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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:41:35 -0700 |
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Ni Garibaldi, +ni les Français n'y ont laissé de traces +de dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques +sont, en grande partie, encore debout. Elle est +bien plus menacée de périr par l'abandon que +par la guerre, car elle porte l'empreinte de cette +indifférence et de ce dégoût qui sont, à ce que +l'on me dit, le cachet général de toutes les habitations +princières de la ville et des environs.</p> + +<p>C'est un bel endroit, une vue magnifique sur +Rome, l'Agro-Romano et la mer. De petites collines +un peu plantées, chose rare ici, font un premier +plan agréable. Le palais est encore de ceux qui +résolvent le problème d'être très-vastes à l'intérieur +et très-petits d'aspect extérieur.</p> + +<p>En général, tout me paraît trop petit ou trop +grand, depuis que je suis à Rome. Quant à la +végétation, cela est certain, les arbres de nos climats +y sont pauvres, et les essences intermédiaires +n'y atteignent pas la santé et l'ampleur qu'elles +ont dans nos campagnes et dans nos jardins.</p> + +<p>En revanche, les plantes indigènes sont d'une +taille démesurée, et le même contraste pénible +que l'on remarque dans les édifices se fait sentir +dans la nature. On dirait que cette dernière est +aristocrate comme la société et qu'elle ne veut +pas souffrir de milieu entre les géants et les pygmées, +sur cette terre de la papauté. Ces ruines de +la ville des empereurs au milieu des petites bâtisses +de la ville moderne, et ces énormes pins +d'Italie au milieu des humbles bosquets et des +courts buissons de la villégiature, me font l'effet +de magnifiques cardinaux entourés de misérables +capucins. Et puis, quels que soient les repoussoirs, +il y a un manque constant de proportion +entre eux et l'arène désolée qu'ils dominent. +Cette campagne de Rome, vue de haut et terminée +par une autre immensité, la mer, est +effrayante d'étendue et de nudité. Rome elle-même, +toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes, +tant vantées par les artistes italianomanes, sont +courtes et crues, crues surtout; et ce soleil, que +l'on me disait devoir tout enchanter, un beau et +chaud soleil, en effet! accuse plus durement +encore ces contours déjà si secs. Je comprends +maintenant les ingristes, que je trouvais un peu +trop livrés à la convention, au <i>style</i>, comme ils +disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de +conscience et d'exactitude, et que la réalité prend +ici cette physionomie de froide âpreté qui me +gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère +au lieu de le faire prédominer, car ce n'est pas +là sa beauté, c'est son défaut.</p> + +<p>Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner +à cette manière de traduire la nature. L'oeil +s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour cela, indépendamment +de son grand savoir, que M. Ingres +a eu une école homogène. Mais, si on ne se défend +pas de cette impression, on risque de tomber +dans les tons froids ou criards, dans les modelés +insuffisants, dans les contours incrustés au mur, +de la fresque primitive.</p> + +<p>«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles +de Michel-Ange, les avez-vous vues? pourquoi +n'en parlez-vous pas?»</p> + +<p>Je vous entends d'ici. Permettez-moi de +ne pas vous répondre encore. Nous sommes +à la villa Pamphili, dans la région des fleurs. +Oh! ici, les fleurs se plaisent; ici, elles jonchent +littéralement le sol, aussitôt qu'un peu de culture +remue cette terre excellente abandonnée de +l'homme. Dans les champs, autour des bassins, +sur les revers des fossés, partout où elles peuvent +trouver un peu de nourriture assainie par la pioche, +les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie +et prennent des ébats ravissants. A la villa +Pamphili, une vaste prairie est diaprée d'anémones +de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition +attribue ce semis d'anémones à la Béatrix +Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire. Dans nos +pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur. +Nos paysans ne sont pas gascons, même en +Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le comprendre, +et par conséquent sans le commenter, +ce que leur ont conté leurs aïeux. Ici, tout prolétaire +est cicérone, c'est-à-dire résolu à vous +conter des merveilles pour vous amuser et vous +faire payer ses frais d'imagination. Il y a donc +à se métier beaucoup. M. B..., jadis à la recherche +de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul +jour, on lui en a montré dix-sept.</p> + +<p>Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, +des cascades, des lacs et des rivières. C'est +grand pour un jardin particulier, et le <i>rococo</i>, +dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus +agréable que ce qui nous en reste en France. +C'est plus franchement adopté, et ils ont employé +pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques +d'une grande beauté. Tivoli et la Solfatare +qui l'avoisine ont fourni des pétrifications curieuses +et des débris volcaniques superbes à toutes +les villas de la contrée. Ces fragments étranges, +couverts de plantes grimpantes, de folles herbes, +et de murmurantes eaux, sont très-amusants à +regarder, je vous assure.</p> + +<p>Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent +que j'avais de l'intelligence; mais, sans vous +offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé +et que je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et +plus souvent que je n'ose vous le dire, que j'ai +eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art. +Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière +des enfants. Je voudrais tout saisir, tout +embrasser, tout comprendre, tout savoir, et puis, +après ces bouffées d'ambition déplacée, je me +sens retomber de tout mon poids sur un rien, +sur un brin d'herbe, sur un petit insecte qui me +charme et me passionne, et qui, tout à coup, par +je ne sais quel prestige, me paraît aussi grand, +aussi complet, aussi important dans ma vie d'émotion +que la mer, les volcans, les empires +avec leurs souverains, les ruines du Colisée, le +dôme de Saint-Pierre, le pape, Raphaël et tous +les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus +le marché.</p> + +<p>Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne +me le demandez pas, je l'ignore. Peut-être que +j'aime trop la nature pour lui donner jamais +une interprétation raisonnable. Je l'aime pour +ses modesties adorables autant que pour ses +grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans +un petit caillou aux couleurs harmonieuses, +dans une violette au suave parfum, me pénètre, +en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement +le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la +fantaisie de voler sur les nuages ou sur la crête +des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes, +de plonger dans les volcans, et d'embrasser, +d'un coup d'oeil, la configuration de la terre. +Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu consentait +à ce que je fusse un pur esprit, errant +dans les abîmes de l'univers, je crois que, dans +cette haute condition, je resterais bon prince, +et que, tout à coup, au milieu de ma course +effrénée, je m'arrêterais pour regarder, en badaud, +une mouche tombée sur le nez d'une +carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté +dans la nue.</p> + +<p>Je cache mon infirmité le mieux que je puis; +mais je vous confesse, à vous, que, sur cette +terre classique des arts, je me sens las d'avance +de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. +Juger, moi! pourquoi faire? J'aime mieux ne +rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi +d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de +civilisation! j'y ai tant de fois désiré l'absence +de prévoyance et le laisser aller complet de la +pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien +seul dans le fond d'un antre noir, comme les +lavandières de l'<i>acqua argentina</i>, et chanter +quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. +Il me faut faire un immense effort pour +passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation +raisonnable ou enjouée, comme il convient +avec des êtres de mon espèce et de mon temps.</p> + +<p>Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili +un beau petit canard de Chine barbotant +auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul? +demandai-je à un jardinier qui passait.—Tiens! +il est seul aujourd'hui, répondit-il avec insouciance. +<i>L'oiseau</i> lui aura mangé sa femme +ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de +ces canards-là; mais il y a encore plus d'oiseaux +de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»</p> + +<p>Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre +le pauvre canard à l'abri de la <i>serre cruelle</i>. +Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands +ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus +de lui. Ils attendaient d'avoir dépecé sa femelle +et d'avoir un peu d'appétit pour venir le prendre. +Je ne saurais vous dire quelle tristesse +s'empara de moi. C'était une image de la fatalité. +La mort plane comme cela sur la tête de ceux +qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire +en ce monde, sinon de barboter dans un coin, +comme ce canard hébété qui se baigne au soleil +en attendant son heure?</p> + +<p>L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de +luxe dans la demeure princière, était, du reste, +très en harmonie avec celui qui se faisait sentir +dans le parc. La même malpropreté que dans +les rues de Rome, les mêmes souillures sur les +fleurs que sur les pavés de la ville éternelle. +Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un +spleen profond dévore ici les grandes existences. +Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est +écrit sur les pierres de leurs maisons à formes +coquettes et sur les riantes perspectives de leurs +allées abandonnées. Est-ce la saison encore +pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans +des lieux si beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui, +ou la tristesse qui retiennent à Rome ces hôtes +ingrats envers le printemps? On dit que toutes +les villas sont délaissées ou négligées et que +celle-ci est encore une des mieux entretenues. +J'ai peine à le croire.</p> + +<p>En quittant le parc pour voir les jardins, je +fus frappé pourtant de l'activité déployée par +un vieux jardinier pour la réparation d'un singulier +objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu +rien de semblable. On me dit que c'est usité dans +plusieurs villas et que cela date de la renaissance. +J'aurai de la peine à vous expliquer ce +que c'est. Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques +et à couleurs voyantes, étendu sur une +terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous +les fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce +sont des armoiries de famille, entourées de guirlandes, +de noeuds entrelacés, de palmes, de chiffres, +de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble +en est riche et les couleurs en sont vives. +Mais qu'est-ce que cette mosaïque colossale, ou +ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une +si vaste esplanade? Il faut en approcher pour le +comprendre. C'est un parterre de plantes basses, +entrecoupé de petits sentiers de marbre, de +faïence, d'ardoise ou de brique, le tout cassé en +menus morceaux et semé comme des dragées +sur un surtout de table du temps de Louis XV; +mais on ne marche pas dans ces sentiers, je +pense, car ils sont trop durement cailloutés +pour des pieds aristocratiques et trop étroits +pour des personnes d'importance. Cela ne sert +uniquement qu'à réjouir la vue et absorbe toute +la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments +de chaque écusson ou rosace sont en fleurs +faisant touffe basse et drue. Les plantes de la +campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent +le ton dont on a besoin. Une petite bordure +de buis nain ou de myrte, taillée bien court, +serpente autour de chaque détail: c'est d'un +effet bizarre et minutieux; c'est un ouvrage de +patience, et toute la symétrie, toute la recherche, +toute la propreté dont les Romains de nos jours +sont susceptibles, paraissent s'être réfugiées et +concentrées dans l'entretien de cette ornementation +végétale et gymnoplastique.</p> + +<br><br> + +<h3>II</h3> + +<h3>LES CHANSONS DES BOIS<br> + +ET DES RUES</h3> + +<p>A VICTOR HUGO</p> + + +<p>Dans une de ses chansons, le poëte dit:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>George Sand a la Gargilesse</p> +<p>Comme Horace avait l'Anio.</p> + </div> </div> + +<p>O poésie! Horace avait beaucoup de choses, +et George Sand n'a rien, pas même l'eau courante +et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le +don de la chanter dignement; car ces choses qui +appartiennent à Dieu, les flots limpides, les forêts +sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau +domaine de la poésie, sont concédées par la loi +divine a qui sait les voir et les aimer. C'est +comme cela que le poëte est riche. Mais, moi, je +suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une +chose inféconde, le chagrin, champ aride, domaine +du silence. J'ai perdu en un an trois êtres +qui remplissaient ma vie d'espérance et de force. +L'espérance, c'était un petit enfant qui me représentait +l'avenir; la force, c'étaient deux amitiés, +soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à moi, +ravivaient en moi la croyance au dévouement +utile.</p> + +<p>Il me reste beaucoup pourtant: des enfants +adorés, des amis parfaits. Mais, quand la mort +vient de frapper autour de nous ce qui devait si +naturellement et si légitimement nous survivre, +on se sent pris d'effroi et comme dénué de tout +bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est +resté debout, parce que le néant de la vie vous +apparaît terrible, parce qu'on en vient à se dire: +«Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à +l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse, +les soins, s'ils ne peuvent retenir près +de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi +lutter contre cette implacable loi qui brise toute +association et ruine toute félicité? A quoi bon +vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies +du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que +la propriété des choses matérielles?»</p> + +<p>O maître poëte! comme je me sentais, comme +je me croyais encore riche, quand, il y a un an +et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et +vous promenais avec moi en rêve le long de +cette Gargilesse honorée d'une de vos rimes, +petit torrent ignoré qui roule dans des ravines +plus ignorées encore. Je me figurais vraiment +que ce désert était à moi qui l'avais découvert, +à quelques peintres et à quelques naturalistes +qui s'y étaient aventurés sur ma parole et ne +m'en savaient pas mauvais gré. Eux et moi, +nous le possédions par les yeux et par le coeur, +ce qui est la seule possession des choses belles +et pures. Moi, j'avais un trésor de vie, l'espoir! +l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me +fermer les yeux, l'illusion de compter qu'en les +aimant beaucoup, je leur assurerais une longue +carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés comme, +au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers +découragés se demander si c'est la peine de +recommencer à travailler et à bâtir sur une terre +qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir +et dévorer.</p> + +<p>A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au +fond de l'âme. Non, George Sand n'a plus la +Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé +aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté +tout mugissant et tout ombragé dans un +coin de sa mémoire, comme un bijou de plus +dans un écrin de prédilection. Il n'a plus rien, +le voyageur! il ne veut pas qu'on l'appelle poëte, +il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus de +prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus +de chants d'oiseaux dans les oreilles, le soleil ne +lui parle plus, la nature qu'il aimait tant, et qui +était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne +l'appelez pas artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais +été. Dites-lui <i>ami</i>, comme on dit aux malheureux +qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à +marcher encore, tout en plaignant leur peine.</p> + +<p>Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et +que la vie traîne celui qui ne s'aide pas. Pourquoi +donner aux autres, à ceux qui sont généreux +et bienfaisants, la peine de vous porter? +n'ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd? Oui, +amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je +vis dans mon milieu sombre et muet comme si +rien n'était changé. Et, au fait, il n'y a rien de +changé que moi; la vie a suivi autour de moi +son cours inévitable, le fleuve qui mène à la +mort. Il n'y a d'étrange en ma destinée que moi +resté debout. Pourquoi faire? pour chanter, +cigale humaine, l'hiver comme l'été!</p> + +<p>Chanter! quoi donc chanter? La bise et la +brume, les feuilles qui tombent, le vent qui +pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait +dans mon cerveau des paroles de renouvellement +et de confiance. Elle s'est tue; reviendra-t-elle? +et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce bientôt, +est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une +heure qu'elle reviendra?</p> + +<p>Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur +ou de force pour fléchir les mauvais jours. Au +fort de la bataille, tous sont braves: c'est si +beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en +ont, il faut en avoir.» Et on répond: «J'en ai!» +Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et qu'il +faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est +pas trop profonde. Mais après? quand le devoir est +accompli, quand on a pressé les mains amies, +quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand +on reprend sa route sur le sol ébranlé, quand +on s'est remis au travail, au métier, au devoir; +quand tout est dit enfin sur notre infortune et +qu'il n'est plus délicat d'accepter la pitié des +bons coeurs, est-ce donc fini? Non, c'est le vrai +chagrin qui commence, en même temps que la +lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit +vivre, on essaie de vivre aussi; mais quelle +nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue qui persiste, +ou s'est-il fait une diminution de vie en +nous, une déperdition de forces? J'ai peine à +croire qu'en perdant ceux qu'on aime, on conserve +son âme entière. A moins que....</p> + +<p>Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace. +Elle s'élance et se transporte au delà de +cet horizon que nous croyons être le cercle de +notre existence. Nous avons les cercles de l'infini +devant nous. C'est une gamme que nous +croyons descendre après l'avoir montée, mais +les gammes s'enchaînent et montent toujours, +La voix humaine ne peut dépasser une certaine +tonalité; mais, par la pensée, elle entre facilement +dans les tonalités impossibles, et, d'octave en +octave, l'audition imaginaire, mais mathématique, +escalade le ciel. Ceux qui sont partis vivent, +chantent et pensent maintenant une octave +plus haut que nous; c'est pourquoi nous ne les +entendons plus; mais nous savons bien que le +choeur sacré des âmes n'est pas muet et que +notre partie y est écrite et nous attend.</p> + +<p>Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de +ce peu de notes que nous avons à dire encore? +Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant +qui ferme la porte et descend l'escalier, +savons-nous si ce mot n'est pas le dernier que +nous aurons dit dans la langue des hommes?</p> + +<p>Vivre est un bonheur quand même, parce que +la vie est un don; mais il y a bien des jours, +dans notre éphémère existence humaine, où nous +ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute +de l'univers! Les personnalités puissantes souffrent +moins que les autres. Elles traversent les +crises avec une vaillance extraordinaire, et, +quand elles sont forcées de descendre dans les +abîmes du doute et de la douleur, elles remontent, +les mains pleines de poésies sublimes.</p> + +<p>Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons! +dans la tempête, vous chantez plus haut que la +foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre, +vous avez l'exubérante gaieté du printemps. Si +tout est gris et morne autour de vous, votre +âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres; +mais vous chantez toujours et vous +voyez, vous sentez, même sous l'impression accablante +du néant, la profondeur des choses +cachées sous le silence et l'ombre. Ce mutisme +intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite +de l'esprit fermé à tous les renouvellements du +dehors, vous ne les connaissez pas. Cela est +heureux pour nous, car votre voix est un événement +dans nos destinées, et, quand nous n'entendons +plus celle de la nature, vous parlez +pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut +donc s'éveiller, et demander à votre immense +vitalité un souffle qui nous ranime. Nul n'a le +droit d'être indifférent quand votre fanfare retentit. +C'est un appel à la vie, à la force, à la +croyance, à la reconnaissance que nous devons +à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas vous +écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne +ne le connaît et ne le célèbre comme vous.</p> + +<p>La poésie, la grande poésie! quelle arme dans +les mains de l'homme pour combattre l'horreur +du doute! La philosophie est belle et grande, +soit qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance. +Elle aussi fouille les profondeurs, éclaire +les abîmes et relève énergiquement la puissance +intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au +néant, se dévoue à tripler les forces de son être +pour marquer son passage en ce monde. Par +elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité, +se rend digne d'un monde meilleur. +Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail +généreux de la pensée qui cherche Dieu +toujours, quand même elle le nie!</p> + +<p>Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne +ni ne discute, elle s'impose. Elle vous saisit, elle +vous enlève au-dessus même de la région où +vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore +discuter ses audaces et rejeter ses promesses, +mais vous n'en êtes pas moins la proie +de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique +qui de son vol puissant sépare les nuées +et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle +monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais +qu'on l'aime classique, comme la Grèce, ou qu'il +ait «l'échevèlement des prophètes,» il a cela +d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait +pouvoir le monter, et qu'au bruit formidable de +sa course, tout frémit du désir de s'envoler +avec lui.</p> + +<p>C'est la magie de cet art qui s'adresse à la +partie la plus impressionnable de l'âme humaine, +à l'imagination, au sens de l'infini, et, si le +poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est +beau!» il a vaincu! Il a prouvé Dieu, même +sans parler de lui, car, à propos d'un brin +d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité, +il a fait jaillir de vous cette flamme qui veut +monter au-dessus du réel. Il ne vous a pas dit +comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous +êtes libre.» Il vous a dit: «Voyez et entendez, +vous voilà délivré.»</p> + +<p>Au delà d'une certaine région où l'esprit humain +ne peut plus affirmer rien, et où il craint +de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer +tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus +toutes nos montagnes. Qui osera lui dire qu'il +se trompe, s'il a fait passer en vous l'enthousiasme +de l'inconnu, et si sa vision palpitante +a fait vibrer en vous une corde que la raison et +la volonté laissaient muette?</p> + +<p>Art et poésie, voilà les deux ailes de notre +âme. Que la note soit terrible ou délicieuse, elle +éveille l'instinct sublime engourdi qui s'ignore, +ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par +la fatigue et la tristesse. Chantez, chantez, poëte +de ce siècle! Jamais vous ne fûtes si nécessaire +à notre génération. Promenez votre caprice dans +la tendre et moqueuse antithèse du rire antique +et du rire moderne:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>O fraîcheur du rire! ombre pure!</p> +<p>Mystérieux apaisement!</p> + </div> </div> + +<p>Il vous est permis, à vous, de placer dans +votre universelle symphonie le «mirliton de +Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes». +Vous avez le droit de mettre Pégase au vert. +Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les vrais +tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne +veulent pas que le poëte joue avec le feu sacré. +Les tristes, famille d'amis en deuil, veulent bien +qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand +même. Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion +brillante comme dans l'austère rêverie, le +poëte prouve du moment qu'il rayonne.</p> + +<p>Quel rayonnement dans ces vers à la courte et +vive allure, qui nous versent les senteurs du +printemps et les puissantes folies de la nature +en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre +les vestiges de ces jardins des Feuillantines +où vous avez été élevé et où l'on a bâti des +maisons neuves. On a respecté de vieux murs +couverts de lierre. Des arbres qui vous ont prêté +leur ombre, quelques-uns sont encore debout, +me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure, +et je ne sais où se sont réfugiés les oiseaux. Rien +ne chante plus dans ce coin qui abrita et charma +votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux +qu'on trouve encore non loin de Paris, +la gelée a mordu les ramées. Il n'y a plus d'autres +chansons des bois que le grésillement des +feuilles tombées que le vent balaie. Dans les +rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce +beau quartier latin que je traverse chaque soir +est devenu vaste, aéré, monumental. Ses groupes +d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue +dans un éclat de rire, sont comme perdus et +inaperçus sur ces larges chaussées plantées d'arbres. +Ils sont toujours jeunes, pourtant; le printemps +ne se fait jamais vieux, et le renouveau +de chaque génération est toujours un objet d'attendrissement +et de sympathie pour les coeurs +qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans +cette influence de la saison où nous sommes?</p> + +<p>Je me le demandais l'autre jour en traversant +le jardin du Luxembourg, au coucher du soleil. +C'était une belle et douce soirée. Le ciel était +tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages +noirs. Le grand bassin aussi était rouge +et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne +de la fontaine Médicis était ému et disait de +temps en temps je ne sais quel mot triste et +doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement +gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature. +La jeunesse se promenait sagement, +presque gravement, et je m'inquiétais de cette +gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer +sur cette austérité du grand jardin, du grand +palais, du grand ciel qui peu à peu se remplissait +de brume violette, le vol du coursier que +vous déliez et faites repartir si vigoureusement +après l'avoir forcé de brouter la prairie de +l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever +des flots d'harmonie....</p> + +<p>Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de +Saint-Sulpice, déjà effacées dans le brouillard +du soir. Une furieuse clameur étouffa le rire des +petits et glaça peut-être le rêve des jeunes. +Cette voix rauque de l'airain me jeta moi-même +dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la voix +du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à +nous; comment serions-nous musiciens, comment +serions-nous artistes et poëtes, quand les coryphées +de nos villes sont des prêtres ou des soldats, +quand la bénédiction des cathédrales ressemble à un +tocsin d'alarme, et quand les joies publiques s'expriment +par les brutales explosions de la poudre? +Du bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu +ou des hommes, ressemble à la menace d'un <i>Dies +irae</i>. Pourquoi le brutal courroux des beffrois? Ce +jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement +dernier? Avons-nous tous péché si horriblement +qu'il nous faille entendre éclater la fanfare discordante +des démons prêts à s'emparer de nous?—Mais +non, ce n'est rien, ce sont les vêpres +qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie +Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de +le bénir. O sauvages que nous sommes!</p> + +<p>Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez +toujours, par-dessus ces voix du bronze qui veulent +nous rendre sourds, nous et nos enfants, +et il faut que nous écoutions en nous-mêmes +l'harmonie de vos vers qui nous rappelle celle +des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui +célèbre et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce +sera là notre chanson des rues, celle qu'en dépit +du morne hiver qui arrive et des mornes +idées qui menacent, nous chanterons en nous-mêmes +pour nous délivrer des paroles de mort +qui planent sur nos toits éplorés.</p> + +<p>Et je revenais seul au clair de la lune par le +Panthéon silencieux. La brume avait tout envahi, +mais la lune, perçant ce voile argenté, enlevait +de pâles lumières sur le fronton et sur le +dôme qui paraissait énorme et comme bâti dans +les nuages. La place était déserte, et le monument, +qui n'aura jamais l'aspect d'une église, +quoi qu'on fasse, était beau de sérénité avec ses +grands murs froids et sa coupole perdue dans +les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir +et s'élever. Ce colosse d'architecture n'est +rien, en somme, qu'un tombeau voté aux grands +hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour +pour recevoir leur cendre ou leur effigie. Mais +je ne pensais pas aux morts en contemplant +cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur +la vie, et la vie m'apparaissait impassiblement +éternelle en dépit de nos simulacres d'éternelle +séparation.</p> + +<p>Pourquoi des sépultures et des hypogées? me +disais-je. Il n'y a pas de morts. Il y a des amis +séparés pour un temps, mais le temps est court, +le temps est relatif, le temps n'existe pas; et, +pensant à la flamme immortelle que Dieu a mise +en nous, dans ceux qui chevauchent les monstres +comme dans les plus humbles pasteurs de +brebis, je lui disais ce que vous dites à la +poésie:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Tu ne connais ni le sommeil</p> +<p>Ni le sépulcre, nos péages.</p> + </div> </div> + +<p>Novembre 1865.</p> +<br><br> + + +<h3>III</h3> + +<h3>LE PAYS DES ANÉMONES</h3> + + +<p>A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN</p> + + + +<h4>I</h4> + +<p>Nohant, 7 avril 1868.</p> + +<p>J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord +de la Méditerranée, côtoyant la belle plage doucement +déchirée de Villefranche, et causant de +vous sous des oliviers plantés peut-être au temps +des Romains. Trois jours plus tard, nous étions +ensemble beaucoup plus loin, dans la région +des styrax<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>,—ne confondez plus avec smilax,—et +les styrax n'étaient pas fleuris; mais le +lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu +vous dites une parole qui me donna à réfléchir. +Vous en souvenez-vous? C'était auprès de la +source où nous avions déjeuné avec d'excellents +amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste +que qui que ce soit, venait de briser une tige +feuillée en disant:</p> + +<p>—<i>Suis-je bête!</i> j'ai pris une daphné pour +une euphorbe!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites +au cher docteur Maure de vous en procurer.</blockquote> + +<p>Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en +éviter la peine. Je vous dis que je ne la voulais +pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas exclusivement +méridionale, et mon fils se souvint +qu'elle croissait dans nos bois de Boulaize, au pays +des roches de jaspe, de sardoine et de cornaline.</p> + +<p>A ce propos, vous me dites, avec l'indignation +d'un généreux coeur, que je connaissais trop +de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre +ni m'intéresser, et que <i>la science refroidissait</i>.</p> + +<p>Aviez-vous raison?</p> + +<p>Moi, je disais intérieurement:</p> + +<p>—Je sais que l'étude enflamme.</p> + +<p>Avais-je tort?</p> + +<p>Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête +et trop de cailloux sous les pieds pour causer. +Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.</p> + +<p>La science.... Qu'est-ce que la science? Une +route partant du connu pour se perdre dans +l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette +route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités +praticables; ils ne pouvaient rien faire de +plus, ils n'ont rien fait de plus; ils n'ont pas dégagé +l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble +reculer à mesure que l'explorateur avance, ce terme +qui est le grand mystère, la source de la vie.</p> + +<p>On peut étudier avec progrès continuel le +fonctionnement de la vie chez tous les êtres: +travail d'observation et de constatation très-utile, +très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir +l'opération qui <i>fait</i> la vie, on tombe forcément +dans l'hypothèse, et les hypothèses des +savants sont généralement froides.</p> + +<p>Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous +trouvez ardente et pleine de passion, conduit-elle +à des conclusions glacées? Je ne sais pas; +peut-être, à force de développer minutieusement +les hautes énergies de la patience, l'examen devient-il +une faculté trop prépondérante dans l'équilibre +intellectuel, par conséquent une infirmité +relative. Le besoin de conclure se fait sentir, +absolu, impérieux, après une longue série de +recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses +qu'on a menées à bien, et on prend cette +synthèse, qui n'est qu'un travail humain tout +personnel, plus ou moins ingénieux, pour une +vérité démontrée, pour une révélation de la +nature. Le savant a marché lentement, il a mesuré +chacun de ses pas, il a noblement sacrifié +l'émotion à l'attention; car c'est un respectable +esprit que celui du vrai savant, c'est une âme +toute faite de conscience et de scrupule. C'est +le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur +d'enthousiasme que distille la nature par tous ses +pores, liqueur capiteuse qui enivre le poëte et +l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son +chemin, à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe +à travers tout, et, s'il ne trouve pas le positif +de la science, il trouve le vrai de la peinture et +du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie, +qu'on doit cependant élever au rang de +prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise, +sentie et chantée sous l'aspect qui la fait voir +et chérir avec enthousiasme.</p> + +<p>Le savant proprement dit est calme, il le faut +ainsi. Aimons et respectons cette sérénité à laquelle +nous devons tant de recherches précieuses, +mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec +le savant quand il arrive par l'induction à un système +<i>froid</i>. Ce seul adjectif le condamne. Rien n'est +froid, tout est feu dans la production de la vie.</p> + +<p>Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste +de mes amis étudiait la germandrée et +se sentait pris d'amour pour cette plante sans +éclat, mais si délicatement teintée. Au milieu de +son enthousiasme, en lisant la description de la +plante dans un traité de botanique, excellent +d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la +corolle: <i>fleur d'un jaune sale</i>. Je le vois jeter le +livre avec colère en s'écriant:</p> + +<p>—C'est vous, malheureux auteur, qui avez +les yeux sales!</p> + +<p>On pourrait en dire autant aux malveillants +qui jugent à leur point de vue les actions et +les intentions des autres; mais aux bons et +graves savants qui voient la nature froide en ses +opérations brûlantes on pourrait peut-être dire:</p> + +<p>—C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop +de travail.</p> + +<p>L'auteur de <i>la Plante</i>, ce spirituel et poétique +Grimard, dont je vous recommandais le livre, +lui aussi a pourtant fait acte de soumission presque +complète aux arrêts des savants sur la loi +de la vie dans le végétal. Quand vous le lirez, +vous vous insurgerez à cette page, je le sais; +aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée +d'étudier les fleurs, je veux me hâter de +vous dire que, moi aussi, je proteste, non contre +le système généralement adopté en botanique, +mais contre la manière dont on l'expose et les +conclusions arbitraires qu'on en tire.</p> + +<p>Je tâcherai de résumer le plus simplement +possible, au risque de forcer un peu le raisonnement +pour le rendre plus palpable, et pour +vous mettre plus aisément en garde contre ce +que présente de spécieux et même de captieux +ce raisonnement.</p> + +<p>Il part d'une observation positive, incontestable. +La plante tire ses organes de sa propre +substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle? +Est-il besoin d'affirmer que la patte qui +repousse à l'écrevisse ou à la salamandre amputée +est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et +patte de salamandre pour la salamandre? Le +merveilleux serait que la nature se trompât et +fit des arlequins.</p> + +<p>Cependant les savants se sont crus obligés de +constater et d'affirmer le fait, et ils ont donné, +très à tort selon moi, le nom de métamorphisme +à l'opération logique et obligatoire qui transforme +le pétale en étamine après avoir transformé la +feuille en pétale, comme si une progression de +fonctions dans l'organisme était un changement +de substance. Ils appellent très-sérieusement +l'attention de l'observateur sur ce changement +de formes, de couleurs et de fonctions. Fort +bien. Le passage du pétale à l'étamine saute +aux yeux dans le nénufar, comme dans la rose +des jardins le passage de l'étamine au pétale. +Dans le nénufar, la nature travaille elle-même +à son perfectionnement normal; dans la rose, +elle subit le travail inverse que lui impose la +culture pour arriver à un perfectionnement de +convention; mais, de grâce, avec quoi, dans +l'un et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se +faire féconde ou stérile? Et, dans tout être organisé, +animal ou plante, de quoi se forment l'organisation +et la désorganisation, sinon de la propre +substance, enrichie ou égarée, de l'individu?</p> + +<p>Cette simple observation a fait trop de bruit +dans la science et a produit une doctrine que +voici: la plante serait un pauvre être soumis à +d'étranges fatalités; elle ne serait en état de +santé normale qu'à l'état inerte. Reste à savoir +quel est le savant qui surprendra ce moment +d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons. +Du moment que la plante croît et se développe, +elle entre dans une série continue d'<i>avortements</i>. +Le pétiole est un avortement de la tige, +la feuille un avortement du pétiole; ainsi du +calice, du périanthe et des organes de la reproduction. +Tous ces avortements sont maladifs, +n'en doutons pas, car la floraison est le dernier, +c'est la maladie mortelle. Les feuilles devenues +pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle +ainsi. Ces brillantes livrées de noces, la pourpre +de l'adonis, l'azur du myosotis, décoloration, +maladie, signe de mort, agonie, décomposition, +heure suprême, mort.</p> + +<p>Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans +doute mort le travail de la gestation, puisqu'elle +appelle maladie mortelle le travail de la fécondation. +Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est +avortement, atrophie, efforts trompés, le rôle de +la vie est fini au moment où la vie se complète. +La nature est une cruelle insensée qui ne peut +procéder que par un enchaînement de fausses +expériences et de vaines tentatives. Elle développe +à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir; +toutes les richesses qu'elle nous présente +sont des appauvrissements successifs. La +plante veut se former en boutons, elle vole la +substance de son pédoncule pour se faire un +calice dont les pétales vont devenir les voleurs à +leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes, +qui sont apparemment des monstruosités, et que +la mort va justement punir, puisqu'ils sont le +résultat d'un enchaînement de crimes.</p> + +<p>Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable +beauté ait pu inspirer une doctrine aussi +triste, aussi amère, aussi féroce?</p> + +<p>Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. +Les mots, hélas! <i>words, words, words!</i> quel rôle +insensé et déplorable ils jouent dans le monde! +A combien de discussions oiseuses ils donnent +lieu! Et que fais-je en ce moment, sinon une +chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des +mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants +ne croient pas les sottises que je suis forcé de +leur attribuer pour les punir d'avoir si mal exprimé +leur pensée. Non, ils ne croient pas que +la beauté soit une maladie, l'intelligence une +névrose, l'hymen une tombe; ce serait une doctrine +de fakirs, et ils sont par état les prêtres +de la vie, les instigateurs de l'intelligence, les +révélateurs de la beauté dans les lois qui président +à son rôle sur la terre.... Mais ils disent +mal; ils ont je ne sais quel fatalisme dans le +cerveau, je ne sais quelle tristesse dans la forme, +et parfois l'envie maladive d'étonner le vulgaire +par des plaisanteries sceptiques, comme si la +science avait besoin d'esprit!</p> + +<p>Supposons qu'ils eussent retourné la question +et qu'ils l'eussent présentée à peu près ainsi:</p> + +<p>«Comme la nature a pour but la fécondation +et la reproduction de l'espèce, la plante tend +dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le complément +de sa vie. Ce qu'elle doit produire, +c'est une fleur pour l'hyménée, un lit pour l'enfantement. +Elle commence par un germe, puis +une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que +le calice, le périanthe et les organes, une succession +de développements et de perfectionnements +de la même substance. Il serait presque +rationnel de dire que l'effort de la plante pour +produire des organes passe par une série d'ébauches, +et que la tige est un pistil incomplet, +les feuilles des étamines avortées; mais supprimons +ce mot d'avortement, qui n'est jamais que +le résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas +à ce qui est normal, car c'est torturer l'esprit +du langage et outrager la logique de la création. +Quand une fleur nous présente constamment le +caractère d'organes inachevés qui semblent inutiles, +rappelons-nous la loi générale de la nature, +qui crée toujours <i>trop</i>, pour conserver <i>assez</i>, +observons la ponte exorbitante de certains animaux, +et, sans sortir de la botanique, la profusion +de semence de certaines espèces.