant l'apologue du dieu Wishnou; vous avez cent bras comme l'idole +indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De même que vous +touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir? + + +MACHIAVEL. + +Oui, car je ferai de la police une institution si vaste, qu'au coeur de +mon royaume la moitié des hommes verra l'autre. Me permettez-vous +quelques détails sur l'organisation de ma police? + + +MONTESQUIEU. + +Faites. + + +MACHIAVEL. + +Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le plus +important de mes ministères et qui centralisera, tant pour l'extérieur +que pour l'intérieur, les nombreux services dont je doterai cette +partie de mon administration. + + +MONTESQUIEU. + +Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu'ils sont +enveloppés dans un effroyable réseau. + + +MACHIAVEL. + +Si ce ministère déplaît, je l'abolirai et je l'appellerai, si vous +voulez, ministère d'État. J'organiserai d'ailleurs dans les autres +ministères des services correspondants, dont la plus grande partie sera +fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd'hui ministère de +l'intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous entendez +parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de diplomatie, mais uniquement +des moyens propres à assurer ma sécurité contre les factions, tant à +l'extérieur qu'à l'intérieur. Eh bien, croyez-le, sous ce rapport, je +trouverai la plupart des monarques à peu près dans la même situation que +moi, c'est-à-dire très-disposés à seconder mes vues, qui consisteraient +à créer des services de police internationale dans l'intérêt d'une +sûreté réciproque. Si, comme je n'en doute guère, je parvenais à +atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se +produirait ma police à l'extérieur: Hommes de plaisirs et de bonne +compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l'oeil sur les intrigues +des princes et des prétendants exilés, révolutionnaires proscrits dont, +à prix d'argent, je ne désespérerais pas d'amener quelques-uns à me +servir d'agents de transmission à l'égard des menées de la démagogie +ténébreuse; établissement de journaux politiques dans les grandes +capitales, imprimeurs et libraires placés dans les mêmes conditions et +secrètement subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le +mouvement de la pensée. + + +MONTESQUIEU. + +Ce n'est plus contre les factions de votre royaume, c'est contre l'âme +même de l'humanité que vous finirez par conspirer. + + +MACHIAVEL. + +Vous le savez, je ne m'effraie pas beaucoup des grands mots. Je veux que +tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l'étranger, puisse être +observé, signalé de distance en distance, jusqu'à son retour dans mon +royaume, où on l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne soit pas en +mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des intrigues +révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je crois, assez +habile. + + +MONTESQUIEU. + +Et quoi donc, grand Dieu! + + +MACHIAVEL. + +Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de mon +trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se poser en +libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier ainsi, pour les +observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les plus élevés de mon +royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A cheval sur les +intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel je confierais +cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux qui ne seraient +pas dans le secret de la comédie. + + +MONTESQUIEU. + +Quoi! c'est à un prince de votre maison que vous confieriez des +attributions que vous classez vous-même dans la police? + + +MACHIAVEL. + +Et pourquoi non? Je connais des princes régnants qui, dans l'exil, ont +été attachés à la police secrète de certains cabinets. + + +MONTESQUIEU. + +Si je continue à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir le dernier +mot de cette effroyable gageure. + + +MACHIAVEL. + +Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu; dans l'_Esprit des lois_, +vous m'avez appelé grand homme[12]. + + [12] _Esp. des lois_, p. 68, livre VI, chap. V. + + +MONTESQUIEU. + +Vous me le faites expier chèrement; c'est pour ma punition que je vous +écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails +sinistres. + + +MACHIAVEL. + +A l'intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir. + + +MONTESQUIEU. + +Rétablissez. + + +MACHIAVEL. + +Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret des +lettres puisse servir à couvrir des complots. + + +MONTESQUIEU. + +C'est là ce qui vous fait trembler, je le comprends. + + +MACHIAVEL. + +Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne: il faut +qu'il y en ait. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'est-ce encore? + + +MACHIAVEL. + +Il y aura peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas; mais à coup +sûr il y aura des complots simulés. A de certains moments, ce peut être +un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du +prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l'esprit public on +obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur que l'on veut, ou +l'on maintient celles qui existent. Les fausses conspirations, dont, +bien entendu, il ne faut user qu'avec la plus grande mesure, ont encore +un autre avantage: c'est qu'elles permettent de découvrir les complots +réels, en donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à rechercher +partout la trace de ce qu'on soupçonne. + +Rien n'est plus précieux que la vie du souverain: il faut qu'elle soit +environnée d'innombrables garanties, c'est-à-dire d'innombrables agents, +mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète soit assez +habilement dissimulée pour que le souverain n'ait pas l'air d'avoir peur +quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe les précautions à +cet égard étaient tellement perfectionnées, qu'un prince qui sort dans +les rues, pouvait avoir l'air d'un simple particulier, qui se promène, +sans garde, dans la foule, alors qu'il est environné de deux ou trois +mille protecteurs. + +J'entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les rangs de +la société. Il n'y aura pas de conciliabule, pas de comité, pas de +salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour +recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux +qui ont manié le pouvoir, c'est un phénomène étonnant que la facilité +avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce +qui est plus étonnant encore, c'est la faculté d'observation et +d'analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police +politique; vous n'avez aucune idée de leurs ruses, de leurs +déguisements, de leurs instincts, de la passion qu'ils apportent dans +leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité; il y a des +hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous dirai-je? par +une sorte d'amour de l'art. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! tirez le rideau! + + +MACHIAVEL. + +Oui, car il y a là, dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui +terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous +n'en avez entendues. Avec le système que j'organiserai, je serai si +complétement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements +coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le pouvoir de les +arrêter. + + +MONTESQUIEU. + +Les tolérer, et pourquoi? + + +MACHIAVEL. + +Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas +indiscrètement user de la force; parce qu'il y a toujours, dans le fond +de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut rien +quand elles ne se formulent pas; parce qu'il faut éviter avec grand soin +d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir; parce que les partis se +contentent de murmures, de taquineries inoffensives, quand ils sont +réduits à l'impuissance et que prétendre désarmer jusqu'à leur mauvaise +humeur, serait une folie. On les entendra donc se plaindre, çà et là, +dans les journaux, dans les livres; ils essaieront des allusions contre +le gouvernement dans quelques discours ou dans quelques plaidoyers; ils +feront, sous divers prétextes, quelques petites manifestations +d'existence; tout cela sera bien timide, je vous le jure, et le public +s'il en est informé, ne sera guère tenté que d'en rire. On me trouvera +bien bon de supporter cela, je passerai pour trop débonnaire; voilà +pourquoi je tolérerai ce qui, bien entendu, me paraîtra pouvoir l'être +sans aucun danger: je ne veux pas même que l'on puisse dire que mon +gouvernement est ombrageux. + + +MONTESQUIEU. + +Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une lacune +fort grave, dans vos décrets. + + +MACHIAVEL. + +Laquelle? + + +MONTESQUIEU. + +Vous n'avez pas touché à la liberté individuelle. + + +MACHIAVEL. + +Je n'y toucherai pas. + + +MONTESQUIEU. + +Le croyez-vous? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, vous +vous êtes principalement réservé le droit d'empêcher tout ce qui vous +paraîtrait dangereux. Si l'intérêt de l'État, ou même un soin un peu +pressant, exige qu'un homme soit arrêté, à la minute même, dans votre +royaume, comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la législation +quelque loi d'_habeas corpus_; si l'arrestation individuelle est +précédée de certaines formalités, de certaines garanties? Pendant qu'on +y procédera, le temps se passera. + + +MACHIAVEL. + +Permettez; si je respecte la liberté individuelle, je ne m'interdis pas +à cet égard quelques modifications utiles à l'organisation judiciaire. + + +MONTESQUIEU. + +Je le savais bien. + + +MACHIAVEL. + +Oh! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui +est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos États +parlementaires? + + +MONTESQUIEU. + +C'est un conseil de magistrats, dont le nombre et l'indépendance sont la +garantie des justiciables. + + +MACHIAVEL. + +C'est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment voulez-vous +qu'avec la lenteur des délibérations d'un conseil, la justice puisse +avoir la rapidité d'appréhension nécessaire sur les malfaiteurs? + + +MONTESQUIEU. + +Quels malfaiteurs? + + +MACHIAVEL. + +Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes et +des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette +juridiction l'unité d'action qui lui est nécessaire: je remplace votre +conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l'arrestation des +malfaiteurs. + + +MONTESQUIEU. + +Mais il ne s'agit pas ici de malfaiteurs; à l'aide de cette disposition, +vous menacez la liberté de tous les citoyens; faites au moins une +distinction sur le titre de l'accusation. + + +MACHIAVEL. + +C'est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui +entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas autant et plus +coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire? La passion +ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui force les +gens à s'occuper de politique? Aussi je ne veux plus de distinction +entre les délits de droit commun et les délits politiques. Où donc, les +gouvernements modernes ont-ils l'esprit, d'élever des espèces de +tribunes criminelles à leurs détracteurs? Dans mon royaume, le +journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le simple +larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction +correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra devant le jury criminel, côte +à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une excellente +modification législative, remarquez-le, car l'opinion publique, en +voyant traiter le conspirateur à l'égal du malfaiteur ordinaire, finira +par confondre les deux genres dans le même mépris. + + +MONTESQUIEU. + +Vous ruinez la base même du sens moral; mais que vous importe? Ce qui +m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel. + + +MACHIAVEL. + +Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les fonctionnaires +publics qui désignent les membres du jury. En matière de simple délit +politique, mon ministre de la justice pourra toujours, quand il le +faudra, composer la chambre des juges appelés à en connaître. + + +MONTESQUIEU. + +Votre législation intérieure est irréprochable; il est temps de passer à +d'autres objets. + + + + + +III PARTIE. + + + + +DIX-HUITIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Jusqu'à présent vous ne vous êtes occupé que des formes de votre +gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires pour le maintenir. +C'est beaucoup; ce n'est rien encore. Il vous reste à résoudre le plus +difficile de tous les problèmes, pour un souverain qui veut affecter le +pouvoir absolu dans un État européen, façonné aux moeurs +représentatives. + + +MACHIAVEL. + +Quel est donc ce problème? + + +MONTESQUIEU. + +C'est celui de vos finances. + + +MACHIAVEL. + +Cette question n'est point restée étrangère à mes préoccupations, car je +me souviens de vous avoir dit que tout, en définitive, se résoudrait par +une question de chiffres. + + +MONTESQUIEU. + +Fort bien, mais ici c'est la nature même des choses qui va vous +résister. + + +MACHIAVEL. + +Vous m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un siècle de barbarie +sous le rapport de l'économie politique et j'entends fort peu de chose à +ces matières. + + +MONTESQUIEU. + +Je me rassure pour vous. Permettez-moi toutefois de vous adresser une +question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'_Esprit des lois_, que le +monarque absolu était astreint, par le principe de son gouvernement, à +n'imposer que de faibles tributs à ses sujets[13]. Donnerez-vous du +moins aux vôtres cette satisfaction? + + [13] _Esp. des lois_, p. 80. chap. X, liv. XIII. + + +MACHIAVEL. + +Je ne m'y engage pas et je ne connais rien, en vérité, de plus +contestable que la proposition que vous avez émise là. Comment +voulez-vous que l'appareil du pouvoir monarchique, l'éclat et la +représentation d'une grande cour, puissent exister sans imposer à une +nation de lourds sacrifices? Votre thèse peut être vraie en Turquie, en +Perse, que sais-je! chez de petits peuples sans industrie, qui +n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt; mais dans les +sociétés européennes, où la richesse déborde des sources du travail, et +se présente sous tant de formes à l'impôt, où le luxe est un moyen de +gouvernement, où l'entretien et la dépense de tous les services publics +sont centralisés entres les mains de l'État, où toutes les hautes +charges, toutes les dignités sont salariées à grands frais, comment +voulez-vous encore une fois que l'on se borne à de modiques tributs, +comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain maître? + + +MONTESQUIEU. + +C'est très juste et je vous abandonne ma thèse, dont le véritable sens +vous a d'ailleurs échappé. Ainsi, votre gouvernement coûtera cher; il +est évident qu'il coûtera plus cher qu'un gouvernement représentatif. + + +MACHIAVEL. + +C'est possible. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, mais c'est ici que commence la difficulté. Je sais comment les +gouvernements représentatifs pourvoient à leurs besoins financiers, mais +je n'ai aucune idée des moyens d'existence du pouvoir absolu dans les +sociétés modernes. Si j'interroge le passé, je vois très-clairement +qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes: il faut, en premier +lieu, que le monarque absolu soit un chef militaire, vous le +reconnaissez sans doute. + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +Il faut, de plus, qu'il soit conquérant, car c'est à la guerre qu'il +doit demander les principales ressources qui lui sont nécessaires pour +entretenir son faste et ses armées. S'il les demandait à l'impôt, il +écraserait ses sujets. Vous voyez par là que ce n'est pas, parce que le +monarque absolu dépense moins, qu'il doit ménager les tributs, mais +parce que la loi de sa subsistance est ailleurs. Or, aujourd'hui, la +guerre ne rapporte plus de profits à ceux qui la font: elle ruine les +vainqueurs aussi bien que les vaincus. Voilà une source de revenus qui +vous échappe. + +Restent les impôts, mais, bien entendu, le prince absolu doit pouvoir se +passer, à cet égard, du consentement de ses sujets. Dans les États +despotiques, il y a une fiction légale qui leur permet de les taxer +discrétionnairement: en droit, le souverain est censé posséder tous les +biens de ses sujets. Quand il leur prend quelque chose, il ne fait donc +que reprendre ce qui lui appartient. De la sorte, point de résistance. + +Enfin, il faut que le prince puisse disposer, sans discussion comme +sans contrôle, des ressources que lui a procurées l'impôt. Tels sont, en +cette matière, les errements inévitables de l'absolutisme; convenez +qu'il y aurait beaucoup à faire pour en revenir là. Si les peuples +modernes sont, aussi indifférents que vous le dites, à la perte de leurs +libertés, il n'en sera pas de même quand il s'agira de leurs intérêts; +leurs intérêts sont liés à un régime économique exclusif du despotisme: +si vous n'avez par l'arbitraire en finances, vous ne pouvez pas l'avoir +en politique. Votre règne entier s'écroulera sur le chapitre des +budgets. + + +MACHIAVEL. + +Je suis fort tranquille sur ce point, comme sur le reste. + + +MONTESQUIEU. + +C'est ce qu'il faut voir; allons au fait. Le vote des impôts, par les +mandataires de la nation, est la règle fondamentale des États modernes: +accepterez-vous le vote de l'impôt? + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi non? + + +MONTESQUIEU. + +Oh! prenez garde, ce principe est la consécration la plus expresse de la +souveraineté de la nation; car lui reconnaître le droit de voter +l'impôt, c'est lui reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de +réduire à rien les moyen d'action du prince, et, par suite, de +l'anéantir lui-même, au besoin. + + +MACHIAVEL. + +Vous êtes catégorique. Continuez. + + +MONTESQUIEU. + +Ceux qui votent l'impôt sont eux-mêmes des contribuables. Ici leurs +intérêts sont étroitement solidaires de ceux de la nation, en un point +où elle aura nécessairement les yeux ouverts. Vous allez trouver ses +mandataires aussi peu accommodants sur les crédits législatifs, que vous +les avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés. + + +MACHIAVEL. + +C'est ici que la faiblesse de l'argument se découvre: je vous prie de +prendre note de deux considérations que vous avez oubliées. En premier +lieu les mandataires de la nation sont salariés; contribuables ou non, +ils sont personnellement désintéressés dans le vote de l'impôt. + + +MONTESQUIEU. + +Je conviens que la combinaison est pratique, et la remarque judicieuse. + + +MACHIAVEL. + +Vous voyez l'inconvénient d'envisager trop systématiquement les choses; +la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez peut-être +raison si j'appuyais mon pouvoir sur l'aristocratie, ou sur les classes +bourgeoises qui pourraient, à un moment donné, me refuser leur +concours; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le prolétariat, +dont la masse ne possède rien. Les charges de l'État ne pèsent presque +pas sur elle, et je ferai même en sorte qu'elles n'y pèsent pas du tout. +Les mesures fiscales préoccuperont peu les classes ouvrières; elles ne +les atteindront pas. + + +MONTESQUIEU. + +Si j'ai bien compris, ceci est très-clair: vous faites payer à ceux qui +possèdent, par la volonté souveraine de ceux qui ne possèdent pas. C'est +la rançon que le nombre et la pauvreté imposent à la richesse. + + +MACHIAVEL. + +N'est-ce pas juste? + + +MONTESQUIEU. + +Ce n'est pas même vrai, car dans les sociétés actuelles, au point de vue +économique, il n'y a ni riche, ni pauvre. L'artisan de la veille est le +bourgeois du lendemain, en vertu de la loi du travail. Si vous atteignez +la bourgeoisie territoriale ou industrielle, savez-vous ce que vous +faites? + +Vous rendez en réalité l'émancipation par le travail plus difficile, +vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les liens du +prolétariat. C'est une aberration que de croire que le prolétaire peut +profiter des atteintes portées à la production. En appauvrissant par des +lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que des situations +factices et, dans un temps donné, on appauvrit même ceux qui ne +possèdent pas. + + +MACHIAVEL. + +Ce sont de belles théories, mais je suis bien décidé à vous en opposer +de tout aussi belles, si vous le voulez. + + +MONTESQUIEU. + +Non, car vous n'avez pas encore résolu le problème que je vous ai posé. +Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de la souveraineté +absolue. Ce ne sera pas si facile que vous le pensez, même avec une +chambre législative dans laquelle vous aurez la majorité assurée, même +avec la toute-puissance du mandat populaire dont vous êtes investi. +Dites-moi, par exemple, comment vous pourrez plier le mécanisme +financier des États modernes aux exigences du pouvoir absolu. Je vous le +répète, c'est la nature même des choses qui résiste ici. Les peuples +policés de l'Europe ont entouré l'administration de leurs finances, de +garanties si étroites, si jalouses, si multipliées, qu'elles ne laissent +pas plus de place à la perception qu'à l'emploi arbitraire des deniers +publics. + + +MACHIAVEL. + +Quel est donc ce merveilleux système? + + +MONTESQUIEU. + +Je puis vous l'indiquer en quelques mots. + +La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose sur +deux bases fondamentales, le _contrôle_ et la _publicité_. C'est là que +réside essentiellement la garantie des contribuables. Un souverain ne +pourrait pas y toucher sans dire indirectement à ses sujets: Vous avez +l'ordre, je veux le désordre, je veux l'obscurité dans la gestion des +fonds publics; j'en ai besoin parce qu'il y a une foule de dépenses que +je veux pouvoir faire sans votre approbation, de déficits que je veux +pouvoir masquer, de recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou +de grossir suivant les circonstances. + + +MACHIAVEL. + +Vous débutez bien. + + +MONTESQUIEU. + +Dans les pays libres et industrieux, tout le monde sait les finances, +par nécessité, par intérêt et par état, et votre gouvernement à cet +égard ne pourrait tromper personne. + + +MACHIAVEL. + +Qui vous dit qu'on veuille tromper? + + +MONTESQUIEU. + +Toute l'oeuvre de l'administration financière, si vaste et si compliquée +qu'elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière analyse, à deux +opérations fort simples, _recevoir_ et _dépenser_. + +C'est autour de ces deux ordres de faits financiers, que gravite la +multitude des lois et des règlements spéciaux, qui ont encore pour objet +une chose fort simple: faire en sorte que le contribuable ne paye que +l'impôt nécessaire et régulièrement établi, faire en sorte que le +gouvernement ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des dépenses +approuvées par la nation. + +Je laisse de côté tout ce qui est relatif à l'assiette et au mode de +perception de l'impôt, aux moyens pratiques d'assurer l'intégralité de +la recette, l'ordre et la précision dans le mouvement des fonds publics; +ce sont là des détails de comptabilité dont je n'ai point à vous +entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la publicité marche +avec le contrôle, dans les systèmes de finance politique les mieux +organisés de l'Europe. + +Un des problèmes les plus importants à résoudre, était de faire sortir +complétement de l'obscurité, de rendre visibles à tous les yeux les +éléments de recettes et de dépenses sur lesquels est basé l'emploi de la +fortune publique entre les mains des gouvernements. Ce résultat a été +atteint par la création de ce que l'on appelle, en langue moderne, le +budget de l'État, qui est l'aperçu ou l'état estimatif des recettes et +des dépenses, prévues non pas pour une période de temps éloignée, mais +chaque année pour le service de l'année suivante. Le budget annuel est +donc le point capital, et en quelque sorte générateur, de la situation +financière, qui s'améliore ou s'aggrave, en proportion de ses résultats +constatés. Les parties qui le composent sont préparées par les +différents ministres dans le département desquels les services à +pourvoir sont placés. Ils prennent pour base de leur travail les +allocations des budgets antérieurs, en y introduisant les modifications, +additions et retranchements nécessaires. Le tout est adressé au ministre +des finances, qui centralise les documents qui lui sont transmis, et qui +présente à l'assemblée législative, ce que l'on appelle le projet du +budget. Ce grand travail publié, imprimé, reproduit dans mille journaux, +dévoile à tous les yeux la politique intérieure et extérieure de l'État, +l'administration civile, judiciaire et militaire. Il est examiné, +discuté et voté, par les représentants du pays, après quoi il est rendu +exécutoire de la même manière que les autres lois de l'État. + + +MACHIAVEL. + +Permettez-moi d'admirer avec quelle netteté de déduction et quelle +propriété de termes, tout à fait modernes, l'illustre auteur de +l'_Esprit des lois_ a su se dégager, en matière de finances, des +théories un peu vagues et des termes quelquefois un peu ambigus du grand +ouvrage qui l'a rendu immortel. + + +MONTESQUIEU. + +L'_Esprit des lois_ n'est pas un traité de finances. + + +MACHIAVEL. + +Votre sobriété sur ce point mérite d'autant plus d'être louée, que vous +auriez pu en parler très-compétemment. Veuillez donc continuer, je vous +prie, je vous suis avec le plus grand intérêt. + + + + +DIX-NEUVIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +La création du système budgétaire a entraîné, on peut le dire, avec elle +toutes les autres garanties financières qui sont aujourd'hui le partage +des sociétés politiques bien réglées. + +Ainsi, la première loi qui se trouve nécessairement imposée par +l'économie du budget, c'est que les crédits demandés soient en rapport +avec les ressources existantes. C'est là un équilibre qui doit se +traduire constamment aux yeux par des chiffres réels et authentiques, et +pour mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur qui +vote sur les propositions qui lui sont faites ne subisse aucun +entraînement, on a eu recours à une mesure très-sage. On a divisé le +budget général de l'État en deux budgets distincts: _le budget des +dépenses et le budget des recettes_, qui doivent être votés séparément, +chacun par une loi spéciale. + +De cette manière, l'attention du législateur est obligée de se +concentrer, tour à tour, isolément, sur la situation active et passive, +et ses déterminations ne sont pas à l'avance influencées par la balance +générale des recettes et des dépenses. + +Il contrôle scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en dernier +lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que naît le vote +général du budget. + + +MACHIAVEL. + +Tout cela est fort bien, mais est-ce que par hasard les dépenses sont +renfermées dans un cercle infranchissable par le vote législatif? Est-ce +que cela est possible? Est-ce qu'une chambre peut, sans paralyser +l'exercice du pouvoir exécutif, défendre au souverain de pourvoir, par +des mesures d'urgence, à des dépenses imprévues? + + +MONTESQUIEU. + +Je vois bien que cela vous gêne, mais je ne puis le regretter. + + +MACHIAVEL. + +Est-ce que, dans les États constitutionnels eux-mêmes, la faculté n'est +pas formellement réservée au souverain, d'ouvrir, par ordonnances, des +crédits supplémentaires ou extraordinaires dans l'intervalle des +sessions législatives? + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai, mais à une condition, c'est que ces ordonnances soient +converties en lois à la réunion des Chambres. Il faut que leur +approbation intervienne. + + +MACHIAVEL. + +Qu'elle intervienne une fois que la dépense est engagée, pour ratifier +ce qui est fait, je ne le trouverais pas mauvais. + + +MONTESQUIEU. + +Je le crois bien; mais, malheureusement, on ne s'en est pas tenu là. La +législation financière moderne la plus avancée interdit de déroger aux +prévisions normales du budget, autrement que par des lois portant +ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires. La dépense ne +peut plus être engagée sans l'intervention du pouvoir législatif. + + +MACHIAVEL. + +Mais alors on ne peut même plus gouverner. + + +MONTESQUIEU. + +Il paraît que si. Les États modernes ont réfléchi que le vote législatif +du budget finirait par être illusoire, avec les abus des crédits +supplémentaires et extraordinaires; qu'en définitive la dépense devait +pouvoir être limitée, quand les ressources l'étaient naturellement; que +les événements politiques ne pouvaient faire varier les faits financiers +d'un instant à l'autre, et que l'intervalle des sessions n'était pas +assez long pour qu'il ne fût pas toujours possible d'y pourvoir +utilement par un vote extra-budgétaire. + +On est allé plus loin encore; on a voulu qu'une fois les ressources +votées pour tels et tels services, elles pussent revenir au trésor si +elles n'étaient pas employées; on a pensé qu'il ne fallait pas que le +gouvernement, tout en restant dans les limites des crédits alloués, pût +employer les fonds d'un service pour les affecter à un autre, couvrir +celui-ci, découvrir celui-là, au moyen de virements de fonds opérés de +ministère à ministère, par voie d'ordonnances; car ce serait éluder leur +destination législative et revenir, par un détour ingénieux, à +l'arbitraire financier. + +On a imaginé, à cet effet, ce que l'on appelle _la spécialité des +crédits par chapitres_, c'est-à-dire que le vote des dépenses a lieu par +chapitres spéciaux ne contenant que des services corrélatifs et de même +nature pour tous les ministères. Ainsi, par exemple, le chapitre A +comprendra, pour tous les ministères, la dépense A, le chapitre B la +dépense B et ainsi de suite. Il résulte de cette combinaison que les +crédits non employés doivent être annulés dans la comptabilité des +divers ministères et reportés en recettes au budget de l'année suivante. +Je n'ai pas besoin de vous dire que la responsabilité ministérielle est +la sanction de toutes ces mesures. Ce qui forme le couronnement des +garanties financières, c'est l'établissement d'une chambre des comptes, +sorte de cour de cassation dans son genre, chargée d'exercer, d'une +manière permanente, les fonctions de juridiction et de contrôle sur le +compte, le maniement et l'emploi des deniers publics, ayant même pour +mission de signaler les parties de l'administration financière qui +peuvent être améliorées au double point de vue des dépenses et des +recettes. Ces explications suffisent. Ne trouvez-vous pas qu'avec une +organisation comme celle-là, le pouvoir absolu serait bien embarrassé? + + +MACHIAVEL. + +Je suis encore atterré, je vous l'avoue, de cette incursion financière. +Vous m'avez pris par mon côté faible: je vous ai dit que je m'entendais +fort peu à ces matières, mais j'aurais, croyez-le bien, des ministres +qui sauraient rétorquer tout cela et démontrer le danger de la plupart +de ces mesures. + + +MONTESQUIEU. + +Ne le pourriez-vous pas un peu vous-même? + + +MACHIAVEL. + +Si fait. A mes ministres le soin de faire de belles théories; ce sera +leur principale occupation; quant à moi, je vous parlerai finances +plutôt en politique qu'en économiste. Il y a une chose que vous êtes +trop porté à oublier, c'est que la matière des finances est, de toutes +les parties de la politique, celle qui se prête le plus aisément aux +maximes du traité _du Prince_. Ces États qui ont des budgets si +méthodiquement ordonnés et des écritures officielles si bien en règle, +me font l'effet, de ces commerçants qui ont des livres parfaitement +tenus et se ruinent bel et bien finalement. Qui donc a de plus gros +budgets que vos gouvernements parlementaires? Qu'est-ce qui coûte plus +cher que la République démocratique des États-Unis, que la République +royale d'Angleterre? Il est vrai que les immenses ressources de cette +dernière puissance sont mises au service de la politique la plus +profonde et la mieux entendue. + + +MONTESQUIEU. + +Vous n'êtes pas dans la question. A quoi voulez-vous en venir? + + +MACHIAVEL. + +A ceci: c'est que les règles de l'administration financière des États +n'ont aucun rapport avec celles de l'économie domestique, qui paraît +être le type de vos conceptions. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! ah! la même distinction qu'entre la politique et la morale? + + +MACHIAVEL. + +Eh bien oui, cela n'est-il pas universellement reconnu, pratiqué? Les +choses n'étaient-elles pas ainsi même de votre temps, beaucoup moins +avancé cependant sous ce rapport, et n'est-ce pas vous-même qui avez dit +que les États se permettaient en finances des écarts dont rougirait le +fils de famille le plus déréglé? + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai, j'ai dit cela, mais si vous en tirez un argument favorable à +votre thèse, c'est une véritable surprise pour moi. + + +MACHIAVEL. + +Vous voulez dire, sans doute, qu'il ne faut pas se prévaloir de ce qui +se fait, mais de ce qui doit se faire. + + +MONTESQUIEU. + +Précisément. + + +MACHIAVEL. + +Je réponds qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se fait +universellement ne peut pas ne pas se faire. + + +MONTESQUIEU. + +Ceci est de la pratique pure, j'en conviens. + + +MACHIAVEL. + +Et j'ai quelque idée que si nous faisions la balance des comptes, comme +vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est, coûterait moins +cher que le vôtre; mais laissons cette dispute qui serait sans intérêt. +Vous vous trompez vraiment bien, si vous croyez que je m'afflige de la +perfection des systèmes de finances que vous venez de m'expliquer. Je me +réjouis avec vous de la régularité de la perception de l'impôt, de +l'intégralité de la recette; je me réjouis de l'exactitude des comptes, +je m'en réjouis très-sincèrement. Croyez-vous donc qu'il s'agisse, pour +le souverain absolu, de mettre les mains dans les coffres de l'État, de +manier lui-même les deniers publics. Ce luxe de précautions est vraiment +puéril. Est-ce que le danger est-là? Tant mieux, encore une fois, si les +fonds se recueillent, se meuvent et circulent avec la précision +miraculeuse que vous m'avez annoncée. Je compte justement faire servir à +la splendeur de mon règne toutes ces merveilles de comptabilité, toutes +ces beautés organiques de la matière financière. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez le _vis comica_. Ce qu'il y a de plus étonnant pour moi dans +vos théories financières, c'est qu'elles sont en contradiction formelle +avec ce que vous dites à cet égard dans le traité du prince, où vous +recommandez sévèrement, non pas seulement l'économie en finances, mais +même l'avarice[14]. + + [14] Traité du Prince, p. 106, ch. XVI. + + +MACHIAVEL. + +Si vous vous en étonnez, vous avez tort, car sous ce point de vue les +temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes principes les plus +essentiels est de m'accommoder aux temps. Revenons et laissons d'abord +un peu de côté, je vous prie, ce que vous m'avez dit de votre chambre +des comptes: cette institution appartient-elle à l'ordre judiciaire? + + +MONTESQUIEU. + +Non. + + +MACHIAVEL. + +C'est donc un corps purement administratif. Je le suppose parfaitement +irréprochable. Mais la belle avance quand il a vérifié tous les comptes! +Empêche-t-il que les crédits ne se votent, que les dépenses ne se +fassent? Ses arrêts de vérification n'en apprennent pas plus sur la +situation que les budgets. C'est une chambre d'enregistrement sans +remontrance, c'est une institution ingénue, n'en parlons donc pas, je la +maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle peut être. + + +MONTESQUIEU. + +Vous la maintenez, dites-vous! Vous comptez donc toucher aux autres +parties de l'organisation financière? + + +MACHIAVEL. + +Vous n'en doutiez pas, j'imagine. Est-ce qu'après un coup d'État +politique, un coup d'État financier n'est pas inévitable? Est-ce que je +ne me servirai pas de la toute-puissance pour cela comme pour le reste? +Quelle est donc la vertu magique qui préserverait vos règlements +financiers? Je suis comme ce géant de je ne sais quel conte, que des +pygmées avaient chargé d'entraves pendant son sommeil; en se relevant, +il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain de mon avènement, il ne +sera même pas question de voter le budget; je le décréterai +extraordinairement, j'ouvrirai dictatorialement les crédits nécessaires +et je les ferai approuver par mon conseil d'État. + + +MONTESQUIEU. + +Et vous continuerez ainsi? + + +MACHIAVEL. + +Non pas. Dès l'année suivante je rentrerai dans la légalité; car je +n'entends rien détruire directement, je vous l'ai dit plusieurs fois +déjà. On a réglementé avant moi, je réglemente à mon tour. Vous m'avez +parlé du vote du budget, par deux lois distinctes: je considère cela +comme une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une situation +financière, quand on vote en même temps le budget des recettes et le +budget des dépenses. Mon gouvernement est un gouvernement laborieux; il +ne faut pas que le temps si précieux des délibérations publiques se +perde en discussions inutiles. Dorénavant le budget des recettes et +celui des dépenses seront compris dans une seule loi. + + +MONTESQUIEU. + +Bien. Et la loi qui interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires, +autrement que parmi vote préalable de la Chambre? + + +MACHIAVEL. + +Je l'abroge; vous en comprenez assez la raison. + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +C'est une loi qui serait inapplicable sous tous les régimes. + + +MONTESQUIEU. + +Et la spécialité des crédits, le vote par chapitres? + + +MACHIAVEL. + +Il est impossible de le maintenir: on ne votera plus le budget des +dépenses par chapitres, mais par ministères. + + +MONTESQUIEU. + +Cela me paraît gros comme une montagne, car le vote par ministère ne +donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se servir, pour +tamiser les dépenses publiques, d'un tonneau sans fond au lieu d'un +crible. + + +MACHIAVEL. + +Cela n'est pas exact, car chaque crédit, porté en bloc, présente des +éléments distincts, des chapitres comme vous dites; on les examinera si +l'on veut, mais on votera par ministère, avec faculté de virements d'un +chapitre à un autre. + + +MONTESQUIEU. + +Et de ministère à ministère? + + +MACHIAVEL. + +Non, je ne vais pas jusque-là; je veux rester dans les limites de la +nécessité. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes d'une modération accomplie, et vous croyez que ces innovations +financières ne jetteront pas l'alarme dans le pays? + + +MACHIAVEL. + +Pourquoi voulez-vous qu'elles alarment plus que mes autres mesures +politiques? + + +MONTESQUIEU. + +Mais parce que celles-ci touchent aux intérêts matériels de tout le +monde. + + +MACHIAVEL. + +Oh! ce sont-là des distinctions bien subtiles. + + +MONTESQUIEU. + +Subtiles! je trouve le mot bien choisi. N'y mettez donc pas de subtilité +vous-même, et dites simplement qu'un pays qui ne peut pas défendre ses +libertés, ne peut pas défendre son argent. + + +MACHIAVEL. + +De quoi pourrait-on se plaindre, puisque j'ai conservé les principes +essentiels du droit public en matière financière? Est-ce que l'impôt +n'est pas régulièrement établi, régulièrement perçu, les crédits +régulièrement votés? Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne s'appuie pas +sur la base du suffrage populaire? Non, sans doute, mon gouvernement +n'est pas réduit à l'indigence. Le peuple qui m'a acclamé, non-seulement +souffre aisément l'éclat du trône, mais il le veut, il le recherche dans +un prince qui est l'expression de sa puissance. Il ne hait réellement +qu'une chose, c'est la richesse de ses égaux. + + +MONTESQUIEU. + +Ne vous échappez pas encore; vous n'êtes pas au bout; je vous ramène +d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son organisation +même comprime le développement de votre puissance. C'est un cadre qu'on +peut franchir, mais on ne le franchit qu'à ses risques et périls. Il est +publié, on en connaît les éléments, il reste là comme le baromètre de la +situation. + + +MACHIAVEL. + +Finissons-en donc sur ce point, puisque vous le voulez. + + + + +VINGTIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Le budget est un cadre, dites-vous; oui, mais c'est un cadre élastique +qui s'étend autant qu'on le veut. Je serai toujours au dedans, jamais au +dehors. + + +MONTESQUIEU. + +Que voulez-vous dire? + + +MACHIAVEL. + +Est-ce à moi qu'il appartient de vous apprendre comment les choses se +passent, même dans les États dont l'organisation budgétaire est poussée +à son plus haut point de perfection? La perfection consiste précisément +à savoir sortir, par des artifices ingénieux, d'un système de limitation +purement fictif en réalité. + +Qu'est-ce que votre budget annuellement voté? Pas autre chose qu'un +règlement provisoire, qu'un aperçu, par à peu près, des principaux +événements financiers. Jamais la situation n'est définitive qu'après +l'achèvement des dépenses que la nécessité a fait naître pendant le +cours de l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien +d'espèces de crédits qui répondent à toutes les éventualités possibles: +les crédits complémentaires, supplémentaires, extraordinaires, +provisoires, exceptionnels, que sais-je? Et chacun de ces crédits forme, +à lui seul, autant de budgets distincts. Or, voici comment les choses se +passent: le budget général, celui qui est voté au commencement de +l'année, porte au total, je suppose, un crédit de 800 millions. Quand on +est arrivé à la moitié de l'année, les faits financiers ne répondent +déjà plus aux premières prévisions; alors on présente aux Chambres ce +que l'on appelle un budget rectificatif, et ce budget ajoute 100 +millions, 150 millions au chiffre primitif. Arrive ensuite le budget +supplémentaire: il y ajoute 50 ou 60 millions; vient enfin la +liquidation qui ajoute 15, 20 ou 30 millions. Bref, à la balance +générale des comptes, l'écart total est d'un tiers de la dépense prévue. +C'est sur ce dernier chiffre que survient, en forme d'homologation, le +vote législatif des Chambres. De cette manière, au bout de dix ans, on +peut doubler et même tripler le budget. + + +MONTESQUIEU. + +Que cette accumulation de dépenses puisse être le résultat de vos +améliorations financières, c'est ce dont je ne doute pas, mais rien de +semblable n'arrivera dans les États où l'on évitera vos errements. Au +surplus, vous n'êtes pas au bout: il faut bien, en définitive, que les +dépenses soient en équilibre avec les recettes; comment vous y +prendrez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Tout consiste ici, on peut le dire, dans l'art de grouper les chiffres +et dans certaines distinctions de dépenses, à l'aide desquelles on +obtient la latitude nécessaire. Ainsi, par exemple, la distinction entre +le budget ordinaire et le budget extraordinaire peut être d'un grand +secours. A la faveur de ce mot _extraordinaire_ on fait passer assez +aisément certaines dépenses contestables et certaines recettes plus ou +moins problématiques. J'ai, par exemple, ici 20 millions en dépenses; il +faut y faire face par 20 millions en recettes: je porte en recette une +indemnité de guerre de 20 millions, non encore perçue, mais qui le sera +plus tard, ou bien encore je porte en recette une augmentation de 20 +millions dans le produit des impôts, qui sera réalisée l'année +prochaine. Voilà pour les recettes; je ne multiplie pas les exemples. +Pour les dépenses, on peut recourir au procédé contraire: au lieu +d'ajouter, on déduit. Ainsi, on détachera, par exemple, du budget des +dépenses les frais de perception de l'impôt. + + +MONTESQUIEU. + +Et sous quel prétexte, je vous prie? + + +MACHIAVEL. + +On peut dire, et avec raison, selon moi, que ce n'est pas une dépense de +l'État. On peut encore, par la même raison, ne pas faire figurer au +budget des dépenses ce que coûte le service provincial et communal. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne discute rien de tout cela, vous pouvez le voir; mais que +faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des dépenses que vous +éliminez? + + +MACHIAVEL. + +Le grand point, en cette matière, est la distinction entre le budget +ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au budget extraordinaire +que doivent se reporter les dépenses qui vous préoccupent. + + +MONTESQUIEU. + +Mais enfin ces deux budgets se totalisent et le chiffre définitif de la +dépense apparaît. + + +MACHIAVEL. + +On ne doit pas totaliser; au contraire. Le budget ordinaire apparaît +seul; le budget extraordinaire est une annexe à laquelle on pourvoit par +d'autres moyens. + + +MONTESQUIEU. + +Et quels sont-ils? + + +MACHIAVEL. + +Ne me faites pas anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y a une +manière particulière de présenter le budget, d'en dissimuler, au +besoin, l'élévation croissante. Il n'est pas de gouvernement qui ne soit +dans la nécessité d'en agir ainsi; il y a des ressources inépuisables +dans les pays industrieux, mais, comme vous le remarquiez, ces pays-là +sont avares, soupçonneux: ils disputent sur les dépenses les plus +nécessaires. La politique financière ne peut pas, plus que l'autre, se +jouer cartes sur table: on serait arrêté à chaque pas; mais en +définitive, et grâce, j'en conviens, au perfectionnement du système +budgétaire, tout se retrouve, tout est classé, et si le budget a ses +mystères, il a aussi ses clartés. + + +MONTESQUIEU. + +Mais pour les initiés seulement, sans doute. Je vois que vous ferez de +la législation financière un formalisme aussi impénétrable que la +procédure judiciaire chez les Romains, au temps des douze tables. Mais +poursuivons. Puisque vos dépenses augmentent, il faut bien que vos +ressources croissent dans la même proportion. Trouverez-vous, comme +Jules César, une valeur de deux milliards de francs dans les coffres de +l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose? + + +MACHIAVEL. + +Vos traits sont fort ingénieux; je ferai ce que font tous les +gouvernements possibles, j'emprunterai. + + +MONTESQUIEU. + +C'est ici que je voulais vous amener. Il est certain qu'il est peu de +gouvernements qui ne soient dans la nécessité de recourir à l'emprunt; +mais il est certain aussi qu'ils sont obligés d'en user avec ménagement; +ils ne sauraient, sans immoralité et sans danger, grever les générations +à venir de charges exorbitantes et disproportionnées avec les ressources +probables. Comment se font les emprunts? par des émissions de titres +contenant obligation de la part du gouvernement, de servir des rentes +proportionnées au capital qui lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c., +par exemple, l'État, au bout de vingt ans, a payé une somme égale au +capital emprunté; au bout de quarante ans une somme double; au bout de +soixante ans une somme triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur +de la totalité du même capital. On peut ajouter que si l'État augmentait +indéfiniment sa dette, sans rien faire pour la diminuer, il serait +conduit a l'impossibilité d'emprunter ou à la faillite. Ces résultats +sont faciles à saisir: il n'est pas de pays où chacun ne les comprenne. +Aussi les États modernes ont-ils voulu apporter une limitation +nécessaire à l'accroissement des impôts. Ils ont imaginé, à cet effet, +ce que l'on a appelé le système de l'amortissement, combinaison vraiment +admirable par la simplicité et par le mode si pratique de son +exécution. On a crée un fonds spécial, dont les ressources capitalisées +sont destinées à un rachat permanent de la dette publique, par fractions +successives; en sorte que toutes les fois que l'État emprunte, il doit +doter le fonds d'amortissement d'un certain capital destiné à éteindre, +dans un temps donné, la nouvelle créance. Vous voyez que ce mode de +limitation est indirect, et c'est ce qui fait sa puissance. Au moyen de +l'amortissement, la nation dit à son gouvernement: vous emprunterez si +vous y êtes forcé, soit, mais vous devrez toujours vous préoccuper de +faire face à la nouvelle obligation que vous contractez en mon nom. +Quand on est sans cesse obligé d'amortir, on y regarde à deux fois avant +d'emprunter. Si vous amortissez régulièrement, je vous passe vos +emprunts. + + +MACHIAVEL. + +Et pourquoi voulez-vous que j'amortisse, je vous prie? Quels sont les +États où l'amortissement a lieu d'une manière régulière? En Angleterre +même il est suspendu; l'exemple tombe de haut, j'imagine: ce qui ne se +fait nulle part, ne peut pas se faire. + + +MONTESQUIEU. + +Ainsi vous supprimez l'amortissement? + + +MACHIAVEL. + +Je n'ai pas dit cela, tant s'en faut; je laisserai fonctionner ce +mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit; cette +combinaison présentera un grand avantage. Lors de la présentation du +budget, on pourra, de temps en temps, faire figurer en recette le +produit de l'amortissement de l'année suivante. + + +MONTESQUIEU. + +Et l'année suivante il figurera en dépenses. + + +MACHIAVEL. + +Je n'en sais rien, cela dépendra des circonstances, car je regretterai +beaucoup que cette institution financière ne puisse pas marcher plus +régulièrement. Mes ministres s'expliqueront à cet égard d'une manière +extrêmement douloureuse. Mon Dieu, je ne prétends pas que, sous le +rapport financier, mon administration n'aura pas quelques côtés +critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés, on passe sur +beaucoup de choses. L'Administration des finances est pour beaucoup +aussi, ne l'oubliez pas, _une affaire de presse_. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'est-ce que ceci? + + +MACHIAVEL. + +Ne m'avez-vous pas dit que l'essence même du budget était la publicité? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, les budgets ne sont-ils pas accompagnés de comptes rendus, de +rapports, de documents officiels de toutes les façons? Que de +ressources ces communications publiques ne donnent-elles pas au +souverain, quand il est entouré d'hommes habiles! Je veux que mon +ministre des finances parle la langue des chiffres avec une admirable +clarté et que son style littéraire, d'ailleurs, soit d'une pureté +irréprochable. + +Il est bon de répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que «la gestion +des deniers publics se fait actuellement à la lumière du jour.» + +Cette proposition incontestable doit être présentée sous mille formes; +je veux qu'on écrive des phrases comme celle-ci: + +«Notre système de comptabilité, fruit d'une longue expérience, se +distingue par la clarté et la certitude de ses procédés. Il met obstacle +aux abus et ne donne à personne, depuis le dernier des fonctionnaires +_jusqu'au chef de l'État lui-même_, le moyen de détourner la somme la +plus minime de sa destination, ou d'en faire un emploi irrégulier.» + +On tiendrait votre langage: comment faire mieux? et l'on dirait: + +«L'excellence du système financier repose sur deux bases: _contrôle_ et +_publicité_. Le contrôle qui empêche qu'un seul denier puisse sortir des +mains des contribuables pour entrer dans les caisses publiques, passer +d'une caisse à une autre caisse, et en sortir pour aller entre les +mains d'un créancier de l'État, sans que la légitimité de sa +perception, la régularité de ses mouvements, la légitimité de son +emploi, en soient contrôlés par des agents responsables, vérifiés +judiciairement par des magistrats inamovibles, et définitivement +sanctionnés dans les comptes législatifs de la Chambre.» + + +MONTESQUIEU. + +O Machiavel! vous raillez toujours, mais votre raillerie a quelque chose +d'infernal. + + +MACHIAVEL. + +Vous oubliez où nous sommes. + + +MONTESQUIEU. + +Vous défiez le ciel. + + +MACHIAVEL. + +Dieu sonde les coeurs. + + +MONTESQUIEU. + +Poursuivez. + + +MACHIAVEL. + +Au commencement de l'année budgétaire, le surintendant des finances +s'énoncera ainsi: + +«Rien n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget actuel. Sans se +faire d'illusions, on a les plus sérieuses raisons d'espérer que, pour +la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service +des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce +résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement +difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de +la fortune publique ne s'est jamais ralenti.» + +Est-ce bien dicté? + + +MONTESQUIEU. + +Poursuivez. + + +MACHIAVEL. + +A ce propos l'on parlera de l'amortissement, qui vous préoccupait tout à +l'heure, et l'on dira: + +«L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l'on a conçu à +cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l'État continuaient à +progresser, il ne serait pas impossible que, dans le budget qui sera +présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se soldassent par un +excédant de recettes.» + + +MONTESQUIEU. + +Vos espérances sont à long terme; mais à propos de l'amortissement, si, +après avoir promis de le mettre en fonction, on n'en fait rien, que +direz-vous? + + +MACHIAVEL. + +On dira que le moment n'avait pas été bien choisi, qu'il faut attendre +encore. On peut aller beaucoup plus loin: des économistes recommandables +contestent à l'amortissement une efficacité réelle. Ces théories, vous +les connaissez; je puis vous les rappeler. + + +MONTESQUIEU. + +C'est inutile. + + +MACHIAVEL. + +On fait publier ces théories par les journaux non officiels, on les +insinue soi-même, enfin un jour on peut les avouer plus hautement. + + +MONTESQUIEU. + +Comment! après avoir reconnu auparavant l'efficacité de l'amortissement, +et en avoir exalté les bienfaits! + + +MACHIAVEL. + +Mais, est-ce que les données de la science ne changent pas? est-ce qu'un +gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à peu, les progrès +économiques de son siècle? + + +MONTESQUIEU. + +Rien de plus péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand vous n'aurez +pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous trouverez débordé par +les dépenses, après avoir fait entrevoir des excédants de recettes, que +direz-vous? + + +MACHIAVEL. + +Au besoin, on en conviendra hardiment. Cette franchise honore les +gouvernements et touche les peuples, quand elle émane d'un pouvoir fort. +Mais, en revanche, mon ministre des finances s'attachera à enlever toute +signification à l'élévation du chiffre des dépenses. Il dira, ce qui est +vrai: «C'est que la pratique financière démontre que les découverts ne +sont jamais entièrement confirmés; qu'une certaine quantité de +ressources nouvelles surviennent d'ordinaire dans le cours de l'année, +notamment par l'accroissement du produit des impôts; qu'une portion +considérable, d'ailleurs, des crédits votés, n'ayant pas reçu d'emploi, +se trouvera annulée.» + + +MONTESQUIEU. + +Cela arrivera-t-il? + + +MACHIAVEL. + +Quelquefois il y a, vous le savez, en finances des mots tout faits, des +phrases stéréotypées, qui font beaucoup d'effet sur le public, le +calment, le rassurent. + +Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive, on dit: _ce +chiffre n'a rien d'exorbitant;--il est normal, il est conforme aux +antécédents budgétaires;--le chiffre de la dette flottante n'a rien que +de très-rassurant_. Il y a une foule de locutions semblables dont je ne +vous parle pas parce qu'il est d'autres artifices pratiques, plus +importants, sur lesquels je dois appeler votre attention. + +D'abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire d'insister +sur le développement de la prospérité, de l'activité commerciale et du +_progrès toujours croissant de la consommation_. + +Le contribuable s'émeut moins de la disproportion des budgets, quand on +lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, sans que +jamais il s'en défie, tant les écritures authentiques produisent un +effet magique sur l'esprit des sots bourgeois. Lorsque l'équilibre des +budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année suivante, préparer +l'esprit public à quelque mécompte, on dit à l'avance, dans un rapport, +l'_année prochaine le découvert ne sera que de tant._ + +Si le découvert est inférieur aux prévisions, c'est un véritable +triomphe; s'il est supérieur, on dit: _«le déficit a été plus grand +qu'on ne l'avait prévu, mais il s'était élevé à un chiffre supérieur +l'année précédente;_ de compte fait, la situation est meilleure, car on +a dépensé moins et cependant on a traversé des circonstances +exceptionnellement difficiles: la guerre, la disette, les épidémies, des +crises de subsistances imprévues, etc.» + +«Mais, l'année prochaine, l'augmentation des recettes permettra, suivant +toute probabilité, d'atteindre un équilibre depuis si longtemps désiré: +la dette sera réduite, le budget _convenablement balancé_. Ce progrès +continuera, on peut l'espérer, et, sauf des événements extraordinaires, +l'équilibre deviendra l'habitude de nos finances, comme il en est la +règle.» + + +MONTESQUIEU. + +C'est de la haute comédie; l'habitude sera comme la règle, elle ne se +prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne, il y aura toujours +quelque circonstance extraordinaire, quelque guerre, quelque crise de +subsistances. + + +MACHIAVEL. + +Je ne sais pas s'il y aura des crises de subsistances; ce qui est +certain, c'est que je tiendrai très-haut le drapeau de la dignité +nationale. + + +MONTESQUIEU. + +C'est bien le moins que vous puissiez faire. Si vous recueillez de la +gloire, on ne doit pas vous en savoir gré, car elle n'est, entre vos +mains, qu'un moyen de gouvernement: ce n'est pas elle qui amortira les +dettes de votre État. + + + + +VINGT ET UNIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je crains que vous n'ayez quelque préjugé à l'égard des emprunts; ils +sont précieux à plus d'un titre: ils attachent les familles au +gouvernement; ce sont d'excellents placements pour les particuliers, et +les économistes modernes reconnaissent formellement aujourd'hui que, +loin d'appauvrir les États, les dettes publiques les enrichissent. +Voulez-vous me permettre de vous expliquer comment? + + +MONTESQUIEU. + +Non, car je crois connaître ces théories-là. Comme vous parlez toujours +d'emprunter et jamais de rembourser, je voudrais savoir d'abord à qui +vous demanderez tant de capitaux, et à propos de quoi vous les +demanderez. + + +MACHIAVEL. + +Les guerres extérieures sont, pour cela, d'un grand secours. Dans les +grands États, elles permettent d'emprunter 5 ou 600 millions; on fait +en sorte de n'en dépenser que la moitié ou les deux tiers, et le reste +trouve sa place dans le Trésor, pour les dépenses de l'intérieur. + + +MONTESQUIEU. + +Cinq ou six cent millions, dites-vous! Et quels sont les banquiers des +temps modernes qui peuvent négocier des emprunts dont le capital serait, +à lui seul, toute la fortune de certains États? + + +MACHIAVEL. + +Ah! vous en êtes encore à ces procédés rudimentaires de l'emprunt? +C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie, en matière +d'économie financière. On n'emprunte plus aujourd'hui aux banquiers. + + +MONTESQUIEU. + +Et à qui donc? + + +MACHIAVEL. + +An lieu de passer des marchés avec des capitalistes, qui s'entendent +pour déjouer les enchères et dont le petit nombre annihile la +concurrence, on s'adresse à tous ses sujets: aux riches, aux pauvres, +aux artisans, aux commerçants, à quiconque a un denier de disponible; on +ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique, et pour que +chacun puisse acheter des rentes, on les divise par coupons de +très-petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5 francs de +rente jusqu'à cent mille francs, un million de rentes. Le lendemain de +leur émission la valeur de ces titres est en hausse, fait prime, comme +on dit: on le sait, et l'on se rue de tous côtés pour en acheter; on dit +que c'est du délire. En quelques jours les coffres du Trésor regorgent; +on reçoit tant d'argent qu'on ne sait où le mettre; cependant on +s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription dépasse le +capital des rentes émises, on peut se ménager un grand effet sur +l'opinion. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! + + +MACHIAVEL. + +On rend aux retardataires leur argent. On fait cela à grand bruit, à +grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre ménagé. L'excédant +s'élève quelquefois à deux ou trois cent millions: vous jugez à quel +point l'esprit public est frappé de cette confiance du pays dans le +gouvernement. + + +MONTESQUIEU. + +Confiance qui se mêle à un esprit d'agiotage effréné, à ce que +j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette combinaison, +mais tout, dans votre bouche, est vraiment fantasmagorique. Eh bien, +soit, vous avez de l'argent plein les mains, mais.... + + +MACHIAVEL. + +J'en aurais plus encore que vous ne pensez, car, chez les nations +modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent prêter +directement à l'État 100 et 200 millions au taux ordinaire; les grandes +villes peuvent prêter aussi. Chez ces mêmes nations il y a d'autres +institutions que l'on appelle institutions de prévoyance: ce sont des +caisses d'épargne, des caisses de secours, des caisses de retraite. +L'État a l'habitude d'exiger que leurs capitaux, qui sont immenses, qui +peuvent s'élever quelquefois à 5 ou 600 millions, soient versés dans le +Trésor public où ils fonctionnent avec la masse commune, moyennant de +faibles intérêts payés à ceux qui les déposent. + +De plus, les gouvernements peuvent se procurer des fonds exactement +comme les banquiers. Ils délivrent sur leur caisse des bons à vue pour +des sommes de deux ou trois cent millions, sortes de lettres de change +sur lesquelles on se jette avant qu'elles n'entrent en circulation. + + +MONTESQUIEU. + +Permettez-moi donc de vous arrêter: vous ne parlez que d'emprunter ou de +tirer des lettres de change; ne vous préoccuperez-vous jamais de payer +quelque chose? + + +MACHIAVEL. + +Il est bon de vous dire encore que l'on peut, en cas de besoin, vendre +les domaines de l'État. + + +MONTESQUIEU. + +Ah, vous vous vendez maintenant! mais ne vous préoccuperez-vous pas de +payer enfin? + + +MACHIAVEL. + +Sans aucun doute; il est temps de vous dire maintenant comment on fait +face au passif. + + +MONTESQUIEU. + +Vous dites, _on fait face au passif_: je voudrais une expression plus +exacte. + + +MACHIAVEL. + +Je me sers de cette expression parce que je la crois d'une exactitude +réelle. On ne peut pas toujours éteindre le passif, mais on peut lui +faire face; le mot est même très-énergique, car le passif est un ennemi +redoutable. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, comment lui ferez-vous face? + + +MACHIAVEL. + +A cet égard les moyens sont très-variés: il y a d'abord l'impôt. + + +MONTESQUIEU. + +C'est-à-dire le passif employé à payer le passif. + + +MACHIAVEL. + +Vous me parlez en économiste et non en financier. Ne confondez pas. Avec +le produit d'une taxe on peut réellement payer. Je sais que l'impôt fait +crier; si celui que l'on a établi gêne, on en trouve un autre, ou l'on +rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand art, vous le savez, +à trouver les points vulnérables de la matière imposable. + + +MONTESQUIEU. + +Vous l'aurez bientôt écrasée, j'imagine. + + +MACHIAVEL. + +Il y a d'autres moyens: il y a ce que l'on appelle la conversion. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! ah! + + +MACHIAVEL. + +Ceci est relatif à la dette que l'on appelle consolidée, c'est-à-dire à +celle qui provient de l'émission des emprunts. On dit aux rentiers de +l'État, par exemple: jusqu'à ce jour je vous ai payé 5 p.c. de votre +argent; c'était le taux de votre rente. J'entends ne plus vous payer que +le 4 1/2 ou le 4 p.c. Consentez à cette réduction ou recevez le +remboursement du capital que vous m'avez prêté. + + +MONTESQUIEU. + +Mais si l'on rend réellement l'argent, je trouve le procédé encore assez +honnête. + + +MACHIAVEL. + +Sans doute on le rend, si on le réclame; mais très-peu s'en soucient; +les rentiers ont leurs habitudes; leurs fonds sont placés; ils ont +confiance dans l'État; ils aiment mieux un revenu moindre et un +placement sûr. Si tout le monde demandait son argent il est évident que +le Trésor serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se +débarrasse par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines de millions. + + +MONTESQUIEU. + +C'est un expédient immoral, quoi qu'on dise; un emprunt forcé qui +déprime la confiance publique. + + +MACHIAVEL. + +Vous ne connaissez pas les rentiers. Voici une autre combinaison +relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à l'heure que +l'État avait à sa disposition les fonds des caisses de prévoyance et +qu'il s'en servait en payant le loyer, sauf à les rendre à première +réquisition. Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est plus en +mesure de les rendre, il consolide la dette qui flotte dans ses mains. + + +MONTESQUIEU. + +Je sais ce que cela signifie; l'État dit aux déposants: Vous voulez +votre argent, je ne l'ai plus; voilà de la rente. + + +MACHIAVEL. + +Précisément, et il consolide de la même manière toutes les dettes +auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide les bons du Trésor, les +dettes contractées envers les villes, envers les banques, enfin toutes +celles qui forment ce que l'on appelle très-pittoresquement la dette +flottante, parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point +d'assiette déterminée et qui sont à une échéance plus ou moins +rapprochée. + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez de singuliers moyens de libérer l'État. + + +MACHIAVEL. + +Que pouvez-vous me reprocher si je ne fais que ce que font les autres? + + +MONTESQUIEU. + +Oh! si tout le monde le fait, il faudrait être bien dur, effectivement, +pour le reprocher à Machiavel. + + +MACHIAVEL. + +Je ne vous indique seulement pas la millième partie des combinaisons que +l'on peut employer. Loin de redouter l'accroissement des rentes +perpétuelles, je voudrais que la fortune publique entière fût en rentes; +je ferais en sorte que les villes, les communes, les établissements +publics convertissent en rentes leurs immeubles ou leurs capitaux +mobiliers. C'est l'intérêt même de ma dynastie qui me commanderait ces +mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon royaume un écu qui ne +tînt par un fil à mon existence. + + +MONTESQUIEU. + +Mais à ce point de vue même, à ce point de vue fatal, atteindrez-vous +votre but? Ne marchez-vous pas, de la manière la plus directe, à votre +ruine à travers la ruine de l'État? Ne savez-vous pas que chez toutes +les nations de l'Europe il y a de vastes marchés de fonds publics, où la +prudence, la sagesse, la probité des gouvernements est mise à +l'enchère? A la manière dont vous dirigez vos finances, vos fonds +seraient repoussés avec perte des marchés étrangers et ils tomberaient +aux plus bas cours, même à la Bourse de votre royaume. + + +MACHIAVEL. + +C'est une erreur flagrante. Un gouvernement glorieux, comme serait le +mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à l'extérieur. A l'intérieur, +sa vigueur dominerait les appréhensions. Au surplus je ne voudrais pas +que le crédit de mon État dépendît des transes de quelques marchands de +suif; je dominerais la Bourse par la Bourse. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'est-ce encore? + + +MACHIAVEL. + +J'aurais de gigantesques établissements de crédit institués en apparence +pour prêter à l'industrie, mais dont la fonction la plus réelle +consisterait à soutenir la rente. Capables de jeter pour 400 ou 500 +millions de titres sur la place, ou de raréfier le marché dans les mêmes +proportions, ces monopoles financiers seraient toujours maîtres des +cours. Que dites-vous de cette combinaison? + + +MONTESQUIEU. + +Les bonnes affaires que vos ministres, vos favoris, vos maîtresses vont +faire dans ces maisons-là! Votre gouvernement va donc jouer à la bourse +avec les secrets de l'État? + + +MACHIAVEL. + +Que dites-vous! + + +MONTESQUIEU. + +Expliquez donc autrement l'existence de ces maisons. Tant que vous +n'avez été que sur le terrain des doctrines, on pouvait se tromper sur +le véritable nom de votre politique, depuis que vous en êtes aux +applications, on ne le peut plus. Votre gouvernement sera unique dans +l'histoire; on ne pourra jamais le calomnier. + + +MACHIAVEL. + +Si quelqu'un dans mon royaume s'avisait de dire ce que vous laissez +entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre. + + +MONTESQUIEU. + +La foudre est un bel argument; vous êtes heureux de l'avoir à votre +disposition. En avez-vous fini avec les finances? + + +MACHIAVEL. + +Oui. + + +MONTESQUIEU. + +L'heure s'avance à grands pas. + + + + +IVe PARTIE. + + + + +VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE. + + +MONTESQUIEU. + +Avant de vous avoir entendu, je ne connaissais bien _ni l'esprit des +lois, ni l'esprit des finances_. Je vous suis redevable de m'avoir +enseigné l'un et l'autre. Vous avez entre les mains la plus grande +puissance des temps modernes, l'argent. Vous pouvez vous en procurer à +peu près autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses ressources vous +allez faire de grandes choses, sans doute; c'est le cas de montrer enfin +_que le bien peut sortir du mal_. + + +MACHIAVEL. + +C'est ce que j'entends vous montrer en effet. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, voyons. + + +MACHIAVEL. + +Le plus grand de mes bienfaits sera d'abord d'avoir donné la paix +intérieure à mon peuple. Sous mon règne les mauvaises passions sont +comprimées, _les bons se rassurent et les méchants tremblent_. J'ai +rendu à un pays déchiré avant moi par les factions, la liberté, la +dignité, la force. + + +MONTESQUIEU. + +Après avoir changé tant de choses, n'en seriez-vous pas venu à changer +le sens des mots? + + +MACHIAVEL. + +La liberté ne consiste pas dans la licence, pas plus que la dignité et +la force ne consistent dans l'insurrection et le désordre. Mon empire +paisible au dedans, sera glorieux au dehors. + + +MONTESQUIEU. + +Comment? + + +MACHIAVEL. + +Je ferai la guerre dans les quatre parties du monde. Je franchirai les +Alpes, comme Annibal; je guerroierai dans l'Inde, comme Alexandre; dans +la Lybie, comme Scipion; j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords du Gange +au Mississipi, du Mississipi au fleuve Amour. La grande muraille de la +Chine tombera devant mon nom; mes légions victorieuses défendront, à +Jérusalem, le tombeau du Sauveur; à Rome, le vicaire de Jésus-Christ; +leurs pas fouleront au Pérou la poussière des Incas, en Égypte les +cendres de Sésostris; en Mésopotamie celles de Nabuchodonosor. +Descendant de César, d'Auguste et de Charlemagne, je vengerai, sur les +bords du Danube, la défaite de Varus; sur les bords de l'Adige, la +déroute de Cannes; sur la Baltique, les outrages des Normands. + + +MONTESQUIEU. + +Daignez vous arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi les défaites +de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne vous +comparerai pas à Louis XIV, à qui Boileau disait: _Grand roi cesse de +vaincre ou je cesse d'écrire_; cette comparaison vous humilierait. Je +vous accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des temps modernes, ne +saurait être mis en parallèle avec vous. + +Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit: La guerre en elle-même est un +mal; elle sert dans vos mains à faire supporter un mal plus grand +encore, la servitude; mais où donc est, dans tout ceci, le bien que vous +m'avez promis de faire? + + +MACHIAVEL. + +Ce n'est pas ici le cas d'équivoquer; la gloire est déjà par elle-même +un grand bien; c'est le plus puissant des capitaux accumulés; un +souverain qui a de la gloire a tout le reste. Il est la terreur des +États voisins, l'arbitre de l'Europe. Son crédit s'impose +invinciblement, car, quoi que vous ayez dit sur la stérilité des +victoires, la force n'abdique jamais ses droits. On simule des guerres +d'idées, on fait étalage de désintéressement et, un beau jour, on finit +très-bien par s'emparer d'une province que l'on convoite et par imposer +un tribut de guerre aux vaincus. + + +MONTESQUIEU. + +Mais, permettez, dans ce système-là on fait parfaitement bien d'en agir +ainsi, si on le peut; sans cela, le métier militaire serait par trop +niais. + + +MACHIAVEL. + +A la bonne heure! vous voyez que nos idées commencent à se rapprocher un +peu. + + +MONTESQUIEU. + +Oui, comme l'Atlas et le Taurus. Voyons les autres grandes choses de +votre règne. + + +MACHIAVEL. + +Je ne dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un parallèle avec +Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec ce monarque; comme lui je +ferais des constructions gigantesques; cependant, sous ce rapport, mon +ambition irait bien plus loin que la sienne et que celle des plus fameux +potentats; je voudrais montrer au peuple que les monuments dont la +construction exigeait autrefois des siècles, je les rebâtis, moi, en +quelques années. Les palais des rois mes prédécesseurs tomberaient sous +le marteau des démolisseurs pour se relever rajeunis par des formes +nouvelles; je renverserais des villes entières, pour les reconstruire +sur des plans plus réguliers, pour obtenir de plus belles perspectives. +Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les constructions +attachent les peuples aux monarques. On pourrait dire qu'ils pardonnent +aisément qu'on détruise leurs lois à la condition qu'on leur bâtisse des +maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un instant, que les constructions +servent à des objets particulièrement importants. + + +MONTESQUIEU. + +Après les constructions, que ferez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Vous allez bien vite: le nombre des grandes actions n'est pas illimité. +Veuillez donc me dire, je vous prie, si, depuis Sésostris jusqu'à Louis +XIV, jusqu'à Pierre Ier, les deux points cardinaux des grands règnes +n'ont pas été la guerre et les constructions. + + +MONTESQUIEU. + +C'est vrai, mais on voit pourtant des souverains absolus qui se sont +préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer les moeurs, d'y +introduire la simplicité et la décence. On en a vu qui se sont +préoccupés de l'ordre dans les finances, de l'économie; qui ont songé à +laisser après eux l'ordre, la paix, des institutions durables, +quelquefois même la liberté. + + +MACHIAVEL. + +Oh! tout cela se fera. Vous voyez bien que, d'après vous-même, les +souverains absolus ont du bon. + + +MONTESQUIEU. + +Hélas! pas trop. Essayez de me prouver le contraire, cependant. + +Avez-vous quelque bonne chose à me dire? + + +MACHIAVEL. + +Je donnerais à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux; mon règne +serait le règne des affaires. Je lancerais la spéculation dans des voies +nouvelles et jusqu'alors inconnues. Mon administration desserrerait même +quelques-uns de ses anneaux. J'affranchirais de la réglementation une +foule d'industries: les bouchers, les boulangers et les entrepreneurs de +théâtres seraient libres. + + +MONTESQUIEU. + +Libres de faire quoi? + +MACHIAVEL + +Libres de faire du pain, libres de vendre de la viande et libres +d'organiser des entreprises théâtrales, sans la permission de +l'autorité. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais ce que cela signifie. La liberté de l'industrie est de droit +commun chez les peuples modernes. N'avez-vous rien de mieux à +m'apprendre? + + +MACHIAVEL. + +Je m'occuperais constamment du sort du peuple. Mon gouvernement lui +procurerait du travail. + + +MONTESQUIEU. + +Laissez le peuple en trouver de lui-même, cela vaudra mieux. Les +pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire de la popularité avec +les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre chose +qu'une cotisation collective, dont le produit ne doit servir qu'à des +services généraux; les classes ouvrières que l'on habitue à compter sur +l'État, tombent dans l'avilissement; elles perdent leur énergie, leur +élan, leur fonds d'industrie intellectuelle. Le salariat par l'État les +jette dans une sorte de servage, dont elles ne peuvent plus se relever +qu'en détruisant l'État lui-même. Vos constructions engloutissent des +sommes énormes dans des dépenses improductives; elles raréfient les +capitaux, tuent la petite industrie, anéantissent le crédit dans les +couches inférieures de la société. La faim est au bout de toutes vos +combinaisons. Faites des économies, et vous bâtirez après. Gouvernez +avec modération, avec justice, gouvernez le moins possible et le peuple +n'aura rien à vous demander parce qu'il n'aura pas besoin de vous. + + +MACHIAVEL. + +Ah! que vous envisagez d'un oeil froid les misères du peuple! Les +principes de mon gouvernement sont bien autres; je porte dans mon coeur +les êtres souffrants, les petits. Je m'indigne quand je vois les riches +se procurer des jouissances inaccessibles au plus grand nombre. Je ferai +tout ce que je pourrai pour améliorer la condition matérielle des +travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui plient sous le poids de la +nécessité sociale. + + +MONTESQUIEU. + +Eh bien, commencez donc par leur donner les ressources que vous affectez +aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos ministres, de vos +personnages consulaires. Réservez-leur les largesses que vous prodiguez +sans compter à vos pages, à vos courtisans, à vos maîtresses. + +Faites mieux, déposez la pourpre dont la vue est un affront à l'égalité +des hommes. Débarrassez-vous des titres de Majesté, d'Altesse, +d'Excellence, qui entrent dans les oreilles orgueilleuses comme des fers +aigus. Appelez-vous protecteur comme Cromwell, mais ayez les actes des +apôtres; allez vivre dans la chaumière du pauvre, comme Alfred le Grand, +coucher dans les hôpitaux, vous étendre sur le lit des malades comme +saint Louis. Il est trop facile de faire de la charité évangélique quand +on passe sa vie au milieu des festins, quand on repose le soir dans des +lits somptueux, avec de belles dames, quand, à son coucher et à son +lever, on a de grands personnages qui s'empressent à vous mettre la +chemise. Soyez père de famille et non despote, patriarche et non +prince. + +Si ce rôle ne vous va pas, soyez chef d'une République démocratique, +donnez la liberté, introduisez-la dans les moeurs, de vive force, si +c'est votre tempérament. Soyez Lycurgue, soyez Agésilas, soyez un +Gracque, mais je ne sais ce que c'est que cette molle civilisation où +tout fléchit, où tout se décolore à côté du prince, où tous les esprits +sont jetés dans le même moule, toutes les âmes dans le même uniforme; je +comprends qu'on aspire à régner sur des hommes mais non sur des +automates. + + +MACHIAVEL. + +Voilà un débordement d'éloquence que je ne puis pas arrêter. C'est avec +ces phrases-là qu'on renverse les gouvernements. + + +MONTESQUIEU. + +Hélas! Vous n'avez jamais d'autre préoccupation que celle de vous +maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on +n'aurait qu'à vous demander de descendre du trône au nom du salut de +l'État. Le peuple, dont vous êtes l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa +volonté à cet égard pour savoir le cas que vous faites de sa +souveraineté. + + +MACHIAVEL. + +Quelle étrange question! N'est-ce pas pour son bien que je lui +résisterais? + + +MONTESQUIEU. + +Qu'en savez-vous? Si le peuple est au-dessus de vous, de quel droit +subordonnez-vous sa volonté à la vôtre? Si vous êtes librement accepté, +si vous êtes non pas juste, mais seulement nécessaire, pourquoi +attendez-vous tout de la force et rien de la raison? Vous faites bien de +trembler sans cesse pour votre règne, car vous êtes de ceux qui durent +un jour. + + +MACHIAVEL. + +Un jour! je durerai toute ma vie, et mes descendants peut-être après +moi. Vous connaissez mon système politique, économique, financier. +Voulez-vous connaître les derniers moyens à l'aide desquels je pousserai +jusqu'aux dernières couches du sol les racines de ma dynastie? + + +MONTESQUIEU. + +Non. + + +MACHIAVEL. + +Vous refusez de m'entendre, vous êtes vaincu; vous, vos principes, votre +école et votre siècle. + + +MONTESQUIEU. + +Vous insistez, parlez, mais que cet entretien soit le dernier. + + + + +VINGT-TROISIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je ne réponds à aucun de vos mouvements oratoires. Les entraînements +d'éloquence n'ont que faire ici. Dire à un souverain: voudriez-vous +descendre de votre trône pour le bonheur de votre peuple, n'est-ce pas +folie? Lui dire encore: puisque vous êtes une émanation du suffrage +populaire, confiez-vous à ces fluctuations, laissez-vous discuter, +est-ce possible? Est-ce que tout pouvoir constitué n'a pas pour première +loi de se défendre, non pas seulement dans son intérêt, mais dans +l'intérêt du peuple qu'il gouverne? N'ai-je pas fait le plus grand +sacrifice qu'il soit possible de faire aux principes d'égalité des temps +modernes? Un gouvernement issu du suffrage universel, n'est-il pas, en +définitive, l'expression de la volonté du plus grand nombre? vous me +direz que ce principe est destructeur des libertés publiques; qu'y +puis-je faire? Quand ce principe est entré dans les moeurs, +connaissez-vous le moyen de l'en arracher? Et, s'il n'en peut être +arraché, connaissez-vous un moyen de le réaliser dans les grandes +Sociétés européennes, autrement que par le bras d'un seul homme. Vous +êtes sévère sur les moyens de gouvernement: indiquez-moi un autre mode +d'exécution, et, s'il n'y en a pas d'autre que le pouvoir absolu, +dites-moi comment ce pouvoir peut se séparer des imperfections spéciales +auxquelles son principe le condamne. + +Non, je ne suis pas un saint Vincent de Paule, car mes sujets ont +besoin, non pas d'une âme évangélique, mais d'un bras; je ne suis non +plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne suis +ni chez des Spartiates, ni chez des Romains; je suis au sein de sociétés +voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des armes, les +transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent plus +d'autorité divine, plus d'autorité paternelle, plus de frein religieux. +Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis? je suis tel, +parce qu'il est tel. Aurais-je la puissance d'arrêter sa pente? Non, je +ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se dissoudrait plus vite +encore si elle était livrée à elle-même. Je prends cette société par ses +vices, parce qu'elle ne me présente que des vices; si elle avait des +vertus, je la prendrais par ses vertus. + +Mais si d'austères principes peuvent insulter à ma puissance, est-ce +donc qu'ils peuvent méconnaître les services réels que je rends, mon +génie et même ma grandeur? + +Je suis le bras, je suis l'épée des Révolutions qu'égare le souffle +avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces insensées +qui n'ont d'autre mobile, au fond, que la brutalité des instincts, qui +courent à la rapine sous le voile des principes. Si je discipline ces +forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne fût-ce qu'un +siècle, n'ai-je pas bien mérité d'elle? ne puis-je même prétendre à la +reconnaissance des États européens qui tournent les yeux vers moi, comme +vers l'Osiris qui, seul, a la puissance de captiver ces foules +frémissantes? Portez donc vos yeux plus haut et inclinez-vous devant +celui qui porte à son front le signe fatal de la prédestination humaine. + + +MONTESQUIEU. + +Ange exterminateur, petit-fils de Tamerlan, réduisez les peuples à +l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il n'y ait quelque part des âmes +libres qui vous braveront, et leur dédain suffirait pour sauvegarder les +droits de la conscience humaine rendus imperceptibles par Dieu. + + +MACHIAVEL. + +Dieu protège les forts. + + +MONTESQUIEU. + +Arrivez donc, je vous prie, aux derniers anneaux de la chaîne que vous +avez forgée. Serrez-la bien, usez de l'enclume et du marteau, vous +pouvez tout. Dieu vous protége, c'est lui-même qui guide votre étoile. + + +MACHIAVEL. + +J'ai peine à comprendre l'animation qui règne maintenant dans vos +paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris pour politique finale, non +la violence, mais l'effacement? rassurez-vous donc, je vous apporte plus +d'une consolation inattendue. Seulement laissez-moi prendre encore +quelques précautions que je crois nécessaires à ma sûreté, vous verrez +qu'avec celles dont je m'entoure, un prince n'a rien à craindre des +événements. + +Nos écrits ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez, et je crois +qu'un despote qui veut être complet ne doit pas non plus se dispenser de +vous lire. Ainsi, vous remarquez fort bien dans l'_Esprit des lois_ +qu'un monarque absolu doit avoir une garde prétorienne nombreuse[15]; +l'avis est bon, je le suivrai. Ma garde serait d'un tiers environ de +l'effectif de mon armée. Je suis grand amateur de la conscription qui +est une des plus belles inventions du génie français, mais je crois +qu'il faut perfectionner cette institution en essayant de retenir sous +les armes le plus grand nombre possible de ceux qui ont achevé le temps +de leur service. J'y parviendrais, je crois, en m'emparant résolûment +de l'espèce de commerce qui se fait dans quelques États, comme en France +par exemple, sur les engagements volontaires à prix d'argent. Je +supprimerais ce négoce hideux et je l'exercerais moi-même honnêtement +sous la forme d'un monopole en créant une caisse de dotation de l'armée +qui me servirait à appeler sous les drapeaux par l'appât de l'argent et +à y retenir par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement +à l'état militaire. + + [15] _Esp. des lois_, liv. X, ch. XV, p. 127. + + +MONTESQUIEU. + +Ce sont donc des espèces de mercenaires que vous aspirez à former dans +votre propre patrie! + + +MACHIAVEL. + +Oui, la haine des partis dira cela, quand je ne suis mû que par le bien +du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs si légitime, de ma conservation +qui est le bien commun de mes sujets. + +Passons à d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est que je reviens +aux constructions. Je vous ai prévenu que nous y serions ramenés. Vous +allez voir l'idée politique qui surgit du vaste système de constructions +que j'ai entrepris; je réalise par là une théorie économique qui a fait +beaucoup de désastres dans certains États de l'Europe, la théorie de +l'organisation du travail permanent pour les classes ouvrières. Mon +règne leur promet un salaire indéfini. Moi mort, mon système abandonné, +plus de travail; le peuple est en grève et monte à l'assaut des classes +riches. On est en pleine Jacquerie: perturbation industrielle, +anéantissement du crédit, insurrection dans mon État, soulèvement autour +de lui; l'Europe est en feu. Je m'arrête. Dites-moi si les classes +privilégiées, qui tremblent bien naturellement pour leur fortune, ne +feront pas cause commune, et la cause la plus étroite avec les classes +ouvrières pour me maintenir, moi ou ma dynastie; si d'autre part, +l'intérêt de la tranquillité européenne n'y rattachera pas toutes les +puissances de premier ordre. + +La question des constructions qui paraît mince est donc en réalité, +comme vous le voyez, une question colossale. Quand il s'agit d'un objet +de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. Avez-vous +remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se doublent d'une +combinaison financière? C'est encore ce qui m'arrive ici. J'instituerai +une caisse des travaux publics que je doterai de plusieurs centaines de +millions à l'aide desquels je provoquerai aux constructions sur la +surface entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but: je tiens +debout la jacquerie ouvrière; c'est l'autre armée dont j'ai besoin +contre les factions. Mais cette masse de prolétaires qui est dans ma +main, il ne faut pas maintenant qu'elle puisse se retourner contre moi +au jour où elle serait sans pain. C'est à quoi je pourvois par les +constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de particulier dans mes +combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit en même temps ses +corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi construit en même temps +contre lui les moyens de défense dont j'ai besoin. Sans le savoir, il se +chasse lui-même des grands centres où sa présence m'inquiéterait; il +rend à jamais impossible le succès des révolutions qui se font dans la +rue. Le résultat des grandes constructions, en effet, est de raréfier +l'espace où peut vivre l'artisan, de le refouler aux faubourgs, et +bientôt de les lui faire abandonner; car la cherté des subsistances +croît avec l'élévation du taux des loyers. Ma capitale ne sera guère +habitable, pour ceux qui vivent d'un travail quotidien, que dans la +partie la plus rapprochée de ses murs. Ce n'est donc pas dans les +quartiers voisins du siége des autorités que les insurrections pourront +se former. Sans doute, il y aura autour de la capitale une population +ouvrière immense, redoutable dans un jour de colère; mais les +constructions que j'élèverais seraient toutes conçues d'après un plan +stratégique, c'est-à-dire, qu'elles livreraient passage à de grandes +voies où, d'un bout à l'autre, pourrait circuler le canon. L'extrémité +de ces grandes voies se relierait à une quantité de casernes, espèces de +bastilles, pleines d'armes, de soldats et de munitions. Il faudrait que +mon successeur fût un vieillard imbécile ou un enfant pour se laisser +tomber devant une insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques +grains de poudre balaieraient l'émeute jusqu'à vingt lieues de la +capitale. Mais le sang qui coule dans mes veines est brûlant et ma race +a tous les signes de la force. M'écoutez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Mais vous comprenez bien que je n'entends pas rendre la vie matérielle +difficile à la population ouvrière de la capitale, et je rencontre là un +écueil, c'est incontestable; mais la fécondité de ressources que doit +avoir mon gouvernement me suggérerait une idée; ce serait de bâtir pour +les gens du peuple de vastes cités où les logements seraient à bas prix, +et où leurs masses se trouveraient réunies par cohortes comme dans de +vastes familles. + + +MONTESQUIEU. + +Des souricières! + + +MACHIAVEL. + +Oh! l'esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne manquera +pas de dénigrer mes institutions. On dira ce que vous dites. Peu +m'importe, si le moyen ne réussit pas on en trouvera un autre. + +Je ne dois pas abandonner le chapitre des constructions sans mentionner +un détail bien insignifiant en apparence, mais qu'y a-t-il +d'insignifiant en politique? Il faut que les innombrables édifices que +je construirai soient marqués à mon nom, qu'on y trouve des attributs, +des bas-reliefs, des groupes qui rappellent un sujet de mon histoire. +Mes armes, mon chiffre doivent être entrelacés partout. Ici, ce seront +des anges qui soutiendront ma couronne, plus loin, des statues de la +justice et de la sagesse qui supporteront mes initiales. Ces points sont +de la dernière importance, j'y tiens essentiellement. + +C'est par ces signes, par ces emblêmes que la personne du souverain est +toujours présente; on vit avec lui, avec son souvenir, avec sa pensée. +Le sentiment de sa souveraineté absolue entre dans les esprits les plus +rebelles comme la goutte d'eau qui tombe incessamment du rocher creuse +le pied de granit. Par la même raison je veux que ma statue, mon buste, +mes portraits soient dans tous les établissements publics, dans +l'auditoire des tribunaux surtout; que l'on me représente en costume +royal ou à cheval. + + +MONTESQUIEU. + +A côté de l'image du Christ. + + +MACHIAVEL. + +Non pas, sans doute, mais en face; car la puissance souveraine est une +image de la puissance divine. Mon image s'allie ainsi avec celle de la +Providence et de la justice. + + +MONTESQUIEU. + +Il faut que la justice elle-même porte votre livrée. Vous n'êtes pas un +chrétien, vous êtes un empereur Grec du Bas-Empire. + + +MACHIAVEL. + +Je suis un empereur catholique, apostolique et romain. Par les mêmes +raisons que celles que je viens de vous déduire, je veux que l'on donne +mon nom, le nom Royal, aux établissements publics de quelque nature +qu'ils soient. Tribunal royal, Cour royale, Académie royale, Corps +législatif royal, Sénat royal, Conseil d'État royal; autant que possible +ce même vocable sera donné aux fonctionnaires, aux agents, au personnel +officiel qui entoure le gouvernement. Lieutenant du roi, archevêque du +roi, comédien du roi, juge du roi, avocat du roi. Enfin, le nom de royal +sera imprimé à quiconque, hommes ou choses, représentera un signe de +puissance. Ma fète seule sera une fète nationale et non pas royale. +J'ajoute encore qu'il faut, autant que possible, que les rues, les +places publiques, les carrefours portent des noms qui rappellent les +souvenirs historiques de mon règne. Si l'on suit bien ces indications, +fût-on Caligula ou Néron, on est certain de s'imprimer à jamais dans la +mémoire des peuples et de transmettre son prestige à la postérité la +plus reculée. Que de choses n'ai-je point encore à ajouter! il faut que +je me borne. + + + _Car qui pourrait tout dire sans un mortel ennui?_[16]. + +Me voici arrivé aux petits moyens; je le regrette, car ces choses ne +sont peut-être pas dignes de votre attention, mais, pour moi, elles sont +vitales. + +La bureaucratie est, dit-on, une plaie des gouvernements monarchiques; +je n'en crois rien. Ce sont des milliers de serviteurs qui sont +naturellement rattachés à l'ordre de choses existant. J'ai une armée de +soldats, une armée de juges, une armée d'ouvriers, je veux une armée +d'employés. + + [16] Cette phrase se trouve dans la préface de l'_Esprit des + lois_, p. 1. + (_Note de l'Éditeur_.) + + +MONTESQUIEU. + +Vous ne vous donnez plus la peine de rien justifier. + + +MACHIAVEL. + +En ai-je le temps? + + +MONTESQUIEU. + +Non, passez. + + +MACHIAVEL. + +Dans les États qui ont été monarchiques, et ils l'ont tous été au moins +une fois, j'ai constaté qu'il y avait une véritable frénésie pour les +cordons, pour les rubans. Ces choses ne coûtent presque rien au prince +et il peut faire des heureux, mieux que cela, des fidèles, au moyen de +quelques pièces d'étoffe, de quelques hochets en argent ou en or. Peu +s'en faudrait, en vérité, que je ne décorasse sans exception ceux qui me +le demanderaient. Un homme décoré est un homme donné. Je ferais de ces +marques de distinction un signe de ralliement pour les sujets dévoués; +j'aurais, je crois bien, à ce prix, les onze douzièmes de mon royaume. +Je réalise par là, autant que je le puis, les instincts d'égalité de la +nation. Remarquez bien ceci: plus une nation en général tient à +l'égalité, plus les individus ont de passion pour les distinctions. +C'est donc là un moyen d'action dont il serait trop malhabile de se +priver. Bien loin par suite de renoncer aux titres, comme vous me l'avez +conseillé, je les multiplierais autour de moi en même temps que les +dignités. Je veux dans ma cour l'étiquette de Louis XIV, la hiérarchie +domestique de Constantin, un formalisme diplomatique sévère, un +cérémonial imposant; ce sont là des moyens de gouvernement infaillibles +sur l'esprit des masses. A travers tout cela, le souverain apparaît +comme un Dieu. + +On m'assure que dans les États en apparence les plus démocratiques par +les idées, l'ancienne noblesse monarchique n'a presque rien perdu de son +prestige. Je me donnerais pour chambellans les gentilhommes de la plus +vieille roche. Beaucoup d'antiques noms seraient éteints sans doute; en +vertu de mon pouvoir souverain, je les ferais revivre avec les titres, +et l'on trouverait à ma cour les plus grands noms de l'histoire depuis +Charlemagne. + +Il est possible que ces conceptions vous paraissent bizarres, mais ce +que je vous affirme, c'est qu'elles feront plus pour la consolidation de +ma dynastie que les lois les plus sages. Le culte du prince est une +sorte de religion, et, comme toutes les religions possibles, ce culte +impose des contradictions et des mystères au-dessus de la raison[17]. +Chacun de mes actes, quelque inexplicable qu'il soit en apparence, +procède d'un calcul dont l'unique objet est mon salut et celui de ma +dynastie. Ainsi que je le dis, d'ailleurs, dans le _Traité du Prince_, +ce qui est réellement difficile, c'est d'acquérir le pouvoir; mais il +est facile de le conserver, car il suffit en somme d'ôter ce qui nuit et +d'établir ce qui protége. Le trait essentiel de ma politique, comme vous +avez pu le voir, a été de me rendre indispensable[18]; j'ai détruit +autant de forces organisées qu'il l'a fallu pour que rien ne pût plus +marcher sans moi, pour que les ennemis mêmes de mon pouvoir tremblassent +de le renverser. + +Ce qui me reste à faire maintenant ne consiste plus que dans le +développement des moyens moraux qui sont en germe dans mes institutions. +Mon règne est un règne de plaisirs; vous ne me défendez pas d'égayer mon +peuple par des jeux, par des fêtes; c'est par là que j'adoucis les +moeurs. On ne peut pas se dissimuler que ce siècle ne soit un siècle +d'argent; les besoins ont doublé, le luxe ruine les familles; de toutes +parts on aspire aux jouissances matérielles; il faudrait qu'un souverain +ne fût guère de son temps pour ne pas savoir faire tourner à son profit +cette passion universelle de l'argent et cette fureur sensuelle qui +consume aujourd'hui les hommes. La misère les serre comme dans un étau, +la luxure les presse; l'ambition les dévore, ils sont à moi. Mais quand +je parle ainsi, au fond c'est l'intérêt de mon peuple qui me guide. Oui, +je ferai sortir le bien du mal; j'exploiterai le matérialisme au profit +de la concorde et de la civilisation; j'éteindrai les passions +politiques des hommes en apaisant les ambitions, les convoitises et les +besoins. Je prétends avoir pour serviteurs de mon règne ceux qui, sous +les gouvernements précédents, auront fait le plus de bruit au nom de la +liberté. Les plus austères vertus sont comme celle de la femme de +Joconde; il suffit de doubler toujours le prix de la défaite. Ceux qui +résisteront à l'argent ne résisteront pas aux honneurs; ceux qui +résisteront aux honneurs ne résisteront pas à l'argent. En voyant +tomber à leur tour ceux que l'on croyait le plus purs, l'opinion +publique s'affaiblira à tel point qu'elle finira par abdiquer +complétement. Comment pourra-t-on se plaindre en définitive? Je ne serai +rigoureux que pour ce qui aura trait à la politique; je ne persécuterai +que cette passion; je favoriserai même secrètement les autres par les +mille voies souterraines dont dispose le pouvoir absolu. + + [17] _Esp. des lois_, liv. XXV, chap. II, p 386. + + [18] _Traité du Prince_, chap. IX, p. 63. + + +MONTESQUIEU. + +Après avoir détruit la conscience politique, vous deviez entreprendre de +détruire la conscience morale; vous avez tué la société, maintenant vous +tuez l'homme. Plût à Dieu que vos paroles retentissent jusque sur la +terre; jamais réfutation plus éclatante de vos propres doctrines +n'aurait frappé des oreilles humaines. + + +MACHIAVEL. + +Laissez-moi finir. + + + + + +VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Il ne me reste plus maintenant qu'à vous indiquer certaines +particularités de ma manière d'agir, certaines habitudes de conduite qui +donneront à mon gouvernement sa dernière physionomie. + +En premier lieu, je veux que mes desseins soient impénétrables même pour +ceux qui m'approcheront le plus près. Je serais, sous ce rapport, comme +Alexandre VI et le duc de Valentinois, dont on disait proverbialement à +la cour de Rome, du premier, «qu'il ne faisait jamais ce qu'il disait; +du second, qu'il ne disait jamais ce qu'il faisait.» Je ne +communiquerais mes projets que pour en ordonner l'exécution et je ne +donnerais mes ordres qu'au dernier moment. Borgia n'en usait jamais +autrement; ses ministres eux-mêmes ne savaient rien et l'on était +toujours réduit autour de lui à de simples conjectures. J'ai le don de +l'immobilité, mon but est là; je regarde d'un autre côté, et quand il +est à ma portée, je me retourne tout à coup et je fonds sur ma proie +avant qu'elle n'ait eu le temps de jeter un cri. + +Vous ne sauriez croire quel prestige une telle puissance de +dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à la vigueur de +l'action, un respect superstitieux l'environne, ses conseillers se +demandent tout bas ce qui sortira de sa tête, le peuple ne place sa +confiance qu'en lui; il personnifie à ses yeux la Providence dont les +voies sont inconnues. Quand le peuple le voit passer, il songe avec une +terreur involontaire ce qu'il pourrait d'un signe de la nuque; les États +voisins sont toujours dans la crainte et le comblent de marques de +déférence, car ils ne savent jamais si quelque entreprise toute prête ne +fondra pas sur eux du jour au lendemain. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes fort contre votre peuple parce que vous le tenez sous votre +genou, mais si vous trompez les États avec qui vous traitez comme vous +trompez vos sujets, vous serez bientôt étouffé dans les bras d'une +coalition. + + +MACHIAVEL. + +Vous me faites sortir de mon sujet, car je ne m'occupe ici que de ma +politique intérieure; mais si vous voulez savoir un des principaux +moyens à l'aide desquels je tiendrais en échec la coalition des haines +étrangères, le voici: Je règne sur un puissant royaume, je vous l'ai +dit; eh bien! je chercherais autour de mes États quelque grand pays +déchu qui aspirât à se relever, je le relèverais tout entier à la faveur +de quelque guerre générale, comme cela s'est vu pour la Suède, pour la +Prusse, comme cela peut se voir d'un jour à l'autre pour l'Allemagne ou +pour l'Italie, et ce pays, qui ne vivrait que par moi, qui ne serait +qu'une émanation de mon existence, me donnerait, tant que je serais +debout, trois cent mille hommes de plus contre l'Europe armée. + + +MONTESQUIEU. + +Et le salut de votre État à côté duquel vous élèveriez ainsi une +puissance rivale et par suite ennemie dans un temps donné? + + +MACHIAVEL. + +Avant tout je me conserve. + + +MONTESQUIEU. + +Ainsi vous n'avez rien, pas même le souci des destinées de votre +royaume[19]? + + [19] On ne peut se dissimuler qu'ici Machiavel ne soit en + contradiction avec lui-même, car il dit formellement, ch. IV, p. + 26, «que le Prince qui en rend un autre puissant travaille à sa + propre ruine.» + (_Note de l'éditeur_.) + + +MACHIAVEL. + +Qui vous dit cela? Pourvoir à mon salut, n'est-ce pas pourvoir en même +temps au salut de mon royaume! + + +MONTESQUIEU. + +Votre physionomie royale se dégage de plus en plus; je veux la voir +toute entière. + + +MACHIAVEL. + +Daignez donc ne pas m'interrompre. + +Il s'en faut bien qu'un prince, quelle que soit sa force de tête, trouve +toujours en lui les ressources d'esprit nécessaires. Un des plus grands +talents de l'homme d'État consiste à s'approprier les conseils qu'il +entend autour de lui. On trouve très-souvent dans son entourage des avis +lumineux. J'assemblerais donc très-souvent mon conseil, je le ferais +discuter, débattre devant moi les questions les plus importantes. Quand +le souverain se défie de ses impressions, ou n'a pas assez de ressources +de langage pour déguiser sa véritable pensée, il doit rester muet ou ne +parler que pour engager plus avant la discussion. Il est très-rare que, +dans un conseil bien composé, le véritable parti à prendre dans telle +situation donnée, ne se formule pas de manière ou d'autre. On le saisit +et très-souvent l'un de ceux qui a donné fort obscurément son avis est +tout étonné le lendemain de le voir exécuté. + +Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle +attention j'ai toujours mise à créer des apparences; il en faut dans les +paroles comme dans les actes. Le comble de l'habileté est de faire +croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes +desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque +toujours le contraire de ce qu'elles paraîtront indiquer. Les initiés +seuls pourront pénétrer le sens des mots caractéristiques qu'à de +certains moments je laisserai tomber du haut du trône; quand je dirai: +_Mon règne, c'est la paix_, c'est que ce sera la guerre; quand je dirai +que je fais appel aux _moyens moraux_, c'est que je vais user des moyens +de la force. M'écoutez-vous? + + +MONTESQUIEU. + +Oui. + + +MACHIAVEL. + +Vous avez vu que ma presse a cent voix et qu'elles parlent incessamment +de la grandeur de mon règne, de l'enthousiasme de mes sujets pour leur +souverain; qu'elles mettent en même temps dans la bouche du public les +opinions, les idées et jusqu'aux formules de langage qui doivent +défrayer ses entretiens; vous avez vu également que mes ministres +étonnent sans relâche le public des témoignages incontestables de leurs +travaux. Quant à moi, je parlerais rarement, une fois l'année seulement, +puis çà et là dans quelques grandes circonstances. Aussi chacune de mes +manifestations serait accueillie, non-seulement dans mon royaume, mais +dans l'Europe entière, comme un événement. + +Un prince dont le pouvoir est fondé sur une base démocratique, doit +avoir un langage soigné, mais cependant populaire. Au besoin il ne doit +pas craindre de parler en démagogue, car après tout il est le peuple, et +il en doit avoir les passions. Il faut avoir pour lui certaines +attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations de +sensibilité qui trouveront place à l'occasion. Peu importe que ces +moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux du monde, le peuple n'y +regardera pas de si près et l'effet sera produit. + +Dans mon ouvrage je recommande au prince de prendre pour type quelque +grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible suivre les +traces[20]. Ces assimilations historiques font encore beaucoup d'effet +sur les masses; on grandit dans leur imagination, on se donne de son +vivant la place que la postérité vous réserve. On trouve d'ailleurs dans +l'histoire de ces grands hommes des rapprochements, des indications +utiles, quelquefois des situations identiques, dont on tire des +enseignements précieux, car toutes les grandes leçons politiques sont +dans l'histoire. Quand on a trouvé un grand homme avec qui l'on a des +analogies, on peut faire mieux encore: Vous savez que les peuples aiment +qu'un prince ait l'esprit cultivé, qu'il ait le goût des lettres, qu'il +en ait même le talent. Eh bien, le prince ne saurait mieux employer ses +loisirs qu'à écrire, par exemple, l'histoire du grand homme des temps +passés, qu'il a pris pour modèle. Une philosophie sévère peut taxer ces +choses de faiblesse. Quand le souverain est fort on les lui pardonne, et +elles lui donnent même je ne sais quelle grâce. + +Certaines faiblesses, et même certains vices, servent d'ailleurs le +prince autant que des vertus. Vous avez pu reconnaître la vérité de ces +observations d'après l'usage que j'ai dû faire tantôt de la duplicité, +et tantôt de la violence. Il ne faut pas croire, par exemple, que le +caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire; bien au contraire. +S'il est souvent opportun d'user de la clémence ou de la magnanimité, il +faut qu'à de certains moments sa colère s'appesantisse d'une manière +terrible. L'homme est l'image de Dieu, et la divinité n'a pas moins de +rigueur dans ses coups que de miséricorde. Quand j'aurais résolu la +perte de mes ennemis, je les écraserais donc jusqu'à ce qu'il n'en reste +plus que poussière. Les hommes ne se vengent que des injures légères; +ils ne peuvent rien contre les grandes[21]. C'est du reste ce que je dis +expressément dans mon livre. Le prince n'a que le choix des instruments +qui doivent servir à son courroux; il trouvera toujours des juges prêts +à sacrifier leur conscience à ses projets de vengeance ou de haine. + +Ne craignez pas que le peuple s'émeuve jamais des coups que je porterai. +D'abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, et puis il +hait naturellement ce qui s'élève, il se réjouit instinctivement quand +on frappe au-dessus de lui. Peut-être ne savez-vous pas bien d'ailleurs +avec quelle facilité on oublie. Quand le moment des rigueurs est passé, +c'est à peine si ceux-là mêmes que l'on a frappés se souviennent. A +Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite rapporte que les victimes couraient +avec je ne sais quelle jouissance au-devant des supplices. Vous entendez +parfaitement qu'il ne s'agit de rien de semblable dans les temps +modernes; les moeurs sont devenues fort douces: quelques proscriptions, +des emprisonnements, la déchéance des droits civiques, ce sont là des +châtiments bien légers. Il est vrai que, pour arriver à la souveraine +puissance, il a fallu verser du sang et violer bien des droits; mais, je +vous le répète, tout s'oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques +bons procédés de la part de ses ministres ou de ses agents, seront +accueillis avec les marques de la plus grands reconnaissance. + +S'il est indispensable de punir avec une inflexible rigueur, il faut +récompenser avec la même ponctualité: c'est ce que je ne manquerais +jamais de faire. Quiconque aurait rendu un service à mon gouvernement, +serait récompensé dès le lendemain. Les places, les distinctions, les +plus grandes dignités, formeraient autant d'étapes certaines pour +quiconque serait en possession de servir utilement ma politique. Dans +l'armée, dans la magistrature, dans tous les emplois publics, +l'avancement serait calculé sur la nuance de l'opinion et le degré de +zèle à mon gouvernement. Vous êtes muet. + + [20] _Traité du Prince_, chap. XIV, p. 98. + + [21] _Traité du Prince_, ch. III, p. 17. + + +MONTESQUIEU. + +Continuez. + + +MACHIAVEL. + +Je reviens sur certains vices et même sur certains travers d'esprit, que +je regarde comme nécessaires au prince. Le maniement du pouvoir est une +chose formidable. Si habile que soit un souverain, si infaillible que +soit son coup d'oeil et si vigoureuse que soit sa décision, il y a +encore un immense _alea_ dans son existence. Il faut être superstitieux. +Gardez-vous de croire que ceci soit de légère conséquence. Il est, dans +la vie des princes, des situations si difficiles, des moments si graves, +que la prudence humaine ne compte plus. Dans ces cas-là, il faut presque +jouer au dé ses résolutions. Le parti que j'indique, et que je suivrais, +consiste, dans certaines conjonctures, à se rattacher à des dates +historiques, à consulter des anniversaires heureux, à mettre telle ou +telle résolution hardie sous les auspices d'un jour où l'on a gagné une +victoire, fait un coup de main heureux. Je dois vous dire que la +superstition a un autre avantage très grand; le peuple connaît cette +tendance. Ces combinaisons augurales réussissent souvent; il faut aussi +les employer lorsque l'on est sûr du succès. Le peuple, qui ne juge que +par les résultats, s'habitue à croire que chacun des actes du souverain +correspond à des signes célestes, que les coïncidences historiques +forcent la main de la fortune. + + +MONTESQUIEU. + +Le dernier mot est dit, vous êtes un joueur. + + +MACHIAVEL. + +Oui, mais j'ai un bonheur inouï, et j'ai la main si sûre, la tête si +fertile que la fortune ne peut pas tourner. + + +MONTESQUIEU. + +Puisque vous faites votre portrait, vous devez avoir encore d'autres +vices ou d'autres vertus à faire passer. + + +MACHIAVEL. + +Je vous demande grâce pour la luxure. La passion des femmes sert un +souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a dû à son +incontinence une partie de sa popularité. Les hommes sont ainsi faits, +que ce penchant leur plaît chez ceux qui les gouvernent. La dissolution +des moeurs a été de tout temps une fureur, une carrière galante dans +laquelle le prince doit devancer ses égaux, comme il devance ses soldats +devant l'ennemi. Ces idées sont françaises, et je ne pense pas qu'elles +déplaisent trop à l'illustre auteur des _Lettres persanes_. Il ne m'est +pas permis de tomber dans des considérations trop vulgaires, cependant +je ne puis me dispenser de vous dire que le résultat le plus réel de la +galanterie du prince, est de lui concilier la sympathie de la plus belle +moitié de ses sujets. + + +MONTESQUIEU. + +Vous tournez au madrigal. + + +MACHIAVEL. + +On peut être sérieux et galant: vous en avez fourni la preuve. Je ne +rabats rien de ma proposition. L'influence des femmes sur l'esprit +public est considérable. En bonne politique, le prince est condamné à +faire de la galanterie, alors même qu'au fond il ne s'en soucierait pas; +mais le cas sera rare. + +Je puis vous assurer que si je suis bien les règles que je viens de +tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans mon royaume. On aura +un souverain vigoureux, dissolu, plein d'esprit de chevalerie, adroit à +tous les exercices du corps: on l'aimera. Les gens austères n'y feront +rien; on suivra le torrent; bien plus, les hommes indépendants seront +mis à l'index: on s'en écartera. On ne croira ni à leur caractère, ni à +leur désintéressement. Ils passeront pour des mécontents qui veulent se +faire acheter. Si çà et là, je n'encourageais pas le talent, on le +repousserait de toutes parts, on marcherait sur les consciences comme +sur le pavé. Mais au fond, je serai un prince moral; je ne permettrai +pas que l'on aille au delà de certaines limites. Je respecterai la +pudeur publique, partout où je verrai qu'elle veut être respectée. Les +souillures ne m'atteindront pas, car je me déchargerai sur d'autres des +parties odieuses de l'administration. Ce que l'on pourra dire de pis, +c'est que je suis un bon prince mal entouré, que je veux le bien, que je +le veux ardemment, que je le ferai toujours, quand on me l'indiquera. + +Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le pouvoir +absolu. Là, point de contradiction, point de résistance; on peut suivre +à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses fautes. On peut sans +opposition faire le bonheur de son peuple, car c'est là ce qui me +préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l'on ne s'ennuiera pas +dans mon royaume; les esprits y seront sans cesse occupés par mille +objets divers. Je donnerai au peuple le spectacle de mes équipages et +des pompes de ma cour, on préparera de grandes cérémonies, je tracerai +des jardins, j'offrirai l'hospitalité à des rois, je ferai venir des +ambassades des pays les plus reculés. Tantôt ce seront des bruits de +guerre, tantôt des complications diplomatiques sur lesquelles on +glosera pendant des mois entiers; j'irai bien loin, je donnerai +satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les guerres qui se +feront sous mon règne seront entreprises au nom de la liberté des +peuples et de l'indépendance des nations, et pendant que sur mon passage +les peuples m'acclameront, je dirai secrètement à l'oreille des rois +absolus: Ne craignez rien, je suis des vôtres, je porte comme vous une +couronne et je tiens à la conserver: _j'embrasse la liberté européenne, +mais c'est pour l'étouffer_. + +Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma fortune; +ce serait le jour où l'on reconnaîtra de tous côtés que ma politique +n'est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin du calcul. + + +MONTESQUIEU. + +Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela? + + +MACHIAVEL. + +Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai peu. +J'ai d'ailleurs formé autour de moi une école d'hommes politiques d'une +très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point le +machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles à +suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des hommes de +rien, ou de très-peu de conséquence, qui seront de véritables +Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, qui mentiront +avec un imperturbable sang-froid; la vérité ne pourra se faire jour +nulle part. + + +MONTESQUIEU. + +Si vous n'avez fait que railler d'un bout à l'autre de cet entretien, +comme je le crois, Machiavel, je regarde cette ironie comme votre plus +magnifique ouvrage. + + +MACHIAVEL. + +Une ironie! Vous vous trompez bien si vous le pensez. Ne comprenez-vous +pas que j'ai parlé sans voile, et que c'est la violence terrible de la +vérité qui donne à mes paroles la couleur que vous croyez voir! + + +MONTESQUIEU. + +Vous avez achevé. + + +MACHIAVEL. + +Pas encore. + + +MONTESQUIEU. + +Achevez donc. + + + + +VINGT-CINQUIÈME DIALOGUE. + + +MACHIAVEL. + +Je régnerai dix ans dans ces conditions, sans changer quoi que ce soit à +ma législation; le succès définitif n'est qu'à ce prix. Rien, absolument +rien, ne doit me faire varier pendant cet intervalle; le couvercle de la +chaudière doit être de fer et de plomb; c'est pendant ce temps que +s'élabore le phénomène de destruction de l'esprit factieux. Vous croyez +peut-être qu'on est malheureux, qu'on se plaint. Ah! je serais +inexcusable s'il en était ainsi; mais quand les ressorts seront le plus +violemment tendus, quand je pèserai du poids le plus terrible sur la +poitrine de mon peuple, voici ce qu'on dira: Nous n'avons que ce que +nous méritons, souffrons. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes bien aveugle si vous prenez cela pour une apologie de votre +règne; si vous ne comprenez pas que l'expression de ces paroles est un +regret violent du passé. C'est là un mot stoïque qui vous annonce le +jour du châtiment. + + +MACHIAVEL. + +Vous me troublez. L'heure est venue de détendre les ressorts, je vais +rendre des libertés. + + +MONTESQUIEU. + +Mieux vaut mille fois l'excès de votre oppression; votre peuple vous +répondra: gardez ce que vous avez pris. + + +MACHIAVEL. + +Ah! que je reconnais bien là la haine implacable des partis. N'accorder +rien à ses adversaires politiques, rien, pas même les bienfaits. + + +MONTESQUIEU. + +Non, Machiavel, rien avec vous, rien! la victime immolée ne reçoit pas +de bienfaits de son bourreau. + + +MACHIAVEL. + +Ah! que je pénétrerais aisément à cet égard la pensée secrète de mes +ennemis. Ils se flattent, ils espèrent que la force d'expansion que je +comprime me lancera tôt ou tard dans l'espace. Les insensés! Ils ne me +connaîtront bien qu'à la fin. En politique que faut-il pour prévenir +tout danger avec la plus grande compression possible? une imperceptible +ouverture. On l'aura. + +Je ne rendrai pas des libertés considérables, à coup sûr; eh bien, voyez +pourtant à quel point l'absolutisme aura déjà pénétré dans les moeurs. +Je puis gager qu'au premier bruit de ces libertés, il s'élèvera autour +de moi des rumeurs d'épouvante. Mes ministres, mes conseillers +s'écrieront que j'abandonne le gouvernail, que tout est perdu. On me +conjurera, au nom du salut de l'État, au nom du pays, de n'en rien +faire; le peuple dira: à quoi songe-t-il? son génie baisse; les +indifférents diront: le voilà à bout; les haineux diront: Il est mort. + + +MONTESQUIEU. + +Et ils auront tous raison, car un publiciste moderne[22] a dit avec une +grande vérité: «Veut-on ravir aux hommes leurs droits? il ne faut rien +faire à demi. Ce qu'on leur laisse, leur sert à reconquérir ce qu'on +leur enlève. La main qui reste libre dégage l'autre de ses fers.» + + [22] Benjamin Constant. + (_Note de l'éditeur_.) + + +MACHIAVEL. + +C'est très-bien pensé; c'est très-vrai; je sais que je m'expose +beaucoup. Vous voyez bien que l'on est injuste envers moi, que j'aime +plus la liberté qu'on ne le dit. Vous m'avez demandé tout à l'heure si +j'avais de l'abnégation, si je saurais me sacrifier pour mes peuples, +descendre du trône au besoin: vous avez maintenant ma réponse, j'en puis +descendre par le martyre. + + +MONTESQUIEU. + +Vous êtes bien attendri. Quelles libertés rendez-vous? + + +MACHIAVEL. + +Je permets à ma chambre législative de me témoigner chaque année, au +moment du jour de l'an, l'expression de ses voeux dans une adresse. + + +MONTESQUIEU. + +Mais puisque l'immense majorité de la chambre vous est dévouée, que +pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des témoignages +d'admiration et d'amour? + + +MACHIAVEL. + +Eh bien, oui. Ces témoignages ne sont-ils pas naturels? + + +MONTESQUIEU. + +Sont-ce toutes les libertés? + + +MACHIAVEL. + +Mais cette première concession est considérable, quoique vous en disiez. +Je ne m'en tiendrai cependant pas là. Il s'opère aujourd'hui en Europe +un certain mouvement d'esprit contre la centralisation, non pas chez les +masses, mais dans les classes éclairées. Je décentraliserai, +c'est-à-dire que je donnerai à mes gouverneurs de province le droit de +trancher beaucoup de petites questions locales soumises auparavant à +l'approbation de mes ministres. + + +MONTESQUIEU. + +Vous ne faites que rendre la tyrannie plus insupportable si l'élément +municipal n'est pour rien dans cette réforme. + + +MACHIAVEL. + +Voilà bien la précipitation fatale de ceux qui réclament des réformes: +il faut marcher à pas prudents dans la voie de la liberté. Je ne m'en +tiens cependant pas là: je donne des libertés commerciales. + + +MONTESQUIEU. + +Vous en avez déjà parlé. + + +MACHIAVEL. + +C'est que le point industriel me touche toujours: je ne veux pas qu'on +dise que ma législation va, par un excès de défiance envers le peuple, +jusqu'à l'empêcher de pourvoir lui-même à sa subsistance. C'est pour +cette raison que je fais présenter aux chambres des lois qui ont pour +objet de déroger un peu aux dispositions prohibitives de l'association. +Du reste, la tolérance de mon gouvernement rendait cette mesure +parfaitement inutile, et comme, en fin de compte, il ne faut pas se +désarmer, rien ne sera changé à la loi, si ce n'est la formule de la +rédaction. On a aujourd'hui, dans les chambres, des députés qui se +prêtent très-bien à ces innocents stratagèmes. + + +MONTESQUIEU. + +Est-ce tout? + + +MACHIAVEL. + +Oui, car c'est beaucoup, trop peut-être; mais je crois pouvoir me +rassurer: mon armée est enthousiaste, ma magistrature fidèle, et ma +législation pénale fonctionne avec la régularité et la précision de ces +mécanismes tout-puissants et terribles que la science moderne à +inventés. + + +MONTESQUIEU. + +Ainsi, vous ne touchez pas aux lois de la presse? + + +MACHIAVEL. + +Vous ne le voudriez pas. + + +MONTESQUIEU. + +Ni à la législation municipale? + + +MACHIAVEL. + +Est-ce possible? + + +MONTESQUIEU. + +Ni à votre système de protectorat du suffrage? + + +MACHIAVEL. + +Non. + + +MONTESQUIEU. + +Ni à l'organisation du Sénat, ni à celle du Corps législatif, ni à votre +système intérieur, ni à votre système extérieur, ni à votre régime +économique, ni à votre régime financier? + + +MACHIAVEL. + +Je ne touche qu'à ce que je vous ai dit. A proprement parler, je sors de +la période de la terreur, j'entre dans la voie de la tolérance; je le +puis sans dangers; je pourrais même rendre des libertés réelles, car il +faudrait être bien dénué d'esprit politique pour ne pas reconnaître qu'à +l'heure imaginaire que je suppose, ma législation a porté tous ses +fruits. J'ai rempli le but que je vous avais annoncé; le caractère de la +nation est changé; les légères facultés que j'ai rendues ont été pour +moi la sonde avec laquelle j'ai mesuré la profondeur du résultat. Tout +est fait, tout est consommé, il n'y a plus de résistance possible. Il +n'y a plus d'écueil, il n'y a plus rien! Et cependant je ne rendrai +rien. Vous l'avez dit, c'est là qu'est la vérité pratique. + + +MONTESQUIEU. + +Hâtez-vous de terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous rencontrer +jamais, et que Dieu efface de ma mémoire jusqu'à la dernière trace de ce +que je viens d'entendre! + + +MACHIAVEL. + +Prenez garde, Montesquieu; avant que la minute qui commence ne tombe +dans l'éternité vous chercherez mes pas avec angoisse et le souvenir de +cet entretien désolera éternellement votre âme. + + +MONTESQUIEU. + +Parlez! + + +MACHIAVEL. + +Revenons donc. J'ai fait tout ce que vous savez; par ces concessions à +l'esprit libéral de mon temps, j'ai désarmé la haine des partis. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! vous ne laisserez donc pas tomber ce masque d'hypocrisie dont vous +avez couvert des forfaits qu'aucune langue humaine n'a décrits. Vous +voulez donc que je sorte de la nuit éternelle pour vous flétrir! Ah! +Machiavel! vous-même n'aviez pas enseigné à dégrader à ce point +l'humanité! Vous ne conspiriez pas contre la conscience, vous n'aviez +pas conçu la pensée de faire de l'âme humaine une boue dans laquelle le +divin créateur lui-même ne reconnaîtrait plus rien. + + +MACHIAVEL. + +C'est vrai, je suis dépassé. + + +MONTESQUIEU. + +Fuyez! ne prolongez pas un instant de plus cet entretien. + + +MACHIAVEL. + +Avant que les ombres qui s'avancent en tumulte là-bas n'aient atteint ce +noir ravin qui les sépare de nous, j'aurai fini; avant qu'elles ne +l'aient atteint vous ne me reverrez plus et vous m'appellerez en vain. + + +MONTESQUIEU. + +Achevez donc, ce sera l'expiation de la témérité que j'ai commise en +acceptant cette gageure sacrilége! + + +MACHIAVEL. + +Ah! liberté! voilà donc avec quelle force tu tiens dans quelques âmes +quand le peuple te méprise ou se console de toi par des hochets. +Laissez-moi vous conter à ce sujet une bien courte apologue: + +Dion raconte que le peuple romain était indigné contre Auguste à cause +de certaines lois trop dures qu'il avait faites, mais que, sitôt qu'il +eut, fait revenir le comédien Pilade, que les factieux avaient chassé +de la ville, le mécontentement cessa. + +Voilà mon apologue. Maintenant voici la conclusion de l'auteur, car +c'est un auteur que je cite: + +«Un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsque l'on +chassait un baladin que lorsqu'on lui enlevait toutes ses lois[23].» + +Savez-vous qui a écrit cela? + + [23] _Esp. des lois_, liv. XIX, chap. II, p. 253. + + +MONTESQUIEU. + +Peu m'importe! + + +MACHIAVEL. + +Reconnaissez-vous donc, c'est vous-même. Je ne vois que des âmes basses +autour de moi, qu'y puis-je faire? Les baladins ne manqueront pas sous +mon règne et il faudra qu'ils se conduisent bien mal pour que je prenne +le parti de les chasser. + + +MONTESQUIEU. + +Je ne sais si vous avez exactement rapporté mes paroles; mais voici une +citation que je puis vous garantir: elle vengera éternellement les +peuples que vous calomniez: + +«Les moeurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois. Il +peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des bêtes des hommes; +s'il aime les âmes libres, il aura des sujets, s'il aime les âmes +basses, il aura des esclaves[24].» + +Voilà ma réponse, et si j'avais aujourd'hui à ajouter quelque chose à +cette citation, je dirais: + +«Quand l'honnêteté publique est bannie du sein des cours, quand la +corruption s'étale là sans pudeur, elle ne pénètre pourtant jamais que +dans le coeur de ceux qui approchent un mauvais prince; l'amour de la +vertu continue à vivre dans le sein du peuple, et la puissance de ce +principe est si grande que le mauvais prince n'a qu'à disparaître pour +que, par la force même des choses, l'honnêteté revienne dans la pratique +du gouvernement en même temps que la liberté.» + + [24] P. 173, chap. XXVII, liv. XII. + + +MACHIAVEL. + +Cela est très-bien écrit, dans une forme très-simple. Il n'y a qu'un +malheur à ce que vous venez de dire, c'est que, dans l'esprit comme dans +l'âme de mes peuples, je personnifie la vertu, bien mieux, je +personnifie la _liberté_, entendez-vous, comme je personnifie la +révolution, le progrès, l'esprit moderne, tout ce qu'il y a de meilleur +enfin dans le fond de la civilisation contemporaine. Je ne dis pas qu'on +me respecte, je ne dis pas qu'on m'aime, je dis qu'on me vénère, je dis +que le peuple m'adore; que, si je le voulais, je me ferais élever des +autels, car, expliquez cela, j'ai les dons fatals qui agissent sur les +masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI qui ne voulait que le +bien du peuple, qui le voulait avec toute la foi, toute l'ardeur d'une +âme sincèrement honnête, et, quelques années auparavant, on avait élevé +des autels à Louis XIV qui se souciait moins du peuple que de la +dernière de ses maîtresses; qui, au moindre coup de tête, eût fait +mitrailler la canaille en jouant aux dés avec Lauzun. Mais je suis, moi, +bien plus que Louis XIV, avec le suffrage populaire qui me sert de base; +je suis Washington, je suis Henri IV, je suis saint Louis, +Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, pour vous faire honneur. +Je suis un roi d'Égypte et d'Asie en même temps, je suis Pharaon, je +suis Cyrus, je suis Alexandre, je suis Sardanapale; l'âme du peuple +s'épanouit quand je passe; il court avec ivresse sur mes pas; je suis un +objet d'idolâtrie; le père me montre du doigt à son fils, la mère +invoque mon nom dans ses prières, la jeune fille me regarde en soupirant +et songe que si mon regard tombait sur elle, par hasard, elle pourrait +peut-être reposer un instant sur ma couche. Quand le malheureux est +opprimé, il dit: _Si le roi le savait_; quand on veut se venger, qu'on +espère un secours, on dit: _Le roi le saura_. On ne m'approche jamais, +du reste, que l'on ne me trouve les mains pleines d'or. Ceux qui +m'entourent, il est vrai, sont durs, violents, ils méritent parfois le +bâton, mais il faut qu'il en soit ainsi; car leur caractère haïssable, +méprisable, leur basse cupidité, leurs débordements, leurs gaspillages +honteux, leur avarice crasse font contraste avec la douceur de mon +caractère, mes allures simples, ma générosité inépuisable. On m'invoque, +vous dis-je, comme un dieu; dans la grêle, dans la disette, dans les +incendies, j'accours, la population se jette à mes pieds, elle +m'emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu lui donnait des ailes. + + +MONTESQUIEU. + +Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec de la mitraille au +moindre signe de résistance. + + +MACHIAVEL. + +C'est vrai, mais l'amour n'existe pas sans la crainte. + + +MONTESQUIEU. + +Ce songe affreux est-il fini? + + +MACHIAVEL. + +Un songe! Ah! Montesquieu! vous allez pleurer longtemps: déchirez +l'_Esprit des lois_, demandez à Dieu de vous donner l'oubli pour votre +part dans le ciel; car voici venir la vérité terrible dont vous avez +déjà le pressentiment; il n'y a pas de songe dans ce que je viens de +vous dire. + + +MONTESQUIEU. + +Qu'allez-vous m'apprendre! + + +MACHIAVEL. + +Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses monstrueuses +devant lesquelles l'esprit recule épouvanté, cette oeuvre que l'enfer +même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela existe, tout +cela prospère à la face du soleil, à l'heure qu'il est, sur un point de +ce globe que nous avons quitté. + + +MONTESQUIEU. + +Où? + + +MACHIAVEL. + +Non, ce serait vous infliger une seconde mort. + + +MONTESQUIEU. + +Ah! parlez, au nom du ciel! + + +MACHIAVEL. + +Eh bien!... + + +MONTESQUIEU. + +Quoi?... + + +MACHIAVEL. + +L'heure est passée! Ne voyez-vous pas que le tourbillon m'emporte! + + +MONTESQUIEU. + +Machiavel!! + + +MACHIAVEL. + +Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les yeux; +les reconnaissez-vous? ce sont des gloires qui ont fait l'envie du monde +entier. A l'heure qu'il est, elles redemandent à Dieu leur patrie!... + + +MONTESQUIEU. + +Dieu éternel, qu'avez-vous permis!... + + + + +FIN. + + + + +TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. + + +1re PARTIE.--PREMIER DIALOGUE + +Rencontre de Machiavel et de Montesquieu aux enfers. + +Machiavel fait l'éloge de la vie posthume. Il se plaint de la +réprobation que la postérité a attachée à son nom, et se justifie. + +Son seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois; le +_machiavélisme est antérieur à Machiavel_. + +Son système philosophique et moral; théorie de la force.--Négation de la +morale et du droit en politique. + +Les grands hommes font le bien des sociétés en violant toutes les lois. +_Le bien sort du mal_. + +Causes de la préférence donnée à la monarchie absolue.--Incapacité de la +démocratie.--Despotisme favorable au développement des grandes +civilisations. + + +DEUXIÈME DIALOGUE + +Réponse de Montesquieu.--Les doctrines de Machiavel n'ont point de base +philosophique.--La force et l'astuce ne sont pas des principes. + +Les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de s'appuyer sur le +droit. La raison d'État n'est que l'intérêt particulier du Prince ou de +ses favoris. + +Le droit et la morale sont les fondements de la politique. Inconséquence +du système contraire. Si le Prince s'affranchit des règles de la morale, +les sujets en feront autant. + +Les grands hommes qui violent les lois sous prétexte de sauver l'État +font plus de mal que de bien. L'anarchie est souvent bien moins funeste +que le despotisme. + +Incompatibilité du despotisme avec l'état actuel des institutions chez +les principaux peuples de l'Europe.--Machiavel invite Montesquieu à +justifier cette proposition. + + +TROISIÈME DIALOGUE + +Développement des idées de Montesquieu.--La confusion des pouvoirs est +la cause première du despotisme et de l'anarchie. + +Influence des moeurs politiques sous l'empire desquelles le _Traité du +Prince_ a été écrit. Progrès de la science sociale en Europe. + +Vaste système de garanties dont les nations se sont entourées. Traités, +constitutions, lois civiles. + +Séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C'est +le principe générateur de la liberté politique, le principal obstacle à +la tyrannie. + +Que le régime représentatif est le mode de gouvernement le mieux +approprié aux temps modernes. Conciliation de l'ordre et de la liberté. + +Justice, base essentielle du gouvernement. Le Monarque qui pratiquerait +aujourd'hui les maximes du _Traité du Prince_ serait mis au ban de +l'Europe. + +Machiavel soutient que ses maximes n'ont pas cessé de prévaloir dans la +politique des princes.--Il offre de le prouver. + + +QUATRIÈME DIALOGUE + +Machiavel fait la critique du régime constitutionnel. Les pouvoirs +resteront immobiles ou sortiront violemment de leur orbite. + +Masse du peuple indifférente aux libertés publiques dont la jouissance +réelle lui échappe. + +Régime représentatif inconciliable avec le principe de la souveraineté +populaire et l'équilibre des pouvoirs. + +Révolutions. Que la souveraineté populaire conduit à l'anarchie et +l'anarchie au despotisme. + +État moral et social des peuples modernes incompatible avec la liberté. + +Le salut est dans la centralisation. + +Césarisme du Bas-Empire. Inde et Chine. + + +CINQUIÈME DIALOGUE + +La fatalité du despotisme est une idée que Montesquieu continue à +combattre. + +Machiavel a pris pour des lois universelles des faits qui ne sont que +des accidents. + +Développement progressif des institutions libérales depuis le système +féodal jusqu'au régime représentatif. + +Les institutions ne se corrompent qu'avec la perte de la liberté. Il +faut donc la maintenir avec soin dans l'économie des pouvoirs. + +Montesquieu n'admet pas sans réserve le principe de la souveraineté +populaire. Comment il entend ce principe. Du droit divin, du droit +humain. + + +SIXIÈME DIALOGUE + +Continuation du même sujet.--Antiquité du principe électif. Il est la +base primordiale de la souveraineté. + +Conséquences extrêmes de la souveraineté du peuple.--Les révolutions ne +seront pas plus fréquentes sous l'empire de ce principe. + +Rôle considérable de l'industrie dans la civilisation moderne. +L'industrie est aussi inconciliable avec les révolutions qu'avec le +despotisme. + +Le despotisme est tellement sorti des moeurs dans les sociétés les plus +avancées de l'Europe, que Montesquieu défie Machiavel de trouver le +moyen de l'y ramener. + +Machiavel accepte le défi, et le dialogue s'engage sur cette donnée. + + +SEPTIÈME DIALOGUE + +Machiavel généralise d'abord le système qu'il se propose d'employer. + +Ses doctrines sont de tous les temps; dans le siècle même, il a des +petits-fils qui savent le prix de ses leçons. + +Il ne s'agit que de mettre le despotisme en harmonie avec les moeurs +modernes.--Principales règles qu'il déduit pour arrêter le mouvement +dans les sociétés contemporaines. + +Politique intérieure, politique extérieure. + +Nouvelles règles empruntées au régime industriel. + +Comment on peut se servir de la presse, de la tribune et des subtilités +du droit. + +A qui il faut donner le pouvoir. + +Que par ces divers moyens on change le caractère de la nation la plus +indomptable et on la rend aussi docile à la tyrannie qu'un petit peuple +de l'Asie. + +Montesquieu engage Machiavel à sortir des généralités; il le met en +présence d'un État fondé sur des institutions représentatives et lui +demande comment il pourra retourner de là au pouvoir absolu. + + +2e PARTIE.--HUITIÈME DIALOGUE.--_La politique de Machiavel en action_ + +On a raison, par un coup d'État, de l'ordre de choses constitué. + +On s'appuie sur le peuple et pendant la dictature on remanie toute la +législation. + +Nécessité d'imprimer la terreur, au lendemain d'un coup d'État. Pacte du +sang avec l'armée. Que l'usurpateur doit frapper toute la monnaie à son +effigie. + +Il fera une constitution nouvelle et ne craindra pas de lui donner pour +base les grands principes du droit moderne. + +Comment il s'y prendra pour ne pas appliquer ces principes et les +écarter successivement. + + +NEUVIÈME DIALOGUE.--_La Constitution_ + +Continuation du même sujet. On fait ratifier par le peuple le coup +d'État. + +On établit le suffrage universel; il en sort l'absolutisme. + +La constitution doit être l'oeuvre d'un seul homme; soumise au suffrage +sans discussion, présentée en bloc, acceptée en bloc. + +Pour changer la complexion politique de l'État, il suffit de changer la +disposition des organes: Sénat, Corps législatif, Conseil d'État, etc. + +_Du Corps législatif_. Suppression de la responsabilité ministérielle et +de l'initiative parlementaire. La proposition des lois n'appartient +qu'au Prince. + +On se garantit contre la souveraineté du peuple par le droit d'appel au +peuple et le droit de déclarer l'état de siége. + +Suppression du droit d'amendement. Restriction du nombre des +députés.--Salariat des députés. Raccourcissement des sessions.--Pouvoir +discrétionnaire de convocation, de prorogation et de dissolution. + + +DIXIÈME DIALOGUE.--La Constitution. (Suite.) + +_Du Sénat et de son organisation_. Le Sénat ne doit être qu'un simulacre +de corps politique destiné à couvrir l'action du Prince et à lui +transmettre le pouvoir absolu et discrétionnaire sur toutes les lois. + +_Du Conseil d'État_. Il doit jouer dans une autre sphère le même rôle +que le Sénat. Il transmet au Prince le pouvoir réglementaire et +judiciaire. + +La Constitution est faite. Récapitulation des diverses manières dont le +Prince fait la loi dans ce système. Il la fait de sept manières. + +Aussitôt après la Constitution, le Prince doit décréter une série de +lois qui écarteront, par voie d'exception, les principes de droit public +reconnus en bloc dans la constitution. + + +ONZIÈME DIALOGUE.--_Des lois_ + +_De la presse_. Esprit des lois de Machiavel. Sa définition de la +liberté est empruntée à Montesquieu. + +Machiavel s'occupe d'abord de la législation de la Presse dans son +royaume. Elle s'étendra aux journaux comme aux livres. + +Autorisation du Gouvernement pour fonder un journal et pour tous +changements dans le personnel de la rédaction. + +Mesures fiscales pour enrayer l'industrie de la Presse. Abolition du +jury en matière de Presse.--Pénalités par voie administrative et +judiciaire. Système des avertissements. Interdiction des comptes rendus +législatifs et des procès de Presse. + +Répression des fausses nouvelles,--cordons de ceinture contre les +journaux étrangers. Défense d'importer des écrits non autorisés.--Lois +contre les nationaux qui écriront à l'étranger contre le +gouvernement.--Lois du même genre imposées aux petits États-frontières +contre leurs propres nationaux.--Les correspondants étrangers doivent +être à la solde du gouvernement. + +Moyens de refréner les livres.--Brevets délivrés par le gouvernement +aux imprimeurs, éditeurs et libraires.--Retraits facultatifs de ces +brevets.--Responsabilité pénale des imprimeurs. Elle oblige ces derniers +à faire eux-mêmes la police des livres et à en référer aux agents de +l'administration. + + +DOUZIÈME DIALOGUE.--_De la Presse_ (suite) + +Comment le gouvernement de Machiavel annihilera la Presse en se faisant +journaliste. + +Les feuilles dévouées au gouvernement seront deux fois plus nombreuses +que les feuilles indépendantes. Journaux officiels, semi-officiels, +officieux, semi-officieux. + +Journaux libéraux, démocratiques, révolutionnaires tenus à la solde du +gouvernement à l'insu du public. Mode d'organisation et de direction. + +Maniement de l'opinion. Tactique, manéges, ballons d'essais. + +Journaux de province. Importance de leur rôle. + +Censure administrative sur les journaux.--Communiqués.--Interdiction de +reproduire certaines nouvelles privées. + +Les discours, les rapports et les comptes-rendus officiels sont une +annexe de la Presse gouvernementale.--Procédés de langage, artifices et +style nécessaires pour s'emparer de l'opinion publique. + +Éloge perpétuel du gouvernement.--Reproduction de prétendus articles de +journaux étrangers qui rendent hommage à la politique du +gouvernement.--Critique des anciens gouvernements.--Tolérance en fait de +discussions religieuses et de littérature légère. + + +TREIZIÈME DIALOGUE.--_Des complots_ + +Compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité. + +_Des sociétés secrètes_. Leur danger.--Déportation et proscription en +masse de ceux qui en auront fait partie. + +Déportation facultative de ceux qui resteront sur le territoire. + +Lois pénales contre ceux qui s'affilieront à l'avenir. + +Existence légale donnée à certaines sociétés secrètes dont le +gouvernement nommera les chefs, afin de tout savoir et de tout diriger. + +Lois contre le droit de réunion et d'association. + +Modification de l'organisation judiciaire. Moyens d'agir sur la +magistrature sans abroger expressément l'inamovibilité des juges. + + +QUATORZIÈME DIALOGUE.--_Des institutions antérieurement existantes_ + +Ressources que Machiavel leur emprunte. + +_Garantie constitutionnelle_. Que c'est une immensité absolue, mais +nécessaire, accordée aux agents du gouvernement. + +_Du ministère public_. Parti que l'on peut tirer de cette institution. + +_Cour de Cassation_; danger que présenterait cette juridiction si elle +était trop indépendante. + +Des ressources que présente l'art de la jurisprudence dans l'application +des lois qui touchent à l'exercice des droits politiques. + +Comment on supplée à un texte de loi par un arrêt. Exemples. + +Moyen de prévenir autant que possible, dans certains cas délicats, le +recours des citoyens aux tribunaux.--Déclarations officieuses de +l'administration que la loi s'applique à tel ou tel cas ou dans tel et +tel sens. Résultat de ces déclarations. + + +QUINZIÈME DIALOGUE.--_Du suffrage_ + +Des difficultés à éviter dans l'application du suffrage universel. + +Il faut enlever à l'élection la nomination des chefs de corps dans tous +les conseils d'administration qui sont issus du suffrage. + +Que le suffrage universel ne saurait, sans le plus grand péril, être +abandonné à lui-même pour l'élection des députés. + +Il faut lier les candidats par un serment préalable.--Le gouvernement +doit poser ses candidats en face des électeurs, et faire concourir à +leur nomination tous les agents dont il dispose. + +Les électeurs ne doivent pas avoir la faculté de se réunir pour +concerter leur vote. On doit éviter de les faire voter dans les centres +d'agglomération. + +Suppression du scrutin de liste: Démembrement des circonscriptions +électorales où l'opposition se fait sentir.--Comment ou peut gagner le +suffrage sans l'acheter directement. + +De l'opposition dans les Chambres. De la stratégie parlementaire et de +l'art d'enlever le vote. + + +SEIZIÈME DIALOGUE.--_De certaines corporations_ + +Danger que présentent les forces collectives en général. + +_Des gardes nationales_. Nécessité de les dissoudre. Organisation et +désorganisation facultatives. + +_De l'Université_. Qu'elle doit être entièrement sous la dépendance de +l'État, afin que le gouvernement puisse diriger l'esprit de la +jeunesse.--Suppression des chaires de droit constitutionnel.--Que +l'enseignement et l'apologie de l'histoire contemporaine seraient +très-utiles pour imprimer l'amour et la vénération du Prince dans les +générations futures.--Mobilisation de l'influence gouvernementale au +moyen de cours libres faits par les professeurs d'université. + +_Du Barreau_. Réformes désirables. Les avocats doivent exercer leur +profession sous le contrôle du gouvernement et être nommés par lui. + +_Du Clergé_. De la possibilité pour un Prince de cumuler la souveraineté +spirituelle avec la souveraineté politique. Danger que l'indépendance du +sacerdoce fait courir à l'État. + +De la politique à tenir avec le souverain pontife. Menace perpétuelle +d'un schisme très-efficace pour le contenir. + +Que le meilleur moyen serait de pouvoir tenir garnison à Rome, à moins +que l'on ne se décide à détruire le pouvoir temporel. + + +DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.--_De la police_ + +Vaste développement qu'il faut donner à cette institution. + +Ministère de la police. Changement de nom si le nom déplaît.--Police +intérieure, police extérieure.--Services correspondants dans tous les +ministères.