</p> + +<p>»Que l'on suppose la nature inconsciente ou +non, qu'on la fasse procéder d'un équilibre fatalement +établi ou d'une sagesse toute maternelle, +elle fonctionne absolument comme si elle avait +la prévision infinie. Donc, si certaines plantes +sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes +féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance +de ceux-là dans la mesure nécessaire à +leur accroissement complet. Cette plante, en +vertu d'autres lois qui sont au profit d'autres +êtres, de quelque butineur ailé ou rampant, +est exposée à perdre ses anthères avant leur +formation complète. La nature lui fournit des +rudiments pour les remplacer, et leur avortement, +loin d'être maladif, prouve l'état de santé +de l'organe qui les absorbe. Dirons-nous que la +floraison exubérante des arbres à fruit est une +erreur de la nature? La nature est prodigue parce +qu'elle est riche, et non parce qu'elle est +folle.</p> + +<p>»Nous voulons bien,—je fais toujours parler +les savants à ma guise, ne leur en déplaise,—nous +voulons bien ne pas l'appeler généreuse, +pour ne pas nous égarer dans les questions de +Providence, qui ne sont pas de notre ressort et +dont la recherche nous est interdite; mais, s'il +fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui +d'imbécile, nous préférerions le premier comme +peignant infiniment mieux l'aspect et l'habitude +de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons +de notre vocabulaire scientifique les mots +impropres et malsonnants d'avortement et de maladie +appliqués aux opérations normales de la +vie.»</p> + +<p>Les savants eussent pu exprimer cette idée en +de meilleurs termes; mais tels qu'ils sont, vulgaires +et sans art, ils valent mieux que ceux +dont ils se sont servis pour dénaturer leur pensée +et nous la rendre obscure, puérile et quelque +peu révoltante.</p> + +<p>N'en parlons plus, et chérissons quand même +la science et ses adeptes. Je veux vous dire d'où +je tire mon affection et mon respect pour les +naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre +complètement à votre objection: <i>la science refroidit</i>.</p> + +<p>Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai +pas pu suivre tout le chemin tracé dans le domaine +du connu. Une application tardive, +d'autres devoirs, des nécessités de position, peu +de temps à consacrer au plaisir d'apprendre, le +seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire +pour reprendre les études interrompues sans +être forcé de tout recommencer, voilà mes prétextes, +je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine +parcouru les premières étapes de la route, et +j'ai encore les joies de la surprise quand je fais +un pas en avant. Je dois donc parler humblement +et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment +on se refroidit et pourquoi on se refroidit +quand on a fait le plus long trajet possible. Pour +vous expliquer la froide hypothèse de tout à +l'heure, j'ai été obligé de recourir à des hypothèses; +mais j'ai un peu d'étude, et je peux vous +dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous +est donnée par ceux qui savent, et il +est impossible de renier et de méconnaître les +initiateurs à qui l'on doit de vives et pures +jouissances.</p> + +<p>Ces jouissances, vous ne les avez pas bien +comprises, et pourtant elles n'ont rien de mystérieux. +Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec +passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la +rareté, et trouvez <i>sans intérêt</i> les bouquets que +je cueille pour vous tout le long de la promenade.»</p> + +<p>D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur +quand vous dévastez avec votre charmante fille +une prairie <i>émaillée</i> pour faire une botte d'anémones +de toutes nuances qui se flétrit dans nos +mains au bout d'un instant. Non, cette fleur +cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un +cadavre qui perd son attitude, sa grâce, son +milieu. Pour vous deux, jeunes et belles, la fleur +est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux, +elle ajoute un ton heureux à votre ensemble; +mêlée à votre chevelure, elle ajoute à +votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est +agréable à voir; mais ni votre toilette, ni votre +beauté n'ajoutent rien à la beauté et à la toilette +de la fleur, et, si vous l'aimiez pour elle-même, +vous sentiriez qu'elle est l'ornement de +la terre, et que là où elle est dans sa splendeur +vraie, c'est quand elle se dresse élégante au sein +de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement +sur son gazon. Vous ne voyez en elle que +la face colorée qui étincelle dans la verdure, +vous marchez avec une profonde indifférence +sur une foule de petites merveilles qui sont plus +parfaites de port, de feuillage et d'organisme ingénieusement +agencé que vos préférées plus +voyantes.</p> + +<p>Ne disons pas de mal de ces princesses qui +vous attirent, elles sont séduisantes: raison +de plus pour les laisser accomplir leur royale +destinée dans le sol et la mousse qui leur ont +donné naissance. Cueillez-en quelques-unes pour +vous orner, vous méritez des couronnes, ou pour +les contempler de près, elles en valent la peine. +Laissez-m'en cueillir une pour observer les particularités +que le terrain et le climat peuvent +avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi +cueillir moi-même, car sa racine ou son bulbe, +ses feuilles caulinaires, sa tige entière et son +feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle +diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée, +froissée et mutilée, ce n'est plus qu'une +fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la +plante.</p> + +<p>A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou +mal classée dans mon souvenir, ou douteuse +pour ma spécification, je serai plus barbare, j'achèverai +quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir +analyser, ce qui nécessite le déchirement de +la fleur, et de pouvoir garder un ou deux types, +on a toujours un ami avec qui l'on aime à +échanger ses petites richesses. L'étude est chose +sacrée, et il faut que la nature nous sacrifie +quelques individus. Nous la paierons en adoration +pour ses oeuvres, et ce sera une raison de +plus pour ne pas la profaner ensuite par des +massacres inutiles.</p> + +<p>Oui, des massacres, car qui vous dit que la +plante coupée ou brisée ne souffre pas? C'est +une question qui se pose dans la botanique, et +sur laquelle cette fois nos chers savants ont dit +d'excellentes choses. Tout les porte à croire à +la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent +cette sensibilité relative, sourdement et obscurément +agissante. Du plus ou du moins de souffrance, +ils ne savent rien, pas plus que du degré +de vitalité, de terreur ou de détresse que +garde un instant la tête humaine séparée de son +corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal +saigne et pleure à sa manière. Il se penche, il +se flétrit, il prend un ramollissement qui est +d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid +au toucher comme un cadavre. Son attitude est +navrante; la main humaine l'étouffe, le souffle +humain le profane. N'avait-il pas le droit de +vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire, +utile même en ses terribles énergies, selon +que ses propriétés sont plus ou moins bien +connues de l'homme qui les interroge? Assez +de dévastations inévitables poursuivent la plante +sur la surface de la terre habitée, et quand +même la culture, qui multiplie et accumule certains +végétaux pour les utiliser à notre profit, +ne les atteindrait pas, la dent des ruminants et +des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes, +leur laisseraient peu de repos. C'est ici +que la prodigalité de la nature et l'ardeur de la +vie éclatent. Elles sont assez riches pour que +tout ce que la plante doit nourrir soit amplement +pourvu sans que la plante cesse de renouveler +l'inépuisable trésor de son existence.</p> + +<p>Mais faisons la part du feu. Le goût des +fleurs s'est tellement répandu, qu'il s'en fait une +consommation inouïe en réponse à une production +artificielle énorme. La plante est entrée, +comme l'animal, dans l'économie sociale et domestique. +Elle s'y est transformée comme lui, +elle est devenue monstre ou merveille au gré de +nos besoins ou de nos fantaisies. Elle y prend +ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire +ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa +nature primitive un véritable divorce. Je ne m'intéresse +pas moralement au chou pommé et aux +citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on +mange. Ces esclaves ont engraissé à notre service +et pour notre usage. Les fleurs de nos serres +ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire, +pour orner nos demeures et réjouir nos yeux. +Elles paraissent fières de leur sort, vaines de nos +hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons +guère celles qui protestent et dégénèrent. +Celles-ci, les indépendantes qui ne se +plient pas à nos exigences, sont celles justement +qui m'intéressent et que j'appellerais volontiers +les libres, les vrais et dignes enfants de la nature. +Leur révolte est encore chose utile à l'homme. +Elle le stimule et le force à étudier les propriétés +du sol, les influences atmosphériques et +toutes les conséquences du milieu où la vie +prend certaines formes pour creuset de son activité. +Les droséracées, les parnassées, les pinguicules, +les lobélies de nos terrains tourbeux ne +sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit +pas ses étranges évolutions matrimoniales +dans toutes les eaux. Le chardon laiteux +n'installe pas où bon nous semble sa magnifique +feuille ornementale; les orchidées de nos bois +s'étiolent dans nos parterres, l'<i>orchis militaris</i> +voyage mystérieusement pour aller retrouver +son ombrage, l'ornithogale ombellé descend de +la plate-bande et s'en va fleurir dans le gazon +de la bordure; la mignonne véronique Didyma, +qui veut fleurir en toute saison, grimpe sur les +murs exposés au soleil et se fait pariétaire. Pour +une foule de charmantes petites indigènes, si +nous voulons retrouver le groupement gracieux +et le riche gazonnement de la nature, il nous +faut reproduire avec grand soin le lit naturel où +elles naissent, et c'est par hasard que nous y +parvenons quelquefois, car presque toujours +une petite circonstance absolument indispensable +échappe à nos prévisions, et la plante, si +rustique et si robuste ailleurs, se montre d'une +délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie obstinée.</p> + +<p>Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés +et soignés ceux où le sol, riche par lui-même +de plantes locales, permet le complet +abandon de certaines parties, et je classerais +volontiers les végétaux en deux camps, ceux +que l'homme altère et transforme pour son +usage, et ceux qui viennent spontanément. Rameaux, +fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant +que vous voudrez les premiers. Vous en semez, +vous en plantez, ils vous appartiennent: vous +suivez l'équilibre naturel, vous créez et détruisez;—mais +n'abîmez pas inutilement les secondes. +Elles sont bien plus délicates, plus +précieuses pour la science et pour l'art, ces +<i>mauvaises herbes</i>, comme les appellent les laboureurs +et les jardiniers. Elles sont vraies, +elles sont des types, des êtres complets. Elles +nous parlent notre langue, qui ne se compose +pas de mots hybrides et vagues. Elles présentent +des caractères certains, durables, et, quand un +milieu a imprimé à l'espèce une modification +notable, que l'on en fasse ou non une espèce +nouvellement observée et classée, ce caractère +persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion +de l'horticulture fait tant de progrès, que +peu à peu tous les types primitifs disparaîtront +peut-être comme a disparu le type primitif du +blé. Pénétrons donc avec respect dans les +sanctuaires où la montagne et la forêt cachent +et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert +plus d'un, et même assez près des endroits habités. +Un taillis épineux, un coin inondé par le +cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés +vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me +garde bien de faire part de ces trouvailles. On +dévasterait tout.</p> + +<p>Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a +des jardins de gentianes et de statices d'une +beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les +Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe +du Cambasque près de Cauterets, au bord de la +Creuse, dans les âpres micaschistes redressés, +dans certains méandres de l'Indre, dans les +déchirures calcaires de la Savoie, dans les oasis +de la Provence, où nous avons été ensemble +avant la saison des fleurs, mais que j'avais explorés +en bonne saison, il y a des sanctuaires +où vous passeriez des heures sans rien cueillir +et sans oser rien fouler, si une seule fois vous +avez voulu vous rendre bien compte de la beauté +d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans +toutes ses parties et servi à souhait par le milieu +qu'il a choisi. Si la fleur est l'expression suprême +de la beauté chez certaines plantes, il en +est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse +ou peu apparente et qui n'en sont pas +moins admirables. Vous n'êtes pas insensible, je +le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur +du feuillage, car vous aimez passionnément +tout ce qui est beau. Eh bien, il y a dans +la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment +belles que vous n'aimez pas encore +parce que vous ne les voyez pas encore. Ce n'est +pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre +oeil qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant +votre oeil est jeune; le mien est fatigué, presque +éteint, et il distingue un tout petit brin d'herbe +à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à +la recherche comme le chien à la chasse; et +voilà le plaisir, voilà l'amusement muet, mais +ardent et continu que chacun peut acquérir, si +bon lui semble.</p> + +<p>Apprendre à voir, voilà tout le secret des études +naturelles. Il est presque impossible de voir +avec netteté tout ce que renferme un mètre +carré de jardin naturel, si on l'examine sans +notion de classement. Le classement est le fil +d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce +classement soit plus ou moins simple ou compliqué, +peu importe, pourvu qu'il soit classement +et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre. +Chacun est libre, avec le temps et le +savoir acquis, de rectifier selon son génie ou sa +conscience les classifications hasardées ou incomplètes +des professeurs. Adoptons une méthode +et n'ergotons pas. Le but d'un esprit artiste +et poétique comme le vôtre n'est pas de se +satisfaire en connaissant d'une manière infaillible +tous les noms charmants ou barbares donnés +aux merveilles de la nature; son but est de +se servir de ces noms, quels qu'ils soient, pour +former les groupes et distinguer les types. Les +principaux sont si faciles à saisir que peu de +jours suffisent à cette prise de possession des familles. +Les tribus et les genres s'y rattachent +progressivement avec une clarté extrême. La +distinction des espèces exige plus de patience et +d'attention, c'est le travail courant, habituel, +prolongé et plein d'attraits de la définition. On +y commet longtemps, peut-être toujours, plus +d'une erreur, car les caractères accessoires sur +lesquels repose l'espèce sont parfois très-variables +ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le +microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là, +si vous avez atteint le but, qui est d'avoir vu +tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le +végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit +pas. La loupe vous révèle des délicatesses infinies, +des différences de tissu, des appareils respiratoires +ou sudorifiques très-mystérieux, des +appendices de poils transparents qui ressemblent +à une microscopique chevelure hyaline, tantôt +disposée en étoiles, tantôt couchée comme une +fourrure, tantôt courant le long de la tige et +alternant avec ses noeuds, tantôt composée de +fines soies articulées ou terminées par une petite +boule de cristal. Ces appendices, placés tantôt +sur la tige en haut ou en bas, tantôt sur le +calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent +quelquefois une partie essentielle des +caractères. S'ils ne nous renseignent pas toujours +exactement, c'est un bien petit malheur; +l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse +que la plus humble fleurette ne révélait +pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec la +lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou +doit exister.</p> + +<p>Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous +étudiez la plante dans tous ses détails, vous serez +frappé d'une première unité de plan vraiment +magistrale, donnant naissance à l'infinie +variété et reliant cette variété au grand type +primordial par des embranchements admirablement +ingénieux et logiques. Je m'embarrasse +fort peu, quant à moi, des questions religieuses +ou matérialistes que soulève l'ordre de la nature. +Il a plu à de grands esprits d'y trouver +du désordre ou tout au moins des lacunes et des +hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant d'art +et de science, tant d'esprit et tant de génie, que +j'attribuerais volontiers les lacunes apparentes de +la création à celles de notre cerveau. Nous ne +savons pas tout, mais ce que nous voyons est +très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée +sur la terre en semis ou en spirale, en réseau +ou en jet unique, par secousses ou par alluvions, +je m'occupe à voir et je me contente +d'admirer.</p> + +<p>Pour conclure, l'étude des détails ne peut se +passer de méthode. La méthode impose la recherche, +qui n'est qu'un emploi bien dirigé de +l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit +qui crée une faculté nouvelle, la vision nette et +complète des choses. Là où l'amateur sans étude +ne voit que des masses et des couleurs confuses, +l'artiste naturaliste voit le détail en même temps +que l'ensemble. Qu'il ait besoin ou non pour son +art de cette faculté acquise, je n'en sais rien; et +là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai +même pas songé; mais qu'il en ait besoin pour +son âme, pour son progrès intérieur, pour sa +santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements +de la vie sociale, pour la force à retrouver +entre l'abattement du désastre et l'appel du +devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi. +On arrive à aimer la nature passionnément +comme un grand être passionné, puissant, inépuisable, +toujours souriant, toujours prêt à parler +d'idéal et à renouveler le pauvre petit être +troublé et tremblant que nous sommes.</p> + +<p>Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir +d'apprendre à étudier, même dans la vieillesse +et sans souci du terme plus ou moins rapproché +qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est +l'aliment de la rêverie, qui est elle-même de +grand profit pour l'âme, à cette condition +d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe +fait entrer un peu plus avant dans notre intelligence +des notions qui l'enflamment et stimulent +le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé +qui s'écoule n'est pas un bien qui nous échappe. +C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le bassin +où nous pourrons toujours nous désaltérer +et où se noie le regret des jeunes années. On +dit <i>les belles années</i>! c'est par métaphore, les +plus belles sont celles qui nous ont rendus plus +sensitifs et plus perceptifs; par conséquent, l'année +où l'on vit dans la voie de son progrès est +toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire +l'expérience.</p> + +<p>Il n'y a pas que des plantes dans la nature: +d'abord il y a tout; mais commencez par une +des branches, et, quand vous l'aurez comprise, +vous en saisirez plus facilement une autre, la +faune après la flore, si bon vous semble. La +pierre ne semble pas bien éloquente au milieu +de tout cela. Elle l'est pourtant, cette grande +architecture du temple; elle est l'histoire hiéroglyphique +du monde, et, en l'étudiant, même +dans les minuties minéralogiques, qui sont plus +amusantes qu'instructives, on complète en soi +le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses +opérations de la physique et de la +chimie ont imprimé aux moindres objets des +physionomies frappantes que ne saisit pas le premier +oeil venu. Tous les rochers ne se ressemblent +pas; chaque masse a son sens et son expression; +toute forme, toute ligne a sa raison d'être +et s'embellit du degré de logique que sa puissance +manifeste. Les grands accidents comme +les grands nivellements, les fières montagnes +comme les steppes immenses, ont des aspects +inépuisables de diversité. Quand la nature n'est +pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir +sa beauté où elle est et la voir dans tout ce qui +la constitue, c'est le précieux résultat de l'étude +de la nature, et c'est une erreur de croire que +tout le monde est à même d'improviser ce résultat. +Pour bien sentir la musique, il faut la +savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir +beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres. +Tout le monde est d'accord sur ce point, et +pourtant tout le monde croit voir le ciel, la mer +et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est +impossible; la terre, la mer et le ciel sont le +résultat d'une science plus abstraite et d'un art +plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve +inoffensifs les gens sincères qui avouent leur indifférence +pour la nature; je trouve irritants +ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître +et qui feignent de l'admirer sans la voir. +Cette verbeuse et prétentieuse admiration descriptive +des personnes qui voient mal rend forcément +taciturnes celles qui voient mieux, et qui +sentent d'ailleurs profondément l'impuissance +des mots pour traduire l'infini du beau.</p> + +<p>Voilà ce que je voulais vous écrire à propos +de la botanique. Ne me dites plus que je la sais. +J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne +saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement +ignorant; mais savoir son ignorance, c'est +savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on +voudrait toujours se glisser, et, si l'on reste à +la porte, ce n'est pas parce qu'on se plaît au +dehors dans la stérilité et dans l'impuissance, +c'est parce qu'on n'est pas doué; mais au moins +on est riche de désirs, d'élans, de rêves et d'aspirations. +Le coeur vit de cette soif d'idéal. On +s'oublie soi-même, on monte dans une région +où la personnalité s'efface, parce que le sentiment, +je dirais presque la sensation de la vie +universelle, prend possession de notre être et le +spiritualise en le dispersant dans le grand tout. +C'est peut-être là la signification du mot mystérieux +de contemplation, qui, pris dans l'acception +matérielle, ne veut rien dire. Regarder +sans être ému de ce qu'on voit serait une jouissance +vague et de courte durée, si toutefois +c'était une jouissance. Regarder la vie agir dans +l'univers en même temps qu'elle agit en nous, +c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée +dans l'univers. Levez les yeux vers le ciel +et voyez palpiter la lumière des étoiles; chacune +de ces palpitations répond aux pulsations +de notre coeur. Notre planète est un des petits +êtres qui vivent du scintillement de ces grands +astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons +des mêmes effluves de chaleur et de lumière.</p> + +<p>L'étoile est à nous, comme le soleil est à la +terre. Tout nous appartient, puisque nous appartenons +à tout, et ce perpétuel échange de vie +s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle +et du plus admirable mécanisme qu'il nous +soit possible de concevoir. Tout y est beau, depuis +Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de +feu, jusqu'à l'oeil microscopique de l'imperceptible +insecte qui reflète Sirius et le firmament. +Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes +qui s'appelle la voie lactée jusqu'au ruisselet de +la prairie qui coule dans son flot emperlé un +monde de petits êtres extraordinairement forts, +agiles, doués d'une vitalité intense, presque +irréductible. Tout y est heureux, depuis la +grande âme du monde qui révèle sa joie de +vivre par son éternelle activité jusqu'à l'être qui +se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme est +infiniment heureux dans ses vrais rapports avec +la nature. Il a le beau dans les yeux, le vrai +est dans l'air qu'il respire, le bon est dans son +coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le +bien, et triste, bête ou fou quand il fait le +mal.</p> + +<p>Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance +du milieu où il existe, partant son indifférence +pour les biens qui sont à sa portée. La +race humaine est une création trop moderne +pour avoir établi sa relation vraie avec le vrai +de l'univers. Extraordinairement douée, elle +s'agite démesurément avant de se poser dans +son milieu, et l'on pourrait dire qu'elle n'existe +encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister. +En possession d'un sens merveilleux qui +semble manquer aux autres créatures terrestres, +et qui est précisément le besoin de connaître et +de sentir ses rapports avec l'univers, elle les +cherche péniblement et à travers tous les mirages +que lui crée cette puissance admirable de +l'esprit et de l'imagination. La raison humaine +est encore incomplète. L'historien de l'humanité +s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la +vie, le naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais +il n'est ni surpris ni découragé. Les chiffres de +la durée ne sont pour lui que des palpitations +de l'astre éternité.</p> + +<p>L'homme est forcé d'être, il est donc forcé +d'arriver à l'existence normale et complète, qui +est le bonheur. Il en eut la révélation fugitive le +jour où il écrivit au fronton de ses temples trois +mots sacrés qui résumaient tout le but de sa vie +philosophique, sociale et morale. Ces mots sont +effacés de la bannière qui dirige la phalange +humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers +qui les a entendus. Essayez de les arracher de +l'âme du monde! Étouffez le tressaillement que +la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés +du livre de la vie! Oui, oui, tâchez! On peut +embrouiller ou suspendre tout ce qui est du +domaine de l'idée, mais tuer une idée est +aussi vain, aussi impossible que de vouloir anéantir +la vibration d'un son jeté dans l'espace. +Tirez cent mille coups de canon pour empêcher +qu'on ne l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme, +et l'écho a redit le chant mystérieux de +sa petite flûte avant que vos mèches fussent +allumées.</p> + +<p>Liberté, seule condition du véritable fonctionnement +de la vie; égalité, notion indispensable +de la valeur de tout être vivant et de la +nécessité de son action dans l'univers; fraternité, +complément de l'existence, application et +couronnement des deux premiers termes, action +vitale par excellence.</p> + +<p>On a dit que la Révolution était une expérience +manquée. On n'a pu entendre cet arrêt +que dans un sens relatif, purement historique. +Le bouillonnement de la sève dans l'humanité +peut bien n'avoir pas produit dans le moment +voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle +et morale que les philosophes de cette +grande époque devaient en attendre; mais c'est +la loi de la nature même qui le voulait ainsi. +La vie se compose d'action et de repos, de dépense +d'énergie dans la veille et de recouvrement +d'énergie dans le sommeil, de vie sous +forme de mort et de mort sous forme de vie. +Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC +de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou +positive. Comment donc se perdrait une formule +qui a fait monter à l'homme un degré de plus +dans la série du perfectionnement que la loi de +l'univers impose à son espèce?</p> + +<p>Adieu, et aimons-nous.</p> +<br> +<p>A LA MÊME</p> + + + +<h4>II</h4> + +<p>Nohant, 20 avril.</p> + +<p>Ma chère, si la science est <i>triste</i>, c'est parce +qu'elle est toujours persécutée. Elle lutte, elle a +l'austérité et la dignité de sa tâche écrite sur le +front en caractères sacrés. Depuis ma dernière +lettre, j'ai été mis au courant des faits nouveaux. +La foi veut attribuer à l'État le droit d'imposer +silence à l'examen. Je vous disais que ces discussions +ne m'intéressaient pas. Elles ne me +troublent pas pour mon compte, cela est certain. +Je n'ai pas mission de défendre une école, je +ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre +ignorance qui me permet de me tromper +autant qu'un autre, je me borne à défendre mon +for intérieur contre des notions qui ne me paraissent +pas convaincantes.</p> + +<p>Mais ne pas m'intéresser à la marche des +idées et aux luttes qu'elles suscitent, ce me serait +tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne +sortirons pas trop de la physiologie botanique +en causant de la marche générale des études sur +l'histoire naturelle; toutes ses branches partent +de l'arbre de la vie.</p> + +<p>Voilà donc que la religion nous défend de conclure? +Moi qui, par exemple, trouvais dans +l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je dois +m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle +qui peut conduire au doute, cela entraîne +à discuter, et, comme on peut être vaincu +dans la discussion, le mieux est de faire +taire tout le monde. Quand on voit de quelle +façon les influences finies ou près de finir se +précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire +que les idées fausses ont besoin de se suicider +avec éclat, et qu'elles convoquent le genre humain +au spectacle de leur abdication. Comment! +le Dieu des Juifs n'était pas assez humilié dans +l'histoire le jour où en son nom le prêtre prononça +la condamnation de Galilée! il fallait +donner encore plus de solennité à la chose et +venir, au XIXe siècle, invoquer les pouvoirs de +l'État pour que défense fût faite à la science de +s'enquérir de la vérité, et pour que cette sentence +fût portée:</p> + +<p>«La vérité est le domaine exclusif de l'Église; +quand elle décrète que le soleil tourne autour +de la terre, elle ne peut pas se tromper! N'a-t-elle +pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes +les découvertes, tous les calculs, toutes les +observations de la science sont rayées et annulées: +qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»</p> + +<p>Si la science penche vers le matérialisme exclusif, +à qui la faute? Il fallait bien une réaction +énergique contre ce prétendu <i>esprit</i> saint +qui veut se passer des lumières de la raison et +de l'expérience.</p> + +<p>Dans un excellent article sur ce sujet, que je +lisais hier, on rappelait fort à propos et avec +beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que +les derniers païens entendirent sur les rivages +de la Grèce et qui les fit pâlir d'épouvante: <i>Le +grand Pan est mort!</i></p> + +<p>L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi, +je songeais à celles qui ne meurent pas, et je +voyais dans ce cri douloureux et solennel tout +un monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de +la nature égorgés par le spiritualisme farouche +et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière. +Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé, +et le grand Pan, le dieu de la vie, léguait à ses +derniers adeptes la tâche de réhabiliter la matière.</p> + +<p>Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter +le grand principe, et, comme il est immortel, +elle réussira. Elle révolutionnera la face +de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront +un jour la force des vérités acquises, qu'elles +auront pénétré dans tous les esprits, et qu'elles +auront détruit insensiblement tous les vestiges +de la superstition et de l'idolâtrie.</p> + +<p>On fait grand bruit de ses tendances actuelles. +On fait bien. C'est le moment de défendre le +droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de +tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté +par les juges de Galilée; mais, quand cette +rumeur sera passée, quand la science aura +triomphé des vains obstacles,—un peu plus +tôt, un peu plus tard, ce triomphe est assuré, +certain, fatal comme une loi de la vie;—quand, +mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée +par nos pères, elle poursuivra paisiblement ses +travaux, la grande question, aujourd'hui mal +posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée. +Il le faudra bien. Si le grand Pan représentait +la force vitale inhérente à la matière, si en lui +se personnifiaient la plante, les bois sacrés et +les suaves parfums de la montagne, l'habitant +ailé de l'arbre et de la prairie, la source fécondante +et le torrent rapide, les hôtes du rocher, +du chêne et de la bruyère, depuis le ciron jusqu'à +l'homme, si tout enfin était Dieu ou divin, +la vie était divinité: divinité accessible et intelligible, +il est vrai, divinité amie de l'homme et +partageant avec lui l'empire de la terre, mais +essence divine incarnée; activité indestructible, +revêtant toutes les formes, nécessairement pourvue +d'organes quelconques, mais émanant d'un +foyer d'amour universel, incommensurable.</p> + +<p>Vous me dites souvent que vous êtes païenne. +C'est une manière poétique de dire que vous +aimez l'univers, et que les aperçus de la science +vous ont ouvert le grand temple où tout est sacré, +où toute forme est sainte, où toute fonction +est bénie. En son temps, le paganisme n'était +pas mieux compris des masses que ne l'était le +théisme qui le côtoyait, et l'absorbait même dans +la pensée des adorateurs exclusifs du grand +Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée +panthéiste, la même qui s'est ranimée sous la +puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette vaste +conception, l'esprit humain s'est rouvert à une +notion de plus en plus large du rôle de la matière, +et la science démontre chaque jour la sublimité +de ce rôle dans son union intime avec +le principe de la vie.</p> + +<p>En résulte-t-il qu'elle soit le principe même? +La matière pourrait-elle se passer de l'esprit, +qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une +question de mots? Je le crains bien, ou plutôt +je l'espère. La science a-t-elle la prétention de +faire éclore la pensée humaine comme résultat +d'une combinaison chimique? Non, certes; mais +elle peut espérer de surprendre un jour les +combinaisons mystérieuses qui rendent la matière +inorganisée propre à recevoir le baptême de +la vie et à devenir son sanctuaire. Ce sera une +magnifique découverte; mais quoi! après? +L'homme saura, je suppose, par quelle opération +naturelle le fluide vital pénètre un corps +placé dans les conditions nécessaires à son apparition. +Le Dieu qui, roulant dans ses doigts +une boulette de terre, souffla dessus et en fit un +être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort +bien, mais un mythe est l'expression symbolique +d'une idée, et il restera à savoir si cette +idée est un poëme ou une vérité.</p> + +<p>Allons aussi loin qu'il est permis de supposer. +Entrons dans le rêve, imaginons un nouveau +Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre +existence, un <i>Albertus Magnus</i> faisant penser +et parler une tête de bois, <i>Capparion!</i> un Berthelot +futur voyant surgir de son creuset une +forme organisée, vivante,—que saura-t-il de la +source de cette vie mystérieuse? La philosophie a +beaucoup à répondre, mais je vois surtout là +une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant +dans les célèbres discussions sur la génération +spontanée. Pour mon compte, je crois +presque à la génération spontanée, et je n'y +vois aucun principe de matérialisme à enregistrer +dans le sens absolu que l'on veut aujourd'hui +attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme +le <i>principe vivant</i>. Ceci est encore l'histoire de +la plante, qui tire ses organes de sa propre +substance. Mais le principe <i>vivant</i>, d'où tire-t-il +son activité, sa volition, son expansion, ses résultats +sans limites connues? D'un milieu qui +ne les a pas? C'est difficile à comprendre. La +matière possède le principe <i>viable</i>; mais point +de vie sans fécondation. La doctrine de la génération +spontanée proclame que la fécondation +n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle +admet donc qu'il y a des principes de fécondation +dans toute combinaison vitale, et même +que tout est combinaison vitale, vie latente, +impatiente de s'organiser par son mariage avec +la matière. Quoi qu'on fasse, il faut bien parler +la langue humaine, se servir de mots qui expriment +des idées. On aura beau nous dire que la +vie est une pure opération et une simple action +de la matière, on ne nous fera pas comprendre +que les opérations de notre pensée et l'action +de notre volonté ne soient pas le résultat de +l'association de deux principes en nous. Que +faites-vous de la mort, si la matière seule est +le principe vivant? Vous dites que l'âme s'éteint +quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous +demander pourquoi le corps ne fonctionne plus +quand l'âme le quitte. Et tout cela, c'est un +cercle vicieux, où les vrais savants sont moins +affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes +adeptes. Il y a quelque chose de généreux et de +hardi, j'en conviens, à braver les foudres de +l'intolérance et à vouloir attribuer à la science +la liberté de tout nier. Inclinons-nous devant +le droit qu'elle a de se tromper. Ses adversaires +en usent si largement! Mais attendons, pour nier +l'action divine qui préside au grand hyménée +universel, que l'homme soit arrivé par la science +à s'en passer ou à la remplacer.</p> + +<p>—Vous ne pensez, nous disent les médecins +positivistes, que parce que vous avez un +cerveau.</p> + +<p>Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau +serait une boîte vide.—Nous pouvons mettre +le doigt sur la portion du cerveau qui pense et +oblitérer sa fonction par une blessure, notre +main peut écraser la raison et la pensée!—Vous +pouvez produire la folie et la mort; mais empêcher +l'une et guérir l'autre, voilà où vous +cherchez en vain des remèdes infaillibles. Cette +pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le cerveau +épuisé et meurtri est bien forcée de quitter +le milieu où elle ne peut plus fonctionner.</p> + +<p>—Où va-t-elle?—Demandez-moi aussi d'où +elle vient. Qui peut vous répondre? Me direz-vous +d'où vient la matière? Vous voilà étudiant +les météorites, étude admirable qui nous renseignera +sans doute sur la formation des planètes. +Mais, quand nous saurons que nous +sommes nés du soleil, qui nous dira l'origine +de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer des +causes premières? Vous n'en savez pas plus +long sur l'avènement de la matière que sur +celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la +priorité de l'apparition de la matière sur notre +globe, vous ne résolvez rien. La vie était organisée +ailleurs avant que notre terre fut prête à +la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait +dans d'autres régions de l'univers.</p> + +<p>Mais il n'y a pas de matière proprement +inerte; je le veux bien! Chaque élément de vitalité +a sa vie propre, et j'admets sans surprise +celle de la terre et du rocher. La vie chimique +est encore intense sous nos pieds et se manifeste +par les tressaillements et les suintements +volcaniques; mais, encore une fois, la +vie la plus élémentaire est toujours une vie; la +vie inorganique—il paraît qu'on parle ainsi +aujourd'hui—est toujours une force qui vient +animer une inertie. D'où vient cette force? D'une +loi. D'où vient la loi?</p> + +<p>Pour répondre scientifiquement à une telle +question, il faut trouver une formule nouvelle à +coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi jusqu'ici +à l'idée spiritualiste paraissent entachés de +superstition, et que tous ceux qui servent à l'idée +positiviste semblent entachés d'athéisme, vitalité, +dis-nous ton nom!</p> + +<p>Sublime inconnue, tu frémis sous ma main +quand je touche un objet quelconque. Tu es là +dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un +million d'années, aura servi, par sa décomposition +ou toute autre influence peut-être occulte, à +produire un fruit savoureux. Tu es palpable et +visible et déjà merveilleusement savante dans la +petite graine qui porte dans sa glume les prairies +de six cents lieues de l'Amérique. Tu souris +et rayonnes dans la fleur qui se pare pour +l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte +vêtu des couleurs de la plante qui l'a nourri à +l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés du +rivage des mers, tu es dans l'air que je respire +comme dans le regard ami qui me console, +dans le nuage qui passe comme dans le rayon +qui le traverse.—Je te vois et je te sens dans +tout; mais rayez le mot divin <i>amour</i> du livre +de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends +plus, je ne vis plus.</p> + +<p>La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne +se manifeste pas dans la matière ont-elles conscience +du besoin qu'elles éprouvent de se +réunir? Ce n'est pas très-probable sans la supposition +d'un agent souverain qui les pousse +irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il? +son nom? Le nom que vous voudrez parmi +ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je +n'en peux trouver que dans le vocabulaire +classique des idées actuelles: âme du monde, +amour, divinité. Je vois dans la moindre étude +des choses naturelles, dans la moindre manifestation +de la vie, une puissance dont nulle autre +ne peut anéantir le principe. La matière a beau +se ruer sur la matière et se dévorer elle-même, +la vie a beau se greffer sur la vie et s'embrancher +en d'inextricables réseaux où se confondent +toutes les limites de la classification, tout +se maintient dans l'équilibre qui permet à la vie +de remplacer la mort à mesure que celle-ci +opère une transformation devenue nécessaire. Je +sens le souffle divin vibrer dans toutes ces harmonies +qui se succèdent pour arriver toujours +et par tous les modes au grand accord relativement +parfait, âme universelle, amour inextinguible, +puissance sans limites.