--Services de police internationale. + +Rôle que l'on peut faire jouer à un Prince du sang. + +Rétablissement du cabinet noir nécessaire. + +Des fausses conspirations. Leur utilité. Moyen d'exciter la popularité +en faveur du Prince et d'obtenir des lois d'État exceptionnelles. + +Escouades invisibles qui doivent environner le Prince quand il sort. +Perfectionnements de la civilisation moderne à cet égard. + +Diffusion de la police dans tous les rangs de la société. + +Qu'il est à propos d'user d'une certaine tolérance quand on a entre les +mains toute la puissance de la force armée et de la police. + +Comme quoi le droit de statuer sur la liberté individuelle doit +appartenir à un magistrat unique et non à un conseil. + +Assimilation des délits politiques aux délits de droit commun. Effet +salutaire. + +Listes du jury criminel composées par les agents du gouvernement. De la +juridiction en matière de simple délit politique. + + +3e PARTIE.--DIX-HUITIÈME DIALOGUE. _Des Finances et de leur esprit_ + +Objections de Montesquieu. Le despotisme ne peut s'allier qu'avec le +système des conquêtes et le gouvernement militaire. + +Obstacles dans le régime économique. L'absolutisme ébranle le droit de +propriété. + +Obstacles dans le régime financier. L'arbitraire en politique implique +l'arbitraire en finances. Vote de l'impôt, principe fondamental. + +Réponse de Machiavel. Il s'appuie sur le prolétariat qui est +désintéressé dans les combinaisons financières, et ses députés sont +salariés. + +Montesquieu répond que le mécanisme financier des États modernes résiste +de lui-même aux exigences du pouvoir absolu. Des budgets. Leur mode de +confection. + + +DIX-NEUVIÈME DIALOGUE. _Du système budgétaire_ (suite) + +Garanties que présente ce système d'après Montesquieu. Équilibre +nécessaire des recettes et des dépenses. Vote distinct du budget des +recettes et du budget des dépenses. Interdiction d'ouvrir des crédits +supplémentaires et extraordinaires. Vote du budget par chapitre. Cour +des comptes. + +Réponse de Machiavel. Les finances sont de toutes les parties de la +politique celle qui se prête le mieux aux doctrines du machiavélisme. + +Il ne touchera pas à la Cour des comptes, qu'il regarde comme une +institution ingénue. Il se réjouit de la régularité de la perception des +deniers publics et des merveilles de la comptabilité. + +Il abroge les lois qui garantissent l'équilibre des budgets, le contrôle +et la limitation des dépenses. + + +VINGTIÈME DIALOGUE. _Continuation du même sujet_ + +Que les budgets ne sont que des cadres élastiques qui doivent s'étendre +à volonté. Le vote législatif n'est au fond qu'une homologation pure et +simple. + +De l'art de présenter le budget, de grouper les chiffres. Importance de +la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire. +Artifices pour masquer les dépenses et le déficit. Que le formalisme +financier doit être impénétrable. + +Des Emprunts. Montesquieu explique que l'amortissement est un obstacle +indirect à la dépense. Machiavel n'amortira pas; raisons qu'il en donne. + +Que l'administration des finances est en grande partie une affaire de +presse. Parti qu'on peut tirer des comptes-rendus et des rapports +officiels. + +Phrases, formules et procédés de langage, promesses, espérances dont on +doit user soit pour donner de la confiance aux contribuables, soit pour +préparer à l'avance un déficit, soit pour l'atténuer quand il est +produit. + +Que parfois il faut avouer hardiment qu'on s'est trop engagé et annoncer +de sévères résolutions d'économie. Parti que l'on tire de ces +déclarations. + + +VINGT ET UNIÈME DIALOGUE.--_Des Emprunts_ (suite) + +Machiavel fait l'apologie des emprunts. Nouveaux procédés d'emprunt par +les États. Souscriptions publiques. + +Autres moyens de se procurer des fonds. Bons du trésor. Prêts par les +banques publiques, par les provinces et par les villes. Mobilisation en +rentes des biens des communes et des établissements publics. Vente des +domaines nationaux. + +Institutions de crédit et de prévoyance. Sont un moyen de disposer de +toute la fortune publique et de lier le sort des citoyens au maintien du +pouvoir établi. + +Comment on paie. Augmentation des impôts. Conversion. Consolidation. +Guerres. + +Comment on soutient le crédit public. Grands établissements de crédit +dont la mission ostensible est de prêter à l'industrie, dont le but +caché est de soutenir le cours des fonds publics. + + +IVe PARTIE.--VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE.--_Grandeurs du règne_ + +Les actes de Machiavel seront en rapport avec l'étendue des ressources +dont il dispose.--Il va justifier la théorie _que le bien sort du mal_. + +Guerres dans les quatre parties du monde. Il suivra les traces des plus +grands conquérants. + +Au dedans, constructions gigantesques. Essor donné à l'esprit de +spéculation et d'entreprise. Libertés industrielles. Amélioration du +sort des classes ouvrières. + +Réflexions de Montesquieu sur toutes ces choses. + + +VINGT-TROISIÈME DIALOGUE.--_Des divers autres moyens que Machiavel +emploiera pour consolider son empire et perpétuer sa dynastie_ + +Établissement d'une garde prétorienne prête à fondre sur les parties +chancelantes de l'empire. + +Retour sur les constructions et sur leur utilité politique. Réalisation +de l'idée de l'organisation du travail.--Jacquerie préparée en cas de +renversement du pouvoir. + +Voies stratégiques, bastilles, cités ouvrières dans la prévision des +insurrections. Le peuple construisant contre lui-même des forteresses. + +_Des petits moyens_.--Trophées, emblèmes, images et statues qui +rappellent de toutes parts la grandeur du Prince. + +Le nom Royal donné à toutes les institutions et à toutes les charges. + +Rues, places publiques et carrefours doivent porter les noms historiques +du règne. + +De la bureaucratie.--Qu'il faut multiplier les emplois. + +Des décorations et de leur usage. Moyens de se faire d'innombrables +partisans à peu de frais. + +Création de titres et restauration des plus grands noms depuis +Charlemagne. + +Utilité du cérémonial et de l'étiquette. Des pompes et des fêtes.--De +l'excitation au luxe et aux jouissances sensuelles comme diversion aux +préoccupations politiques. + +_Des moyens moraux_. Appauvrissement des caractères. De la misère morale +et de son utilité. + +Comme quoi d'ailleurs aucun de ces moyens ne nuit à la considération du +Prince et à la dignité de son règne. + + +VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE.--_Particularités de la physionomie du Prince +tel que Machiavel le conçoit_ + +Impénétrabilité de ses desseins. Prestige qu'elle donne au Prince.--Mot +sur Borgia et Alexandre VI. + +Moyens de prévenir la coalition des puissances étrangères trompées tour +à tour. Reconstitution d'un État déchu qui donne trois cent mille hommes +de plus contre l'Europe armée. + +Des conseils et de l'usage que le Prince doit en faire. + +Que certains vices sont des vertus dans le Prince. De la duplicité. +Combien elle est nécessaire. Tout consiste à créer en toutes choses des +apparences. + +Mots qui signifieront le contraire de ce qu'ils paraîtront indiquer. + +Langage que le Prince doit tenir dans un État à base démocratique. + +Que le Prince doit se proposer pour modèle un grand homme des temps +passés et écrire sa vie. + +Comme quoi il est nécessaire que le Prince soit vindicatif. Avec quelle +facilité les victimes oublient: Mot de Tacite. + +Que les récompenses doivent suivre immédiatement le service rendu. + +Utilité de la superstition. Elle habitue le peuple à compter sur +l'étoile du Prince. Machiavel est le plus heureux des joueurs et sa +chance ne peut jamais tourner. + +Nécessité de la galanterie. Elle attache la plus belle moitié des +sujets. + +Combien il est facile de gouverner avec le pouvoir absolu. Joies de +toutes sortes que Machiavel donnera à son peuple.--Guerres au nom de +l'indépendance européenne. Il embrassera la liberté de l'Europe, mais +pour l'étouffer. + +École d'hommes politiques formés par les soins du Prince. L'État sera +rempli de Machiavels au petit pied. + + +VINGT-CINQUIÈME ET DERNIER DIALOGUE.--_Le dernier mot_ + +Douze ans de règne dans ces conditions. L'oeuvre de Machiavel est +consommé. L'esprit public est détruit. Le caractère de la nation est +changé. + +Restitution de certaines libertés. Rien n'est changé au système. Les +concessions ne sont que des apparences. On est seulement sorti de la +période de la terreur. + +Stigmate infligé par Montesquieu. Il ne veut plus rien entendre. + +Anecdote de Dion sur Auguste. Citation vengeresse de Montesquieu. + +Apologie de Machiavel couronné. Il est plus grand que Louis XIV, +qu'Henri IV et que Washington. Le peuple l'adore. + +Montesquieu traite de visions et de chimères le système de gouvernement +que vient d'échafauder Machiavel. + +Machiavel répond que tout ce qu'il vient de dire existe identiquement +sur un point du globe. + +Montesquieu presse Machiavel de lui nommer le royaume où les choses se +passent ainsi. + +Machiavel va parler; un tourbillon d'âmes l'emporte. + + +FIN DE LA TABLE. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Dialogue aux enfers entre Machiavel et +Montesquieu, by Maurice Joly + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DIALOGUE AUX ENFERS *** + +***** This file should be named 13187-8.txt or 13187-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/1/8/13187/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders +Europe, http://dp.rastko.net. 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Dialogue aux enfers entre + Machiavel et Montesquieu, par Maurice Joly.</title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + P { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { + text-align: center; /* all headings centered */ + } + HR { width: 33%; + margin-top: 1em; + margin-bottom: 1em; + } + BODY{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + .linenum {position: absolute; top: auto; left: 4%;} /* poetry number */ + .note {margin-left: 2em; margin-right: 2em; margin-bottom: 1em;} /* footnote */ + .blkquot {margin-left: 4em; margin-right: 4em;} /* block indent */ + .pagenum {position: absolute; left: 92%; font-size: smaller; text-align: right;} /* page numbers */ + .sidenote {width: 20%; margin-bottom: 1em; margin-top: 1em; padding-left: 1em; font-size: smaller; float: right; clear: right;} + .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem br {display: none;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span {display: block; margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em;} + .poem span.i4 {display: block; margin-left: 4em;} + .poem .caesura {vertical-align: -200%;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> + <body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Dialogue aux enfers entre Machiavel et +Montesquieu, by Maurice Joly + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu + +Author: Maurice Joly + +Release Date: August 15, 2004 [EBook #13187] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DIALOGUE AUX ENFERS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders +Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliotheque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + + <br> + <br> + + <h1>DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU</h1> + <h2>OU</h2> + <h1>LA POLITIQUE DE MACHIAVEL AU XIXe SIÈCLE,</h1> + <h2>PAR UN CONTEMPORAIN.</h2> + <br> + <br> + + <div class='blkquot'> + <p>«Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se + réunirait contre la puissance violatrice des lois.»</p> + <p>«Quand Sylla voulut rendre la liberté à Rome, elle ne put plus la + recevoir»</p> + <p>(MONTESQUIEU, <i>Esp. des Lois</i>.)</p> + </div> + <br> + <br> + + <center> + BRUXELLES,<br> + IMPRIMERIE DE A. MERTENS ET FILS,<br> + RUE DE L'ESCALIER, 22<br> + <br> + 1864<br> + </center> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SIMPLE_AVERTISSEMENT'></a> + <h2>SIMPLE AVERTISSEMENT.</h2> + <div class='blkquot'> + <p>Ce livre a des traits qui peuvent s'appliquer à tous les + gouvernements, mais il a un but plus précis: il personnifie en + particulier un système politique qui n'a pas varié un seul jour dans + ses applications, depuis la date néfaste et déjà trop lointaine, + hélas! de son <i>intronisation</i>.</p> + <p>Il ne s'agit ici ni d'un libelle, ni d'un pamphlet; le sens des + peuples modernes est trop <i>policé</i> pour accepter des vérités + violentes sur la politique contemporaine. La durée surnaturelle de + certains succès est d'ailleurs faite pour corrompre l'honnêteté + elle-même; mais la conscience publique vit encore et le ciel finira + bien quelque jour par se mêler de la partie qui se joue contre + lui.</p> + <p>On juge mieux de certains faits et de certains principes quand on + les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement sous + nos yeux; le changement du point d'optique terrifie parfois le + regard!</p> + <p>Ici, tout se présente sous la forme d'une fiction; il serait + superflu d'en donner, par anticipation, la clef. Si ce livre a une + portée, s'il renferme un enseignement, il faut que le lecteur le + comprenne et non qu'on le lui commente. Cette lecture, d'ailleurs, + ne manquera pas d'assez vives distractions; il faut y procéder + lentement toutefois, comme il convient aux écrits qui ne sont pas + des choses frivoles.</p> + <p>On ne demandera pas quelle est la main qui a tracé ces pages: une + oeuvre comme celle-ci est en quelque sorte impersonnelle. Elle + répond à un appel de la conscience; tout le monde l'a conçue, elle + est exécutée, l'auteur s'efface, car il n'est que le rédacteur d'une + pensée qui est dans le sens général, il n'est qu'un complice plus ou + moins obscur de la coalition du bien.</p> + <p>GENÈVE, le 15 octobre 1864.</p> + </div> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='1re_PARTIE'></a> + <h2>1re PARTIE.</h2> + <a name='PREMIER_DIALOGUE'></a> + <h2>PREMIER DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sur les bords de cette plage déserte, on m'a dit que je + rencontrerais l'ombre du grand Montesquieu. Est-ce elle-même qui est + devant moi?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le nom de Grand n'appartient ici à personne, ô Machiavel! Mais je + suis celui que vous cherchez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parmi les personnages illustres dont les ombres peuplent le séjour + des ténèbres, il n'en est point que j'aie plus souhaité de rencontrer + que Montesquieu. Refoulé dans ces espaces inconnus par la migration + des âmes, je rends grâces au hasard qui me met enfin en présence de + l'auteur de l'<i>Esprit des lois</i>.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'ancien secrétaire d'État de la République florentine n'a point + encore oublié le langage des cours. Mais que peuvent avoir à échanger + ceux qui ont franchi ces sombres rivages, si ce n'est des angoisses et + des regrets?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce le philosophe, est-ce l'homme d'État qui parle ainsi? + Qu'importe la mort pour ceux qui ont vécu par la pensée, puisque la + pensée ne meurt pas? Je ne connais pas, quant à moi, de condition plus + tolérable que celle qui nous est faite ici jusqu'au jour du jugement + dernier. Être délivré des soins et des soucis de la vie matérielle, + vivre dans le domaine de la raison pure, pouvoir s'entretenir avec les + grands hommes qui ont rempli l'univers du bruit de leur nom; suivre de + loin les révolutions des États, la chute et la transformation des + empires, méditer sur leurs constitutions nouvelles, sur les + changements apportés dans les moeurs et dans les idées des peuples de + l'Europe, sur les progrès de leur civilisation, dans la politique, + dans les arts, dans l'industrie, comme dans la sphère des idées + philosophiques, quel théâtre pour la pensée! Que de sujets + d'étonnement! que de points de vue nouveaux! Que de révélations + inouïes! Que de merveilles, s'il faut en croire les ombres qui + descendent ici! La mort est pour nous comme une retraite profonde où + nous achevons de recueillir les leçons de l'histoire et les titres de + l'humanité. Le néant lui-même n'a pu briser tous les liens qui nous + rattachent à la terre, car la postérité s'entretient encore de ceux + qui, comme vous, ont imprimé de grands mouvements à l'esprit humain. + Vos principes politiques règnent, à l'heure qu'il est, sur près de la + moitié de l'Europe; et si quelqu'un peut être affranchi de la crainte + en effectuant le sombre passage qui conduit à l'enfer ou au ciel, qui + le peut mieux que celui qui se présente avec des titres de gloire si + purs devant la justice éternelle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ne parlez point de vous, Machiavel; c'est trop de modestie, + quand on laisse après soi l'immense renommée de l'auteur du <i>Traité + du Prince</i>.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je crois comprendre l'ironie qui se cache sous vos paroles. Le + grand publiciste français me jugerait-il donc comme la foule qui ne + connaît de moi que mon nom et un aveugle préjugé? Ce livre m'a fait + une renommée fatale, je le sais: il m'a rendu responsable de toutes + les tyrannies; il m'a attiré la malédiction des peuples qui ont + personnifié en moi leur haine pour le despotisme; il a empoisonné mes + derniers jours, et la réprobation de la postérité semble m'avoir suivi + jusqu'ici. Qu'ai-je fait pourtant? Pendant quinze ans j'ai servi ma + patrie qui était une République; j'ai conspiré pour son indépendance, + et je l'ai défendue sans relâche contre Louis XII, contre les + Espagnols, contre Jules II, contre Borgia lui-même qui, sans moi, + l'eût étouffée. Je l'ai protégée contre les intrigues sanglantes qui + se croisaient dans tous les sens autour d'elle, combattant par la + diplomatie comme un autre eût combattu par l'épée; traitant, + négociant, nouant ou rompant les fils suivant les intérêts de la + République, qui se trouvait alors écrasée entre les grandes + puissances, et que la guerre ballottait comme un esquif. Et ce n'était + pas un gouvernement oppresseur ou autocratique que nous soutenions à + Florence; c'étaient des institutions populaires. Étais-je de ceux que + l'on a vus changer avec la fortune? Les bourreaux des Médicis ont su + me trouver après la chute de Soderini. Élevé avec la liberté, j'ai + succombé avec elle; j'ai vécu dans la proscription sans que le regard + d'un prince daignât se tourner vers moi. Je suis mort pauvre et + oublié. Voilà ma vie, et voilà les crimes qui m'ont valu l'ingratitude + de ma patrie, la haine de la postérité. Le ciel, peut-être, sera plus + juste envers moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je savais tout cela, Machiavel, et c'est pour cette raison que je + n'ai jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le + serviteur d'une République s'était fait le fondateur de cette sombre + école qui vous a donné pour disciples toutes les têtes couronnées, + mais qui est propre à justifier les plus grands forfaits de la + tyrannie.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et si je vous disais que ce livre n'a été qu'une fantaisie de + diplomate; qu'il n'était point destiné à l'impression; qu'il a reçu + une publicité à laquelle l'auteur est resté étranger; qu'il a été + conçu sous l'influence d'idées qui étaient alors communes à toutes les + principautés italiennes avides de s'agrandir aux dépens l'une de + l'autre, et dirigées par une politique astucieuse dans laquelle le + plus perfide était réputé le plus habile ...</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Est-ce vraiment là votre pensée? Puisque vous me parlez avec cette + franchise, je puis vous avouer que c'était la mienne, et que je + partageais à cet égard l'opinion de plusieurs de ceux qui + connaissaient votre vie et avaient lu attentivement vos ouvrages. Oui, + oui, Machiavel, et cet aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce + que vous pensiez, ou vous ne l'avez dit que sous l'empire de + sentiments personnels qui ont troublé pour un moment votre haute + raison.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ce qui vous trompe, Montesquieu, à l'exemple de ceux qui en + ont jugé comme vous. Mon seul crime a été de dire la vérité aux + peuples comme aux rois; non pas la vérité morale, mais la vérité + politique; non pas la vérité telle qu'elle devrait être, mais telle + qu'elle est, telle qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le + fondateur de la doctrine dont on m'attribue la paternité; c'est le + coeur humain. <i>Le Machiavélisme est antérieur à Machiavel</i>.</p> + <p>Moïse, Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de + Macédoine, Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules César, Auguste et même + Néron, Charlemagne, Théodoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, + Gonzalve de Cordoue, César Borgia, voilà les ancêtres de mes + doctrines. J'en passe, et des meilleurs, sans parler, bien entendu, de + ceux qui sont venus après moi, dont la liste serait longue, et + auxquels le <i>Traité du Prince</i> n'a rien appris que ce qu'ils + savaient déjà, par la pratique du pouvoir. Qui m'a rendu dans votre + temps un plus éclatant hommage que Frédéric II? Il me réfutait la + plume à la main dans l'intérêt de sa popularité et en politique il + appliquait rigoureusement mes doctrines.</p> + <p>Par quel inexplicable travers de l'esprit humain m'a-t-on fait un + grief de ce que j'ai écrit dans cet ouvrage? Autant vaudrait reprocher + au savant de rechercher les causes physiques qui amènent la chute des + corps qui nous blessent en tombant; au médecin de décrire les + maladies, au chimiste de faire l'histoire des poisons, au moraliste de + peindre les vices, à l'historien d'écrire l'histoire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! Machiavel, que Socrate n'est-il ici pour démêler le sophisme + qui se cache dans vos paroles! Si peu apte que la nature m'ait fait à + la discussion, il ne m'est guère difficile de vous répondre: vous + comparez au poison et à la maladie les maux engendrés par l'esprit de + domination, d'astuce et de violence; et ce sont ces maladies que vos + écrits enseignent le moyen de communiquer aux États, ce sont ces + poisons que vous apprenez à distiller. Quand le savant, quand le + médecin, quand le moraliste, recherchent le mal, ce n'est pas pour + enseigner à le propager; c'est pour le guérir. Or, c'est ce que votre + livre ne fait pas; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins + désarmé. Du moment où vous n'érigez pas le despotisme en principe, du + moment où vous le considérez vous-même comme un mal, il me semble que + par cela seul vous le condamnez, et sur ce point tout au moins nous + pouvons être d'accord.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Nous ne le sommes point, Montesquieu, car vous n'avez pas compris + toute ma pensée; je vous ai prêté le flanc par une comparaison dont il + était trop facile de triompher. L'ironie de Socrate, elle-même, ne + m'inquiéterait pas, car ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus + habilement que les autres, d'un instrument faux, <i>la logomachie</i>. + Ce n'est pas votre école et ce n'est pas la mienne: laissons donc les + mots et les comparaisons pour nous en tenir aux idées. Voici comment + je formule mon système, et je doute que vous l'ébranliez, car il ne se + compose que de déductions de faits moraux et politiques d'une vérité + éternelle: L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant que le + bon. L'homme a plus d'entraînement vers le mal que vers le bien; la + crainte et la force ont sur lui plus d'empire que la raison. Je ne + m'arrête point à démontrer de telles vérités; il n'y a eu chez vous + que la coterie écervelée du baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut + le grand-prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les contredire. Les + hommes aspirent tous à la domination, et il n'en est point qui ne fût + oppresseur, s'il le pouvait; tous ou presque tous sont prêts à + sacrifier les droits d'autrui à leurs intérêts.</p> + <p>Qui contient entre eux ces animaux dévorants qu'on appelle les + hommes? A l'origine des sociétés, c'est la force brutale et sans + frein; plus tard, c'est la loi, c'est-à-dire encore la force, réglée + par des formes. Vous avez consulté toutes les sources de l'histoire; + partout la force apparaît avant le droit.</p> + <p>La liberté politique n'est qu'une idée relative; la nécessité de + vivre est ce qui domine les États comme les individus.</p> + <p>Sous certaines latitudes de l'Europe, il y a des peuples incapables + de modération dans l'exercice de la liberté. Si la liberté s'y + prolonge, elle se transforme en licence; la guerre civile ou sociale + arrive, et l'État est perdu, soit qu'il se fractionne et se démembre + par l'effet de ses propres convulsions, soit que ses divisions le + rendent la proie de l'étranger. Dans des conditions pareilles, les + peuples préfèrent le despotisme à l'anarchie; ont-ils tort?</p> + <p>Les États une fois constitués ont deux sortes d'ennemis: les + ennemis du dedans et les ennemis du dehors. Quelles armes + emploieront-ils en guerre contre les étrangers? Les deux généraux + ennemis se communiqueront-ils réciproquement leurs plans de campagne + pour se mettre mutuellement en état de se défendre? S'interdiront-ils + les attaques nocturnes, les pièges, les embuscades, les batailles en + nombre de troupes inégal? Non, sans doute, n'est-ce pas? et de pareils + combattants apprêteraient à rire. Et ces pièges, ces artifices, toute + cette stratégie indispensable à la guerre, vous ne voulez pas qu'on + l'emploie contre les ennemis du dedans, contre les factieux? Sans + doute, on y mettra moins de rigueur; mais, au fond, les règles seront + les mêmes. Est-il possible de conduire par la raison pure des masses + violentes qui ne se meuvent que par des sentiments, des passions et + des préjugés?</p> + <p>Que la direction des affaires soit confiée à un autocrate, à une + oligarchie ou au peuple lui-même, aucune guerre, aucune négociation, + aucune réforme intérieure, ne pourra réussir, sans le secours de ces + combinaisons que vous paraissez réprouver, mais que vous auriez été + obligé d'employer vous-même si le roi de France vous eût chargé de la + moindre affaire d'État.</p> + <p>Réprobation puérile que celle qui a frappé le <i>Traité du + Prince</i>! Est-ce que la politique a rien à démêler avec la morale? + Avez-vous jamais vu un seul État se conduire d'après les principes qui + régissent la morale privée? Mais toute guerre serait un crime, même + quand elle aurait une cause juste; toute conquête n'ayant d'autre + mobile que la gloire, serait un forfait; tout traité dans lequel une + puissance aurait fait pencher la balance de son côté, serait une + indigne tromperie; toute usurpation du pouvoir souverain serait un + acte qui mériterait la mort. Rien ne serait légitime que ce qui serait + fondé sur le droit! mais, je vous l'ai dit tout à l'heure, et je le + maintiens, même en présence de l'histoire contemporaine: tous les + pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la + même chose, la négation du droit. Est-ce à dire que je le proscris? + Non; mais je le regarde comme d'une application extrêmement limitée, + tant dans les rapports des nations entre elles que dans les rapports + des gouvernants avec les gouvernés.</p> + <p>Ce mot de droit lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il est + d'un vague infini? Où commence-t-il, où finit-il? Quand le droit + existera-t-il, et quand n'existera-t-il pas? Je prends des exemples. + Voici un État: la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la + turbulence de la démocratie, l'impuissance des lois contre les + factieux, le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la + ruine. Un homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie ou du sein + du peuple; il brise tous les pouvoirs constitués; il met la main sur + les lois, il remanie toutes les institutions, et il donne vingt ans de + paix à son pays. Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait?</p> + <p>Pisistrate s'empare de la citadelle par un coup de main, et prépare + le siècle de Périclès. Brutus viole la Constitution monarchique de + Rome, expulse les Tarquins, et fonde à coups de poignard une + république dont la grandeur est le plus imposant spectacle qui ait été + donné à l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe, qui, + tant qu'elle a été contenue, a fait la vitalité de la République, en + amène la dissolution, et tout va périr. César et Auguste apparaissent; + ce sont encore des violateurs; mais l'empire romain qui a succédé à la + République, grâce à eux, dure autant qu'elle, et ne succombe qu'en + couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit était-il + avec ces hommes audacieux? Non, selon vous. Et cependant la postérité + les a couverts de gloire; en réalité, ils ont servi et sauvé leur + pays; ils en ont prolongé l'existence à travers les siècles. Vous + voyez bien que dans les États le principe du droit est dominé par + celui de l'intérêt, et ce qui se dégage de ces considérations, c'est + que <i>le bien peut sortir du mal; qu'on arrive au bien par le + mal</i>, comme on guérit par le poison, comme on sauve la vie par le + tranchant du fer. Je me suis moins préoccupé de ce qui est bon et + moral que de ce qui est utile et nécessaire; j'ai pris les sociétés + telles qu'elles sont, et j'ai donné des règles en conséquence.</p> + <p>Abstraitement parlant, la violence et l'astuce sont-elles un mal? + Oui; mais il faudra bien les employer pour gouverner les hommes, tant + que les hommes ne seront pas des anges.</p> + <p>Tout est bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et le fruit + que l'on en tire; la fin justifie les moyens: et maintenant si vous me + demandez pourquoi, moi républicain, je donne partout la préférence au + gouvernement absolu, je vous dirai que, témoin dans ma patrie de + l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de son goût inné pour + la servitude, de son incapacité à concevoir et à respecter les + conditions de la vie libre; c'est à mes yeux une force aveugle qui se + dissout tôt ou tard, si elle n'est dans la main d'un seul homme; je + réponds que le peuple, livré à lui-même, ne saura que se détruire; + qu'il ne saura jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je + vous dirai que la Grèce n'a brillé que dans les éclipses de la + liberté; que sans le despotisme de l'aristocratie romaine, et que, + plus tard, sans le despotisme des empereurs, l'éclatante civilisation + de l'Europe ne se fût jamais développée.</p> + <p>Chercherai-je mes exemples dans les États modernes? Ils sont si + frappants et si nombreux que je prendrai les premiers venus.</p> + <p>Sous quelles institutions et sous quels hommes les républiques + italiennes ont-elles brillé? Avec quels souverains l'Espagne, la + France, l'Allemagne, ont-elles constitué leur puissance? Sous les Léon + X, les Jules II, les Philippe II, les Barberousse, les Louis XIV, les + Napoléon, tous hommes à la main terrible, et posée plus souvent sur la + garde de leurs épées que sur la charte de leurs États.</p> + <p>Mais je m'étonne d'avoir parlé si longtemps pour convaincre + l'illustre écrivain qui m'écoute. Une partie de ces idées n'est-elle + pas, si je suis bien informé, dans l'<i>Esprit des lois</i>? Ce + discours a-t-il blessé l'homme grave et froid qui a médité, sans + passion, sur les problèmes de la politique? Les <i>encyclopédistes</i> + n'étaient pas des Catons: l'auteur des <i>Lettres Persanes</i> n'était + pas un saint, ni même un dévot bien fervent. Notre école, qu'on dit + immorale, était peut-être plus attachée au vrai Dieu que les + philosophes du XVIIIe siècle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos dernières paroles me trouvent sans colère, Machiavel, et je + vous ai écouté avec attention. Voulez-vous m'entendre, et me + laisserez-vous en user à votre égard avec la même liberté?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je me tiens pour muet, et j'écoute dans un respectueux silence + celui que l'on a appelé <i>le législateur des nations</i>.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DEUXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DEUXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos doctrines n'ont rien de nouveau pour moi, Machiavel; et, si + j'éprouve quelque embarras à les réfuter, c'est bien moins parce + qu'elles inquiètent ma raison que parce que, fausses ou vraies, elles + n'ont point de base philosophique. J'entends bien que vous êtes, avant + tout, un homme politique, et que les faits vous touchent de plus près + que les idées. Mais vous conviendrez cependant que, quand il s'agit de + gouvernement, il faut aboutir à des principes. Vous ne faites aucune + place, dans votre politique, ni à la morale, ni à la religion, ni au + droit; vous n'avez à la bouche que deux mots: <i>la force et + l'astuce</i>. Si votre système se réduit à dire que la force joue un + grand rôle dans les affaires humaines, que l'habileté est une qualité + nécessaire à l'homme d'État, vous comprenez bien que c'est là une + vérité qui n'a pas besoin de démonstration; mais; si vous érigez la + violence en principe, l'astuce en maxime de gouvernement; si vous ne + tenez compte dans vos calculs d'aucune des lois de l'humanité, le code + de la tyrannie n'est plus que le code de la brute, car les animaux + aussi sont adroits et forts, et il n'y a, en effet, parmi eux d'autre + droit que celui de la force brutale. Mais je ne crois pas que votre + fatalisme lui-même aille jusque-là, car vous reconnaissez l'existence + du bien et du mal.</p> + <p>Votre principe, c'est que <i>le bien peut sortir du mal</i>, et + qu'il est permis de faire le mal quand il en peut résulter un bien. + Ainsi, vous ne dites pas: Il est bien en soi de trahir sa parole; il + est bien d'user de la corruption, de la violence et du meurtre. Mais + vous dites: On peut trahir quand cela est utile, tuer quand cela est + nécessaire, prendre le bien d'autrui quand cela est avantageux. Je me + hâte d'ajouter que, dans votre système, ces maximes ne s'appliquent + qu'aux princes, et quand il s'agit de leurs intérêts ou de ceux de + l'État. En conséquence, le prince a le droit de violer ses serments; + il peut verser le sang à flots pour s'emparer du pouvoir ou pour s'y + maintenir; il peut dépouiller ceux qu'il a proscrits, renverser toutes + les lois, en donner de nouvelles et les violer encore; dilapider les + finances, corrompre, comprimer, punir et frapper sans cesse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais n'est-ce pas vous-même qui avez dit que, dans les États + despotiques la crainte était nécessaire, la vertu inutile, l'honneur + dangereux; qu'il fallait une obéissance aveugle, et que le prince + était perdu s'il cessait de lever le bras un instant<a name= + 'FNanchor_1_1'></a><a href='#Footnote_1_1'><sup>[1]</sup></a>.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, je l'ai dit; mais quand je constatais, comme vous, les + conditions affreuses auxquelles se maintient le pouvoir tyrannique, + c'était pour le flétrir et non pour lui élever des autels; c'était + pour en inspirer l'horreur à ma patrie qui jamais, heureusement pour + elle, n'a courbé la tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous + pas que la force n'est qu'un accident dans la marche des sociétés + régulières, et que les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de + chercher leur sanction dans des considérations étrangères aux théories + de la force. Ce n'est pas seulement au nom de l'intérêt, c'est au nom + du devoir qu'agissent tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils + l'invoquent; la doctrine de l'intérêt est donc aussi impuissante à + elle seule que les moyens qu'elle emploie.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ici, je vous arrête; vous faites une part à l'intérêt, cela suffit + pour justifier toutes les nécessités politiques qui ne sont pas + d'accord avec le droit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est la raison d'État que vous invoquez. Remarquez donc que je ne + puis pas donner pour base aux sociétés précisément ce qui les détruit. + Au nom de l'intérêt, les princes et les peuples, comme les citoyens, + ne commettront que des crimes. L'intérêt de l'État, dites-vous! Mais + comment reconnaîtrai-je s'il lui est réellement profitable de + commettre telle ou telle iniquité? Ne savons-nous pas que l'intérêt de + l'État, c'est le plus souvent l'intérêt du prince en particulier, ou + celui des favoris corrompus qui l'entourent? Je ne suis pas exposé à + des conséquences pareilles en donnant le droit pour base à l'existence + des sociétés, parce que la notion du droit trace des limites que + l'intérêt ne doit pas franchir.</p> + <p>Que si vous me demandez quel est le fondement du droit, je vous + dirai que c'est la morale dont les préceptes n'ont rien de douteux ni + d'obscur; parce qu'ils sont écrits dans toutes les religions, et + qu'ils sont imprimés en caractères lumineux dans la conscience de + l'homme. C'est de cette source pure que doivent découler toutes les + lois civiles, politiques, économiques, internationales.</p> + <p><i>Ex eodem jure, sive ex eodem fonte, sive ex eodem, + principio</i>.</p> + <p>Mais c'est ici qu'éclate votre inconséquence; vous êtes catholique, + vous êtes chrétien; nous adorons le même Dieu, vous admettez ses + commandements, vous admettez la morale, vous admettez le droit dans + les rapports des hommes entre eux, et vous foulez aux pieds toutes ces + règles quand il s'agit de l'État ou du prince. En un mot, <i>la + politique n'a rien à démêler, selon vous, avec la morale</i>. Vous + permettez au monarque ce que vous défendez au sujet. Suivant que les + mêmes actions sont accomplies par le faible ou par le fort, vous les + glorifiez ou vous les blâmez; elles sont des crimes ou des vertus, + suivant le rang de celui qui les accomplit. Vous louez le prince de + les avoir faites, <i>et vous envoyez le sujet aux galères</i>. Vous ne + songez donc pas qu'avec des maximes pareilles, il n'y a pas de société + qui puisse vivre; vous croyez que le sujet tiendra longtemps ses + serments quand il verra le souverain les trahir; qu'il respectera les + lois quand il saura que celui qui les lui a données les a violées, et + qu'il les viole tous les jours; vous croyez qu'il hésitera dans la + voie de la violence, de la corruption et de la fraude, quand il y + verra marcher sans cesse ceux qui sont chargés de le conduire? + Détrompez-vous; sachez que chaque usurpation du prince dans le domaine + de la chose publique autorise une infraction semblable dans la sphère + du sujet; que chaque perfidie politique engendre une perfidie sociale; + que chaque violence en haut légitime une violence en bas. Voilà pour + ce qui regarde les citoyens entre eux.</p> + <p>Pour ce qui les regarde dans leurs rapports avec les gouvernants, + je n'ai pas besoin de vous dire que c'est la guerre civile introduite + à l'état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n'est + que la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez + qu'il se réveille: vous avez inventé la théorie de la force; soyez sûr + qu'il l'a retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes; il les + rompra sous le prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par + la force ce que la force lui a arraché.</p> + <p>La maxime du despotisme, c'est le <i>perinde ac cadaver</i> des + jésuites; tuer ou être tué: voilà sa loi; c'est l'abrutissement + aujourd'hui, la guerre civile demain. C'est ainsi, du moins, que les + choses se passent sous les climats d'Europe: dans l'Orient, les + peuples sommeillent en paix dans l'avilissement de la servitude.</p> + <p>Les princes ne peuvent donc pas se permettre ce que la morale + privée ne permet pas: c'est là ma conclusion; elle est formelle. Vous + avez cru m'embarrasser en me proposant l'exemple de beaucoup de grands + hommes qui, par des actes hardis accomplis en violation des lois, + avaient donné la paix à leur pays, quelquefois la gloire; et c'est de + là que vous tirez votre grand argument: <i>le bien sort du mal</i>. + J'en suis peu touché; il ne m'est pas démontré que ces hommes + audacieux ont fait plus de bien que de mal; il n'est nullement établi + pour moi que les sociétés ne se fussent pas sauvées et soutenues sans + eux. Les moyens de salut qu'ils apportent ne compensent pas les germes + de dissolution qu'ils introduisent dans les États. Quelques années + d'anarchie sont souvent bien moins funestes pour un royaume que + plusieurs années de despotisme silencieux.</p> + <p>Vous admirez les grands hommes; je n'admire que les grandes + institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins + besoin d'hommes de génie que d'hommes intègres; mais je vous accorde, + si vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont + vous faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains États. + Ces actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où + régnaient l'esclavage et le dogme de la fatalité. On les retrouve dans + le moyen-âge et même dans les temps modernes; mais au fur et à mesure + que les moeurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées + chez les divers peuples de l'Europe; à mesure, surtout, que les + principes de la science politique ont été mieux connus, le droit s'est + trouvé substitué à la force dans les principes comme dans les faits. + Sans doute, les orages de la liberté existeront toujours, et il se + commettra encore bien des crimes en son nom: mais le fatalisme + politique n'existe plus. Si vous avez pu dire, dans votre temps, que + le despotisme était un mal nécessaire, vous ne le pourriez pas + aujourd'hui, car, dans l'état actuel des moeurs et des institutions + politiques chez les principaux peuples de l'Europe, le despotisme est + devenu impossible.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Impossible?... Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à + faire un pas dans le sens de vos idées.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me + suivre encore.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Très-volontiers, mais prenez garde; je crois que vous vous engagez + beaucoup.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='TROISIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>TROISIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Une masse épaisse d'ombres se dirige vers cette plage; la région où + nous sommes sera bientôt envahie. Venez de ce côté; sans cela, nous ne + tarderions pas à être séparés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai point trouvé dans vos dernières paroles la précision qui + caractérisait votre langage au commencement de notre entretien. Je + trouve que vous avez exagéré les conséquences des principes qui sont + renfermés dans l'<i>Esprit des lois</i>.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'ai évité à dessein, dans cet ouvrage, de faire de longues + théories. Si vous le connaissiez autrement que par ce qui vous en a + été rapporté, vous verriez que les développements particuliers que je + vous donne ici découlent sans effort des principes que j'ai posés. Au + surplus, je ne fais pas difficulté d'avouer que la connaissance que + j'ai acquise des temps nouveaux n'ait modifié ou complété + quelques-unes de mes idées.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Comptez-vous sérieusement soutenir que le despotisme est + incompatible avec l'état politique des peuples de l'Europe?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas dit tous les peuples; mais je vous citerai, si vous + voulez, ceux chez qui le développement de la science politique a amené + ce grand résultat.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quels sont ces peuples?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'Angleterre, la France, la Belgique, une portion de l'Italie, la + Prusse, la Suisse, la Confédération germanique, la Hollande, + l'Autriche même, c'est-à-dire, comme vous le voyez, presque toute la + partie de l'Europe sur laquelle s'étendait autrefois le monde + romain.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je connais un peu ce qui s'est passé en Europe depuis 1527 jusqu'au + temps actuel, et je vous avoue que je suis fort curieux de vous + entendre justifier votre proposition.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, écoutez-moi, et je parviendrai peut-être à vous + convaincre. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui + assurent le règne de la liberté et des bonnes moeurs dans les États. + De la perfection ou de l'imperfection des institutions dépend tout le + bien, mais dépendra nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter + pour les hommes de leur réunion en société; et, quand je demande les + meilleures institutions, vous comprenez bien que, suivant le mot si + beau de Solon, j'entends <i>les institutions les plus parfaites que + les peuples puissent supporter</i>. C'est vous dire que je ne conçois + pas pour eux des conditions d'existence impossibles, et que par là je + me sépare de ces déplorables réformateurs qui prétendent construire + les sociétés sur de pures hypothèses rationnelles sans tenir compte du + climat, des habitudes, des moeurs et même des préjugés.</p> + <p>A l'origine des nations, les institutions sont ce qu'elles peuvent. + L'antiquité nous a montré des civilisations merveilleuses, des États + dans lesquels les conditions du gouvernement libre étaient + admirablement comprises. Les peuples de l'ère chrétienne ont eu plus + de difficulté à mettre leurs constitutions en harmonie avec le + mouvement de la vie politique; mais ils ont profité des enseignements + de l'antiquité, et avec des civilisations infiniment plus compliquées, + ils sont cependant arrivés à des résultats plus parfaits.</p> + <p>Une des causes premières de l'anarchie, comme du despotisme, a été + l'ignorance théorique et pratique dans laquelle les États de l'Europe + ont été pendant si longtemps sur les principes qui président à + l'organisation des pouvoirs. Comment, lorsque le principe de la + souveraineté résidait uniquement dans la personne du prince, le droit + de la nation pouvait-il être affirmé? Comment, lorsque celui qui était + chargé de faire exécuter les lois, était en même temps le législateur, + sa puissance n'eût-elle pas été tyrannique? Comment les citoyens + pouvaient-ils être garantis contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir + législatif et le pouvoir exécutif étant déjà confondus, le pouvoir + judiciaire venait encore se réunir dans la même main<a name= + 'FNanchor_2_2'></a><a href='#Footnote_2_2'><sup>[2]</sup></a>?</p> + <p>Je sais bien que certaines libertés, que certains droits publics + qui s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs politiques les moins + avancées, ne laissaient pas que d'apporter des obstacles à l'exercice + illimité de la royauté absolue; que, d'un autre côté, la crainte de + faire crier le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les + portaient à user avec modération des pouvoirs excessifs dont ils + étaient investis; mais il n'en est pas moins vrai que ces garanties si + précaires étaient à la merci du monarque qui possédait en principe les + biens, les droits et la personne des sujets. La division des pouvoirs + a réalisé en Europe le problème des sociétés libres, et si quelque + chose peut adoucir pour moi l'anxiété des heures qui précèdent le + jugement dernier, c'est la pensée que mon passage sur la terre n'a + point été étranger à cette grande émancipation.</p> + <p>Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez + vu, avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps + modernes; mais la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, + permettez-moi de le dire, encore tout empreinte des errements de la + barbarie; l'Europe était un tournoi. Les idées de guerre, de + domination et de conquête remplissaient la tête des hommes d'État et + des princes. La force était tout alors, le droit fort peu de chose, + j'en conviens; les royaumes étaient comme la proie des conquérants; à + l'intérieur des États, les souverains luttaient contre les grands + vassaux; les grands vassaux écrasaient les cités. Au milieu de + l'anarchie féodale qui mettait toute l'Europe en armes, les peuples + foulés aux pieds s'étaient habitués à regarder les princes et les + grands comme des divinités fatales, auxquelles le genre humain était + livré. Vous êtes venu dans ces temps pleins de tumulte, mais aussi + pleins de grandeur. Vous avez vu des capitaines intrépides, des hommes + de fer, des génies audacieux; et ce monde, rempli de sombres beautés + dans son désordre, vous est apparu comme il apparaîtrait à un artiste + dont l'imagination serait plus frappée que le sens moral; c'est là ce + qui, à mes yeux, explique le <i>Traité du Prince</i>, et vous n'étiez + pas si loin de la vérité que vous voulez bien le dire, lorsque tout à + l'heure, par une feinte italienne, il vous plaisait, pour me sonder, + de l'attribuer à un caprice de diplomate. Mais, depuis vous, le monde + a marché; les peuples se regardent aujourd'hui comme les arbitres de + leurs destinées: ils ont, en fait comme en droit, détruit les + priviléges, détruit l'aristocratie; ils ont établi un principe qui + serait bien nouveau pour vous, descendant du marquis Hugo: ils ont + établi le principe de l'égalité; ils ne voient plus dans ceux qui les + gouvernent que des mandataires; ils ont réalisé le principe de + l'égalité par des lois civiles que rien ne pourrait leur arracher. Ils + tiennent à ces lois comme à leur sang, parce qu'elles ont coûté, en + effet, bien du sang à leurs ancêtres.</p> + <p>Je vous parlais des guerres tout à l'heure: elles sévissent + toujours, je le sais; mais, le premier progrès, c'est qu'elles ne + donnent plus aujourd'hui aux vainqueurs la propriété des États + vaincus. Un droit que vous avez à peine connu, le droit international, + régit aujourd'hui les rapports des nations entre elles, comme le droit + civil régit les rapports des sujets dans chaque nation.</p> + <p>Après avoir assuré leurs droits privés par des lois civiles, leurs + droits publics par des <i>traités</i>, les peuples ont voulu se mettre + en règle avec leurs princes, et ils ont assuré leurs droits politiques + par <i>des constitutions</i>. Longtemps livrés à l'arbitraire par la + confusion des pouvoirs, qui permettait aux princes <i>de faire des + lois tyranniques pour les exercer tyranniquement</i>, ils ont séparé + les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, par des lignes + constitutionnelles qui ne peuvent être franchies sans que l'alarme + soit donnée à tout le corps politique.</p> + <p>Par cette seule réforme, qui est un fait immense, le droit public + intérieur a été créé, et les principes supérieurs qui le constituent + se trouvent dégagés. La personne du prince cesse d'être confondue avec + celle de l'État; la souveraineté apparaît comme ayant en partie sa + source au sein même de la nation, qui fait la distribution des + pouvoirs entre le prince et des corps politiques indépendants les uns + des autres. Je ne veux point faire, devant l'illustre homme d'État qui + m'entend, une théorie développée du régime qui s'appelle, en + Angleterre et en France, <i>le régime constitutionnel</i>; il est + passé aujourd'hui dans les moeurs des principaux États de l'Europe, + non-seulement parce qu'il est l'expression de la plus haute science + politique, mais surtout parce qu'il est le seul mode pratique de + gouvernement en présence des idées de la civilisation moderne.</p> + <p>Dans tous les temps, sous le règne de la liberté comme sous celui + de la tyrannie, on n'a pu gouverner que par des <i>lois</i>. C'est + donc sur <i>la manière dont les lois sont faites</i>, que sont fondées + toutes les garanties des citoyens. Si c'est le prince qui est le + législateur unique, il ne fera que des lois tyranniques, heureux s'il + ne bouleverse pas la constitution de l'État en quelques années; mais, + en tout cas, on est en plein absolutisme; si c'est un sénat, on a + constitué l'oligarchie, régime odieux au peuple, parce qu'il lui donne + autant de tyrans que de maîtres; si c'est le peuple, on court à + l'anarchie, ce qui est une autre manière d'aboutir au despotisme; si + c'est une assemblée élue par le peuple, la première partie du problème + se trouve déjà résolue; car c'est là la base même du gouvernement + représentatif, aujourd'hui en vigueur dans toute la partie méridionale + de l'Europe.</p> + <p>Mais une assemblée de représentants du peuple qui posséderait à + elle seule toute la souveraineté législative, ne tarderait pas à + abuser de sa puissance, et à faire courir à l'État les plus grands + périls. Le régime qui s'est définitivement constitué, heureuse + transaction entre l'aristocratie, la démocratie et l'établissement + monarchique, participe à la fois de ces trois formes de gouvernement, + au moyen d'une pondération de pouvoirs qui semble être le + chef-d'oeuvre de l'esprit humain. La personne du souverain reste + sacrée, inviolable; mais, tout en conservant une masse d'attributions + capitales qui, pour le bien de l'État, doivent demeurer en sa + puissance, son rôle essentiel n'est plus que d'être <i>le procurateur + de l'exécution des lois</i>. N'ayant plus dans sa main la plénitude + des pouvoirs, sa responsabilité s'efface et passe sur la tête des + ministres qu'il associe à son gouvernement. La loi, dont il a la + proposition exclusive, ou concurremment avec un autre corps de l'État, + est préparée par un conseil composé d'hommes mûris dans l'expérience + des affaires, soumise à une Chambre haute, héréditaire ou viagère, qui + examine si ses dispositions n'ont rien de contraire à la constitution, + votée par un Corps législatif émané du suffrage de la nation, + appliquée par une magistrature indépendante. Si la loi est vicieuse, + elle est rejetée ou amendée par le Corps législatif: la Chambre haute + s'oppose à son adoption, si elle est contraire aux principes sur + lesquels repose la constitution.</p> + <p>Le triomphe de ce système si profondément conçu, et dont le + mécanisme, vous le comprenez, peut se combiner de mille manières, + suivant le tempérament des peuples auxquels il s'applique, a été de + concilier l'ordre avec la liberté, la stabilité avec le mouvement, de + faire participer l'universalité des citoyens à la vie politique, en + supprimant les agitations de la place publique. C'est le pays se + gouvernant lui-même, par le déplacement alternatif des majorités, qui + influent dans les chambres sur la nomination des ministres + dirigeants.</p> + <p>Les rapports entre le prince et les sujets reposent, comme vous le + voyez, sur un vaste système de garanties dont les bases inébranlables + sont dans l'ordre civil. Nul ne peut être atteint dans sa personne ou + dans ses biens par un acte de l'autorité administrative; la liberté + individuelle est sous la protection des magistrats; en matière + criminelle, les accusés sont jugés par leurs pairs; au-dessus de + toutes les juridictions, il y a une juridiction suprême chargée de + casser les arrêts qui seraient rendus en violation des lois. Les + citoyens eux-mêmes sont armés, pour la défense de leurs droits, par + l'institution de milices bourgeoises qui concourent à la police des + cités; le plus simple particulier peut, par voie de pétition, faire + monter sa plainte jusqu'aux pieds des assemblées souveraines qui + représentent la nation. Les communes sont administrées par des + officiers publics nommés à l'élection. Chaque année, de grandes + assemblées provinciales, également issues du suffrage, se réunissent + pour exprimer les besoins et les voeux des populations qui les + entourent.</p> + <p>Telle est l'image trop affaiblie, ô Machiavel, de quelques-unes des + institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les États modernes, et + notamment dans ma belle patrie; mais comme la publicité est de + l'essence des pays libres, toutes ces institutions ne pourraient vivre + longtemps si elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance + encore inconnue dans votre siècle, et qui ne faisait que naître de mon + temps, est venu leur donner le dernier souffle de la vie. C'est la + <i>presse</i> longtemps proscrite, encore décriée par l'ignorance, + mais à laquelle on pourrait le beau mot qu'a dit Adam Smith, en + parlant du crédit: <i>C'est une voie publique</i>. C'est par cette + voie, en effet, que se manifeste tout le mouvement des idées chez les + peuples modernes. La presse exerce dans l'État comme des fonctions de + police: elle exprime les besoins, traduit les plaintes, dénonce les + abus, les actes arbitraires; elle contraint à la moralité tous les + dépositaires du pouvoir; il lui suffit, pour cela, de les mettre en + face de l'opinion.</p> + <p>Dans des sociétés ainsi réglées, ô Machiavel, quelle part + pourriez-vous faire à l'ambition des princes et aux entreprises de la + tyrannie? Je n'ignore point par quelles convulsions douloureuses ces + progrès ont triomphé. En France, la liberté noyée dans le sang pendant + la période révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la Restauration. + Là, de nouvelles commotions se préparaient encore; mais déjà tous les + principes, toutes les institutions dont je vous ai parlé, étaient + passés dans les moeurs de la France et des peuples qui gravitent dans + la sphère de sa civilisation. J'en ai fini, Machiavel. Les États, + comme les souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par les + règles de la justice. Le ministre moderne qui s'inspirerait de vos + leçons ne resterait pas un an au pouvoir; le monarque qui mettrait en + pratique les maximes du <i>Traité du Prince</i> soulèverait contre lui + la réprobation de ses sujets; il serait mis au ban de l'Europe.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Me pardonnerez-vous ma franchise?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi non?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dois-je penser que vos idées se sont quelque peu modifiées?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je me propose de démolir, pièce à pièce, toutes les belles choses + que vous venez de dire, et de vous démontrer que ce sont mes doctrines + seules qui l'emportent même aujourd'hui, malgré les nouvelles idées, + malgré les nouvelles moeurs, malgré vos prétendus principes de droit + public, malgré toutes les institutions dont vous venez de me parler; + mais permettez-moi, auparavant, de vous adresser une question: Où en + êtes-vous resté de l'histoire contemporaine?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Les notions que j'ai acquises sur les divers États de l'Europe vont + jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les hasards de ma marche + errante à travers ces espaces infinis et la multitude confuse des âmes + qui les remplissent, ne m'en ont fait rencontrer aucune qui ait pu me + renseigner au delà de l'époque que je viens de vous dire. Depuis que + je suis descendu dans le séjour des ténèbres, j'ai passé un + demi-siècle environ parmi les peuples de l'ancien monde, et ce n'est + guère que depuis un quart de siècle que j'ai rencontré les légions des + peuples modernes; encore faut-il dire que la plupart arrivaient des + coins les plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au juste à + quelle année du monde nous en sommes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ici, les derniers sont donc les premiers, ô Montesquieu! L'homme + d'État du moyen-âge, le politique des temps barbares, se trouve en + savoir plus que le philosophe du dix-huitième siècle sur l'histoire + des temps modernes. Les peuples sont en l'an de grâce 1864.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Veuillez donc me faire savoir, Machiavel, je vous en prie + instamment, ce qui s'est passé en Europe depuis l'année 1847.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas, si vous le permettez, avant que je me sois donné le + plaisir de porter la déroute au sein de vos théories.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comme il vous plaira; mais croyez bien que je ne conçois nulle + inquiétude à cet égard. Il faut des siècles pour changer les principes + et la forme des gouvernements sous lesquels les peuples ont pris + l'habitude de vivre. Nul enseignement politique nouveau ne saurait + résulter des quinze années qui viennent de s'écouler; et, dans tous + les cas, s'il en était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines de + Machiavel qui jamais auraient triomphé.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous le pensez ainsi: écoutez-moi donc à votre tour.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='QUATRIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>QUATRIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>En écoutant vos théories sur la division des pouvoirs et sur les + bienfaits que lui doivent les peuples de l'Europe, je ne pouvais + m'empêcher d'admirer, Montesquieu, à quel point l'illusion des + systèmes peut s'emparer des plus grands esprits.</p> + <p>Séduit par les institutions de l'Angleterre, vous avez cru pouvoir + faire du régime constitutionnel la panacée universelle des États; mais + vous avez compté sans le mouvement irrésistible qui arrache + aujourd'hui les sociétés à leurs traditions de la veille. Il ne se + passera pas deux siècles avant que cette forme de gouvernement, que + vous admirez, ne soit plus en Europe qu'un souvenir historique, + quelque chose de suranné et de caduc comme la règle des trois unités + d'Aristote.</p> + <p>Permettez-moi d'abord d'examiner en elle-même votre mécanique + politique: vous balancez les trois pouvoirs, et vous les confinez + chacun dans leur département; celui-ci fera les lois, cet autre les + appliquera, un troisième les exécutera: le prince régnera, les + ministres gouverneront. Merveilleuse chose que cette bascule + constitutionnelle! Vous avez tout prévu, tout réglé, sauf le + mouvement: le triomphe d'un tel système, ce ne serait pas l'action; ce + serait l'immobilité si le mécanisme fonctionnait avec précision; mais, + en réalité, les choses ne se passeront pas ainsi. A la première + occasion, le mouvement se produira par la rupture d'un des ressorts + que vous avez si soigneusement forgés. Croyez-vous que les pouvoirs + resteront longtemps dans les limites constitutionnelles que vous leur + avez assignées, et qu'ils ne parviendront pas à les franchir? Quelle + est l'assemblée législative indépendante qui n'aspirera pas à la + souveraineté? Quelle est la magistrature qui ne fléchira pas au gré de + l'opinion? Quel est le prince, surtout, souverain d'un royaume ou chef + d'une république, qui acceptera sans réserve le rôle passif auquel + vous l'aurez condamné; qui, dans le secret de sa pensée, ne méditera + pas le renversement des pouvoirs rivaux qui gênent son action? En + réalité, vous aurez mis aux prises toutes les forces contraires, + suscité toutes les entreprises, donné des armes à tous les partis. + Vous aurez livré le pouvoir à l'assaut de toutes les ambitions, et + fait de l'État une arène où se déchaîneront les factions. Dans peu de + temps, ce sera le désordre partout; d'intarissables rhéteurs + transformeront en joutes oratoires les assemblées délibérantes; + d'audacieux journalistes, d'effrénés pamphlétaires attaqueront tous + les jours la personne du souverain, discréditeront le gouvernement, + les ministres, les hommes en place....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je connais depuis longtemps ces reproches adressés aux + gouvernements libres. Ils n'ont pas de valeur à mes yeux: les abus ne + condamnent point les institutions. Je sais de nombreux États qui + vivent en paix, et depuis longtemps sous de telles lois: je plains + ceux qui ne peuvent y vivre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Attendez: Dans vos calculs, vous n'avez compté qu'avec des + minorités sociales. Il y a des populations gigantesques rivées au + travail par la pauvreté, comme elles l'étaient autrefois par + l'esclavage. Qu'importent, je vous le demande, à leur bonheur toutes + vos fictions parlementaires? Votre grand mouvement politique n'a + abouti, en définitive, qu'au triomphe d'une minorité privilégiée par + le hasard comme l'ancienne noblesse l'était par la naissance. + Qu'importe au prolétaire courbé sur son labeur, accablé sous le poids + de sa destinée, que quelques orateurs aient le droit de parler, que + quelques journalistes aient le droit d'écrire? Vous avez créé des + droits qui resteront éternellement pour la masse du peuple à l'état de + pure faculté, puisqu'il ne saurait s'en servir. Ces droits, dont la + loi lui reconnaît la jouissance idéale et dont la nécessité lui refuse + l'exercice réel, ne sont pour lui qu'une ironie amère de sa destinée. + Je vous réponds qu'un jour il les prendra en haine, et qu'il les + détruira de sa main pour se confier au despotisme.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quel mépris Machiavel a-t-il donc pour l'humanité, et quelle idée + se fait-il de la bassesse des peuples modernes? Dieu puissant, je ne + croirai pas que tu les aies créés si vils. Machiavel, quoi qu'il en + dise, ignore les principes et les conditions d'existence de la + civilisation actuelle. Le travail aujourd'hui est la loi commune, + comme il est la loi divine; et, loin qu'il soit un signe de servitude + parmi les hommes, il est le lien de leur association, l'instrument de + leur égalité.</p> + <p>Les droits politiques n'ont rien d'illusoire pour le peuple dans + les États où la loi ne reconnaît point de priviléges et où toutes les + carrières sont ouvertes à l'activité individuelle. Sans doute, et dans + aucune société il n'en saurait être autrement, l'inégalité des + intelligences et des fortunes entraîne pour les individus + d'inévitables inégalités dans l'exercice de leurs droits; mais ne + suffit-il pas que ces droits existent pour que le voeu d'une + philosophie éclairée soit rempli, pour que l'émancipation des hommes + soit assurée dans la mesure où elle peut l'être? Pour ceux-là mêmes + que le hasard a fait naître dans les conditions les plus humbles, + n'est-ce rien que de vivre dans le sentiment de leur indépendance et + dans leur dignité de citoyens? Mais ce n'est là qu'un côté de la + question; car si la grandeur morale des peuples est liée à la liberté, + ils n'y sont pas rattachés moins étroitement par leurs intérêts + matériels.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ici que je vous attendais. L'école à laquelle vous appartenez + a posé des principes dont elle ne paraît pas apercevoir les dernières + conséquences: vous croyez qu'ils conduisent au règne de la raison; je + vais vous montrer qu'ils ramènent au règne de la force. Votre système + politique, pris dans sa pureté originelle, consiste à donner une part + d'action à peu près égale aux divers groupes de forces dont les + sociétés se composent, à faire concourir dans une juste proportion les + activités sociales; vous ne voulez pas que l'élément aristocratique + prime l'élément démocratique. Cependant, le tempérament de vos + institutions est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au + peuple, plus de force au prince qu'à l'aristocratie, proportionnant + ainsi les pouvoirs à la capacité politique de ceux qui doivent les + exercer.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous dites vrai.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous faites participer les différentes classes de la société aux + fonctions publiques suivant le degré de leur aptitude et de leurs + lumières; vous émancipez la bourgeoisie par le vote, vous contenez le + peuple par le cens; les libertés populaires créent la puissance de + l'opinion, l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le + trône jette sur la nation l'éclat du rang suprême; vous gardez toutes + les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de toutes les + grandes choses. A la surface on voit une société monarchique, mais + tout est démocratique au fond; car, en réalité, il n'y a point de + barrières entre les classes, et le travail est l'instrument de toutes + les fortunes. N'est-ce pas à peu près cela?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, Machiavel; et vous savez du moins comprendre les opinions que + vous ne partagez pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, toutes ces belles choses sont passées ou passeront comme + un rêve; car vous avez un nouveau principe avec lequel toutes les + institutions se décomposent avec une rapidité foudroyante.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quel est donc ce principe?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est celui de la souveraineté populaire. On trouvera, n'en doutez + pas, la quadrature du cercle avant d'arriver à concilier l'équilibre + des pouvoirs avec l'existence d'un pareil principe chez les nations où + il est admis. Le peuple, par une conséquence absolument inévitable, + s'emparera, un jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a reconnu + que le principe était en lui. Sera-ce pour les garder? Non. Après + quelques jours de folie, il les jettera, par lassitude, au premier + soldat de fortune qui se trouvera sur son chemin. Dans votre pays, + vous avez vu, en 1793, comment les coupe-têtes français ont traité la + monarchie représentative: le peuple souverain s'est affirmé par le + supplice de son roi, puis il a fait litière de tous ses droits; il + s'est donné à Robespierre, à Barras, à Bonaparte.</p> + <p>Vous êtes un grand penseur, mais vous ne connaissez pas + l'inépuisable lâcheté des peuples; je ne dis pas de ceux de mon temps, + mais de ceux du vôtre; rampants devant la force, sans pitié devant la + faiblesse, implacables pour des fautes, indulgents pour des crimes, + incapables de supporter les contrariétés d'un régime libre, et + patients jusqu'au martyre pour toutes les violences du despotisme + audacieux, brisant les trônes dans des moments de colère, et se + donnant des maîtres à qui ils pardonnent des attentats pour le moindre + desquels ils auraient décapité vingt rois constitutionnels.</p> + <p>Cherchez donc la justice; cherchez le droit, la stabilité, l'ordre, + le respect des formes si compliquées de votre mécanisme parlementaire + avec des masses violentes, indisciplinées, incultes, auxquelles vous + avez dit: Vous êtes le droit, vous êtes les maîtres, vous êtes les + arbitres de l'État! Oh! je sais bien que le prudent Montesquieu, le + politique circonspect, qui posait les principes et réservait les + conséquences, n'a point écrit dans l'<i>Esprit des lois</i> le dogme + de la souveraineté populaire; mais, comme vous le disiez tout à + l'heure, les conséquences découlent d'elles-mêmes des principes que + vous avez posés. L'affinité de vos doctrines avec celles du <i>Contrat + social</i> se fait assez sentir. Aussi, depuis le jour où les + révolutionnaires français, jurant <i>in verba magistri</i>, ont écrit: + «Une constitution ne peut être que l'ouvrage libre d'une convention + entre associés,» le gouvernement monarchique et parlementaire a été + condamné à mort dans votre patrie. Vainement on a essayé de restaurer + les principes, vainement votre roi, Louis XVIII, en rentrant en + France, a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à leur source en + promulguant les déclarations de 89 comme procédant de l'octroi royal, + cette pieuse fiction de la monarchie aristocratique était en + contradiction trop flagrante avec le passé: elle devait s'évanouir au + bruit de la révolution de 1830, comme le gouvernement de 1830, à son + tour....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Achevez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'anticipons pas. Ce que vous savez, ainsi que moi, du passé, + m'autorise, dès à présent, à dire que le principe de la souveraineté + populaire est destructif de toute stabilité, qu'il consacre + indéfiniment le droit des révolutions. Il met les sociétés en guerre + ouverte contre tous les pouvoirs humains et même contre Dieu; il est + l'incarnation même de la force. Il fait du peuple une brute féroce qui + s'endort quand elle est repue de sang, et qu'on enchaîne; et voici la + marche invariable que suivent alors les sociétés dont le mouvement est + réglé sur ce principe: la souveraineté populaire engendre la + démagogie, la démagogie engendre l'anarchie, l'anarchie ramène au + despotisme. Le despotisme, pour vous, c'est la barbarie. Eh bien, vous + voyez que les peuples retournent à la barbarie par le chemin de la + civilisation.</p> + <p>Mais ce n'est pas tout, et je prétends qu'à d'autres points de vue + encore le despotisme est la seule forme de gouvernement qui soit + réellement appropriée à l'état social des peuples modernes. Vous + m'avez dit que leurs intérêts matériels les rattachaient à la liberté; + ici, vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en général, les États + qui ont besoin de la liberté? Ce sont ceux qui vivent par de grands + sentiments, par de grandes passions, par l'héroïsme, par la foi, même + par l'honneur, ainsi que vous le disiez de votre temps en parlant de + la monarchie française. Le stoïcisme peut faire un peuple libre; le + christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le même + privilége. Je comprends les nécessités de la liberté à Athènes, à + Rome, chez des nations qui ne respiraient que par la gloire des armes, + dont la guerre satisfaisait toutes les expansions, qui avaient besoin + d'ailleurs de toutes les énergies du patriotisme, de tous les + enthousiasmes civiques pour triompher de leurs ennemis.</p> + <p>Les libertés publiques étaient le patrimoine naturel des États dans + lesquels les fonctions serviles et industrielles étaient délaissées + aux esclaves, où l'homme était inutile s'il n'était un citoyen. Je + conçois encore la liberté à certaines époques de l'ère chrétienne, et + notamment dans les petits États reliés entre eux par des systèmes de + confédération analogues à ceux des républiques helléniques, comme en + Italie et en Allemagne. Je retrouve là une partie des causes + naturelles qui rendaient la liberté nécessaire. Elle eût été presque + inoffensive dans des temps où le principe de l'autorité n'était pas + mis en question, où la religion avait un empire absolu sur les + esprits, où le peuple, placé sous le régime tutélaire des + corporations, marchait docilement sous la main de ses pasteurs. Si son + émancipation politique eût été entreprise alors, elle eût pu l'être + sans danger; car elle se fût accomplie en conformité des principes sur + lesquels repose l'existence de toutes les sociétés. Mais, avec vos + grands États, qui ne vivent plus que par l'industrie; avec vos + populations sans Dieu et sans foi, dans des temps où les peuples ne se + satisfont plus par la guerre, et où leur activité violente se reporte + nécessairement au dedans, la liberté, avec les principes qui lui + servent de fondement, ne peut être qu'une cause de dissolution et de + ruine. J'ajoute qu'elle n'est pas plus nécessaire aux besoins moraux + des individus qu'elle ne l'est aux États.</p> + <p>De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties + des sociétés froides et désabusées qui sont arrivées à l'indifférence + en politique comme en religion, qui n'ont plus d'autre stimulant que + les jouissances matérielles, qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui + n'ont d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le disputent + à celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce + soit par amour de la liberté en elle-même que les classes inférieures + essayent de monter à l'assaut du pouvoir? C'est par haine de ceux qui + possèdent; au fond, c'est pour leur arracher leurs richesses, + instrument des jouissances qu'ils envient.</p> + <p>Ceux qui possèdent implorent de tous les côtés un bras énergique, + un pouvoir fort; ils ne lui demandent qu'une chose, c'est de protéger + l'État contre des agitations auxquelles sa constitution débile ne + pourrait résister, de leur donner à eux-mêmes la sécurité nécessaire + pour qu'ils puissent jouir et faire leurs affaires. Quelles formes de + gouvernement voulez vous appliquer à des sociétés où la corruption + s'est glissée partout, où la fortune ne s'acquiert que par les + surprises de la fraude, où la morale n'a plus de garantie que dans les + lois répressives, où le sentiment de la patrie lui-même s'est éteint + dans je ne sais quel cosmopolitisme universel?</p> + <p>Je ne vois de salut pour ces sociétés, véritables colosses aux + pieds d'argile, que dans l'institution d'une centralisation à + outrance, qui mette toute la force publique à la disposition de ceux + qui gouvernent; dans une administration hiérarchique semblable à celle + de l'empire romain, qui règle mécaniquement tous les mouvements des + individus; dans un vaste système de législation qui reprenne en détail + toutes les libertés qui ont été imprudemment données; dans un + despotisme gigantesque, enfin, qui puisse frapper immédiatement et à + toute heure, tout ce qui résiste, tout ce qui se plaint. Le Césarisme + du Bas-Empire me paraît réaliser assez bien ce que je souhaite pour le + bien-être des sociétés modernes. Grâce à ces vastes appareils qui + fonctionnent déjà, m'a-t-on dit, en plus d'un pays de l'Europe, elles + peuvent vivre en paix, comme en Chine, comme au Japon, comme dans + l'Inde. Il ne faut pas qu'un vulgaire préjugé nous fasse mépriser ces + civilisations orientales, dont on apprend chaque jour à mieux + apprécier les institutions. Le peuple chinois, par exemple, est + très-commerçant et très-bien administré.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='CINQUIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>CINQUIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'hésite à vous répondre, Machiavel, car il y a dans vos dernières + paroles je ne sais quelle raillerie satanique, qui me laisse + intérieurement le soupçon que vos discours ne sont pas complétement + d'accord avec vos secrètes pensées. Oui, vous avez la fatale éloquence + qui fait perdre la trace de la vérité, et vous êtes bien le sombre + génie dont le nom est encore l'effroi des générations présentes. Je + reconnais de bonne grâce, toutefois, qu'avec un aussi puissant esprit + on perdrait trop à se taire; je veux vous écouter jusqu'au bout, et je + veux même vous répondre quoique, dès à présent, j'aie peu d'espoir de + vous convaincre. Vous venez de faire de la société moderne un tableau + vraiment sinistre; je ne puis savoir s'il est fidèle, mais il est au + moins incomplet, car en toute chose, à côté du mal il y a le bien, et + vous ne m'avez montré que le mal; vous ne m'avez, d'ailleurs, pas + donné le moyen de vérifier jusqu'à quel point vous êtes dans le vrai, + car je ne sais ni de quels peuples ni de quels États vous avez voulu + parler, quand vous m'avez fait cette noire peinture des moeurs + contemporaines.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, admettons que j'aie pris pour exemple celle de toutes les + nations de l'Europe qui est le plus avancée en civilisation, et à qui, + je m'empresse de le dire, pourrait le moins s'appliquer le portrait + que je viens de faire....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc de la France que vous voulez parler?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez raison, car c'est là qu'ont le moins pénétré les sombres + doctrines du matérialisme. C'est la France qui est restée le foyer des + grandes idées et des grandes passions dont vous croyez la source + tarie, et c'est de là que sont partis ces grands principes du droit + public, auxquels vous ne faites point de place dans le gouvernement + des États.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous pouvez ajouter que c'est le champ d'expérience consacré des + théories politiques.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne connais point d'expérience qui ait encore profité, d'une + manière durable, à l'établissement du despotisme, en France pas plus + qu'ailleurs, chez les nations contemporaines; et c'est ce qui tout + d'abord me fait trouver bien peu conformes à la réalité des choses, + vos théories sur la nécessité du pouvoir absolu. Je ne connais, + jusqu'à présent, que deux États en Europe complétement privés des + institutions libérales, qui ont modifié de toutes parts l'élément + monarchique pur: ce sont la Turquie et la Russie, et encore si vous + regardiez de près aux mouvements intérieurs qui s'opèrent au sein de + cette dernière puissance, peut-être y trouveriez-vous les symptômes + d'une transformation prochaine. Vous m'annoncez, il est vrai, que, + dans un avenir plus ou moins rapproché, les peuples, menacés d'une + dissolution inévitable, reviendront au despotisme comme à l'arche de + salut; qu'ils se constitueront sous la forme de grandes monarchies + absolues, analogues à celles de l'Asie; ce n'est là qu'une prédiction: + dans combien de temps s'accomplira-t-elle?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avant un siècle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes devin; un siècle, c'est toujours autant de gagné; mais + laissez-moi vous dire maintenant pourquoi votre prédiction ne + s'accomplira pas. Les sociétés modernes ne doivent plus être + envisagées aujourd'hui avec les yeux du passé. Leurs moeurs, leurs + habitudes, leurs besoins, tout a changé. Il ne faut donc pas se fier + sans réserve aux inductions de l'analogie historique, quand il s'agit + de juger de leurs destinées. Il faut se garder surtout de prendre pour + des lois universelles des faits qui ne sont que des accidents, et de + transformer en règles générales les nécessités de telles situations ou + de tels temps. De ce que le despotisme est arrivé plusieurs fois dans + l'histoire, comme conséquence des perturbations sociales, s'ensuit-il + qu'il doit être pris pour règle de gouvernement? De ce qu'il a pu + servir de transition dans le passé, en conclurai-je qu'il soit propre + à résoudre les crises des époques modernes? N'est-il pas plus + rationnel de dire que d'autres maux appellent d'autres remèdes, + d'autres problèmes d'autres solutions, d'autres moeurs sociales + d'autres moeurs politiques? Une loi invariable des sociétés, c'est + qu'elles tendent au perfectionnement, au progrès; l'éternelle sagesse + les y a, si je puis le dire, condamnées; elle leur a refusé le + mouvement en sens contraire. Ce progrès, il faut qu'elles + l'atteignent.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ou qu'elles meurent.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne nous plaçons pas dans les extrêmes; les sociétés ne meurent + jamais quand elles sont en voie d'enfantement. Lorsqu'elles se sont + constituées sous le mode qui leur convient, leurs institutions peuvent + s'altérer, tomber en décadence et périr; mais elles ont duré plusieurs + siècles. C'est ainsi que les divers peuples de l'Europe ont passé, par + des transformations successives, du système féodal au système + monarchique, et du système monarchique pur au régime constitutionnel. + Ce développement progressif, dont l'unité est si imposante, n'a rien + de fortuit; il est arrivé comme la conséquence nécessaire du mouvement + qui s'est opéré dans les idées avant de se traduire dans les + faits.</p> + <p>Les sociétés ne peuvent avoir d'autres formes de gouvernement que + celles qui sont en rapport avec leurs principes, et c'est contre cette + loi absolue que vous vous inscrivez, quand vous croyez le despotisme + compatible avec la civilisation moderne. Tant que les peuples ont + regardé la souveraineté comme une émanation pure de la volonté divine, + ils se sont soumis sans murmure au pouvoir absolu; tant que leurs + institutions ont été insuffisantes pour assurer leur marche, ils ont + accepté l'arbitraire. Mais, du jour où leurs droits ont été reconnus + et solennellement déclarés; du jour où des institutions plus fécondes + ont pu résoudre par la liberté toutes les fonctions du corps social, + la politique à l'usage des princes est tombée de son haut; le pouvoir + est devenu comme une dépendance du domaine public; l'art du + gouvernement s'est changé en une affaire d'administration. Aujourd'hui + les choses sont ordonnées de telle sorte, dans les États, que la + puissance dirigeante n'y paraît plus que comme le moteur des forces + organisées.</p> + <p>A coup sûr, si vous supposez ces sociétés infectées de toutes les + corruptions, de tous les vices dont vous me parliez il n'y a qu'un + instant, elles marcheront d'un pas rapide vers la décomposition; mais + comment ne voyez-vous pas que l'argument que vous en tirez est une + véritable pétition de principe? Depuis quand la liberté abaisse-t-elle + les âmes et dégrade-t-elle les caractères? Ce ne sont pas là les + enseignements de l'histoire; car elle atteste partout en traits de feu + que les peuples les plus grands ont été les peuples les plus libres. + Si les moeurs se sont avilies, comme vous le dites, dans quelque + partie de l'Europe que j'ignore, c'est que le despotisme y aurait + passé; c'est que la liberté s'y serait éteinte; il faut donc la + maintenir là où elle est, et la rétablir là où elle n'est plus.</p> + <p>Nous sommes, en ce moment, ne l'oubliez pas, sur le terrain des + principes; et si les vôtres différent des miens, je leur demande + d'être invariables; or, je ne sais plus où j'en suis quand je vous + entends vanter la liberté dans l'antiquité, et la proscrire dans les + temps modernes, la repousser ou l'admettre suivant les temps ou les + lieux. Ces distinctions, en les supposant justifiées, n'en laissent + pas moins le principe intact, et c'est au principe seul que je + m'attache.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Comme un habile pilote, je vois que vous évitez les écueils, en + vous tenant dans la haute mer. Les généralités sont d'un grand secours + dans la discussion; mais j'avoue que je suis très-impatient de savoir + comment le grave Montesquieu s'en tirera avec le principe de la + souveraineté populaire. Je n'ai pu savoir, jusqu'à ce moment, s'il + faisait, ou non, partie de votre système. L'admettez-vous, ou ne + l'admettez-vous pas?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne puis répondre à une question qui se pose dans ces termes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je savais bien que votre raison elle-même se troublerait devant ce + fantôme.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous vous trompez, Machiavel; mais, avant de vous répondre, je + devais vous rappeler ce qu'ont été mes écrits et le caractère de la + mission qu'ils ont pu remplir. Vous avez rendu mon nom solidaire des + iniquités de la Révolution française: c'est un jugement bien sévère + pour le philosophe qui a marché d'un pas si prudent dans la recherche + de la vérité. Né dans un siècle d'effervescence intellectuelle, à la + veille d'une révolution qui devait emporter dans ma patrie les + anciennes formes du gouvernement monarchique, je puis dire qu'aucune + des conséquences prochaines du mouvement qui se faisait dans les idées + n'échappa dès lors à ma vue. Je ne pus méconnaître que le système de + la division des pouvoirs déplacerait nécessairement un jour le siége + de la souveraineté.</p> + <p>Ce principe, mal connu, mal défini, mal appliqué surtout, pouvait + engendrer des équivoques terribles, et bouleverser la société + française de fond en comble. Le sentiment de ces périls devint la + règle de mes ouvrages. Aussi tandis que d'imprudents novateurs, + s'attaquant immédiatement à la source du pouvoir, préparaient, à leur + insu, une catastrophe formidable, je m'appliquais uniquement à étudier + les formes des gouvernements libres, à dégager les principes + proprement dits qui président à leur établissement. Homme d'État + plutôt que philosophe, jurisconsulte plus que théologien, législateur + pratique, si la hardiesse d'un tel mot m'est permise, plutôt que + théoricien, je croyais faire plus pour mon pays en lui apprenant à se + gouverner, qu'en mettant en question le principe même de l'autorité. A + Dieu ne plaise pourtant que j'essaye de me faire un mérite plus pur + aux dépens de ceux qui, comme moi, ont cherché de bonne foi la vérité! + Nous avons tous commis des fautes, mais à chacun la responsabilité de + ses oeuvres.</p> + <p>Oui, Machiavel, et c'est une concession que je n'hésite point à + vous faire, vous aviez raison tout à l'heure quand vous disiez qu'il + eût fallu que l'émancipation du peuple français se fît en conformité + des principes supérieurs qui président à l'existence des sociétés + humaines, et cette réserve vous laisse prévoir le jugement que je vais + porter sur le principe de la souveraineté populaire.</p> + <p>D'abord, je n'admets point une désignation qui semble exclure de la + souveraineté les classes les plus éclairées de la société. Cette + distinction est fondamentale, parce qu'elle fera d'un État une + démocratie pure ou un État représentatif. Si la souveraineté réside + quelque part, elle réside dans la nation tout entière; je l'appellerai + donc tout d'abord la souveraineté nationale. Mais l'idée de cette + souveraineté n'est pas une vérité absolue, elle n'est que relative. La + souveraineté du pouvoir humain correspond à une idée profondément + subversive, la souveraineté du droit humain; c'est cette doctrine + matérialiste et athée, qui a précipité la Révolution française dans le + sang, et lui a infligé l'opprobre du despotisme après le délire de + l'indépendance. Il n'est pas exact de dire que les nations sont + maîtresses absolues de leurs destinées, car leur souverain maître + c'est Dieu lui-même, et elles ne seront jamais hors de sa puissance. + Si elles possédaient la souveraineté absolue, elles pourraient tout, + même contre la justice éternelle, même contre Dieu; qui oserait aller + jusque-là? Mais le principe du droit divin, avec la signification qui + s'y trouve communément attachée, n'est pas un principe moins funeste, + car il voue les peuples à l'obscurantisme, à l'arbitraire, au néant, + il reconstitue logiquement le régime des castes, il fait des peuples + un troupeau d'esclaves, conduits, comme dans l'Inde, par la main des + prêtres, et tremblant sous la verge du maître. Comment en serait-il + autrement? Si le souverain est l'envoyé de Dieu, s'il est le + représentant même de la Divinité sur la terre, il a tout pouvoir sur + les créatures humaines soumises à son empire, et ce pouvoir n'aura de + frein que dans des règles générales d'équité, dont il sera toujours + facile de s'affranchir.</p> + <p>C'est dans le champ qui sépare ces deux opinions extrêmes, que se + sont livrées les furieuses batailles de l'esprit de parti; les uns + s'écrient: Point d'autorité divine! les autres: Point d'autorité + humaine! O Providence suprême, ma raison se refuse à accepter l'une ou + l'autre de ces alternatives; elles me paraissent toutes deux un égal + blasphème contre ta sagesse! Entre le droit divin qui exclut l'homme + et le droit humain qui exclut Dieu, il y a la vérité, Machiavel; les + nations comme les individus sont libres entre les mains de Dieu. Elles + ont tous les droits, tous les pouvoirs, à la charge d'en user suivant + les règles de la justice éternelle. La souveraineté est humaine en ce + sens qu'elle est donnée par les hommes, et que ce sont les hommes qui + l'exercent; elle est divine en ce sens qu'elle est instituée par Dieu, + et qu'elle ne peut s'exercer que suivant les préceptes qu'il a + établis.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SIXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>SIXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je désirerais arriver à des conséquences précises. Jusqu'où la main + de Dieu s'étend-elle sur l'humanité? Qui est-ce qui fait les + souverains?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce sont les peuples.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est écrit: <i>Per me reges regnant</i>. Ce qui signifie au pied + de la lettre: Dieu fait les rois.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est une traduction à l'usage du Prince, ô Machiavel, et elle vous + a été empruntée dans ce siècle par un de vos plus illustres + partisans<a name='FNanchor_3_3'></a><a href= + '#Footnote_3_3'><sup>[3]</sup></a>, mais ce n'est pas celle de + l'Écriture sainte. Dieu a institué la souveraineté, il n'institue pas + les souverains. Sa main toute-puissante s'est arrêtée là, parce que + c'est là que commence le libre arbitre humain. Les rois règnent selon + mes commandements, ils doivent régner suivant ma loi, tel est le sens + du livre divin. S'il en était autrement, il faudrait dire que les bons + comme les mauvais princes sont établis par la Providence; il faudrait + s'incliner devant Néron comme devant Titus, devant Caligula comme + devant Vespasien. Non, Dieu n'a pas voulu que les dominations les plus + sacrilèges pussent invoquer sa protection, que les tyrannies les plus + viles pussent se réclamer de son investiture. Aux peuples comme aux + rois il a laissé la responsabilité de leurs actes.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je doute fort que tout cela soit orthodoxe. Quoi qu'il en soit, + suivant vous, ce sont les peuples qui disposent de l'autorité + souveraine?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Prenez garde, en le contestant, de vous élever contre une vérité de + pur sens commun. Ce n'est pas là une nouveauté dans l'histoire. Dans + les temps anciens, au moyen âge, partout où la domination s'est + établie en dehors de l'invasion ou de la conquête, le pouvoir + souverain a pris naissance par la volonté libre des peuples, sous la + forme originelle de l'élection. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est + ainsi qu'en France le chef de la race carlovingienne a succédé aux + descendants de Clovis, et la dynastie de Hugues Capet à celle de + Charlemagne<a name='FNanchor_4_4'></a><a href= + '#Footnote_4_4'><sup>[4]</sup></a>. Sans doute l'hérédité est venue se + substituer à l'élection. L'éclat des services rendus, la + reconnaissance publique, les traditions ont fixé la souveraineté dans + les principales familles de l'Europe, et rien n'était plus légitime. + Mais le principe de la toute-puissance nationale s'est constamment + retrouvé au fond des révolutions, il a toujours été appelé pour la + consécration des pouvoirs nouveaux. C'est un principe antérieur et + préexistant qui n'a fait que se réaliser plus étroitement dans les + diverses constitutions des États modernes.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais si ce sont les peuples qui choisissent leurs maîtres, ils + peuvent donc aussi les renverser? S'ils ont le droit d'établir la + forme de gouvernement qui leur convient, qui les empêchera d'en + changer au gré de leur caprice? Ce ne sera pas le régime de l'ordre et + de la liberté qui sortira de vos doctrines, ce sera l'ère indéfinie + des révolutions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous confondez le droit avec l'abus qui peut résulter de son + exercice, les principes avec leur application; ce sont là des + distinctions fondamentales, sans lesquelles on ne peut s'entendre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'espérez pas m'échapper, je vous demande des conséquences + logiques; refusez-les-moi si vous le voulez. Je désire savoir si, + d'après vos principes, les peuples ont le droit de renverser leurs + souverains?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, dans des cas extrêmes et pour des causes justes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qui sera juge de ces cas extrêmes et de la justice de ces + extrémités?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et qui voulez-vous qui le soit, sinon les peuples eux-mêmes? Les + choses se sont-elles passées autrement depuis le commencement du + monde? C'est là une sanction redoutable sans doute, mais salutaire, + mais inévitable. Comment ne voyez-vous pas que la doctrine contraire, + celle qui commanderait aux hommes le respect des gouvernements les + plus odieux, les ferait retomber sous le joug du fatalisme + monarchique?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre système n'a qu'un inconvénient, c'est qu'il suppose + l'infaillibilité de la raison chez les peuples; mais n'ont-ils pas, + comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quand les peuples feront des fautes, ils en seront punis comme des + hommes qui ont péché contre la loi morale.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et comment?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ils en seront punis par les fléaux de la discorde, par l'anarchie, + par le despotisme même. Il n'y a pas d'autre justice sur la terre, en + attendant celle de Dieu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous venez de prononcer le mot de despotisme, vous voyez qu'on y + revient.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cette objection n'est pas digne de votre grand esprit, Machiavel; + je me suis prêté aux conséquences les plus extrêmes des principes que + vous combattez, cela suffisait pour que la notion du vrai fût faussée. + Dieu n'a accordé aux peuples ni le pouvoir, ni la volonté de changer + ainsi les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel de leur + existence. Dans les sociétés politiques comme dans les êtres + organisés, la nature des choses limite d'elle-même l'expansion des + forces libres. Il faut que la portée de votre argument se restreigne à + ce qui est acceptable pour la raison.</p> + <p>Vous croyez que, sous l'influence des idées modernes, les + révolutions seront plus fréquentes; elles ne le seront pas davantage, + il est possible qu'elles le soient moins. Les nations, en effet, comme + vous le disiez tout à l'heure, vivent actuellement par l'industrie, et + ce qui vous paraît une cause de servitude est tout à la fois un + principe d'ordre et de liberté. Les civilisations industrielles ont + des plaies que je n'ignore point, mais il ne faut pas nier leurs + bienfaits, ni dénaturer leurs tendances. Des sociétés qui vivent par + le travail, par l'échange, par le crédit sont des sociétés + essentiellement chrétiennes, quoi qu'on dise, car toutes ces formes si + puissantes et si variées de l'industrie ne sont au fond que + l'application de quelques grandes idées morales empruntées au + christianisme, source de toute force comme de toute vérité.</p> + <p>L'industrie joue un rôle si considérable dans le mouvement des + sociétés modernes, que l'on ne peut faire, au point de vue où vous + vous placez, aucun calcul exact sans tenir compte de son influence; et + cette influence n'est pas du tout celle que vous avez cru pouvoir lui + assigner. La science qui cherche les rapports de la vie industrielle + et les maximes qui s'en dégagent, sont tout ce qu'il y a de plus + contraire au principe de la concentration des pouvoirs. La tendance de + l'économie politique est de ne voir dans l'organisme politique qu'un + mécanisme nécessaire, mais très-coûteux, dont il faut simplifier les + ressorts, et elle réduit le rôle du gouvernement à des fonctions + tellement élémentaires, que son plus grand inconvénient est peut-être + d'en détruire le prestige. L'industrie est l'ennemie-née des + révolutions, car sans l'ordre social elle périt et avec elle s'arrête + le mouvement vital des peuples modernes. Elle ne peut se passer de + liberté, car elle ne vit que par des manifestations de la liberté; et, + remarquez-le bien, les libertés en matière d'industrie engendrent + nécessairement les libertés politiques, si bien que l'on a pu dire que + les peuples les plus avancés en industrie sont aussi les plus avancés + en liberté. Laissez là l'Inde et laissez la Chine qui vivent sous le + destin aveugle de la monarchie absolue, jetez les yeux en Europe, et + vous verrez.</p> + <p>Vous venez de prononcer de nouveau le mot de <i>despotisme</i>, eh + bien, Machiavel, vous dont le sombre génie s'est si profondément + assimilé toutes les voies souterraines, toutes les combinaisons + occultes, tous les artifices de lois et de gouvernement à l'aide + desquels on peut enchaîner le mouvement des bras et de la pensée chez + les peuples; vous qui méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les + dominations terribles de l'Orient, vous dont les doctrines politiques + sont empruntées aux théories effrayantes de la mythologie indienne, + veuillez me dire, je vous en conjure, comment vous vous y prendriez + pour organiser le despotisme chez les peuples dont le droit public + repose essentiellement sur la liberté, dont la morale et la religion + développent tous les mouvements dans le même sens, chez des nations + chrétiennes qui vivent par le commerce et par l'industrie, dans des + États dont les corps politiques sont en présence de la publicité de la + presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus obscurs + du pouvoir; faites appel à toutes les ressources de votre puissante + imagination, cherchez, inventez, et si vous résolvez ce problème, je + déclarerai avec vous que l'esprit moderne est vaincu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Prenez garde, vous me donnez beau jeu, je pourrais vous prendre au + mot.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Faites-le, je vous en conjure.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je compte bien n'y pas manquer.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans quelques heures nous serons peut-être séparés. Ces parages ne + vous sont point connus, suivez-moi dans les détours que je vais faire + avec vous le long de ce sombre sentier, nous pourrons éviter encore + quelques heures le reflux des ombres que vous voyez là-bas.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SEPTIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>SEPTIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Nous pouvons nous arrêter ici.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vous écoute.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je dois vous dire d'abord que vous vous êtes trompé du tout au tout + sur l'application de mes principes. Le despotisme se présente toujours + à vos yeux avec les formes caduques du monarchisme oriental, mais ce + n'est pas ainsi que je l'entends; avec des sociétés nouvelles, il faut + employer des procédés nouveaux. Il ne s'agit pas aujourd'hui, pour + gouverner, de commettre des iniquités violentes, de décapiter ses + ennemis, de dépouiller ses sujets de leurs biens, de prodiguer les + supplices; non, la mort, la spoliation et les tourments physiques ne + peuvent jouer qu'un rôle assez secondaire dans la politique intérieure + des États modernes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est heureux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute j'ai peu d'admiration, je l'avoue, pour vos + civilisations <i>à cylindres et à tuyaux</i>; mais je marche, + croyez-le bien, avec le siècle; la puissance des doctrines auxquelles + est attaché mon nom, c'est qu'elles s'accommodent à tous les temps et + à toutes les situations. Machiavel aujourd'hui <i>a des + petits-fils</i> qui savent le prix de ses leçons. On me croit bien + vieux, et tous les jours je rajeunis sur la terre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous raillez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Écoutez-moi et vous en jugerez. Il s'agit moins aujourd'hui de + violenter les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions + politiques que de <i>les effacer</i>, de combattre leurs instincts que + de les tromper, de proscrire leurs idées que de leur donner le change + en se les appropriant.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment cela? Car je n'entends pas ce langage.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez; c'est là la partie morale de la politique, nous + arriverons tout à l'heure aux applications. Le principal secret du + gouvernement consiste à affaiblir l'esprit public, au point de le + désintéresser complétement des idées et des principes avec lesquels on + fait aujourd'hui les révolutions. Dans tous les temps, les peuples + comme les hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent + presque toujours; ils n'en demandent pas plus. On peut donc établir + des institutions factices qui répondent à un langage et à des idées + également factices; il faut avoir le talent de ravir aux partis + <i>cette phraséologie libérale</i>, dont ils s'arment contre le + gouvernement. Il faut en saturer les peuples jusqu'à la lassitude, + jusqu'au dégoût. On parle souvent aujourd'hui de la puissance de + l'opinion, je vous montrerai qu'on lui fait exprimer ce qu'on veut + quand on connaît bien les ressorts cachés du pouvoir. Mais avant de + songer à la diriger, il faut l'étourdir, la frapper d'incertitude par + d'étonnantes contradictions, opérer sur elle d'incessantes diversions, + l'éblouir par toutes sortes de mouvements divers, l'égarer + insensiblement dans ses voies. Un des grands secrets du jour est de + savoir s'emparer des préjugés et des passions populaires, de manière à + introduire une confusion de principes qui rend toute entente + impossible entre ceux qui parlent la même langue et ont les mêmes + intérêts.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Où allez vous avec ces paroles dont l'obscurité a quelque chose de + sinistre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si le sage Montesquieu entend mettre du sentiment à la place de la + politique, je dois peut-être m'arrêter ici; je n'ai pas prétendu me + placer sur le terrain de la morale. Vous m'avez défié d'arrêter le + mouvement dans vos sociétés sans cesse tourmentées par l'esprit + d'anarchie et de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je + résoudrais le problème? Vous pouvez mettre à l'abri vos scrupules en + acceptant cette thèse comme une question de curiosité pure.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Soit.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je conçois d'ailleurs que vous me demandiez des indications plus + précises, j'y arriverai; mais laissez-moi vous dire d'abord à quelles + conditions essentielles le prince peut espérer aujourd'hui de + consolider son pouvoir. Il devra s'attacher avant tout à détruire les + partis, à dissoudre les forces collectives partout où elles existent, + à paralyser dans toutes ses manifestations l'initiative individuelle; + ensuite le niveau des caractères descendra de lui-même, et tous les + bras molliront bientôt contre la servitude. Le pouvoir absolu ne sera + plus un accident, il deviendra un besoin. Ces préceptes politiques ne + sont pas entièrement nouveaux, mais, comme je vous le disais, ce sont + les procédés qui doivent l'être. Un grand nombre de ces résultats peut + s'obtenir par de simples règlements de police et d'administration. + Dans vos sociétés si belles, si bien ordonnées, à la place des + monarques absolus, vous avez mis <i>un monstre qui s'appelle + l'État</i>, nouveau Briarée dont les bras s'étendent partout, + organisme colossal de tyrannie à l'ombre duquel le despotisme renaîtra + toujours. Eh bien, sous l'invocation de l'État, rien ne sera plus + facile que de consommer l'oeuvre occulte dont je vous parlais tout à + l'heure, et les moyens d'action les plus puissants peut-être seront + précisément ceux que l'on aura le talent d'emprunter à ce même régime + industriel qui fait votre admiration.</p> + <p>A l'aide du seul pouvoir réglementaire, j'instituerais, par + exemple, d'immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune + publique, dont dépendrait si étroitement le sort de toutes les + fortunes privées, qu'elles s'engloutiraient avec le crédit de l'État + le lendemain de toute catastrophe politique. Vous êtes un économiste, + Montesquieu, pesez la valeur de cette combinaison.</p> + <p>Chef du gouvernement, tous mes édits, toutes mes ordonnances + tendraient constamment au même but: annihiler les forces collectives + et individuelles; développer démesurément la prépondérance de l'État, + en faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur.</p> + <p>Voici une autre combinaison empruntée a l'ordre industriel: Dans le + temps actuel, l'aristocratie, en tant que force politique, a disparu; + mais la bourgeoisie territoriale est encore un élément de résistance + dangereux pour les gouvernements, parce qu'elle est d'elle-même, + indépendante; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou même de la + ruiner complétement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les charges qui + pèsent sur la propriété foncière, de maintenir l'agriculture dans un + état d'infériorité relative, de favoriser à outrance le commerce et + l'industrie, mais principalement la spéculation; car la trop grande + prospérité de l'industrie peut elle-même devenir un danger, en créant + un nombre trop considérable de fortunes indépendantes.</p> + <p>On réagira utilement contre les grands industriels, contre les + fabricants, par l'excitation à un luxe disproportionné, par + l'élévation du taux des salaires, par des atteintes profondes + habilement portées aux sources de la <i>production</i>. Je n'ai pas + besoin de développer ces idées, vous sentez à merveille dans quelles + circonstances et sous quels prétextes tout cela peut se faire. + L'intérêt du peuple, et même une sorte de zèle pour la liberté, pour + les grands principes économiques, couvriront aisément, si on le veut, + le véritable but. Il est inutile d'ajouter que l'entretien perpétuel + d'une armée formidable sans cesse exercée par des guerres extérieures + doit être le complément indispensable de ce système; il faut arriver à + ce qu'il n'y ait plus, dans l'État, que des prolétaires, quelques + millionnaires et des soldats.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Continuez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voilà pour la politique intérieure de l'État. A l'extérieur il faut + exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la fermentation + révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il en résulte deux + avantages considérables: l'agitation libérale au dehors fait passer + sur la compression du dedans. De plus, on tient par là en respect + Doutes les puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de + l'ordre ou du désordre. Le grand point est d'enchevêtrer par des + intrigues de cabinet tous les fils de la politique européenne de façon + à jouer tour à tour les puissances avec qui l'on traite. Ne croyez pas + que cette duplicité, si elle est bien soutenue, puisse tourner au + détriment d'un souverain. Alexandre VI ne fit jamais que tromper dans + ses négociations diplomatiques et cependant, il réussit toujours, tant + il avait la science de l'astuce<a name='FNanchor_5_5'></a><a href= + '#Footnote_5_5'><sup>[5]</sup></a>. Mais dans ce que vous appelez + aujourd'hui <i>le langage officiel</i>, il faut un contraste frappant, + et là on ne saurait affecter trop d'esprit de loyauté et conciliation; + les peuples qui ne voient que l'apparence des choses, feront une + réputation de sagesse au souverain qui saura se conduire ainsi.</p> + <p>A toute agitation intérieure, il doit pouvoir répondre par une + guerre extérieure; à toute révolution imminente, par une guerre + générale; mais comme, en politique, les paroles ne doivent jamais être + d'accord avec les actes, il faut que, dans ces diverses conjonctures, + le prince soit assez habile pour déguiser ses véritables desseins sous + des desseins contraires; il doit toujours avoir l'air de céder à la + pression de l'opinion quand il exécute ce que sa main a secrètement + préparé.</p> + <p>Pour résumer d'un mot tout le système, la révolution se trouve + contenue dans l'État, d'un côté, par la terreur de l'anarchie, de + l'autre, par la banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre + générale.</p> + <p>Vous avez pu voir déjà, par les indications rapides que je viens de + vous donner, quel rôle important l'art de la parole est appelé à jouer + dans la politique moderne. Je suis loin, comme vous le verrez, de + dédaigner la presse, et je saurais au besoin me servir de la tribune; + l'essentiel est d'employer contre ses adversaires toutes les armes + qu'ils pourraient employer contre vous. Non content de m'appuyer sur + la force violente de la démocratie, je voudrais emprunter aux + subtilités du droit leurs ressources les plus savantes. Quand on prend + des décisions qui peuvent paraître injustes ou téméraires, il est + essentiel de savoir les énoncer en de bons termes, de les appuyer des + raisons les plus élevées de la morale et du droit.</p> + <p>Le pouvoir que je rêve, bien loin, comme vous le voyez, d'avoir des + moeurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les + talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra + s'entourer de publicistes, d'avocats, de jurisconsultes, d'hommes de + pratique et d'administration, de gens qui connaissent à fond tous les + secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les + langages, qui aient étudié l'homme dans tous les milieux. Il faut les + prendre partout, n'importe où, car ces gens-là rendent des services + étonnants par les procédés ingénieux qu'ils appliquent à la politique. + Il faut, avec cela, tout un monde d'économistes, de banquiers, + d'industriels, de capitalistes, d'hommes à projets, d'hommes à + millions, car tout au fond se résoudra par une question de + chiffres.</p> + <p>Quant aux principales dignités, aux principaux démembrements du + pouvoir, on doit s'arranger pour les donner à des hommes dont les + antécédents et le caractère mettent un abîme entre eux et les autres + hommes, dont chacun n'ait à attendre que la mort ou l'exil en cas de + changement de gouvernement et soit dans la nécessité de défendre + jusqu'au dernier souffle tout ce qui est.</p> + <p>Supposez pour un instant que j'aie à ma disposition les différentes + ressources morales et matérielles que je viens de vous indiquer, et + donnez-moi maintenant une nation quelconque, entendez-vous! Vous + regardez comme un point capital, dans l'ESPRIT DES LOIS, <i>de ne pas + changer le caractère d'une nation</i><a name='FNanchor_6_6'></a><a + href='#Footnote_6_6'><sup>[6]</sup></a> quand on veut lui conserver sa + vigueur originelle, eh bien, je ne vous demanderais pas vingt ans pour + transformer de la manière la plus complète le caractère européen le + plus indomptable et pour le rendre aussi docile à la tyrannie que + celui du plus petit peuple de l'Asie.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous venez d'ajouter, en vous jouant, un chapitre au traité du + Prince. Quelles que soient vos doctrines, je ne les discute pas; je ne + vous fais qu'une observation. Il est évident que vous n'avez nullement + tenu l'engagement que vous aviez pris; l'emploi de tous ces moyens + suppose l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé + précisément comment vous pourriez l'établir dans des sociétés + politiques qui reposent sur des institutions libérales.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre observation est parfaitement juste et je n'entends pas y + échapper. Ce début n'était qu'une préface.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vous mets en présence d'un État fondé sur des institutions + représentatives, monarchie ou république; je vous parle d'une nation + familiarisée de longue main avec la liberté, et je vous demande, + comment, de là, vous pourrez retourner au pouvoir absolu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Rien n'est plus facile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voyons?</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='IIe_PARTIE'></a> + <h2>IIe PARTIE.</h2> + <a name='HUITIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>HUITIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je prends l'hypothèse qui m'est le plus contraire, je prends un + État constitué en république. Avec une monarchie, le rôle que je me + propose de jouer serait trop facile. Je prends une République, parce + qu'avec une semblable forme de gouvernement, je vais rencontrer une + résistance, presque insurmontable en apparence, dans les idées, dans + les moeurs, dans les lois. Cette hypothèse vous contrarie t-elle? + J'accepte de vos mains un État quelle que soit sa forme, grand ou + petit, je le suppose doté de toutes les institutions qui garantissent + la liberté, et je vous adresse cette seule question: Croyez-vous le + pouvoir à l'abri d'un coup de main ou de ce que l'on appelle + aujourd'hui un coup d'État?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, cela est vrai; mais vous m'accorderez du moins qu'une telle + entreprise sera singulièrement difficile dans les sociétés politiques + contemporaines, telles qu'elles sont organisées.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et pourquoi? Ces sociétés ne sont-elles pas, comme de tout temps, + en proie à des factions? N'y a-t-il pas partout des éléments de guerre + civile, des partis, des prétendants?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est possible; mais je crois pouvoir vous faire sentir d'un mot où + est votre erreur. Ces usurpations, nécessairement très-rares parce + qu'elles sont pleines de périls et qu'elles répugnent aux moeurs + modernes, en supposant qu'elles réussissent, n'auraient nullement + l'importance que vous paraissez leur attribuer. Un changement de + pouvoir n'amènerait par un changement d'institutions. Un prétendant + troublera l'État, soit; son parti triomphera, je l'admets; le pouvoir + est en d'autres mains, voilà tout; mais le droit public et le fond + même des institutions restent d'aplomb. C'est là ce qui me touche.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-il vrai que vous ayez une telle illusion?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Établissez le contraire.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous m'accordez donc, pour un moment, le succès d'une entreprise + armée contre le pouvoir établi?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Remarquez bien alors dans quelle situation je me trouve placé. J'ai + supprimé momentanément tout pouvoir autre que le mien. Si les + institutions encore debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, + c'est de pure forme; en fait, les actes de ma volonté ne peuvent + rencontrer aucune résistance réelle; enfin je suis dans cette + condition extra-légale, que les Romains appelaient d'un mot si beau et + si puissamment énergique: <i>la dictature</i>. C'est-à-dire que je + puis tout ce que je veux à l'heure présente, que je suis législateur, + exécuteur, justicier, et à cheval comme chef d'armée.</p> + <p>Retenez ceci. Maintenant j'ai triomphé par l'appui d'une faction, + c'est-à-dire que cet événement n'a pu s'accomplir qu'au milieu d'une + profonde dissension intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se + tromper, quelles en sont les causes. Ce sera un antagonisme entre + l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour + le fond des choses, ce ne peut être que cela; à la surface, ce sera un + pêle-mêle d'idées, d'opinions, d'influences et de courants contraires, + comme dans tous les États où la liberté aura été un moment déchaînée. + Il y aura là des éléments politiques de toute espèce, des tronçons de + partis autrefois victorieux, aujourd'hui vaincus, des ambitions + effrénées, des convoitises ardentes, des haines implacables, des + terreurs partout, des hommes de toute opinion et de toute doctrine, + des restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues, des anarchistes, + des utopistes, tous à l'oeuvre, tous travaillant également de leur + côté au renversement de l'ordre établi. Que faut-il conclure d'une + telle situation? Deux choses: la première, c'est que le pays a un + grand besoin de repos et qu'il ne refusera rien à qui pourra le lui + donner; la seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, + il n'y a point de force réelle ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le + peuple.</p> + <p>Je suis, moi, un prétendant victorieux; je porte, je suppose, un + grand nom historique propre à agir sur l'imagination des masses. Comme + Pisistrate, comme César, comme Néron même; je m'appuierai sur le + peuple; c'est <i>l'a b c</i> de tout usurpateur. C'est là la puissance + aveugle qui donnera le moyen de tout faire impunément, c'est là + l'autorité, c'est là le nom qui couvrira tout. Le peuple en effet se + soucie bien de vos fictions légales et de vos garanties + constitutionnelles!</p> + <p>J'ai fait le silence au milieu des factions, et maintenant vous + allez voir comme je vais marcher.</p> + <p>Peut-être vous rappelez-vous les règles que j'ai établies dans le + traité du Prince pour conserver les provinces conquises. L'usurpateur + d'un État est dans une situation analogue à celle d'un conquérant. Il + est condamné à tout renouveler, à dissoudre l'État, à détruire la + cité, à changer la face des moeurs.</p> + <p>C'est là le but, mais dans les temps actuels il n'y faut tendre que + par des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons + habiles, et, autant que possible, exemptes de violence. Je ne + détruirai donc pas directement les institutions, mais je les toucherai + une à une par un trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. + Ainsi je toucherai tour à tour à l'organisation judiciaire, au + suffrage, à la presse, à la liberté individuelle, à + l'enseignement.</p> + <p>Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une + législation nouvelle qui, sans abroger expressément l'ancienne, la + masquera d'abord, puis bientôt l'effacera complétement. Telles sont + mes conceptions générales, maintenant vous allez voir les détails + d'exécution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que n'êtes-vous encore dans les jardins de Ruccellaï, ô Machiavel, + pour professer ces belles leçons, et combien il est regrettable que la + postérité ne puisse pas vous entendre!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Rassurez-vous; pour qui sait lire, tout cela est dans le traité du + Prince.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, vous êtes au lendemain de votre coup d'État, qu'allez-vous + faire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Une grande chose, puis une très-petite.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voyons d'abord la grande?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Après le succès d'un coup de force contre le pouvoir établi, tout + n'est pas fini, et les partis ne se tiennent généralement pas pour + battus. On ne sait pas encore au juste ce que vaut l'énergie de + l'usurpateur, on va l'essayer, on va se lever contre lui les armes à + la main. Le moment est venu d'imprimer une terreur qui frappe la cité + entière et fasse défaillir les âmes les plus intrépides.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'allez-vous faire? Vous m'aviez dit que vous aviez répudié le + sang.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il ne s'agit pas ici de fausse humanité. La société est menacée, + elle est en état de légitime défense; l'excès des rigueurs et même de + la cruauté préviendra pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne + me demandez pas ce que l'on fera; il faut que les âmes soient + terrifiées une fois pour toutes et que la peur les détrempe.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, je me rappelle; c'est là ce que vous enseignez dans le traité + du Prince en racontant la sinistre exécution de Borgia dans Césène<a + name='FNanchor_7_7'></a><a href='#Footnote_7_7'><sup>[7]</sup></a>. + Vous êtes bien le même.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, non, vous le verrez plus tard; je n'agis ainsi que par + nécessité, et j'en souffre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais qui donc le versera, ce sang?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'armée! cette grande justicière des États; elle dont la main ne + déshonore jamais ses victimes. Deux résultats de la plus grande + importance seront atteints par l'intervention de l'armée dans la + répression. A partir de ce moment, d'une part elle se trouvera pour + toujours en hostilité avec la population civile qu'elle aura châtiée + sans ménagement, de l'autre elle se rattachera d'une manière + indissoluble au sort de son chef.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous croyez que ce sang ne retombera pas sur vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, car aux yeux du peuple, le souverain, en définitive, est + étranger aux excès d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours facile + de contenir. Ceux qui pourront en être responsables, ce seront les + généraux, les ministres qui auront exécuté mes ordres. Ceux-là, je + vous l'affirme, me seront dévoués jusqu'à leur dernier soupir, car ils + savent bien ce qui les attendrait après moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc là votre premier acte de souveraineté! Voyons maintenant + le second?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais si vous avez remarqué quelle est, en politique, la + puissance des petits moyens. Après ce que je viens de vous dire, je + ferai frapper à mon effigie toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai + une quantité considérable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais au milieu des premiers soucis de l'État, ce serait une mesure + puérile.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez cela? Vous n'avez pas pratiqué le pouvoir. L'effigie + humaine imprimée sur la monnaie, c'est le signe même de la puissance. + Au premier abord il y aura des esprits orgueilleux qui en + tressailliront de colère, mais on s'y habituera; les ennemis mêmes de + mon pouvoir seront obligés d'avoir mon portrait dans leur escarcelle. + Il est bien certain que l'on s'habitue peu à peu à regarder avec des + yeux plus doux les traits qui sont partout imprimés sur le signe + matériel de nos jouissances. Du jour où mon effigie est sur la + monnaie, je suis roi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'avoue que cet aperçu est nouveau pour moi; mais passons. Vous + n'avez pas oublié que les peuples nouveaux ont la faiblesse de se + donner des constitutions qui sont les garanties de leurs droits? Avec + votre pouvoir issu de la force, avec les projets que vous me révélez, + vous allez peut-être vous trouver embarrassé en présence d'une charte + fondamentale dont tous les principes, toutes les règles, toutes les + dispositions sont contraires à vos maximes de gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ferai une autre constitution, voilà tout.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous pensez que cela ne sera pas autrement difficile?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Où serait la difficulté? Il n'y a pas, pour le moment, d'autre + volonté, d'autre force que la mienne et j'ai pour base d'action + l'élément populaire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai. J'ai pourtant un scrupule: d'après ce que vous venez de + me dire, j'imagine que votre constitution ne sera pas un monument de + liberté. Vous pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, + d'une seule violence heureuse pour ravir à une nation tous ses droits, + toutes ses conquêtes, toutes ses institutions, tous les principes avec + lesquels elle a pris l'habitude de vivre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez! Je ne vais pas si vite. Je vous disais, il y a peu + d'instants, que les peuples étaient comme les hommes, qu'ils tenaient + plus aux apparences qu'à la réalité des choses; c'est là, en + politique, une règle dont je suivrais scrupuleusement les indications; + veuillez me rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous + verrez que je n'en suis pas aussi embarrassé que vous paraissez le + croire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'allez-vous en faire, ô Machiavel?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne craignez rien, nommez-les-moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne m'y fie point, je vous l'avoue.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, je vous les rappellerai moi-même. Vous ne manqueriez sans + doute pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de + la liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de + la liberté individuelle, du droit d'association, de l'égalité devant + la loi, de l'inviolabilité de la propriété et du domicile, du droit de + pétition, du libre consentement de l'impôt, de la proportionnalité des + peines, de la non rétroactivité des lois; en est-ce assez et en + souhaitez-vous encore?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je crois que c'est beaucoup plus qu'il n'en faut, Machiavel, pour + mettre votre gouvernement mal à l'aise.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est là ce qui vous trompe, et cela est si vrai, que je ne vois + nul inconvénient à proclamer ces principes; j'en ferai même, si vous + le voulez, le préambule de ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous m'avez déjà prouvé que vous étiez un grand magicien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il n'y a point de magie là dedans, il n'y a que du savoir-faire + politique.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais comment, ayant inscrit ces principes en tête de votre + constitution, vous y prendrez-vous pour ne pas les appliquer?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! prenez garde, je vous ai dit que je proclamerais ces principes, + mais je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les + désignerais expressément.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment l'entendez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'entrerais dans aucune récapitulation; je me bornerais à + déclarer au peuple que je reconnais et que je confirme les grands + principes du droit moderne.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La portée de cette réticence m'échappe.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous allez reconnaître combien elle est importante. Si j'énumérais + expressément ces droits, ma liberté d'action serait enchaînée + vis-à-vis de ceux que j'aurais déclarés; c'est ce que je ne veux pas. + En ne les nommant point, je parais les accorder tous et je n'en + accorde spécialement aucun; cela me permettra plus tard d'écarter, par + voie d'exception, ceux que je jugerai dangereux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je comprends.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parmi ces principes, d'ailleurs, les uns appartiennent au droit + politique et constitutionnel proprement dit, les autres au droit + civil. C'est là une distinction qui doit toujours servir de règle dans + l'exercice du pouvoir absolu. C'est à leurs droits civils que les + peuples tiennent le plus; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de + cette manière, une partie de mon programme au moins se trouvera + remplie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quant aux droits politiques ...?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai écrit dans le traité du Prince la maxime que voici, et qui n'a + pas cessé d'être vraie: «Les gouvernés seront toujours contents du + prince, lorsqu'il ne touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et + dès lors il n'a plus à combattre que les prétentions d'un petit nombre + de mécontents, dont il vient facilement à bout.» Ma réponse à votre + question est là.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>On pourrait, à la rigueur, ne pas la trouver suffisante; on + pourrait vous répondre que les droits politiques aussi sont des biens; + qu'il importe aussi à l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en + y touchant vous portez en réalité atteinte à leurs biens comme à leur + honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits civils + est lié au maintien des droits politiques par une étroite solidarité. + Qui garantira les citoyens que si vous les dépouillez aujourd'hui de + la liberté politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la + liberté individuelle; que si vous attentez aujourd'hui à leur liberté, + vous n'attenterez pas demain à leur fortune?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est certain que l'argument est présenté avec beaucoup de + vivacité, mais je crois que vous en comprenez parfaitement aussi + l'exagération. Vous semblez toujours croire que les peuples modernes + sont affamés de liberté. Avez-vous prévu le cas où ils n'en veulent + plus, et pouvez-vous demander aux princes d'avoir pour elle plus de + passion que n'en ont les peuples? Or, dans vos sociétés si + profondément relâchées, où l'individu ne vit plus que dans la sphère + de son égoïsme et de ses intérêts matériels, interrogez le plus grand + nombre, et vous verrez si, de tous côtés, on ne vous répond pas: Que + me fait la politique? que m'importe la liberté? Est-ce que tous les + gouvernements ne sont pas les mêmes? est-ce qu'un gouvernement ne doit + pas se défendre?</p> + <p>Remarquez-le bien, d'ailleurs, ce n'est même pas le peuple qui + tiendra ce langage; ce seront les bourgeois, les industriels, les gens + instruits, les riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état + d'apprécier vos belles doctrines de droit public. Ils me béniront, ils + s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en état de minorité, + qu'ils sont incapables de se conduire. Tenez, les nations ont je ne + sais quel secret amour pour les vigoureux génies de la force. A tous + les actes violents marqués du talent de l'artifice, vous entendrez + dire avec une admiration qui surmontera le blâme: Ce n'est pas bien, + soit, mais c'est habile, c'est bien joué, c'est fort!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous allez donc rentrer dans la partie professionnelle de vos + doctrines?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas, nous en sommes à l'exécution. J'aurais certainement fait + quelques pas de plus si vous ne m'aviez obligé à une digression. + Reprenons.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='NEUVIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>NEUVIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous en étiez au lendemain d'une constitution faite par vous sans + l'assentiment de la nation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ici je vous arrête; je n'ai jamais prétendu froisser à ce point des + idées reçues dont je connais l'empire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vraiment!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je parle très-sérieusement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous comptez donc associer la nation <i>au nouvel oeuvre + fondamental</i> que vous préparez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, sans doute. Cela vous étonne? Je ferai bien mieux: je ferai + d'abord ratifier par le vote populaire le coup de force que j'ai + accompli contre l'État; je dirai au peuple, dans les termes qui + conviendront: Tout marchait mal; j'ai tout brisé, je vous ai sauvé, + voulez-vous de moi? vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre + par votre vote.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Libre sous le poids de la terreur et de la force armée.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On m'acclamera.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je le crois.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et le vote populaire, dont j'ai fait l'instrument de mon pouvoir, + deviendra la base même de mon gouvernement. J'établirai un suffrage + sans distinction de classe ni de cens, avec lequel l'absolutisme sera + organisé d'un seul coup.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, car d'un seul coup vous brisez en même temps l'unité de la + famille, vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des + lumières et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige + à votre gré.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui tous + les peuples de l'Europe: J'organise le suffrage universel comme + Washington aux États-Unis, et le premier usage que j'en fais est de + lui soumettre ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou + secondaires?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! laissons là, je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle; elles ne + sont déjà plus du temps présent.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur + l'acceptation de votre constitution? comment les articles organiques + en seront-ils discutés?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais je n'entends pas qu'ils soient discutés du tout, je croyais + vous l'avoir dit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu'il + vous a plu de choisir. Vous m'avez parlé des États-Unis d'Amérique; je + ne sais pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu'il y a de + certain, c'est que la constitution actuelle des États-Unis a été + discutée, délibérée et votée par les représentants de la nation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples: + nous sommes en Europe; ma constitution est présentée en bloc, elle est + acceptée en bloc.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. + Comment, en votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce + qu'il fait et jusqu'à quel point il s'engage?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et où avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment digne de ce + nom, vraiment durable, ait jamais été le résultat d'une délibération + populaire? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d'un + seul homme ou ce n'est qu'une oeuvre condamnée au néant. Sans + homogénéité, sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle + portera nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses de vues + qui ont présidé à sa rédaction.</p> + <p>Une constitution, encore une fois, ne peut être que l'oeuvre d'un + seul; jamais les choses ne se sont passées autrement, j'en atteste + l'histoire de tous les fondateurs d'empire, l'exemple des Sésostris, + des Solon, des Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre + Ier.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est un chapitre d'un de vos disciples que vous allez me + développer là.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et de qui donc?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne + sont pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, + à vous entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit + profonde de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous + souvenir que, dans l'hypothèse où nous nous plaçons, la nation a + atteint l'apogée de sa civilisation, que son droit public est fondé, + et qu'elle est en possession d'institutions régulières.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne dis pas non; aussi vous allez voir que je n'ai pas besoin de + détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il + me suffira d'en modifier l'économie et d'en changer les + combinaisons.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Expliquez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous m'avez fait tout à l'heure un cours de politique + constitutionnelle, je compte le mettre à profit. Je ne suis, + d'ailleurs, pas aussi étranger qu'on le croit généralement en Europe, + à toutes ces idées de bascule politique; vous avez pu vous en + apercevoir par mes discours sur Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous + remarquiez avec raison, il y a un instant, que dans les États + parlementaires de l'Europe les pouvoirs publics étaient distribués à + peu près partout de la même manière entre un certain nombre de corps + politiques dont le jeu régulier constituait le gouvernement.</p> + <p>Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des + attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un + sénat, un corps législatif, un conseil d'État, une cour de cassation; + je dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le + mécanisme respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que + moi le secret; il est évident que chacun d'eux répond à une fonction + essentielle du gouvernement. Vous remarquerez bien que c'est la + fonction que j'appelle essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi + il faut qu'il y ait un pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un + pouvoir législatif, un pouvoir règlementaire, cela ne fait pas de + doute.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n'en font + qu'un à vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en + supprimant les institutions.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Encore une fois, c'est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir + ainsi sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le + fanatisme qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89; + mais veuillez bien m'écouter: En statique le déplacement d'un point + d'appui fait changer la direction de la force, en mécanique le + déplacement d'un ressort fait changer le mouvement. En apparence + pourtant c'est le même appareil, c'est le même mécanisme. De même + encore en physiologie le tempérament dépend de l'état des organes. Si + les organes sont modifiés, le tempérament change. Eh bien, les + diverses institutions dont nous venons de parler fonctionnent dans + l'économie gouvernementale comme de véritables organes dans le corps + humain. Je toucherai aux organes, les organes resteront, mais la + complexion politique de l'État sera changée. Concevez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous + gardez les noms, vous ôtez les choses. C'est ce qu'Auguste fit à Rome + quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une + préture, une censure, un tribunat; mais il n'y avait plus ni consuls, + ni préteurs, ni censeurs, ni tribuns.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avouez qu'on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut + faire en politique, à la condition de flatter les préjugés publics et + de garder du respect pour les apparences.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne rentrez pas dans les généralités; vous voilà à l'oeuvre, je vous + suis.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes + actes va prendre sa source. A mes yeux vos gouvernements + parlementaires ne sont que des écoles de dispute, que des foyers + d'agitations stériles au milieu desquels s'épuise l'activité féconde + des nations que la tribune et la presse condamnent à l'impuissance. En + conséquence je n'ai pas de remords; je pars d'un point de vue élevé et + mon but justifie mes actes.</p> + <p>A des théories abstraites je substitue la raison pratique, + l'expérience des siècles, l'exemple des hommes de génie qui ont fait + de grandes choses par les mêmes moyens; je commence par rendre au + pouvoir ses conditions vitales.</p> + <p>Ma première réforme s'appesantit immédiatement sur votre prétendue + responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme + le vôtre, par exemple, où l'opinion, par un sentiment instinctif, + rapporte tout au chef de l'État, le bien comme le mal, inscrire en + tête d'une charte que le souverain est irresponsable, c'est mentir au + sentiment public, c'est établir une fiction qui s'évanouira toujours + au bruit des révolutions.</p> + <p>Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la + responsabilité ministérielle; le souverain que j'institue sera seul + responsable devant le peuple.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A la bonne heure, il n'y a pas là d'ambages.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation + ont, comme vous me l'expliquiez, l'initiative des projets de loi seuls + ou concurremment avec le pouvoir exécutif; eh bien, c'est la source + des plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque + député peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en + présentant les projets de lois les moins étudiés, les moins + approfondis; que dis-je? avec l'initiative parlementaire, la Chambre + renversera, quand elle voudra, le gouvernement. Je raye l'initiative + parlementaire. La proposition des lois n'appartiendra qu'au + souverain.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du + pouvoir absolu; car dans un État où l'initiative des lois n'appartient + qu'au souverain, c'est à peu près le souverain qui est le seul + législateur; mais avant que vous n'alliez plus loin, je désirerais + vous faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je + vous trouve assis sur le sable.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Comment?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>N'avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre + pouvoir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, vous n'êtes qu'un mandataire révocable au gré du peuple, + en qui seul réside la véritable souveraineté. Vous avez cru pouvoir + faire servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous + apercevez donc pas qu'on vous renversera quand on voudra? D'autre + part, vous vous êtes déclaré seul responsable; vous comptez donc être + un ange? Mais soyez-le si vous voulez, on ne s'en prendra pas moins à + vous de tout le mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première + crise.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous anticipez: l'objection vient trop tôt, mais j'y réponds de + suite, puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous + croyez que je n'ai pas prévu l'argument. Si mon pouvoir était troublé, + ce ne pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles + par deux droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels sont donc ces droits?