</p> + +<p>Laissons les savants chercher de nouvelles +définitions. Si leurs tendances actuelles nous +ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il +y avait là en somme très-bonne compagnie, il +en sortira quelque chose de bon; la vie ne s'arrête +pas parce que l'esprit fait fausse route. Une +notion qui tend à comprimer son essor, à détruire +son énergie, à refroidir son élan vers +l'infini, n'est pas une notion durable; mais la +science seule peut redresser et éclairer la science. +S'il était possible de la réduire au silence, ce +qu'il y a de vrai dans le spiritualisme aurait +chance de succomber longtemps. Les esprits +vulgaires s'empareraient d'un athéisme grossier +comme d'un drapeau, et la recherche de la vérité +serait soumise aux agitations de la politique. +Tel n'est point le rôle de la science, tel +n'est point le chemin du vrai. Telle n'est heureusement +pas la loi du progrès, qui est la loi +même de la vie.</p> + + + +<p>Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui +vous dirai par où le monde passera pour sortir +de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose, +c'est qu'il faut que l'homme devienne un être +complet, et que je le vois en train d'être comme +l'enfant dont on voulait donner une moitié à +chacune des mères qui se le disputaient. L'enfant +ne se laissera pas faire, soyons tranquilles.</p> + +<p>Au reste, je me suis probablement aussi mal +exprimé que possible sur le fond de la question +en parlant de la vie comme d'une opération. +C'est plus que cela sans doute, ce doit être le +résultat d'une opération non surnaturelle, mais +divine, où les éléments abstraits se marient aux +éléments concrets de l'existence; mais il y a un +langage technique que je ne veux point parler +ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien. +Les sciences et les arts ont leur technologie +très-nécessaire, et vous voyez que j'évite d'employer +cette technologie à propos de botanique. +Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait +faire un mauvais calcul de pédantisme. La +technologie métaphysique n'est pas beaucoup +plus <i>sorcière</i>, comme on dit chez nous; mais +elle n'a pas la justesse et la précision de la botanique. +Chaque auteur est forcé de créer des +termes à son usage pour caractériser les opérations +de la pensée telle qu'il les conçoit. Ces +opérations sont beaucoup plus profondes que les +mystères microscopiques du monde tangible. +Après tant de sublimes travaux et de grandioses +explorations dans le domaine de l'âme, la +science des idées n'a pas encore trouvé la parole +qui peut se vulgariser: c'est un grand +malheur et un grand tort. Le matérialisme radical +menace d'une suppression complète la +recherche des opérations de l'entendement humain. +Allons donc! alors vienne l'homme de +génie qui nous expliquera notre âme et notre +corps dans l'ensemble de leurs fonctions, par +des vérités sans réplique et dans une langue +qui nous permettra d'enseigner à nos petits-enfants +qu'ils ne sont ni anges ni bêtes!</p> + + + +<p>Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais +vous dire aujourd'hui sur les herbiers. Je tiens +cependant à ne pas finir sans cela.</p> + +<p>L'herbier inspire des préventions aux artistes.</p> + +<p>—C'est, disent-ils, une jolie collection de +squelettes.</p> + +<p>Avant tout, je dois vous dire que faire un +herbier est une chose si grave, que j'ai écrit sur +la première feuille du mien: <i>Fagot</i>. Je n'oserais +donner un titre plus sérieux à une chose si +capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de +l'herbier au point de vue général, et je vous +accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est +pas un coin aride pour la pensée. Le +sentiment l'habite, car ce qui parle le plus +éloquemment de la vie, c'est la mort.</p> + +<p>Maintenant, écoutez une anecdote véridique.</p> + + + +<p>J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la +première fois de peindre des fleurs. Il avait +étudié la botanique dans son enfance, et, comme +il avait une admirable mémoire, il la savait +encore, mais elle ne l'avait pas frappé en tant +qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que +lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et +la forme de la plante. Je le surpris dans une +extase de ravissement devant un lis jaune dont +il venait de comprendre la belle <i>architecture</i>; +c'est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait +de peindre, voyant qu'à chaque instant son modèle, +accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa +floraison, changeait de ton et d'attitude. Il pensait +avoir fini, et le résultat était merveilleux; +mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la +nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait +complètement changé. Les lobes du périanthe +s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines +avait pâli, celui de la fleur s'était accusé, +le jaune d'or était devenu orangé, la hampe était +plus ferme et plus droite, les feuilles, plus serrées +contre la tige, semblaient plus étroites. C'était +encore une harmonie, ce n'était plus la même. +Le jour suivant, la plante était belle tout autrement. +Elle devenait de plus en plus <i>architecturale</i>. +La fleur se séchait et montrait ses organes +plus développés; ses formes devenaient <i>géométriques</i>; +c'est encore lui qui parle. Il voyait le +squelette se dessiner, et la beauté du squelette +le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu'il +ne fit pas, d'une étude de plante à l'état splendide +de l'anthèse, une étude de plante en herbier.</p> + +<p>Il me demanda alors à voir des plantes séchées, +et il s'enamoura de ces silhouettes déliées et +charmantes que conservent beaucoup d'espèces. +Les raccourcis que la pression supprime, mais +que la logique de l'oeil rétablit, le frappaient +particulièrement.</p> + +<p>—Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce +dans la mort.</p> + +<p>Chacun a son procédé pour conserver la plante +sans la déformer. Le plus simple est le meilleur. +<i>Jetée</i> et non <i>posée</i> dans le papier qui doit boire +son suc, rétablie par le souffle dans son attitude +naturelle, si elle l'a perdue en tombant sur ce lit +mortuaire, elle doit être convenablement comprimée, +mais jamais jusqu'à produire l'écrasement. +Il faut renouveler tous les jours les couches +de papier qui l'isolent, sans ouvrir le feuillet qui +la contient. Le moindre dérangement gâte sa +pose, tant quelle colle à son linceul. Au bout +de quelques jours, pour la plupart des espèces, +la dessiccation est opérée. Les plantes grasses +demandent plus de pression, plus de temps et +plus de soins, sans jamais donner de résultats +satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le +repassage au fer chaud, qui est préférable à la +presse. Bannissons la presse absolument, elle +détruit tout et ne laisse plus la moindre chance +à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché. +Le but de l'herbier doit être de faciliter l'étude +des sujets qu'il contient. Le goût des collections +est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour +soi et pour les autres.</p> + +<p>Mais l'herbier a pour moi une autre importance +encore, une importance toute morale et toute de +sentiment. C'est le passage d'une vie humaine à +travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une +âme aimante dans le monde aimé de la création. +Un herbier bien fait au point de vue de la conservation +exhale une odeur particulière, où les +senteurs diverses, même les senteurs fétides, se +confondent en un parfum comparable à celui du +thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi +comme l'expression de la vie prise dans son +ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites +officinales, mariées aux âcres émanations des +plantes vireuses, lesquelles sont probablement +tout aussi <i>officinales</i> que les autres, produisent +la suavité qui est encore une richesse, une +salubrité, une subtile beauté de la nature. Ainsi +se perdent dans l'harmonie de l'ensemble les +forces trop accusées pour nous de certains +détails.</p> + +<p>Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme +un parfum tout un passé composé de tristesse et +de joie, de revers et de victoires. Il y a dans cet +herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la +ronce et la ciguë y figurent; mais tant de fleurs +délicieusement belles et bienfaisantes sont là +pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être +la plus vraie des philosophies!</p> + +<p>La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié, +je l'avoue, parce qu'elle envahit tout et détrône +tout quand on la laisse faire; mais, outre qu'elle +est bien belle, elle est une plante historique. Son +nom est à jamais lié au divin poëme du <i>Phédon</i>. +Les chrétiens ne sauraient dire quel arbre a +fourni la croix vénérée de leur grand martyr. +Tout le monde sait que la ciguë a procuré une +mort douce et sublime au grand prédécesseur +du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë, +sois donc réhabilitée, toi qui, forcée de donner +la mort, sus prouver que tu n'atteignais pas la +toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide +celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de +ses artères!</p> + +<p>L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire. +Pas un individu qui ne soit un souvenir +doux et pur. On ne fait de la botanique +bien attentive que quand on a l'esprit libre des +grandes préoccupations personnelles ou reposé +des grandes douleurs. Chaque plante rappelle +donc une heure de calme ou d'accalmie. Elle +rappelle aussi les beaux jours des années écoulées, +car on choisit ces jours-là pour chercher +la vie épanouie et s'épanouir pour son propre +compte. La vue des sujets un peu rares dans la +localité explorée réveille la vision d'un paysage +particulier. Je ne puis regarder la petite campanule +à feuilles de lierre,—merveille de la +forme!—sans revoir les blocs de granit de nos +vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la +première fois. Elle perçait la mousse et le sable +en mille endroits, sur un coteau couvert de +hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes +devenaient plus amples et plus colorées +à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau qui +jase timidement dans ces solitudes austères. Là +aussi, je trouvai la <i>lysimaque nemorum</i>, assez +rare chez nous, non moins merveilleuse de fini +et de grâce, et, dans le bois voisin, l'<i>oxalis acelosella</i>, +qui remplissait de ses touffes charmantes,—<i>d'un +vert gai</i>, comme daignent dire les botanistes,—les +profondes crevasses des antiques +châtaigniers.</p> + +<p>Que ce bois était beau alors! Il était si épais +d'ombrage que la lumière du soleil y tombait, +pâle et glauque, comme un clair de lune. De +vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à +la cime, des panaches ininterrompus de hautes +fougères. A la lisière, des argynnis énormes, +toutes vêtues de nacre verte, planaient comme +des oiseaux de haut vol sur les églantiers. Un +paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda +ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser +des herbes et des insectes, resta cloué sur +place, les yeux hagards, le sourire sur les lèvres. +Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement +d'épaules formidable, et s'éloigna en disant d'un +ton dont rien ne peut rendre le mépris et la +pitié:</p> + +<p>—Ah! mon Dieu, mon Dieu!</p> + +<p>J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis +rendu <i>gloomy</i> par un temps noir et froid. L'herbier +est rempli de soleil. Voici la circée, et +aussitôt je rêve que je me promène dans les +méandres et les petites cascades de l'Indre; +c'était un coin vierge de culture et bien touffu. +La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là +l'agraphis blanche, le genêt sagitté, la +balsamine <i>noli me langere</i>, la spirante d'été, +les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'<i>anagallis +tenella</i>, sans parler des grandes eupatoires, +des hautes salicaires, des spirées ulmaires +et filipendules, des houblons et de toutes les +plantes communes dans mon petit rayon habituel. +La circée m'a remis toute cette floraison +sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, +et le jardin naturel qui se cache et se presse +sous les vieux saules, avec ses petits blocs de +grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes +et ses grands lézards verts, pierreries vivantes, +qui traversent le fourré comme des éclairs rampants. +Le martin-pêcheur, autre éclair, rase +l'eau comme une flèche; la rivière parle, chante, +gazouille et gronde. Il y a partout, selon la +saison, des ruisseaux et des torrents à traverser +comme on peut, sans ponts et sans chemins. +C'est un endroit qui semble primitif en quelques +parties, que le paysan n'explore que dans les +temps secs. Hélas! gare au jour où les arbres +seront bons à abattre! La flore des lieux frais +ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.</p> + +<p>En voyant le domaine de la nature se rétrécir +de jour en jour, et les ravages de la culture mal +entendue supprimer sans relâche le jardin naturel, +je ne suis guère en train de conclure avec +certains adeptes de Darwin que l'homme est un +grand créateur, et qu'il faut s'en remettre à son +goût et à son intelligence pour arranger au +mieux la planète. Jusqu'à présent, je trouve +qu'il est un affreux bourgeois et un vandale, +qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis, +que, pour quelques améliorations, il a fait +cent bévues et cent profanations, qu'il a toujours +travaillé pour son ventre plus que pour son +coeur et pour son esprit, que ces créations de +plantes et d'animaux les plus utiles sont précisément +les plus laides, et que ces modifications +tant vantées sont, dans la plupart des cas, des +détériorations et des monstruosités. La théorie +de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et +logiquement vraie; mais elle ne doit pas conclure +à la destruction systématique de tout ce +qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter +ainsi diminuerait son importance et dénaturerait +probablement son but; mais, pour parler de ce +grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait +plus de papier que je ne veux condamner vos +yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.</p> + +<p>Je vous disais que l'herbier est un cimetière; +hélas! le mien est rempli de plantes cueillies +par des mains amies que la mort a depuis longtemps +glacées. Voici les graminées que mon +vieux précepteur Deschartres prépara et classa +ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, +qui avait été son élève; elles ont servi à mes +premières études botaniques; je les ai pieusement +gardées, et, si j'ai rectifié la classement un +peu suranné de mon professeur, j'ai respecté +les étiquettes jaunies qui gardent fidèlement son +écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé +de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les +mains de Jean-Jacques Rousseau, une saponaire +ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là +par lui.—De nombreux sujets me viennent de +mon cher Malgache, Jules Néraud, dont le livre +élémentaire et charmant, <i>Botanique de ma fille</i>, +a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir +longtemps dormi chez l'éditeur de Lausanne.</p> + +<p>Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé +de causeries pleines de savoir et d'esprit que +j'écoutais en artiste et pas assez en naturaliste. +Je ne me suis occupé un peu sérieusement de +botanique que depuis la mort de mon pauvre +ami. J'avais toujours remis au lendemain <i>l'épélage</i> +de cet alphabet nécessaire dont on espère en +vain pouvoir se passer pour bien voir et réellement +comprendre. Le lendemain, hélas! m'a +trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais +les plantes qu'il m'avait données, avec d'excellentes +analyses vraiment descriptives,—il y en +a si peu de complètes dans les gros livres!—sont +restées dans l'herbier comme types bien +définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos +promenades dans les bois avec mon fils enfant, +que nous portions à tour de rôle, et qui aimait +à chevaucher <i>la grandelette</i>, la boîte de +fer-blanc du Malgache.</p> + +<p>D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent +encore et me survivront, ont aussi laissé leurs +noms et leurs tributs dans mon herbier. Une +grande artiste dramatique, qui est rapidement +devenue botaniste attentive et passionnée, m'a +envoyé des plantes rares et intéressantes des +bois de la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi +bons qu'ils sont beaux. La botanique ne leur a +rien ôté de leur expression et de leur pureté: +c'est que l'exercice complet d'un organe le +retrempe. J'ai longtemps partagé cette erreur, +qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte +de la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais +il ne peut que gagner à fonctionner régulièrement. +Des semaines et des mois de repos, que +l'on me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient +le nuage qui me gêne. Des semaines +et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin +prouvé que la vue revient quand on la sollicite, +tandis qu'elle s'éteint de plus en plus dans +l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne +faut point d'excès.</p> + +<p>L'herbier se prête aussi aux exercices de la +mémoire, qui est un sens de l'esprit. Si on ne +le feuilletait de temps en temps, les noms et les +différences se confondraient ou s'échapperaient +pour qui n'est pas doué naturellement du beau +souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en +revue, avec leurs costumes variés, se confondraient +dans la vision, s'ils n'étaient bien classés +par régiments et bataillons. Ils défilent dans +leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun +d'eux, et, avec son nom et son origine, on +retrouve son histoire personnelle, on se retrace +des lieux aimés, des personnes chéries; on +revoit les douces figures, on entend les gais +propos des compagnons qui couraient alertes et +joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans +notre âme fidèle à l'état de pensées fortifiantes +et salutaires.</p> + +<p>Quoi de plus beau et de plus pur que la +vision intérieure d'un mort aimé? L'esprit +humain a la faculté d'une évocation admirable. +L'ami reparaît, mais non tel qu'il était absolument. +L'absence mystérieuse a rajeuni ses traits, +épuré son regard, adouci sa parole, élevé son +âme. Il se rappelle quelques erreurs, quelques +préjugés, quelques préventions inséparables du +milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé, +il vous invite à vous débarrasser de cet +alliage. Il ne se pique point d'être entré dans la +lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge +la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même +et développé tout ce qui était bon. Il est +désormais à toute heure ce qu'il était dans ses +meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de +son amitié, et il n'est pas besoin qu'il nous prie +d'en oublier les erreurs ou les lacunes. Son +apparition les efface.</p> + +<p>Telle est la puissance de l'imagination et du +sentiment en nous, que nous rendons la vie à +ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque +chose? Nous le croyons par l'enthousiasme +et l'attendrissement. La raison jusqu'ici ne nous +le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle +n'est pas la seule lumière de l'homme, <i>quoi qu'on +die</i>; mais elle a des droits sacrés, imprescriptibles, +ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais son +essor.</p> + +<p>En attendant qu'elle se mette d'accord avec +notre coeur, car il faut qu'elle en arrive là, donnons +à nos amis envolés un sanctuaire dans +notre âme, et continuons la reconnaissance et +l'affection au delà de la tombe en leur faisant +plus belle cette région idéale, cette vie renouvelée +où nous les plaçons. Qu'ils soient pour +nous comme les suaves parfums de fleurs qui +s'épurent en se condensant.</p> +<br><br> + + + +<h3>IV</h3> + +<h3>DE MARSEILLE A MENTON</h3> + + +<p>A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT</p> + +<p>Nohant. 28 avril 1868.</p> + +<p>Mais non, mon cher <i>Micro</i>, je ne suis plus +au pays des anémones, je suis au doux pays de +la famille, où vient de nous fleurir une petite +plante plus intéressante que toutes celles de nos +herbiers. Le beau soleil qui rit dans sa chambre +et la douce brise de printemps qui effleure son +rideau de gaze sont les divinités que j'invoque +en ce moment pour elle, et je laisse les cactus et +les dattiers de la Provence aux baisers du mistral, +qu'ils ont la force de supporter.</p> + +<p>J'ai passé un mois seulement sur le rivage de +la mer bleue. Le <i>rapide</i>,—c'est ainsi que les Méridionaux +appellent le train que l'on prend à +Paris à sept heures du soir, nous déposait à +Marseille le lendemain à midi. Une heure après, +il nous remportait à Toulon.</p> + +<p>Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à +Marseille: les environs sont aussi beaux que +ceux des autres stations du littoral, plus beaux +peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé +d'illusions. Ce que j'en vois en gagnant Toulon, +où nous sommes attendus, me semble encore +plein d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui +s'élève à ma droite et que j'ai flairé un peu autrefois +sans avoir la liberté d'y pénétrer,—j'accompagnais +un illustre et cher malade que tu as +connu et aimé,—m'apparaît toujours comme +un des coins ignorés du vulgaire, où l'artiste +doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant +l'aridité qui fait la beauté de celle-ci. C'est un +massif pyramidal qui s'étoile à son sommet en +nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à +pic, des dentelures aiguës, des abîmes et des +redressements brusques. Tout cela n'est pas de +grande dimension et paraît sans doute de peu +d'importance à ceux qui mesurent le beau à la +toise; autant que mon oeil peut apprécier ce +monument naturel, il a de six à sept cents mètres +d'élévation, et ses verticales nombreuses +ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu +m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit +dans de belles proportions, et le Lapithe +qui a taillé cette montagne à grands coups de +massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu +ancêtre du génie qui s'incorpora et se +personnifia dans Michel-Ange.</p> + +<p>Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes +qui nous font penser à tel ou tel maître, +bien que le rapport ne soit pas matériellement +saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle +de l'artiste. Un rocher de la Carpiagne ou de +l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle des +Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures +de la civilisation idéalisée viennent, dans +notre rêverie, s'asseoir sur les sommets de ces +temples barbares et primitifs. C'est que le beau +engendre la postérité du beau, qui, parlant du +fait et passant par tous les perfectionnements +que la pensée lui donne, garde comme air de +famille les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de +grâce du type fruste. Michel-Ange voyait-il avec +nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les attaches +d'une montagne plus ou moins belle? +Qu'importe! il avait toutes les Alpes dans la +poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.</p> + +<p>Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne, +où le soleil dessine avec de grands éclats +de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours +rudes de formes, chatoyants de couleur +comme l'opale. Notre déesse Flore cache-t-elle +dans ces fentes arides et nues en apparence les +petites raretés du fond de sa corbeille? Probablement; +mais le convoi brutal nous emporte au +loin et s'engouffre sous des tunnels interminables +où il fait noir et froid. On entre dans +l'Érèbe, un sens païen de voyage aux enfers se +formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant +de la vapeur, ce rugissement étouffé de +la rotation, cette obscurité qui consterne l'âme, +c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit +ne sent plus la vie que par le regret de la +perdre, et l'impatience de la retrouver. Mais +voici une lueur glauque: est-ce la porte du +Tartare ou celle d'un monde nouveau plus beau +que l'ancien? C'est la lumière, c'est le soleil, +c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage +d'un tunnel.</p> + +<p>La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à +Toulon, et où l'oeil plonge par échappées, +est merveilleusement belle; nous la savons par +coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec +d'autant plus de plaisir que nous la connaissons +mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher +de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la +colline de Sixfours, toutes stations amies dont +je sais le dessus et le dessous, dont les plantes +sont dans mon herbier et les pierres sur mon +étagère. Je sais que derrière ces pins tordus par +le vent de mer s'ouvrent des ravins de phyllade +lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme +des parois d'améthyste sablées d'or. La colline +qui s'avance au delà a les entrailles toutes roses +sablées d'argent, l'or et l'argent des <i>chats</i>, +comme on appelle en minéralogie élémentaire +la poudre éclatante des roches micacées ou talqueuses.—Les +<i>Frères</i>, ces écueils jumeaux, +pics engloutis qui lèvent la tête au milieu du +flot, sont noirs comme l'encre à la surface, et +je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y +conduire pour explorer leurs flancs. Dans cette +saison-là, le mistral soufflait presque toujours. +Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous +embrassé à la gare de Toulon les chers +amis à qui nous y avions donné rendez-vous, +que nous sautons avec eux dans un fiacre, et +nous voici à trois heures à Tamaris. Soleil +splendide, des fleurs partout, nos vêtements +d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, +nous nous chauffions à Paris, le nez dans les +cendres. Ce voyage n'est qu'une enjambée de +l'hiver à l'été.</p> + +<p>Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, +il y a sept ans en février, presque jour +pour jour. Les beaux pins parasols couvrent +d'ombre une circonférence un peu plus grande, +voilà tout; le gazon ne s'en porte que mieux. +Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici +uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel +à la bastide. C'est le brachypode rameux, +une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au +moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui +sait! l'ancêtre ignoré de monseigneur froment, +puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de +place et joue un si grand rôle sur la terre ne +peut plus nommer ses pères ni faire connaître +sa patrie. Le <i>brachypodium ramosus</i> n'a pas de +nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a +pu me le dire. Il porte un petit épi grêle, cinq +ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont passé +l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne +l'utilise pas, on ne s'en occupe jamais. Il est +venu là, et, comme son chaume fin et chevelu +forme un gazon presque toujours vert et touffu, +on l'y a laissé. Il n'y a nullement dépéri depuis +sept ans que je le connais. Nul autre gazon +n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous +cette ombre des grands pins: les animaux ne +le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit +âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache +dehors; mais il aime mieux autre chose, +car il casse sa corde ou la dénoue avec ses +dents et s'en va, comme autrefois, chercher sa +vie dans la presqu'île. J'apprends que, seul tout +l'hiver dans cette bastide inhabitée,—le pauvre +petit chien qui lui tenait compagnie n'est plus,—il +s'est mis à vivre à l'état sauvage. Il part +dès le matin, va dans la montagne ou dans la +vallée promener son caprice, son appétit et ses +réflexions. Il rentre quelquefois le soir à son +gîte, regarde tristement son râtelier vide et repart. +On vole beaucoup dans la presqu'île, mais +on ne peut pas voler Bou-Maca; il est plus fin +que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le regarde +d'un air paisiblement railleur, le laisse +approcher, lui détache une ruade fantastique +et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus +facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre +un lièvre à la course. Intelligent et fort entre +tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres et +porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun +rapport avec sa petite taille.</p> + +<p>Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance +avec Bou-Maca. Monsieur était sorti; +mais l'étrange gazon de la colline profite de son +absence et recouvre les soies jaunies de sa tige +d'une verdure robuste disposée en plumes de +marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter +sur les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses +plantes qui abritent leurs jeunes pousses +sous sa fourrure légère. Une vingtaine de légumineuses +charmantes apprêtent leur joli feuillage +qui se couronnera dans six semaines de fleurettes +mignonnes, et plus tard de petites gousses bizarrement +taillées: <i>hippocrepis ciliata</i>, <i>melilotus +sulcata</i>, <i>trifolium stellatum</i>, et une douzaine de +lotus plus jolis les uns que les autres. Le psoralée +bitumineux a passé l'hiver sans quitter ses feuilles, +qui sentent le port de mer; la santoline +neutralise son odeur âcre par un parfum balsamique +qui sent un peu trop la pharmacie. Les +amandiers en fleur répandent un parfum plus +suave et plus fin. Les smilax étalent leur verdure +toujours sombre à côté des lavandes toujours +pâles. Les cistes et les lentisques commencent +à fleurir. Le <i>C. albida</i> surtout étale çà et +là sa belle corolle rose, si fragile et si finement +plissée une heure auparavant. On la voit se +déplier et s'ouvrir. Les petites anémones lilas, +violettes, rosées, purpurines ou blanches étoilent +le gazon, le liseron <i>althoeoïdes</i> commence à ramper +et les orchys-insectes à tirer leur petit labelle +rosé ou verdâtre. Rien n'a disparu; chaque +végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la +localité, a gardé sa place, je devrais dire sa +cachette.</p> + +<p>Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le +jardin sans clôture et sans culture qui était et +qui est encore pour moi un idéal de jardin, +puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant +seulement praticable la terrasse qu'il occupe, +je m'assieds sur mon banc favori, un demi-cercle +de rochers ombragé à souhait par des arbres +d'une grâce orientale. A travers les branches de +ceux qui s'arrondissent à la déclivité du terrain, +je vois bleuir et miroiter dans les ondulations +roses et violettes ce golfe de satin changeant qui +a la sérénité et la transparence des rivages de +la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté <i>est</i>, +est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu +la mer plus douce, plus suave, plus merveilleusement +teintée et plus artistement encadrée que +partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans +de ce jardin, libre de formes et de composition. +Du côté <i>sud</i>, c'est la pleine mer, les lointains +écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai +vu les fureurs de la bourrasque durant des semaines +entières. J'y ai ressenti des tristesses +infinies, un état maladif accablant. Tamaris me +rappelle plus de fatigues et de mélancolies que +de joies réelles et de rêveries douces, et c'est +sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où +j'ai souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas +senti la vie avec intensité. Sommes-nous tous +ainsi? Je le pense. Le souvenir de nos jouissances +est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe +d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent +dans le vague qui les enveloppe, comme +le profil des montagnes dans la brume du crépuscule. +Il me semble que, sur ce banc où me +voilà assis encore une fois après lui avoir dit un +adieu que je croyais éternel, j'ai porté en moi +un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement +et de renouvellement. Il me semble qu'à +certaines heures j'ai été un philosophe très-courageux, +et à d'autres heures un enfant très-lâche. +Je venais de traverser une de ces maladies foudroyantes +où l'on est emporté en quelques jours +sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui +me restait et que le brutal climat du Midi était +loin de dissiper, tournait souvent à la colère, car +l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et le +rire du printemps sur la montagne me faisait +l'effet d'une cruelle raillerie de la nature à mon +impuissance.</p> + +<p>—Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.</p> + +<p>Elle m'appelait encore plus fort et ne me +guérissait pas du tout. J'étudiai la patience. Je +me souviens d'avoir fait ici une théorie, presque +une méthode de cette vertu négative, avec un +classement de phases à suivre en même temps +que j'étudiais le classement botanique d'après +Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans +pitié de leur catalogue toute plante acclimatée +ou non qui n'est pas de race française. Je m'exerçais +puérilement, car la maladie est très puérile, +à rejeter de ma méthode philosophique tout ce +qui était amusement ou distraction de l'esprit, +comme contraire à la recherche de la patience +pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la +sagesse, comme la santé, n'a pas de spécialité +absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce qu'elle +s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil, +ayant pris ma course tout seul, comme Bou-Maca, +sauf à tomber en chemin et à mourir sur +quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air +et en pleine solitude, ce qui m'a toujours paru la +plus douce et la plus décente mort que l'on puisse +rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux +injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud +et froid, faim et soif, dépit et résignation; j'eus +des envies de pleurer quand j'essayais en vain +de gravir un escarpement, des envies de crier +victoire quand j'avais réussi à le gravir. L'attente +muette et stoïque de la guérison ne m'avait pas +rendu un atome de force musculaire. La volonté +de ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et +je me souviens encore de ceci: c'est qu'au retour +d'une excursion assez sérieuse, je vins m'asseoir +sur ce banc en me débitant l'axiome suivant: +«Décidément, la patience n'est pas autre +chose qu'une énergie.»</p> + +<p>J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de +l'attente du mieux n'amène que le dépérissement. +La volonté d'être et d'agir en dépit de +tout nous fait vaincre les maladies de langueur +du corps et de l'âme; j'ai encore vaincu, l'an +dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le +médecin qui me conseillait de ne pas m'écouter +du tout.</p> + +<p>C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur +qui m'a soigné ici il y a sept ans, et que j'ai +retrouvé hier soir plus jeune que moi, toujours +charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la +première vue, cet ami des malades, cet être +aimable et sympathique qui apporte la santé ou +l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires, +toujours remplis de cette flamme méridionale si +communicative. Certains vieux médecins de province +sont des figures que l'on ne retrouvera +plus: Lallemant et Cauvières, qui sont partis au +milieu d'une sénilité adorable, Auban à Toulon, +Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à +Cluis, et tant d'autres qui sont encore bien vivants +et solides, et qui exercent dans leur milieu +une sorte de royauté paternelle. Jamais riches, +ils ont pratiqué la charité sur des bases trop +larges; tous aisés, ils n'ont pas eu de vices; tous +hommes de progrès, fils directs de la Révolution, +ils ont traversé dans leur jeunesse les déboires +de la Restauration, ils ont lutté contre la théorie +de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont été +hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être +homme avant tout. Ils sont devenus savants avec +un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore en +dépit de la mode qui a créé le problème de la +science pour la science, comme elle avait inventé +l'art pour l'art dans un sens étroit et +faux.</p> + +<p>Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et +poseront mieux la question, car elle a son sens +juste et son côté vrai; mais ils seront généralement +et forcément sceptiques. Ils auront le doute +et le rire, l'esprit et l'audace. Ce ne sera plus +le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de +l'indignation et du combat. On retrouve ces +vieilles énergies du passé sur de nobles fronts que +le temps respecte, et on les aime spontanément. +Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur +l'avenir des sociétés humaines, c'est avec eux qu'on +se plaît à songer, et l'on se sent meilleur en les +approchant.</p> + +<p>Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse; +comment faire pour ne pas aimer les +enfants, et pour ne pas contempler comme un +idéal l'âge de l'irréflexion, où le mal n'est pas +encore le mal, puisqu'il n'a pas conscience de +lui-même?</p> + +<p>La nature, éternellement jeune et vieille, passant +de l'enfance à la caducité, et ressuscitant +pour recommencer sans savoir ce que vie et mort +signifient, est une enchanteresse qui nous défend +d'être moroses.... Le moyen au mois de février, +qui est l'avril du Midi, sous un ciel en feu et +sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses +ou sur les neiges d'antan?</p> + +<p>Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons +Cannes. Le trajet le long de la mer est aussi +beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela +se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau +d'aspect pour moi, c'est la chaîne des Mores, +montagnes couvertes de forêts et d'une tournure +fière avec un air sombre. On les côtoie et on +entre dans les contre-forts de l'Estérel, massif +superbe de porphyre rouge découpé tout autrement +que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée. +L'Estérel a la physionomie d'une chose +d'art, des mouvements logiques et voulus comme +les ont généralement les roches éruptives. Ses +sommets ont peu de brèche, ses dents s'arrondissent +comme des bouillonnements saisis d'un +brusque refroidissement. Rien ne prouve que +telle soit la cause de ces formes arrêtées et solides, +mais l'esprit s'en empare comme d'une raison +d'être des ligues moutonnées qui festonnent le +ciel et qui descendent en bondissements jusque +dans la mer. Petites montagnes, collines en réalité, +mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent +imposantes. Une grande variété de groupements, +rentrant dans l'unité de plans de la +structure générale, peu de blocs isolés ou détachés +là où l'homme n'a pas mis la main; des murailles +droites inexpugnables, des plissements soudains +arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui +se dressent en masses homogènes, compactes, +d'une grande puissance. Rien ici ne sent le désastre +et l'effondrement. Rien ne fait songer aux +cataclysmes primitifs. C'est un édifice et non une +ruine; la végétation y prend ses ébats, et le +mois de mai doit y être un enchantement.</p> + +<p>Cannes, rendez-vous des étrangers de tout +pays, doit être pour le romancier habile une +bonne mine pleine d'échantillons à collectionner; +mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne +suis pas venu céans pour étudier les moeurs +qu'on raconte et observer les physionomies qui +passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que +des notes, et j'attendrai que je sois saisi n'importe +où, n'importe par quoi ou par qui. Je ne +suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent +faire. Je subis l'action de mes milieux. Je ne +pourrais la provoquer; d'ailleurs, je suis en vacances.</p> + +<p>Je n'espère pas non plus faire beaucoup de +botanique. La saison est trop peu avancée, et +cette année-ci particulièrement la floraison est +très en retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis +deux ans. Maurice ne compte pas non plus sur +des trouvailles entomologiques à te communiquer. +Notre but est une affaire de coeur, une +visite à de chères personnes qui m'ont attendu +tout l'hiver. La beauté et le charme du pays +seront par-dessus le marché.</p> + +<p>Dès le lendemain pourtant, nous voici en +campagne. Les amis veulent nous faire les honneurs +de l'Estérel, et nous remplissons de notre +bande joyeuse et de nos provisions de bouche +un omnibus énorme, traîné par trois vigoureux +chevaux. La locomotion est admirablement organisée +ici. On pénètre dans la montagne, on +trotte à fond de train sur les corniches vertigineuses; +nous n'avons pas fait autre métier pendant +un mois, et nous n'avons pas vu l'ombre +d'un accident. Cochers et chevaux sont irréprochables.</p> + +<p>A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse +la voiture, on porte les paniers, on s'engouffre +dans une étroite fente de rochers en remontant +le cours d'un petit torrent presque à sec, et on +s'arrête pour déjeuner à l'endroit où une cascatelle +remplit à petit bruit un petit réservoir +naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins +de l'Estérel. Le porphyre n'y est pas bien déterminé, +on est encore trop à la lisière; mais, +comme salle à manger, la place est charmante, +et il y fait une réjouissante chaleur. Les murailles +déjetées qui vous pressent ont une grâce +sauvage. Il y a tant de lentisques, de myrtes, +d'arbousiers et de phyllirées qu'on se croirait +dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages +cassants et persistants ont toujours quelque +chose d'artificiel et de théâtral. Ils seront beaux +quand les chèvrefeuilles et les clématites qui les +enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs +à cette rigidité. Après le déjeuner, on +reprend le vaste et solide omnibus, qui grimpe +résolument vers le point central de l'Estérel.</p> + +<p>Le massif intérieur, fermé transversalement +par une muraille rectiligne d'une grande apparence, +offre progressivement, des extrémités au +coeur, un porphyre rouge mieux déterminé et +d'un plus beau ton. A toutes les heures du jour, +ces chaudes parois semblent imprégnées de +soleil. La couleur est donc ici aussi riche que +la forme, et les masses de la végétation, en suivant +le mouvement heureux du sol, se composent +comme pour le plaisir des yeux. Une belle +route traverse le sanctuaire en suivant les bords +du ravin principal, et, des points les plus élevés +de son parcours, permet de plonger sur les +grandes ondulations qui aboutissent à la mer. +Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant +du plus profond du tableau, remonte comme +une haute muraille de saphir à l'horizon visuel! +A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre +sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit +des plantes qui sourient à nos pieds et sollicitent +notre attention. Dis-moi, cher naturaliste, notre +maître, si le papillon, qui a tant de facettes +dans son oeil de diamant, peut voir à la fois la +terre et le ciel, l'horizon et le ciel qui s'effleure! +Il est bien heureux le papillon, s'il peut saisir +d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche! +Ah! que notre oeil humain est lent et pauvre, +et avec cela la vie si courte!</p> + +<p>Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on +y échappe à la monotonie des grands oliviers, +bien beaux aussi, mais trop répétés dans le +pays. Sauf le liége, les essences de la forêt de +l'Estérel sont, à l'espèce près, celles de nos +régions centrales. Les châtaigniers paraissent se +plaire surtout vers le centre. C'est là que nous +nous arrêtons au hameau des Adrets, toujours +orné de son poste de gendarmerie, comme +d'une préface de mélodrame. La route était +dangereuse autrefois, mais Frédérick-Lemaître a +tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus +que des souvenirs de tragédie burlesque.</p> + +<p>Elle est pourtant sinistre, cette auberge des +Adrets, et les auteurs du drame qui en porte le +nom l'ont parfaitement choisie pour type de +coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout +aujourd'hui que la cuisine est fermée et abandonnée. +Pourquoi? On ne sait. A force d'entendre +les voyageurs plaisanter sur la mort +fictive de M. Germeuil, les propriétaires se sont +imaginé qu'on leur attribuait un crime réel. La +porte principale est barricadée, les habitants du +hameau regardent avec défiance et curiosité les +tentatives que l'on fait pour entrer. Ils sourient +mystérieusement, ils affectent un air moqueur +pour répondre aux moqueries qu'ils attendent +de vous. Il faut que certains passants les aient +cruellement mystifiés. On frappe longtemps en +vain; enfin, les hôtes vous demandent sèchement +ce que vous voulez et consentent à vous conduire +dans une salle de cabaret véritablement +hideuse. Elle est sombre, sale et barbouillée de +fresques représentant des paysages, des scènes +de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et +d'une couleur si féroce, qu'on est pris de peur +et de tristesse devant cette navrante parodie de +la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée +à l'ancienne, que l'on ne vous ouvre qu'après +bien des pourparlers et des questions.</p> + +<p>—Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de +curieux. Il ne s'y est jamais rien passé.</p> + +<p>Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on +veut voir l'escalier de bois. On le voit enfin dressé +en zigzag, au fond d'une salle nue et sombre à +cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et +conduit à deux misérables petites chambres dans +l'une desquelles ne fut pas assassiné M. Germeuil. +Toute cette recherche du souvenir d'une fiction +de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en +voyage, et, en sortant, on rit de la figure ahurie et +soupçonneuse de ces bons habitants des Adrets.</p> + + + +<p>Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au +golfe de Toulon. Le mistral y est moins rude, +moins froid, plus vite passé; mais au baisser du +soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est +véritablement froide, jusqu'au moment où la nuit +est complète. Alors il y a un adoucissement remarquable +de l'atmosphère jusqu'au retour du matin. +En dépit de ces bénignes influences, la végétation +est beaucoup plus avancée à Toulon: pourquoi?</p> + +<p>Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à +l'île Sainte-Marguerite. La <i>passerina hirsuta</i> tapisse +le rivage du côté ouest. Elle est en fleurs +blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît +que là dans toute la Provence. Par exemple, elle +abonde au Brusc, dans les petites anses qui déchiquettent +le littoral, mais toujours tournée vers +l'occident. Est-ce un hasard ou une habitude?</p> + +<p>Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales. +Le sol que j'ai pu explorer en courant me semble +très pauvre; pas l'ombre d'un <i>tartonraire</i>, pas +de <i>medicayo maritima</i>, pas d'astragale <i>tragacantha</i>, +rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes +et de ce qui orne les beaux rochers du cap Sicier. +Ma seule trouvaille consiste dans un petit +ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles +linéaires canaliculées, dont une démesurément +longue. Je n'en trouve nulle part la description +bien exacte, à moins que ce ne soit celui que +mes auteurs localisent exclusivement sur le +Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli celui-ci sur +le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait +sur un assez petit espace. De l'orchis +jaune trouvé une seule fois à Tamaris, le 13 mars, +point de nouvelles par ici; mais nous habitons +une côte particulièrement aride, et les promenades +en voiture ne sont pas favorables à l'exploration +botanique.</p> + +<p>Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble +et mettre les lunettes du peintre. Pour le peintre +de grand décor de théâtre, ce pays-ci est typique. +Les formes sont admirables, les masses sont +de dimensions à être embrassées dans un beau +cadre, et leur tournure est si fière, qu'elles apparaissent +plus grandioses qu'elles ne le sont en +effet. Ce trompe-l'oeil perpétuel caractérise au +moral comme au physique la nature et l'homme +du Midi; il est cause du reproche de <i>blague</i> +adressé à la population, reproche non mérité en +somme. Le Midi et le Méridional annoncent toujours +et tiennent souvent. Ils sont éminemment +démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent +frappés d'épuisement; mais ils se renouvellent +avec une facilité merveilleuse, et, comme +la terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée, +ils refleurissent du jour au lendemain.</p> + +<p>La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant +pas aussi belle et aussi frappante ici que chez +nous. La végétation n'y éclate pas avec la même +splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait +pas ressortir le réveil de la vie, et on n'y sent +guère en soi-même ce réveil si intense et si +subit qui s'opère chez nous par crises énergiques. +Le vent de mer contrarie l'essor général. +Le mistral est un petit hiver qui recommence +presque chaque semaine, et qui est d'autant plus +perfide qu'il n'altère pas visiblement l'aspect des +choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle ici +blanc presque tous les matins, et les promesses +du soleil de la journée ressemblent à une gasconnade. +Est-ce à dire que la nature n'y soit +pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est +un beau pays, et les organisations qu'il développe +sont résistantes et souples à la fois.</p> + +<p>Malheureusement, dans ces stations consacrées +par la mode, ce que l'on voit le moins, c'est le +type local. Homme, animaux, plantes, coutumes, +villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement, +échange de relations, c'est une grande +auberge qui s'étend sur toute la côte. Si vous +apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez +sûr qu'ils sont occupés à servir les besoins +ou les caprices de la fourmilière étrangère.</p> + +<p>Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue, +et, si j'avais une villa sur ce beau rivage, je la +fuirais à l'époque où des quatre coins du monde +s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est +un tort d'être ainsi et de vouloir être seul ou +dans l'intimité étroite de quelques amis au sein +de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus +intéressant de la création; je dirai pour mon +excuse que, dans certains milieux où tout est +artificiel, l'art semble appeler les humains à se +réunir et les inviter à l'échange de leurs idées. +Au sein du mouvement qui est leur ouvrage, ils +ont naturellement jouissance morale et avantage +intellectuel à se communiquer l'activité qui les +anime. Il y a aussi de délicieux milieux de villégiature +où la sociabilité plus douce et un peu +nonchalante peut réaliser des <i>décamérons</i> exquis; +mais, en présence de la mer et des Alpes neigeuses, +peut-on n'être point dominé par quelque +chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait +de nous-mêmes et nous fait paraître misérable +toute préoccupation personnelle?</p> + +<p>Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la +grandeur des choses extérieures nous jette en +parcourant un jardin admirablement situé et admirablement +composé à la pointe d'Antibes. C'est, +sous ces deux rapports, le plus beau jardin que +j'aie vu de ma vie. Placé sur une langue de terre +entre deux golfes, il offre un groupement onduleux +d'arbres de toutes formes et de toutes nuances +qui se sont assez élevés pour cacher les +premiers plans du paysage environnant. Tous les +noms de ces arbres exotiques, étranges ou superbes, +car le créateur de cette oasis est horticulteur +savant et passionné, je te les cacherai +pour une foule de raisons: la première est que +je ne les sais pas. Tu me fais grâce des autres, +et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé +la flore exotique, moi qui suis si loin de connaître +la flore indigène, et qui probablement, si +tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais. +Je me souviens d'une dame qui me disait de +grands noms de plantes étrangères avec une +épouvantable sûreté de mémoire, et qui me +semblait si savante, que je n'osais lui répliquer. +Pourtant je me hasardai à lui dire modestement:</p> + +<p>—Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe +exclusivement de l'étude du <i>phaseolus</i>.</p> + +<p>Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot, +et avoua qu'elle ne connaissait pas cette +plante rare.</p> + +<p>Pour ne point ressembler à cette dame, je ne +me risquerai pas à te nommer une seule des +merveilles végétales de l'Australie, de la Polynésie +et autres lieux fantastiques que M. Turette +a su faire prospérer dans son enclos: mais ce +dont je peux te donner l'idée, c'est du spectacle +que présente le vaste bocage où toutes les couleurs +et toutes les formes de la végétation encadrent, +comme en un frais vallon, les pelouses +étoilées de corolles radieuses et encadrées de +buissons chargés de merveilleuses fleurs. La villa +est petite et charmante sous sa tapisserie de +bignones et de jasmins de toutes nuances et de +tous pays; mais c'est du pied de cette villa au +sommet de la pelouse qui marque le renflement +du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel +prodige de culture, est verte et touffue, que l'on +est ravi par la soudaine apparition de la mer +bleue et des grandes Alpes blanches émergeant +tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On +est dans un Éden qui semble nager au sein de +l'immensité. Rien, absolument rien entre cette +immensité sublime et les feuillages qui vous ferment +l'horizon de la côte, cachant ses pentes +arides, ses constructions tristes, ses mille détails +prosaïques; rien entre les gazons, les fleurs, les +branches formant un petit paysage exquis, frais, +embaumé, et la nappe d'azur de la mer servant de +fond transparent à toute cette verdure, et puis +au-dessus de la mer, sans que le dessin de la +côte éloignée puisse être saisi, ces fantastiques +palais de neiges éternelles qui découpent leurs +sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je +ne chercherai pas de mots excentriques et peu +usités pour te représenter cette magie. Les mots +qui frappent l'esprit obscurcissent les images que +l'on veut présenter réellement à la vision de +l'esprit. Figure-toi donc tout simplement que tu +es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond +comme une corbeille,» que tu me décris si bien +dans ta dernière lettre, et que tu vois surgir de +l'horizon boisé la Méditerranée servant de base à +la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper +de la distance considérable qui sépare ton premier +horizon du dernier. Il semble que ce puissant +lointain t'appartienne, et que toute cette +formidable perspective se confonde sans transition +avec l'étroit espace que tes pas vont franchir, +car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton +vallon pour mieux voir.—Ne le fais pas, ce +serait beau encore, mais d'un beau réaliste, et +tu perdrais le ravissement de cet aspect composé +de trois choses immaculées, la végétation, la mer, +les glaciers. Le sol, cette chose dure qui porte +tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux +sous le revêtement splendide des choses les plus +pures. On peut se persuader qu'on est entré dans +le paradis des poëtes... Pas une plante qui +souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification, +pas une enceinte, pas une cabane, pas une barque, +aucun souvenir de l'effort humain, de l'humaine +misère ni de l'humaine défiance. Les arbres +de tous les climats semblent s'être donné rendez-vous +d'eux-mêmes sur ce tertre privilégié pour +l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne +laisser apparaître à ceux qui l'habitent que les +régions supérieures où semblent régner l'incommensurable +et l'inaccessible.</p> + +<p>Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience +de ce qu'il entreprenait? A-t-il vu dans +sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le spectacle +étrange et unique au monde qu'il offrirait +lorsque ces plantes auraient atteint le développement +qu'elles ont aujourd'hui? Si oui, voilà +un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à +acclimater des raretés végétales, disons qu'il a +été bien récompensé de son intéressant labeur.</p> + +<p>Mais tout passe ou change, et il est à craindre +que dans quelques années les arbres, en grandissant, +ne cachent la mer. Quelques années de +plus, et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner, +car, si on émonde les maîtresses branches +pour dégager l'horizon, leur souple feston de +verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards +de mouvement. Ce ne sera plus qu'un +beau jardin botanique.</p> + +<p>Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de +bruyères blanches en arbres qui s'élevait au-dessus +de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et +les collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai +contemplé de petites plantes, le <i>dorycnium suffruticosum</i> +et l'<i>epipactis ancifolia</i>, qui se donnaient +des airs de colosses en se profilant sur +les vagues lointaines de la pleine mer. Barbare +qui les eût cueillies pour leur donner l'horizon +d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!</p> + +<p>—C'est moi, pensais-je en regardant le jardin +de M. Turette, qui voudrais bien emporter cet +horizon de flots et de neiges pour encadrer mon +jardin de Nohant!</p> + +<p>Mais bien vite cette ambitieuse aspiration +m'effraya. Je suis un trop petit être pour vivre +dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je +me donne trop à ce qui me dépasse dans un +sens quelconque, et, quand je veux me reprendre +après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. +Je deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion +ne fonctionnerait plus.</p> + +<p>En effet, à quoi bon chercher la raison des +choses quand elles vous procurent une extase +plus douce que l'étude? On risque la folie à +vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du +Camp, dans son roman des <i>Forces perdues</i>,—un +titre très profond!—raconte que deux âmes +ivres de bonheur se sont épuisées et presque +haïes sans autre motif que de s'être trop aimées. +Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis +rêvée, deviendrait-on l'ennemi du beau trop +senti et trop possédé, à moins que, sans retour +et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour +habiter l'Éden, il faudrait donc devenir un être +complètement paradisiaque. Adam en fut exilé, +et s'en exila probablement de lui-même le jour +où l'esprit de liberté le fit homme. Quelle irrésistible +et décevante fascination ces Alpes et ces +mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, +doivent exercer sur l'âme! Comme on oublierait +volontiers que le mal et la douleur habitent la +terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs +sereines où l'on rêve la permanence et +l'éternité! Le son de la voix humaine arriverait +ici comme une fausse note. Le désir de peindre, +le besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme +des velléités puériles. Le sentiment des relations +sociales s'éteindrait, et la démence vous +ferait payer cher quelques années d'un bonheur +égoïste.</p> + +<p>Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui +viennent sur ces rivages admirables pour ne rien +voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et +sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la +grandeur qui les environne, ils n'oseraient pas +vivre, ils ne le pourraient pas. Arrachons-nous +au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt +bêtes qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle +est, la terre comme l'homme l'a faite. Le cruel, +l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont +imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas +l'aimer du tout.</p> + +<p>Un autre jour, nous voici sur la Corniche, +trottant sur une route que surplombent et que +supportent follement des calcaires en ruine. Ici, +la France finit splendidement par une muraille +à pic ou à ressauts vertigineux qui s'écroule par +endroits dans la Méditerranée. On côtoie les dernières +assises de cette crête altière, et pendant +des heures l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la +lumière enivre, car tout est lumière; l'immense +étendue de mer que l'on domine vous renvoie +l'éblouissement d'une clarté immense, et son +reflet sur les rochers, les flots et les promontoires +qu'elle baigne, produit des tons qui deviennent +froids et glauques en plein soleil, comme les +objets que frappe la lumière électrique. A la +distance énorme qui vous élève au-dessus du +rivage, vous percevez le moindre détail ainsi +éclairé avec une netteté invraisemblable. C'est +bien réellement une féerie que le panorama de +la Corniche. Les rudes décombres de la montagne +y contrastent à chaque instant avec la vigoureuse +végétation des ses pentes et la fraîcheur luxuriante +de ses fissures arrosées de fines cascades. L'eau +courante manque toujours un peu dans ces pays +de la soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons +sur les terrasses de l'abîme que l'on oublie +l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît +au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités +de la côte offrent à chaque pas un décor +magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône +de rocher, avec un pittoresque village en pain +de sucre, arrêtent forcément le regard. C'est le +plus beau point de vue de la route, le plus +complet, le mieux composé. On a pour premiers +plans la formidable brèche de montagne qui +s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse +sarrasine au fond d'un abîme dominant un +autre abîme. Au-dessus de cette perspective +gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent +sans se vaincre, s'élève à l'horizon maritime un +spectre colossal. Au premier aspect, c'est un amas +de nuages blancs dormant sur la Méditerranée; +mais ces nuages ont des formes trop solides, des +arêtes trop vives: c'est une terre, c'est la Corse +avec son monumental bloc de montagnes neigeuses, +dont trente lieues vous séparent; plus loin, +vous découvrez d'autres cimes, d'autres neiges +séparées par une autre distance inappréciable. +Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne +m'oriente plus.</p> + +<p>Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la +mer étaient si limpides, qu'on distinguait les navires +à un éloignement inouï, et les détails du +Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il +faut bien passer par là sans y planter sa tente, +rend tout à coup mortellement triste.</p> + +<p>La riante presqu'île de Monaco vous apparaît +bientôt. On se demande par quel problème on +y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est +bien simple: on tourne pendant une grande +heure le massif de la montagne, et, d'enchantements +en enchantements, de rampe en rampe, +on descend par des lacets l'unique petite route +assez escarpée de la principauté: on admire tous +les profils du gros bloc de la <i>Tête-du-Chien</i>, qui +surplombe la ville et la menace, et on arrive de +plain-pied avec la rive dans un grand hôtel qui +est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un +casino et une maison de jeu.</p> + +<p>Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs +de la nature, vous voilà jeté en pleine immondice +de civilisation moderne. Au pâle clair de la +jeune lune, au pied du gros rocher qui dort +dans l'ombre, au mystérieux gémissement du +ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe, +succèdent et se mêlent la lueur blafarde +du gaz, un caquetage de filles chiffonnées et +fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre +et le bruit implacable de la roulette. Il y a là +de jeunes femmes qui jouent pendant que sur +les sofas des nourrices allaitent leurs enfants. +Une jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne +et s'endort accablée de lassitude, de chaleur et +d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle, ou +rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des <i>babies</i> de +tout âge, de vingt-cinq à soixante-et-dix ans, +essuient en silence la sueur de leur front en +fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille +dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet +de douze ans qui l'appelle sa mère. Elle +perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue +aussi et très décemment, il a déjà l'habitude. +Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé +de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées +errent autour du café. On dirait qu'elles +ont froid; mais peut-être regardent-elles avec +convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne peuvent +plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui +s'en vont à pied, les poches vides; il y en a +qui vous abordent et qui vous demandent presque +l'aumône d'une place dans votre voiture pour +regagner Nice. Les suicides ne sont point rares. +Les garçons de l'hôtel ont l'air de mépriser profondément +ceux qui ont perdu, et à ceux qui se +plaignent d'être mal servis ils répondent en +haussant les épaules:</p> + +<p>—Ça n'a donc pas été ce soir?</p> + +<p>On dîne comme on peut dans une salle immense +encombrée de petites tables que l'on se +dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles +à la recherche d'un dîner et d'un ami +qui le paie. On retourne un instant aux salles +de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, +je n'y peux tenir; la puanteur me chasse. +Nous courons au rivage, nous gagnons la ville +qui s'élance en pointe sur une langue de terre +délicieusement découpée au milieu des flots. Elle +aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir +fuir le mauvais air du tripot et se réfugier +sous les beaux arbres qui l'enserrent. Nous montons +au vieux château sombre et solennel. La +lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais +du prince est charmant et nous rappelle la +capricieuse demeure moresque du gouverneur à +Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le +monde paraît endormi à neuf heures du soir. +Nous revenons par la grève, où la mer se brise +par de rares saccades très brusques au milieu du +silence. La lune est couchée. Le gaz seul illumine +le pied du grand rocher et jette des lueurs +verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les +orangers du jardin. La roulette va toujours. Un +rossignol chante, un enfant pleure...</p> + +<p>Pour gagner Menton, le lendemain matin, +nous traversons une gorge qui ressemble aux +plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de +Tivoli; les oliviers y sont superbes, les caroubiers +monstrueux. Ceci doit être un <i>nid</i> pour la +botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et +nous passons trop vite. Nous courons et ne voyageons +pas. Il faudrait revenir seul au mois de +juin. Nous sommes gais quand même, parce que +nous nous aimons les uns les autres, et parce +que voir ainsi défiler des merveilles comme dans +la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai, +du moins une ivresse excitante. On revient de +la frontière d'Italie à Cannes en quelques heures. +Route excellente, aucun danger et aucune interruption +dans la splendeur des tableaux; mais +trop de rencontres, trop d'Anglais, trop de mendiants, +trop de villas odieusement bêtes ou stupidement +folles, un pays sublime, un ciel divin, +empestés de civilisation idiote ou absurde.</p> + +<p>Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale +incomparablement belle de notre France, +j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la +limite nord que je côtoyais l'automne dernier, +et j'ai trouvé mon coeur plus tendre pour le +pays des vents tièdes et des grands arbres baignés +de brume. Le souvenir que l'on emporte +des côtes de Normandie, c'est un parfum de forêts +et d'algues qui s'attache à vous: ce qui +vous reste des rivages de la Provence, c'est un +vertige de lumière et d'éblouissements. Et ce +qu'il y a encore de mieux, c'est notre France +centrale, avec son climat souple et chaud, ses +hivers rapidement heurtés de glace et de soleil, +ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa +faune variées comme le sol, où s'entre-croisent +les surfaces des diverses formations géologiques, +son caractère éminemment rustique, son éloignement +des grands centres d'activité industrielle, +ses habitudes de silence et de sécurité. +Je l'ai passionnément aimé, notre humble et +obscur pays, parce qu'il était mon pays et que +j'avais reçu de lui l'initiation première; je l'aime +dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de +discernement, parce que je le compare aux nombreuses +stations où j'ai cherché ou rêvé un nid. +Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi +propice au fonctionnement normal et régulier de +la vie physique et morale. Notre Berry a beau +être laid dans la majeure partie de sa surface, +il a ses oasis que nous connaissons et que les +étrangers ne dénicheront guère. Un petit pèlerinage +tous les ans dans nos granits et dans nos +micaschistes vaut toutes les excursions dans le +nord ou dans le midi de l'Europe pour qui +sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.</p> + +<p>Le chemin de fer va nous supprimer plus +d'un sanctuaire, ne le maudissons pas. Rien +n'est stable dans la nature, même quand l'homme +la respecte. Les arbres unissent, les rochers se +désagrègent, les collines s'affaissent, les eaux +changent leurs cours, et, de certains paysages +aimés de mon enfance, je ne retrouve presque +plus rien aujourd'hui. L'existence d'un homme +embrasse un changement aussi notable dans les +choses extérieures que celui qui s'opère dans son +propre esprit. Chacun de nous aime et regrette +ses premières impressions; mais, après une saison +de dégoût des choses présentes, il se reprend +à aimer ce que ses enfants embrassent +et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier +à la beauté des choses, il comprend que, +pour être éternellement changeant et relatif, le +beau n'en est pas moins impérissable. Si nous +pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne +pourrions plus nous diriger dans nos petits sentiers +disparus. La culture toute changée nous +serait peut-être incompréhensible, nous chercherions +nos plaines sous le manteau des bois, +et nos bois sous la toison des prairies. Comme +de vieux druides ressuscités, nous demanderions +en vain nos chênes sacrés et nos grandes pierres +en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire, +nos marécages féconds en plantes délicates +et curieuses. Nous serions éperdus et navrés, et +pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des +poëtes, savoureraient la beauté de ce monde +refait à leur image et selon les besoins de leur +esprit.</p> + +<p>Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou +3000? Comprendrions-nous leur langage? Leurs +habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles +d'admiration ou de terreur? Par quels chemins +ils auront passé! Que d'essais de société ils auront +faits! L'individualisme effréné aura eu son +jour. Le socialisme despotique aura eu son +heure. Que de questions aujourd'hui insolubles +auront été tranchées! que de progrès industriels +accomplis! que de mystères dégagés dans les +énigmes de la science! On ne se demandera +plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous +a tant préoccupé à Crevant et qui nous tourmente +encore, ni si l'on doit sacrifier dans les +guerres la moitié du genre humain pour assurer +la vie de l'autre moitié. On ne croira plus +qu'une nation doive obéir à un seul homme, +ni qu'un seul homme doive être immolé au +repos d'une nation. On saura peut-être ce que +célèbre la grosse grive du gui <i>dans son solo de +contralto</i>, et de quoi se moque la petite grive +des vignes qui lui répond en fausset. On ne +comptera peut-être plus cent vingt espèces de +roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en +aura-t-on distingué cent vingt mille espèces; +peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver +le <i>drosera</i> dans un pot à fleurs, peut-être +n'en paiera-t-on plus pour cultiver sept pieds +de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi +croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans +les églises et qu'il y en a un logé partout, voire +même dans l'âme de la plante.</p> + +<p>Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'<i>âme de la +plante</i> et de l'ouvrage<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a> qui porte ce joli nom? +Ce n'est peut-être pas un livre de science proprement +dit, mais c'est le développement d'une +hypothèse charmante, c'est le sentiment d'un +observateur que la poésie entraîne.—Et, après +tout, quel être dans l'univers peut vivre sans +ce que j'appelle une âme, c'est-à-dire la sensation +de son existence? Que cette sensation devienne +<i>conscience</i> chez l'homme, affaire de mots +pour exprimer un degré supérieur atteint par +une même et seule faculté. Où commence <i>l'être</i> +et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce +n'est pas la faculté de locomotion, premier degré +de la liberté sacrée, qui le caractérise essentiellement. +Dans certaines choses, le mouvement +semble voulu; chez certains êtres, il +semble fatal. La véritable vie commence où +commence le sentiment de la vie, la distinction +du plaisir et de la souffrance. Si la plante +cherche avec effort et une merveilleuse apparence +de discernement les conditions nécessaires +à son existence—et cela est prouvé par +tous les faits,—nous ne sommes pas autorisés +à refuser une âme au végétal. Pour moi, +je me définis la vie, le mariage de la matière +avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce +n'est pas ma faute si on ne me fournit pas une +formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit +existe partout où il fonctionne, si peu que ce +soit. L'âme d'une huître est presque aussi élémentaire +que celle d'un fucus. C'est une âme +pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente +au reste de l'univers que la nôtre. Si la nôtre +se dissipe et s'éteint avec les fonctions de l'être +matériel, nous ne sommes rien de plus que la +plante et le mollusque; si elle est immortelle +et progressive, le jour où nous serons anges, +le mollusque et la plante seront hommes, car +la matière est également progressive et immortelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Par M. Boscowitz.</blockquote> + +<p>Nous voici loin de la doctrine du jugement +dernier et du drame fantastique de la vallée +de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me +déplaisent; elles semblent indiquer un dogme +de renouvellement, et elles sont en complet +désaccord avec les décisions catholiques qui +placent le jugement de l'âme au moment qui +suit la mort de chacun de nous. Si nous devons +attendre pour reprendre notre dépouille +mortelle et pour marcher dans l'avenir terrible +ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde +que nous habitons, c'est un sursis d'exécution +qui a sa valeur. C'est aussi une concession temporaire +à la croyance au néant dont il faut prendre +note. Toute la doctrine du spiritualisme +catholique repose ainsi sur une foule de notions +et de symboles contradictoires que l'Église a fait +entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue +orthodoxie. Elle succombe à cette pléthore, recueillant +aujourd'hui ceci, et rejetant demain +cela, au hasard des circonstances et selon les +besoins de la cause du moment. Elle a fait +grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a jamais +compris, et qu'elle tue en irritant une réaction +cruelle, mais légitime.</p> + +<p>Après un mois d'excursions dans les environs +du littoral, nous sommes revenus avec nos amis +à Toulon, où d'autres amis nous attendaient, et +j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions +montagneuses de la Provence où se brise le +mistral et où la vraie beauté du climat donne +asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes +de Savoie. C'était encore trop tôt. Les clématites +qui revêtent des arbres entiers étaient encore +sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries. +N'importe, le lieu était toujours ce qu'il est, un +des plus beaux du monde.</p> + +<p>Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur +les hauteurs près des sources du Gapeau, à +trente-deux kilomètres de Toulon. La route est +belle, on va vite. On traverse des régions maigres +et sèches, des collines pelées ou revêtues de +terrasses d'oliviers petits et laids. Ce n'est pas +avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le +prendrait en haine; mais là il est de plus en plus +splendide jusqu'à Menton. On ne le taille pas, +il devient futaie, il est monumental et primitif.</p> + +<p>Il ne faut pas le regarder dans le pays qui +nous conduit à Montrieux. A Belgentier, le pays +devient charmant quand même. On avance dans +une étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui +descendent de la montagne et qui se laissent +choir en cascades dans les prairies et les cultures +pour se joindre en bondissant au Gapeau, +qui bondit lui-même. On n'est plus dans le pays +de la soif. La vue de tant d'eaux limpides, +folles et gaies est un enchantement.</p> + +<p>On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus +des bois, les dents blanches, bizarrement +découpées et fouillées à jour, de la crête des +montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à +nos compagnons que nous allons grimper jusque-là. +Comme il fait très chaud, on s'en effraie; +mais, une demi-heure après, sans descendre de +voiture, nous entrons dans ces dentelures fantastiques, +nous sommes dans la forêt de Montrieux, +un gracieux pêle-mêle de roches ardues, +de vallons étroits, d'arbres magnifiques, de buissons +épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons +à gué le Gapeau, qui danse et chante sur +du sable fin et doré, au milieu des herbes et +des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un +Éden.</p> + +<p>Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette +entrée de forêt autour du gué de Gapeau est le +plus bel endroit de la promenade. C'est que +nous eussions dû déjeuner et ne point passer +seulement; mais l'envie de revoir la source et +d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a +fait quitter un peu la proie pour l'ombre.</p> + +<p>La chartreuse nouvelle est fort laide et sans +intérêt aucun. Les débris de l'ancienne sont +enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée +où le roc montre ses flancs âpres à travers le +revêtement de la forêt. C'est un de ces sites sauvages +qu'en de nombreuses localités les gens +intitulent emphatiquement le <i>bout du monde</i>, +et qui, comme toutes les fins, est l'embranchement +d'un monde nouveau. Si la montagne +enferme la ruine et semble la séparer du reste +de la terre, à cent pas au-dessous on voit la +muraille faire un coude, une verte petite prairie +s'ouvrir le long du ruisseau, se rétrécir pour +s'entr'ouvrir plus loin et déboucher dans les +larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à +la mer. L'endroit est frais, austère et riant +à la fois.</p> + +<p>—On y vivrait, me dit mon ami Talma, le +capitaine de vaisseau. C'est une retraite, un nid, +un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma vie.</p> + +<p>—En famille?</p> + +<p>—Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose +sans famille, seul au monde, las des voyages, +revenu de la grande illusion du devoir. +Vivre là d'étude et de rêverie....</p> + +<p>—Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai +rêvé partout, l'insaisissable chimère du repos?</p> + +<p>Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait +fait de cette sauvage résidence le centre de son +activité. M. de Cérisy était un entomologiste +distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant +à communiquer au monde savant le fruit +de ses recherches et de ses explorations. Nous +voyons encore dans un pavillon, à travers les +vitres, une grande boîte de toile métallique qui +a servi à l'élevage des chenilles ou à l'hivernage +des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont +dû lui donner de grandes jouissances et de +grands enseignements. Un sentiment de respect +s'empare de nous, et je ne sais comment je me +surprends à penser à toi, à ta retraite, à tes +courses, à tes occupations, et à me rappeler +Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine +d'années, certaine phalène blanche que vous +avez souvent trouvée depuis, mais que nous appelions +alors <i>desideratum Touranginii</i>.</p> + +<p>En ce moment, toute ta vie se présenta devant +moi, résumée par une de ces rapides opérations +de la pensée que les métaphysiciens, +lents à penser, n'ont jamais su nous apprendre +à expliquer et à exprimer en peu de mots. Je +n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles +tout ce qui m'apparut en trois secondes, +et il me faudrait beaucoup de mots pour raconter +ce que le souvenir me raconta instantanément. +Je te vis d'abord adolescent, aussi mince, +aussi chevelu, aussi calme que tu l'es aujourd'hui, +avec de grands yeux clairs et je ne sais +quoi d'<i>ailé</i> dans le regard et dans l'attitude qui +te faisait ressembler à un de ces oiseaux de +rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables +en réalité. On disait de toi:</p> + +<p>—Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? +disait ton père.</p> + +<p>—Rien et tout, lui répondais-je.</p> + +<p>Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. +C'est tout ce qu'on savait de tes occupations, et +on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont +les seuls que j'aie vus tromper les yeux au +point de faire illusion. Ils avaient le mouvement, +l'attitude vraie, la grâce essentiellement +propre à leur espèce, outre que tu ne choisissais +que des sujets intacts, lustrés, frais et en +pleine toilette, selon la saison. C'étaient des +chefs-d'oeuvre.</p> + +<p>Tu préparas ensuite des papillons avec une +perfection égale, cherchant à conserver avec +pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles, +les microscopiques enfin, d'où te vint le +surnom de <i>Micro</i>, dont nous n'avons jamais su +nous déshabituer.</p> + +<p>Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux +et à peindre des lépidoptères: autres merveilles! +Tu étais décidément d'une adresse inouïe. Étais-tu +artiste? étais-tu savant? Tes échantillons +furent admirés, et, quand ta famille perdit une +fortune qui t'eût permis de ne faire que ce qui +te plaisait, tu entras comme préparateur au +Muséum d'histoire naturelle sous les auspices de +Geoffroy Saint-Hilaire. Il nous semblait que tu +étais <i>casé</i>, comme on dit bourgeoisement, et +que, ayant la passion exclusive des sciences naturelles, +tu arriverais peu à peu à pouvoir la +satisfaire en dehors d'une étroite spécialité; +mais, au bout de quelques mois, tu nous revins +dégoûté de ces arides commencements, affamé +d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant. +Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut +avec joie et ne te gronda pas.</p> + +<p>Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre +vieillard m'avait dit:</p> + +<p>—Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On +<i>arrive</i> à tout quand on est doué comme lui.</p> + +<p>Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce +qu'il avait senti en toi un véritable amant de la +nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre +ta fuite. <i>Arriver</i>, voilà un grand mot, le mot, +le but, le charbon ardent de la génération actuelle. +Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y as pas +cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent +n'allume rien, ce mot qui résume pour la +plupart des hommes, un océan de déceptions. Je +ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand +ils sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité, +c'est le but du vulgaire; les esprits plus +élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la +satisfaction intérieure de se rendre utiles, de +servir la science, la philosophie, le progrès, la +patrie.</p> + +<p>Une modestie excessive, farouche même, t'a +persuadé que tu n'avais rien d'utile à communiquer +personnellement, et, dédaignant de te +résumer, tu as tout appris et tout donné, tes collections, +tes observations, tes découvertes, à quiconque +a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée +dans une sorte de contemplation attentive +dont je ne comprends que trop les délices, mais +que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde +chez toi par une manifestation de ta +volonté. Tu es resté inébranlable, je dirais impassible, +si je ne connaissais la solidité de tes +muettes affections et l'enthousiasme de tes admirations +secrètes. Tu avais une philosophie pratique +mieux formulée en toi-même que je ne le +supposais: avais-je raison, avais-je tort de la +combattre?</p> + +<p>Assis un instant pour reprendre haleine sur +une pierre du sentier de ce <i>bout du monde</i> +fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de +Cérisy, je me demandais sérieusement si j'étais +arrivé moi-même à une limite quelconque de +mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup +plus sage que moi en limitant la tienne dès ta +jeunesse à l'exercice paisible et soutenu de ton +intelligence, sans aucun souci de la faire connaître +en dehors de l'intimité.