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siége; je + suis chef d'armée, j'ai toute la force publique entre les mains; à la + première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient + raison de la résistance et je retrouverais dans l'urne populaire une + nouvelle consécration de mon autorité.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez des arguments sans réplique; mais revenons, je vous prie, + au Corps législatif que vous avez installé; sur ce point, je ne vous + vois pas hors d'embarras; vous avez privé cette assemblée de + l'initiative parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les + lois que vous présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute + pas le lui laisser exercer?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois + à cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter + la loi, je n'ai pas à craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon + pouvoir. J'ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l'ai dit + d'ailleurs, il entre dans mes plans de laisser subsister en apparence + les institutions. Seulement je dois vous déclarer que je n'entends pas + laisser à la Chambre ce que vous appelez le droit d'amendement. Il est + évident qu'avec l'exercice d'une telle faculté, il n'est pas de loi + qui ne pourrait être déviée de son but primitif et dont l'économie ne + fût susceptible d'être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n'y + a pas d'autre alternative.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais il n'en faudrait pas davantage pour vous renverser: il + suffirait pour cela que l'assemblée législative repoussât + systématiquement tous vos projets de loi ou seulement qu'elle refusât + de voter l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. + Une chambre, quelle qu'elle soit, qui entraverait par un tel acte de + témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. + J'aurais mille moyens d'ailleurs de neutraliser le pouvoir d'une telle + assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et + j'aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. + Je me réserverais la nomination des présidents et des vice-présidents + qui dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je + réduirais à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je ferais surtout + une chose qui est d'une très-grande importance, et dont la pratique + commence déjà à s'introduire, m'a-t-on dit: j'abolirais la gratuité du + mandat législatif; je voudrais que les députés reçussent un émolument, + que leurs fonctions fussent, en quelque sorte, salariées. Je regarde + cette innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir + les représentants de la nation; je n'ai pas besoin de vous développer + cela, l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme + chef du pouvoir exécutif, j'ai le droit de convoquer, de dissoudre le + Corps législatif, et qu'en cas de dissolution, je me réserverais les + plus longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je + comprends parfaitement que l'assemblée législative ne pourrait, sans + danger, rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous: nous + rencontrerons bientôt d'autres moyens pratiques de l'y rattacher. Ces + détails constitutionnels vous suffisent-ils? en voulez-vous + davantage?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela n'est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à + l'organisation du Sénat.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous avez très-bien compris que c'était là la partie + capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à + présent, je vous regarde comme complétement maître de l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela vous plaît à dire; mais, en réalité, la souveraineté ne + pourrait s'établir sur des bases aussi superficielles. A côté du + souverain, il faut des corps imposants par l'éclat des titres, des + dignités et par l'illustration personnelle de ceux qui le composent. + Il n'est pas bon que la personne du souverain soit constamment en jeu, + que sa main s'aperçoive toujours; il faut que son action puisse au + besoin se couvrir sous l'autorité des grandes magistratures qui + environnent le trône.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est aisé de voir que c'est à ce rôle que vous destinez le Sénat + et le Conseil d'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On ne peut rien vous cacher.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous parlez du trône: je vois que vous êtes roi et nous étions tout + à l'heure en république. La transition n'est guère ménagée.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'illustre publiciste français ne peut pas me demander de m'arrêter + à de semblables détails d'exécution: du moment que j'ai la + toute-puissance en main, l'heure où je me ferai proclamer roi n'est + plus qu'une affaire d'opportunité. Je le serai avant ou après avoir + promulgué ma constitution, peu importe.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai. Revenons à l'organisation du Sénat.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DIXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition + de votre mémorable ouvrage sur <i>les Causes de la grandeur et de la + décadence des Romains</i>, il n'est pas que vous n'ayez remarqué le + rôle que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne + d'Auguste.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est là, si vous me permettez de vous le dire, un point que les + recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complétement + éclairci. Ce qu'il y a de certain, c'est que jusqu'aux derniers temps + de la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, + investie d'immenses priviléges, ayant des pouvoirs propres; ce fut là + le secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions + politiques et de la grandeur qu'il imprima à la République. A partir + d'Auguste, le Sénat n'est plus qu'un instrument dans la main des + empereurs, mais on ne voit pas bien par quelle succession d'actes ils + parvinrent à le dépouiller de sa puissance.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas précisément pour élucider ce point d'histoire que je + vous prie de vous reporter à cette période de l'Empire. Cette + question, pour le moment, ne me préoccupe pas; tout ce que je voulais + vous dire, c'est que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté + du prince, un rôle politique analogue à celui du Sénat Romain dans les + temps qui ont suivi la chute de la République.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, mais à cette époque la loi n'était plus votée dans les + comices populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes; + est-ce cela que vous voulez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas: cela ne serait point conforme aux principes modernes du + droit constitutionnel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels remercîments ne vous doit-on pas pour un semblable + scrupule!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai d'ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît + nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut + émaner que de ma proposition, et je fais d'ailleurs des décrets qui + ont force de lois.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n'est cependant pas + mince; mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le + Sénat.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son + intervention directe ne doit apparaître que dans des circonstances + solennelles; s'il était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte + fondamental, ou que la souveraineté fût mise en péril.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce langage est encore très-divinatoire. Vous aimez à préparer vos + effets.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu'à présent, de + vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu'ils donnent aux + peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute; je ne voudrais pas + m'enfermer dans un cercle infranchissable; je ne fixerais que ce qu'il + est impossible de laisser incertain; je laisserais aux changements une + assez large voie pour qu'il y ait, dans les grandes crises, d'autres + moyens de salut que l'expédient désastreux des révolutions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous parlez en sage.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et en ce qui concerne le Sénat, j'inscrirais dans ma constitution: + «Que le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n'a pas été + prévu par la constitution et qui est nécessaire à sa marche; qu'il + fixe le sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à + différentes interprétations; qu'il maintient ou annule tous les actes + qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou + dénoncés par les pétitions des citoyens; qu'il peut poser les bases de + projets de lois d'un grand intérêt national; qu'il peut proposer des + modifications à la constitution et qu'il y sera statué par un + sénatus-consulte.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Tout cela est fort beau et c'est véritablement là un Sénat Romain. + Je fais seulement quelques remarques sur votre constitution: elle sera + donc rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous + jugiez à l'avance que les articles qu'elle renferme pourront être + susceptibles de différentes interprétations.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, mais il faut tout prévoir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, + était d'éviter de tout prévoir et de tout régler.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'illustre président n'a pas hanté sans profit le palais de Thémis, + ni porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n'ont pas eu + d'autre portée que celle-ci: Il faut prévoir ce qui est essentiel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dites-moi, je vous prie: votre Sénat, interprète et gardien du + pacte fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Indubitablement non.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous dis pas le contraire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce qu'il interprétera, ce sera donc vous qui l'interpréterez; ce + qu'il modifiera, ce sera vous qui le modifierez; ce qu'il annulera, ce + sera vous qui l'annulerez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne prétends pas m'en défendre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que + vous avez fait, d'ôter ce que vous avez donné, de changer votre + constitution, soit en bien, soit en mal, ou même de la faire + disparaître complétement si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge + rien de vos intentions ni des mobiles qui pourraient vous faire agir + dans telles ou telles circonstances données; je vous demande seulement + où se trouverait la plus faible garantie pour les citoyens au milieu + d'un si vaste arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se + résoudre à le subir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je m'aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. + Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification aux bases + fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à + l'acceptation du peuple par la voie du suffrage universel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir + si la modification que vous projetez porte en elle le caractère + fondamental qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux + admettre toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un + sénatus-consulte ce qui doit être fait par un plébiscite. + Livrerez-vous à la discussion vos amendements constitutionnels? les + ferez-vous délibérer dans des comices populaires?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Incontestablement non; si jamais le débat sur des articles + constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, + rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l'examen du tout + en vertu de son droit d'évocation, et le lendemain ce serait la + Révolution dans la rue.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes logique du moins: alors les amendements constitutionnels + sont présentés en bloc, acceptés en bloc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas autrement, en effet.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l'organisation du + Conseil d'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d'un + Président de cour souveraine. J'ai oublié de vous dire que + j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé le Corps législatif.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est entendu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas besoin d'ajouter d'ailleurs que je me réserverais + également la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette + haute assemblée. En ce qui touche le Conseil d'État, je serai plus + bref. Vos institutions modernes sont des instruments de centralisation + si puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans exercer + l'autorité souveraine.</p> + <p>Qu'est-ce, en effet, d'après vos propres principes, que le Conseil + d'État? C'est un simulacre de corps politique destiné à faire passer + entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir + règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut + servir, quand on veut, à faire de véritables lois.</p> + <p>Le Conseil d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on dit, + d'une attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En + matière contentieuse, il peut, m'assure-t-on, revendiquer par droit + d'évocation, ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux + ordinaires, la connaissance de tous les litiges qui lui paraissent + avoir un caractère administratif. Ainsi, et pour caractériser en un + mot ce qu'il y a de tout à fait exceptionnel dans cette dernière + attribution, les tribunaux doivent refuser de juger quand ils se + trouvent en présence d'un acte de l'autorité administrative, et + l'autorité administrative peut, dans le même cas, dessaisir les + tribunaux pour s'en référer à la décision du Conseil d'État.</p> + <p>Or, encore une fois, qu'est-ce que le Conseil d'État? A-t-il un + pouvoir propre? est-il indépendant du souverain? Pas du tout. Ce n'est + qu'un Comité de Rédaction. Quand le Conseil d'État fait un règlement, + c'est le souverain qui le fait; quand il rend un jugement, c'est le + souverain qui le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est + l'administration, l'administration juge et partie dans sa propre + cause. Connaissez-vous quelque chose de plus fort que cela et + croyez-vous qu'il y ait beaucoup à faire pour fonder le pouvoir absolu + dans des États où l'on trouve tout organisées de pareilles + institutions?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Votre critique tombe assez juste, j'en conviens; mais, comme le + Conseil d'État est une institution excellente en soi, rien n'est plus + facile que de lui donner l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans + un certaine mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce que vous ferez sans + doute.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>En effet, je maintiendrai le type de l'unité dans l'institution là + où je le trouverai, je le ramènerai là où il n'est pas, en resserrant + les liens d'une solidarité que je regarde comme indispensable.</p> + <p>Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma + constitution faite.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Déjà?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour + changer complétement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon + programme est remplie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de + cassation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce que j'ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont + entre vos mains, vous devez commencer à être satisfait.</p> + <p>Récapitulons:</p> + <p>Vous faites la loi: 1° sous la forme de propositions au Corps + législatif; vous la faites, 2°, sous forme de décrets; 3° sous forme + de sénatus-consultes; 4° sous forme de règlements généraux; 5° sous + forme d'arrêtés au Conseil d'État; 6° sous forme de règlements + ministériels; 7° enfin sous forme de coups d'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir + est précisément le plus difficile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En effet, je ne m'en doutais pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous n'avez pas assez remarqué alors que ma constitution était + muette sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec + le nouvel ordre de choses que je viens d'établir. Il en est ainsi, par + exemple, de la liberté de la presse, du droit d'association, de + l'indépendance de la magistrature, du droit de suffrage, de + l'élection, par les communes, de leurs officiers municipaux, de + l'institution des gardes civiques et de beaucoup d'autres choses + encore qui devront disparaître ou être profondément modifiées.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais n'avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque + vous avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que + l'application?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous l'ai dit, je n'ai reconnu aucun principe ni aucun droit en + particulier; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que + des exceptions à la règle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et des exceptions qui la confirment, c'est juste.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur + d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit dans le traité du + <i>Prince</i> une maxime qui doit servir de règle de conduite en + pareil cas: «Il faut que l'usurpateur d'un État y commette une seule + fois toutes les rigueurs que sa sûreté nécessite pour n'avoir plus à y + revenir; car plus tard il ne pourra plus varier avec ses sujets ni en + bien ni en mal; si c'est en mal que vous avez à agir, vous n'êtes plus + à temps, du moment où la fortune vous est contraire; si c'est en bien, + vos sujets ne vous sauront aucun gré d'un changement qu'ils jugeront + être forcé.»</p> + <p>Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai + une succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d'un + seul coup les libertés et les droits dont l'exercice serait + dangereux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la + terreur de votre coup d'État. Pour votre constitution on ne vous a + rien refusé, puisque vous pouviez tout prendre; pour vos décrets on + n'a rien à vous permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous + prenez tout.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous avez le mot vif.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Un peu moins cependant que vous n'avez l'action, convenez-en. + Malgré votre vigueur de main et votre coup d'oeil, je vous avoue que + j'ai peine à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce + second coup d'État tenu en réserve derrière la coulisse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le pays fermera volontairement les yeux; car, dans l'hypothèse où + je me suis placé, il est las d'agitations, il aspire au repos comme le + sable du désert après l'ondée qui suit la tempête.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique; c'est + trop.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je m'empresse d'ailleurs de vous dire que les libertés que je + supprime, je promettrai solennellement de les rendre après + l'apaisement des partis.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je crois qu'on attendra toujours.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est possible.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir + sa parole quand il y trouve son intérêt.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne vous hâtez pas de prononcer; vous verrez l'usage que je saurai + faire de cette promesse; je me charge bientôt de passer pour l'homme + le plus libéral de mon royaume.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé; en attendant, + vous supprimez directement toutes les libertés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Directement n'est pas le mot d'un homme d'État; je ne supprime rien + directement; c'est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau + du lion. A quoi servirait la politique, si l'on ne pouvait gagner par + des voies obliques le but qui ne peut s'atteindre par la ligne droite? + Les bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il + n'y a plus qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les + ménagements que comportent les nouvelles moeurs constitutionnelles. + C'est ici que doivent se placer naturellement les artifices de + gouvernement et de législation que la prudence recommande au + prince.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase; je me dispose à + vous écouter.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='ONZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>ONZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l'<i>Esprit des + lois</i>, que le mot de liberté est un mot auquel on attache des sens + fort divers. On lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que + voici:</p> + <p>«La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent<a + name='FNanchor_8_8'></a><a href= + '#Footnote_8_8'><sup>[8]</sup></a>.»</p> + <p>Je m'accommode très-bien de cette définition que je trouve juste, + et je puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu'il + faudra. Vous allez voir quel en est l'esprit. Par quoi vous plaît-il + que nous commencions?</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne serais pas fâché de voir d'abord comment vous vous mettrez en + défense vis-à-vis de la presse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de + ma tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que + multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j'ai mes coudées + franches; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque + sans soulever aucune récrimination.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi donc, s'il vous plaît?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le + talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est jamais au service + que de passions violentes, égoïstes, exclusives; parce qu'elle dénigre + de parti pris, parce qu'elle est vénale, parce qu'elle est injuste, + parce qu'elle est sans générosité et sans patriotisme; enfin et + surtout, parce que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse + d'un pays à quoi elle peut servir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera + facile d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c'est + autre chose. Elle empêche tout simplement l'arbitraire dans l'exercice + du pouvoir; elle force à gouverner constitutionnellement; elle + contraint; à l'honnêteté, à la pudeur, au respect d'eux-mêmes et + d'autrui les dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour tout + dire en un mot, elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se + plaindre et d'être entendu. On peut pardonner beaucoup à une + institution qui, à travers tant d'abus, rend nécessairement tant de + services.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le + pouvez, au plus grand nombre; comptez ceux qui s'intéresseront au sort + de la presse, et vous verrez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est pour cela qu'il vaut mieux que vous passiez de suite aux + moyens pratiques de la <i>museler</i>; je crois que c'est le mot.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est le mot, en effet; au surplus, ce n'est pas seulement le + journalisme que j'entends refréner.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est l'imprimerie elle-même.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous commencez à user de l'ironie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans un moment vous allez me l'ôter puisque sous toutes les formes + vous allez enchaîner la presse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On ne trouve point d'armes contre un enjouement dont le trait est + si spirituel; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas + la peine d'échapper aux attaques du journalisme s'il fallait rester en + butte à celles du livre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, commençons par le journalisme.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si je m'avisais de supprimer purement et simplement les journaux, + je heurterais très-imprudemment la susceptibilité publique, qu'il est + toujours dangereux de braver ouvertement; je vais procéder par une + série de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance + et de police.</p> + <p>Je décrète qu'à l'avenir aucun journal ne pourra se fonder qu'avec + l'autorisation du gouvernement; voilà déjà le mal arrêté dans son + développement; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui + seront autorisés à l'avenir ne pourront être que des organes dévoués + au gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez: + l'esprit d'un journal change avec le personnel de sa rédaction; + comment pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre + pouvoir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'objection est bien faible, car, en fin de compte, je + n'autoriserai, si je le veux, la publication d'aucune feuille + nouvelle; mais j'ai d'autres plans, comme vous le verrez. Vous me + demandez comment je neutraliserai une rédaction hostile? De la façon + la plus simple, en vérité; j'ajouterai que l'autorisation du + gouvernement est nécessaire à raison de tous changements opérés dans + le personnel des rédacteurs en chef ou gérants du journal.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et + dont la rédaction n'aura pas changé, parleront.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! attendez: j'atteins tous les journaux présents ou futurs par + des mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises + de publicité; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous + appelez aujourd'hui le timbre et le cautionnement. L'industrie de la + presse sera bientôt si peu lucrative, grâce à l'élévation de ces + impôts, que l'on ne s'y livrera qu'à bon escient.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent + pas à l'argent.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Soyez tranquille, j'ai de quoi leur fermer la bouche, car voici + venir les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l'on a + déféré au jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas + de mesure plus déplorable que celle-là, car c'est agiter l'opinion à + propos de la moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse + ont un caractère tellement élastique, l'écrivain peut déguiser ses + attaques sous des formes si variées et si subtiles, qu'il n'est même + pas possible de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. + Les tribunaux resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l'arme + répressive de tous les jours doit être aux mains de + l'administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des + tribunaux, ou plutôt vous frapperez donc de deux mains: de la main de + la justice et de celle de l'administration?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le grand mal! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et + méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout + dénigrer; qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits + que les voyageurs rencontrent l'escopette au poing sur leur route. Ils + se mettent constamment hors la loi; quand bien même on les y mettrait + un peu!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne puis pas m'engager à cela, car ces gens-là sont comme les + têtes de l'hydre de Lerne; quand on en coupe dix, il en repousse + cinquante. C'est principalement aux journaux, en tant qu'entreprises + de publicité, que je m'en prendrais. Je leur tiendrais simplement le + langage que voici: J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait; + je le puis encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c'est à + une condition, c'est que vous ne viendrez pas embarrasser ma marche et + déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous + faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer + vos infractions; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs + chargés d'examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous + avez des plumes, écrivez; mais retenez bien ceci; je me réserve, pour + moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué. + Point de subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le sentirai bien et + vous le sentirez bien vous-mêmes; dans ce cas-là, je me ferai justice + de mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des + ménagements; je vous avertirai une fois, deux fois; à la troisième + fois je vous supprimerai.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois avec étonnement que ce n'est pas précisément le journaliste + qui est frappé dans ce système, c'est le journal, dont la ruine + entraîne celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qu'ils aillent se grouper ailleurs; on ne fait pas de commerce sur + ces choses-là. Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens + de vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations + prononcées par les tribunaux. Deux condamnations dans l'année + entraîneraient de plein droit la suppression du journal. Je ne m'en + tiendrais pas là, je dirais encore aux journaux, dans un décret ou + dans une loi s'entend: Réduits à la plus étroite circonspection en ce + qui vous concerne, n'espérez pas agiter l'opinion par des commentaires + sur les débats de mes chambres; je vous en défends le compte rendu, je + vous défends même le compte rendu des débats judiciaires en matière de + presse. Ne comptez pas davantage impressionner l'esprit public par de + prétendues nouvelles venues du dehors; je punirais les fausses + nouvelles de peines corporelles, qu'elles soient publiées de bonne ou + de mauvaise foi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, + sans les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, + ne vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal + publie une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la + véracité, car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une manière + certaine, et quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve + matérielle lui manquera.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On y regardera à deux fois avant de troubler l'opinion, c'est ce + qu'il faut.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais je vois autre chose. Si l'on ne peut plus vous combattre par + les journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. + Tous les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de + votre Royaume; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des + écrits enflammés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la + manière la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet + très-dangereuse. D'abord toute introduction ou circulation dans le + Royaume, de journaux ou d'écrits non autorisés, sera punie d'un + emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter + l'envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d'avoir écrit, à + l'étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le + royaume, recherchés et punis. C'est une indignité véritable que + d'écrire, à l'étranger, contre son gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières + parlera.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les + petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je + vous le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs + propres nationaux, en cas d'attaque contre mon gouvernement, par la + voie de la presse ou autrement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que j'ai eu raison de dire, dans l'<i>Esprit des lois</i>, + que les frontières d'un despote devaient être ravagées. Il faut que la + civilisation n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en suis sûr, ne + connaîtront pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous + ferez du Royaume une île où l'on ignorera ce qui se passe en Europe, + et de la capitale une autre île où l'on ignorera ce qui se passe dans + les provinces.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits + venus du dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles? Par + un petit nombre d'agences qui centralisent les renseignements qui leur + sont transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir + soudoyer ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que + sous le contrôle du gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voilà qui est bien; vous pouvez passer maintenant à la police des + livres.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris + une si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je + n'entends nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En + premier lieu, j'obligerai ceux qui voudront exercer la profession + d'imprimeur, d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet, + c'est-à-dire d'une autorisation que le gouvernement pourra toujours + leur retirer, soit directement, soit par des décisions de justice.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires + publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du + pouvoir!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine, car les choses étaient + ainsi de votre temps, sous les parlements; il faut conserver les + anciens usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures + fiscales; j'étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou + plutôt j'imposerai le poids du timbre aux livres qui n'auront pas un + certain nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n'aura pas deux + cents pages, trois cents pages, ne sera pas un livre, ce ne sera + qu'une brochure. Je crois que vous saisissez parfaitement l'avantage + de cette combinaison; d'un côté je raréfie par l'impôt cette nuée de + petits écrits qui sont comme des annexes du journalisme; de l'autre, + je force ceux qui veulent échapper au timbre à se jeter dans des + compositions longues et dispendieuses qui ne se vendront presque pas + ou se liront à peine sous cette forme. Il n'y a plus guère que les + pauvres diables, aujourd'hui, qui ont la conscience de faire des + livres; ils y renonceront. Le fisc découragera la vanité littéraire et + la loi pénale désarmera l'imprimerie elle-même, car je rends l'éditeur + et l'imprimeur responsables, criminellement, de ce que les livres + renferment. Il faut que, s'il est des écrivains assez osés pour écrire + des ouvrages contre le gouvernement, ils ne puissent trouver personne + pour les éditer. Les effets de cette intimidation salutaire + rétabliront indirectement une censure que le gouvernement ne pourrait + exercer lui-même, à cause du discrédit dans lequel cette mesure + préventive est tombée. Avant de donner le jour à des ouvrages + nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs consulteront, ils viendront + s'informer, ils produiront les livres dont on leur demande + l'impression, et de cette manière le gouvernement sera toujours + informé utilement des publications qui se préparent contre lui; il en + fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en + déférera les auteurs aux tribunaux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous m'aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous + ne paraissez par vous douter que c'est la liberté de l'industrie que + vous venez de frapper par cette législation; le droit de propriété s'y + trouve lui-même engagé, il y passera à son tour.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce sont des mots.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! que non pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que reste-t-il donc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'autre moitié de la tâche.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DOUZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DOUZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous ai montré encore que la partie en quelque sorte + défensive du régime organique que j'imposerais à la presse; j'ai + maintenant à vous faire voir comment je saurais employer cette + institution au profit de mon pouvoir. J'ose dire que nul gouvernement + n'a eu, jusqu'à ce jour, une conception plus hardie que celle dont je + vais vous parler. Dans les pays parlementaires, c'est presque toujours + par la presse que périssent les gouvernements, eh bien, j'entrevois la + possibilité de neutraliser la presse par la presse elle-même. Puisque + c'est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait + mon gouvernement? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme + incarné.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vraiment, vous me faites passer par d'étranges surprises! C'est un + panorama perpétuellement varié que vous déployez devant moi; je suis + assez curieux, je vous l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez + pour réaliser ce nouveau programme.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il faudra beaucoup moins de frais d'imagination que vous ne le + pensez. Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que + vous appelez l'opposition. S'il y en a dix pour l'opposition, j'en + aurai vingt pour le gouvernement; s'il y en a vingt, j'en aurai + quarante; s'il y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi + me servira, vous le comprenez à merveille maintenant, la faculté que + je me suis réservée d'autoriser la création de nouvelles feuilles + politiques.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En effet, cela est très-simple.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas tant que vous le croyez cependant, car il ne faut pas que la + masse du public puisse soupçonner cette tactique; la combinaison + serait manquée et l'opinion se détacherait d'elle-même des journaux + qui défendraient ouvertement ma politique.</p> + <p>Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à + mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux + dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes + rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, + je commence par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur + l'opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux + dont le caractère ne sera déjà plus qu'officieux et dont la mission + sera de rallier à mon pouvoir cette masse d'hommes tièdes et + indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne + vont pas au delà dans leur religion politique.</p> + <p>C'est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se + trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la + nuance officielle ou officieuse se dégrade complétement, en apparence, + bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous + rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour + les uns, invisible à l'égard des autres. Je n'entreprends point de + vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué + dans chaque opinion, dans chaque parti; j'aurai un organe + aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain + dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti + révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti + anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces + bras donneront la main à toutes les nuances d'opinion quelconque sur + la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux + qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront + agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous + leur drapeau marcheront sous le mien.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories? Cela + donne le vertige.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ménagez votre tête, car vous n'êtes pas au bout.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je me demande seulement, comment vous pourrez diriger et rallier + toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre + gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est là qu'une affaire d'organisation, vous devez le + comprendre; j'instituerai, par exemple, sous le titre de division de + l'imprimerie et de la presse, un centre d'action commun où l'on + viendra chercher la consigne et d'où partira le signal. Alors, pour + ceux qui ne seront qu'à moitié dans le secret de cette combinaison, il + se passera un spectacle bizarre; on verra des feuilles, dévouées à mon + gouvernement, qui m'attaqueront, qui crieront, qui me susciteront une + foule de tracas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est cependant pas si difficile à concevoir; car, remarquez + bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne + seront attaqués par les journaux dont je vous parle; ils ne feront + jamais qu'une polémique d'escarmouche, qu'une opposition dynastique + dans les limites les plus étroites.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quel avantage y trouverez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment + considérable déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre: Mais + vous voyez bien qu'on est libre, qu'on peut parler sous ce régime, + qu'il est injustement attaqué, qu'au lieu de comprimer, comme il + pourrait le faire, il souffre, il tolère! Un autre résultat, non moins + important, sera de provoquer, par exemple, des observations comme + celles-ci: Voyez à quel point les bases de ce gouvernement, ses + principes, s'imposent au respect de tous; voilà des journaux qui se + permettent les plus grandes libertés de langage, eh bien, jamais ils + n'attaquent les institutions établies. Il faut qu'elles soient + au-dessus des injustices des passions, puisque les ennemis mêmes du + gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur rendre hommage.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Voilà, je l'avoue, qui est vraiment machiavélique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me faites beaucoup d'honneur, mais il y a mieux: A l'aide du + dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je + dirige à mon gré l'opinion dans toutes les questions de politique + intérieure ou extérieure. J'excite ou j'endors les esprits, je les + rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai + et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant + les circonstances; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille + l'impression produite, j'essaie des combinaisons, des projets, des + déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des + ballons d'essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais + compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, + je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques; je + sollicite l'opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la + retiens, j'ai toujours le doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans + le savoir, mes impressions personnelles, et elle s'émerveille parfois + d'être si constamment d'accord avec son souverain. On dit alors que + j'ai la fibre populaire, qu'il y a une sympathie secrète et + mystérieuse qui m'unit aux mouvements de mon peuple.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ces diverses combinaisons me paraissent d'une perfection idéale. Je + vous soumets cependant encore une observation, mais très-timide cette + fois: Si vous sortez du silence de la Chine, si vous permettez à la + milice de vos journaux de faire, au profit de vos desseins, + l'opposition postiche dont vous venez de me parler, je ne vois pas + trop, en vérité, comment vous pourrez empêcher les journaux non + affiliés de répondre, par de véritables coups, aux agaceries dont ils + devineront le manége. Ne pensez-vous pas qu'ils finiront par lever + quelques-uns des voiles qui couvrent tant de ressorts mystérieux? + Quand ils connaîtront le secret de cette comédie, pourrez-vous les + empêcher d'en rire? Le jeu me paraît bien scabreux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas du tout; je vous dirai que j'ai employé, ici, une grande partie + de mon temps à examiner le fort et le faible de ces combinaisons, je + me suis beaucoup renseigné sur ce qui touche aux conditions + d'existence de la presse dans les pays parlementaires. Vous devez + savoir que le journalisme est une sorte de franc-maçonnerie: ceux qui + en vivent sont tous plus ou moins rattachés les uns aux autres par les + liens de la discrétion professionnelle; pareils aux anciens augures, + ils ne divulguent pas aisément le secret de leurs oracles. Ils ne + gagneraient rien à se trahir, car ils ont pour la plupart des plaies + plus ou moins honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au + centre de la capitale, dans un certain rayon de personnes, ces choses + ne seront pas un mystère; mais, partout ailleurs, on ne s'en doutera + pas, et la grande majorité de la nation marchera avec la confiance la + plus entière sur la trace des guides que je lui aurai donnés.</p> + <p>Que m'importe que, dans la capitale, un certain monde puisse être + au courant des artifices de mon journalisme? C'est à la province + qu'est réservée la plus grande partie de son influence. Là j'aurai + toujours la température d'opinion qui me sera nécessaire, et chacune + de mes atteintes y portera sûrement. La presse de province + m'appartiendra en entier, car là, point de contradiction ni de + discussion possible; du centre d'administration où je siégerai, on + transmettra régulièrement au gouverneur de chaque province l'ordre de + faire parler les journaux dans tel ou tel sens, si bien qu'à la même + heure, sur toute la surface du pays, telle influence sera produite, + telle impulsion sera donnée, bien souvent même avant que la capitale + s'en doute. Vous voyez par là que l'opinion de la capitale n'est pas + faite pour me préoccuper. Elle sera en retard, quand il le faudra, sur + le mouvement extérieur qui l'envelopperait, au besoin, à son insu.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que + vous me faites perdre le sentiment d'une dernière objection que je + voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez + de dire, qu'il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de + journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler + politique, cela est certain, mais ils pourront vous faire une guerre + de détails. Votre administration ne sera pas parfaite; le + développement du pouvoir absolu comporte une quantité d'abus dont le + souverain même n'est pas cause; sur tous les actes de vos agents qui + toucheront à l'intérêt privé, on vous trouvera vulnérable; on se + plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement + responsable, et votre considération succombera en détail.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne crains pas cela.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est vrai que vous avez tellement multiplié les moyens de + répression, que vous n'avez que le choix des coups.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas ce que je pensais dire; je ne veux même pas être + obligé d'avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une + simple injonction, avoir la possibilité d'arrêter toute discussion sur + un sujet qui touche à l'administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment vous y prendrez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les + rectifications que le gouvernement leur communiquera; les agents de + l'administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur + dira catégoriquement: Vous avez avancé tel fait, il n'est pas exact; + vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez + été inconvenant, vous avez eu tort, tenez-vous-le pour dit. Ce sera, + comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans laquelle, bien entendu, on n'aura pas la réplique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Évidemment non; la discussion sera close.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l'aurez + sans user de violence, c'est très-ingénieux. Comme vous me le disiez + très-bien tout à l'heure, votre gouvernement est le journalisme + incarné.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les + bruits du dehors, de même je ne veux pas qu'il puisse l'être par les + bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand + il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire + d'argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, + j'enverrai défendre aux journaux d'en parler. Le silence sur ces + choses respecte mieux l'honnêteté publique que le bruit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à + outrance?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, + telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C'est + fort singulier, mais cela est. Aussi m'engagerais-je dans cette voie + bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.</p> + <p>Pour comprendre l'étendue de mon système, il faut voir comment le + langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels + de ma politique: Je veux, je suppose, faire sortir une solution de + telle complication extérieure ou intérieure; cette solution, indiquée + par mes journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun dans + leur sens l'esprit public, se produit un beau matin, comme un + événement officiel: Vous savez avec quelle discrétion et quels + ménagements ingénieux doivent être rédigés les documents de + l'autorité, dans les conjonctures importantes: le problème à résoudre + en pareil cas est de donner une sorte de satisfaction à tous les + partis. Eh bien, chacun de mes journaux, suivant sa nuance, + s'efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l'on a + prise est celle qui le favorise le plus. Ce qui ne sera pas écrit dans + un document officiel, on l'en fera sortir par voie d'interprétation; + ce qui ne sera qu'indiqué, les journaux officieux le traduiront plus + ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le + crieront par dessus les toits; et tandis qu'on se disputera, qu'on + donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon + gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun: Vous vous + trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations; je n'ai + jamais voulu dire que ceci ou que cela. L'essentiel est de ne jamais + se mettre en contradiction avec soi-même.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment! Après ce que vous venez de me dire, vous avez une pareille + prétention?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute, et votre étonnement me prouve que vous ne m'avez pas + compris. Ce sont les paroles bien plus que les actes qu'il s'agit de + faire accorder. Comment voulez-vous que la grande masse d'une nation + puisse juger si c'est la logique qui mène son gouvernement? Il suffit + de le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma politique + soient présentées comme le développement d'une pensée unique se + rattachant à un but immuable. Chaque événement prévu ou imprévu sera + un résultat sagement amené, les écarts de direction ne seront que les + différentes faces de la même question, les voies diverses qui + conduisent au même but, les moyens variés d'une solution identique + poursuivie sans relâche à travers les obstacles. Le dernier événement + sera donné comme la conclusion logique de tous les autres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En vérité, il faut qu'on vous admire! Quelle force de tête et + quelle activité!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Chaque jour, mes journaux seraient remplis de discours officiels, + de comptes rendus, de rapports aux ministres, de rapports au + souverain. Je n'oublierais pas que je vis dans une époque où l'on + croit pouvoir résoudre, par l'industrie, tous les problèmes de la + société, où l'on s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des + classes ouvrières. Je m'attacherais d'autant plus à ces questions, + qu'elles sont un dérivatif très-heureux pour les préoccupations de la + politique intérieure. Chez les peuples méridionaux, il faut que les + gouvernements paraissent sans cesse occupés; les masses consentent à + être inactives, mais à une condition, c'est que ceux qui les + gouvernent leur donnent le spectacle d'une activité incessante, d'une + sorte de fièvre; qu'ils attirent constamment leurs yeux par des + nouveautés, par des surprises, par des coups de théâtre; cela est + bizarre peut-être, mais, encore une fois, cela est.</p> + <p>Je me conformerais de point en point à ces indications; en + conséquence, je ferais, en matière de commerce, d'industrie, d'arts et + même d'administration, étudier toutes sortes de projets, de plans, de + combinaisons, de changements, de remaniements, d'améliorations dont le + retentissement dans la presse couvrirait la voix des publicistes les + plus nombreux et les plus féconds. L'économie politique a, dit-on, + fait fortune chez vous, eh bien, je ne laisserais rien à inventer, + rien à publier, rien à dire même à vos théoriciens, à vos utopistes, + aux déclamateurs les plus passionnés de vos écoles. Le bien-être du + peuple serait l'objet unique, invariable, de mes confidences + publiques. Soit que je parle moi-même, soit que je fasse parler par + mes ministres ou mes écrivains, on ne tarirait jamais sur la grandeur + du pays, sur la prospérité, sur la majesté de sa mission et de ses + destinées; on ne cesserait de l'entretenir des grands principes du + droit moderne, des grands problèmes qui agitent l'humanité. Le + libéralisme le plus enthousiaste, le plus universel, respirerait dans + mes écrits. Les peuples de l'Occident aiment le style oriental, aussi + le style de tous les discours officiels, de tous les manifestes + officiels devrait-il être toujours imagé, constamment pompeux, plein + d'élévation et de reflets. Les peuples n'aiment pas les gouvernements + athées, dans mes communications avec le public, je ne manquerais + jamais de mettre mes actes sous l'invocation de la Divinité, en + associant, avec adresse, ma propre étoile à celle du pays.</p> + <p>Je voudrais que l'on comparât à chaque instant les actes de mon + règne à ceux des gouvernements passés. Ce serait la meilleure manière + de faire ressortir mes bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils + méritent.</p> + <p>Il serait très-important de mettre en relief les fautes de ceux qui + m'ont précédé, de montrer que j'ai su les éviter toujours. On + entretiendrait ainsi, contre les régimes auxquels mon pouvoir a + succédé, une sorte d'antipathie, d'aversion même, qui finirait par + devenir irréparable comme une expiation.</p> + <p>Non-seulement je donnerais à un certain nombre de journaux la + mission d'exalter sans cesse la gloire de mon règne, de rejeter sur + d'autres gouvernements que le mien la responsabilité des fautes de la + politique européenne, mais je voudrais qu'une grande partie de ces + éloges parût n'être qu'un écho des feuilles étrangères, dont on + reproduirait des articles, vrais ou faux, qui rendraient un hommage + éclatant à ma propre politique. Au surplus j'aurais, à l'étranger, des + journaux soldés, dont l'appui serait d'autant plus efficace que je + leur ferais donner une couleur d'opposition sur quelques points de + détail.</p> + <p>Mes principes, mes idées, mes actes seraient représentés avec + l'auréole de la jeunesse, avec le prestige du droit nouveau en + opposition avec la décrépitude et la caducité des anciennes + institutions.</p> + <p>Je n'ignore pas qu'il faut des soupapes à l'esprit public, que + l'activité intellectuelle, refoulée sur un point, se reporte + nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je ne craindrais pas + de jeter la nation dans toutes les spéculations théoriques et + pratiques du régime industriel.</p> + <p>En dehors de la politique, d'ailleurs, je vous dirai que je serais + très-bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine paix les + questions philosophiques ou religieuses. En matière de religion, la + doctrine du libre examen est devenue une sorte de monomanie. Il ne + faut pas contrarier cette tendance, on ne le pourrait pas sans danger. + Dans les pays les plus avancés de l'Europe en civilisation, + l'invention de l'imprimerie a fini par donner naissance à une + littérature folle, furieuse, effrénée, presque immonde, c'est un grand + mal. Eh bien, cela est triste à dire, mais il suffira presque de ne + pas la gêner, pour que cette rage d'écrire, qui possède vos pays + parlementaires, soit à peu près satisfaite.</p> + <p>Cette littérature pestiférée dont on ne peut empêcher le cours, la + platitude des écrivains et des hommes politiques qui seraient en + possession du journalisme, ne manquerait pas de former un contraste + repoussant avec la dignité du langage qui tomberait des marches du + trône, avec la dialectique vivace et colorée dont on aurait soin + d'appuyer toutes les manifestations du pouvoir. Vous comprenez, + maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le prince de cet essaim de + publicistes, d'hommes d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires + et de jurisconsultes qui sont essentiels à la rédaction de cette + quantité de communications officielles dont je vous ai parlé, et dont + l'impression serait toujours très-forte sur les esprits.</p> + <p>Telle est, en bref, l'économie générale de mon régime sur la + presse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors vous en avez fini avec elle?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, et à regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne + l'aurait fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut marcher + rapidement.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='TREIZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>TREIZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me + faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions + étranges! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle + beauté fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas; on + retrouve là le talent scénique de l'auteur de la Mandragore.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous croyez, Monsieur de Secondat? Quelque chose me dit pourtant + que vous n'êtes pas rassuré dans votre ironie; vous n'êtes pas sûr que + ces choses-là ne sont pas possibles.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si c'est mon opinion qui vous préoccupe, vous l'aurez; j'attends la + fin.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'y suis pas encore.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, continuez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis à vos ordres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous venez, à vos débuts, d'édicter sur la presse une législation + formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l'exception de la + vôtre. Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des + complots?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, car je serais bien peu prévoyant si, d'un revers de la main, + je ne les désarmais tous à la fois.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels sont donc vos moyens?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont + accueilli, les armes à la main, l'avénement de mon pouvoir. On m'a dit + qu'en Italie, en Allemagne et en France, c'étaient par les sociétés + secrètes que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent + contre les gouvernements; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui + se trament dans les repaires comme les toiles d'araignées.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le fait d'organiser une société secrète, ou de s'y affilier, sera + puni rigoureusement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Bien, pour l'avenir; mais les sociétés existantes?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront + notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n'atteindrai + pas resteront sous le coup d'une menace perpétuelle, car je rendrai + une loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie + administrative, quiconque aura été affilié.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est-à-dire sans jugement.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi dites-vous: sans jugement? La décision d'un gouvernement + n'est-elle pas un jugement? Soyez sûr qu'on aura peu de pitié pour les + factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes + civiles, il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables; + il y a un compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on + le fait. Ensuite, l'aspect de celui qui commande devient tellement + imposant, que nul n'ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang + l'Italie, Sylla put reparaître dans Rome en simple particulier; + personne ne toucha un cheveu de sa tête.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous êtes dans une période d'exécution terrible; je + n'ose pas vous faire d'observation. Il me semble cependant que, même + en suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si l'on s'adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous + confier qu'une partie des dispositions sévères que j'écrirai dans la + loi deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que + l'on ne me pas force à en user autrement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est là ce que vous appelez comminatoire! Cependant votre clémence + me rassure un peu; il y a des moments où, si quelque mortel vous + entendait, vous lui glaceriez le sang.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi? J'ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a + laissé une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des + moments impitoyables; cependant je vous assure que les nécessités + d'exécution une fois passées, c'était un homme assez débonnaire. On en + pourrait dire autant de presque tous les monarques absolus; au fond + ils sont bons: ils le sont surtout pour les petits.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l'éclat de votre + colère: votre douceur m'effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez + anéanti les sociétés secrètes.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'allez pas si vite; je n'ai pas fait cela, vous allez amener + quelque confusion.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi et comment?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les + agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais + je n'ai pas entendu me priver d'un moyen d'information, d'une + influence occulte qui peut être considérable si l'on sait s'en + servir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que pouvez vous méditer là-dessus?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces + sociétés, une sorte d'existence légale ou plutôt de les centraliser + toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je + tiendrai dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays + renferme. Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes + les nations, à toutes les classes, à tous les rangs; je serai mis au + courant des intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là + comme une annexe de ma police dont j'aurai bientôt à vous parler.</p> + <p>Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux + vides, dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des + directions à donner, des forces à mouvoir. S'il s'y agite quelque + chose, c'est ma main qui remue; s'il s'y prépare un complot, le chef + c'est moi: je suis le chef de la ligue.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, + ces anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre + le pain avec eux; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de + domination humaine accepteront un guide qui sera autant dire un + maître!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y a + d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la + démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes + pleines de vent; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans + leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d'ailleurs, des affinités + incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est + l'absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent + la réalisation complète de l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne + peut être en définitive que dans la main d'un seul homme. Vous voyez + que je suis encore ici le chef de leur école! Et puis il faut dire + qu'ils n'ont pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les + conditions que je viens de dire ou elles n'existeront pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La finale du <i>sic volo sic jubeo</i> ne se fait jamais attendre + longtemps avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé + contre les conjurations.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne + permettra pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un + certain nombre de personnes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Combien?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tenez-vous à ces détails? On ne permettra pas de réunion de plus de + quinze ou vingt personnes, si vous voulez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh quoi! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce + nombre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous vous alarmez déjà, je le vois bien, au nom de la gaieté + gauloise. Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi + farouche que vous le pensez, mais à une condition, c'est qu'on ne + parlera pas politique.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>On pourra parler littérature?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se + réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler + politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de + manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hélas! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens + de vivre sans porter ombrage au gouvernement!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une erreur, il n'y aura que les factieux qui souffriront de + ces restrictions; personne autre ne les sentira.</p> + <p>Il va de soi que je ne m'occupe point ici des actes de rébellion + contre mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le + renverser, ni des attaques soit contre la personne du prince, soit + contre son autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables + crimes, qui sont réprimés par le droit commun de toutes les + législations. Ils seraient prévus et punis dans mon royaume d'après + une classification et suivant des définitions qui ne laisseraient pas + prise à la moindre atteinte directe ou indirecte contre l'ordre de + choses établi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Permettez-moi de m'en fier à vous, à cet égard, et de ne pas + m'enquérir de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois d'établir une + législation draconienne; il faut encore trouver une magistrature qui + veuille l'appliquer; ce point n'est pas sans difficulté.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il n'y en a là aucune.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous allez donc détruire l'organisation judiciaire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne détruis rien: je modifie et j'innove.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux + d'exception enfin?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que ferez-vous donc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est bon que vous sachiez d'abord que je n'aurai pas besoin de + décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai + l'application. Beaucoup d'entre elles existeront déjà et seront encore + en vigueur; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains + ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés; ils sont + obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur + dont les unes restent, dont les autres s'affaiblissent après les + nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et + des autres; à l'égard des dernières, on rappelle qu'elles n'ont pas + été explicitement abrogées, que c'étaient des lois parfaitement sages, + que le retour des abus qu'elles prévenaient rend leur application + nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui + sera souvent vrai, qu'un acte de bonne administration.</p> + <p>Vous voyez qu'il ne s'agit que de donner un peu de ressort à + l'action des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de + centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec + l'administration, par la voie du ministère dont elle relève.</p> + <p>Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, + pour la plupart, auront été rendues sous forme de simple décrets, + l'application n'en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les + pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans + l'interprétation de la loi, à l'action trop directe du pouvoir.</p> + <p>Mais je crois avoir trouvé une combinaison très-ingénieuse, + très-simple, en apparence purement réglementaire, qui, sans porter + atteinte à l'inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu'il y a + de trop absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret + qui mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un + certain âge. Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie l'opinion avec + moi, car c'est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si + fréquent, le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les + questions les plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une + caducité d'esprit qui l'en rend incapable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais permettez, j'ai quelques notions sur les choses dont vous + parlez. Le fait que vous avancez n'est point du tout conforme à + l'expérience. Chez les hommes qui vivent par l'exercice continuel des + travaux de l'esprit, l'intelligence ne s'affaiblit pas ainsi; c'est + là, si je puis le dire, le privilége de la pensée chez ceux dont elle + devient l'élément principal. Si, chez quelques magistrats, les + facultés chancellent avec l'âge, chez le plus grand nombre elles se + conservent, et leurs lumières vont toujours en augmentant; il n'est + pas besoin de les remplacer, car la mort fait dans leurs rangs les + vides naturels qu'elle doit faire; mais y eût-il en effet parmi eux + autant d'exemples de décadence, que vous le prétendez, qu'il vaudrait + mille fois mieux, dans l'intérêt d'une bonne justice, souffrir ce mal + que d'accepter votre remède.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai des raisons supérieures aux vôtres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La raison d'État?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Peut-être. Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette + organisation nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus + qu'auparavant, quand il s'agira d'intérêts purement civils?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'en sais-je? car, d'après vos paroles, je vois déjà qu'ils + dévieront quand il s'agira d'intérêts politiques.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ils ne dévieront pas; ils feront leur devoir comme ils doivent le + faire, car, en matière politique, il est nécessaire, dans l'intérêt de + l'ordre, que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait + la pire des choses, qu'un souverain pût être atteint par des arrêts + factieux dont le pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre le + gouvernement. Que servirait d'avoir imposé silence à la presse, si + elle se retrouvait dans les jugements des tribunaux?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, + que vous lui attribuiez une telle portée?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit + de corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont + conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il + introduit dans leur sein une masse d'éléments nouveaux, dont les + influences sont toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne. + Chaque année vingt, trente, quarante places de magistrats qui + deviennent vacantes par la mise à la retraite, entraînent un + déplacement dans tout le personnel de la justice qui peut se + renouveler ainsi presque de fond en comble tous les six mois. Une + seule vacance, vous le savez, peut entraîner cinquante nominations par + l'effet successif des titulaires de différents grades, qui se + déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être quand ce sont trente ou + quarante vacances qui se produisent à la fois. Non-seulement l'esprit + collectif disparaît en ce qu'il peut avoir de politique, mais on se + rapproche plus étroitement du gouvernement, qui dispose d'un plus + grand nombre de siéges. On a des hommes jeunes qui ont le désir de + faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur carrière par la + perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le gouvernement + aime l'ordre, que le pays l'aime aussi, et il ne s'agit que de les + servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l'ordre y est + intéressé.