</p> + +<p>Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te +donner tort. Ma raison—jamais mon coeur—t'a +quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le vrai +en me persuadant qu'il fallait instruire les autres, +et que le devoir de quiconque avait un don, +grand ou petit, était impérieusement tracé: se +communiquer à toutes les insultes, se révéler, se +donner, s'immoler, s'exposer à toutes les injures, +à toutes les calomnies, à tous les déboires de la +notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou +mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de +jugé au fond de soi. Si ma nature et mon éducation +m'eussent permis d'acquérir la science, +j'aurais voulu explorer le monde entier en savant +et en artiste, deux fonctions intellectuelles +dont je sentais en moi, je ne dis certes pas la +puissance, mais l'appétence bien vive et le +désir bien ardent. Une plus humble destinée +m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard +et faute de mieux, les sentiments et les luttes +de l'être humain, et peu à peu j'ai pris à coeur +ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et +que les personnes purement pratiques méprisent +profondément ou ne comprennent pas du tout.</p> + +<p>Engagé dans cette voie, et voyant le temps +qu'il faut y consacrer, la dépense d'énergie +vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas +un vain travail, et, poursuivi par un type idéal +applicable à l'être humain, j'ai cru parfois très-utile +de tenter de le dégager de la fiction des +entrailles de l'humanité présente, qui le porte +en elle sans y croire, mais qui le fait vibrer et +tressaillir par moments en le trouvant exprimé +dans un livre, dans un tableau, dans un chant, +dans une oeuvre d'art quelconque.</p> + +<p>Je ne me suis pas fait de grandes illusions +sur la portée de mon travail; mais, s'il a produit +peu d'effet, la faute en est à mon peu de +talent, non à mon but, qui était trop consciencieux +pour ne pas me paraître sérieux. Ceci +donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie +pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, +si bien il y a, me venait en dormant et que je +ne savais pas composer d'avance. Dans cet emploi +soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue +j'ai senti pourtant, avec un regret quelquefois +bien douloureux, combien sont à envier ceux +qui, au lieu de produire sans relâche, se sont +réservé le droit d'acquérir sans cesse: et souvent +dans ta modeste fortune, dans tes longues claustrations +d'hiver, dans tes courses solitaires des +beaux jours, dans ton état d'absorption par +l'examen et l'étude de la nature, tu m'as paru +le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin +d'arriver, toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux +au port que tu n'as pas voulu quitter. Moi, j'ai +eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens +toujours vers les miens sans autre joie que +celle de les retrouver. Ce n'était donc pas la +peine de quitter la terre natale, puisque <i>arriver</i>, +pour moi, c'est toujours revenir.</p> + +<p>Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais +mauvaise grâce du moment que la faculté d'aimer +et d'admirer ne s'est point amoindrie en +moi dans mon combat avec la vie; mais, quand +on pense à soi, quand on compare sa destinée +avec d'autres destinées qui nous intéressent +également, on est porté—c'est mon travers—à +chercher l'idéal de la vie pour tous les êtres +du présent et de l'avenir. C'est la pente que +suivait ma pensée pendant que nous revenions à +la nouvelle chartreuse.</p> + +<p>Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un +groupe de chartreux qui se promenaient: un +gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne, +cinq ou six autres moins frappants de type, et +un jeune, grand, brun, d'une figure triste et +d'une beauté remarquable dans son sévère costume +de laine blanche, qui semblait fait pour +s'harmoniser avec la roche calcaire, le sentier +poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans +ce pays des styrax et des clématites, ces personnages +<i>tomenteux</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a> semblaient un produit du +sol.</p> + +<p>On nous apprit que le beau chartreux était le +héros de mille légendes dans la province, qu'un +mystère impénétrable enveloppait le roman de +sa vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son +pays, que, selon les uns, il cachait là le remords +d'un crime, et, selon les autres, une dramatique +histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous +informer davantage. Eu égard à sa belle figure, +nous lui devons de ne pas chercher la prose +peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde +forestier qui nous servait de guide nous dit que +ces moines étaient paisibles et doux, très charitables, +et faisaient beaucoup de bien.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles +qui sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon +blanc.</blockquote> + +<p>Je me demandai quel bien on pouvait faire +dans ce désert, à moins de le défricher et de le +peupler. Pour le dernier point, les chartreux se +sont mis officiellement hors de cause par leurs +voeux, et, quant au premier, il est tout à fait +illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes +le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la +classe des propriétaires associés pour le grand +bien de leur immeuble, et encore ne présentent-ils +pas le modèle d'une bonne association, car +la prière, la méditation, la pénitence et les +offices absorbent la bonne moitié de leur existence. +On ne fait pas un bien gros travail des +bras et de l'intelligence quand l'esprit est ainsi +plongé, à heures fixes, dans la stupeur du mysticisme.</p> + +<p>Faire travailler, donner de l'ouvrage aux +pauvres, c'est le classique devoir des propriétaires +dans les pays habités; mais, en Provence, +au coeur de ces roches revêches, où le petit +propriétaire suffit tout au plus à sa tâche ingrate, +il n'y a pas de bras à employer. Tous les travaux +du littoral sont faits par des étrangers, et +les forêts de l'État, qui remplissent les gorges +de la montagne, seraient et sont probablement +plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les +terres arables des chartreux. Si leur établissement +emploie quelques pauvres diables, c'est parce +qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme, +leurs charités, que je ne nie point, seraient tout +aussi bien répandues par de simples particuliers +qui n'auraient pas la tête rasée en couronne et +porteraient des souliers au lieu de porter des +sandales. Le luxe archéologique de leur costume +peut encore poser pour le peintre; voilà tout +l'emploi qui lui reste.</p> + +<p>En regardant ces beaux figurants s'éloigner +et se perdre dans le décor de la chartreuse, je +me demandai naturellement quel monde, sublime +ou idiot, celui qui nous avait frappés portait +sous ce crâne rasé, exposé aux morsures +d'un soleil dévorant. Est-il <i>arrivé</i>, celui-là? A-t-il +trouvé dans le cloître une solution à son existence? +Poésie féconde ou anéantissement stérile, +s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au port; +mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce +lieu-ci est un Éden, et l'image divine y est revêtue +de sublimité; mais le catholicisme n'a-t-il +pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu +au mystique particulièrement de se plaire à la +contemplation des choses extérieures? Quel enfer +d'ailleurs que la promiscuité du communisme +pratiqué dans ce sens étroit et sauvage du couvent? +Les chartreux ont, il est vrai, des habitations +séparées, mais qui se touchent en s'alignant +dans une enceinte rectiligne. Ces petites maisons +propres et nues, avec leur ton jaune et leur +couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup +à une maison de fous. Il y en a une douzaine, +et toutes ne sont pas occupées. Je crois bien +que le groupe de six ou sept religieux que nous +avons rencontré compose toute la communauté. +J'ignore s'ils observent bien strictement la règle +austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la +prison cellulaire, du silence et du salut classique: +<i>Frère, il faut mourir!</i> Ils ont, ma foi, +bien raison, les pauvres hères, et je ne les blâme +point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans +la vie cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement +et sans qu'on l'admire ou le plaigne.</p> + +<p>Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, +le long de ces eaux limpides, au pied de ces +roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces +beaux arbres, dans ces clairières baignées de +soleil où croissent de si belles fleurs et de si +sveltes graminées, une vie à vivre dans les délices +de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la +Provence n'existe pas pour rien, elle n'a pas été +créée pour des chartreux, ni même pour des +entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient +au peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit, +à l'amant et à l'ami, tout comme au botaniste +et au géologue. Il faudrait être tout cela +pour habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes +dignes de s'y réfugier et de le posséder avec le +respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande +chaque fois que l'on rencontre un vestige +du beau primitif, dans des conditions de douceur +appropriées à l'existence humaine. On +pourrait vivre ici de chasse et de pêche, de +fruits et de légumes; le sol est excellent. On n'y +serait pas enfermé et séparé du reste des hommes; +les chemins sont beaux en toute saison, et +il faudrait d'ailleurs y vivre en famille, car sans +famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous +le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de +choses tour à tour intellectuelles et pratiques, +que le ménage occupât les femmes sans les +abrutir, et que le travail passionnât les hommes +sans les absorber et les rendre insociables.</p> + +<p>Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la +grande devise <i>Fais ce que veulx!</i> En possession +de cette absolue liberté, l'homme rationnel est +inévitablement porté par sa nature à ne vouloir +que le bien. Dès lors je peuple cette solitude à +ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie +fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse +avec ses clochetons vernis, qui ressemblent à +des parapluies fermés, et ces petites maisons, +qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue +à la merveilleuse flore de cette région cette +partie trop longtemps mutilée de son domaine. +Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, +ni villa, ni chalet pour abriter les créatures +d'élite que j'évoque. Je ne suis pas en peine du +détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence +et le goût, quelques-unes ont probablement +le génie. Elles ont su se construire des +habitations dignes d'elles et les placer de manière +à ne pas faire tache dans le paysage. Je +ne vois pas non plus quel costume elles ont +revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble +en rien à nos modes extravagantes ou hideuses. +Il n'y a point de mode dans ce monde-là. Chacun +marque ou adoucit son type avec art et +discernement; tout y est harmonieux d'ensemble +et ingénieux de détail comme la nature qui +l'environne et l'inspire.</p> + +<p>La langue que parlent ces êtres libres n'est +pas la nôtre; elle est débarrassée de ses règles +étroites et compliquées. Elle est aussi rapide que +la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la +nuance de l'adjectif est enrichie. Il ne faut pas +des années, il faut des jours pour apprendre cette +langue, parce que la logique humaine s'est dégagée, +et que le langage humain s'en est imprégné +naturellement. J'ignore le mode d'occupations +de mes thélémites. Ils ont trouvé des +lumières qui simplifient tous nos procédés; mais, +quelle que soit leur étude, je les vois sinon +réunis volontairement à de certaines heures, du +moins groupés dans les plus beaux sites à certains +moments et se communiquant leurs idées +avec l'expansion fraternelle des sentiments libres. +L'art est là en pleine expansion, et la nature +inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline Viardot chante +au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix +esquisse des profils de rochers où son +génie évoque le monde fantastique. Nos maîtres +aimés y conçoivent des livres sublimes; nos +chers amis y rêvent des bonheurs réalisables, et +nous deux, cher Micro, nous y cueillons des +plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux +qui sont à ceux qui ne sont plus et à ceux qui +seront!</p> +<br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<h3>A PROPOS DE BOTANIQUE</h3> + + +<p>Juillet 1868.</p> + +<p>Puisque ces lettres, toujours commencées avec +l'intention d'être particulières, ont pris chacune +un développement qui me les a fait croire propres +à être publiées, et puisqu'en leur donnant +le titre de <i>Lettres d'un voyageur</i>, j'ai cru leur +conserver le ton de modestie qui convient à des +impressions toutes personnelles, il est temps +peut-être que je les accompagne d'un mot de +préface et d'explication.</p> + +<p>Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et +par l'hostilité, de reprendre ce genre de travail +qu'on disait m'avoir réussi jadis dans la période +de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au +besoin de me résumer un peu, et je n'ai point +du tout cherché à mettre le passé de ma vie +intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore +si, dans des régions plus élevées que celle où +je promène cette vie un peu aventureuse et toujours +sincère, les <i>penseurs</i> se croient forcés d'expliquer +leurs variations. Moi, j'ai la simplicité +de regarder les miennes comme un progrès, et +je n'attache pas assez d'importance à ma personnalité +pour ne pas lui donner un démenti +quand je pense qu'elle s'est trompée. Il y a des +personnalités susceptibles qui répondent par un +soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité +nouvelle, vendue à quelque intérêt humain, +s'efforce de renier son passé honnête et candide. +Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, +mon indépendance ne s'est point rangée +au joug du convenu, je ne me suis pas réconcilié +avec ce qui facilite la vie et allège le travail; +j'ai cherché un chemin, je l'ai trouvé, +perdu, retrouvé, et je peux le perdre encore. +Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne +m'empêchera de le dire. La contrée idéale que +j'appelais autrefois la verte bohème des poëtes +s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais +les fleurs fantastiques y ont fait de moins fréquentes +apparitions. J'ai essayé de trouver le +vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma +protestation.</p> + +<p>J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine +avec d'autres yeux, et reconnu que, dans +la période du doute et du découragement, je +voyais mal parce que je ne voyais pas assez; +mais je crois sentir avec le même coeur, penser +avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas +que l'ancien <i>moi</i>, qu'il s'incline ou non devant +le nouveau, lui cherche querelle ou lui adresse +un reproche.</p> + +<p>En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais +à mon cher Rollinat qui n'est plus:</p> + +<p>«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle +pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez, +mes amis, quels profonds philosophes, quels +antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche +se promèneront à travers mes romans. Quelles +pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, +quelles superbes condamnations découleront +de ma plume! Comme je vous demanderai +pardon d'avoir été jeune et malheureux! +Comme je vous prônerai la sainte sagesse des +vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que +personne ne s'avise plus d'être malheureux dans +ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, +et je noircirai trois mains de papier pour +lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que, +quant à moi, je suis parfaitement heureux<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>.»</p> + +<p>Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux +ermite qui se promène à travers mes romans; +mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien, +et certes il n'est pas un philosophe bien profond, +car c'est moi. Je ne sais s'il condamnerait et +gourmanderait la jeunesse de son temps, si elle +était <i>jeune et malheureuse</i>; mais, chose étrange, +cette jeunesse nouvelle rit de tout, elle exorcise +le doute au nom de la raison, elle ne comprend +rien aux souffrances morales que les vieux ont +traversées, elle s'en moque un peu, et un des +plus naïfs; un des plus émus, un des plus jeunes +de cette époque de refroidissement, c'est encore +le vieux ermite qui la contemple avec surprise.</p> + +<p>Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque +où nous voici! Je crois bien qu'il n'eût pas +résisté aux tentations de suicide qui l'assiégeaient. +Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand +même, croyant fermement qu'elle est une transition +inévitable, peut-être nécessaire, un passage +difficile, mais sûr, pour monter plus haut.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Lettres d'un voyageur</i>.</blockquote> + +<p>Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura +fantaisie de monter. Donnez-lui la main, vous +qui pensez à peu près comme lui, et vous aussi +qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent +rester en bas crieront après nous tous et +nous envelopperont dans le même anathème. +Que cette persécution nous unisse, car notre +but est le même, et, si ce n'est la conviction, +c'est du moins le sentiment de notre droit qui +nous rend solidaires. Nous ferons tous effort +pour gagner les hauteurs, chacun suivant ses +moyens et ses procédés, et il est des étapes où +nous ne pouvons manquer de nous rencontrer, +des refuges où nous aurons à lutter ensemble +contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte +en riant si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes +pas trop sous les arbres du chemin, et qu'à +l'heure du combat tu saches te défendre!</p> +<br><br> + +<p>A MAURICE SAND.</p> + + +<p>Nohant, 15 juillet 1868.</p> + +<p>Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers +l'horizon les hachures de la pluie se dessinent +en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La +bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent +à frissonner à la cime des tilleuls, et +la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine de +la direction que le vent va prendre. C'est le moment +de rentrer les enfants, les petites chaises +et les jouets fragiles. L'aînée voudrait jouer encore +sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie; +mais le vent vient brusquement gonfler les plis +de sa petite jupe, une large goutte d'eau tombe +sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère <i>Henriette</i>, +la poupée favorite, et vient se réfugier +dans mon cabinet.</p> + +<p>Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la +fiction, le drame de la pluie. L'enfant ouvre une +ombrelle et marche effarée par la chambre; elle +se livre à une pantomime charmante de grâce +et de vérité. Elle se courbe sous les coups de +l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde, +elle avertit <i>Henriette</i> de tous les dangers qui la +menacent, elle la préserve, elle la pelotonne +sous son bras, enfin elle combat la tempête avec +elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte +<i>son enfant</i>, qu'il me faut essuyer, réchauffer et +caresser comme un Moïse sauvé des eaux. Cette +comparaison, qui ne peut pas être dans son +esprit, perce aussitôt dans le mien.</p> + +<p>La dualité de l'âme éclate dans cette puissance +qu'un enfant de trente mois possède déjà de +dédoubler dans son esprit la réalité et le simulacre; +mais voici un autre phénomène. J'étais +en train d'écrire; l'action scénique m'intéresse, +je l'observe, j'y prends part. Je joue mon rôle +dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune +des répliques que nous échangeons, ma +plume reprend sa course sur le papier, l'idée +que j'exprimais se retrouve dans la case de mon +cerveau où je l'ai priée d'attendre, mon être +intellectuel a suivi l'opération que l'enfant a su +faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs, +l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre +qui représente la fille des pharaons arrachant +aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant +nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction +que ne l'est ma petite-fille. Je le suis peut-être +davantage, car je vois le paysage égyptien +qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois +la mère qui se cache dans les roseaux, pleine +d'angoisse, jusqu'à ce que son fils soit recueilli +et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, +plus développé en moi, rêve une émotion +que je ressens presque...</p> + +<p>Et pourtant mon travail, complètement étranger +à ce genre d'impressions, va son train, et +après chaque interruption de mon dialogue avec +ta fille, dont la grâce me charme et m'occupe, +il se trouve suffisamment élaboré pour que je le +reprenne sans effort et sans hésitation. L'habitude +de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma +tâche quotidienne, a sans doute préparé et amené +peu à peu ce résultat un peu exceptionnel; +mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux, +il me donne à réfléchir sur les facultés de notre +être intellectuel, et ces réflexions, je veux te les +résumer à mesure quelles se succèdent et se +groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant +s'est endormie; voyageurs, nous ne voyageons +pas: en ce moment, la nature nous chasse de +es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut +boire à l'aise, l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse +feuillée, le paysage s'est rempli de voiles où la +couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment +d'entreprendre une petite excursion dans +le domaine de l'invisible et de l'impalpable?</p> + +<p>Essayons.</p> + +<p>Bien que la botanique, qui me préoccupe cette +année par son côté philosophique, ne soit pas +le sujet direct de cette causerie, c'est elle qui +m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur +<i>l'âme de la plante</i>, et je m'imagine avoir trouvé +quelque chose pour ma satisfaction personnelle +tout au moins. Cela se résume en quelques mots, +mais il m'en faudra davantage pour y arriver; +prends patience.</p> + +<p>«Nous avons deux âmes: l'une préposée à +l'entretien et à la conservation de la vie physique, +l'autre au développement de la vie psychique. +La première, involontaire, impersonnelle, +qui tombe sous l'examen et l'appréciation de la +science physiologique, est, avec plus ou moins +d'intensité, identique chez tous les hommes. +L'autre, dont l'étude est du ressort des sciences +métaphysiques, c'est le <i>moi</i> personnel, l'homme +affranchi de la fatalité, le souffle impérissable +et mystérieux de la vie.»</p> + +<p>Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans, +un ami très-intelligent et très-modeste qui n'a +jamais fait parler de lui comme philosophe.</p> + +<p>Cette définition pouvait être forcée quant à +l'expression: il donnait le même nom à l'instinct +et à la réflexion; mais, dans son langage +figuré, il résumait peut-être d'une façon pénétrante +et saisissante le problème de l'humanité. +Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours +paru résoudre admirablement le mystère +de nos contradictions antérieures et les antinomies +sans fin qui divisent les hommes à l'endroit +de leurs croyances.</p> + +<p>Voici ce que je lis dans un livre dernièrement +publié:</p> + +<p>«Les choses se passent dans l'être humain +comme si, à côté du cerveau pensant, il y avait +d'autres cerveaux pensant à notre insu, et commandant +à tous les actes ce que j'appelle la vie +<i>spécifique</i>. Le dualisme de l'homme et de l'animal, +de l'ange et de la bête, n'est point chimère, +antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le +centre noble, et voilà les centres divers de la +moelle et du système nerveux sympathique. Ici +règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se +répand sur la vie humaine quand on se met à +y démêler l'oeuvre de l'intelligence consciente et +volontaire, et le travail lent, monotone et fatal +de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires! +Comme l'âme proprement dite se trouve +parfois devant cette âme-instinct qui ne devrait +être que servante<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>».</p> + +<p>Voilà bien, en somme, la définition de mon +vieux philosophe—<i>sans le savoir</i>: une âme +libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de +l'être; une âme esclave, <i>spécifique</i>, c'est-à-dire +commune à toute l'espèce, agissant dans les régions +inférieures; ici la moelle épinière transmettant +ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale +luttant avec la volonté, dont il est le +siège, contre les volitions aveugles de l'instinct.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Auguste Laugel, <i>des Problèmes de l'âme</i>. Paris, 1868.</blockquote> + +<p>De là deux propositions contraires qui contiennent +chacune une vérité incontestable.</p> + +<p>«L'homme est toujours et partout le même, +disent les uns: cruel, lascif, intempérant, paresseux, +égoïste. Les mêmes causes produisent +et produiront toujours les mêmes effets. L'homme +ne progresse point.»</p> + +<p>Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct +est fatal et ne s'épuise ni dans le temps ni dans +l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne renonce +jamais à la lutte.</p> + +<p>«L'homme est essentiellement et nécessairement +progressif, disent les autres. Chaque révolution +sociale ou religieuse marque une étape +de son perfectionnement, chaque effort de son +intelligence amène une découverte, chaque instant +de sa durée est un pas vers le mieux.»</p> + +<p>Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire. +Aussitôt que l'on prend la peine de distinguer, +on se trouve d'accord.</p> + +<p>Nous arriverons, je pense, à savoir compter +jusqu'à trois, qui est le nombre sacré, la clef +de l'homme et celle de l'univers, et une bonne +définition nous fera quelque jour reconnaître en +nous, non pas seulement deux <i>âmes</i> aux prises +l'une contre l'autre, mais trois <i>âmes</i> bien distinctes, +une pour le domaine de la vie spécifique, +une autre pour celui de la vie individuelle, +une troisième pour celui de la vie universelle. +Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable +de la vie spécifique, mettra l'accord et l'équilibre +entre cette vie diffuse chez tous les êtres et +la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera +te vrai lien, la vraie <i>âme</i>, la lumière, l'unité.</p> + +<p>Chacun de nous, à un degré quelconque, +porte en lui cette troisième et suprême puissance, +puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche +un nom, et s'inquiète de son emploi; mais +l'éclair a bien des nuages à traverser encore, +et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles +où s'amasse la foudre, pour que l'homme, +frappé de la vérité comme d'une flèche divine, +découvre sa vraie force et remplisse enfin son +vrai rôle sur la terre.</p> + +<p>L'excellent livre que je viens de te citer, et +que tu voudras lire, est le développement analytique +du dualisme où l'homme actuel est encore +engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent +de cette lutte est navrant, mais il aboutit à des +espérances d'un ordre supérieur. Il est plein +d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à +l'instinct spécifique, plein d'enseignements et +d'exhortations à l'homme individuel, qui est +ardemment sollicité de dégager le principe impérissable +de sa liberté du tourbillon des passions +basses ou des fantaisies coupables. C'est +un livre de morale et de philosophie écrit par +un savant et un libre penseur, car il nous engage +à rejeter ces vains termes de spiritualisme +et de matérialisme qui nous éloignent de la recherche +de la vérité. Funeste antagonisme, en +effet! Il semble que l'humanité se condamne à +marcher sur des lignes parallèles sans vouloir +jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et +que, de cette stupide obstination, les individus se +fassent un point d'honneur et un mérite personnel. +Faudra-t-il en conclure que bien des +gens n'auraient rien à dire, s'ils ne disaient pas +d'injures aux autres?</p> + +<p>La critique philosophique, dont le rôle est +grand en ce moment-ci, est forte quand elle +signale l'abus des mots et le vide des formules. +C'est tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour, +et il semble qu'il ne soit pas encore de son ressort +de chercher une solution. Les ignorants +s'en impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment +personnel doit se manifester et se concentrer +dans quelque aphorisme magique sanctionné +par l'expérience et la raison. Faites place +à ces ardeurs de la pensée, hommes de réflexion! +elles vous donnent la mesure de nos +tendances et de nos besoins. Ne les dédaignez +pas, elles sont un thermomètre à consulter, une +face de l'humanité à examiner. La preuve de +ce besoin, c'est le catholicisme de pur sentiment +qui se prêche avec succès aujourd'hui dans les +salons et les églises, doctrine incapable de lutter +contre la critique historique et habile à esquiver +ses coups, mais forte de nos aspirations et +adroite pour les accaparer au profit de sa cause. +Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine +expérimentale! Trouvez dans vos plus +consciencieuses inductions un refuge pour notre +idéalisme; autrement tous les faibles, tous les +indécis, tous les illettrés passeront du côté du +christianisme moderne, espérant y trouver la +paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner +sa foi.</p> + +<p>M. Vacherot, dans un solide et délicat travail +récemment publié dans la <i>Revue</i>, nous trace +une esquisse instructive de la situation du catholicisme +actuel. Malgré son exquise courtoisie +pour les lumières de la chaire et de la polémique +religieuse, il met ces lumières au pied du +mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier +les textes sacrés, de les mettre d'accord et de +définir l'orthodoxie. L'Église répond <i>in petto: +Non possumus</i>; mais elle continue à nous parler +avec une éloquence plus ou moins entraînante +(M. Vacherot a un peu exagéré le talent de ses +adversaires par excès de générosité ou de +finesse) des points lumineux que cherche à ressaisir +l'humanité présente: l'âme immortelle, la +divinité <i>personnelle</i>, l'avenir infini, les cieux ouverts, +l'idéal en un mot.</p> + +<p>Devant une critique et une philosophie qui +ne peuvent sauver ouvertement ces trésors du +naufrage, qui ne pensent pas même devoir +trop affirmer qu'ils existent, l'Église invoque le +sentiment, supérieur selon elle, à la raison, et +les êtres de sentiment vont à elle.</p> + +<p>Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue +que je ne puis pousser jusque-là l'indifférence et +la sérénité. Je vois l'âme supérieure s'atrophier +dans ce divorce avec la logique et retourner à +l'enfance de l'humanité, enfance sacrée, poétique, +respectable en son temps, dans son premier +développement normal; sénilité puérile et funeste, +presque honteuse à l'heure que nous +marque aujourd'hui l'aiguille du temps.</p> + +<p>Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour +une croyance qui réponde aux besoins de notre +libre aspiration sans condamner à mort cet instinct +spécifique, qui est le code imprescriptible +de la nature animée? Et même dans le sanctuaire +de l'encéphale, dont les opérations sont +aussi multiples et aussi mystérieuses que la +structure anatomique du cerveau est compliquée +et insaisissable, il nous est impossible de marier +la lucidité supérieure à la clairvoyance pratique? +Nous sommes donc des infirmes, des êtres épuisés, +à moins que nous ne soyons des intelligences +qui n'ont encore rien commencé?</p> + +<p>Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits +qui sentez palpiter en vous la troisième âme, la +grande, la vraie, celle qui n'affirme pas timidement +l'idéal et qui le prouve par cela même +qu'elle le possède, qui ne tressaille pas d'effroi +devant l'épreuve scientifique parce qu'elle sait <i>a +priori</i> que cette épreuve sera la sanction de sa +foi aussitôt qu'elle sera complète et décisive. +Cette âme a autre chose à faire que de vaincre +les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle +éclora dans des organisations qui les auront +vaincues; mais, sitôt qu'elle parlera, elle enseignera +rapidement comment il est facile à tous +de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème +qui consterne notre élan philosophique +vers la beauté morale; elle nous rendra moins +sévères pour les obstinations de la vie <i>spécifique</i>. +Ces tyrannies de la chair ne sont redoutables +que parce que l'âme universelle n'a point +clairement parlé en nous, et que l'âme personnelle +n'a pas d'armes assez bien trempées pour +le combat. Ces armes de la foi et de la grâce +que les catholiques se vantent de posséder sont +aussi faibles que celles du scepticisme, puisque +les tentations sont plus âpres à mesure que le +chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce +n'est pas la haine et le mépris de la chair qui +en imposent à cette sourde-muette que nous +portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme +libre de ses propres mouvements pour combattre +des mouvements qui ne sont pas libres de lui +obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut +l'éclat d'une vérité supérieur à toutes les individualités, +et supérieure même à leur liberté, +car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence +devient aberration ou tyrannie.</p> + +<p>On nous dit que cette vérité de <i>consentement</i>, +qui est la vraie discipline des intelligences, ne +peut naître que d'une religion théologique ou +sociale.</p> + +<p>De généreux esprits, prenant un effet pour +une cause, ont cru l'apercevoir dans des formes +sociales à imposer à l'humanité; d'autre part, +de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude, +se persuadent encore aujourd'hui que, sans le +prestige d'un culte et l'absolu d'un dogme, +aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.</p> + +<p>A mes yeux, il y a erreur chez les uns +comme chez les autres. Si l'humanité future +confectionne des sociétés et construit des temples, +l'individu sera libre sous la loi commune, +et le mystère sera banni de l'autel.</p> + +<p>Pour cela, il faut que l'homme <i>sache</i> Dieu et +l'humanité. On croit à ce que l'on sait. Ouvrez +la porte au savoir. Donnez-lui des instruments, +des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui +aussi des ailes. Apprenez-lui que chaque +genre de certitude a son domaine, chaque +vérité acquise sa case dans l'intelligence, mais +qu'il en est une d'un ordre si élevé, qu'il faut +l'accueillir et la posséder dans la plus haute +région de l'âme pour qu'elle serve de <i>criterium</i> +et de corollaire à toutes les autres.</p> +<br><br> + +<p>18 juillet 1868.</p> + + +<p>.... Tu me demandes ce que j'entends par +l'âme <i>universelle</i> de l'homme. Mon mot est mauvais, +je ne le défends pas. Il faudrait toujours +prendre les mots pour ce qu'ils valent; ils sont +les empreintes du moment qui les fait éclore, +les symboles qui transmettent à notre esprit +nos impressions passagères, toujours incomplètes. +Peu de mots fixent assez une idée pour +mériter d'être conservés toute une semaine. +Prends le mien pour ce que je te le donne, et +vois-y l'appel d'une relation à établir entre +l'âme individuelle et l'âme de l'univers.</p> + +<p>Tu vas me demander encore où est l'âme de +l'univers, si elle est diffuse ou personnelle. Elle +est partout selon moi, comme la matière est +partout; elle est à la fois personnelle et diffuse, +elle remplit le fini et l'infini. Je ne vois point +d'obstacle à cette antithèse, puisque l'âme humaine +a ces deux attributs bien distincts et +cependant inséparables. A toute heure, notre +esprit, enfermé en apparence dans le cercle +étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions +passagères, peut s'élancer vers les +sphères de l'infini, non pas seulement par la +rêverie poétique, mais par les calculs précis de +la mathématique et les certitudes idéales de la +géométrie. Supposez que l'univers a une âme +comme nous, mais une âme aidée de la connaissance +d'elle-même, ce qui est la connaissance +absolue de toutes choses; vous pouvez +très-bien lui attribuer aussi la volonté de maintenir +ses propres lois, puisque cette volonté est +toujours en nous à un degré quelconque. Je ne +vois rien là qui dépasse les perceptions de l'esprit +humain. Il me semble au contraire, que +cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire, +qu'elle prend sa source dans ce que +nous avons de plus clair dans le cerveau, la +logique, et de plus personnel dans le coeur, la +conscience. Il nous est impossible d'attacher un +sens aux mots de <i>sagesse</i>, d'<i>amour</i> et de <i>justice</i>, +qui résument toute la raison d'être et toute +l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas +planer sur nous une idéale atmosphère composée +de ces trois éléments abstraits, qui nous +pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air +qui alimente nos poumons. Il y a celui que +notre âme respire. Trop subtil pour tomber +sous les sens, cet air divin a une vertu supérieure +à nos volitions animales, il les dompte +ou les régularise quand nous ne lui fermons pas +nos organes supérieurs. La chimie ne trouvera +jamais ce fluide sacré; raison de plus pour que +le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres +moyens, par d'autres méditations, par d'autres +expériences, que le vrai métaphysicien devra +s'en emparer.</p> + +<p>Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu? +Ils sont bien simples et à la portée de tous, et +même il n'y en a qu'un: passer à l'état de +santé morale qui seule permet de saisir la +véritable notion du divin. Je voudrais bien que +l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom +que celui de <i>Dieu</i>, si mal porté depuis le temps +des Kabires jusqu'à nos jours. J'aimerais encore +mieux celui d'homme, <i>le grand homme</i> (comme +qui dirait la grande personne universelle) de +Swedenborg; mais qu'importe son nom? Elle +en changera longtemps encore avant que nous +lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.</p> + +<p>Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un +nom qui est tout aussi grossier que sublime, +n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de +notre naissance <i>spécifique</i>, une parcelle de sa +divinité; il nous la renouvelle et nous l'augmente +quand nous naissons à la vie de raisonnement +individuel. Il nous la concède réellement +quand nous surmontons l'instinct aveugle assez +pour mériter d'échapper à sa tyrannie. Je ne +dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de +grands combats et des sacrifices immenses pour +arriver à ce perfectionnement. Il les lui faut +aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il +croira, avec ses <i>deux âmes</i> supérieures, à un +idéal bien défini et bien évident, l'âme inférieure +ne réclamera que la part de satisfaction +qui lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur, +la passion ne sera plus le crime, la fantaisie ne +sera plus le vice. L'âme personnelle, celle qui +est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra—de +l'âme vouée au culte de l'<i>universel</i>—une +lumière assez frappante pour ne plus hésiter +à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué +à mesure qu'a diminué l'ignorance, qui peut +le nier? Il disparaîtra progressivement à mesure +que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.</p> + +<p>On opposera à cette espérance, je le sais, la +brutalité de la nature, le déchaînement aveugle +des désastres extérieurs ruinant à tout instant +l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des +animaux qui lui ont fait si longtemps une guerre +sérieuse, le déchaînement des cyclones, les +tremblements de terre, les épidémies foudroyantes, +les maladies incurables, toutes les +puissances ennemies que nous ne savons point +encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers +a aussi sa dualité pour ne pas dire sa trinalité. +Elle a, comme l'homme, une âme spécifique, +instinctive, fatale, que l'âme libre et +personnelle combat, et que l'âme universelle +domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément +dans tout être, peut-être dans toute chose, +pousse sans cesse l'univers matériel vers le trop +plein et le trop vivant. De cet excès naissent les +éclatements, le vase trop rempli se brise, la +force trop accumulée déchire ses enveloppes et +se détruit elle-même en s'épanchant au dehors. +Une montagne, une contrée, un monde, +peuvent tomber en ruine sous les coups de +l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle +de ce monde n'est pas détruite pour cela; elle +va rejoindre le foyer de la vie céleste irréductible, +et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle +se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit +peu des désastres partiels, ou qui s'en sert avec +discernement pour reconstruire des mondes +mieux équilibrés.</p> + +<p>Mais les victimes, les millions d'individus plus +ou moins intelligents que frappe un grand cataclysme, +les compterons-nous pour rien? Si nous +croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence +sont toute l'aspiration, toute la conquête, toute +la destinée de l'homme, ou que, surpris par la +mort violente en état de péché, il ait une +éternité d'inénarrable souffrance à endurer au +sortir de la vie, certes Dieu est injuste, l'âme +universelle est idiote et méchante, ou, pour +mieux dire, elle n'existe pas. Nous sommes des +chiffres,... pas même! des accidents qui ne +comptent point.</p> + +<p>Ceux que domine l'âme spécifique sont bien +libres de le croire, mais ils ne peuvent forcer +ceux qui pensent à partager leur découragement. +Sur quelque raisonnement que s'appuie la +négation du <i>moi</i> éternel, il ne dépend pas de +nous de nous sentir persuadés. A mesure que +nos instincts se règlent et s'harmonisent doucement +avec les instincts supérieurs, nous entrons +dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal +auquel l'homme doit parvenir.</p> +<br><br> + +<p>19 juillet.</p> + + +<p>Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal +tel que je l'entends? Il est relatif et se moule +forcément sur la vertu la plus pure et la raison +la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans +le temps et le milieu où il existe.—Tel saint +très-respectable et très-sincère des anciennes +religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou. +Le cénobitisme serait l'égoïsme, la paresse, la +lâcheté. Nous savons que la vie complète est +un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec +l'instinct normal de la vie spécifique sans +rompre avec les lois les plus élémentaires de la +vie, et que l'infraction à une loi de l'univers +est une sorte d'impiété toujours punie par le +désordre des facultés supérieures. La mortification +de la chair, par le célibat, le jeûne et les +flagellations, était grossière et charnelle en ce +sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes. +En lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille +et fort la mortifie surabondamment.</p> + +<p>Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes, +sont-ils donc une loi de l'espèce? Si certains +animaux, en se rapprochant de la forme humaine +et du développement de l'encéphale, nous offrent +le repoussant spectacle de la lubricité, de la +cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage +lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne +des instincts de la brute, résulte-il de cette +confusion de limites entre l'homme et le singe +que l'instinct humain ne soit pas modifiable? +Il l'est à un point qui frappe de surprise et +d'admiration, quand on ne voit que la surface +des moeurs civilisées. Le respect d'une convention +qui prend sa source dans le respect de soi et +des autres est une victoire bien signalée de la +volonté sur l'instinct.</p> + +<p>Si c'est peu que cette décence extérieure qui, +sous le nom de savoir-vivre, voile des abîmes +de corruption, c'est déjà quelque chose. La +sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à +identifier la vie secrète et cachée à ces apparences +de pudeur, de bonté, d'hospitalité, de raison, +qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi +non? Où est l'obstacle? Pourquoi toute +parole aimable ne serait-elle pas l'expression +d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de +pudeur ne serait-elle pas la manifestation d'une +conscience épurée? Pourquoi tout simulacre +d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans +la joie d'assister son semblable? Pourquoi toute +discussion de l'intelligence ne reposerait-elle pas +avant tout sur le désir de s'instruire?</p> + +<p>Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse +parfaite à une parfaite sincérité, nous +serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos +usages, montés à un degré supérieur d'excellence +et de joie intérieure.</p> + +<p>La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est +le premier des biens, parce qu'il est le seul qui +nous appartienne réellement. Je ne vois pas que +beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent. +La masse court aux satisfactions de +l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer +leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la +vie animale; les ambitieux se vouent à une +anxiété incessante qui bannit la joie du sanctuaire +de leur âme; des esprits plus élevés se +vouent à des études dont le but défini n'est +souvent que la satisfaction d'une curiosité spéciale; +les coeurs passionnés cherchent leur +ivresse et leur expansion dans l'amour, sans +songer à en faire quelque chose de plus noble +que la volonté d'amasser deux orages et de +choquer douloureusement deux courants électriques. +Où sont les hommes qui cherchent sincèrement +à se rendre meilleurs sans prétendre à un +paradis fait à leur guise, en acceptant dans l'avenir +éternel toutes les éventualités, toutes les +fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles +soient, que l'inconnu nous réserve? Cette résignation, +non mystique ni fanatique, mais confiante +et digne, serait déjà un pas vers la +sainteté.</p> + +<p>Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous +donc à nous placer ainsi dans le sentiment +de l'infini avec une bravoure calme et un modeste +sentiment de nos forces? Où serait la +vanité de travailler le <i>moi</i> comme un lapidaire +taille et polit une pierre précieuse? La vertu +peut avoir aussi son instinct pour ainsi dire +<i>spécifique</i>, son besoin ardent et soutenu d'élever +dans l'individu le niveau intellectuel de la race. +Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en +soi une docilité que l'on ne se connaissait pas, +de même que l'esprit généreux qui entreprend +un grand et noble travail est tout surpris de +sentir en lui un nouveau lui-même qui s'éveille, +se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien. +C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes +inspirés appellent l'<i>autre</i>, celle qui chante quand +le compositeur écoute et qui vibre quand le +virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante +sur la toile du maître l'impression qu'il a cru +recevoir froidement. C'est celle qui pense quand +la main écrit et qui fait quelquefois qu'on +exprime <i>au delà</i> de ce que l'on songeait à exprimer. +Enfin c'est elle qui n'ergote pas, qui n'a +plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui +veut; elle est là, agissante à notre insu le plus +souvent, cherchant à nous élever vers le foyer +de la science infinie; mais nous ne la connaissons +pas, nous avons peur d'elle. Nous croyons +qu'elle usera trop vite les ressorts de notre frêle +machine. L'instinct de la conservation nous +empêche de la suivre sur les cimes. C'est une +peur lâche, résultat de notre ignorance, car c'est +elle qui est la vie irréductible, et, si son embrassement +nous donnait la mort, ce serait une +mort bien douce, bien enviable et bien féconde, +le réveil dans la lumière!</p> + +<p>Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme +sans contrôle. N'oublions pas qu'il s'agit de +rendre la vérité accessible même aux esprits +froids, pourvu qu'ils soient épris de la vérité.</p> + +<p>L'analyse complète de l'homme, <i>âmes et corps</i>, +nous conduirait certainement à une notion +complète de la Divinité, <i>corps et âmes</i>.—En +distinguant en nous trois étages de facultés, +nous nous rendrions compte des trois étages de +puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons +d'aucun problème par la notion de dualité, +puisque toute dualité représente deux contraires. +Ce que je dis là est aussi vieux que le monde +pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il +n'a reçu aucune application scientifique qui +puisse se traduire en philosophie certaine pour +les lois de la vie morale et les actes de la vie +pratique? Les explications des trinités théologiques +sont des figures confuses mal comprises +ou mal définies par les hommes du passé. La +définition que je te propose ne vaut peut-être +pas mieux. La technologie vulgaire, dont il n'est +pas permis à mon humilité de se dégager, est +encore très-insuffisante pour résumer une vision +plus ou moins nouvelle du vieux thème de +l'humanité. A des conceptions vraiment neuves +il faudra certes un langage nouveau.</p> + +<p>Mais, quelque mal exprimée que soit ma +définition, elle ne m'apparaît pas comme un vain +songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu, +non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler +ma faiblesse, mais pour croire à l'humanité dépositaire +d'un feu sacré plus pur que celui auquel +elle se chauffe. Jamais on ne me fera +comprendre que le cruel, l'injuste et le farouche +soient des lois sans cause, sans but et sans +correctif dans l'univers. La compensation que le +malheureux demande à Dieu dans une vie +meilleure est une réclamation toute personnelle +que Dieu pourrait fort bien ne pas écouter, si +elle n'était le cri énergique et déchirant de +l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a +encore présenté le sentiment et le besoin de la +justice comme une illusion. Le moment où +l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait +la fin de sa race et le ferait redescendre +à l'animalité, dont il est peut-être issu. S'il +existe une doctrine qui envisage ce résultat +comme digne d'être poursuivi, je lui refuse tout +au moins d'avoir pour guide la <i>raison</i>, puissance +si hautement invoquée par les sceptiques.</p> + +<p>Non, il n'y a pas de raison véritable sans +sagesse; c'est par la sagesse seule que la raison, +s'élevant à l'état de vertu, devient respectable. +La sagesse entraîne et réclame impérieusement +la justice, et, s'il n'y a ni justice ni sagesse dans +l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il n'y +en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient +la morale, devant laquelle pourtant toutes +les écoles s'inclinent et toutes les discussions +cessent, si l'homme ne peut puiser à une source +certaine les premières conditions de la moralité?</p> + +<p>Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine +faite de lumière et d'équité. Si les +faits extérieurs simulent de temps à autre, par +des désastres partiels, l'indifférence d'un destin +inexorable, ne nous arrêtons pas à ces apparences +indignes de troubler une philosophie +sérieuse. Il est bien certain que la plupart des +maux inhérents à notre espèce, maladies, passions, +guerres, égarements, sont notre propre +ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé +ou de l'aveugle inertie de l'âme spécifique. Cette +âme impersonnelle, ce moteur aveugle que les +uns respectent trop, que les autres ne respectent +pas assez, est chez nous un agent de destruction +tout aussi bien qu'un agent de conservation. +Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité +de la troisième âme, l'instinct de l'homme est +inférieur à celui des animaux. Les animaux ont +le discernement des aliments salutaires ou nuisibles, +la prévision jamais en défaut des besoins +de la vie et des influences de l'atmosphère pour +eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier, +aucun excès de nourriture, aucune ivresse +d'amour ne fait oublier à une pauvre petite +femelle de papillon qui va mourir après sa ponte +de se dépouiller le ventre de son duvet pour +envelopper et tenir chaudement ses oeufs destinés +à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble, +devant une multitude de faits observés, que l'animal +ait deux âmes aussi, l'instinctive et celle +qui raisonne. Peut-être devrait-on oser l'affirmer, +puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement, +le discernement et la modération de la +bête semblent faire la critique de nos aveuglements +et de nos excès. Avec l'hypothèse des +trois âmes, l'animal, doué des deux premières, +s'explique et cesse d'être un problème insoluble. +La troisième âme complète l'homme: «Il n'est, +a dit Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté +garrotté ici par la notion de dualité. L'homme +est bête, homme et ange. .</p> + +<p><i>La plante, placée à l'étage inférieur, a sans +doute l'âme inconsciente, spécifique.</i> Ainsi seraient +expliqués les deux royaumes de la vie, improprement +nommés règnes de la nature.</p> + +<p>L'homme a donc à se préoccuper des trois +supports de son existence normale, dirai-je +latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu +et beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère, +croyant n'être que dans la seconde.</p> + +<p>L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés, +saura conjurer les fléaux matériels. Quand il accuse +l'âme de l'univers de frapper son âme par +le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même, +c'est son espèce qu'il devrait accuser de +paresse et d'ignorance. Loin de se décourager +d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de +plus en plus vers elle pour sortir des ténèbres. +En l'interrogeant dans la portion de lui-même +qu'elle habite plus spécialement, il trouverait +une réponse nette qui serait le remède à sa douleur. +Cette réponse que l'on traite de vague +espérance, c'est la perpétuité du <i>moi</i>, qui ordonne +d'entrevoir une meilleure existence pour +les chers innocents que nous pleurons. Nous le +connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice, +le plus amer qui soit versé dans la vie de famille. +J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui sent +dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur +du fils et de la fille en même temps que la +sienne propre, est la plus cruelle épreuve de son +existence. La blessure faite à l'instinct et à la +réflexion ne se ferme pas. C'est alors qu'il faut +monter au sanctuaire de la croyance qui est +celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il +faut soumettre les notions de justice personnelle +aux notions de justice universelle. Si Dieu a pris +cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes, +c'est qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens. +Disons mieux, Dieu n'a pas pris cette âme: +c'est notre science humaine, c'est notre puissance +spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu +l'a reçue, elle est aussi bien sauvée et vivante +dans son sein, cette petite parcelle de sa divinité, +que l'âme plus complexe d'un monde qui +se brise. Elle n'y est pas perdue et diffuse dans +le grand tout, elle a revêtu les insignes de la +vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle +respire, elle agit, elle aime, elle se souvient!</p> + +<p>Dans le refuge de la seconde âme, celle qui +résonne et choisit, nous trouvons encore des +éléments de force et de guérison relative; celle-ci, +c'est l'âme sociale où le sentiment parle au +sentiment. Il nous reste toujours, si nous sommes +dans le juste et l'humain, quelqu'un à +chérir sur la terre. A la consolation de cet être, +n'y en eût-il qu'un seul, nous devons notre +courage, et, si nous ne le devons à aucun individu, +si nous sommes sans famille et séparés de +nos amis, nous le devons à tous nos semblables, +l'idée de solidarité et de fraternité étant commune +à l'âme sociale et à l'âme métaphysique.</p> + +<p>Mais voici l'aube! Pendant que je te résume +l'objet, assez flottant jusqu'ici, de quelques-uns +de nos entretiens, tu poursuis avec une énergie +soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre +souvent la préoccupation de ce <i>moi</i> divin +interrogeant les mystérieuses fonctions de la vie +instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à +moins que je n'aille avec toi voir coucher les +étoiles rouges et bleues dans la pâleur de l'horizon. +Les oiseaux ne chantent pas encore, nos +enfants dorment. Leur adorable mère s'est +retirée de bonne heure, s'arrachant avec courage +aux enjouements de la veillée, pour assister au +réveil de ses petits anges. Un silence solennel +plane sur cette chaude nuit. La matière repose, +et pourtant ton chien rêve de chasse ou de +combats. La <i>plusie</i> argentée voltige autour des +fenêtres d'où s'échappe un rayon de lumière. La +chouette, qui semble portée par l'air immobile +et muet, glisse discrètement sous les branches. +Tout un monde nyctalope s'agite autour de nous +sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être +diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce +l'âme spécifique qui répercute seule en nous ce mélange +de calme suprême et d'activité mystérieuse +répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque +chose de plus; notre âme personnelle observe +et compare, notre âme divine perçoit et savoure.</p> + +<p>Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon +rose monte là-bas derrière les vieux noyers. Endormons-nous +comme nous nous réveillerons, en +nous aimant!</p> +<br><br> +<p>22 juillet.</p> + +<p>Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de +cette doctrine? Oh! je ne donne pas ce titre +pompeux à ma notion personnelle de l'univers, +toute notion de ce genre est trop forcément incomplète +pour s'affirmer comme une découverte; +c'est un essai de méthode, et rien de plus. +L'homme n'en est pas encore à posséder autre +chose qu'un instrument de travail intellectuel que +chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme +l'ouvrier mécontent des instruments imparfaits +qu'il trouve dans le commerce cherche à +s'en fabriquer un qui réponde à la conformation +de sa main. Il y a une vérité d'ensemble, +corollaire de toutes les vérités de détail. Personne +ne peut nier cette proposition sans une défiance +qui va jusqu'au mépris de la vérité.</p> + +<p>Pour parvenir à la possession de cette vérité +suprême, l'homme doit s'exciter, se perfectionner, +se rendre apte à la saisir et à l'élucider; c'est +toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer +à travers des angoisses et des difficultés +qui exerceront et décupleront sa force morale. +La plupart des méthodes qu'il a inventées sont +restées sans résultat général, et les plus belles, +les plus ingénieuses, n'ont pas toujours été les +plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever +l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui +est une impasse.</p> + +<p>En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme +n'a pu que le chercher en lui-même, c'est-à-dire +en se servant de l'induction personnelle et +directe. Le premier sauvage qui a invoqué une +puissance supérieure à la nature ennemie s'est +dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort +dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur +les obstacles de ma vie.» De là le sentiment de +la toute-puissance.</p> + +<p>Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance +des sacrifices s'est dit qu'il fallait persuader ce +Dieu qui ne se laissait point acheter par des +offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre +tendre et suppliante, et il s'est dit, en se sentant +adouci, que son Dieu devait être bon.</p> + +<p>Le premier philosophe qui a contemplé ou +subi l'injustice du destin s'est dit à son tour +qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans +l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette +injustice. En se sentant pénétré d'horreur pour +l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il a attribué +à son Dieu une justice si exacte et si étendue, +que les maux soufferts en cette vie devaient se +convertir dans sa main en bienfaits éternels.</p> + +<p>Trouvera-t-on un autre procédé que ces +moyens naïfs d'apercevoir la Divinité? Est-ce la +science qui remplacera le sens humain? Mais la +science n'est elle-même qu'une méthode humaine +pour chercher la vérité extra-humaine; ce sont +nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace et +conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles +qui ont classé méthodiquement les oeuvres de la +nature.</p> + +<p>Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine +confirmation aux sciences exactes, et que la +nature terrestre pouvait se prêter au classement, +Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne +peut être prouvé à l'homme que par l'homme. +Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion +des lois naturelles pour faire apparaître +Dieu au sommet de leur extase, ne peuvent plus +être traités sérieusement. Il faut que l'homme +trouve lui-même son Dieu par les moyens qui +lui sont propres et qui lui ont fait trouver tout +ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une +abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence +et sa raison d'être dans notre coeur.</p> + +<p>Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut +donc le percevoir en soi. Pour connaître Dieu, +l'homme doit se connaître, et mon avis est qu'il +ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.</p> + +<p>Certaines études ont conduit tristement quelques-uns +à ne reconnaître en nous que l'âme +spécifique, la plupart des autres ont confondu +cette première région de la vie commune à l'espèce +avec la seconde, siége de la vie individuelle. +Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver +de solution pratique, puisque la discussion +continue sous tous les noms et sous toutes les +formes. Le christianisme a dû expliquer le mal +par l'intervention du diable, et il y a encore +des gens qui croient au diable, la logique de +leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.</p> + +<p>Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion +d'une vie instinctive et d'une vie intellectuelle, +et on a fait procéder nos contradictions intérieures +du combat sans issue de ces deux natures. +La notion de l'univers, moulée sur cette notion +de nous-mêmes, est restée problématique, et confond +encore de très-grands esprits qui ne s'expliquent +ni son ordre admirable, ni ses désordres +effrayants.</p> + +<p>Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce +qu'il est, c'est ne pas consentir à être ce que +nous sommes, et le considérer comme une énigme, +c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de +notre propre vie. Pouvons-nous nous arrêter là? +Pour ma part, je le voudrais en vain.</p> + +<p>J'appelle donc à notre aide une méthode qui +fasse entrer l'homme dans la notion de <i>trinalité</i>, +applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce +n'est certes point assez pour clore la série de nos +études. Le vieux monde a trouvé, dans les profondeurs +de sa métaphysique mystérieuse, ce +nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il +n'est pas encore généralement admis. Nos efforts +actuels devraient tendre à le faire comprendre +et accepter en attendant mieux. Ce serait un +grand pas de fait.</p> + +<p>Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut +répondre sans réplique à toutes les questions +que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:</p> + +<p>Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas +tout réglé en vue d'un idéal auquel l'homme +peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de +barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de +bestialité a-t-il encore tant d'âmes soumises à +son empire, même au sein de la civilisation raffinée +de notre temps? Il ne tenait qu'au <i>Créateur</i> +de nous faire plus éducables et de nous +initier plus promptement à l'intelligence de sa loi.</p> + +<p>S'il y a un Dieu antérieur à la création, et +qu'elle soit son ouvrage, si l'univers a eu un commencement, +si une âme magique a soufflé sur la +matière inerte à un moment donné pour la faire +tressaillir et penser, enfin si le Dieu que l'humanité +doit admettre est celui des antiques théodicées, +ces questions resteront à jamais sans réponse.</p> + +<p>Mais si, écartant ces poëmes symboliques, +nous nous contentons de comprendre l'âme de +l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le +seul rapport possible entre elle et nous, nous +sommes forcés de croire qu'il y a un créateur perpétuel +sans commencement ni fin dans une création +éternelle et infinie. Si l'univers a commencé, +Dieu a commencé aussi; c'est ce que n'admet +aucune métaphysique, aucune philosophie.</p> + +<p>L'univers avec ses lois immuables existe par +lui-même, il est Dieu, et Dieu est universel. +Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être +dire que dans son unité il a des corps et +des âmes à l'infini, car, dans le fini où nous +rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes +matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel +microscope est jamais descendu dans les profonds +abîmes du monde cérébral? Dans ce petit espace +remuent des systèmes plus complexes que les +systèmes célestes, des constellations organiques +plus étonnantes que celles qui parsèment l'infini. +Une force unique détermine les formes et les +mouvements des grands corps qui courent dans +l'espace; mais ici sont enfermées des forces sans +nombre comme en champ clos, elles s'y marient, +s'y épousent, s'y fécondent, s'y métamorphosent +sans relâche....</p> + +<p>»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive, +est jusqu'ici demeurée stérile. Elle peint des +tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la +dynamique de ces petits édifices moléculaires. +Elle reste en face de ces amas cellulaires comme +un oeil ignorant en face des désordres lumineux +du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre, +elle ignore le sens des mots<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Laugel, <i>Problèmes de l'âme</i>.</blockquote> + +<p>Vous qui proclamez la méthode exclusivement +expérimentale, il ne faudrait peut-être pas tant +affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour, elle ne +suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé. +Tout comme les études psychiques, vos études +ont encore besoin d'un peu de modestie.</p> + +<p>Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de +notre digne ami M. Léon Brothier<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>, qui répond +à bien des propositions et résout bien des +doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est +charmant dans sa profondeur, et l'on y sent la +bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire celle +de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt +plus savants, tantôt plus aimables que ceux que +j'emploie ici, à la nécessité d'une triple vue sur +le monde des faits et des idées. Je ne suis pas +de force à proclamer qu'il ne se trompe en +rien, que, après l'avoir lu attentivement, je pense +par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais, +mais il m'a puissamment aidé à me dégager de +la notion de dualité qui nous étouffe, et j'ose +dire que cette notion ne résiste pas à sa critique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> <i>Ébauche d'un glossaire du langage philosophique</i>. +Paris, 1853.</blockquote> + +<p>Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de +Jean Reynaud et de son école avaient porté de +grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse, +beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à +traduire les trois personnes divines de la théologie +par des notions vraiment philosophiques. +Moi, je demande, je cherche une explication +plus facile à vulgariser, et surtout l'abandon de +cette vision trinitaire céleste qui supprime le +corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne +peux pas me représenter un Dieu hors du monde, +hors de la matière, hors de la vie.</p> + +<p>Les attributs appréciables de la Divinité, que, +par un grand progrès, nous pourrions classer en +trois ordres principaux, n'ont pas de limites appréciables +à l'esprit humain, puisque l'esprit +humain ne sait pas encore la limite de ses propres +facultés et s'obstine à ne s'en attribuer que +deux, privées de régulateur et de lien.</p> + +<p>Ne va pas croire qu'en donnant le nom de <i>troisième</i> +âme, d'âme supérieure en contact avec +l'universel, au troisième ordre encore peu défini +de nos facultés vitales, je sois tenté de croire +cette âme impersonnelle et de l'abîmer en +Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec nos +ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera +jamais dans <i>Ceugant</i>, et je ne les suis pas dans +cette notion que Dieu lui-même puisse habiter +l'<i>absolu</i> du druidisme. La fin d'un monde ne +me surprend pas, mais la fin de l'univers n'entre +pas dans ma tête. L'existence diffuse, la disparition +du moi, l'extinction de la personne, me +paraissent l'écroulement de la Divinité elle-même.</p> + +<p>Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les +trembles, gronde une petite cascade de diamants +qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant +dans l'allée de verdure, sous les gros arbres +penchés en forme de ponts, sous les guirlandes +de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de +petits jardins naturels que le courant baigne et +qu'un furtif rayon de soleil caresse; il y a des +îles de salicaires et de spirées, des rivages de +scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une +délicieuse fraîcheur nous attend dans cette oasis, +ta fille y baigne ses poupées, et la vieille laveuse +qui tord et bat son linge au bas de l'écluse +s'arrête et sourit en voyant cette enfance et cette +joie. Tout est salubre et charmant dans ce petit +coin où j'ai rêvé autrefois d'une <i>fadette</i> et d'un +<i>champi</i>. Couché dans l'eau et à demi assoupi +sous l'ombre charmeresse, j'ai senti cent fois +mon âme instinctive se mettre en parfait accord +avec mon âme réflective, pour savourer et pour +rêver. L'instinct <i>thermique</i> a son siége dans une +de nos <i>âmes</i>, à ce que disent les physiologistes. +Je ne vois point que ces instincts de la vie impersonnelle +soient aussi impersonnels qu'on le +dit. Ils produisent des effets très-divers selon +les individus, et, loin d'être toujours les ennemis +de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent, +par la sympathie nerveuse qui unit leurs +foyers, un état de santé morale que l'esprit isolé +de la matière ne trouverait pas.</p> + +<p>Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette +âme inférieure, véritable soutien d'une vie normale, +fléau d'une vie corrompue. Je t'avoue que, +si je la traite d'<i>inférieure</i>, c'est parce que, en +lisant Laugel, je me suis imprégné à mon insu +de sa technologie. Il est difficile de se préserver +de cet entraînement en suivant la pensée d'un +éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en +reprenant possession de mon moi intérieur, je +trouve qu'il a trop vu la face excessive et repoussante +de cette âme qu'il qualifie de <i>spécifique</i>. +D'abord est-elle spécifique d'une manière +absolue? offre-t-elle à des degrés identiques les +tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la +même dans un sujet malade et dans un individu +sain? Dans tous les cas, son rôle n'est pas la +satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut +l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté +de comparer, pour arriver à son entier développement +de jouissance. L'amour chez l'homme +distingue la beauté de la laideur en toute chose. +Ses appétits s'aiguisent par la qualité des aliments. +L'âme instinctive dans un sujet normal +serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable +de l'âme personnelle. Cette âme, dite +<i>supérieure</i>, n'est supérieure que dans notre appréciation. +Elle a besoin du contentement et du +consentement de l'âme instinctive pour être lucide, +et, de ce que cette princesse daigne absorber +les fruits de vie que cette paysanne lui cultive, +il ne résulte pas que l'âme universelle +maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme personnelle +doit commander, cela est certain; mais +nos préjugés sociaux nous font méconnaître l'égalité +qui existe entre ce qui commande et ce +qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité. +La plante <i>obéit</i> à l'insecte quand elle subit +l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte féconde +la plante en transportant sa poussière séminale +de fleur en fleur, il <i>sert</i> la plante.</p> + +<p>Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et +l'instinct. Ils se nourrissent et se fécondent mutuellement. +Si l'esprit se plaint amèrement de +la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi +à se plaindre de l'esprit.</p> + +<p>Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher, +et je demande que ceux qui savent m'instruisent. +Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers +quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs +autres qui pourraient nous enseigner (ce n'est +pas le talent qui leur manque), et qui ne nous +apprennent rien.</p> + +<p>Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en +gens de bien, et, comme l'éphémère dans le +rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur +et de lumière. En avions-nous donc trop, +hélas! pour que l'on cherche à nous en ôter?</p> + +<br><br><br> + + + +<h2>MÉLANGES</h2> + +<br><br> + +<h3>I</h3> + +<h3>UNE VISITE AUX CATACOMBES</h3> + + +<p>... Terra parens...</p> + +<p>Ce qui nous frappa le plus en visitant les +Catacombes, ce fut une source qu'on appelle +le «puits de la Samaritaine».</p> + +<p>Nous avions erré entre deux longues murailles +d'ossements, nous nous étions arrêtés devant +des autels d'ossements, nous avions foulé aux +pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le +silence et le repos de ces lieux solennels ne +nous avaient inspiré que des pensées de résignation +philosophique. Rien d'affreux, selon +moi, dans la face décharnée de l'homme. Ce +grand front impassible, ces grands yeux vides, +cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont +quelque chose d'austère et de majestueux qui +commande même à la destruction. Il semble +que ces têtes inanimées aient retenu +quelque chose de la pensée et qu'elles défient +la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur +elles. Une observation qui nous frappa et nous +réconcilia beaucoup avec l'humanité, fut de +trouver un infiniment petit nombre de crânes +disgraciés. La monstruosité des organes de l'instinct +ou l'atrophie des protubérances de l'intelligence +et de la moralité ne se présentent que +chez quelques individus, et des masses imposantes +de crânes bien conformés attestent, +par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle +et morale qui réunit et anima des millions +d'hommes.</p> + +<p>Quand nous eûmes quitté la ville des Morts, +nous descendîmes encore plus bas et nous suivîmes +la raie noire tracée sur le banc de roc +calcaire qui forme le plafond des galeries. Cette +raie sert à diriger les pas de l'homme dans les +détours inextricables qui occupent huit ou neuf +lieues d'étendue souterraine. Au bas d'un bel +escalier, taillé régulièrement dans le roc, nous +trouvâmes une source limpide incrustée comme +un diamant sans facettes dans un cercle de +pierre froide et blanche; cette eau, dont le +souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface, +est tellement transparente et immobile, +qu'on la prendrait pour un bloc de cristal de +roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble +rêveuse dans son impassible repos! Triste et +douce nymphe assise aux portes de l'Érèbe, +vous avez pleuré sur des dépouilles amies; +mais, dans le silence de ces lieux glacés, vos +larmes se sont répandues dans votre urne de +pierre, et maintenant on dirait une large goutte +de l'onde du Léthé.</p> + +<p>Aucun être vivant ne se meut sur cette onde +ni dans son sein; le jour ne s'y est jamais reflété, +jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard +d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est +penché sur elle, bercé par une brise voluptueuse; +nulle fleur ne l'a couronnée, nulle +étoile n'y a réfléchi son image frémissante. +Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les larves +plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y +désaltérer, ne sont point averties par l'appel +d'un murmure tendre et mélancolique. Elles +s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se +reconnaître, car votre miroir ne renvoie aucune +parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle, +vous êtes morte, et votre onde est un spectre.</p> + +<p>Larmes de la terre, vous semblez n'être point +l'expression de la douleur, mais celle d'une +joie terrible, silencieuse, implacable. Cavernes +éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices, +pour ne la rendre jamais à la chaleur du +soleil? Mais non! on est frappé d'un autre sentiment +en parcourant à la lueur des torches les +funèbres galeries des carrières qui ont fourni à +la capitale ses matériaux de construction. La +ville souterraine a livré ses entrailles au monde +des vivants, et, en retour, la cité vivante a +donné ses ossements à la terre dont elle est +sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent +maintenant sous les cryptes profondes qu'ils +baignèrent de leurs sueurs. L'éternel suintement +des parois glacées retombe en larmes intarissables +sur les débris humains. Cybèle en pleurs +presse ses enfants morts sur son sein glacé, +tandis que ses fortes épaules supportent avec +patience le fardeau des tours, le vol des chars +et le trépignement des armées, les iniquités et +les grandeurs de l'homme, le brigand qui se +glisse dans l'ombre et le juste qui marche à la +lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable +nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos +à ceux-là; elle alimente et protège, elle livre +ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent, +elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié +à ceux qui s'endorment.</p> + +<p>Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à +l'approche du soir? Enfant poltron, pourquoi +tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau? +Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle +de ta mère? Et ces montagnes d'ossements +ne te feront-elles pas une place assez large pour +t'asseoir dans l'oubli, suprême asile de la douleur? +Si tu n'es que poussière, vois comme la +poussière est paisible, vois comme la cendre +humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice +du monde! Pleures-tu sur le vieux chêne +abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché +du jeune palmier que le vent embrasé du sud a +touché de son aile? Non, car tu vois la souche +antique reverdir au premier souffle du printemps, +et le pollen du jeune palmier, porté par le +même vent de mort qui frappa la tige, donner +la semence de vie au calice de l'arbre voisin. +Soulève sans horreur ce vieux crâne dont +la pesanteur accuse la fatigue d'une longue vie. +A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce +cadavre d'aïeul est enfoui, de beaux enfants +grandissent et folâtrent dans quelque jardin paré +des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques +années, et cette génération nouvelle viendra +se coucher sur les membres affaissés de ses +pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera +profonde, et toujours la caverne humide travaillera +à la dissolution de ses squelettes.</p> + +<p>Bouche immense, avide, incessamment occupée +à broyer la poussière humaine, à communier +pour ainsi dire avec sa propre substance, +afin de reconstituer la vie, de la retremper dans +ses sources inconnues et de la reproduire à sa +surface, faisant sortir ainsi le mouvement du +repos, l'harmonie du silence, l'espérance de la +désolation. Vie et mort, indissoluble fraternité, +union sublime, pourquoi représenteriez-vous +pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance +et l'horreur? Loi divine, mystère ineffable, quand +même tu ne te révélerais que par l'auguste et +merveilleux spectacle de la matière assoupie et +de la matière renaissante, tu serais encore Dieu, +esprit, lumière et bienfait.</p> +<br><br> + + +<h3>II</h3> + +<h3>DE LA LANGUE D'OC<br> + +ET<br> + +DE LA LANGUE D'OIL</h3> +<br> + +<p>A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE +<i>l'Éclaireur de l'Indre.</i></p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>J'ai entendu dire par certains savants que la +diversité des langues venait de la différence des +climats. Ils soutiennent que, si le norvégien est +rude et guttural, et le toscan musical et doux, +cela provient de, ce que, en Norvège, les eaux et +les vents grondent et mugissent, tandis qu'en +Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.</p> + +<p>Cette théorie sur la diversité des langues, basée +sur l'onomatopée, ne me va pas. Je m'en +tiens à la tour de Babel. La confusion des langues +doit être de droit divin. Cette explication me +plaît parce qu'elle est beaucoup moins savante +et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas, +d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours? +Plus les sociétés vieillissent, moins les hommes +s'entendent, moins ils se comprennent. Et n'a-t-on +pas remarqué qu'une foule de dialectes +naissaient d'une même langue, au sein d'une +même nation?</p> + +<p>La langue de notre pays de France, la langue +romane, presque aussi harmonieuse que +celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait +comme elle différents dialectes. Les deux principaux +étaient le <i>provençal</i> et le <i>français</i> proprement +dit, autrement la langue d'<i>oc</i> et la langue +d'<i>oil</i>.</p> + +<p>Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux +en venir, monsieur le rédacteur. Un peu de patience, +s'il vous plaît, nous arriverons.</p> + +<p>Le premier de ces dialectes était répandu dans +le Midi; le second dans le Nord. Mais où commençait +le pays de la langue d'<i>oc</i>, où finissait +celui de la langue d'<i>oil</i>? Les uns disent que c'était +la Loire qui formait la ligne de démarcation. +Cela est vrai à partir de sa source jusqu'aux +montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière +qui divisait les deux pays, se dirigeant à +travers les montagnes de la Marche, aboutissait, +en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.</p> + +<p>Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes +du pays de la langue d'<i>oc</i> s'appelaient <i>troubadours</i>; +on nommait <i>trouvères</i> ceux de la langue +d'<i>oil</i>. Ainsi, à partir de la province de la +Marche jusqu'à la frontière du nord, <i>français</i>, +proprement dit, et <i>trouvères</i> c'est le pays de +Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise +Bonnin; à partir, au contraire, de la même province +jusqu'aux rives de la Durance, dialecte +provençal et <i>troubadours, troubadours</i> purs; nos +braves voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer +les deux qualités; car, pour le dire +en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était +assise la noble forteresse de Croizan. C'était là, +au confluent de la Creuse et de la Sedelle, que +passait la ligne séparative des deux dialectes.</p> + +<p>Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, +qu'on a beaucoup et savamment écrit +sur les <i>troubadours</i> et les <i>trouvères</i>. Mais il nous +importe, à nous qui habitons le pays de la +langue d'<i>oil</i>, de prouver que les seconds l'emportaient +sur les premiers.</p> + +<p>Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent +sur la matière, à celui de M. de Marchangy, +écrivain monarchique et religieux s'il +en fut. Il dit que les <i>troubadours</i> ont excité une +admiration que le faible mérite de leurs compositions +ne peut suffisamment justifier. Il ajoute +que les <i>trouvères</i>, «moins connus et plus dignes +de l'être, ont fait briller une imagination +riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des +ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace, +l'Arioste, la Fontaine et Molière».</p> + +<p>Admettons cependant qu'un <i>troubadour</i> puisse +lutter contre un <i>trouvère</i> avec quelque espoir +de succès; du moins faudra-t-il qu'ils écrivent +chacun dans leur langue; mais qu'un habitant +du pays des trouvères s'avise de composer en +dialecte provençal, ou qu'un troubadour pur +sang, un <i>indigène des régions Lémoricques</i> se +permette d'écrire dans le langage de Rabelais, +nous verrons, ma foi, de belle besogne!</p> + +<p>Si vous rencontrez jamais un infortuné <i>troubadour</i> +qui veuille entrer en lutte avec notre +ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre +patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre +VI du livre II de <i>Pantagruel</i>.</p> + +<p>C'est une petite leçon que Rabelais donnait +aux écoliers de son temps, et dont ceux du +nôtre feront bien de profiter.</p> + +<p>Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux +orateur, il faudra désespérer de sa raison.</p> + +<br><br> + +<h3> VI</h3> + +<h3><i>Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui +contrefaisoit le languaige françoys.</i></h3> +<br> + +<p>«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel +se pourmenoit après souper avecques ses compaignons, +par la porte d'ond l'on va à Paris: là +rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit +par icelluy chemin; et, après qu'ils se feurent +saluez, luy demanda:</p> + +<p>»—Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?