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais à moins d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera + d'exciter, dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans + les corps judiciaires; je ne vous montrerai pas quelles en sont les + suites, car je crois que cela ne vous arrêterait pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas la prétention d'échapper à la critique; elle m'importe + peu, pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour principe, en toutes + choses, l'irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un + prince qui agit ainsi est toujours sûr d'imposer le respect de sa + volonté.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='QUATORZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>QUATORZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que + je n'ai pas besoin de tout créer, de tout organiser; que je trouve + dans les institutions déjà existantes une grande partie des + instruments de mon pouvoir. Savez-vous ce que c'est que la garantie + constitutionnelle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le + vouloir, une surprise que vous n'auriez peut-être pas été fâché de me + ménager, avec l'habileté de mise en scène qui vous est propre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qu'en pensez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez + vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit être + modifiée, sinon complétement disparaître, sous un régime de liberté + constitutionnelle.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous trouve bien modéré sur ce point. C'est simplement, d'après + vos idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi! + lorsque des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement + dans l'exercice de leurs fonctions, et qu'ils les traduiront devant + les tribunaux, les juges devront leur répondre: Nous ne pouvons vous + faire droit, la porte du prétoire est fermée: allez demander à + l'administration l'autorisation de poursuivre ses fonctionnaires. Mais + c'est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au + gouvernement d'autoriser de semblables poursuites?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>De quoi vous plaignez-vous? Il me semble que ceci fait très-bien + vos affaires.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où + l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement + n'a pas grand'chose à craindre des tribunaux. C'est toujours comme + dispositions transitoires que l'on insère dans les lois de telles + exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les + exceptions restent, et c'est avec raison, car lorsque l'ordre règne, + elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont + nécessaires.</p> + <p>Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins + d'efficacité l'action du pouvoir central: c'est la création, auprès + des tribunaux, d'une grande magistrature que vous appelez le ministère + public et qui s'appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le + ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement + amovible et révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin de vous + dire quelle est l'influence de ce magistrat sur les tribunaux près + desquels il siége; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. + Maintenant je vais vous parler de la cour de cassation, dont je me + suis réservé de vous dire quelque chose et qui joue un rôle si + considérable dans l'administration de la justice.</p> + <p>La cour de cassation est plus qu'un corps judiciaire: c'est, en + quelque sorte, un quatrième pouvoir dans l'État, parce qu'il lui + appartient de fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous + répéterai-je ici ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et + de l'Assemblée législative: une semblable cour de justice qui serait + complétement indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son + pouvoir d'interprétation souverain et presque discrétionnaire, le + renverser quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de + restreindre ou d'étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, + les dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits + politiques.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et c'est apparemment le contraire que vous allez lui demander?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne lui demanderai rien, elle fera d'elle-même ce qu'il + conviendra de faire. Car c'est ici que concourront le plus puissamment + les différentes causes d'influence dont je vous ai parlé plus haut. + Plus le juge est près du pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit + conservateur du règne se développera là à un plus haut degré que + partout ailleurs, et les lois de haute police politique recevront, + dans le sein de cette grande assemblée, une interprétation si + favorable à mon pouvoir, que je serai dispensé d'une foule de mesures + restrictives qui, sans cela, deviendraient nécessaires.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles + des interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes + législatifs ne sont pas clairs et précis, est-ce qu'ils peuvent se + prêter à des extensions ou à des restrictions comme celles que vous + indiquez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas à l'auteur de l'<i>Esprit des lois</i>, au magistrat + expérimenté qui a dû rendre tant d'excellents arrêts, que je puis + avoir la prétention d'apprendre ce que c'est que la jurisprudence. Il + n'y a pas de texte, si clair qu'il soit, qui ne puisse recevoir les + solutions les plus contraires, même en droit civil pur; mais je vous + prie de remarquer que nous sommes ici en matière politique. Or, c'est + une habitude commune aux législateurs de tous les temps, d'adopter, + dans quelques-unes de leurs dispositions, une rédaction assez + élastique pour qu'elle puisse, selon les circonstances, servir à régir + des cas ou à introduire des exceptions sur lesquels il n'eût pas été + prudent de s'expliquer d'une manière plus précise.</p> + <p>Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans + cela ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour moi + est de vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez + grand pour me dispenser d'entrer dans de longs détails. En voici un + que je prends de préférence, parce que tout à l'heure nous avons + touché à cette matière.</p> + <p>En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette + loi d'exception devrait être modifiée dans un pays libre.</p> + <p>Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l'État que je + gouverne, je suppose qu'elle a été modifiée; ainsi j'imagine qu'avant + moi il a été promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait + de poursuivre les agents du gouvernement sans l'autorisation du + conseil d'État.</p> + <p>La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a + introduit de grands changements dans le droit public. On veut + poursuivre un fonctionnaire devant les tribunaux à l'occasion d'un + fait électoral; le magistrat du ministère public se lève et dit: La + faveur dont on veut se prévaloir n'existe plus aujourd'hui; elle n'est + plus compatible avec les institutions actuelles. L'ancienne loi qui + dispensait de l'autorisation du conseil d'État, en pareil cas, a été + implicitement abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de + compte le débat est porté devant la cour de cassation et cette haute + juridiction fixe ainsi le droit public sur ce point: l'ancienne loi + est abrogée implicitement; l'autorisation du conseil d'État est + nécessaire pour poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière + électorale.</p> + <p>Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est + emprunté à la police de la presse: On m'a dit qu'il y avait en France + une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant + métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d'une + autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, + dans chaque province, à l'administration générale. La loi a voulu + réglementer le colportage et l'astreindre à une étroite surveillance; + tel est le but essentiel de cette loi; mais le texte de la disposition + porte, je suppose: «Tous distributeurs ou colporteurs devront être + munis d'une autorisation, etc.»</p> + <p>Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, + pourra dire: Ce n'est pas seulement le fait professionnel que la loi + dont il s'agit a eu en vue. C'est tout fait quelconque de distribution + ou de colportage. En conséquence, l'auteur même d'un écrit ou d'un + ouvrage qui en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre + d'hommage, sans autorisation préalable, fait acte de distribution et + de colportage; par suite il tombe sous le coup de la disposition + pénale.</p> + <p>Vous voyez de suite ce qui résulte d'une semblable interprétation; + au lieu d'une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du + droit de publier sa pensée par la voie de la presse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il ne vous manquait plus que d'être juriste.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd'hui renverse-t-on + les gouvernements? Par des distinctions légales, par des subtilités de + droit constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, + de toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas + directement prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les + partis emploient avec tant d'acharnement contre le pouvoir, vous ne + voudriez pas que le pouvoir les employât contre les partis? Mais la + lutte ne serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible; + il faudrait abdiquer.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez tant d'écueils à éviter, que c'est un miracle si vous les + prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. + Avec une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre + règne, je vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne + se lasseront pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur + demander d'autres interprétations.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les premiers temps, c'est possible; mais quand un certain + nombre d'arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne + ne se permettra plus ce qu'elle défend, et la source des procès sera + tarie. L'opinion publique sera même tellement apaisée, qu'on s'en + rapportera, sur le sens des lois, aux avis officieux de + l'administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment, je vous prie?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de + craindre que quelque difficulté ne s'élève sur tel ou tel point de + législation, l'administration, sous forme d'avis, déclarera que tel ou + tel fait tombe sous l'application de la loi, que la loi s'étend à tel + ou tel cas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune + manière les tribunaux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans aucun doute, mais ces déclarations n'en auront pas moins une + très-grande autorité, une très-grande influence sur les décisions de + la justice, partant d'une administration aussi puissante que celle que + j'ai organisée. Elles auront surtout un très-grand empire sur les + résolutions individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire + toujours, elles préviendront des procès fâcheux; on s'abstiendra.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient + de plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires presque + patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l'on ne vous + tienne pas compte d'une sollicitude qui s'exerce sous tant de formes + ingénieuses.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des + procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au + commencement de cet entretien. Vous voyez qu'en tout ceci la violence + ne joue aucun rôle; je prends mon point d'appui où chacun le prend + aujourd'hui, dans le droit.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans le droit du plus fort.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort; je + ne connais pas d'exception à cette règle.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='QUINZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>QUINZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoique nous ayons parcouru un cercle très-vaste, et que vous ayez + déjà presque tout organisé, je ne dois pas vous cacher qu'il vous + reste encore beaucoup à faire pour me rassurer complétement sur la + durée de votre pouvoir. La chose du monde qui m'étonne le plus, c'est + que vous lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à-dire, + l'élément de sa nature le plus inconsistant que je connaisse. + Entendons-nous bien, je vous prie; vous m'avez dit que vous étiez + roi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, roi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A vie ou héréditaire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis roi, comme on est roi dans tous les royaumes du monde, roi + héréditaire avec une descendance appelée à me succéder de mâle en + mâle, par ordre de progéniture, à l'exclusion perpétuelle des + femmes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous n'êtes pas galant.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez, je m'inspire des traditions de la monarchie franque et + salienne.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous m'expliquerez sans doute comment vous croyez pouvoir faire de + l'hérédité, avec le suffrage démocratique des États-Unis?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment! vous espérez, avec ce principe, lier la volonté des + générations futures?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce que je voudrais voir, quant à présent, c'est la manière dont + vous vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer + à la nomination des officiers publics?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quels officiers publics? Vous savez bien que, dans les États + monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de + tous les rangs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela dépend de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés à + l'administration des communes sont, en général, nommés par les + habitants, même sous les gouvernements monarchiques.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On changera cela par une loi; ils seront nommés à l'avenir par le + gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et les représentants de la nation, est-ce aussi vous qui les + nommez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous savez bien que cela n'est pas possible.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Alors je vous plains, car si vous abandonnez le suffrage à + lui-même, si vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle combinaison, + l'assemblée des représentants du peuple ne tardera pas, sous + l'influence des partis, à se remplir de députés hostiles à votre + pouvoir.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Aussi ne compté-je pas le moins du monde abandonner le suffrage à + lui-même.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je m'y attendais. Mais quelle combinaison adopterez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le premier point est de lier envers le gouvernement ceux qui + veulent représenter le pays. J'imposerai aux candidats la solennité du + serment. Il n'est pas question ici d'un serment prêté à la nation, + comme l'entendaient vos révolutionnaires de 89; je veux un serment de + fidélité prêté au prince lui-même et à sa constitution.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais puisque en politique vous ne craignez pas de violer les + vôtres, comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point, + plus scrupuleux que vous-même?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je compte peu sur la conscience politique des hommes; je compte sur + la puissance de l'opinion: personne n'osera s'avilir devant elle en + manquant ouvertement à la foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le + serment que j'imposerai précédera l'élection au lieu de la suivre, et + qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage, dans ces + conditions, quand on ne sera pas à l'avance décidé à me servir. Il + faut maintenant donner au gouvernement le moyen de résister à + l'influence de l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter les + rangs de ceux qui veulent le défendre. Au moment des élections, les + partis ont pour habitude de proclamer leurs candidats et de les poser + en face du gouvernement; je ferai comme eux, j'aurai des candidats + déclarés et je les poserai en face des partis.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si vous n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait détestable, car, + en offrant ouvertement le combat, vous provoquez les coups.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'entends que les agents de mon gouvernement, depuis le premier + jusqu'au dernier, s'emploient à faire triompher mes candidats.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela va de soi, c'est la conséquence.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tout est de la plus grande importance en cette matière. «Les lois + qui établissent le suffrage sont fondamentales; la manière dont le + suffrage est donné est fondamentale; la loi qui fixe la manière de + donner les billets de suffrage est fondamentale<a name= + 'FNanchor_9_9'></a><a href='#Footnote_9_9'><sup>[9]</sup></a>.» + N'est-ce pas vous qui avez dit cela?</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne reconnais pas toujours mon langage quand il passe par votre + bouche; il me semble que les paroles que vous citez s'appliquaient au + gouvernement démocratique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute, et vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle + était de m'appuyer sur le peuple; que, quoique je porte une couronne, + mon but réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les + pouvoirs qu'il m'a délégués, c'est moi seul, en définitive, qui suis + son véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je fais il + le fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections + les factions ne puissent pas substituer leur influence à celle dont je + suis la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens + encore de paralyser leurs efforts. Il faut que vous sachiez, par + exemple, que la loi qui interdit les réunions s'appliquera + naturellement à celles qui pourraient être formées en vue des + élections. De cette manière, les partis ne pourront ni se concerter, + ni s'entendre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi mettez-vous toujours les partis en avant? Sous prétexte de + leur imposer des entraves, n'est-ce pas aux électeurs eux-mêmes que + vous les imposez? Les partis, en définitive, ne sont que des + collections d'électeurs; si les électeurs ne peuvent pas s'éclairer + par des réunions, par des pourparlers, comment pourront-ils voter en + connaissance de cause?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vois que vous ignorez avec quel art infini, avec quelle astuce + les passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous + embarrassez pas des électeurs, ceux qui seront animés de bonnes + intentions sauront toujours pour qui voter. D'ailleurs, j'userai de + tolérance; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront + formées dans l'intérêt de mes candidats, mais j'irai jusqu'à fermer + les yeux sur les agissements de quelques candidatures populaires qui + s'agiteront bruyamment au nom de la liberté; seulement, il est bon de + vous dire que ceux qui crieront le plus fort seront des hommes à + moi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et comment réglez-vous le suffrage?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>D'abord, en ce qui touche les campagnes, je ne veux pas que les + électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération, où ils + pourraient se trouver en contact avec l'esprit d'opposition des bourgs + ou des villes, et, de là, recevoir la consigne qui viendrait de la + capitale; je veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette + combinaison, en apparence si simple, sera néanmoins considérable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il est facile de le comprendre, vous obligez le vote des campagnes + à se diviser entre des notoriétés insignifiantes, ou à se reporter, à + défaut de noms connus, sur les candidats désignés par votre + gouvernement. Je serais bien surpris si, dans ce système, il éclôt + beaucoup de capacités ou de talents.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'ordre public a moins besoin d'hommes de talent que d'hommes + dévoués au gouvernement. La grande capacité siége sur le trône et + parmi ceux qui l'entourent, ailleurs elle est inutile; elle est + presque nuisible même, car elle ne peut s'exercer que contre le + pouvoir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos aphorismes tranchent comme l'épée; je n'ai point d'arguments à + vous opposer. Reprenez donc, je vous prie, la suite de votre règlement + électoral.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Par les raisons que je viens de vous déduire, je ne veux pas non + plus de scrutin de liste qui fausse l'élection, qui permette la + coalition d'hommes et de principes. Je diviserai d'ailleurs les + colléges électoraux en un certain nombre de circonscriptions + administratives, dans lesquelles il n'y aura place que pour l'élection + d'un seul député, et où, par suite, chaque électeur ne pourra porter + qu'un nom sur son bulletin de vote.</p> + <p>Il faut, de plus, avoir la possibilité de neutraliser l'opposition + dans les circonscriptions où elle se ferait trop vivement sentir. + Ainsi, je suppose que, dans les élections antérieures, une + circonscription se soit fait remarquer par la majorité de ses votes + hostiles, ou que l'on ait lieu de prévoir qu'elle se prononcera contre + les candidats du gouvernement, rien n'est plus facile que d'y + remédier: si cette circonscription n'a qu'un petit chiffre de + population, on la rattache à une circonscription voisine ou éloignée, + mais beaucoup plus étendue, dans laquelle ses voix soient noyées et où + son esprit politique se perd. Si la circonscription hostile, au + contraire, a un chiffre de population important, on la fractionne en + plusieurs parties que l'on annexe aux circonscriptions voisines, dans + lesquelles elle s'annihile complétement.</p> + <p>Je passe, vous le comprenez bien, sur une foule de points de détail + qui ne sont que les accessoires de l'ensemble. Ainsi, je divise au + besoin les colléges en sections de colléges, pour donner, quand il le + faudra, plus de prise à l'action de l'administration et je fais + présider les colléges et les sections de colléges par les officiers + municipaux dont la nomination dépend du gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je remarque, avec une certaine surprise, que vous n'usez pas ici + d'une mesure que vous indiquiez dans le temps à Léon X, et qui + consiste dans la substitution des billets de suffrage par les + scrutateurs après le vote.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce serait peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que l'on ne + doit user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un gouvernement + habile a, d'ailleurs tant d'autres ressources! Sans acheter + directement le suffrage, c'est-à-dire à deniers découverts, rien ne + lui sera plus facile que de faire voter les populations à son gré au + moyen de concessions administratives, en promettant ici un port, là un + marché, plus loin une route, un canal; et à l'inverse, en ne faisant + rien pour les villes et les bourgs où le vote sera hostile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai rien à reprocher à la profondeur de ces combinaisons; mais + ne craignez-vous pas qu'on ne dise que tantôt vous corrompez et tantôt + vous opprimez le suffrage populaire? Ne craignez-vous pas de + compromettre votre pouvoir dans des luttes où il se trouvera toujours + si directement engagé? Le moindre succès qu'on remportera sur vos + candidats sera une éclatante victoire qui mettra votre gouvernement en + échec. Ce qui ne cesse de m'inquiéter pour vous, c'est que je vous + vois toujours obligé de réussir en toutes choses, sous peine d'un + désastre.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous tenez le langage de la peur; rassurez-vous. Au point où j'en + suis arrivé, j'ai réussi dans tant de choses, que je ne puis pas périr + par les infiniment petits. Le grain de sable de Bossuet n'est pas fait + pour les véritables hommes politiques. Je suis si avancé dans ma + carrière que je pourrais, sans danger, braver même des orages; que + signifient donc les infimes embarras d'administration dont vous + parlez? Croyez-vous que j'aie la prétention d'être parfait? Ne sais-je + pas bien qu'il se commettra plus d'une faute autour de moi? Non, sans + doute, je ne pourrai pas faire qu'il n'y ait quelques pillages, + quelques scandales. Cela empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne + marche et ne marche bien? L'essentiel est bien moins de ne commettre + aucune faute, que d'en supporter la responsabilité avec une attitude + d'énergie qui impose aux détracteurs. Quand même l'opposition + parviendrait à introduire dans ma chambre quelques déclamateurs, que + m'importerait? Je ne suis pas de ceux qui veulent compter sans les + nécessités de leur temps.</p> + <p>Un de mes grands principes est d'opposer les semblables. De même + que j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la + tribune; j'aurais autant qu'il en faudrait d'hommes dressés à la + parole et capables de parler plusieurs heures sans s'arrêter. + L'essentiel est d'avoir une majorité compacte et un président dont on + soit sûr. Il y a un art particulier de conduire les débats et + d'enlever le vote. Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la + stratégie parlementaire? Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre + seraient des hommes à moi qui voteraient sur une consigne, tandis que + je ferais mouvoir les fils d'une opposition factice et clandestinement + embauchée; après cela, qu'on vienne faire de beaux discours: ils + entreront dans les oreilles de mes députés comme le vent entre dans le + trou d'une serrure. Voulez-vous maintenant que je vous parle de mon + Sénat?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, je sais par Caligula ce que ce peut être.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='SEIZIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>SEIZIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Un des points saillants de votre politique, c'est l'anéantissement + des partis et la destruction des forces collectives. Vous n'avez point + failli à ce programme; cependant, je vois encore autour de vous des + choses auxquelles vous n'avez point touché. Ainsi vous n'avez encore + porté la main ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le + barreau, ni sur les milices nationales, ni sur les corporations + commerciales; il me semble, cependant, qu'il y a là plus d'un élément + dangereux.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne puis vous dire tout à la fois. Venons de suite aux milices + nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en occuper; leur + dissolution a été nécessairement un des premiers actes de mon pouvoir. + L'organisation d'une garde citoyenne ne saurait se concilier avec + l'existence d'une armée régulière, car, les citoyens en armes + pourraient, à un moment donné, se transformer en factieux. Ce point, + cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale est une + institution inutile, mais elle porte un nom populaire. Dans les États + militaires, elle flatte les instincts puérils de certaines classes + bourgeoises, qui, par un travers assez ridicule, allient le goût des + démonstrations guerrières aux habitudes commerciales. C'est là un + préjugé inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, + que le prince ne doit jamais avoir l'air de séparer ses intérêts de + ceux de la cité qui croit trouver une garantie dans l'armement de ses + habitants.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais puisque vous dissolvez cette milice.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je la dissous pour la réorganiser sur d'autres bases. L'essentiel + est de la mettre sous les ordres immédiats des agents de l'autorité + civile et de lui ôter la prérogative de recruter ses chefs par la voie + de l'élection; c'est ce que je fais. Je ne l'organiserai, d'ailleurs, + que dans les lieux où il conviendra, et je me réserve le droit de la + dissoudre de nouveau et de la rétablir sur d'autres bases encore, si + les circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce + point. En ce qui touche l'Université, l'ordre de choses actuel me + satisfait à peu près. Vous n'ignorez pas, en effet, que ces grands + corps d'enseignement ne sont plus organisés, aujourd'hui, comme ils + l'étaient autrefois. Ils ont presque partout, m'assure-t-on, perdu + leur autonomie et ne sont plus que des services publics à la charge de + l'État. Or, ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là où est + l'État, là est le prince; la direction morale des établissements + publics est entre ses mains; ce sont ses agents qui inspirent l'esprit + de la jeunesse. Les chefs comme les membres des corps enseignants de + tous les degrés sont nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés, + ils en dépendent, cela suffit; s'il reste çà et là quelques traces + d'organisation indépendante dans quelque école publique ou Académie + que ce soit, il est facile de la ramener au centre commun d'unité et + de direction. C'est l'affaire d'un règlement ou même d'un simple + arrêté ministériel. Je passe à tire-d'aile sur des détails qui ne + peuvent pas appeler mes regards de plus près. Cependant, je ne dois + pas abandonner ce sujet sans vous dire que je regarde comme + très-important de proscrire, dans l'enseignement du droit, les études + de politique constitutionnelle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez en effet d'assez bonnes raisons pour cela.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mes raisons sont fort simples; je ne veux pas qu'au sortir des + écoles, les jeunes gens s'occupent de politique à tort et à travers; + qu'à dix-huit ans, on se mêle de faire des constitutions comme on fait + des tragédies. Un tel enseignement ne peut que fausser les idées de la + jeunesse et l'initier prématurément à des matières qui dépassent la + mesure de sa raison. C'est avec ces notions mal digérées, mal + comprises, qu'on prépare de faux hommes d'État, des utopistes dont les + témérités d'esprit se traduisent plus tard par des témérités + d'action.</p> + <p>Il faut que les générations qui naissent sous mon règne soient + élevées dans le respect des institutions établies, dans l'amour du + prince; aussi ferais-je un usage assez ingénieux du pouvoir de + direction qui m'appartient sur l'enseignement: je crois qu'en général + dans les écoles on a un grand tort, c'est de négliger l'histoire + contemporaine. Il est au moins aussi essentiel de connaître son temps + que celui de Périclès; je voudrais que l'histoire de mon règne fût + enseignée, moi vivant, dans les écoles. C'est ainsi qu'un prince + nouveau entre dans le coeur d'une génération.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce serait, bien entendu, une apologie perpétuelle de tous vos + actes?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre moyen que + j'emploierais aurait pour but de réagir contre l'enseignement libre, + que l'on ne peut pas directement proscrire. Les universités renferment + des armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, + utiliser les loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur + ferais ouvrir des cours libres dans toutes les villes importantes, je + mobiliserais ainsi l'instruction et l'influence du gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En d'autres termes, vous absorbez, vous confisquez à votre profit + même les dernières lueurs d'une pensée indépendante.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne confisque rien du tout.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Permettez-vous à d'autres professeurs que les vôtres de vulgariser + la science par les mêmes moyens et cela sans brevet, sans + autorisation?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quoi! voulez-vous donc que j'autorise des clubs?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, passez donc à un autre objet.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parmi la multitude de mesures réglementaires que réclame le salut + de mon gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau; + c'est étendre l'action de ma main au delà de ce qui est nécessaire + pour le moment; je touche ici d'ailleurs à des intérêts civils, et + vous savez qu'en cette matière, ma règle de conduite est de m'abstenir + autant que possible. Dans les États où le barreau est constitué en + corporation, les justiciables regardent l'indépendance de cette + institution comme une garantie inséparable du droit de la défense + devant les tribunaux, qu'il s'agisse de leur honneur, de leur intérêt + ou de leur vie. Il est bien grave d'intervenir ici, car l'opinion + pourrait s'alarmer sur un cri que ne manquerait pas de jeter la + corporation tout entière. Cependant, je n'ignore pas que cet ordre + sera un foyer d'influences constamment hostiles à mon pouvoir. Cette + profession, vous le savez mieux que moi, Montesquieu, développe des + caractères froids et opiniâtres dans leurs principes, des esprits dont + la tendance est de rechercher dans les actes du pouvoir l'élément de + la légalité pure. L'avocat n'a pas au même degré que le magistrat le + sens élevé des nécessités sociales; il voit la loi de trop près, et + par des côtés trop petits pour en avoir le sentiment juste, tandis que + le magistrat....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Épargnez l'apologie.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car je n'oublie pas que je suis devant un descendant de ces + grands magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat, en France, le + trône de la monarchie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et qui se montrèrent rarement faciles à l'enregistrement des édits, + quand ils violaient la loi de l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ainsi qu'ils ont fini par renverser l'État lui-même. Je ne + veux pas que mes cours de justice soient des parlements et que les + avocats, sous l'immunité de leur robe, y fassent de la politique. Le + plus grand homme du siècle, auquel votre patrie a eu l'honneur de + donner le jour, disait: <i>Je veux que l'on puisse couper la langue à + un avocat qui dit du mal du gouvernement</i>. Les moeurs modernes sont + plus douces, je n'irais pas jusque-là. Au premier jour, et dans les + circonstances qui conviendront, je me bornerai à faire une chose bien + simple: je rendrai un décret qui, tout en respectant l'indépendance de + la corporation, soumettra néanmoins les avocats à recevoir du + souverain l'investiture de leur profession. Dans l'exposé des motifs + de mon décret, il ne sera pas, je crois, bien difficile de démontrer + aux justiciables qu'ils trouveront dans ce mode de nomination une + garantie plus sérieuse que quand la corporation se recrute + d'elle-même, c'est-à-dire avec des éléments nécessairement un peu + confus.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il n'est que trop vrai que l'on peut prêter aux mesures les plus + détestables, le langage de la raison! Mais voyons, qu'allez-vous faire + maintenant à l'égard du clergé? Voilà une institution qui ne dépend de + l'État que par un côté et qui relève d'une puissance spirituelle, dont + le siége est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus + dangereux pour votre pouvoir, je vous le déclare, que cette puissance + qui parle au nom du ciel et dont les racines sont partout sur la + terre: n'oubliez pas que la parole chrétienne est une parole de + liberté. Sans doute, les lois de l'État ont établi une démarcation + profonde entre l'autorité religieuse et l'autorité politique; sans + doute, la parole des ministres du culte ne se fera entendre qu'au nom + de l'Évangile; mais le spiritualisme divin qui s'en dégage est la + pierre d'achoppement du matérialisme politique. C'est ce livre si + humble et si doux qui a détruit, à lui seul, et l'empire Romain, et le + césarisme, et sa puissance. Les nations franchement chrétiennes + échapperont toujours au despotisme, car le christianisme élève la + dignité de l'homme trop haut pour que le despotisme puisse + l'atteindre, car il développe des forces morales sur lesquelles le + pouvoir humain n'a pas de prise<a name='FNanchor_10_10'></a><a href= + '#Footnote_10_10'><sup>[10]</sup></a>. Prenez garde au prêtre: il ne + dépend que de Dieu, et son influence est partout, dans le sanctuaire, + dans la famille, dans l'école. Vous ne pouvez rien sur lui: sa + hiérarchie n'est pas la vôtre, il obéit à une constitution qui ne se + tranche ni par la loi, ni par l'épée. Si vous régnez sur une nation + catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous périrez tôt ou + tard, quand bien même le peuple entier serait pour vous.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais pas trop pourquoi il vous plaît de faire du prêtre un + apôtre de liberté. Je n'ai jamais vu cela, ni dans les temps anciens, + ni dans les temps modernes; j'ai toujours trouvé dans le sacerdoce un + appui naturel du pouvoir absolu.</p> + <p>Remarquez-le bien, si, dans l'intérêt de mon établissement, j'ai dû + faire des concessions à l'esprit démocratique de mon époque, si j'ai + pris le suffrage universel pour base de mon pouvoir, ce n'est qu'un + artifice commandé par les temps, je n'en réclame pas moins le bénéfice + du droit divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A ce + titre, le clergé doit donc me soutenir, car mes principes d'autorité + sont conformes aux siens. Si, cependant, il se montrait factieux, s'il + profitait de son influence pour faire une guerre sourde à mon + gouvernement....</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous qui parlez de l'influence du clergé, vous ignorez donc à quel + point il a su se rendre impopulaire dans quelques États catholiques? + En France, par exemple, le journalisme et la presse l'ont tellement + perdu dans l'esprit des masses, ils ont tellement ruiné sa mission, + que si je régnais dans son royaume savez-vous bien ce que je pourrais + faire?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je pourrais provoquer, dans l'Église, un schisme qui briserait tous + les liens qui rattachent le clergé à la cour de Rome, car c'est là + qu'est le noeud gordien. Je ferais tenir par ma presse, par mes + publicistes, par mes hommes politiques le langage que voici: «Le + christianisme est indépendant du catholicisme; ce que le catholicisme + défend, le christianisme le permet; l'indépendance du clergé, sa + soumission à la cour de Rome, sont des dogmes purement catholiques; un + tel ordre de choses est une menace perpétuelle contre la sûreté de + l'État. Les fidèles du royaume ne doivent pas avoir pour chef + spirituel un prince étranger; c'est laisser l'ordre intérieur à la + discrétion d'une puissance qui peut être hostile à tout moment; cette + hiérarchie du moyen âge, cette tutelle des peuples en enfance ne peut + plus se concilier avec le génie viril de la civilisation moderne, avec + ses lumières et son indépendance. Pourquoi aller chercher à Rome un + directeur des consciences? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne + serait-il pas en même temps le chef de l'autorité religieuse? Pourquoi + le souverain ne serait-il pas pontife?» Tel est le langage que l'on + pourrait faire tenir à la presse, à la presse libérale surtout, et ce + qu'il y a de très-probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait + avec joie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si vous pouviez le croire et si vous osiez tenter une semblable + entreprise, vous apprendriez promptement et d'une manière à coup sûr + terrible, ce qu'est la puissance du catholicisme, même chez les + nations où il paraît affaibli<a name='FNanchor_11_11'></a><a href= + '#Footnote_11_11'><sup>[11]</sup></a>.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le tenter, grand Dieu! Mais je demande pardon, à genoux, à notre + divin maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine sacrilége, + inspirée par la haine du catholicisme; mais Dieu, qui a institué le + pouvoir humain, ne lui défend pas de se garantir des entreprises du + clergé, qui enfreint d'ailleurs les préceptes de l'Évangile quand il + manque de subordination envers le prince. Je sais bien qu'il ne + conspirera que par une influence insaisissable, mais je trouverais le + moyen d'arrêter, même au sein de la cour de Rome, l'intention qui + dirige l'influence.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il me suffirait d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état moral de + mon peuple, frémissant sous le joug de l'Église, aspirant à le briser, + capable de se démembrer à son tour du sein de l'unité catholique, de + se jeter dans le schisme de l'Église grecque ou protestante.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La menace au lieu de l'action!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Combien vous vous trompez, Montesquieu, et à quel point ne + méconnaissez vous pas mon respect pour le trône pontifical! Le seul + rôle que je veuille jouer, la seule mission qui m'appartienne à moi + souverain catholique, ce serait précisément d'être le défenseur de + l'Église. Dans les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel + est gravement menacé, et par la haine irréligieuse, et par l'ambition + des pays nord de l'Italie. Eh bien, je dirais au Saint-Père: Je vous + soutiendrai contre eux tous, je vous sauverai, c'est mon devoir, c'est + ma mission, mais du moins ne m'attaquez pas, soutenez moi de votre + influence morale; serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais + ma popularité en me portant pour défenseur du pouvoir temporel, + complétement discrédité aujourd'hui, hélas! aux yeux de ce qu'on + appelle la démocratie européenne. Ce péril ne m'arrêterait point; + non-seulement je tiendrais en échec, de la part des États voisins, + toute entreprise contre la souveraineté du Saint-Siége, mais si, par + malheur, il était attaqué, si le Pape venait à être chassé des États + pontificaux, comme cela s'est déjà vu, mes baïonnettes seules l'y + ramèneraient et l'y maintiendraient toujours, moi durant.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>En effet, ce serait un coup de maître, car si vous teniez à Rome + une garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du Saint-Siége, + comme s'il résidait dans quelque province de votre royaume.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Croyez-vous qu'après un tel service rendu à la papauté, elle + refuserait de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au besoin, + refuserait de venir me sacrer dans ma capitale? De tels événements + sont-ils sans exemple dans l'histoire?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, tout se voit dans l'histoire. Mais enfin, si au lieu de + trouver dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un Dubois, comme + vous paraissez y compter, vous aviez en face de vous un pape qui + résistât à vos intrigues et bravât votre colère, que feriez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Alors, il faudrait bien s'y résoudre, sous prétexte de défendre le + pouvoir temporel, je déterminerais sa chute.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez ce que l'on appelle du génie!</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DIX_SEPTIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>J'ai dit que vous avez du génie; il en faut, vraiment, d'une + certaine sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je + comprends maintenant l'apologue du dieu Wishnou; vous avez cent bras + comme l'idole indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De + même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car je ferai de la police une institution si vaste, qu'au + coeur de mon royaume la moitié des hommes verra l'autre. Me + permettez-vous quelques détails sur l'organisation de ma police?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Faites.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le + plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour + l'extérieur que pour l'intérieur, les nombreux services dont je + doterai cette partie de mon administration.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu'ils + sont enveloppés dans un effroyable réseau.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si ce ministère déplaît, je l'abolirai et je l'appellerai, si vous + voulez, ministère d'État. J'organiserai d'ailleurs dans les autres + ministères des services correspondants, dont la plus grande partie + sera fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd'hui + ministère de l'intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous + entendez parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de diplomatie, mais + uniquement des moyens propres à assurer ma sécurité contre les + factions, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Eh bien, croyez-le, + sous ce rapport, je trouverai la plupart des monarques à peu près dans + la même situation que moi, c'est-à-dire très-disposés à seconder mes + vues, qui consisteraient à créer des services de police internationale + dans l'intérêt d'une sûreté réciproque. Si, comme je n'en doute guère, + je parvenais à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes + sous lesquelles se produirait ma police à l'extérieur: Hommes de + plaisirs et de bonne compagnie dans les cours étrangères, pour avoir + l'oeil sur les intrigues des princes et des prétendants exilés, + révolutionnaires proscrits dont, à prix d'argent, je ne désespérerais + pas d'amener quelques-uns à me servir d'agents de transmission à + l'égard des menées de la démagogie ténébreuse; établissement de + journaux politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et + libraires placés dans les mêmes conditions et secrètement + subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le mouvement de + la pensée.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est plus contre les factions de votre royaume, c'est contre + l'âme même de l'humanité que vous finirez par conspirer.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous le savez, je ne m'effraie pas beaucoup des grands mots. Je + veux que tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l'étranger, + puisse être observé, signalé de distance en distance, jusqu'à son + retour dans mon royaume, où on l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne + soit pas en mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des + intrigues révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je + crois, assez habile.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quoi donc, grand Dieu!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de + mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se + poser en libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier + ainsi, pour les observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les + plus élevés de mon royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A + cheval sur les intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel + je confierais cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux + qui ne seraient pas dans le secret de la comédie.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi! c'est à un prince de votre maison que vous confieriez des + attributions que vous classez vous-même dans la police?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et pourquoi non? Je connais des princes régnants qui, dans l'exil, + ont été attachés à la police secrète de certains cabinets.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si je continue à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir le + dernier mot de cette effroyable gageure.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu; dans l'<i>Esprit des + lois</i>, vous m'avez appelé grand homme<a name= + 'FNanchor_12_12'></a><a href= + '#Footnote_12_12'><sup>[12]</sup></a>.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous me le faites expier chèrement; c'est pour ma punition que je + vous écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails + sinistres.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A l'intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Rétablissez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret + des lettres puisse servir à couvrir des complots.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est là ce qui vous fait trembler, je le comprends.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne: il + faut qu'il y en ait.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'est-ce encore?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il y aura peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas; mais à + coup sûr il y aura des complots simulés. A de certains moments, ce + peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en + faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant + l'esprit public on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur + que l'on veut, ou l'on maintient celles qui existent. Les fausses + conspirations, dont, bien entendu, il ne faut user qu'avec la plus + grande mesure, ont encore un autre avantage: c'est qu'elles permettent + de découvrir les complots réels, en donnant lieu à des perquisitions + qui conduisent à rechercher partout la trace de ce qu'on + soupçonne.</p> + <p>Rien n'est plus précieux que la vie du souverain: il faut qu'elle + soit environnée d'innombrables garanties, c'est-à-dire d'innombrables + agents, mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète + soit assez habilement dissimulée pour que le souverain n'ait pas l'air + d'avoir peur quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe les + précautions à cet égard étaient tellement perfectionnées, qu'un prince + qui sort dans les rues, pouvait avoir l'air d'un simple particulier, + qui se promène, sans garde, dans la foule, alors qu'il est environné + de deux ou trois mille protecteurs.</p> + <p>J'entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les + rangs de la société. Il n'y aura pas de conciliabule, pas de comité, + pas de salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour + recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux + qui ont manié le pouvoir, c'est un phénomène étonnant que la facilité + avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce + qui est plus étonnant encore, c'est la faculté d'observation et + d'analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police + politique; vous n'avez aucune idée de leurs ruses, de leurs + déguisements, de leurs instincts, de la passion qu'ils apportent dans + leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité; il y a + des hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous + dirai-je? par une sorte d'amour de l'art.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! tirez le rideau!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car il y a là, dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui + terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous + n'en avez entendues. Avec le système que j'organiserai, je serai si + complétement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements + coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le pouvoir de les + arrêter.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Les tolérer, et pourquoi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas + indiscrètement user de la force; parce qu'il y a toujours, dans le + fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne + peut rien quand elles ne se formulent pas; parce qu'il faut éviter + avec grand soin d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir; parce + que les partis se contentent de murmures, de taquineries inoffensives, + quand ils sont réduits à l'impuissance et que prétendre désarmer + jusqu'à leur mauvaise humeur, serait une folie. On les entendra donc + se plaindre, çà et là, dans les journaux, dans les livres; ils + essaieront des allusions contre le gouvernement dans quelques discours + ou dans quelques plaidoyers; ils feront, sous divers prétextes, + quelques petites manifestations d'existence; tout cela sera bien + timide, je vous le jure, et le public s'il en est informé, ne sera + guère tenté que d'en rire. On me trouvera bien bon de supporter cela, + je passerai pour trop débonnaire; voilà pourquoi je tolérerai ce qui, + bien entendu, me paraîtra pouvoir l'être sans aucun danger: je ne veux + pas même que l'on puisse dire que mon gouvernement est ombrageux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une + lacune fort grave, dans vos décrets.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Laquelle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous n'avez pas touché à la liberté individuelle.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'y toucherai pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le croyez-vous? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, + vous vous êtes principalement réservé le droit d'empêcher tout ce qui + vous paraîtrait dangereux. Si l'intérêt de l'État, ou même un soin un + peu pressant, exige qu'un homme soit arrêté, à la minute même, dans + votre royaume, comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la + législation quelque loi d'<i>habeas corpus</i>; si l'arrestation + individuelle est précédée de certaines formalités, de certaines + garanties? Pendant qu'on y procédera, le temps se passera.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez; si je respecte la liberté individuelle, je ne m'interdis + pas à cet égard quelques modifications utiles à l'organisation + judiciaire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je le savais bien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui + est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos + États parlementaires?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est un conseil de magistrats, dont le nombre et l'indépendance + sont la garantie des justiciables.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment + voulez-vous qu'avec la lenteur des délibérations d'un conseil, la + justice puisse avoir la rapidité d'appréhension nécessaire sur les + malfaiteurs?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels malfaiteurs?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes + et des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette + juridiction l'unité d'action qui lui est nécessaire: je remplace votre + conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l'arrestation + des malfaiteurs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais il ne s'agit pas ici de malfaiteurs; à l'aide de cette + disposition, vous menacez la liberté de tous les citoyens; faites au + moins une distinction sur le titre de l'accusation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui + entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas autant et + plus coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire? La + passion ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui + force les gens à s'occuper de politique? Aussi je ne veux plus de + distinction entre les délits de droit commun et les délits politiques. + Où donc, les gouvernements modernes ont-ils l'esprit, d'élever des + espèces de tribunes criminelles à leurs détracteurs? Dans mon royaume, + le journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le + simple larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction + correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra devant le jury criminel, + côte à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une + excellente modification législative, remarquez-le, car l'opinion + publique, en voyant traiter le conspirateur à l'égal du malfaiteur + ordinaire, finira par confondre les deux genres dans le même + mépris.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ruinez la base même du sens moral; mais que vous importe? Ce + qui m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les + fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury. En matière + de simple délit politique, mon ministre de la justice pourra toujours, + quand il le faudra, composer la chambre des juges appelés à en + connaître.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Votre législation intérieure est irréprochable; il est temps de + passer à d'autres objets.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='III_PARTIE'></a> + <h2>III PARTIE.</h2> + <a name='DIX_HUITIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIX-HUITIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Jusqu'à présent vous ne vous êtes occupé que des formes de votre + gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires pour le maintenir. + C'est beaucoup; ce n'est rien encore. Il vous reste à résoudre le plus + difficile de tous les problèmes, pour un souverain qui veut affecter + le pouvoir absolu dans un État européen, façonné aux moeurs + représentatives.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quel est donc ce problème?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est celui de vos finances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cette question n'est point restée étrangère à mes préoccupations, + car je me souviens de vous avoir dit que tout, en définitive, se + résoudrait par une question de chiffres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Fort bien, mais ici c'est la nature même des choses qui va vous + résister.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un siècle de + barbarie sous le rapport de l'économie politique et j'entends fort peu + de chose à ces matières.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je me rassure pour vous. Permettez-moi toutefois de vous adresser + une question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'<i>Esprit des + lois</i>, que le monarque absolu était astreint, par le principe de + son gouvernement, à n'imposer que de faibles tributs à ses sujets<a + name='FNanchor_13_13'></a><a href= + '#Footnote_13_13'><sup>[13]</sup></a>. Donnerez-vous du moins aux + vôtres cette satisfaction?</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne m'y engage pas et je ne connais rien, en vérité, de plus + contestable que la proposition que vous avez émise là. Comment + voulez-vous que l'appareil du pouvoir monarchique, l'éclat et la + représentation d'une grande cour, puissent exister sans imposer à une + nation de lourds sacrifices? Votre thèse peut être vraie en Turquie, + en Perse, que sais-je! chez de petits peuples sans industrie, qui + n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt; mais dans les + sociétés européennes, où la richesse déborde des sources du travail, + et se présente sous tant de formes à l'impôt, où le luxe est un moyen + de gouvernement, où l'entretien et la dépense de tous les services + publics sont centralisés entres les mains de l'État, où toutes les + hautes charges, toutes les dignités sont salariées à grands frais, + comment voulez-vous encore une fois que l'on se borne à de modiques + tributs, comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain + maître?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est très juste et je vous abandonne ma thèse, dont le véritable + sens vous a d'ailleurs échappé. Ainsi, votre gouvernement coûtera + cher; il est évident qu'il coûtera plus cher qu'un gouvernement + représentatif.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est possible.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, mais c'est ici que commence la difficulté. Je sais comment les + gouvernements représentatifs pourvoient à leurs besoins financiers, + mais je n'ai aucune idée des moyens d'existence du pouvoir absolu dans + les sociétés modernes. Si j'interroge le passé, je vois + très-clairement qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes: + il faut, en premier lieu, que le monarque absolu soit un chef + militaire, vous le reconnaissez sans doute.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il faut, de plus, qu'il soit conquérant, car c'est à la guerre + qu'il doit demander les principales ressources qui lui sont + nécessaires pour entretenir son faste et ses armées. S'il les + demandait à l'impôt, il écraserait ses sujets. Vous voyez par là que + ce n'est pas, parce que le monarque absolu dépense moins, qu'il doit + ménager les tributs, mais parce que la loi de sa subsistance est + ailleurs. Or, aujourd'hui, la guerre ne rapporte plus de profits à + ceux qui la font: elle ruine les vainqueurs aussi bien que les + vaincus. Voilà une source de revenus qui vous échappe.</p> + <p>Restent les impôts, mais, bien entendu, le prince absolu doit + pouvoir se passer, à cet égard, du consentement de ses sujets. Dans + les États despotiques, il y a une fiction légale qui leur permet de + les taxer discrétionnairement: en droit, le souverain est censé + posséder tous les biens de ses sujets. Quand il leur prend quelque + chose, il ne fait donc que reprendre ce qui lui appartient. De la + sorte, point de résistance.</p> + <p>Enfin, il faut que le prince puisse disposer, sans discussion comme + sans contrôle, des ressources que lui a procurées l'impôt. Tels sont, + en cette matière, les errements inévitables de l'absolutisme; convenez + qu'il y aurait beaucoup à faire pour en revenir là. Si les peuples + modernes sont, aussi indifférents que vous le dites, à la perte de + leurs libertés, il n'en sera pas de même quand il s'agira de leurs + intérêts; leurs intérêts sont liés à un régime économique exclusif du + despotisme: si vous n'avez par l'arbitraire en finances, vous ne + pouvez pas l'avoir en politique. Votre règne entier s'écroulera sur le + chapitre des budgets.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis fort tranquille sur ce point, comme sur le reste.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est ce qu'il faut voir; allons au fait. Le vote des impôts, par + les mandataires de la nation, est la règle fondamentale des États + modernes: accepterez-vous le vote de l'impôt?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi non?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! prenez garde, ce principe est la consécration la plus expresse + de la souveraineté de la nation; car lui reconnaître le droit de voter + l'impôt, c'est lui reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de + réduire à rien les moyen d'action du prince, et, par suite, de + l'anéantir lui-même, au besoin.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes catégorique. Continuez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ceux qui votent l'impôt sont eux-mêmes des contribuables. Ici leurs + intérêts sont étroitement solidaires de ceux de la nation, en un point + où elle aura nécessairement les yeux ouverts. Vous allez trouver ses + mandataires aussi peu accommodants sur les crédits législatifs, que + vous les avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ici que la faiblesse de l'argument se découvre: je vous prie + de prendre note de deux considérations que vous avez oubliées. En + premier lieu les mandataires de la nation sont salariés; contribuables + ou non, ils sont personnellement désintéressés dans le vote de + l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je conviens que la combinaison est pratique, et la remarque + judicieuse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous voyez l'inconvénient d'envisager trop systématiquement les + choses; la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez + peut-être raison si j'appuyais mon pouvoir sur l'aristocratie, ou sur + les classes bourgeoises qui pourraient, à un moment donné, me refuser + leur concours; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le + prolétariat, dont la masse ne possède rien. Les charges de l'État ne + pèsent presque pas sur elle, et je ferai même en sorte qu'elles n'y + pèsent pas du tout. Les mesures fiscales préoccuperont peu les classes + ouvrières; elles ne les atteindront pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si j'ai bien compris, ceci est très-clair: vous faites payer à ceux + qui possèdent, par la volonté souveraine de ceux qui ne possèdent pas. + C'est la rançon que le nombre et la pauvreté imposent à la + richesse.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>N'est-ce pas juste?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas même vrai, car dans les sociétés actuelles, au point + de vue économique, il n'y a ni riche, ni pauvre. L'artisan de la + veille est le bourgeois du lendemain, en vertu de la loi du travail. + Si vous atteignez la bourgeoisie territoriale ou industrielle, + savez-vous ce que vous faites?</p> + <p>Vous rendez en réalité l'émancipation par le travail plus + difficile, vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les + liens du prolétariat. C'est une aberration que de croire que le + prolétaire peut profiter des atteintes portées à la production. En + appauvrissant par des lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que + des situations factices et, dans un temps donné, on appauvrit même + ceux qui ne possèdent pas.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce sont de belles théories, mais je suis bien décidé à vous en + opposer de tout aussi belles, si vous le voulez.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, car vous n'avez pas encore résolu le problème que je vous ai + posé. Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de la + souveraineté absolue. Ce ne sera pas si facile que vous le pensez, + même avec une chambre législative dans laquelle vous aurez la majorité + assurée, même avec la toute-puissance du mandat populaire dont vous + êtes investi. Dites-moi, par exemple, comment vous pourrez plier le + mécanisme financier des États modernes aux exigences du pouvoir + absolu. Je vous le répète, c'est la nature même des choses qui résiste + ici. Les peuples policés de l'Europe ont entouré l'administration de + leurs finances, de garanties si étroites, si jalouses, si multipliées, + qu'elles ne laissent pas plus de place à la perception qu'à l'emploi + arbitraire des deniers publics.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quel est donc ce merveilleux système?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je puis vous l'indiquer en quelques mots.</p> + <p>La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose + sur deux bases fondamentales, le <i>contrôle</i> et la + <i>publicité</i>. C'est là que réside essentiellement la garantie des + contribuables. Un souverain ne pourrait pas y toucher sans dire + indirectement à ses sujets: Vous avez l'ordre, je veux le désordre, je + veux l'obscurité dans la gestion des fonds publics; j'en ai besoin + parce qu'il y a une foule de dépenses que je veux pouvoir faire sans + votre approbation, de déficits que je veux pouvoir masquer, de + recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou de grossir suivant + les circonstances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous débutez bien.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dans les pays libres et industrieux, tout le monde sait les + finances, par nécessité, par intérêt et par état, et votre + gouvernement à cet égard ne pourrait tromper personne.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qui vous dit qu'on veuille tromper?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Toute l'oeuvre de l'administration financière, si vaste et si + compliquée qu'elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière + analyse, à deux opérations fort simples, <i>recevoir</i> et + <i>dépenser</i>.</p> + <p>C'est autour de ces deux ordres de faits financiers, que gravite la + multitude des lois et des règlements spéciaux, qui ont encore pour + objet une chose fort simple: faire en sorte que le contribuable ne + paye que l'impôt nécessaire et régulièrement établi, faire en sorte + que le gouvernement ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des + dépenses approuvées par la nation.</p> + <p>Je laisse de côté tout ce qui est relatif à l'assiette et au mode + de perception de l'impôt, aux moyens pratiques d'assurer l'intégralité + de la recette, l'ordre et la précision dans le mouvement des fonds + publics; ce sont là des détails de comptabilité dont je n'ai point à + vous entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la publicité + marche avec le contrôle, dans les systèmes de finance politique les + mieux organisés de l'Europe.</p> + <p>Un des problèmes les plus importants à résoudre, était de faire + sortir complétement de l'obscurité, de rendre visibles à tous les yeux + les éléments de recettes et de dépenses sur lesquels est basé l'emploi + de la fortune publique entre les mains des gouvernements. Ce résultat + a été atteint par la création de ce que l'on appelle, en langue + moderne, le budget de l'État, qui est l'aperçu ou l'état estimatif des + recettes et des dépenses, prévues non pas pour une période de temps + éloignée, mais chaque année pour le service de l'année suivante. Le + budget annuel est donc le point capital, et en quelque sorte + générateur, de la situation financière, qui s'améliore ou s'aggrave, + en proportion de ses résultats constatés. Les parties qui le composent + sont préparées par les différents ministres dans le département + desquels les services à pourvoir sont placés. Ils prennent pour base + de leur travail les allocations des budgets antérieurs, en y + introduisant les modifications, additions et retranchements + nécessaires. Le tout est adressé au ministre des finances, qui + centralise les documents qui lui sont transmis, et qui présente à + l'assemblée législative, ce que l'on appelle le projet du budget. Ce + grand travail publié, imprimé, reproduit dans mille journaux, dévoile + à tous les yeux la politique intérieure et extérieure de l'État, + l'administration civile, judiciaire et militaire. Il est examiné, + discuté et voté, par les représentants du pays, après quoi il est + rendu exécutoire de la même manière que les autres lois de l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Permettez-moi d'admirer avec quelle netteté de déduction et quelle + propriété de termes, tout à fait modernes, l'illustre auteur de + l'<i>Esprit des lois</i> a su se dégager, en matière de finances, des + théories un peu vagues et des termes quelquefois un peu ambigus du + grand ouvrage qui l'a rendu immortel.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'<i>Esprit des lois</i> n'est pas un traité de finances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Votre sobriété sur ce point mérite d'autant plus d'être louée, que + vous auriez pu en parler très-compétemment. Veuillez donc continuer, + je vous prie, je vous suis avec le plus grand intérêt.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='DIX_NEUVIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>DIX-NEUVIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La création du système budgétaire a entraîné, on peut le dire, avec + elle toutes les autres garanties financières qui sont aujourd'hui le + partage des sociétés politiques bien réglées.