</p> + +<p>»L'escholier lui respondist:</p> + +<p>»—De l'alme, inclyte et celebre academie +que l'on vocite Lutece<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p> + +<p>»—Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung +de ses gens.</p> + +<p>»—C'est, respondist-il, de Paris.</p> + +<p>»—Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à +quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs +estudians audict Paris?</p> + +<p>»Respondist l'escholier:</p> + +<p>»—Nous transfretons la Sequane au dilucule +et crepuscule: nous deambulons par les compites +et quadeivies de l'urbe, nous despumons +la verbocination latiale; et, comme versimiles +amorabonds, captons la benevolence de l'omnijuge, +omniforme et omnigene sexe feminin<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> «De la belle, remarquable et célèbre académie que l'on +appelle Paris.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons +sur les places et dans les carrefours de la ville. +Nous parlons la langue latine; et, comme vrais amoureux, +nous captons la bienveillance du sexe féminin, le juge suprême, +possesseur de toutes les formes et le générateur +Universel.»</blockquote> + +<p>»A quoi Pantagruel dist:</p> + +<p>»—Que diable de languaige est cecy? par +Dieu tu es quelque hereticque.</p> + +<p>»—Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement +des ce qu'il illuccese quelque minutule +lesche du jour, je demigre en quelqu'ung +de ces tant bien architectez moustiers: et là, me +irrorant de belle eau lustrale, grignotte d'un +transon de quelque missique precation de nos +sacrificules, et submirmillant mes precules horaires, +eslue et absterge mon anime des es inquinamens +nocturnes. Je revere les olympicoles. Je +venere latrialement le supernel astripotent. Je +dilige et redame mes proximes. Je serre les +prescripz decalogicques; et, selon la facultatule +de mes vires, n'en discede la late unguicule. +Bien est veriforme qu'à cause que Mammone ne +supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque +peu rare et lent à supereroger les elecmosynes +à ces egenes queritans leur stipe hostiatement<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le +moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans +quelqu'une de nos belles cathédrales, et, là, m'arrosant de +belle eau lustrale, je chante un morceau des prières de +nos offices. Et, parcourant mon livre d'heures, je lave et +purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je révère +les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel +qui régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe +les préceptes du Décalogue; et, selon la puissance +de mes forces, je ne m'en écarte de la longueur de l'ongle; +il est bien vrai que le dieu des richesses ne verse +une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela que +je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces +pauvres qui vont demander aux portes.»</blockquote> + +<p>»—Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce +que veult dire ce fol? Je croi qu'il nous +forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il +nous charme comme enchanteur!</p> + +<p>»A quoi dist ung de ses gens:</p> + +<p>»—Seigneur, sans doubte, ce galant veult +contrefaire la langue des Parisians; mais il ne +faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi pindariser; +et luy semble bien qu'il est quelque +grand orateur en françoys, parce qu'il dédaigne +l'usance commune de parler.</p> + +<p>»A quoy dist Pantagruel:</p> + +<p>»—Est-il vrai?</p> + +<p>»L'escholier respondist:</p> + +<p>»—Signor messire, mon genie n'est point +apte nate à ce que dist ce flagitiose nebulon, +pour escorier la cuticule de votre vernacule +gallicque; mais viceversement je gnave opere, +et par veles et par rames je me entite de le locupleter +par la redundance latinicome<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>.</p> + +<p>»—Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray +à parler. Mais devant, respond moi, +d'ond es-tu?</p> + +<p>»A quoy dist l'escholier:</p> + +<p>»—L'origine primere de mes aves et ataves +feut indigene des régions Limoricques, où requiesce +le corpore de l'agiotate sainct Martial<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>.</p> + +<p>»—J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es +Limosin pour tout potaige; et tu veulx ici contrefaire +le Parisian. Or viens ça que je te donne +un tour de pigne.</p> + +<p>»Lors le print à la gorge, lui disant:</p> + +<p>»—Tu escorches le latin; par sainct Jean, je +te ferai escorcher le regnard, car je t'escorcheray +tout vif.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce +que dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher +la pellicule de votre français vulgaire, au contraire +je mets tout mon soin, et, à l'aide de la voile et de la +rame, je m'efforce de l'enrichir par l'imitation latine.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> «L'origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut +indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du +très-saint Martial.»</blockquote> + +<p>»Lors commença le paoure Limosin à dire:</p> + +<p>»—Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault, +adjouda mu! Hau! hau! laissas a quo au +nom de Dious, et ne me touquas gron<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p> + +<p>»A quoy, dist Pantagruel:</p> + +<p>»—A ceste heure, parles-tu naturellement.</p> + +<p>»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin +conchioit toutes ses chausses, qui estoyent faictes +à queue de merluz, et non à plain fonds, dont +dit Pantagruel:</p> + +<p>»—Au diable soit le mascherabe<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>!</p> + +<p>»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz +toute sa vie, et tant feut altéré, qu'il disoit souvent +que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et, +après quelques années, mourut de la mort Roland, +ce faisant la vengeance divine, et nous +demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle, +qu'il nous convient parler selon le languaige +usité. Et, comme disait Octavia Auguste, +qu'il fault eviter les mots espaves<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a> en pareille +diligence que les patrons de navire evitent lers +rochiers de mer.»</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> «Eh! dites donc, mon gentilhomme... O saint Martial +secourez-moi! oh! oh! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me +touchez pas.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> «Mangeur de raves.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> «Inusités.»</blockquote> + + +<p>Je vous demande mille pardons, monsieur le +rédacteur, d'avoir interrompu vos travaux; mais +vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne +désire rien tant que de la voir suivre la bonne +voie en littérature comme en toute chose. Je +crois qu'il est inutile d'en dire davantage.</p> + +<p>A bon entendeur, salut.</p> + +<p>Agréez mes salutations cordiales.</p> + +<br><br> + +<h3>III</h3> + +<h3>LA PRINCESSE<br> + +ANNA CZARTORYSKA</h3> + +<br> +<p>Il y a en France environ cinq mille cinq cents +émigrés polonais. De ce nombre, cinq cents vivent +sans subsides, des débris de leur fortune. +Trois mille travaillent, et, sans distinction de +rang, comme, hélas! sans distinction de forces +physiques, se livrent aux professions les plus +pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne +demandent rien. Loin de se croire humiliés, ils +portent noblement la misère qui est le partage +des durs travaux. Ils remuent la terre sur les +grandes routes, ils font mouvoir des machines +dans les manufactures. Les fils des compagnons +de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont +ouvriers pour ne pas être mendiants sur une +terre étrangère. Quatre cent cinquante autres +émigrés suivent l'enseignement de nos savants +dans différentes écoles.</p> + +<p>Mais il reste environ onze cents personnes, +vieillards, femmes et enfants, accablées par les +infirmités, la misère et le désespoir. Le temps, +loin d'adoucir cet amer regret de la patrie, +semble avoir rendu plus profond encore le découragement +des victimes. Le chiffre des exilés +morts en 1832 est de onze seulement, et cette +année il s'élève à soixante-quatorze. A mesure +que les rangs s'éclaircissent, la misère augmente, +car l'abattement moral, l'épuisement des forces +sont le partage des chefs de famille, des mères +chargées d'enfants. Des orphelins restent sans +ressources, des vieillards sans consolation, des +jeunes filles sans conseil et sans appui.</p> + +<p>Au milieu de ses désastres et de sa détresse, +l'émigration a reçu du ciel le secours et la protection +d'un ange. La princesse Czartoryska, +femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la +tête de la révolution polonaise, a consacré sa +vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette +femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui +à Paris avec sa famille, dans une médiocrité +voisine de la pauvreté. C'est quelque chose +de solennel et de vénérable que cet intérieur +modeste et résigné. Cette famille n'a qu'un +regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour +nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons +qu'elle se refuse les plus modiques jouissances +du bien-être domestique, pour subvenir +aux frais incessants d'une patriotique charité.</p> + +<p>Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques +détails sur cette femme, dont le nom se +placera un jour, dans l'histoire de l'émigration +polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de +Szczanieçka.</p> + +<p>Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton +de théâtre ou qu'une nouvelle de revue; ce sera +une scène d'analyse de moeurs si l'on veut, +aussi poétique à narrer simplement que le +serait une création de l'art. Si quelque grand +talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité donnerait +peut-être tous nos romans prétendus +intimes pour ce tableau historique de la vie +d'une princesse au XIXe siècle.</p> + +<p>Compagne dévouée d'un digne époux, mère de +trois beaux enfants, frêle et délicate comme une +Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de +se consacrer à la révolution polonaise sans +manquer aux devoirs de la famille? Pouvait-elle +armer et commander un régiment comme la +belle Plater et tant d'autres héroïnes du vieux +sang sarmatique? Pouvait-elle, comme Claudine +Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier +morceau de pain avec un soldat? Non; mais +elle trouva un moyen tout féminin de se rendre +utile et de donner plus que son pain, plus que +son sang. Elle donna son temps, sa pensée et son +intelligence, le travail de ses mains; mais quel +travail! C'est à elle qu'il appartenait de réhabiliter +à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop +méprisés en ces temps-ci par quelques femmes +philosophes, trop appréciés par la coquetterie +égoïste de quelques autres.</p> + +<p>Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux +ouvrages, nous n'eussions pensé qu'une broderie +pût être une oeuvre d'art, une création poétique; +et pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il +pas dans le rêve d'une vie complète faire intervenir +la pensée poétique, le sentiment de l'art, +ce quelque chose qui échappe à l'analyse, mais +dont l'absence fait souffrir toutes les organisations +choisies, et qu'on appelle <i>goût</i>; mot vague encore, +parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens +individuel, et souvent très-excentrique, partant +très-opposé à la <i>mode</i>, qui est la création vulgaire +des masses.</p> + +<p>Dans le perfectionnement que doivent subir +toutes choses, et les arts particulièrement, il y +aura certes un encouragement à donner aux +oeuvres de pur goût; elles n'auront pas, si vous +voulez, une utilité positive, immédiate; mais, +comme l'avenir nous rendra certainement moins +positifs, nous arriverons à comprendre que l'élégance +et l'harmonie sont nécessaires aux objets +qui nous entourent, et que le sentiment d'harmonie +sociale, religieux, politique même, doit +entrer en nous par les yeux, comme la bonne +musique nous arrive à l'esprit par les oreilles, +comme la conviction de la vérité nous est transmise +par le charme de l'éloquence, comme la +beauté de l'ordre universel nous est révélée à +chaque pas par le moindre détail des beautés ou +des grâces d'un paysage. Le grand artiste de la +création nous a donné un assez vaste atelier +pour nous porter à l'étude du beau.</p> + +<p>D'où vient donc que des générations entières +passent au milieu du temple universel sans +apprendre à construire un seul édifice qui ne +soit grossier et disproportionné, tandis que +d'autres générations se sont tellement préoccupées +du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis +les objets les plus futiles, empreints d'une invention +exquise ou d'une correction méticuleuse? +C'est que l'humanité n'a pu se développer par +tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne +suffisant pas à l'énorme gestation de son travail +interne, elle a dû négliger l'art lorsqu'elle existait +par la guerre, de même qu'elle a dû négliger +la politique lorsqu'elle s'est laissée absorber +par le luxe et le goût. On a conclu jusqu'ici, +comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain +était à jamais condamné à perdre d'un +côté ce qu'il acquérait de l'autre. Mais c'est une +erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne +sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se +manifester par les besoins du coeur et de +l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser tout +d'un coup, mais dont la présence dans le +cerveau humain est une souffrance, un appel, +une protestation contre <i>le fini</i> des choses passées, +un garant de l'infini des choses futures?</p> + +<p>Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les +yeux autour de nous et remarquer combien, +depuis quelques années seulement, le goût a +gagné sous plusieurs rapports. L'inconstance +effrénée de la mode est une preuve évidente du +besoin que le goût des masses éprouve de se +former et de s'éclairer avant de se fixer. Il ne +se fixera sans doute jamais d'une manière absolue, +mais il se posera du moins des bases plus +durables, et, à mesure que le génie des artistes +innovera, le goût du public est prêt à le contenir +dans sa bizarrerie ou à le protéger dans +son élan. Déjà ce que nous appelions il y a +quelques années l'<i>épicier</i> commence à perdre de +ses principes absolus de stagnation, déjà il +cherche à se meubler <i>moyen âge</i>, <i>renaissance</i>, et, +quand il a de l'argent, son tapissier lui insuffle +un peu de goût. Ces essais de retour vers le +passé ne sont point une marche rétrograde; c'est +en étudiant, en comprenant les produits antérieurs +de l'art, qu'on pourra apprendre à les +juger, à les corriger, à les perfectionner. Qu'on +ne s'inquiète pas de nous voir encore copier dans +les arts l'architecture ou l'ameublement de nos +pères; chaque instant de la vie sociale donnera +bien assez de caractère à ce qui ressortira de +ces essais de reproduction.</p> + +<p>Il faut donc encourager le goût même dans +les plus petites choses, et compter pour l'avenir +sur une <i>nouvelle renaissance</i>; elle sortira de nos +erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de +nos architectes ou de nos décorateurs qui ne +serve de base à de meilleures notions. Il faut ne +point mépriser comme futiles le sentiment de la +grâce et le mouvement de l'esprit, manifestés +dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe +d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos +meubles sont déjà devenus plus moelleux et plus +confortables; on en viendra à leur donner l'élégance +qui leur manque. Une éducation plus +exquise apportera dans les ornements de toute +espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore +étouffés sous la transition bien nécessaire de +l'économie et de l'utilité. Dans ces choses de +détail, les femmes seront nos maîtres, n'en doutons +pas, et, loin de les en détourner, cultivons +en elles ce tact et cette finesse de perception qui +ne leur ont pas été donnés pour rien par la +nature.</p> + +<p>Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans +le goût, et jusqu'ici le goût est peut-être encore +tout le génie de la femme. Autant nous +avons souffert quelquefois de voir de jeunes personnes +pâlir et s'atrophier sur la minutieuse exécution +d'une fleur de broderie dessinée lourdement +par un ouvrier sans intelligence, autant +nous avons admiré ce qu'il y a de poésie dans +le travail d'une femme qui crée elle-même ses +dessins, qui raisonne les proportions de l'ornement +et qui sent l'harmonie des couleurs. Celle +qui nous a le plus frappé dans ce talent, où +l'âme met sa poésie et le caractère sa persévérance, +c'est la princesse Anna Czartoryska. Cette +jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte, +à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère, +charitable et laborieuse comme elle, penchée sur +un métier ou debout sur un marchepied, créant +avec la rapidité d'une fée des enroulements hiéroglyphiques +d'or, d'argent ou de soie, sur des +étoffes pesantes ou des trames déliées, semant +des fleurs riches et solides sur des toiles d'araignée, +peignant des arabesques d'azur et de +pourpre sur le bois, sur le satin, sur le velours +et nuançant avec la patience de la femme, et +jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins +toujours nouveaux, des richesses toujours inattendues +du bout de ses jolis doigts, du fond +de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur +surtout. Oui, c'est son coeur qui travaille, car +c'est lui qui la soutient dans cette desséchante +fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille, +où le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs +qui ne soit éclose sous l'influence d'un sentiment +généreux et qu'une larme de ferveur patriotique +n'ait arrosée.</p> + +<p>Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées, +tandis que, courbée sur son ouvrage, tremblante +de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au +moindre geste de ses enfants, elle poursuivait +d'un air calme et dans une apparente immobilité +le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces fantastiques +ornements qu'elle a tracés sur l'or et +la soie renferme le secret d'une longue rêverie; +l'immolation de sa vie entière est là.</p> + +<p>C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble +tous les travaux qu'elle a terminés pour les +vendre elle-même aux belles dames oisives du +grand monde. Elle ne leur fait payer ni son +travail, ni sa peine, ni sa pensée créatrice: elle +compte tout cela presque pour rien, et, pourvu +qu'on achète autour d'elle mille petits objets que +la sympathie d'autres femmes généreuses apporte +à son atelier, elle est heureuse d'achalander la +vente des objets de pur caprice par la valeur +réelle de ses belles productions. Aussi les acheteurs +ne lui manqueront pas cette année plus que +les autres, et le monde élégant de Paris viendra +en foule, nous l'espérons, se disputer ces +charmants ouvrages, création d'une artiste, reliques +d'une sainte.</p> +<br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<h3>UTILITÉ D'UNE<br> + +ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION <a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a></h3> + +<br> +<p>Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser +auprès du public d'avoir compris, par hasard, +un beau matin, comme on dit, l'importance +d'une question toute spéciale, et sur laquelle +les pédants du métier pourraient bien +l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique +naturelle n'est pas un critérium applicable à +tous les jugements humains, le public lui-même, +qui n'est pas spécialement renseigné sur toutes +les matières possibles, risque fort d'être regardé +comme le plus incompétent de tous les juges; +et comme il n'est guère disposé à souffrir qu'on +le récuse, comme, après tout, il n'est point de +questions générales, de quelque nature qu'elles +soient, qui ne lui soient soumises en dernier +ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs +spéciaux, la critique remplisse son rôle et +serve d'intermédiaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> Par le comte d'Aure. In-8°, 1815.</blockquote> + +<p>Ceci, à propos d'une courte brochure que +vient d'écrire M. le vicomte d'Aure, et qui est +le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment +publiés, le <i>Traité d'équitation</i> et le +<i>Traité sur l'industrie chevaline</i>. A ceux qui ont +suivi ces travaux et lu ces ouvrages, l'importance +du sujet est suffisamment démontrée, soit +qu'ils s'occupent de l'équitation comme art ou +comme science, soit qu'ils l'envisagent sous son +aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils +la considèrent sous le rapport de l'économie +industrielle.</p> + +<p>Cette brochure a pour but de faire comprendre +au gouvernement l'indispensable utilité +d'une école normale d'équitation. C'est au moyen +d'une institution de ce genre que l'on créera +des hommes spéciaux destinés à répandre le goût +du cheval et les connaissances équestres dans +les populations. Il s'agit de revenir à ce que +l'on faisait autrefois, c'est-à-dire former des +hommes en état de dresser et de mettre en valeur +nos chevaux de luxe, et des consommateurs +en état de s'en servir. A quoi ont abouti toutes +les dépenses du gouvernement pour régénérer +nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris +que la chose essentielle pour leur assurer la +vogue était de créer des hommes en état d'en +tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur +les courses, considérées aujourd'hui comme le +seul et unique moyen de régénération:</p> + +<p>«On ne peut pas mettre en doute que les +courses ne soient à présent plutôt une question +de jeu qu'une amélioration de race; il suffit, +pour être édifié à cet égard, de voir comment +les choses se passent aussi bien en Angleterre +qu'en France.</p> + +<p>»Le cheval de course est un dé sur lequel un +joueur vient placer un enjeu considérable; peu +importe ce que deviendra plus tard le cheval; +ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir +une préparation; les mettant dans le cas de concourir +de bonne heure, et avec le plus de chances +possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur +peut y trouver son compte, l'amélioration de +l'espèce doit-elle y trouver le sien? Je ne le +pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et +spéciaux de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption +d'un pareil système apporte la dégénérescence +de leurs races; ils s'aperçoivent que des +sujets, soumis dès l'âge de deux ans à une préparation +donnant une énergie factice et prématurée, +sont ruinés pour la plupart, et retirent +ainsi à la production une foule de sujets qui +eussent été précieux s'ils avaient été élevés +dans de meilleures conditions.</p> + +<p>»N'en est-il pas de même, chez nous? Que +deviennent la plupart de ces chevaux de noble +origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris, +estropiés, altérés dans leur santé par +l'entraînement, ils sortent de l'hippodrome souvent +pour être vendus à vil prix, et le produit +de cette vente doit servir de dédommagement +aux frais énormes faits pour leur éducation. +Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions, +le jeu devient une conséquence; ne +faut-il pas se couvrir des frais exorbitants de +l'entraînement et de toutes les chances défavorables +qui en émanent, et chercher, dans le hasard, +des chances pouvant devenir plus propices; +aussi, en France comme en Angleterre, le +motif réel, essentiel des courses, a-t-il été effacé: +ce n'est plus qu'un vaste champ d'agiotage subventionné +chez nous par l'État.</p> + +<p>»Après avoir fait naître une situation aussi +aventureuse dans une industrie ne demandant, au +contraire, que de la suite et du positif, quels +avantages en a retirés l'État? quel a été le prix +des sacrifices faits pour soutenir une pareille +institution? Dans le nombre incalculable de chevaux +tarés et estropiés par les exercices prématurés, +il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter, +à des prix souvent trop élevés, une cinquantaine +d'étalons dont la plupart ont encore des +qualités fort contestables comme reproducteurs. +Cependant, si l'on fait le relevé des fonds versés +par l'État depuis quatorze ans, les villes ayant +des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés, +on pourrait évaluer à plusieurs millions +les fonds employés à encourager une industrie, +cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant +servi qu'à détériorer une race appelée à jeter +des germes d'amélioration dans nos espèces...»</p> + +<p>Et plus loin:</p> + +<p>«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse, +cette préoccupation serait excusable; mais +à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne +joint pas à cette qualité une bonne construction +et de belles allures? Repoussé pour la reproduction, +ne trouvant pas même d'emploi chez celui +qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et +à compromettre ainsi la fortune de celui auquel +il appartient.</p> + +<p>»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute, +qu'un mode amenant d'aussi tristes résultats. En +tout état de cause, à quoi sert d'obtenir un degré +de plus grande vitesse parmi les individus d'une +même race et tous soumis aux mêmes conditions? +seront-ils pour cela plus de pur sang?</p> + +<p>»Si la lutte s'établissait entre des chevaux +d'espèce différente, et que deux systèmes fussent +en présence, je comprendrais fort bien +alors les luttes à outrance pour faire prévaloir +un de ces deux systèmes; mais ici tout le monde +est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être, +que, dans les concours, on n'admet pas un cheval +dont l'origine ne soit bien constatée, tant +on craint de réveiller la controverse, si un cheval +dont l'origine serait douteuse était vainqueur.»</p> + +<p>Voilà donc pourtant où nous en sommes; +voilà le résultat de ces grands moyens d'amélioration, +considérés aujourd'hui comme la panacée +universelle. M. d'Aure, qui admet bien les +épreuves de courses pour certains chevaux, voudrait +cependant aussi que des primes, des encouragements +fussent accordés à des chevaux +qui ne peuvent et ne doivent pas être achetés +comme étalons, et qui sont destinés à entrer +dans la consommation. Cet encouragement serait +certainement le meilleur, car l'éducation +donnée à nos chevaux indigènes contribuerait +puissamment à combattre la concurrence étrangère.</p> + +<p>Laissons encore parler M. d'Aure:</p> + +<p>«Pourquoi, en exigeant quelques preuves +d'énergie, ne pas primer aussi les allures, +la construction, le dressage et la bonne condition? +Le cheval une fois soumis à des exercices +qui ne serviraient qu'à le mettre en valeur, +une grande concurrence s'établirait alors pour +obtenir un prix, et, si on ne l'obtenait pas, on +disposerait, en tout état de cause, le cheval à +une vente facile et avantageuse. Dans cette hypothèse, +il n'est pas douteux qu'une foule de +chevaux ne soient achetés par le consommateur +à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne +sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»</p> + +<p>De quelque manière que soit envisagée cette +grande question, la création d'hommes spéciaux +est une chose indispensable. Quand bien même +nous enlèverions à l'équitation son importance +sous le point de vue d'économie industrielle, ou +sous le point de vue militaire et politique, elle a +encore une valeur immense sous le point de vue +artistique.</p> + +<p>L'équitation est, en effet, une science et un art. +C'est un art pour celui qui dispose du cheval +tout dressé. C'est une science pour le professeur, +qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur +a donc à créer l'instrument et le virtuose: il +faut qu'il possède à fond la physiologie du cheval; +faute de quoi, il est exposé à demander +violemment à certains individus ce que leur +conformation, des défauts naturels ou des tares +peu apparents leur interdisent de faire avec +spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif +à ces imperfections ou à ces particularités, +provoque infailliblement chez des animaux, peut-être +généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance, +la révolte et une irritation de caractère qu'eux-mêmes +ne peuvent plus gouverner.</p> + +<p>Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation +des bêtes, de ces instruments passifs et muets +de nos indiscrètes volontés, ne fût pas souvent +prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement +et la parole pour nous défendre et +nous justifier, nous sommes si mal compris et +si mal menés par les prétendus éducateurs du +genre humain? Un bon cheval, intelligent et fin, +est un instrument à perfectionner. Une main +brutale ne saurait en tirer parti; un artiste +habile en développe la délicatesse et la puissance. +Dans ce noble et vivifiant exercice, l'écuyer expérimenté +sent qu'il y a là, comme dans tous +les arts, un progrès continuel à faire, une perfection +de plus en plus difficile à atteindre, de +plus en plus attrayante à chercher. C'est un +champ illimité pour l'étude et l'observation des +instincts et des ressources de cet admirable instrument, +de cet instrument qui vit, qui comprend, +qui répond, qui progresse, qui entend, +qui retient, qui devine, qui raisonne presque; +le plus beau, le plus intelligent des animaux qui +peuvent nous rendre un service immédiat en +nous consacrant leurs forces.</p> + +<p>Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du +cavalier s'imaginent que l'équilibre résultant de +l'habitude, la force musculaire et l'intrépidité +suffisent. La première de ces qualités est la +seule indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais +elle est loin de suppléer à la connaissance des +moyens; et, quant à l'emploi de la force et de +l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile. +Une femme délicate, un enfant, peuvent manier +un cheval vigoureux s'il est convenablement +dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les +qualités naturelles sont: la prudence, le sang-froid, +la patience, l'attention, la souplesse, l'intelligence +des moyens et la délicatesse du toucher, car ce +mot de pratique instrumentale peut très-bien +s'appliquer au maniement de la bouche du cheval; +et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à +exciter et à braver l'exaspération du coursier, +la science constate qu'il s'agit, au contraire, de +calmer cette créature impétueuse, de la dominer +paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour +ainsi dire, et de l'amener ainsi à exécuter toutes +les volontés du cavalier avec une sorte de zèle +et de généreux plaisir.</p> + +<p>Qu'on nous permette encore un mot sur la +question d'art. Il y a dans l'équitation, comme +dans tout, une bonne et une mauvaise manière, +ou plutôt il y a cent mauvaises manières et une +seule bonne, celle que la logique gouverne. Cependant +l'erreur prévaut souvent, et la logique +proteste en vain. Certain professeur, naguère +au pinacle, et qui n'a pas craint de soumettre +sa méthode, incarnée en sa personne, aux applaudissements +et aux sifflets d'une salle de +spectacle, avait obtenu des résultats en apparence +merveilleux, tout en ressuscitant et en +exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII. +Le cheval réduit à l'état de machine entre ses +mains et entre ses jambes, entièrement dénaturé, +raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé +là où il devait être ferme, déformé en réalité et +comme crispé dans une attitude contrainte et +bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts, +tous les mouvements que l'écuyer, espèce +d'homme à ressorts aussi, lui imprimait au grand +ébahissement des spectateurs. Cela était fort curieux, +en effet, et ce puéril travail, considéré +comme étude de fantaisie, pouvait fort bien défrayer +le spectacle de Franconi parmi les diverses +exhibitions de chevaux savants.</p> + +<p>Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait +les applaudissements pour avoir montré un si +remarquable asservissement des facultés du cheval +aux volontés de l'homme. Malheureusement +le public s'imagina que c'était là de l'équitation, +et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle on +pouvait parvenir en ce genre était la vraie, +la seule base de l'éducation hippique. Des +hommes réputés spéciaux se le laissèrent persuader +par l'engouement, et l'inventeur du système +finit par le croire lui-même en se voyant +pris au sérieux.</p> + +<p>C'est donc d'une mauvaise manière, de la +pire de toutes peut-être, que ces hommes prétendus +compétents se sont récemment enthousiasmés +aux dépens et dommages de l'État. Cette +incroyable erreur ne signale que trop la décadence +où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation +et la science de l'hippiatrique; car ces +choses qu'on a voulu désunir sont indissolublement +solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser +un cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est +que le cheval en général; 2° ce qu'est en particulier +l'individu soumis à l'éducation. Nous +avons dit comment la connaissance de l'individu +était indispensable lorsqu'on ne voulait pas s'exposer +à lui demander autre chose que ce qu'il +pouvait exécuter. Quant au cheval en général, +nous disons que c'est un être énergique, irritable, +généreux, par conséquent. On pourrait +presque dire de lui, que c'est, après l'homme, +un être libre, puisqu'il est susceptible d'abjurer +la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer +non-seulement la domesticité, mais l'éducation. +Aimer est le mot, et les poëtes n'ont fait ni métaphore +ni paradoxe en dépeignant son ardeur +dans le combat et son orgueil dans l'arène du +tournoi. Autant un cheval courroucé par une +éducation abrutissante se montre colère, vindicatif +et perfide, autant celui qui n'a jamais +éprouvé que de bons traitements et que l'on +instruit avec logique, patience et clarté, répond +aux leçons avec zèle et attrait.</p> + +<p>Il s'agit donc de faire de cet être intelligent +un être instruit, et, pour cela, il ne faudrait pas +oublier qu'on s'adresse à une sorte d'intelligence +et non à une sorte de machine construite de +main d'homme et qu'il soit donné à l'homme de +modifier dans son essence. La main de Dieu a +passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres +un cachet de beauté et des aptitudes particulières +que l'homme, appelé à gouverner les créatures +secondaires, ne peut fausser sans contrarier +et gâter l'oeuvre de la nature; c'est là une +loi inviolable dans tous nos arts, dans tous nos +travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval +est fait pour se porter en avant, pour +aspirer l'air avec liberté, pour gagner en grâce, +en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses +allures; mais régler, c'est développer. Cela est +vrai pour la bête et pour l'homme. La science +vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots, +à rendre sa monture docile en augmentant son +énergie.</p> + +<p>Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure +qui est le résumé rapide des travaux précédents +et de l'expérience de toute la vie de +l'auteur, sans résumer de notre côté ses principes +sur l'équitation. M. d'Aure est un praticien +sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports +les plus profonds. Il a porté dans ses +études et dans sa pratique une véritable ferveur +d'artiste, des convictions fondées, la persévérance +et le désintéressement qui caractérisent +ceux qui sentent vivement l'utile, le beau et le +vrai de leur vocation.</p> + +<p>Dans un excellent traité sur <i>l'industrie chevaline</i>, +écrit avec une clarté remarquable, et rempli +de vues historiques ingénieuses et intéressantes, +M. d'Aure a vu en grand et traité en +maître cette question de l'amélioration des races +que nous résumerions, nous, communistes, dans +les termes suivants: «Socialisation d'un des +instruments du travail de l'homme.» On ne +niera pas que le cheval ne soit un de ces instruments +de travail qu'aucune machine n'est de +longtemps appelée à remplacer absolument. Il +est heureux sans doute que le génie de l'industrie +arrive de plus en plus à substituer les machines +à l'emploi abusif qui a été fait et qui se +fait encore des forces vitales. Mais, tandis qu'on +se préoccupe aujourd'hui de supprimer par les +machines la dépense qu'exige l'entretien de ces +forces vitales, on ne s'aperçoit pas qu'on les +laisse se détériorer et se perdre, lorsque, pour +longtemps encore, on en a un besoin essentiel. +On oublie que, pour des siècles encore, le cheval +sera indispensable au travail humain, au service +des armées, à l'agriculture, aux transports de +fardeaux, aux voyages, etc.; et, lorsque cette +noble espèce ne sera plus dans les mains de +nos descendants que ce qu'elle doit être en effet, +c'est-à-dire un moyen de plaisir, et son éducation +perfectionnée une pratique d'art accessible +à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore +bien des générations de ces laborieux animaux, +avant d'arriver à supprimer l'excès de leur travail. +Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence +où l'on a laissé tomber la production chevaline, +que nous sommes à la veille d'entrer dans cet +Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide +de la vapeur, depuis le transport des cathédrales +jusqu'à l'office du barbier?</p> + +<p>Quel est donc le résultat social qu'il faudrait +atteindre pour réhabiliter l'industrie chevaline, +à peu près perdue depuis la révolution et particulièrement +depuis 1830? Encourager la production, +renouveler et conserver nos belles races +indigènes, qui, dans peu d'années, auront entièrement +disparu si on n'y prend garde; donner +aux cultivateurs et aux éleveurs de chevaux +les moyens de faire de bons élèves; enfin créer, +comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs +spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut +donner au cheval la valeur d'un instrument +complet, mis en état de service et de durée; +sans laquelle aussi le consommateur ne saura +jamais entretenir les ressources de sa monture. +Nous en avons dit assez au commencement de +cet article pour prouver que, sans l'éducation, +le cheval est d'un mauvais service, et qu'entre +les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier, +sa valeur augmente, ses forces se décuplent +et se conservent. Il y aurait une sage économie +générale à répandre ces connaissances dans notre +peuple. Les riches n'y songent guère, ils ne se +contentent pas de se servir exclusivement de +chevaux anglais, il leur faut des cochers +et des jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on +trouverait difficilement aujourd'hui chez nous +<i>des hommes de cheval</i> entendus. A qui la faute?</p> + +<p>Pour prouver la nécessité de ces mesures, il +suffit de montrer le désordre, l'incurie, et tous +les fâcheux résultats de la concurrence aveugle +et inintelligente, l'absence d'encouragements bien +entendus, de dépenses utiles, d'initiative éclairée, +et de vues sociales et patriotiques de la part de +l'État.</p> + +<p>Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait +songé à accuser, de notre point de vue, le régime +de la concurrence et à invoquer les solutions +sociales qui nous préoccupent; mais, par +la force rigoureuse de la logique qui est au +fond de toutes les questions approfondies, ses +démonstrations arrivent à prouver la nécessité +de l'initiative sociale dans la question qu'il +traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités +possibles des travaux aussi complets et des calculs +aussi certains, tous ces travaux d'analyse +aboutiraient à la même conclusion synthétique: +à savoir, que la concurrence est destructive de +toute industrie, de tout progrès, de toute richesse +nationale, et qu'il faut, pour régler la +production et la consommation, que la sagesse +et la prévoyance de l'État interviennent, règlent +et dirigent.</p> +<br><br> + + +<h3>V</h3> + +<h3>LA BERTHENOUX</h3> + + +<p>C'est un hameau entre Linières et Issoudun, +sur la route de communication qui côtoie le +plateau de la vallée Noire. Une très-jolie église +gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée, +aujourd'hui ferme importante, embellissent +cette bourgade, située d'ailleurs dans un paysage +agréable; c'est là que se tient annuellement, +dans une prairie d'environ cent boisselées (plus +de six hectares), une des foires les plus importantes +du centre de la France. On évalue de +douze à treize mille têtes le bétail qui s'y est +présenté cette année: quatre cents paires de +boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux, +denrée que l'on désigne communément dans le +pays sous le nom de <i>jeunesse</i> (un métayer se +fait entendre on ne peut mieux quand il vous +dit qu'il va <i>mener sa jeunesse</i> en foire pour s'en +défaire); trois cents vaches, douze cents chevaux, +quatre mille bêtes à laine, trois cents +chèvres, et une centaine d'ânes. Ajoutez à cela +ces animaux que le paysan méticuleux ne +nomme pas sans dire: <i>sauf votre respect</i>, c'est-à-dire +trois mille porcs, qui ont un champ de +foire particulier de quatre-vingts boisselées d'étendue, +et vous aurez la moyenne d'un des +grands marchés de bestiaux du Berry.</p> + +<p>Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent +de la Creuse, du Nivernais, du Limousin, +et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme +on a vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils +sont rarement beaux. Les vaches laitières sont +encore moins nombreuses et plus mauvaises; +on ne vend les belles vaches que quand elles ne +peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves sont la +richesse du pays. Ils deviennent de grands +boeufs de labour qui travaillent chez nous une +terre grasse et forte, <i>bien terrible</i> à soulever. +Quant à la <i>jeunesse</i> qu'on a de reste, après que +le choix des boeufs de travail est fait, elle est +enlevée en masse par les Marchois, qui l'engraissent +ou la brocantent. Quelques bouchers +d'Orléans viennent aussi s'approvisionner à la +foire de la Berthenoux. Une belle paire de +boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents +francs; la <i>taurinaille</i> ou la <i>jeunesse</i> quatre-vingts +francs par tête; les chevaux cent trente, +les vaches cent vingt, les moutons trente, les +brebis vingt-cinq, les porcs vingt-cinq, les ânes +vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux, de +quinze à trente sous.</p> + +<p>Les principales affaires se traitent entre Berrichons +et Marchois. Les premiers ont une réputation +de simplicité dont ils se servent avec +beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation +de duplicité qui les fait échouer souvent +devant la méfiance des Berrichons.