</p> + <p>Ainsi, la première loi qui se trouve nécessairement imposée par + l'économie du budget, c'est que les crédits demandés soient en rapport + avec les ressources existantes. C'est là un équilibre qui doit se + traduire constamment aux yeux par des chiffres réels et authentiques, + et pour mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur + qui vote sur les propositions qui lui sont faites ne subisse aucun + entraînement, on a eu recours à une mesure très-sage. On a divisé le + budget général de l'État en deux budgets distincts: <i>le budget des + dépenses et le budget des recettes</i>, qui doivent être votés + séparément, chacun par une loi spéciale.</p> + <p>De cette manière, l'attention du législateur est obligée de se + concentrer, tour à tour, isolément, sur la situation active et + passive, et ses déterminations ne sont pas à l'avance influencées par + la balance générale des recettes et des dépenses.</p> + <p>Il contrôle scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en dernier + lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que naît le vote + général du budget.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tout cela est fort bien, mais est-ce que par hasard les dépenses + sont renfermées dans un cercle infranchissable par le vote législatif? + Est-ce que cela est possible? Est-ce qu'une chambre peut, sans + paralyser l'exercice du pouvoir exécutif, défendre au souverain de + pourvoir, par des mesures d'urgence, à des dépenses imprévues?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je vois bien que cela vous gêne, mais je ne puis le regretter.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce que, dans les États constitutionnels eux-mêmes, la faculté + n'est pas formellement réservée au souverain, d'ouvrir, par + ordonnances, des crédits supplémentaires ou extraordinaires dans + l'intervalle des sessions législatives?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, mais à une condition, c'est que ces ordonnances soient + converties en lois à la réunion des Chambres. Il faut que leur + approbation intervienne.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qu'elle intervienne une fois que la dépense est engagée, pour + ratifier ce qui est fait, je ne le trouverais pas mauvais.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je le crois bien; mais, malheureusement, on ne s'en est pas tenu + là. La législation financière moderne la plus avancée interdit de + déroger aux prévisions normales du budget, autrement que par des lois + portant ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires. La + dépense ne peut plus être engagée sans l'intervention du pouvoir + législatif.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais alors on ne peut même plus gouverner.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il paraît que si. Les États modernes ont réfléchi que le vote + législatif du budget finirait par être illusoire, avec les abus des + crédits supplémentaires et extraordinaires; qu'en définitive la + dépense devait pouvoir être limitée, quand les ressources l'étaient + naturellement; que les événements politiques ne pouvaient faire varier + les faits financiers d'un instant à l'autre, et que l'intervalle des + sessions n'était pas assez long pour qu'il ne fût pas toujours + possible d'y pourvoir utilement par un vote extra-budgétaire.</p> + <p>On est allé plus loin encore; on a voulu qu'une fois les ressources + votées pour tels et tels services, elles pussent revenir au trésor si + elles n'étaient pas employées; on a pensé qu'il ne fallait pas que le + gouvernement, tout en restant dans les limites des crédits alloués, + pût employer les fonds d'un service pour les affecter à un autre, + couvrir celui-ci, découvrir celui-là, au moyen de virements de fonds + opérés de ministère à ministère, par voie d'ordonnances; car ce serait + éluder leur destination législative et revenir, par un détour + ingénieux, à l'arbitraire financier.</p> + <p>On a imaginé, à cet effet, ce que l'on appelle <i>la spécialité des + crédits par chapitres</i>, c'est-à-dire que le vote des dépenses a + lieu par chapitres spéciaux ne contenant que des services corrélatifs + et de même nature pour tous les ministères. Ainsi, par exemple, le + chapitre A comprendra, pour tous les ministères, la dépense A, le + chapitre B la dépense B et ainsi de suite. Il résulte de cette + combinaison que les crédits non employés doivent être annulés dans la + comptabilité des divers ministères et reportés en recettes au budget + de l'année suivante. Je n'ai pas besoin de vous dire que la + responsabilité ministérielle est la sanction de toutes ces mesures. Ce + qui forme le couronnement des garanties financières, c'est + l'établissement d'une chambre des comptes, sorte de cour de cassation + dans son genre, chargée d'exercer, d'une manière permanente, les + fonctions de juridiction et de contrôle sur le compte, le maniement et + l'emploi des deniers publics, ayant même pour mission de signaler les + parties de l'administration financière qui peuvent être améliorées au + double point de vue des dépenses et des recettes. Ces explications + suffisent. Ne trouvez-vous pas qu'avec une organisation comme + celle-là, le pouvoir absolu serait bien embarrassé?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis encore atterré, je vous l'avoue, de cette incursion + financière. Vous m'avez pris par mon côté faible: je vous ai dit que + je m'entendais fort peu à ces matières, mais j'aurais, croyez-le bien, + des ministres qui sauraient rétorquer tout cela et démontrer le danger + de la plupart de ces mesures.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne le pourriez-vous pas un peu vous-même?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si fait. A mes ministres le soin de faire de belles théories; ce + sera leur principale occupation; quant à moi, je vous parlerai + finances plutôt en politique qu'en économiste. Il y a une chose que + vous êtes trop porté à oublier, c'est que la matière des finances est, + de toutes les parties de la politique, celle qui se prête le plus + aisément aux maximes du traité <i>du Prince</i>. Ces États qui ont des + budgets si méthodiquement ordonnés et des écritures officielles si + bien en règle, me font l'effet, de ces commerçants qui ont des livres + parfaitement tenus et se ruinent bel et bien finalement. Qui donc a de + plus gros budgets que vos gouvernements parlementaires? Qu'est-ce qui + coûte plus cher que la République démocratique des États-Unis, que la + République royale d'Angleterre? Il est vrai que les immenses + ressources de cette dernière puissance sont mises au service de la + politique la plus profonde et la mieux entendue.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous n'êtes pas dans la question. A quoi voulez-vous en venir?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A ceci: c'est que les règles de l'administration financière des + États n'ont aucun rapport avec celles de l'économie domestique, qui + paraît être le type de vos conceptions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! ah! la même distinction qu'entre la politique et la morale?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien oui, cela n'est-il pas universellement reconnu, pratiqué? + Les choses n'étaient-elles pas ainsi même de votre temps, beaucoup + moins avancé cependant sous ce rapport, et n'est-ce pas vous-même qui + avez dit que les États se permettaient en finances des écarts dont + rougirait le fils de famille le plus déréglé?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, j'ai dit cela, mais si vous en tirez un argument + favorable à votre thèse, c'est une véritable surprise pour moi.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous voulez dire, sans doute, qu'il ne faut pas se prévaloir de ce + qui se fait, mais de ce qui doit se faire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Précisément.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je réponds qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se fait + universellement ne peut pas ne pas se faire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ceci est de la pratique pure, j'en conviens.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et j'ai quelque idée que si nous faisions la balance des comptes, + comme vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est, coûterait + moins cher que le vôtre; mais laissons cette dispute qui serait sans + intérêt. Vous vous trompez vraiment bien, si vous croyez que je + m'afflige de la perfection des systèmes de finances que vous venez de + m'expliquer. Je me réjouis avec vous de la régularité de la perception + de l'impôt, de l'intégralité de la recette; je me réjouis de + l'exactitude des comptes, je m'en réjouis très-sincèrement. + Croyez-vous donc qu'il s'agisse, pour le souverain absolu, de mettre + les mains dans les coffres de l'État, de manier lui-même les deniers + publics. Ce luxe de précautions est vraiment puéril. Est-ce que le + danger est-là? Tant mieux, encore une fois, si les fonds se + recueillent, se meuvent et circulent avec la précision miraculeuse que + vous m'avez annoncée. Je compte justement faire servir à la splendeur + de mon règne toutes ces merveilles de comptabilité, toutes ces beautés + organiques de la matière financière.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez le <i>vis comica</i>. Ce qu'il y a de plus étonnant pour + moi dans vos théories financières, c'est qu'elles sont en + contradiction formelle avec ce que vous dites à cet égard dans le + traité du prince, où vous recommandez sévèrement, non pas seulement + l'économie en finances, mais même l'avarice<a name= + 'FNanchor_14_14'></a><a href= + '#Footnote_14_14'><sup>[14]</sup></a>.</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si vous vous en étonnez, vous avez tort, car sous ce point de vue + les temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes principes les plus + essentiels est de m'accommoder aux temps. Revenons et laissons d'abord + un peu de côté, je vous prie, ce que vous m'avez dit de votre chambre + des comptes: cette institution appartient-elle à l'ordre + judiciaire?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est donc un corps purement administratif. Je le suppose + parfaitement irréprochable. Mais la belle avance quand il a vérifié + tous les comptes! Empêche-t-il que les crédits ne se votent, que les + dépenses ne se fassent? Ses arrêts de vérification n'en apprennent pas + plus sur la situation que les budgets. C'est une chambre + d'enregistrement sans remontrance, c'est une institution ingénue, n'en + parlons donc pas, je la maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle peut + être.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous la maintenez, dites-vous! Vous comptez donc toucher aux autres + parties de l'organisation financière?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous n'en doutiez pas, j'imagine. Est-ce qu'après un coup d'État + politique, un coup d'État financier n'est pas inévitable? Est-ce que + je ne me servirai pas de la toute-puissance pour cela comme pour le + reste? Quelle est donc la vertu magique qui préserverait vos + règlements financiers? Je suis comme ce géant de je ne sais quel + conte, que des pygmées avaient chargé d'entraves pendant son sommeil; + en se relevant, il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain de mon + avènement, il ne sera même pas question de voter le budget; je le + décréterai extraordinairement, j'ouvrirai dictatorialement les crédits + nécessaires et je les ferai approuver par mon conseil d'État.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et vous continuerez ainsi?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas. Dès l'année suivante je rentrerai dans la légalité; car je + n'entends rien détruire directement, je vous l'ai dit plusieurs fois + déjà. On a réglementé avant moi, je réglemente à mon tour. Vous m'avez + parlé du vote du budget, par deux lois distinctes: je considère cela + comme une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une + situation financière, quand on vote en même temps le budget des + recettes et le budget des dépenses. Mon gouvernement est un + gouvernement laborieux; il ne faut pas que le temps si précieux des + délibérations publiques se perde en discussions inutiles. Dorénavant + le budget des recettes et celui des dépenses seront compris dans une + seule loi.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Bien. Et la loi qui interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires, + autrement que parmi vote préalable de la Chambre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je l'abroge; vous en comprenez assez la raison.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une loi qui serait inapplicable sous tous les régimes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et la spécialité des crédits, le vote par chapitres?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est impossible de le maintenir: on ne votera plus le budget des + dépenses par chapitres, mais par ministères.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela me paraît gros comme une montagne, car le vote par ministère + ne donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se servir, + pour tamiser les dépenses publiques, d'un tonneau sans fond au lieu + d'un crible.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela n'est pas exact, car chaque crédit, porté en bloc, présente + des éléments distincts, des chapitres comme vous dites; on les + examinera si l'on veut, mais on votera par ministère, avec faculté de + virements d'un chapitre à un autre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et de ministère à ministère?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, je ne vais pas jusque-là; je veux rester dans les limites de + la nécessité.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes d'une modération accomplie, et vous croyez que ces + innovations financières ne jetteront pas l'alarme dans le pays?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pourquoi voulez-vous qu'elles alarment plus que mes autres mesures + politiques?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais parce que celles-ci touchent aux intérêts matériels de tout le + monde.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! ce sont-là des distinctions bien subtiles.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Subtiles! je trouve le mot bien choisi. N'y mettez donc pas de + subtilité vous-même, et dites simplement qu'un pays qui ne peut pas + défendre ses libertés, ne peut pas défendre son argent.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>De quoi pourrait-on se plaindre, puisque j'ai conservé les + principes essentiels du droit public en matière financière? Est-ce que + l'impôt n'est pas régulièrement établi, régulièrement perçu, les + crédits régulièrement votés? Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne + s'appuie pas sur la base du suffrage populaire? Non, sans doute, mon + gouvernement n'est pas réduit à l'indigence. Le peuple qui m'a + acclamé, non-seulement souffre aisément l'éclat du trône, mais il le + veut, il le recherche dans un prince qui est l'expression de sa + puissance. Il ne hait réellement qu'une chose, c'est la richesse de + ses égaux.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ne vous échappez pas encore; vous n'êtes pas au bout; je vous + ramène d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son + organisation même comprime le développement de votre puissance. C'est + un cadre qu'on peut franchir, mais on ne le franchit qu'à ses risques + et périls. Il est publié, on en connaît les éléments, il reste là + comme le baromètre de la situation.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Finissons-en donc sur ce point, puisque vous le voulez.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGTIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGTIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le budget est un cadre, dites-vous; oui, mais c'est un cadre + élastique qui s'étend autant qu'on le veut. Je serai toujours au + dedans, jamais au dehors.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que voulez-vous dire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce à moi qu'il appartient de vous apprendre comment les choses + se passent, même dans les États dont l'organisation budgétaire est + poussée à son plus haut point de perfection? La perfection consiste + précisément à savoir sortir, par des artifices ingénieux, d'un système + de limitation purement fictif en réalité.</p> + <p>Qu'est-ce que votre budget annuellement voté? Pas autre chose qu'un + règlement provisoire, qu'un aperçu, par à peu près, des principaux + événements financiers. Jamais la situation n'est définitive qu'après + l'achèvement des dépenses que la nécessité a fait naître pendant le + cours de l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien + d'espèces de crédits qui répondent à toutes les éventualités + possibles: les crédits complémentaires, supplémentaires, + extraordinaires, provisoires, exceptionnels, que sais-je? Et chacun de + ces crédits forme, à lui seul, autant de budgets distincts. Or, voici + comment les choses se passent: le budget général, celui qui est voté + au commencement de l'année, porte au total, je suppose, un crédit de + 800 millions. Quand on est arrivé à la moitié de l'année, les faits + financiers ne répondent déjà plus aux premières prévisions; alors on + présente aux Chambres ce que l'on appelle un budget rectificatif, et + ce budget ajoute 100 millions, 150 millions au chiffre primitif. + Arrive ensuite le budget supplémentaire: il y ajoute 50 ou 60 + millions; vient enfin la liquidation qui ajoute 15, 20 ou 30 millions. + Bref, à la balance générale des comptes, l'écart total est d'un tiers + de la dépense prévue. C'est sur ce dernier chiffre que survient, en + forme d'homologation, le vote législatif des Chambres. De cette + manière, au bout de dix ans, on peut doubler et même tripler le + budget.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Que cette accumulation de dépenses puisse être le résultat de vos + améliorations financières, c'est ce dont je ne doute pas, mais rien de + semblable n'arrivera dans les États où l'on évitera vos errements. Au + surplus, vous n'êtes pas au bout: il faut bien, en définitive, que les + dépenses soient en équilibre avec les recettes; comment vous y + prendrez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Tout consiste ici, on peut le dire, dans l'art de grouper les + chiffres et dans certaines distinctions de dépenses, à l'aide + desquelles on obtient la latitude nécessaire. Ainsi, par exemple, la + distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire peut + être d'un grand secours. A la faveur de ce mot <i>extraordinaire</i> + on fait passer assez aisément certaines dépenses contestables et + certaines recettes plus ou moins problématiques. J'ai, par exemple, + ici 20 millions en dépenses; il faut y faire face par 20 millions en + recettes: je porte en recette une indemnité de guerre de 20 millions, + non encore perçue, mais qui le sera plus tard, ou bien encore je porte + en recette une augmentation de 20 millions dans le produit des impôts, + qui sera réalisée l'année prochaine. Voilà pour les recettes; je ne + multiplie pas les exemples. Pour les dépenses, on peut recourir au + procédé contraire: au lieu d'ajouter, on déduit. Ainsi, on détachera, + par exemple, du budget des dépenses les frais de perception de + l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et sous quel prétexte, je vous prie?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On peut dire, et avec raison, selon moi, que ce n'est pas une + dépense de l'État. On peut encore, par la même raison, ne pas faire + figurer au budget des dépenses ce que coûte le service provincial et + communal.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne discute rien de tout cela, vous pouvez le voir; mais que + faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des dépenses que + vous éliminez?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le grand point, en cette matière, est la distinction entre le + budget ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au budget + extraordinaire que doivent se reporter les dépenses qui vous + préoccupent.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais enfin ces deux budgets se totalisent et le chiffre définitif + de la dépense apparaît.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On ne doit pas totaliser; au contraire. Le budget ordinaire + apparaît seul; le budget extraordinaire est une annexe à laquelle on + pourvoit par d'autres moyens.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et quels sont-ils?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne me faites pas anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y a une + manière particulière de présenter le budget, d'en dissimuler, au + besoin, l'élévation croissante. Il n'est pas de gouvernement qui ne + soit dans la nécessité d'en agir ainsi; il y a des ressources + inépuisables dans les pays industrieux, mais, comme vous le + remarquiez, ces pays-là sont avares, soupçonneux: ils disputent sur + les dépenses les plus nécessaires. La politique financière ne peut + pas, plus que l'autre, se jouer cartes sur table: on serait arrêté à + chaque pas; mais en définitive, et grâce, j'en conviens, au + perfectionnement du système budgétaire, tout se retrouve, tout est + classé, et si le budget a ses mystères, il a aussi ses clartés.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais pour les initiés seulement, sans doute. Je vois que vous ferez + de la législation financière un formalisme aussi impénétrable que la + procédure judiciaire chez les Romains, au temps des douze tables. Mais + poursuivons. Puisque vos dépenses augmentent, il faut bien que vos + ressources croissent dans la même proportion. Trouverez-vous, comme + Jules César, une valeur de deux milliards de francs dans les coffres + de l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vos traits sont fort ingénieux; je ferai ce que font tous les + gouvernements possibles, j'emprunterai.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est ici que je voulais vous amener. Il est certain qu'il est peu + de gouvernements qui ne soient dans la nécessité de recourir à + l'emprunt; mais il est certain aussi qu'ils sont obligés d'en user + avec ménagement; ils ne sauraient, sans immoralité et sans danger, + grever les générations à venir de charges exorbitantes et + disproportionnées avec les ressources probables. Comment se font les + emprunts? par des émissions de titres contenant obligation de la part + du gouvernement, de servir des rentes proportionnées au capital qui + lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c., par exemple, l'État, au + bout de vingt ans, a payé une somme égale au capital emprunté; au bout + de quarante ans une somme double; au bout de soixante ans une somme + triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur de la totalité du + même capital. On peut ajouter que si l'État augmentait indéfiniment sa + dette, sans rien faire pour la diminuer, il serait conduit a + l'impossibilité d'emprunter ou à la faillite. Ces résultats sont + faciles à saisir: il n'est pas de pays où chacun ne les comprenne. + Aussi les États modernes ont-ils voulu apporter une limitation + nécessaire à l'accroissement des impôts. Ils ont imaginé, à cet effet, + ce que l'on a appelé le système de l'amortissement, combinaison + vraiment admirable par la simplicité et par le mode si pratique de son + exécution. On a crée un fonds spécial, dont les ressources + capitalisées sont destinées à un rachat permanent de la dette + publique, par fractions successives; en sorte que toutes les fois que + l'État emprunte, il doit doter le fonds d'amortissement d'un certain + capital destiné à éteindre, dans un temps donné, la nouvelle créance. + Vous voyez que ce mode de limitation est indirect, et c'est ce qui + fait sa puissance. Au moyen de l'amortissement, la nation dit à son + gouvernement: vous emprunterez si vous y êtes forcé, soit, mais vous + devrez toujours vous préoccuper de faire face à la nouvelle obligation + que vous contractez en mon nom. Quand on est sans cesse obligé + d'amortir, on y regarde à deux fois avant d'emprunter. Si vous + amortissez régulièrement, je vous passe vos emprunts.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Et pourquoi voulez-vous que j'amortisse, je vous prie? Quels sont + les États où l'amortissement a lieu d'une manière régulière? En + Angleterre même il est suspendu; l'exemple tombe de haut, j'imagine: + ce qui ne se fait nulle part, ne peut pas se faire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ainsi vous supprimez l'amortissement?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'ai pas dit cela, tant s'en faut; je laisserai fonctionner ce + mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit; + cette combinaison présentera un grand avantage. Lors de la + présentation du budget, on pourra, de temps en temps, faire figurer en + recette le produit de l'amortissement de l'année suivante.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et l'année suivante il figurera en dépenses.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je n'en sais rien, cela dépendra des circonstances, car je + regretterai beaucoup que cette institution financière ne puisse pas + marcher plus régulièrement. Mes ministres s'expliqueront à cet égard + d'une manière extrêmement douloureuse. Mon Dieu, je ne prétends pas + que, sous le rapport financier, mon administration n'aura pas quelques + côtés critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés, on + passe sur beaucoup de choses. L'Administration des finances est pour + beaucoup aussi, ne l'oubliez pas, <i>une affaire de presse</i>.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'est-ce que ceci?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ne m'avez-vous pas dit que l'essence même du budget était la + publicité?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, les budgets ne sont-ils pas accompagnés de comptes rendus, + de rapports, de documents officiels de toutes les façons? Que de + ressources ces communications publiques ne donnent-elles pas au + souverain, quand il est entouré d'hommes habiles! Je veux que mon + ministre des finances parle la langue des chiffres avec une admirable + clarté et que son style littéraire, d'ailleurs, soit d'une pureté + irréprochable.</p> + <p>Il est bon de répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que «la + gestion des deniers publics se fait actuellement à la lumière du + jour.»</p> + <p>Cette proposition incontestable doit être présentée sous mille + formes; je veux qu'on écrive des phrases comme celle-ci:</p> + <p>«Notre système de comptabilité, fruit d'une longue expérience, se + distingue par la clarté et la certitude de ses procédés. Il met + obstacle aux abus et ne donne à personne, depuis le dernier des + fonctionnaires <i>jusqu'au chef de l'État lui-même</i>, le moyen de + détourner la somme la plus minime de sa destination, ou d'en faire un + emploi irrégulier.»</p> + <p>On tiendrait votre langage: comment faire mieux? et l'on + dirait:</p> + <p>«L'excellence du système financier repose sur deux bases: + <i>contrôle</i> et <i>publicité</i>. Le contrôle qui empêche qu'un + seul denier puisse sortir des mains des contribuables pour entrer dans + les caisses publiques, passer d'une caisse à une autre caisse, et en + sortir pour aller entre les mains d'un créancier de l'État, sans que + la légitimité de sa perception, la régularité de ses mouvements, la + légitimité de son emploi, en soient contrôlés par des agents + responsables, vérifiés judiciairement par des magistrats inamovibles, + et définitivement sanctionnés dans les comptes législatifs de la + Chambre.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>O Machiavel! vous raillez toujours, mais votre raillerie a quelque + chose d'infernal.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous oubliez où nous sommes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous défiez le ciel.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dieu sonde les coeurs.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Poursuivez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Au commencement de l'année budgétaire, le surintendant des finances + s'énoncera ainsi:</p> + <p>«Rien n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget actuel. Sans se + faire d'illusions, on a les plus sérieuses raisons d'espérer que, pour + la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service + des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce + résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement + difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de + la fortune publique ne s'est jamais ralenti.»</p> + <p>Est-ce bien dicté?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Poursuivez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A ce propos l'on parlera de l'amortissement, qui vous préoccupait + tout à l'heure, et l'on dira:</p> + <p>«L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l'on a + conçu à cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l'État + continuaient à progresser, il ne serait pas impossible que, dans le + budget qui sera présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se + soldassent par un excédant de recettes.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vos espérances sont à long terme; mais à propos de l'amortissement, + si, après avoir promis de le mettre en fonction, on n'en fait rien, + que direz-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On dira que le moment n'avait pas été bien choisi, qu'il faut + attendre encore. On peut aller beaucoup plus loin: des économistes + recommandables contestent à l'amortissement une efficacité réelle. Ces + théories, vous les connaissez; je puis vous les rappeler.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est inutile.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On fait publier ces théories par les journaux non officiels, on les + insinue soi-même, enfin un jour on peut les avouer plus hautement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment! après avoir reconnu auparavant l'efficacité de + l'amortissement, et en avoir exalté les bienfaits!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais, est-ce que les données de la science ne changent pas? est-ce + qu'un gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à peu, les progrès + économiques de son siècle?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Rien de plus péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand vous + n'aurez pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous trouverez + débordé par les dépenses, après avoir fait entrevoir des excédants de + recettes, que direz-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Au besoin, on en conviendra hardiment. Cette franchise honore les + gouvernements et touche les peuples, quand elle émane d'un pouvoir + fort. Mais, en revanche, mon ministre des finances s'attachera à + enlever toute signification à l'élévation du chiffre des dépenses. Il + dira, ce qui est vrai: «C'est que la pratique financière démontre que + les découverts ne sont jamais entièrement confirmés; qu'une certaine + quantité de ressources nouvelles surviennent d'ordinaire dans le cours + de l'année, notamment par l'accroissement du produit des impôts; + qu'une portion considérable, d'ailleurs, des crédits votés, n'ayant + pas reçu d'emploi, se trouvera annulée.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cela arrivera-t-il?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quelquefois il y a, vous le savez, en finances des mots tout faits, + des phrases stéréotypées, qui font beaucoup d'effet sur le public, le + calment, le rassurent.</p> + <p>Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive, on dit: + <i>ce chiffre n'a rien d'exorbitant;—il est normal, il est + conforme aux antécédents budgétaires;—le chiffre de la dette + flottante n'a rien que de très-rassurant</i>. Il y a une foule de + locutions semblables dont je ne vous parle pas parce qu'il est + d'autres artifices pratiques, plus importants, sur lesquels je dois + appeler votre attention.</p> + <p>D'abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire + d'insister sur le développement de la prospérité, de l'activité + commerciale et du <i>progrès toujours croissant de la + consommation</i>.</p> + <p>Le contribuable s'émeut moins de la disproportion des budgets, + quand on lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, + sans que jamais il s'en défie, tant les écritures authentiques + produisent un effet magique sur l'esprit des sots bourgeois. Lorsque + l'équilibre des budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année + suivante, préparer l'esprit public à quelque mécompte, on dit à + l'avance, dans un rapport, l'<i>année prochaine le découvert ne sera + que de tant.</i></p> + <p>Si le découvert est inférieur aux prévisions, c'est un véritable + triomphe; s'il est supérieur, on dit: <i>«le déficit a été plus grand + qu'on ne l'avait prévu, mais il s'était élevé à un chiffre supérieur + l'année précédente;</i> de compte fait, la situation est meilleure, + car on a dépensé moins et cependant on a traversé des circonstances + exceptionnellement difficiles: la guerre, la disette, les épidémies, + des crises de subsistances imprévues, etc.»</p> + <p>«Mais, l'année prochaine, l'augmentation des recettes permettra, + suivant toute probabilité, d'atteindre un équilibre depuis si + longtemps désiré: la dette sera réduite, le budget <i>convenablement + balancé</i>. Ce progrès continuera, on peut l'espérer, et, sauf des + événements extraordinaires, l'équilibre deviendra l'habitude de nos + finances, comme il en est la règle.»</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est de la haute comédie; l'habitude sera comme la règle, elle ne + se prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne, il y aura + toujours quelque circonstance extraordinaire, quelque guerre, quelque + crise de subsistances.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais pas s'il y aura des crises de subsistances; ce qui est + certain, c'est que je tiendrai très-haut le drapeau de la dignité + nationale.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est bien le moins que vous puissiez faire. Si vous recueillez de + la gloire, on ne doit pas vous en savoir gré, car elle n'est, entre + vos mains, qu'un moyen de gouvernement: ce n'est pas elle qui amortira + les dettes de votre État.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_ET_UNIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT ET UNIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je crains que vous n'ayez quelque préjugé à l'égard des emprunts; + ils sont précieux à plus d'un titre: ils attachent les familles au + gouvernement; ce sont d'excellents placements pour les particuliers, + et les économistes modernes reconnaissent formellement aujourd'hui + que, loin d'appauvrir les États, les dettes publiques les + enrichissent. Voulez-vous me permettre de vous expliquer comment?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, car je crois connaître ces théories-là. Comme vous parlez + toujours d'emprunter et jamais de rembourser, je voudrais savoir + d'abord à qui vous demanderez tant de capitaux, et à propos de quoi + vous les demanderez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Les guerres extérieures sont, pour cela, d'un grand secours. Dans + les grands États, elles permettent d'emprunter 5 ou 600 millions; on + fait en sorte de n'en dépenser que la moitié ou les deux tiers, et le + reste trouve sa place dans le Trésor, pour les dépenses de + l'intérieur.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Cinq ou six cent millions, dites-vous! Et quels sont les banquiers + des temps modernes qui peuvent négocier des emprunts dont le capital + serait, à lui seul, toute la fortune de certains États?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! vous en êtes encore à ces procédés rudimentaires de l'emprunt? + C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie, en + matière d'économie financière. On n'emprunte plus aujourd'hui aux + banquiers.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et à qui donc?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>An lieu de passer des marchés avec des capitalistes, qui + s'entendent pour déjouer les enchères et dont le petit nombre annihile + la concurrence, on s'adresse à tous ses sujets: aux riches, aux + pauvres, aux artisans, aux commerçants, à quiconque a un denier de + disponible; on ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique, + et pour que chacun puisse acheter des rentes, on les divise par + coupons de très-petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5 + francs de rente jusqu'à cent mille francs, un million de rentes. Le + lendemain de leur émission la valeur de ces titres est en hausse, fait + prime, comme on dit: on le sait, et l'on se rue de tous côtés pour en + acheter; on dit que c'est du délire. En quelques jours les coffres du + Trésor regorgent; on reçoit tant d'argent qu'on ne sait où le mettre; + cependant on s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription + dépasse le capital des rentes émises, on peut se ménager un grand + effet sur l'opinion.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On rend aux retardataires leur argent. On fait cela à grand bruit, + à grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre ménagé. L'excédant + s'élève quelquefois à deux ou trois cent millions: vous jugez à quel + point l'esprit public est frappé de cette confiance du pays dans le + gouvernement.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Confiance qui se mêle à un esprit d'agiotage effréné, à ce que + j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette combinaison, + mais tout, dans votre bouche, est vraiment fantasmagorique. Eh bien, + soit, vous avez de l'argent plein les mains, mais....</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'en aurais plus encore que vous ne pensez, car, chez les nations + modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent prêter + directement à l'État 100 et 200 millions au taux ordinaire; les + grandes villes peuvent prêter aussi. Chez ces mêmes nations il y a + d'autres institutions que l'on appelle institutions de prévoyance: ce + sont des caisses d'épargne, des caisses de secours, des caisses de + retraite. L'État a l'habitude d'exiger que leurs capitaux, qui sont + immenses, qui peuvent s'élever quelquefois à 5 ou 600 millions, soient + versés dans le Trésor public où ils fonctionnent avec la masse + commune, moyennant de faibles intérêts payés à ceux qui les + déposent.</p> + <p>De plus, les gouvernements peuvent se procurer des fonds exactement + comme les banquiers. Ils délivrent sur leur caisse des bons à vue pour + des sommes de deux ou trois cent millions, sortes de lettres de change + sur lesquelles on se jette avant qu'elles n'entrent en + circulation.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Permettez-moi donc de vous arrêter: vous ne parlez que d'emprunter + ou de tirer des lettres de change; ne vous préoccuperez-vous jamais de + payer quelque chose?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il est bon de vous dire encore que l'on peut, en cas de besoin, + vendre les domaines de l'État.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah, vous vous vendez maintenant! mais ne vous préoccuperez-vous pas + de payer enfin?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans aucun doute; il est temps de vous dire maintenant comment on + fait face au passif.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous dites, <i>on fait face au passif</i>: je voudrais une + expression plus exacte.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je me sers de cette expression parce que je la crois d'une + exactitude réelle. On ne peut pas toujours éteindre le passif, mais on + peut lui faire face; le mot est même très-énergique, car le passif est + un ennemi redoutable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, comment lui ferez-vous face?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A cet égard les moyens sont très-variés: il y a d'abord + l'impôt.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est-à-dire le passif employé à payer le passif.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me parlez en économiste et non en financier. Ne confondez pas. + Avec le produit d'une taxe on peut réellement payer. Je sais que + l'impôt fait crier; si celui que l'on a établi gêne, on en trouve un + autre, ou l'on rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand + art, vous le savez, à trouver les points vulnérables de la matière + imposable.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous l'aurez bientôt écrasée, j'imagine.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il y a d'autres moyens: il y a ce que l'on appelle la + conversion.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! ah!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ceci est relatif à la dette que l'on appelle consolidée, + c'est-à-dire à celle qui provient de l'émission des emprunts. On dit + aux rentiers de l'État, par exemple: jusqu'à ce jour je vous ai payé 5 + p.c. de votre argent; c'était le taux de votre rente. J'entends ne + plus vous payer que le 4 1/2 ou le 4 p.c. Consentez à cette réduction + ou recevez le remboursement du capital que vous m'avez prêté.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais si l'on rend réellement l'argent, je trouve le procédé encore + assez honnête.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Sans doute on le rend, si on le réclame; mais très-peu s'en + soucient; les rentiers ont leurs habitudes; leurs fonds sont placés; + ils ont confiance dans l'État; ils aiment mieux un revenu moindre et + un placement sûr. Si tout le monde demandait son argent il est évident + que le Trésor serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se + débarrasse par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines de + millions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est un expédient immoral, quoi qu'on dise; un emprunt forcé qui + déprime la confiance publique.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne connaissez pas les rentiers. Voici une autre combinaison + relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à l'heure que + l'État avait à sa disposition les fonds des caisses de prévoyance et + qu'il s'en servait en payant le loyer, sauf à les rendre à première + réquisition. Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est plus en + mesure de les rendre, il consolide la dette qui flotte dans ses + mains.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je sais ce que cela signifie; l'État dit aux déposants: Vous voulez + votre argent, je ne l'ai plus; voilà de la rente.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Précisément, et il consolide de la même manière toutes les dettes + auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide les bons du Trésor, + les dettes contractées envers les villes, envers les banques, enfin + toutes celles qui forment ce que l'on appelle très-pittoresquement la + dette flottante, parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point + d'assiette déterminée et qui sont à une échéance plus ou moins + rapprochée.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez de singuliers moyens de libérer l'État.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Que pouvez-vous me reprocher si je ne fais que ce que font les + autres?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oh! si tout le monde le fait, il faudrait être bien dur, + effectivement, pour le reprocher à Machiavel.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne vous indique seulement pas la millième partie des + combinaisons que l'on peut employer. Loin de redouter l'accroissement + des rentes perpétuelles, je voudrais que la fortune publique entière + fût en rentes; je ferais en sorte que les villes, les communes, les + établissements publics convertissent en rentes leurs immeubles ou + leurs capitaux mobiliers. C'est l'intérêt même de ma dynastie qui me + commanderait ces mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon + royaume un écu qui ne tînt par un fil à mon existence.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais à ce point de vue même, à ce point de vue fatal, + atteindrez-vous votre but? Ne marchez-vous pas, de la manière la plus + directe, à votre ruine à travers la ruine de l'État? Ne savez-vous pas + que chez toutes les nations de l'Europe il y a de vastes marchés de + fonds publics, où la prudence, la sagesse, la probité des + gouvernements est mise à l'enchère? A la manière dont vous dirigez vos + finances, vos fonds seraient repoussés avec perte des marchés + étrangers et ils tomberaient aux plus bas cours, même à la Bourse de + votre royaume.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est une erreur flagrante. Un gouvernement glorieux, comme serait + le mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à l'extérieur. A + l'intérieur, sa vigueur dominerait les appréhensions. Au surplus je ne + voudrais pas que le crédit de mon État dépendît des transes de + quelques marchands de suif; je dominerais la Bourse par la Bourse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'est-ce encore?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'aurais de gigantesques établissements de crédit institués en + apparence pour prêter à l'industrie, mais dont la fonction la plus + réelle consisterait à soutenir la rente. Capables de jeter pour 400 ou + 500 millions de titres sur la place, ou de raréfier le marché dans les + mêmes proportions, ces monopoles financiers seraient toujours maîtres + des cours. Que dites-vous de cette combinaison?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Les bonnes affaires que vos ministres, vos favoris, vos maîtresses + vont faire dans ces maisons-là! Votre gouvernement va donc jouer à la + bourse avec les secrets de l'État?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Que dites-vous!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Expliquez donc autrement l'existence de ces maisons. Tant que vous + n'avez été que sur le terrain des doctrines, on pouvait se tromper sur + le véritable nom de votre politique, depuis que vous en êtes aux + applications, on ne le peut plus. Votre gouvernement sera unique dans + l'histoire; on ne pourra jamais le calomnier.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Si quelqu'un dans mon royaume s'avisait de dire ce que vous laissez + entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>La foudre est un bel argument; vous êtes heureux de l'avoir à votre + disposition. En avez-vous fini avec les finances?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>L'heure s'avance à grands pas.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='IVe_PARTIE'></a> + <h2>IVe PARTIE.</h2> + <a name='VINGT_DEUXIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Avant de vous avoir entendu, je ne connaissais bien <i>ni l'esprit + des lois, ni l'esprit des finances</i>. Je vous suis redevable de + m'avoir enseigné l'un et l'autre. Vous avez entre les mains la plus + grande puissance des temps modernes, l'argent. Vous pouvez vous en + procurer à peu près autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses + ressources vous allez faire de grandes choses, sans doute; c'est le + cas de montrer enfin <i>que le bien peut sortir du mal</i>.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est ce que j'entends vous montrer en effet.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, voyons.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Le plus grand de mes bienfaits sera d'abord d'avoir donné la paix + intérieure à mon peuple. Sous mon règne les mauvaises passions sont + comprimées, <i>les bons se rassurent et les méchants tremblent</i>. + J'ai rendu à un pays déchiré avant moi par les factions, la liberté, + la dignité, la force.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après avoir changé tant de choses, n'en seriez-vous pas venu à + changer le sens des mots?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>La liberté ne consiste pas dans la licence, pas plus que la dignité + et la force ne consistent dans l'insurrection et le désordre. Mon + empire paisible au dedans, sera glorieux au dehors.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Comment?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ferai la guerre dans les quatre parties du monde. Je franchirai + les Alpes, comme Annibal; je guerroierai dans l'Inde, comme Alexandre; + dans la Lybie, comme Scipion; j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords + du Gange au Mississipi, du Mississipi au fleuve Amour. La grande + muraille de la Chine tombera devant mon nom; mes légions victorieuses + défendront, à Jérusalem, le tombeau du Sauveur; à Rome, le vicaire de + Jésus-Christ; leurs pas fouleront au Pérou la poussière des Incas, en + Égypte les cendres de Sésostris; en Mésopotamie celles de + Nabuchodonosor. Descendant de César, d'Auguste et de Charlemagne, je + vengerai, sur les bords du Danube, la défaite de Varus; sur les bords + de l'Adige, la déroute de Cannes; sur la Baltique, les outrages des + Normands.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Daignez vous arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi les + défaites de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne + vous comparerai pas à Louis XIV, à qui Boileau disait: <i>Grand roi + cesse de vaincre ou je cesse d'écrire</i>; cette comparaison vous + humilierait. Je vous accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des + temps modernes, ne saurait être mis en parallèle avec vous.</p> + <p>Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit: La guerre en elle-même + est un mal; elle sert dans vos mains à faire supporter un mal plus + grand encore, la servitude; mais où donc est, dans tout ceci, le bien + que vous m'avez promis de faire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce n'est pas ici le cas d'équivoquer; la gloire est déjà par + elle-même un grand bien; c'est le plus puissant des capitaux + accumulés; un souverain qui a de la gloire a tout le reste. Il est la + terreur des États voisins, l'arbitre de l'Europe. Son crédit s'impose + invinciblement, car, quoi que vous ayez dit sur la stérilité des + victoires, la force n'abdique jamais ses droits. On simule des guerres + d'idées, on fait étalage de désintéressement et, un beau jour, on + finit très-bien par s'emparer d'une province que l'on convoite et par + imposer un tribut de guerre aux vaincus.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais, permettez, dans ce système-là on fait parfaitement bien d'en + agir ainsi, si on le peut; sans cela, le métier militaire serait par + trop niais.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>A la bonne heure! vous voyez que nos idées commencent à se + rapprocher un peu.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui, comme l'Atlas et le Taurus. Voyons les autres grandes choses + de votre règne.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un parallèle + avec Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec ce monarque; comme lui + je ferais des constructions gigantesques; cependant, sous ce rapport, + mon ambition irait bien plus loin que la sienne et que celle des plus + fameux potentats; je voudrais montrer au peuple que les monuments dont + la construction exigeait autrefois des siècles, je les rebâtis, moi, + en quelques années. Les palais des rois mes prédécesseurs tomberaient + sous le marteau des démolisseurs pour se relever rajeunis par des + formes nouvelles; je renverserais des villes entières, pour les + reconstruire sur des plans plus réguliers, pour obtenir de plus belles + perspectives. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les + constructions attachent les peuples aux monarques. On pourrait dire + qu'ils pardonnent aisément qu'on détruise leurs lois à la condition + qu'on leur bâtisse des maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un + instant, que les constructions servent à des objets particulièrement + importants.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après les constructions, que ferez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous allez bien vite: le nombre des grandes actions n'est pas + illimité. Veuillez donc me dire, je vous prie, si, depuis Sésostris + jusqu'à Louis XIV, jusqu'à Pierre Ier, les deux points cardinaux des + grands règnes n'ont pas été la guerre et les constructions.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, mais on voit pourtant des souverains absolus qui se + sont préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer les moeurs, d'y + introduire la simplicité et la décence. On en a vu qui se sont + préoccupés de l'ordre dans les finances, de l'économie; qui ont songé + à laisser après eux l'ordre, la paix, des institutions durables, + quelquefois même la liberté.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! tout cela se fera. Vous voyez bien que, d'après vous-même, les + souverains absolus ont du bon.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hélas! pas trop. Essayez de me prouver le contraire, cependant.</p> + <p>Avez-vous quelque bonne chose à me dire?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je donnerais à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux; mon règne + serait le règne des affaires. Je lancerais la spéculation dans des + voies nouvelles et jusqu'alors inconnues. Mon administration + desserrerait même quelques-uns de ses anneaux. J'affranchirais de la + réglementation une foule d'industries: les bouchers, les boulangers et + les entrepreneurs de théâtres seraient libres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Libres de faire quoi?</p> + <p>MACHIAVEL</p> + <p>Libres de faire du pain, libres de vendre de la viande et libres + d'organiser des entreprises théâtrales, sans la permission de + l'autorité.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais ce que cela signifie. La liberté de l'industrie est de + droit commun chez les peuples modernes. N'avez-vous rien de mieux à + m'apprendre?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je m'occuperais constamment du sort du peuple. Mon gouvernement lui + procurerait du travail.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Laissez le peuple en trouver de lui-même, cela vaudra mieux. Les + pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire de la popularité avec + les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre + chose qu'une cotisation collective, dont le produit ne doit servir + qu'à des services généraux; les classes ouvrières que l'on habitue à + compter sur l'État, tombent dans l'avilissement; elles perdent leur + énergie, leur élan, leur fonds d'industrie intellectuelle. Le salariat + par l'État les jette dans une sorte de servage, dont elles ne peuvent + plus se relever qu'en détruisant l'État lui-même. Vos constructions + engloutissent des sommes énormes dans des dépenses improductives; + elles raréfient les capitaux, tuent la petite industrie, anéantissent + le crédit dans les couches inférieures de la société. La faim est au + bout de toutes vos combinaisons. Faites des économies, et vous bâtirez + après. Gouvernez avec modération, avec justice, gouvernez le moins + possible et le peuple n'aura rien à vous demander parce qu'il n'aura + pas besoin de vous.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! que vous envisagez d'un oeil froid les misères du peuple! Les + principes de mon gouvernement sont bien autres; je porte dans mon + coeur les êtres souffrants, les petits. Je m'indigne quand je vois les + riches se procurer des jouissances inaccessibles au plus grand nombre. + Je ferai tout ce que je pourrai pour améliorer la condition matérielle + des travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui plient sous le poids de + la nécessité sociale.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, commencez donc par leur donner les ressources que vous + affectez aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos ministres, + de vos personnages consulaires. Réservez-leur les largesses que vous + prodiguez sans compter à vos pages, à vos courtisans, à vos + maîtresses.</p> + <p>Faites mieux, déposez la pourpre dont la vue est un affront à + l'égalité des hommes. Débarrassez-vous des titres de Majesté, + d'Altesse, d'Excellence, qui entrent dans les oreilles orgueilleuses + comme des fers aigus. Appelez-vous protecteur comme Cromwell, mais + ayez les actes des apôtres; allez vivre dans la chaumière du pauvre, + comme Alfred le Grand, coucher dans les hôpitaux, vous étendre sur le + lit des malades comme saint Louis. Il est trop facile de faire de la + charité évangélique quand on passe sa vie au milieu des festins, quand + on repose le soir dans des lits somptueux, avec de belles dames, + quand, à son coucher et à son lever, on a de grands personnages qui + s'empressent à vous mettre la chemise. Soyez père de famille et non + despote, patriarche et non prince.</p> + <p>Si ce rôle ne vous va pas, soyez chef d'une République + démocratique, donnez la liberté, introduisez-la dans les moeurs, de + vive force, si c'est votre tempérament. Soyez Lycurgue, soyez + Agésilas, soyez un Gracque, mais je ne sais ce que c'est que cette + molle civilisation où tout fléchit, où tout se décolore à côté du + prince, où tous les esprits sont jetés dans le même moule, toutes les + âmes dans le même uniforme; je comprends qu'on aspire à régner sur des + hommes mais non sur des automates.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voilà un débordement d'éloquence que je ne puis pas arrêter. C'est + avec ces phrases-là qu'on renverse les gouvernements.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hélas! Vous n'avez jamais d'autre préoccupation que celle de vous + maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on + n'aurait qu'à vous demander de descendre du trône au nom du salut de + l'État. Le peuple, dont vous êtes l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa + volonté à cet égard pour savoir le cas que vous faites de sa + souveraineté.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Quelle étrange question! N'est-ce pas pour son bien que je lui + résisterais?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'en savez-vous? Si le peuple est au-dessus de vous, de quel droit + subordonnez-vous sa volonté à la vôtre? Si vous êtes librement + accepté, si vous êtes non pas juste, mais seulement nécessaire, + pourquoi attendez-vous tout de la force et rien de la raison? Vous + faites bien de trembler sans cesse pour votre règne, car vous êtes de + ceux qui durent un jour.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Un jour! je durerai toute ma vie, et mes descendants peut-être + après moi. Vous connaissez mon système politique, économique, + financier. Voulez-vous connaître les derniers moyens à l'aide desquels + je pousserai jusqu'aux dernières couches du sol les racines de ma + dynastie?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous refusez de m'entendre, vous êtes vaincu; vous, vos principes, + votre école et votre siècle.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous insistez, parlez, mais que cet entretien soit le dernier.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_TROISIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-TROISIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne réponds à aucun de vos mouvements oratoires. Les + entraînements d'éloquence n'ont que faire ici. Dire à un souverain: + voudriez-vous descendre de votre trône pour le bonheur de votre + peuple, n'est-ce pas folie? Lui dire encore: puisque vous êtes une + émanation du suffrage populaire, confiez-vous à ces fluctuations, + laissez-vous discuter, est-ce possible? Est-ce que tout pouvoir + constitué n'a pas pour première loi de se défendre, non pas seulement + dans son intérêt, mais dans l'intérêt du peuple qu'il gouverne? + N'ai-je pas fait le plus grand sacrifice qu'il soit possible de faire + aux principes d'égalité des temps modernes? Un gouvernement issu du + suffrage universel, n'est-il pas, en définitive, l'expression de la + volonté du plus grand nombre? vous me direz que ce principe est + destructeur des libertés publiques; qu'y puis-je faire? Quand ce + principe est entré dans les moeurs, connaissez-vous le moyen de l'en + arracher? Et, s'il n'en peut être arraché, connaissez-vous un moyen de + le réaliser dans les grandes Sociétés européennes, autrement que par + le bras d'un seul homme. Vous êtes sévère sur les moyens de + gouvernement: indiquez-moi un autre mode d'exécution, et, s'il n'y en + a pas d'autre que le pouvoir absolu, dites-moi comment ce pouvoir peut + se séparer des imperfections spéciales auxquelles son principe le + condamne.</p> + <p>Non, je ne suis pas un saint Vincent de Paule, car mes sujets ont + besoin, non pas d'une âme évangélique, mais d'un bras; je ne suis non + plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne + suis ni chez des Spartiates, ni chez des Romains; je suis au sein de + sociétés voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des + armes, les transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent + plus d'autorité divine, plus d'autorité paternelle, plus de frein + religieux. Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis? je + suis tel, parce qu'il est tel. Aurais-je la puissance d'arrêter sa + pente? Non, je ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se + dissoudrait plus vite encore si elle était livrée à elle-même. Je + prends cette société par ses vices, parce qu'elle ne me présente que + des vices; si elle avait des vertus, je la prendrais par ses + vertus.</p> + <p>Mais si d'austères principes peuvent insulter à ma puissance, + est-ce donc qu'ils peuvent méconnaître les services réels que je + rends, mon génie et même ma grandeur?</p> + <p>Je suis le bras, je suis l'épée des Révolutions qu'égare le souffle + avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces + insensées qui n'ont d'autre mobile, au fond, que la brutalité des + instincts, qui courent à la rapine sous le voile des principes. Si je + discipline ces forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne + fût-ce qu'un siècle, n'ai-je pas bien mérité d'elle? ne puis-je même + prétendre à la reconnaissance des États européens qui tournent les + yeux vers moi, comme vers l'Osiris qui, seul, a la puissance de + captiver ces foules frémissantes? Portez donc vos yeux plus haut et + inclinez-vous devant celui qui porte à son front le signe fatal de la + prédestination humaine.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ange exterminateur, petit-fils de Tamerlan, réduisez les peuples à + l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il n'y ait quelque part des âmes + libres qui vous braveront, et leur dédain suffirait pour sauvegarder + les droits de la conscience humaine rendus imperceptibles par + Dieu.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dieu protège les forts.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Arrivez donc, je vous prie, aux derniers anneaux de la chaîne que + vous avez forgée. Serrez-la bien, usez de l'enclume et du marteau, + vous pouvez tout. Dieu vous protége, c'est lui-même qui guide votre + étoile.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>J'ai peine à comprendre l'animation qui règne maintenant dans vos + paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris pour politique finale, + non la violence, mais l'effacement? rassurez-vous donc, je vous + apporte plus d'une consolation inattendue. Seulement laissez-moi + prendre encore quelques précautions que je crois nécessaires à ma + sûreté, vous verrez qu'avec celles dont je m'entoure, un prince n'a + rien à craindre des événements.</p> + <p>Nos écrits ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez, et je + crois qu'un despote qui veut être complet ne doit pas non plus se + dispenser de vous lire. Ainsi, vous remarquez fort bien dans + l'<i>Esprit des lois</i> qu'un monarque absolu doit avoir une garde + prétorienne nombreuse<a name='FNanchor_15_15'></a><a href= + '#Footnote_15_15'><sup>[15]</sup></a>; l'avis est bon, je le suivrai. + Ma garde serait d'un tiers environ de l'effectif de mon armée. Je suis + grand amateur de la conscription qui est une des plus belles + inventions du génie français, mais je crois qu'il faut perfectionner + cette institution en essayant de retenir sous les armes le plus grand + nombre possible de ceux qui ont achevé le temps de leur service. J'y + parviendrais, je crois, en m'emparant résolûment de l'espèce de + commerce qui se fait dans quelques États, comme en France par exemple, + sur les engagements volontaires à prix d'argent. Je supprimerais ce + négoce hideux et je l'exercerais moi-même honnêtement sous la forme + d'un monopole en créant une caisse de dotation de l'armée qui me + servirait à appeler sous les drapeaux par l'appât de l'argent et à y + retenir par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement à + l'état militaire.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce sont donc des espèces de mercenaires que vous aspirez à former + dans votre propre patrie!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, la haine des partis dira cela, quand je ne suis mû que par le + bien du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs si légitime, de ma + conservation qui est le bien commun de mes sujets.</p> + <p>Passons à d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est que je + reviens aux constructions. Je vous ai prévenu que nous y serions + ramenés. Vous allez voir l'idée politique qui surgit du vaste système + de constructions que j'ai entrepris; je réalise par là une théorie + économique qui a fait beaucoup de désastres dans certains États de + l'Europe, la théorie de l'organisation du travail permanent pour les + classes ouvrières. Mon règne leur promet un salaire indéfini. Moi + mort, mon système abandonné, plus de travail; le peuple est en grève + et monte à l'assaut des classes riches. On est en pleine Jacquerie: + perturbation industrielle, anéantissement du crédit, insurrection dans + mon État, soulèvement autour de lui; l'Europe est en feu. Je m'arrête. + Dites-moi si les classes privilégiées, qui tremblent bien + naturellement pour leur fortune, ne feront pas cause commune, et la + cause la plus étroite avec les classes ouvrières pour me maintenir, + moi ou ma dynastie; si d'autre part, l'intérêt de la tranquillité + européenne n'y rattachera pas toutes les puissances de premier + ordre.</p> + <p>La question des constructions qui paraît mince est donc en réalité, + comme vous le voyez, une question colossale. Quand il s'agit d'un + objet de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. + Avez-vous remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se + doublent d'une combinaison financière? C'est encore ce qui m'arrive + ici. J'instituerai une caisse des travaux publics que je doterai de + plusieurs centaines de millions à l'aide desquels je provoquerai aux + constructions sur la surface entière de mon royaume. Vous avez deviné + mon but: je tiens debout la jacquerie ouvrière; c'est l'autre armée + dont j'ai besoin contre les factions. Mais cette masse de prolétaires + qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant qu'elle puisse se + retourner contre moi au jour où elle serait sans pain. C'est à quoi je + pourvois par les constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de + particulier dans mes combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit + en même temps ses corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi + construit en même temps contre lui les moyens de défense dont j'ai + besoin. Sans le savoir, il se chasse lui-même des grands centres où sa + présence m'inquiéterait; il rend à jamais impossible le succès des + révolutions qui se font dans la rue. Le résultat des grandes + constructions, en effet, est de raréfier l'espace où peut vivre + l'artisan, de le refouler aux faubourgs, et bientôt de les lui faire + abandonner; car la cherté des subsistances croît avec l'élévation du + taux des loyers. Ma capitale ne sera guère habitable, pour ceux qui + vivent d'un travail quotidien, que dans la partie la plus rapprochée + de ses murs. Ce n'est donc pas dans les quartiers voisins du siége des + autorités que les insurrections pourront se former. Sans doute, il y + aura autour de la capitale une population ouvrière immense, redoutable + dans un jour de colère; mais les constructions que j'élèverais + seraient toutes conçues d'après un plan stratégique, c'est-à-dire, + qu'elles livreraient passage à de grandes voies où, d'un bout à + l'autre, pourrait circuler le canon. L'extrémité de ces grandes voies + se relierait à une quantité de casernes, espèces de bastilles, pleines + d'armes, de soldats et de munitions. Il faudrait que mon successeur + fût un vieillard imbécile ou un enfant pour se laisser tomber devant + une insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques grains de + poudre balaieraient l'émeute jusqu'à vingt lieues de la capitale. Mais + le sang qui coule dans mes veines est brûlant et ma race a tous les + signes de la force. M'écoutez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais vous comprenez bien que je n'entends pas rendre la vie + matérielle difficile à la population ouvrière de la capitale, et je + rencontre là un écueil, c'est incontestable; mais la fécondité de + ressources que doit avoir mon gouvernement me suggérerait une idée; ce + serait de bâtir pour les gens du peuple de vastes cités où les + logements seraient à bas prix, et où leurs masses se trouveraient + réunies par cohortes comme dans de vastes familles.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Des souricières!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oh! l'esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne + manquera pas de dénigrer mes institutions. On dira ce que vous dites. + Peu m'importe, si le moyen ne réussit pas on en trouvera un autre.</p> + <p>Je ne dois pas abandonner le chapitre des constructions sans + mentionner un détail bien insignifiant en apparence, mais qu'y a-t-il + d'insignifiant en politique? Il faut que les innombrables édifices que + je construirai soient marqués à mon nom, qu'on y trouve des attributs, + des bas-reliefs, des groupes qui rappellent un sujet de mon histoire. + Mes armes, mon chiffre doivent être entrelacés partout. Ici, ce seront + des anges qui soutiendront ma couronne, plus loin, des statues de la + justice et de la sagesse qui supporteront mes initiales. Ces points + sont de la dernière importance, j'y tiens essentiellement.</p> + <p>C'est par ces signes, par ces emblêmes que la personne du souverain + est toujours présente; on vit avec lui, avec son souvenir, avec sa + pensée. Le sentiment de sa souveraineté absolue entre dans les esprits + les plus rebelles comme la goutte d'eau qui tombe incessamment du + rocher creuse le pied de granit. Par la même raison je veux que ma + statue, mon buste, mes portraits soient dans tous les établissements + publics, dans l'auditoire des tribunaux surtout; que l'on me + représente en costume royal ou à cheval.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>A côté de l'image du Christ.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non pas, sans doute, mais en face; car la puissance souveraine est + une image de la puissance divine. Mon image s'allie ainsi avec celle + de la Providence et de la justice.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Il faut que la justice elle-même porte votre livrée. Vous n'êtes + pas un chrétien, vous êtes un empereur Grec du Bas-Empire.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je suis un empereur catholique, apostolique et romain. Par les + mêmes raisons que celles que je viens de vous déduire, je veux que + l'on donne mon nom, le nom Royal, aux établissements publics de + quelque nature qu'ils soient. Tribunal royal, Cour royale, Académie + royale, Corps législatif royal, Sénat royal, Conseil d'État royal; + autant que possible ce même vocable sera donné aux fonctionnaires, aux + agents, au personnel officiel qui entoure le gouvernement. Lieutenant + du roi, archevêque du roi, comédien du roi, juge du roi, avocat du + roi. Enfin, le nom de royal sera imprimé à quiconque, hommes ou + choses, représentera un signe de puissance. Ma fète seule sera une + fète nationale et non pas royale. J'ajoute encore qu'il faut, autant + que possible, que les rues, les places publiques, les carrefours + portent des noms qui rappellent les souvenirs historiques de mon + règne. Si l'on suit bien ces indications, fût-on Caligula ou Néron, on + est certain de s'imprimer à jamais dans la mémoire des peuples et de + transmettre son prestige à la postérité la plus reculée. Que de choses + n'ai-je point encore à ajouter! il faut que je me borne.</p> + <div class='blkquot'> + <p><i>Car qui pourrait tout dire sans un mortel ennui?</i><a name= + 'FNanchor_16_16'></a><a href= + '#Footnote_16_16'><sup>[16]</sup></a>.</p> + </div> + <p>Me voici arrivé aux petits moyens; je le regrette, car ces choses + ne sont peut-être pas dignes de votre attention, mais, pour moi, elles + sont vitales.</p> + <p>La bureaucratie est, dit-on, une plaie des gouvernements + monarchiques; je n'en crois rien. Ce sont des milliers de serviteurs + qui sont naturellement rattachés à l'ordre de choses existant. J'ai + une armée de soldats, une armée de juges, une armée d'ouvriers, je + veux une armée d'employés.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ne vous donnez plus la peine de rien justifier.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>En ai-je le temps?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, passez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Dans les États qui ont été monarchiques, et ils l'ont tous été au + moins une fois, j'ai constaté qu'il y avait une véritable frénésie + pour les cordons, pour les rubans. Ces choses ne coûtent presque rien + au prince et il peut faire des heureux, mieux que cela, des fidèles, + au moyen de quelques pièces d'étoffe, de quelques hochets en argent ou + en or. Peu s'en faudrait, en vérité, que je ne décorasse sans + exception ceux qui me le demanderaient. Un homme décoré est un homme + donné. Je ferais de ces marques de distinction un signe de ralliement + pour les sujets dévoués; j'aurais, je crois bien, à ce prix, les onze + douzièmes de mon royaume. Je réalise par là, autant que je le puis, + les instincts d'égalité de la nation. Remarquez bien ceci: plus une + nation en général tient à l'égalité, plus les individus ont de passion + pour les distinctions. C'est donc là un moyen d'action dont il serait + trop malhabile de se priver. Bien loin par suite de renoncer aux + titres, comme vous me l'avez conseillé, je les multiplierais autour de + moi en même temps que les dignités. Je veux dans ma cour l'étiquette + de Louis XIV, la hiérarchie domestique de Constantin, un formalisme + diplomatique sévère, un cérémonial imposant; ce sont là des moyens de + gouvernement infaillibles sur l'esprit des masses. A travers tout + cela, le souverain apparaît comme un Dieu.</p> + <p>On m'assure que dans les États en apparence les plus démocratiques + par les idées, l'ancienne noblesse monarchique n'a presque rien perdu + de son prestige. Je me donnerais pour chambellans les gentilhommes de + la plus vieille roche. Beaucoup d'antiques noms seraient éteints sans + doute; en vertu de mon pouvoir souverain, je les ferais revivre avec + les titres, et l'on trouverait à ma cour les plus grands noms de + l'histoire depuis Charlemagne.</p> + <p>Il est possible que ces conceptions vous paraissent bizarres, mais + ce que je vous affirme, c'est qu'elles feront plus pour la + consolidation de ma dynastie que les lois les plus sages. Le culte du + prince est une sorte de religion, et, comme toutes les religions + possibles, ce culte impose des contradictions et des mystères + au-dessus de la raison<a name='FNanchor_17_17'></a><a href= + '#Footnote_17_17'><sup>[17]</sup></a>. Chacun de mes actes, quelque + inexplicable qu'il soit en apparence, procède d'un calcul dont + l'unique objet est mon salut et celui de ma dynastie. Ainsi que je le + dis, d'ailleurs, dans le <i>Traité du Prince</i>, ce qui est + réellement difficile, c'est d'acquérir le pouvoir; mais il est facile + de le conserver, car il suffit en somme d'ôter ce qui nuit et + d'établir ce qui protége. Le trait essentiel de ma politique, comme + vous avez pu le voir, a été de me rendre indispensable<a name= + 'FNanchor_18_18'></a><a href='#Footnote_18_18'><sup>[18]</sup></a>; + j'ai détruit autant de forces organisées qu'il l'a fallu pour que rien + ne pût plus marcher sans moi, pour que les ennemis mêmes de mon + pouvoir tremblassent de le renverser.</p> + <p>Ce qui me reste à faire maintenant ne consiste plus que dans le + développement des moyens moraux qui sont en germe dans mes + institutions. Mon règne est un règne de plaisirs; vous ne me défendez + pas d'égayer mon peuple par des jeux, par des fêtes; c'est par là que + j'adoucis les moeurs. On ne peut pas se dissimuler que ce siècle ne + soit un siècle d'argent; les besoins ont doublé, le luxe ruine les + familles; de toutes parts on aspire aux jouissances matérielles; il + faudrait qu'un souverain ne fût guère de son temps pour ne pas savoir + faire tourner à son profit cette passion universelle de l'argent et + cette fureur sensuelle qui consume aujourd'hui les hommes. La misère + les serre comme dans un étau, la luxure les presse; l'ambition les + dévore, ils sont à moi. Mais quand je parle ainsi, au fond c'est + l'intérêt de mon peuple qui me guide. Oui, je ferai sortir le bien du + mal; j'exploiterai le matérialisme au profit de la concorde et de la + civilisation; j'éteindrai les passions politiques des hommes en + apaisant les ambitions, les convoitises et les besoins. Je prétends + avoir pour serviteurs de mon règne ceux qui, sous les gouvernements + précédents, auront fait le plus de bruit au nom de la liberté. Les + plus austères vertus sont comme celle de la femme de Joconde; il + suffit de doubler toujours le prix de la défaite. Ceux qui résisteront + à l'argent ne résisteront pas aux honneurs; ceux qui résisteront aux + honneurs ne résisteront pas à l'argent. En voyant tomber à leur tour + ceux que l'on croyait le plus purs, l'opinion publique s'affaiblira à + tel point qu'elle finira par abdiquer complétement. Comment + pourra-t-on se plaindre en définitive? Je ne serai rigoureux que pour + ce qui aura trait à la politique; je ne persécuterai que cette + passion; je favoriserai même secrètement les autres par les mille + voies souterraines dont dispose le pouvoir absolu.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Après avoir détruit la conscience politique, vous deviez + entreprendre de détruire la conscience morale; vous avez tué la + société, maintenant vous tuez l'homme. Plût à Dieu que vos paroles + retentissent jusque sur la terre; jamais réfutation plus éclatante de + vos propres doctrines n'aurait frappé des oreilles humaines.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Laissez-moi finir.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_QUATRIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Il ne me reste plus maintenant qu'à vous indiquer certaines + particularités de ma manière d'agir, certaines habitudes de conduite + qui donneront à mon gouvernement sa dernière physionomie.</p> + <p>En premier lieu, je veux que mes desseins soient impénétrables même + pour ceux qui m'approcheront le plus près. Je serais, sous ce rapport, + comme Alexandre VI et le duc de Valentinois, dont on disait + proverbialement à la cour de Rome, du premier, «qu'il ne faisait + jamais ce qu'il disait; du second, qu'il ne disait jamais ce qu'il + faisait.» Je ne communiquerais mes projets que pour en ordonner + l'exécution et je ne donnerais mes ordres qu'au dernier moment. Borgia + n'en usait jamais autrement; ses ministres eux-mêmes ne savaient rien + et l'on était toujours réduit autour de lui à de simples conjectures. + J'ai le don de l'immobilité, mon but est là; je regarde d'un autre + côté, et quand il est à ma portée, je me retourne tout à coup et je + fonds sur ma proie avant qu'elle n'ait eu le temps de jeter un + cri.</p> + <p>Vous ne sauriez croire quel prestige une telle puissance de + dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à la vigueur de + l'action, un respect superstitieux l'environne, ses conseillers se + demandent tout bas ce qui sortira de sa tête, le peuple ne place sa + confiance qu'en lui; il personnifie à ses yeux la Providence dont les + voies sont inconnues. Quand le peuple le voit passer, il songe avec + une terreur involontaire ce qu'il pourrait d'un signe de la nuque; les + États voisins sont toujours dans la crainte et le comblent de marques + de déférence, car ils ne savent jamais si quelque entreprise toute + prête ne fondra pas sur eux du jour au lendemain.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes fort contre votre peuple parce que vous le tenez sous + votre genou, mais si vous trompez les États avec qui vous traitez + comme vous trompez vos sujets, vous serez bientôt étouffé dans les + bras d'une coalition.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me faites sortir de mon sujet, car je ne m'occupe ici que de + ma politique intérieure; mais si vous voulez savoir un des principaux + moyens à l'aide desquels je tiendrais en échec la coalition des haines + étrangères, le voici: Je règne sur un puissant royaume, je vous l'ai + dit; eh bien! je chercherais autour de mes États quelque grand pays + déchu qui aspirât à se relever, je le relèverais tout entier à la + faveur de quelque guerre générale, comme cela s'est vu pour la Suède, + pour la Prusse, comme cela peut se voir d'un jour à l'autre pour + l'Allemagne ou pour l'Italie, et ce pays, qui ne vivrait que par moi, + qui ne serait qu'une émanation de mon existence, me donnerait, tant + que je serais debout, trois cent mille hommes de plus contre l'Europe + armée.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et le salut de votre État à côté duquel vous élèveriez ainsi une + puissance rivale et par suite ennemie dans un temps donné?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avant tout je me conserve.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ainsi vous n'avez rien, pas même le souci des destinées de votre + royaume<a name='FNanchor_19_19'></a><a href= + '#Footnote_19_19'><sup>[19]</sup></a>?</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Qui vous dit cela? Pourvoir à mon salut, n'est-ce pas pourvoir en + même temps au salut de mon royaume!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Votre physionomie royale se dégage de plus en plus; je veux la voir + toute entière.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Daignez donc ne pas m'interrompre.</p> + <p>Il s'en faut bien qu'un prince, quelle que soit sa force de tête, + trouve toujours en lui les ressources d'esprit nécessaires. Un des + plus grands talents de l'homme d'État consiste à s'approprier les + conseils qu'il entend autour de lui. On trouve très-souvent dans son + entourage des avis lumineux. J'assemblerais donc très-souvent mon + conseil, je le ferais discuter, débattre devant moi les questions les + plus importantes. Quand le souverain se défie de ses impressions, ou + n'a pas assez de ressources de langage pour déguiser sa véritable + pensée, il doit rester muet ou ne parler que pour engager plus avant + la discussion. Il est très-rare que, dans un conseil bien composé, le + véritable parti à prendre dans telle situation donnée, ne se formule + pas de manière ou d'autre. On le saisit et très-souvent l'un de ceux + qui a donné fort obscurément son avis est tout étonné le lendemain de + le voir exécuté.</p> + <p>Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle + attention j'ai toujours mise à créer des apparences; il en faut dans + les paroles comme dans les actes. Le comble de l'habileté est de faire + croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes + desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque + toujours le contraire de ce qu'elles paraîtront indiquer. Les initiés + seuls pourront pénétrer le sens des mots caractéristiques qu'à de + certains moments je laisserai tomber du haut du trône; quand je dirai: + <i>Mon règne, c'est la paix</i>, c'est que ce sera la guerre; quand je + dirai que je fais appel aux <i>moyens moraux</i>, c'est que je vais + user des moyens de la force. M'écoutez-vous?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Oui.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous avez vu que ma presse a cent voix et qu'elles parlent + incessamment de la grandeur de mon règne, de l'enthousiasme de mes + sujets pour leur souverain; qu'elles mettent en même temps dans la + bouche du public les opinions, les idées et jusqu'aux formules de + langage qui doivent défrayer ses entretiens; vous avez vu également + que mes ministres étonnent sans relâche le public des témoignages + incontestables de leurs travaux. Quant à moi, je parlerais rarement, + une fois l'année seulement, puis çà et là dans quelques grandes + circonstances. Aussi chacune de mes manifestations serait accueillie, + non-seulement dans mon royaume, mais dans l'Europe entière, comme un + événement.</p> + <p>Un prince dont le pouvoir est fondé sur une base démocratique, doit + avoir un langage soigné, mais cependant populaire. Au besoin il ne + doit pas craindre de parler en démagogue, car après tout il est le + peuple, et il en doit avoir les passions. Il faut avoir pour lui + certaines attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations + de sensibilité qui trouveront place à l'occasion. Peu importe que ces + moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux du monde, le peuple n'y + regardera pas de si près et l'effet sera produit.</p> + <p>Dans mon ouvrage je recommande au prince de prendre pour type + quelque grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible + suivre les traces<a name='FNanchor_20_20'></a><a href= + '#Footnote_20_20'><sup>[20]</sup></a>. Ces assimilations historiques + font encore beaucoup d'effet sur les masses; on grandit dans leur + imagination, on se donne de son vivant la place que la postérité vous + réserve. On trouve d'ailleurs dans l'histoire de ces grands hommes des + rapprochements, des indications utiles, quelquefois des situations + identiques, dont on tire des enseignements précieux, car toutes les + grandes leçons politiques sont dans l'histoire. Quand on a trouvé un + grand homme avec qui l'on a des analogies, on peut faire mieux encore: + Vous savez que les peuples aiment qu'un prince ait l'esprit cultivé, + qu'il ait le goût des lettres, qu'il en ait même le talent. Eh bien, + le prince ne saurait mieux employer ses loisirs qu'à écrire, par + exemple, l'histoire du grand homme des temps passés, qu'il a pris pour + modèle. Une philosophie sévère peut taxer ces choses de faiblesse. + Quand le souverain est fort on les lui pardonne, et elles lui donnent + même je ne sais quelle grâce.</p> + <p>Certaines faiblesses, et même certains vices, servent d'ailleurs le + prince autant que des vertus. Vous avez pu reconnaître la vérité de + ces observations d'après l'usage que j'ai dû faire tantôt de la + duplicité, et tantôt de la violence. Il ne faut pas croire, par + exemple, que le caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire; + bien au contraire. S'il est souvent opportun d'user de la clémence ou + de la magnanimité, il faut qu'à de certains moments sa colère + s'appesantisse d'une manière terrible. L'homme est l'image de Dieu, et + la divinité n'a pas moins de rigueur dans ses coups que de + miséricorde. Quand j'aurais résolu la perte de mes ennemis, je les + écraserais donc jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que poussière. Les + hommes ne se vengent que des injures légères; ils ne peuvent rien + contre les grandes<a name='FNanchor_21_21'></a><a href= + '#Footnote_21_21'><sup>[21]</sup></a>. C'est du reste ce que je dis + expressément dans mon livre. Le prince n'a que le choix des + instruments qui doivent servir à son courroux; il trouvera toujours + des juges prêts à sacrifier leur conscience à ses projets de vengeance + ou de haine.</p> + <p>Ne craignez pas que le peuple s'émeuve jamais des coups que je + porterai. D'abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, + et puis il hait naturellement ce qui s'élève, il se réjouit + instinctivement quand on frappe au-dessus de lui. Peut-être ne + savez-vous pas bien d'ailleurs avec quelle facilité on oublie. Quand + le moment des rigueurs est passé, c'est à peine si ceux-là mêmes que + l'on a frappés se souviennent. A Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite + rapporte que les victimes couraient avec je ne sais quelle jouissance + au-devant des supplices. Vous entendez parfaitement qu'il ne s'agit de + rien de semblable dans les temps modernes; les moeurs sont devenues + fort douces: quelques proscriptions, des emprisonnements, la déchéance + des droits civiques, ce sont là des châtiments bien légers. Il est + vrai que, pour arriver à la souveraine puissance, il a fallu verser du + sang et violer bien des droits; mais, je vous le répète, tout + s'oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques bons procédés de la + part de ses ministres ou de ses agents, seront accueillis avec les + marques de la plus grands reconnaissance.</p> + <p>S'il est indispensable de punir avec une inflexible rigueur, il + faut récompenser avec la même ponctualité: c'est ce que je ne + manquerais jamais de faire. Quiconque aurait rendu un service à mon + gouvernement, serait récompensé dès le lendemain. Les places, les + distinctions, les plus grandes dignités, formeraient autant d'étapes + certaines pour quiconque serait en possession de servir utilement ma + politique. Dans l'armée, dans la magistrature, dans tous les emplois + publics, l'avancement serait calculé sur la nuance de l'opinion et le + degré de zèle à mon gouvernement. Vous êtes muet.</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Continuez.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je reviens sur certains vices et même sur certains travers + d'esprit, que je regarde comme nécessaires au prince. Le maniement du + pouvoir est une chose formidable. Si habile que soit un souverain, si + infaillible que soit son coup d'oeil et si vigoureuse que soit sa + décision, il y a encore un immense <i>alea</i> dans son existence. Il + faut être superstitieux. Gardez-vous de croire que ceci soit de légère + conséquence. Il est, dans la vie des princes, des situations si + difficiles, des moments si graves, que la prudence humaine ne compte + plus. Dans ces cas-là, il faut presque jouer au dé ses résolutions. Le + parti que j'indique, et que je suivrais, consiste, dans certaines + conjonctures, à se rattacher à des dates historiques, à consulter des + anniversaires heureux, à mettre telle ou telle résolution hardie sous + les auspices d'un jour où l'on a gagné une victoire, fait un coup de + main heureux. Je dois vous dire que la superstition a un autre + avantage très grand; le peuple connaît cette tendance. Ces + combinaisons augurales réussissent souvent; il faut aussi les employer + lorsque l'on est sûr du succès. Le peuple, qui ne juge que par les + résultats, s'habitue à croire que chacun des actes du souverain + correspond à des signes célestes, que les coïncidences historiques + forcent la main de la fortune.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Le dernier mot est dit, vous êtes un joueur.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, mais j'ai un bonheur inouï, et j'ai la main si sûre, la tête + si fertile que la fortune ne peut pas tourner.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Puisque vous faites votre portrait, vous devez avoir encore + d'autres vices ou d'autres vertus à faire passer.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je vous demande grâce pour la luxure. La passion des femmes sert un + souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a dû à son + incontinence une partie de sa popularité. Les hommes sont ainsi faits, + que ce penchant leur plaît chez ceux qui les gouvernent. La + dissolution des moeurs a été de tout temps une fureur, une carrière + galante dans laquelle le prince doit devancer ses égaux, comme il + devance ses soldats devant l'ennemi. Ces idées sont françaises, et je + ne pense pas qu'elles déplaisent trop à l'illustre auteur des + <i>Lettres persanes</i>. Il ne m'est pas permis de tomber dans des + considérations trop vulgaires, cependant je ne puis me dispenser de + vous dire que le résultat le plus réel de la galanterie du prince, est + de lui concilier la sympathie de la plus belle moitié de ses + sujets.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous tournez au madrigal.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>On peut être sérieux et galant: vous en avez fourni la preuve. Je + ne rabats rien de ma proposition. L'influence des femmes sur l'esprit + public est considérable. En bonne politique, le prince est condamné à + faire de la galanterie, alors même qu'au fond il ne s'en soucierait + pas; mais le cas sera rare.</p> + <p>Je puis vous assurer que si je suis bien les règles que je viens de + tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans mon royaume. On + aura un souverain vigoureux, dissolu, plein d'esprit de chevalerie, + adroit à tous les exercices du corps: on l'aimera. Les gens austères + n'y feront rien; on suivra le torrent; bien plus, les hommes + indépendants seront mis à l'index: on s'en écartera. On ne croira ni à + leur caractère, ni à leur désintéressement. Ils passeront pour des + mécontents qui veulent se faire acheter. Si çà et là, je + n'encourageais pas le talent, on le repousserait de toutes parts, on + marcherait sur les consciences comme sur le pavé. Mais au fond, je + serai un prince moral; je ne permettrai pas que l'on aille au delà de + certaines limites. Je respecterai la pudeur publique, partout où je + verrai qu'elle veut être respectée. Les souillures ne m'atteindront + pas, car je me déchargerai sur d'autres des parties odieuses de + l'administration. Ce que l'on pourra dire de pis, c'est que je suis un + bon prince mal entouré, que je veux le bien, que je le veux ardemment, + que je le ferai toujours, quand on me l'indiquera.</p> + <p>Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le + pouvoir absolu. Là, point de contradiction, point de résistance; on + peut suivre à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses + fautes. On peut sans opposition faire le bonheur de son peuple, car + c'est là ce qui me préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l'on + ne s'ennuiera pas dans mon royaume; les esprits y seront sans cesse + occupés par mille objets divers. Je donnerai au peuple le spectacle de + mes équipages et des pompes de ma cour, on préparera de grandes + cérémonies, je tracerai des jardins, j'offrirai l'hospitalité à des + rois, je ferai venir des ambassades des pays les plus reculés. Tantôt + ce seront des bruits de guerre, tantôt des complications diplomatiques + sur lesquelles on glosera pendant des mois entiers; j'irai bien loin, + je donnerai satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les + guerres qui se feront sous mon règne seront entreprises au nom de la + liberté des peuples et de l'indépendance des nations, et pendant que + sur mon passage les peuples m'acclameront, je dirai secrètement à + l'oreille des rois absolus: Ne craignez rien, je suis des vôtres, je + porte comme vous une couronne et je tiens à la conserver: + <i>j'embrasse la liberté européenne, mais c'est pour + l'étouffer</i>.</p> + <p>Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma + fortune; ce serait le jour où l'on reconnaîtra de tous côtés que ma + politique n'est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin + du calcul.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai + peu. J'ai d'ailleurs formé autour de moi une école d'hommes politiques + d'une très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point + le machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles + à suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des + hommes de rien, ou de très-peu de conséquence, qui seront de + véritables Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, + qui mentiront avec un imperturbable sang-froid; la vérité ne pourra se + faire jour nulle part.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Si vous n'avez fait que railler d'un bout à l'autre de cet + entretien, comme je le crois, Machiavel, je regarde cette ironie comme + votre plus magnifique ouvrage.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Une ironie! Vous vous trompez bien si vous le pensez. Ne + comprenez-vous pas que j'ai parlé sans voile, et que c'est la violence + terrible de la vérité qui donne à mes paroles la couleur que vous + croyez voir!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous avez achevé.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Pas encore.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Achevez donc.</p> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='VINGT_CINQUIEME_DIALOGUE'></a> + <h2>VINGT-CINQUIÈME DIALOGUE.</h2> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je régnerai dix ans dans ces conditions, sans changer quoi que ce + soit à ma législation; le succès définitif n'est qu'à ce prix. Rien, + absolument rien, ne doit me faire varier pendant cet intervalle; le + couvercle de la chaudière doit être de fer et de plomb; c'est pendant + ce temps que s'élabore le phénomène de destruction de l'esprit + factieux. Vous croyez peut-être qu'on est malheureux, qu'on se plaint. + Ah! je serais inexcusable s'il en était ainsi; mais quand les ressorts + seront le plus violemment tendus, quand je pèserai du poids le plus + terrible sur la poitrine de mon peuple, voici ce qu'on dira: Nous + n'avons que ce que nous méritons, souffrons.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes bien aveugle si vous prenez cela pour une apologie de + votre règne; si vous ne comprenez pas que l'expression de ces paroles + est un regret violent du passé. C'est là un mot stoïque qui vous + annonce le jour du châtiment.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous me troublez. L'heure est venue de détendre les ressorts, je + vais rendre des libertés.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mieux vaut mille fois l'excès de votre oppression; votre peuple + vous répondra: gardez ce que vous avez pris.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! que je reconnais bien là la haine implacable des partis. + N'accorder rien à ses adversaires politiques, rien, pas même les + bienfaits.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Non, Machiavel, rien avec vous, rien! la victime immolée ne reçoit + pas de bienfaits de son bourreau.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! que je pénétrerais aisément à cet égard la pensée secrète de + mes ennemis. Ils se flattent, ils espèrent que la force d'expansion + que je comprime me lancera tôt ou tard dans l'espace. Les insensés! + Ils ne me connaîtront bien qu'à la fin. En politique que faut-il pour + prévenir tout danger avec la plus grande compression possible? une + imperceptible ouverture. On l'aura.</p> + <p>Je ne rendrai pas des libertés considérables, à coup sûr; eh bien, + voyez pourtant à quel point l'absolutisme aura déjà pénétré dans les + moeurs. Je puis gager qu'au premier bruit de ces libertés, il + s'élèvera autour de moi des rumeurs d'épouvante. Mes ministres, mes + conseillers s'écrieront que j'abandonne le gouvernail, que tout est + perdu. On me conjurera, au nom du salut de l'État, au nom du pays, de + n'en rien faire; le peuple dira: à quoi songe-t-il? son génie baisse; + les indifférents diront: le voilà à bout; les haineux diront: Il est + mort.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Et ils auront tous raison, car un publiciste moderne<a name= + 'FNanchor_22_22'></a><a href='#Footnote_22_22'><sup>[22]</sup></a> a + dit avec une grande vérité: «Veut-on ravir aux hommes leurs droits? il + ne faut rien faire à demi. Ce qu'on leur laisse, leur sert à + reconquérir ce qu'on leur enlève. La main qui reste libre dégage + l'autre de ses fers.»</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est très-bien pensé; c'est très-vrai; je sais que je m'expose + beaucoup. Vous voyez bien que l'on est injuste envers moi, que j'aime + plus la liberté qu'on ne le dit. Vous m'avez demandé tout à l'heure si + j'avais de l'abnégation, si je saurais me sacrifier pour mes peuples, + descendre du trône au besoin: vous avez maintenant ma réponse, j'en + puis descendre par le martyre.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous êtes bien attendri. Quelles libertés rendez-vous?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je permets à ma chambre législative de me témoigner chaque année, + au moment du jour de l'an, l'expression de ses voeux dans une + adresse.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Mais puisque l'immense majorité de la chambre vous est dévouée, que + pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des témoignages + d'admiration et d'amour?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien, oui. Ces témoignages ne sont-ils pas naturels?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Sont-ce toutes les libertés?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Mais cette première concession est considérable, quoique vous en + disiez. Je ne m'en tiendrai cependant pas là. Il s'opère aujourd'hui + en Europe un certain mouvement d'esprit contre la centralisation, non + pas chez les masses, mais dans les classes éclairées. Je + décentraliserai, c'est-à-dire que je donnerai à mes gouverneurs de + province le droit de trancher beaucoup de petites questions locales + soumises auparavant à l'approbation de mes ministres.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous ne faites que rendre la tyrannie plus insupportable si + l'élément municipal n'est pour rien dans cette réforme.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voilà bien la précipitation fatale de ceux qui réclament des + réformes: il faut marcher à pas prudents dans la voie de la liberté. + Je ne m'en tiens cependant pas là: je donne des libertés + commerciales.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Vous en avez déjà parlé.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est que le point industriel me touche toujours: je ne veux pas + qu'on dise que ma législation va, par un excès de défiance envers le + peuple, jusqu'à l'empêcher de pourvoir lui-même à sa subsistance. + C'est pour cette raison que je fais présenter aux chambres des lois + qui ont pour objet de déroger un peu aux dispositions prohibitives de + l'association. Du reste, la tolérance de mon gouvernement rendait + cette mesure parfaitement inutile, et comme, en fin de compte, il ne + faut pas se désarmer, rien ne sera changé à la loi, si ce n'est la + formule de la rédaction. On a aujourd'hui, dans les chambres, des + députés qui se prêtent très-bien à ces innocents stratagèmes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Est-ce tout?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Oui, car c'est beaucoup, trop peut-être; mais je crois pouvoir me + rassurer: mon armée est enthousiaste, ma magistrature fidèle, et ma + législation pénale fonctionne avec la régularité et la précision de + ces mécanismes tout-puissants et terribles que la science moderne à + inventés.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ainsi, vous ne touchez pas aux lois de la presse?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Vous ne le voudriez pas.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ni à la législation municipale?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Est-ce possible?</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ni à votre système de protectorat du suffrage?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ni à l'organisation du Sénat, ni à celle du Corps législatif, ni à + votre système intérieur, ni à votre système extérieur, ni à votre + régime économique, ni à votre régime financier?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Je ne touche qu'à ce que je vous ai dit. A proprement parler, je + sors de la période de la terreur, j'entre dans la voie de la + tolérance; je le puis sans dangers; je pourrais même rendre des + libertés réelles, car il faudrait être bien dénué d'esprit politique + pour ne pas reconnaître qu'à l'heure imaginaire que je suppose, ma + législation a porté tous ses fruits. J'ai rempli le but que je vous + avais annoncé; le caractère de la nation est changé; les légères + facultés que j'ai rendues ont été pour moi la sonde avec laquelle j'ai + mesuré la profondeur du résultat. Tout est fait, tout est consommé, il + n'y a plus de résistance possible. Il n'y a plus d'écueil, il n'y a + plus rien! Et cependant je ne rendrai rien. Vous l'avez dit, c'est là + qu'est la vérité pratique.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Hâtez-vous de terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous + rencontrer jamais, et que Dieu efface de ma mémoire jusqu'à la + dernière trace de ce que je viens d'entendre!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Prenez garde, Montesquieu; avant que la minute qui commence ne + tombe dans l'éternité vous chercherez mes pas avec angoisse et le + souvenir de cet entretien désolera éternellement votre âme.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Parlez!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Revenons donc. J'ai fait tout ce que vous savez; par ces + concessions à l'esprit libéral de mon temps, j'ai désarmé la haine des + partis.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! vous ne laisserez donc pas tomber ce masque d'hypocrisie dont + vous avez couvert des forfaits qu'aucune langue humaine n'a décrits. + Vous voulez donc que je sorte de la nuit éternelle pour vous flétrir! + Ah! Machiavel! vous-même n'aviez pas enseigné à dégrader à ce point + l'humanité! Vous ne conspiriez pas contre la conscience, vous n'aviez + pas conçu la pensée de faire de l'âme humaine une boue dans laquelle + le divin créateur lui-même ne reconnaîtrait plus rien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, je suis dépassé.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Fuyez! ne prolongez pas un instant de plus cet entretien.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Avant que les ombres qui s'avancent en tumulte là-bas n'aient + atteint ce noir ravin qui les sépare de nous, j'aurai fini; avant + qu'elles ne l'aient atteint vous ne me reverrez plus et vous + m'appellerez en vain.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Achevez donc, ce sera l'expiation de la témérité que j'ai commise + en acceptant cette gageure sacrilége!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ah! liberté! voilà donc avec quelle force tu tiens dans quelques + âmes quand le peuple te méprise ou se console de toi par des hochets. + Laissez-moi vous conter à ce sujet une bien courte apologue:</p> + <p>Dion raconte que le peuple romain était indigné contre Auguste à + cause de certaines lois trop dures qu'il avait faites, mais que, sitôt + qu'il eut, fait revenir le comédien Pilade, que les factieux avaient + chassé de la ville, le mécontentement cessa.</p> + <p>Voilà mon apologue. Maintenant voici la conclusion de l'auteur, car + c'est un auteur que je cite:</p> + <p>«Un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsque l'on + chassait un baladin que lorsqu'on lui enlevait toutes ses lois<a name= + 'FNanchor_23_23'></a><a href= + '#Footnote_23_23'><sup>[23]</sup></a>.»</p> + <p>Savez-vous qui a écrit cela?</p> + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Peu m'importe!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Reconnaissez-vous donc, c'est vous-même. Je ne vois que des âmes + basses autour de moi, qu'y puis-je faire? Les baladins ne manqueront + pas sous mon règne et il faudra qu'ils se conduisent bien mal pour que + je prenne le parti de les chasser.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Je ne sais si vous avez exactement rapporté mes paroles; mais voici + une citation que je puis vous garantir: elle vengera éternellement les + peuples que vous calomniez:</p> + <p>«Les moeurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois. + Il peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des bêtes des + hommes; s'il aime les âmes libres, il aura des sujets, s'il aime les + âmes basses, il aura des esclaves<a name='FNanchor_24_24'></a><a href= + '#Footnote_24_24'><sup>[24]</sup></a>.»</p> + <p>Voilà ma réponse, et si j'avais aujourd'hui à ajouter quelque chose + à cette citation, je dirais:</p> + <p>«Quand l'honnêteté publique est bannie du sein des cours, quand la + corruption s'étale là sans pudeur, elle ne pénètre pourtant jamais que + dans le coeur de ceux qui approchent un mauvais prince; l'amour de la + vertu continue à vivre dans le sein du peuple, et la puissance de ce + principe est si grande que le mauvais prince n'a qu'à disparaître pour + que, par la force même des choses, l'honnêteté revienne dans la + pratique du gouvernement en même temps que la liberté.»</p> + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Cela est très-bien écrit, dans une forme très-simple. Il n'y a + qu'un malheur à ce que vous venez de dire, c'est que, dans l'esprit + comme dans l'âme de mes peuples, je personnifie la vertu, bien mieux, + je personnifie la <i>liberté</i>, entendez-vous, comme je personnifie + la révolution, le progrès, l'esprit moderne, tout ce qu'il y a de + meilleur enfin dans le fond de la civilisation contemporaine. Je ne + dis pas qu'on me respecte, je ne dis pas qu'on m'aime, je dis qu'on me + vénère, je dis que le peuple m'adore; que, si je le voulais, je me + ferais élever des autels, car, expliquez cela, j'ai les dons fatals + qui agissent sur les masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI + qui ne voulait que le bien du peuple, qui le voulait avec toute la + foi, toute l'ardeur d'une âme sincèrement honnête, et, quelques années + auparavant, on avait élevé des autels à Louis XIV qui se souciait + moins du peuple que de la dernière de ses maîtresses; qui, au moindre + coup de tête, eût fait mitrailler la canaille en jouant aux dés avec + Lauzun. Mais je suis, moi, bien plus que Louis XIV, avec le suffrage + populaire qui me sert de base; je suis Washington, je suis Henri IV, + je suis saint Louis, Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, + pour vous faire honneur. Je suis un roi d'Égypte et d'Asie en même + temps, je suis Pharaon, je suis Cyrus, je suis Alexandre, je suis + Sardanapale; l'âme du peuple s'épanouit quand je passe; il court avec + ivresse sur mes pas; je suis un objet d'idolâtrie; le père me montre + du doigt à son fils, la mère invoque mon nom dans ses prières, la + jeune fille me regarde en soupirant et songe que si mon regard tombait + sur elle, par hasard, elle pourrait peut-être reposer un instant sur + ma couche. Quand le malheureux est opprimé, il dit: <i>Si le roi le + savait</i>; quand on veut se venger, qu'on espère un secours, on dit: + <i>Le roi le saura</i>. On ne m'approche jamais, du reste, que l'on ne + me trouve les mains pleines d'or. Ceux qui m'entourent, il est vrai, + sont durs, violents, ils méritent parfois le bâton, mais il faut qu'il + en soit ainsi; car leur caractère haïssable, méprisable, leur basse + cupidité, leurs débordements, leurs gaspillages honteux, leur avarice + crasse font contraste avec la douceur de mon caractère, mes allures + simples, ma générosité inépuisable. On m'invoque, vous dis-je, comme + un dieu; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies, + j'accours, la population se jette à mes pieds, elle m'emporterait au + ciel dans ses bras, si Dieu lui donnait des ailes.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec de la mitraille au + moindre signe de résistance.</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>C'est vrai, mais l'amour n'existe pas sans la crainte.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ce songe affreux est-il fini?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Un songe! Ah! Montesquieu! vous allez pleurer longtemps: déchirez + l'<i>Esprit des lois</i>, demandez à Dieu de vous donner l'oubli pour + votre part dans le ciel; car voici venir la vérité terrible dont vous + avez déjà le pressentiment; il n'y a pas de songe dans ce que je viens + de vous dire.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Qu'allez-vous m'apprendre!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses + monstrueuses devant lesquelles l'esprit recule épouvanté, cette oeuvre + que l'enfer même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela + existe, tout cela prospère à la face du soleil, à l'heure qu'il est, + sur un point de ce globe que nous avons quitté.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Où?</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Non, ce serait vous infliger une seconde mort.</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Ah! parlez, au nom du ciel!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Eh bien!...</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Quoi?...</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>L'heure est passée! Ne voyez-vous pas que le tourbillon + m'emporte!</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Machiavel!!</p> + <br> + + <center> + MACHIAVEL. + </center> + <br> + + <p>Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les + yeux; les reconnaissez-vous? ce sont des gloires qui ont fait l'envie + du monde entier. A l'heure qu'il est, elles redemandent à Dieu leur + patrie!...</p> + <br> + + <center> + MONTESQUIEU. + </center> + <br> + + <p>Dieu éternel, qu'avez-vous permis!...</p> + <br> + <br> + <br> + <br> + <a name='FIN'></a> + <h2>FIN.</h2> + <hr style='width: 65%;'> + <p><big><b>Notes de bas de page:</b></big></p> + <br> + <a name='Footnote_1_1'></a><a href='#FNanchor_1_1'>[1]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 24 et 25, chap. IX, livre III. + </div> + <a name='Footnote_2_2'></a><a href='#FNanchor_2_2'>[2]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 129, liv. XI, ch. VI. + </div> + <a name='Footnote_3_3'></a><a href='#FNanchor_3_3'>[3]</a> + <div class='note'> + Machiavel fait évidemment ici allusion à Joseph de Maistre, dont le + nom se retrouve d'ailleurs plus loin. + <p>(<i>Note de l'Éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_4_4'></a><a href='#FNanchor_4_4'>[4]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 543, 544, liv. XXXI, ch. IV. + </div> + <a name='Footnote_5_5'></a><a href='#FNanchor_5_5'>[5]</a> + <div class='note'> + Traité du Prince, p. 114, ch. XVII. + </div> + <a name='Footnote_6_6'></a><a href='#FNanchor_6_6'>[6]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 252 et s., liv. XIX, ch. V. + </div> + <a name='Footnote_7_7'></a><a href='#FNanchor_7_7'>[7]</a> + <div class='note'> + Traité du Prince, p. 47, ch. VII. + </div> + <a name='Footnote_8_8'></a><a href='#FNanchor_8_8'>[8]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 123, livre XI, chap. III. + </div> + <a name='Footnote_9_9'></a><a href='#FNanchor_9_9'>[9]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 12 et s., liv. II, et s., ch. II, et s. + </div> + <a name='Footnote_10_10'></a><a href='#FNanchor_10_10'>[10]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 371, liv. XXIV, ch. I et suiv. + </div> + <a name='Footnote_11_11'></a><a href='#FNanchor_11_11'>[11]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 393, liv. XXV, ch. XII. + </div> + <a name='Footnote_12_12'></a><a href='#FNanchor_12_12'>[12]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 68, livre VI, chap. V. + </div> + <a name='Footnote_13_13'></a><a href='#FNanchor_13_13'>[13]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, p. 80. chap. X, liv. XIII. + </div> + <a name='Footnote_14_14'></a><a href='#FNanchor_14_14'>[14]</a> + <div class='note'> + Traité du Prince, p. 106, ch. XVI. + </div> + <a name='Footnote_15_15'></a><a href='#FNanchor_15_15'>[15]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, liv. X, ch. XV, p. 127. + </div> + <a name='Footnote_16_16'></a><a href='#FNanchor_16_16'>[16]</a> + <div class='note'> + Cette phrase se trouve dans la préface de l'<i>Esprit des lois</i>, + p. 1. + <p>(<i>Note de l'Éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_17_17'></a><a href='#FNanchor_17_17'>[17]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, liv. XXV, chap. II, p 386. + </div> + <a name='Footnote_18_18'></a><a href='#FNanchor_18_18'>[18]</a> + <div class='note'> + <i>Traité du Prince</i>, chap. IX, p. 63. + </div> + <a name='Footnote_19_19'></a><a href='#FNanchor_19_19'>[19]</a> + <div class='note'> + On ne peut se dissimuler qu'ici Machiavel ne soit en contradiction + avec lui-même, car il dit formellement, ch. IV, p. 26, «que le + Prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine.» + <p>(<i>Note de l'éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_20_20'></a><a href='#FNanchor_20_20'>[20]</a> + <div class='note'> + <i>Traité du Prince</i>, chap. XIV, p. 98. + </div> + <a name='Footnote_21_21'></a><a href='#FNanchor_21_21'>[21]</a> + <div class='note'> + <i>Traité du Prince</i>, ch. III, p. 17. + </div> + <a name='Footnote_22_22'></a><a href='#FNanchor_22_22'>[22]</a> + <div class='note'> + Benjamin Constant. + <p>(<i>Note de l'éditeur</i>.)</p> + </div> + <a name='Footnote_23_23'></a><a href='#FNanchor_23_23'>[23]</a> + <div class='note'> + <i>Esp. des lois</i>, liv. XIX, chap. II, p. 253. + </div> + <a name='Footnote_24_24'></a><a href='#FNanchor_24_24'>[24]</a> + <div class='note'> + P. 173, chap. XXVII, liv. XII. + </div> + <hr style='width: 65%;'> + <a name='TABLE_ANALYTIQUE_DES_MATIERES'></a> + <h2>TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.</h2> + <br> + + <p>1re PARTIE.—<a href='#PREMIER_DIALOGUE'>PREMIER + DIALOGUE.</a></p> + <p>Rencontre de Machiavel et de Montesquieu aux enfers.</p> + <p>Machiavel fait l'éloge de la vie posthume. Il se plaint de la + réprobation que la postérité a attachée à son nom, et se justifie.</p> + <p>Son seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois; + le <i>machiavélisme est antérieur à Machiavel</i>.</p> + <p>Son système philosophique et moral; théorie de la + force.—Négation de la morale et du droit en politique.</p> + <p>Les grands hommes font le bien des sociétés en violant toutes les + lois. <i>Le bien sort du mal</i>.</p> + <p>Causes de la préférence donnée à la monarchie + absolue.—Incapacité de la démocratie.—Despotisme favorable + au développement des grandes civilisations.</p> + <br> + + <p><a href='#DEUXIEME_DIALOGUE'>DEUXIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Réponse de Montesquieu.—Les doctrines de Machiavel n'ont + point de base philosophique.—La force et l'astuce ne sont pas + des principes.</p> + <p>Les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de s'appuyer sur le + droit. La raison d'État n'est que l'intérêt particulier du Prince ou + de ses favoris.</p> + <p>Le droit et la morale sont les fondements de la politique. + Inconséquence du système contraire. Si le Prince s'affranchit des + règles de la morale, les sujets en feront autant.</p> + <p>Les grands hommes qui violent les lois sous prétexte de sauver + l'État font plus de mal que de bien. L'anarchie est souvent bien moins + funeste que le despotisme.</p> + <p>Incompatibilité du despotisme avec l'état actuel des institutions + chez les principaux peuples de l'Europe.—Machiavel invite + Montesquieu à justifier cette proposition.</p> + <br> + + <p><a href='#TROISIEME_DIALOGUE'>TROISIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Développement des idées de Montesquieu.—La confusion des + pouvoirs est la cause première du despotisme et de l'anarchie.</p> + <p>Influence des moeurs politiques sous l'empire desquelles le + <i>Traité du Prince</i> a été écrit. Progrès de la science sociale en + Europe.</p> + <p>Vaste système de garanties dont les nations se sont entourées. + Traités, constitutions, lois civiles.</p> + <p>Séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. + C'est le principe générateur de la liberté politique, le principal + obstacle à la tyrannie.</p> + <p>Que le régime représentatif est le mode de gouvernement le mieux + approprié aux temps modernes. Conciliation de l'ordre et de la + liberté.</p> + <p>Justice, base essentielle du gouvernement. Le Monarque qui + pratiquerait aujourd'hui les maximes du <i>Traité du Prince</i> serait + mis au ban de l'Europe.</p> + <p>Machiavel soutient que ses maximes n'ont pas cessé de prévaloir + dans la politique des princes.—Il offre de le prouver.</p> + <br> + + <p><a href='#QUATRIEME_DIALOGUE'>QUATRIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Machiavel fait la critique du régime constitutionnel. Les pouvoirs + resteront immobiles ou sortiront violemment de leur orbite.</p> + <p>Masse du peuple indifférente aux libertés publiques dont la + jouissance réelle lui échappe.</p> + <p>Régime représentatif inconciliable avec le principe de la + souveraineté populaire et l'équilibre des pouvoirs.</p> + <p>Révolutions. Que la souveraineté populaire conduit à l'anarchie et + l'anarchie au despotisme.</p> + <p>État moral et social des peuples modernes incompatible avec la + liberté.</p> + <p>Le salut est dans la centralisation.</p> + <p>Césarisme du Bas-Empire. Inde et Chine.</p> + <br> + + <p><a href='#CINQUIEME_DIALOGUE'>CINQUIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>La fatalité du despotisme est une idée que Montesquieu continue à + combattre.</p> + <p>Machiavel a pris pour des lois universelles des faits qui ne sont + que des accidents.</p> + <p>Développement progressif des institutions libérales depuis le + système féodal jusqu'au régime représentatif.</p> + <p>Les institutions ne se corrompent qu'avec la perte de la liberté. + Il faut donc la maintenir avec soin dans l'économie des pouvoirs.</p> + <p>Montesquieu n'admet pas sans réserve le principe de la souveraineté + populaire. Comment il entend ce principe. Du droit divin, du droit + humain.</p> + <br> + + <p><a href='#SIXIEME_DIALOGUE'>SIXIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Continuation du même sujet.—Antiquité du principe électif. Il + est la base primordiale de la souveraineté.</p> + <p>Conséquences extrêmes de la souveraineté du peuple.—Les + révolutions ne seront pas plus fréquentes sous l'empire de ce + principe.</p> + <p>Rôle considérable de l'industrie dans la civilisation moderne. + L'industrie est aussi inconciliable avec les révolutions qu'avec le + despotisme.</p> + <p>Le despotisme est tellement sorti des moeurs dans les sociétés les + plus avancées de l'Europe, que Montesquieu défie Machiavel de trouver + le moyen de l'y ramener.</p> + <p>Machiavel accepte le défi, et le dialogue s'engage sur cette + donnée.</p> + <br> + + <p><a href='#SEPTIEME_DIALOGUE'>SEPTIÈME DIALOGUE.</a></p> + <p>Machiavel généralise d'abord le système qu'il se propose + d'employer.</p> + <p>Ses doctrines sont de tous les temps; dans le siècle même, il a des + petits-fils qui savent le prix de ses leçons.</p> + <p>Il ne s'agit que de mettre le despotisme en harmonie avec les + moeurs modernes.—Principales règles qu'il déduit pour arrêter le + mouvement dans les sociétés contemporaines.</p> + <p>Politique intérieure, politique extérieure.</p> + <p>Nouvelles règles empruntées au régime industriel.</p> + <p>Comment on peut se servir de la presse, de la tribune et des + subtilités du droit.</p> + <p>A qui il faut donner le pouvoir.</p> + <p>Que par ces divers moyens on change le caractère de la nation la + plus indomptable et on la rend aussi docile à la tyrannie qu'un petit + peuple de l'Asie.</p> + <p>Montesquieu engage Machiavel à sortir des généralités; il le met en + présence d'un État fondé sur des institutions représentatives et lui + demande comment il pourra retourner de là au pouvoir absolu.</p> + <br> + + <p>2e PARTIE.—<a href='#HUITIEME_DIALOGUE'>HUITIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>La politique de Machiavel en action</i></p> + <p>On a raison, par un coup d'État, de l'ordre de choses + constitué.</p> + <p>On s'appuie sur le peuple et pendant la dictature on remanie toute + la législation.</p> + <p>Nécessité d'imprimer la terreur, au lendemain d'un coup d'État. + Pacte du sang avec l'armée. Que l'usurpateur doit frapper toute la + monnaie à son effigie.</p> + <p>Il fera une constitution nouvelle et ne craindra pas de lui donner + pour base les grands principes du droit moderne.</p> + <p>Comment il s'y prendra pour ne pas appliquer ces principes et les + écarter successivement.</p> + <br> + + <p><a href='#NEUVIEME_DIALOGUE'>NEUVIÈME DIALOGUE.</a>—<i>La + Constitution</i></p> + <p>Continuation du même sujet. On fait ratifier par le peuple le coup + d'État.</p> + <p>On établit le suffrage universel; il en sort l'absolutisme.</p> + <p>La constitution doit être l'oeuvre d'un seul homme; soumise au + suffrage sans discussion, présentée en bloc, acceptée en bloc.</p> + <p>Pour changer la complexion politique de l'État, il suffit de + changer la disposition des organes: Sénat, Corps législatif, Conseil + d'État, etc.</p> + <p><i>Du Corps législatif</i>. Suppression de la responsabilité + ministérielle et de l'initiative parlementaire. La proposition des + lois n'appartient qu'au Prince.</p> + <p>On se garantit contre la souveraineté du peuple par le droit + d'appel au peuple et le droit de déclarer l'état de siége.</p> + <p>Suppression du droit d'amendement. Restriction du nombre des + députés.—Salariat des députés. Raccourcissement des + sessions.—Pouvoir discrétionnaire de convocation, de prorogation + et de dissolution.</p> + <br> + + <p><a href='#DIXIEME_DIALOGUE'>DIXIÈME DIALOGUE.</a>—La + Constitution. (Suite.)</p> + <p><i>Du Sénat et de son organisation</i>. Le Sénat ne doit être qu'un + simulacre de corps politique destiné à couvrir l'action du Prince et à + lui transmettre le pouvoir absolu et discrétionnaire sur toutes les + lois.</p> + <p><i>Du Conseil d'État</i>. Il doit jouer dans une autre sphère le + même rôle que le Sénat. Il transmet au Prince le pouvoir réglementaire + et judiciaire.</p> + <p>La Constitution est faite. Récapitulation des diverses manières + dont le Prince fait la loi dans ce système. Il la fait de sept + manières.</p> + <p>Aussitôt après la Constitution, le Prince doit décréter une série + de lois qui écarteront, par voie d'exception, les principes de droit + public reconnus en bloc dans la constitution.</p> + <br> + + <p><a href='#ONZIEME_DIALOGUE'>ONZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>Des + lois</i></p> + <p><i>De la presse</i>. Esprit des lois de Machiavel. Sa définition de + la liberté est empruntée à Montesquieu.</p> + <p>Machiavel s'occupe d'abord de la législation de la Presse dans son + royaume. Elle s'étendra aux journaux comme aux livres.</p> + <p>Autorisation du Gouvernement pour fonder un journal et pour tous + changements dans le personnel de la rédaction.</p> + <p>Mesures fiscales pour enrayer l'industrie de la Presse. Abolition + du jury en matière de Presse.—Pénalités par voie administrative + et judiciaire. Système des avertissements. Interdiction des comptes + rendus législatifs et des procès de Presse.</p> + <p>Répression des fausses nouvelles,—cordons de ceinture contre + les journaux étrangers. Défense d'importer des écrits non + autorisés.—Lois contre les nationaux qui écriront à l'étranger + contre le gouvernement.—Lois du même genre imposées aux petits + États-frontières contre leurs propres nationaux.—Les + correspondants étrangers doivent être à la solde du gouvernement.</p> + <p>Moyens de refréner les livres.—Brevets délivrés par le + gouvernement aux imprimeurs, éditeurs et libraires.—Retraits + facultatifs de ces brevets.—Responsabilité pénale des + imprimeurs. Elle oblige ces derniers à faire eux-mêmes la police des + livres et à en référer aux agents de l'administration.</p> + <br> + + <p><a href='#DOUZIEME_DIALOGUE'>DOUZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>De la + Presse</i> (suite)</p> + <p>Comment le gouvernement de Machiavel annihilera la Presse en se + faisant journaliste.</p> + <p>Les feuilles dévouées au gouvernement seront deux fois plus + nombreuses que les feuilles indépendantes. Journaux officiels, + semi-officiels, officieux, semi-officieux.</p> + <p>Journaux libéraux, démocratiques, révolutionnaires tenus à la solde + du gouvernement à l'insu du public. Mode d'organisation et de + direction.</p> + <p>Maniement de l'opinion. Tactique, manéges, ballons d'essais.</p> + <p>Journaux de province. Importance de leur rôle.</p> + <p>Censure administrative sur les + journaux.—Communiqués.—Interdiction de reproduire + certaines nouvelles privées.</p> + <p>Les discours, les rapports et les comptes-rendus officiels sont une + annexe de la Presse gouvernementale.—Procédés de langage, + artifices et style nécessaires pour s'emparer de l'opinion + publique.</p> + <p>Éloge perpétuel du gouvernement.—Reproduction de prétendus + articles de journaux étrangers qui rendent hommage à la politique du + gouvernement.—Critique des anciens + gouvernements.—Tolérance en fait de discussions religieuses et + de littérature légère.</p> + <br> + + <p><a href='#TREIZIEME_DIALOGUE'>TREIZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>Des + complots</i></p> + <p>Compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité.</p> + <p><i>Des sociétés secrètes</i>. Leur danger.—Déportation et + proscription en masse de ceux qui en auront fait partie.</p> + <p>Déportation facultative de ceux qui resteront sur le + territoire.</p> + <p>Lois pénales contre ceux qui s'affilieront à l'avenir.</p> + <p>Existence légale donnée à certaines sociétés secrètes dont le + gouvernement nommera les chefs, afin de tout savoir et de tout + diriger.</p> + <p>Lois contre le droit de réunion et d'association.</p> + <p>Modification de l'organisation judiciaire. Moyens d'agir sur la + magistrature sans abroger expressément l'inamovibilité des juges.</p> + <br> + + <p><a href='#QUATORZIEME_DIALOGUE'>QUATORZIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Des institutions antérieurement + existantes</i></p> + <p>Ressources que Machiavel leur emprunte.</p> + <p><i>Garantie constitutionnelle</i>. Que c'est une immensité absolue, + mais nécessaire, accordée aux agents du gouvernement.</p> + <p><i>Du ministère public</i>. Parti que l'on peut tirer de cette + institution.</p> + <p><i>Cour de Cassation</i>; danger que présenterait cette juridiction + si elle était trop indépendante.</p> + <p>Des ressources que présente l'art de la jurisprudence dans + l'application des lois qui touchent à l'exercice des droits + politiques.</p> + <p>Comment on supplée à un texte de loi par un arrêt. Exemples.</p> + <p>Moyen de prévenir autant que possible, dans certains cas délicats, + le recours des citoyens aux tribunaux.—Déclarations officieuses + de l'administration que la loi s'applique à tel ou tel cas ou dans tel + et tel sens. Résultat de ces déclarations.</p> + <br> + + <p><a href='#QUINZIEME_DIALOGUE'>QUINZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>Du + suffrage</i></p> + <p>Des difficultés à éviter dans l'application du suffrage + universel.</p> + <p>Il faut enlever à l'élection la nomination des chefs de corps dans + tous les conseils d'administration qui sont issus du suffrage.</p> + <p>Que le suffrage universel ne saurait, sans le plus grand péril, + être abandonné à lui-même pour l'élection des députés.</p> + <p>Il faut lier les candidats par un serment préalable.—Le + gouvernement doit poser ses candidats en face des électeurs, et faire + concourir à leur nomination tous les agents dont il dispose.</p> + <p>Les électeurs ne doivent pas avoir la faculté de se réunir pour + concerter leur vote. On doit éviter de les faire voter dans les + centres d'agglomération.</p> + <p>Suppression du scrutin de liste: Démembrement des circonscriptions + électorales où l'opposition se fait sentir.—Comment ou peut + gagner le suffrage sans l'acheter directement.</p> + <p>De l'opposition dans les Chambres. De la stratégie parlementaire et + de l'art d'enlever le vote.</p> + <br> + + <p><a href='#SEIZIEME_DIALOGUE'>SEIZIÈME DIALOGUE.</a>—<i>De + certaines corporations</i></p> + <p>Danger que présentent les forces collectives en général.</p> + <p><i>Des gardes nationales</i>. Nécessité de les dissoudre. + Organisation et désorganisation facultatives.</p> + <p><i>De l'Université</i>. Qu'elle doit être entièrement sous la + dépendance de l'État, afin que le gouvernement puisse diriger l'esprit + de la jeunesse.—Suppression des chaires de droit + constitutionnel.—Que l'enseignement et l'apologie de l'histoire + contemporaine seraient très-utiles pour imprimer l'amour et la + vénération du Prince dans les générations futures.—Mobilisation + de l'influence gouvernementale au moyen de cours libres faits par les + professeurs d'université.</p> + <p><i>Du Barreau</i>. Réformes désirables. Les avocats doivent exercer + leur profession sous le contrôle du gouvernement et être nommés par + lui.</p> + <p><i>Du Clergé</i>. De la possibilité pour un Prince de cumuler la + souveraineté spirituelle avec la souveraineté politique. Danger que + l'indépendance du sacerdoce fait courir à l'État.</p> + <p>De la politique à tenir avec le souverain pontife. Menace + perpétuelle d'un schisme très-efficace pour le contenir.</p> + <p>Que le meilleur moyen serait de pouvoir tenir garnison à Rome, à + moins que l'on ne se décide à détruire le pouvoir temporel.</p> + <br> + + <p><a href='#DIX_SEPTIEME_DIALOGUE'>DIX-SEPTIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>De la police</i></p> + <p>Vaste développement qu'il faut donner à cette institution.</p> + <p>Ministère de la police. Changement de nom si le nom + déplaît.—Police intérieure, police extérieure.—Services + correspondants dans tous les ministères.—Services de police + internationale.</p> + <p>Rôle que l'on peut faire jouer à un Prince du sang.</p> + <p>Rétablissement du cabinet noir nécessaire.</p> + <p>Des fausses conspirations. Leur utilité. Moyen d'exciter la + popularité en faveur du Prince et d'obtenir des lois d'État + exceptionnelles.</p> + <p>Escouades invisibles qui doivent environner le Prince quand il + sort. Perfectionnements de la civilisation moderne à cet égard.</p> + <p>Diffusion de la police dans tous les rangs de la société.</p> + <p>Qu'il est à propos d'user d'une certaine tolérance quand on a entre + les mains toute la puissance de la force armée et de la police.</p> + <p>Comme quoi le droit de statuer sur la liberté individuelle doit + appartenir à un magistrat unique et non à un conseil.</p> + <p>Assimilation des délits politiques aux délits de droit commun. + Effet salutaire.</p> + <p>Listes du jury criminel composées par les agents du gouvernement. + De la juridiction en matière de simple délit politique.</p> + <br> + + <p>3e PARTIE.—<a href='#DIX_HUITIEME_DIALOGUE'>DIX-HUITIÈME + DIALOGUE.</a> <i>Des Finances et de leur esprit</i></p> + <p>Objections de Montesquieu. Le despotisme ne peut s'allier qu'avec + le système des conquêtes et le gouvernement militaire.</p> + <p>Obstacles dans le régime économique. L'absolutisme ébranle le droit + de propriété.</p> + <p>Obstacles dans le régime financier. L'arbitraire en politique + implique l'arbitraire en finances. Vote de l'impôt, principe + fondamental.</p> + <p>Réponse de Machiavel. Il s'appuie sur le prolétariat qui est + désintéressé dans les combinaisons financières, et ses députés sont + salariés.</p> + <p>Montesquieu répond que le mécanisme financier des États modernes + résiste de lui-même aux exigences du pouvoir absolu. Des budgets. Leur + mode de confection.</p> + <br> + + <p><a href='#DIX_NEUVIEME_DIALOGUE'>DIX-NEUVIÈME DIALOGUE.</a> <i>Du + système budgétaire</i> (suite)</p> + <p>Garanties que présente ce système d'après Montesquieu. Équilibre + nécessaire des recettes et des dépenses. Vote distinct du budget des + recettes et du budget des dépenses. Interdiction d'ouvrir des crédits + supplémentaires et extraordinaires. Vote du budget par chapitre. Cour + des comptes.</p> + <p>Réponse de Machiavel. Les finances sont de toutes les parties de la + politique celle qui se prête le mieux aux doctrines du + machiavélisme.</p> + <p>Il ne touchera pas à la Cour des comptes, qu'il regarde comme une + institution ingénue. Il se réjouit de la régularité de la perception + des deniers publics et des merveilles de la comptabilité.</p> + <p>Il abroge les lois qui garantissent l'équilibre des budgets, le + contrôle et la limitation des dépenses.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGTIEME_DIALOGUE'>VINGTIÈME DIALOGUE.</a> + <i>Continuation du même sujet</i></p> + <p>Que les budgets ne sont que des cadres élastiques qui doivent + s'étendre à volonté. Le vote législatif n'est au fond qu'une + homologation pure et simple.</p> + <p>De l'art de présenter le budget, de grouper les chiffres. + Importance de la distinction entre le budget ordinaire et le budget + extraordinaire. Artifices pour masquer les dépenses et le déficit. Que + le formalisme financier doit être impénétrable.</p> + <p>Des Emprunts. Montesquieu explique que l'amortissement est un + obstacle indirect à la dépense. Machiavel n'amortira pas; raisons + qu'il en donne.</p> + <p>Que l'administration des finances est en grande partie une affaire + de presse. Parti qu'on peut tirer des comptes-rendus et des rapports + officiels.</p> + <p>Phrases, formules et procédés de langage, promesses, espérances + dont on doit user soit pour donner de la confiance aux contribuables, + soit pour préparer à l'avance un déficit, soit pour l'atténuer quand + il est produit.</p> + <p>Que parfois il faut avouer hardiment qu'on s'est trop engagé et + annoncer de sévères résolutions d'économie. Parti que l'on tire de ces + déclarations.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_ET_UNIEME_DIALOGUE'>VINGT ET UNIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Des Emprunts</i> (suite)</p> + <p>Machiavel fait l'apologie des emprunts. Nouveaux procédés d'emprunt + par les États. Souscriptions publiques.</p> + <p>Autres moyens de se procurer des fonds. Bons du trésor. Prêts par + les banques publiques, par les provinces et par les villes. + Mobilisation en rentes des biens des communes et des établissements + publics. Vente des domaines nationaux.</p> + <p>Institutions de crédit et de prévoyance. Sont un moyen de disposer + de toute la fortune publique et de lier le sort des citoyens au + maintien du pouvoir établi.</p> + <p>Comment on paie. Augmentation des impôts. Conversion. + Consolidation. Guerres.</p> + <p>Comment on soutient le crédit public. Grands établissements de + crédit dont la mission ostensible est de prêter à l'industrie, dont le + but caché est de soutenir le cours des fonds publics.</p> + <br> + + <p>IVe PARTIE.—<a href='#VINGT_DEUXIEME_DIALOGUE'>VINGT-DEUXIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Grandeurs du règne</i></p> + <p>Les actes de Machiavel seront en rapport avec l'étendue des + ressources dont il dispose.—Il va justifier la théorie <i>que le + bien sort du mal</i>.</p> + <p>Guerres dans les quatre parties du monde. Il suivra les traces des + plus grands conquérants.</p> + <p>Au dedans, constructions gigantesques. Essor donné à l'esprit de + spéculation et d'entreprise. Libertés industrielles. Amélioration du + sort des classes ouvrières.</p> + <p>Réflexions de Montesquieu sur toutes ces choses.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_TROISIEME_DIALOGUE'>VINGT-TROISIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Des divers autres moyens que Machiavel + emploiera pour consolider son empire et perpétuer sa dynastie</i></p> + <p>Établissement d'une garde prétorienne prête à fondre sur les + parties chancelantes de l'empire.</p> + <p>Retour sur les constructions et sur leur utilité politique. + Réalisation de l'idée de l'organisation du travail.—Jacquerie + préparée en cas de renversement du pouvoir.</p> + <p>Voies stratégiques, bastilles, cités ouvrières dans la prévision + des insurrections. Le peuple construisant contre lui-même des + forteresses.</p> + <p><i>Des petits moyens</i>.—Trophées, emblèmes, images et + statues qui rappellent de toutes parts la grandeur du Prince.</p> + <p>Le nom Royal donné à toutes les institutions et à toutes les + charges.</p> + <p>Rues, places publiques et carrefours doivent porter les noms + historiques du règne.</p> + <p>De la bureaucratie.—Qu'il faut multiplier les emplois.</p> + <p>Des décorations et de leur usage. Moyens de se faire d'innombrables + partisans à peu de frais.</p> + <p>Création de titres et restauration des plus grands noms depuis + Charlemagne.</p> + <p>Utilité du cérémonial et de l'étiquette. Des pompes et des + fêtes.—De l'excitation au luxe et aux jouissances sensuelles + comme diversion aux préoccupations politiques.</p> + <p><i>Des moyens moraux</i>. Appauvrissement des caractères. De la + misère morale et de son utilité.</p> + <p>Comme quoi d'ailleurs aucun de ces moyens ne nuit à la + considération du Prince et à la dignité de son règne.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_QUATRIEME_DIALOGUE'>VINGT-QUATRIÈME + DIALOGUE.</a>—<i>Particularités de la physionomie du Prince tel + que Machiavel le conçoit</i></p> + <p>Impénétrabilité de ses desseins. Prestige qu'elle donne au + Prince.—Mot sur Borgia et Alexandre VI.</p> + <p>Moyens de prévenir la coalition des puissances étrangères trompées + tour à tour. Reconstitution d'un État déchu qui donne trois cent mille + hommes de plus contre l'Europe armée.</p> + <p>Des conseils et de l'usage que le Prince doit en faire.</p> + <p>Que certains vices sont des vertus dans le Prince. De la duplicité. + Combien elle est nécessaire. Tout consiste à créer en toutes choses + des apparences.</p> + <p>Mots qui signifieront le contraire de ce qu'ils paraîtront + indiquer.</p> + <p>Langage que le Prince doit tenir dans un État à base + démocratique.</p> + <p>Que le Prince doit se proposer pour modèle un grand homme des temps + passés et écrire sa vie.</p> + <p>Comme quoi il est nécessaire que le Prince soit vindicatif. Avec + quelle facilité les victimes oublient: Mot de Tacite.</p> + <p>Que les récompenses doivent suivre immédiatement le service + rendu.</p> + <p>Utilité de la superstition. Elle habitue le peuple à compter sur + l'étoile du Prince. Machiavel est le plus heureux des joueurs et sa + chance ne peut jamais tourner.</p> + <p>Nécessité de la galanterie. Elle attache la plus belle moitié des + sujets.</p> + <p>Combien il est facile de gouverner avec le pouvoir absolu. Joies de + toutes sortes que Machiavel donnera à son peuple.—Guerres au nom + de l'indépendance européenne. Il embrassera la liberté de l'Europe, + mais pour l'étouffer.</p> + <p>École d'hommes politiques formés par les soins du Prince. L'État + sera rempli de Machiavels au petit pied.</p> + <br> + + <p><a href='#VINGT_CINQUIEME_DIALOGUE'>VINGT-CINQUIÈME ET DERNIER + DIALOGUE.</a>—<i>Le dernier mot</i></p> + <p>Douze ans de règne dans ces conditions. L'oeuvre de Machiavel est + consommé. L'esprit public est détruit. Le caractère de la nation est + changé.</p> + <p>Restitution de certaines libertés. Rien n'est changé au système. + Les concessions ne sont que des apparences. On est seulement sorti de + la période de la terreur.</p> + <p>Stigmate infligé par Montesquieu. Il ne veut plus rien + entendre.</p> + <p>Anecdote de Dion sur Auguste. Citation vengeresse de + Montesquieu.</p> + <p>Apologie de Machiavel couronné. Il est plus grand que Louis XIV, + qu'Henri IV et que Washington. Le peuple l'adore.</p> + <p>Montesquieu traite de visions et de chimères le système de + gouvernement que vient d'échafauder Machiavel.</p> + <p>Machiavel répond que tout ce qu'il vient de dire existe + identiquement sur un point du globe.</p> + <p>Montesquieu presse Machiavel de lui nommer le royaume où les choses + se passent ainsi.</p> + <p>Machiavel va parler; un tourbillon d'âmes l'emporte.</p> + <br> + + <center> + FIN DE LA TABLE. + </center> + <br> + <br> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Dialogue aux enfers entre Machiavel et +Montesquieu, by Maurice Joly + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DIALOGUE AUX ENFERS *** + +***** This file should be named 13187-h.htm or 13187-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/1/8/13187/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders +Europe, http://dp.rastko.net. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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