</p> + +<p>La vente du bétail est, chez nous, une sorte +de bourse en plein air, dont les péripéties et les +assauts sont les grandes émotions de la vie du +cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon, +le fermier, déploient les ressources d'une +éloquence pleine de tropes et de métaphores +inouïes. Nous entendions un jour, à propos +d'un lot de porcs, le marchandeur s'écrier:</p> + +<p>—Si je les paie vingt-trois francs pièce, +j'aime mieux que les trente-six cochons me passent +à travers le corps!</p> + +<p>Et même nous altérons le texte; il disait +<i>le cadavre</i>, et encore prononçait-il <i>calabre</i>, ce +qui rendait son idée beaucoup plus claire pour +les oreilles environnantes.</p> + +<p>Il y a d'autres formules de serment ou de +protestation non moins étranges:</p> + +<p>—Je veux que la patte du diable me serve de +crucifix à mon dernier jour, si je mens.—Que +cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.</p> + +<p>Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois +du matin jusqu'à la nuit. Enfin, après avoir attaqué +et défendu pied à pied, sou par sou, la +dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché +par des poignées de main qui, pour valoir +signature, sont d'une telle vigueur que les yeux +en sortent de la tête; mais discours, serments +et accolades sont perdus dans la rumeur et la +confusion environnantes; tandis que vingt musettes +braillent à qui mieux mieux du haut des +tréteaux, les propos des buveurs sous la ramée, +les chansons de table, les cris des charlatans et +des montreurs de curiosités <i>à l'esprit-de-vin</i>, +l'antienne des mendiants, le grincement des +vielles, le mugissement des animaux, forment +un charivari à briser la cervelle la plus aguerrie. +Il y a mille tableaux pittoresques à saisir, +mille types bien accusés à observer.</p> + +<p>Quelquefois la chose devient superbe et, en +même temps, effrayante: c'est quand la panique +prend dans le campement des animaux à cornes. +<i>La jeunesse</i> est particulièrement quinteuse, et parfois +un taureau s'épouvante ou se fâche, on ne sait +pourquoi, au milieu de cinq ou six cents autres, +qui, au même instant, saisis de vertige, rompent +leurs liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent +comme une houle rugissante au milieu +du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens +de proche en proche, et on a vu cette multitude +d'hommes et d'animaux présenter des scènes de +terreur et de désordre vraiment épouvantables. +Une mouche était l'auteur de tout ce mal.</p> + +<p>La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans +le 8 et le 9 septembre. Elle commence par la +vente des bêtes à laine, et finit par celle des +boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en +moyenne.</p> +<br><br> + + +<h3>VI</h3> + +<h3>LES JARDINS EN ITALIE</h3> + + +<p>Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont +jeté sur le papier et semé sur leur route beaucoup +de malédictions contre le mauvais goût +des <i>villégiatures</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. Le président de Brosses était, +lui, un homme de goût, et nul, dans son temps, +n'a mieux apprécié le beau classique, nul ne +s'est plus gaiement moqué du rococo italien et +des grotesques modernes mêlés partout aux +élégances de la statuaire antique. Sur la foi de +ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes +se croient obligés, encore aujourd'hui, de mépriser +ces fantaisies de l'autre siècle avec une +rigueur un peu pédantesque.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui +était familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer +que c'est ici le mot propre et qu'il ne serait +même pas remplacé par une périphrase. On entend par +<i>villégiature</i> à la fois le plaisir dont on jouit dans les maisons +de campagne italiennes, la temps que l'on y passe, +et, par extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.</blockquote> + +<p>Tout est mode dans l'appréciation que l'on a +du passé comme dans les créations où le présent +s'essaie, et, après avoir bien crié, sous +l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries +du temps de Louis XV, nous voilà aussi dégoûtés +du grec et du romain que du gothique +de la Restauration! C'est que tout cela était du +faux antique et du faux moyen âge, et que toute +froide et infidèle imitation est stérile dans les +arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce +progrès réel de ne pas s'engouer exclusivement +d'une époque donnée, et de s'identifier complaisamment +au génie ou à la fantaisie de tous les +temps. La complaisance de l'esprit est toujours +une chose fort sage et bien entendue, car on se +prive de beaucoup de jouissances en décrétant +qu'un seul genre de jouissance est admissible à +la raison.</p> + +<p>Parmi ces fantaisies du commencement du +dernier siècle que stigmatisaient déjà les puristes +venus de France trente ou quarante ans plus +tard, il en est effectivement de fort laides dans +leur détail: mais l'ensemble en est presque +toujours agréable, coquet et amusant pour les +yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les +seigneurs italiens déployaient ces richesses d'invention +puériles que l'on ne voit pourtant pas +disparaître sans regret:</p> + +<p>Les grandes girandes, immenses constructions +de lave, de mosaïque et de ciment, qui, du haut +d'une montagne, font descendre en mille cascades +tournantes et jaillissantes les eaux d'un +torrent jusqu'au seuil d'un manoir;</p> + +<p>Les grandes cours intérieures, sortes de musées +de campagne, où, à côté d'une vasque +sortie des villas de Tibère, grimace un triton du +temps de Louis XIV, et où la madone sourit +dans sa chapelle entourée de faunes et de dryades +mythologiques;</p> + +<p>Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le +goût de Watteau, qui semblent destinés à quelque +cérémonie de peuples triomphants, et qui +conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse +de son gigantesque piédestal, ou tout bonnement +à une plate-bande de tulipes très-communes;</p> + +<p>Les tapis de parterre, ouvrage de patience, +qui consiste à dessiner sur le papier le pavé +d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses +d'un jardin, des arabesques, des dessins de tenture, +et surtout des armoiries de famille, avec +des compartiments de fleurs, de plantes basses, +de marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;</p> + +<p>Les concerts hydrauliques, où des personnages +en pierre et en bronze jouent de divers +instruments mus par les eaux des girandes;</p> + +<p>Enfin les grottes de coquillages, les châteaux +sarrasins en ruine, les jardiniers de granit, et +mille autres drôleries qui font rire par la pensée +qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération +plus naïve que la nôtre.</p> + +<p>Les plus belles girandes de la campagne de +Rome sont à Frascati, dans les jardins de la +villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés +et ornés par Fontana, dans les flancs d'une +montagne admirablement plantée et arrosée +d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est +imaginé de creuser le roc en forme de mascaron, +et de faire de la bouche de ce Polyphème +une caverne où plusieurs personnes peuvent se +mettre à l'abri. Les branches pendantes et les +plantes parasites se sont chargées d'orner de +barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée +dans un bassin.</p> + +<p>A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre +fantaisie échappe au crayon par son étendue; +c'est une rapide montée d'un kilomètre de chemin, +plantée d'inscriptions monumentales en buis +taillé. Et, chose étrange, sur cette terre papale +dans la liste de cent noms illustres, choisis avec +amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau +verdoyer sur la montagne, entretenus et tondus +avec le même soin que ceux des écrivains orthodoxes +et des poëtes sacrés. Je soupçonne que +cette galerie herbagère a été composée par Lucien +Bonaparte, autrefois propriétaire de la villa. +Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été respectée +par les jésuites, possesseurs, après lui, +de cette résidence pittoresque, et qu'elle l'est +encore par la reine de Sardaigne, aujourd'hui +propriétaire.</p> + +<p>En résumé, la vétusté de ces décorations princières, +et l'état d'abandon où on les voit maintenant, +leur prête un grand charme, et, de +bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises, +toutes ces gaietés d'un autre temps, sont +devenues mélancoliques et quasi austères. Le +lierre embrasse souvent d'informes débris que +l'on pourrait attribuer à des âges plus reculés; +les racines des arbres centenaires soulèvent les +marbres, et partout les eaux cristallines, restées +seules vivantes et actives, s'échappent de leur +prison de pierre pour chanter leur éternelle +jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître +et passer.</p> +<br><br> + + +<h3>VII</h3> + +<p>A MADAME ERNEST PÉRIGOIS<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:</p> +<p>Le papillon superbe et la bête rampante;</p> +<p>L'une qui souille tout dans son embrassement,</p> +<p>L'autre qui du pollen s'enivre follement.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;</p> +<p>Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,</p> +<p>Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,</p> +<p>Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!</p> + </div> </div> + +<p>Nohant, 30 mai 1856</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> Écrit sur son album, au-dessous d'un dessin d'Alexandre +Manceau représentant une corbeille de fleurs, un escargot +et un papillon.</blockquote> +<br><br> + + +<h3>VIII</h3> + +<h3>LES BOIS</h3> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!</p> + </div> </div> + +<p>Qui de vous, sans être dévoré de passions +tragiques n'a soupiré, comme la Phèdre de Racine, +après l'ombre et le silence des bois? Ce +vers, isolé de toute situation particulière, est +comme un cri de l'âme qui aspire au repos et à +la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond +et mystérieux qu'on respire sous les grands arbres. +Malheureusement, ces monuments de la +nature deviennent chaque jour plus rares devant +les besoins de la civilisation et les exigences de +l'industrie. Comme il se passera encore peut-être +des siècles avant que les besoins de la poésie +et les exigences de l'art soient pris en considération +par les sociétés, il est à présumer que +le progrès industriel détruira de plus en plus les +plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps +à aucune plante élevée le droit de vivre +au delà de l'âge strictement nécessaire à son +exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a +souffert de ces idées positives, et des provinces +entières se sont dépouillées, à la même époque, +de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux. +Nous savons tous, autour de nous, des +endroits regrettés où, dans notre jeunesse, nous +avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables +au soleil et à la pluie, et qui ne +présentent plus que des sillons ensemencés ou +d'humbles taillis.</p> + +<p>Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques +ornements de la terre ont disparu. +Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés +et nous sommes convaincus que sur les +grandes étendues de pays ils n'existent plus. On +fait très-bien des journées de marche en France, +en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul +massif véritablement important, et, dans les forêts +mêmes, il n'est presque plus de sanctuaires +réservés au développement complet de la vie +végétale.</p> + +<p>Un des plus beaux endroits de la terre serait +le golfe de la Spezzia, sur la côte du Piémont, +si les grands arbres n'y manquaient absolument. +Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de +plantes basses, mouvements de terrain pittoresques, +couleur chaude et variée des terrains +mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons +maritimes merveilleusement encadrés, tout y +est, excepté un seul arbre imposant. La montagne +et la vallée ne demandent cependant qu'à +en produire; mais, aussitôt qu'un pin vigoureux +s'élance au-dessus des taillis jetés en pente jusqu'au +bord des flots, la marine s'en empare, et +même le jeune arbre, à peine grandi, est condamné +à aller flotter sur le dos de la petite chaloupe +côtière.</p> + +<p>Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence, +et de Florence jusqu'à Rome, vous trouvez +partout, au sein d'une nature splendide de +formes, sa plus belle parure, la haute végétation, +absente par suite de l'aridité des montagnes, +ou supprimée par la main de l'homme, +qui ne respecte que l'olivier, le plus utile, mais +le plus laid des arbres, quand il n'est pas sept +ou huit fois centenaire.</p> + +<p>La campagne de Rome, jadis si riche de jardins +et de parcs touffus, est désormais, on le sait, +une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que +sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne +romaine, si mal à propos vantée, quand on +a gravi les premières volcaniques des monts +Latins, on trouve, dans les immenses parcs des +villas et sur les routes (celle d'Albano est justement +célèbre sous ce rapport), le chêne vert +parvenu à toute son extension formidable. C'est +un colosse au feuillage dur, noir et uniforme, au +branchage tortueux et violent, que l'on peut regarder +sans respect, mais qui ne saurait plaire +qu'aux premiers jours du printemps, lorsque la +mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les +rameaux élevés et lui fait une robe de velours +vert tendre qui tranche sur sa feuillée sombre +et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors sur +son bois, où le printemps semble s'être glissé +mystérieusement à l'insu de son autre éternelle +et lugubre verdure.</p> + +<p>Dans cette région, les pins sont véritablement +gigantesques. Ils se dressent fièrement au-dessus +de ces chênes verts déjà monstrueux et, les dépassant +de toute la moitié de leur taille, ils forment +un second dôme au-dessus du dôme déjà +si noir qu'ils ombragent.</p> + +<p>Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes +ces branches étendues en parasol ou entre-croisées +en réseaux inextricables, la moindre éclaircie +encadre un paysage de montagnes transparentes +ou de plaines profondes terminées par les lignes +d'or de l'embouchure du Tibre, qui se confondent +avec la nappe étincelante de la Méditerranée.</p> + +<p>Mais, pour chérir exclusivement cette végétation +méridionale, il faut n'avoir pas aimé auparavant +celle de nos latitudes plus douces et plus +voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les +pâles oliviers y sont durs encore par leur sèche +opposition avec les autres arbres trop noirs. Les +bosquets splendides de buis, de lauriers et de +myrtes sont noirs aussi par leur épaisseur, et +leurs âcres parfums sont en harmonie avec leur +inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces +feuilles cassantes qui le reçoivent comme autant +de miroirs; il glisse ses rayons crus sous les +longues allées ténébreuses et les raie de sillons +lumineux trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut +point être ingrat, cela est parfois splendide, +surtout quand les rayons tombent sur des tapis +de violettes, de cyclamens et d'anémones qui +jonchent la terre jusque dans les coins les plus +sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui +sautent, écument et babillent entre les grosses +racines des arbres; mais, en général, l'oeil, comme +la pensée, est en lutte contre la lumière et contre +l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se +heurtent plus souvent qu'elles ne se combinent et +ne s'associent.</p> + +<p>Sans aller si loin, il y a autour de nous, en +France, quand on les cherche et que l'on arrive +à les trouver, des aspects d'une beauté toute différente, +il est vrai, mais plus pénétrante et plus +délicate que cette rude beauté du Latium. Aimons +l'une et l'autre, et que chaque école d'artiste +y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra +toujours garder une secrète préférence pour +certains coins de notre patrie. En dehors du +sentiment national, que l'on ne répudie pas à +son gré, il est des jouissances de contemplation +que nous n'avons point trouvées ailleurs. Certains +recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre +ont réalisé pour nous le rêve des forêts vierges. +Dans des localités humides et comme abandonnées, +nous avons pénétré sous des ombrages dont +l'épaisseur admirable n'ôtait rien à la transparence +et au vague délicieux. Là, tout aussi bien +que dans la forêt fermée de Laricia et sur les +roches de Tivoli, les plantes grimpantes avaient +envahi les tiges séculaires et s'enlaçaient en lianes +verdoyantes aux branches des châtaigniers, des +hêtres et des chênes. La mousse tapissait les +branches, et la fougère hérissait de ses touffes +découpées le corps des arbres, de la base au faîte. +Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier +semblaient s'être réfugiées et sortaient en bouquet +de chaque fissure. Les blocs granitiques, +embrassés et dévorés par les racines, étaient +soulevés et comme incrustés dans le flan des +arbres. Enfin, ce que j'ai en vain cherché en +Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein +midi, le soleil, tamisé par le feuillage serré mais +diaphane, laissait tomber sur le sol et sur les fûts +puissants des hêtres, des reflets froids et bleuâtres +comme ceux de la lune.</p> + +<p>En résumé, les arbres à feuillage persistant +ont plus d'audace et d'étrangeté dans leur attitude; +mais ils manquent tout à fait de cette finesse de +tons et de cette grâce de contours qui caractérisent +les essences forestières de nos climats. Les +cyprès monumentaux de la villa Mandragone, à +Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère; +mais ces plantes à centuple tige, réunies en faisceau +comme des colonnettes sarrasines, ressemblent +trop à de l'architecture. Ils sont si noirs +qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les +caresse point, la tempête seule les émeut. Aussi, +quand, aux approches du Clitumne et de l'Arno, +on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre +possession de l'air et de la vie. En Provence, +on se croit encore un peu trop en Italie +et pas assez en France; mais, quand on gagne +nos provinces du Centre, moins riches de grands +mouvements du sol, on est dédommagé par +l'abondance et la tranquille majesté de la végétation. +Les noyers énormes des bords de la Creuse +sont mille fois plus beaux que les beaux orangers +de Majorque, et il semble que, dans la variété +harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls, +les érables, les trembles, les aunes, les charmes, +les cormiers, les frênes, etc., il y ait quelque +chose qui ressemble à l'intelligence étendue +et profonde des artistes féconds, comparée au +génie étroit et orgueilleux des poëtes monocordes.</p> + +<p>Quant à la beauté des lignes, si vantée par +les amants exclusifs de la nature méridionale, +nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la +trouver supérieure à celle de nos forêts de France. +Il y a, dans l'effet magistral de nos grandes +avenues, des masses plus harmonieusement disposées +et vraiment mieux dessinées par la structure +des arbres qui les composent. Enfin, nous +nous résumerons en disant que l'éternelle verdure +des climats chauds est inséparable d'une éternelle +monotonie, non-seulement de couleur, mais de +formes dures qui excluent la grâce touchante et +peut-être la véritable majesté.</p> +<br><br> + + +<h3>IX</h3> + +<h3>L'ILE DE LA RÉUNION<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a></h3> + + +<p>Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme +éminemment observateur et doué de connaissances +spéciales en plus d'un genre, rassemble +une foule de notions très-complètes sur cette intéressante +colonie française qui, d'un volcan +perdu au sein des mers lointaines, s'est fait +longtemps un nid tranquille et délicieux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> Par Louis Maillard.</blockquote> + +<p>Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, +l'île de la Réunion offre encore pour l'avenir +des ressources immenses, si on sait les mettre +à profit. Grâce à ses formes coniques et à la +grande élévation de ses principaux centres, elle +se prête à toutes les productions, depuis celles +de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes. +Donc, rien de plus varié que la flore de cette +échelle de température; mais le caractère le plus +curieux de l'île, caractère qui y a été général +autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui, +c'est cet état perpétuel de création ignescente, +propre aux îles volcaniques, et nulle part mieux +appréciable aux études spéciales.</p> + +<p>Le volcan qui couronne notre colonie de ses +banderoles de flamme ou de fumée vomit toujours, +à des intervalles assez rapprochés, des +torrents de lave et de cendre qui, sur une notable +étendue de sa surface (un dixième environ), +changent sa configuration. Des tremblements +de terre ont fait surgir sur les hauteurs des +masses rocheuses, débris des anciennes éruptions +que d'autres cataclysmes avaient engloutis. Ailleurs, +ces monuments naturels, anciennement +produits, s'effondrent et rentrent dans l'abîme. +De profondes ravines se creusent et des torrents +s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent +sous des lits de sable et de cendre +bientôt recouverts d'un nouvel humus, des +remparts rocheux s'écroulent ou se dressent. La +fertilité, poursuivie par ces ravages, se déplace, +monte ou descend, abandonne les forêts saisies +sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages +dans les régions redevenues calmes.</p> + +<p>D'autre part, la mer, refoulée par les coulées +volcaniques, voit des caps nouveaux étendre +leurs bras dans ses ondes et former des anses +paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec +énergie; mais, toujours agissante, elle aussi, elle +va ronger plus loin,—par son action saline +encore plus que par ses vagues,—les pores +des anciennes falaises. Elle y creuse des cavernes +étranges, jusqu'à ce que la roche, désagrégée, +s'écroule et montre à vif ses arêtes de +basalte et les couches superposées des diverses +éruptions. Au fond de son lit, l'Océan ne travaille +pas moins à se débarrasser des masses +de galets et de débris de toutes formes et de +toutes dimensions que les torrents lui déversent. +Il les soulève, les roule, les porte sur un point +de la côte où il les reprend pour les amonceler +ou les répandre encore. Ailleurs, il se bâtit des +digues de corail et des bancs de madrépores +aussi solides que les remparts de lave, si bien +que ces deux forces gigantesques, la mer et le +volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte, pétrissent +pour ainsi dire le dur relief de l'île +comme une cire molle soumise à leur caprice; +mais ici le caprice ne consiste que dans l'étreinte +corps à corps de deux lois également fatales, +logiques par conséquent, car ce que nous appelons +fatalité est la logique même, et l'homme qui +les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion +et à camper en toute sécurité sur cette +terre mobile, si souvent remaniée dans les âges +anciens, et qui change encore manifestement de +forme et d'emploi sur une partie de sa surface.</p> + +<p>Pour nous, cette île enchantée, passablement +terrible, a toujours été un type des plus intéressants. +Nos fréquents rapports avec M. Maillard durant +les dix dernières années de son séjour à la +Réunion, nous avaient initié à une partie de sa +flore, de sa faune et de ses particularités géologiques. +Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement +botaniste, après un séjour de quelques +années dans ces parages, nous avait rapporté de +précieux échantillons et des souvenirs pleins de +poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller +voir les <i>grands brûlés</i> et les fraîches ravines de +Bourbon. Quand l'âge des projets est passé, +c'est un vif plaisir que de se promener dans son +rêve rétrospectif avec un excellent guide, et +ce guide, à qui rien n'est resté étranger durant +vingt-six ans d'explorations aventureuses et de +travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous +avons sous les yeux.</p> + +<p>Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard +s'est trouvé là, en présence de la mer et du +volcan, le représentant d'une troisième force, le +travail humain aux prises avec les impétueuses +et implacables forces d'expansion de la nature. +Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait +Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus +loin!» Le vrai Dieu, qui veut que l'homme aille +toujours plus loin, lui a permis de posséder la +nature en quelque sorte, en s'y faisant place et +en luttant avec elle de persévérance. Des jetées +hardies et des travaux sous-marins bien calculés, +ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses +et défendent aux flots d'envahir les grèves +où l'homme s'établit. Quand les torrents des +montagnes emportent les ponts jetés sur leurs +abîmes, l'homme s'attaque au torrent lui-même, +lui creuse un autre lit, et l'oblige à se détourner. +Les débris incandescents des volcans ravagent +en vain ses cultures: il les transporte +ailleurs, et il attend. Il sait que ces déserts redeviendront +fertiles, il sait aussi quels abris ces +gigantesques vomissements refroidis offriront à +sa demeure, à son troupeau, à son verger, et, +de cette nature terrible, de ces cratères éteints, +il se fait une forteresse et un jardin.</p> + +<p>En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant +des jetées à la côte, en explorant lui-même +les profondeurs sous-marines à l'aide du scaphandre, +en étudiant les habitudes de l'atmosphère +et ses perturbations violentes, M. Louis +Maillard a pu observer cette nature tropicale +sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc +tout ce qui constitue l'existence de la colonie: +topographie, hydrographie, météorologie, géologie, +botanique, zoologie, agriculture, industrie, +administration, histoire, législation, finances, +statistique, arts, coutumes, biographie, travaux +publics, etc. Toutes ces recherches, sobrement +et clairement exposées, appuyées des indications +et témoignages des hommes les plus sérieux et +les plus compétents de la colonie, sont venues +demander l'aide de la science aux illustrations +de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le +généreux plaisir d'offrir à notre Muséum, ainsi +qu'à des personnages éminents dans la science, +des collections et des spécimens précieux, rares, +ou entièrement nouveaux en histoire naturelle, +et, en retour, il a eu l'honneur de pouvoir joindre +à sa publication une annexe de notes descriptives +et classificatives, signées Verreaux, Michelin, +Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, +H. Lucas, Signoret, de Sélys-Longchamps, Sichel, +Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable +docteur Camille Montagne et son savant associé +M. Millardet se sont chargés de décrire les algues +et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés et +consciencieux de M. Maillard se rattache donc +une suite de travaux extrêmement précieux et +intéressants, non-seulement pour l'île de la Réunion, +mais aussi pour le progrès des sciences naturelles, +auxquelles les recherches des voyageurs +et des amateurs dévoués apportent chaque jour +leur contingent éminemment utile. Celui de +M. Louis Maillard est considérable. Il a rapporté, +en fait de zoologie et de botanique, les +types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés) +de plusieurs genres, et de plus de cent +cinquante espèces jusqu'ici non décrites.<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a> Il a +donc bien mérité de la science, et son ouvrage +intéresse tous les adeptes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Ce chiffre sera peut-être dépassé, le travail le plus +important, la conchyliologie, n'étant pas encore terminé.</blockquote> + +<p>Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, +c'est d'avoir signalé sans ménagement à +l'attention du gouvernement et de la société tout +entière, la nécessité d'organiser, sur des bases +sévères et intelligentes, le régime de la propriété +et le système de l'exploitation territoriale dans +notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée +de ruine par suite du déboisement. Tout le +monde lira avec intérêt les réflexions de +M. Maillard sur les inconvénients de la culture +trop développée de la canne à sucre, sur l'abandon +de la culture du café, du girofle et d'autres +plantes utiles qui préservaient le sol en le retenant +sur les pentes et en lui conservant l'humidité +nécessaire. Le défrichement aveugle, qui +est la conséquence du <i>chacun pour soi</i>, a fait +disparaître entièrement les arbres magnifiques +dont les essences précieuses couronnaient l'île et +la protégeaient à la fois contre la sécheresse et +contre les inondations. Quand les terribles cyclones +dévastaient ces belles forêts, leurs débris +imposants servaient encore longtemps de digues +à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes +pousses destinées à remplacer les anciennes.</p> + +<p>Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges +qui pèlent le sol et l'entraînent à la mer, tandis +que dans les temps secs, les sources, privées +d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage. +Si la France ne daigne pas intervenir, ou si les +colons ne se rendent pas aux plus simples calculs +de la prévoyance, on peut prédire la ruine +et l'abandon prochains de cette perle des mers +que les anciens navigateurs saluèrent du nom +d'<i>Éden</i>, et qui, épuisée et mutilée par la main +de l'homme, secouera son joug et rentrera dans +le domaine de Dieu. C'est une leçon qu'il tient +en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs, +pour les populations qui méconnaissent les lois +de l'équilibre providentiel, et abusent de leurs +droits sur la terre. A l'homme sans doute est +dévolue la mission d'explorer et d'exploiter; +mais l'intelligence lui a été départie pour épargner +à propos, prévoir l'avenir, et chercher +dans la nature même le préservatif de son existence. +Les forêts lui avaient été données comme +réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et +comme remparts contre les crises atmosphériques. +Il a violé tous les sanctuaires. Plus aveugle +et plus ignorant que ses ancêtres, il a porté la +hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En +Amérique, il s'acharne avec fureur contre le +monde primitif qui lui livre un sol admirablement +nourri et préservé depuis les premiers âges +de la végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit. +Nous aurons du blé, du sucre et du +coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte +et jusqu'à ce que le climat nous refuse la vie.</p> +<br><br> + + +<h3>X</h3> + +<h3>CONCHYLIOLOGIE<br> + +DE L'ILE DE LA RÉUNION<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a></h3> + + +<p>Dans un précédent article, nous avons appelé +l'attention du monde savant et du monde +instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les +points de vue<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>, science, industrie, moeurs, agriculture, +histoire naturelle, etc. Il manquait à +cette publication une annexe importante dont +nous n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous +n'avions pas encore pu prendre connaissance. +Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et +nous voulons réparer une omission qui laisserait +incomplète l'utilité des notes si précieuses +de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit +plus seulement de compléter la description de +notre belle colonie, mais bien d'apporter des +matériaux au grand édifice de la science naturelle +en général. C'est le savant M. Deshayes, +illustré par d'immenses travaux sur cette matière, +qui s'est chargé de la conchyliologie, ou, +pour mieux dire, de la malacologie relative aux +trouvailles et découvertes de M. Maillard. Cette +annexe forme donc un travail du plus grand +intérêt, et l'on peut dire qu'elle est un monument +acquis à la science dans une de ses branches +les plus ardues.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> Par M. Deshayes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> <i>Notes sur l'île de la Réunion</i>, par Louis Maillard.</blockquote> + +<p>Beaucoup de personnes dans le monde se +doutent peu du rôle immense que jouent les mollusques +dans l'économie de notre planète. On +s'en pénètre en lisant les pages par lesquelles +M. Deshayes ouvre l'étude spéciale dont nous +nous occupons ici. La conscience et la modestie, +conditions essentielles du vrai savoir, obligent +ce grand explorateur à nous dire que la connaissance +de vingt mille espèces provenant de +toutes les régions du monde n'est rien encore, +et que de trop grands espaces sont encore trop +peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre +un travail d'ensemble satisfaisant. Si +un pareil chiffre et celui qu'on nous fait entrevoir +nous étonnent, reportons-nous au noble +et poétique livre de M. Michelet, <i>la Mer</i>, et notre +imagination au moins se représentera la +puissante fécondité qui se produit au sein des +eaux, et qui n'a aucun point de comparaison +avec ce qui se passe sur la terre.</p> + +<p>C'est là que la nature, échappant à la destruction +dont l'homme est l'agent fatal, et se +dérobant à plusieurs égards à son investigation, +enfante sans se lasser des êtres innombrables +dont l'existence éphémère se révèle plus tard +par l'apparition de continents nouveaux, ou par +l'extension des continents anciens. Cette intéressante +et universelle formation de la terre par +les mollusques commence aux premiers âges du +monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord +et de plus en plus compliquée que la vie +apparaît, mais avec quelle profusion étonnante! +Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les +immenses bancs calcaires qui portent nos moissons +ou qui servent à la construction de nos +villes ne sont en grande partie qu'un amoncellement, +une pâte de coquillages, les uns d'espèce +si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope, +les autres doués de proportions colossales +relativement aux espèces actuellement vivantes. +Ainsi les grands et les petits habitants +des mers primitives ont bâti la terre et ont constitué +ses premiers éléments de fécondité. Ils +ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du +passé à qui Dieu avait confié le soin d'établir le +sol où nous marchons; mais leur oeuvre accomplie +sur une partie du globe, n'oublions pas que +la plus grande partie du globe est encore à la +mer et que la mer travaille toujours à se combler +par l'entassement des dépouilles animales +qui s'y accumulent et par le travail ininterrompu +des coraux et des polypiers, enfin qu'on peut +admettre l'idée de leur déplacement partiel sans +secousse, sans cataclysme, et sans que les générations +qui peuplent la terre s'en aperçoivent +autrement qu'en se transmettant les unes aux +autres les constatations successives de cette insensible +révolution.</p> + +<p>Le rôle des habitants de la mer et celui des +mollusques en particulier, à cause de leur abondance +inouïe, est donc immense dans l'ordonnance +de la création. Tout en constatant les +importants et vastes travaux de ses devanciers +et de ses contemporains adonnés à ce genre de +recherches, M. Deshayes ne pense pas que le +moment soit venu d'entreprendre la grande statistique +de la mer. Des documents que nous +possédons, on pourrait, selon lui, tirer des notions +d'une assez grand valeur; «mais, dans +l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne +satisferait pas les plus impérieux besoins de la +géologie et de la paléontologie, car il ne s'agit +pas de savoir quelle est la population riveraine +de certains points de la terre: il est bien plus +important de connaître la distribution des mollusques +dans les profondeurs de la mer, de déterminer +l'étendue des surfaces qu'ils habitent, +la nature du fond qu'ils préfèrent, et ce sont +ces recherches, ce sont ces documents qui manquent +à la science.»</p> + +<p>Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a +son ordonnance logique comme partout ailleurs, +et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur +du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination +épouvantée se la représente. Tous ces +grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui +agitent sa surface passent sans rien déranger au +calme mystérieux de ses profondeurs et aux lois +de la vie, qui s'y renouvelle dans des conditions +voulues. «Pour entreprendre des investigations +complètes, dit encore M. Deshayes, il faut mesurer +les profondeurs, reconnaître la nature des +fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir +séparément la liste des espèces habitées par +chacune d'elles: bientôt on reconnaît des populations +différentes attachées à des profondeurs +déterminées.»</p> + +<p>Donc, si c'est avec raison que les géologues +considèrent les coquilles, selon la belle expression +de M. Léon Brothier, comme «les médailles +commémoratives des grandes révolutions +du globe», il est de la plus haute importance +d'étudier leur existence actuelle, destinée probablement +à marquer un jour les phases du +monde terrestre futur, enfoui encore dans un +milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une +grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance +de ces hommes paisibles et respectables +dont la mission volontaire est d'interroger la +nature dans ses plus minutieux secrets. Notre +siècle, positif et avide de jouissances immédiates, +sourit à la pensée d'une vie consacrée à un +travail qui lui semble puéril; mais les esprits +sérieux savent qu'à la suite de ces vaillantes investigations, +la lumière se fait, l'hypothèse devient +certitude, et que, d'un ensemble d'observations +de détail, jaillissent tout à coup des vérités +qui ébranlent de fond en comble les plus importantes +notions de notre existence. C'est la +grande entreprise que la science accomplit de +nos jours, et c'est par elle que les préjugés font +nécessairement place à de saines croyances.</p> + +<p>Nous avons donné de sincères éloges aux notes +de M. Maillard sur ses travaux de recherches +à l'île de la Réunion; nous ne pouvons +mieux les compléter qu'en citant encore M. Deshayes. +«Pour ce qui a rapport aux mollusques +(de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le +catalogue le constate, personne avant M. Maillard +n'en avait réuni une collection aussi complète.... +Parmi tant d'espèces contenues dans +cette collection, il eût été bien étrange de n'en +rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin de ce +résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en +reconnaître un grand nombre qui jusqu'alors +avaient échappé aux recherches d'autres naturalistes. +On remarquera surtout une addition notable +à ces mollusques aborigènes et fluviatiles +sur lesquels notre savant ami M. Morelet avait +entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier +à de meilleures mains le soin de déterminer +les espèces contenues dans ce catalogue.» +Suit la description de trois genres nouveaux et +de plus de cent espèces avec treize planches +d'un travail exquis dues à l'habile dessinateur +M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc +à tous les explorateurs de la faune malacologique +comme un document d'une valeur incontestable.</p> +<br><br> + + +<h3>XI</h3> + +<h3>A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865</h3> + + +<p>Le choléra est parti, des douleurs sont restées: +des veuves, des orphelins, de la misère. +La charité administrative et la charité privée ont +donné de grands secours. Mais, quand le chef +de famille est frappé, la misère se prolonge ou +se renouvelle. La mère est épuisée et les enfants +dépérissent. En ce moment, ce qui manque le +plus, c'est le vêtement, et l'hiver va sévir! Le +XVIIIe arrondissement a particulièrement souffert. +Huit cent vingt et un décès représentent une +masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants +sans ressources.</p> + +<p>M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité, +a vu ces douleurs, il les a racontées avec émotion +dans <i>le Siècle</i>. Il a fait un appel aux mères +heureuses, il a demandé les vieux vêtements des +enfants heureux. On s'est empressé de lui envoyer +de quoi vêtir une grande partie de ses +orphelins. <i>L'Avenir national</i> veut l'aider dans +son oeuvre de dévouement et de charité en publiant +à son tour ce bon et simple remède à la +plupart des maladies de l'enfance indigente, des +habits et des chaussures! Non pas seulement +des habits d'enfants, mais des vestes, des rebuts +de toute sorte sont employés par les veuves +qui coupent, ajustent, essayent, utilisent, s'aidant +les unes les autres et retrouvant dans le travail +le courage et l'espoir. Secours et moralisation: +voilà ce que l'on peut donner avec de vieux +chiffons.</p> + +<p>On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge +d'acquitter les frais de transport,—rue Lepic, +n° 11, à Montmartre,—tous les objets destinés à +cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.</p> +>br><br><br> +<h2>LES AMIS DISPARUS</h2> +<br><br> + +<h3>I</h3> + +<h3>NÉRAUD PÈRE</h3> + + +<p>Nous venons de perdre un de ces hommes +rares qui ont traversé les vicissitudes de notre +vie politique sans y rien laisser flétrir de leur +noble caractère. Le vieillard probe et sage que +nous avons conduit ces jours-ci à son dernier +lit de repos, a parcouru sa longue carrière, sinon +avec éclat, du moins avec honneur. C'est une +de ces gloires modestes qui restent dans le cercle +de la famille, mais qui l'agrandissent au +point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête +dans une province. C'est un de ces exemples +qui demeurent pour l'encouragement ou pour +la condamnation des hommes publics appelés à +leur succéder.</p> + +<p>Magistrat de sûreté durant la Révolution, à +l'époque d'une réaction antiroyaliste, il n'usa de +sa dictature qu'avec indulgence et générosité. +Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut +entendre ni punir bien des plaintes vives et bien +des regrets imprudemment exprimés.</p> + +<p>Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment +de son indépendance et de sa dignité, nous +l'avons vu blâmer avec force et franchise, en +présence de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie +qui trouvait alors tant d'agents fanatiques ou +cupides. Sous la Restauration, poursuivant de +ses railleries spirituelles les prétentions d'une génération +surannée, nous l'avons encore vu lutter +tranquillement contre les tendances du pouvoir.</p> + +<p>Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel, +quoique dénoncé maintes fois et tourmenté +dans l'exercice de ses fonctions, il fut +l'allié sincère du parti national et favorisa toujours +l'opposition libérale de son vote. Sous la +Convention comme sous l'Empire et comme sous +la Restauration, il fut donc toujours le même; +ferme, bon et tolérant.</p> + +<p>Il eut une vertu, grande chez un magistrat: +il resta homme, il crut au repentir des coupables. +Entre ses mains, l'accusation demeura sobre +de poursuites, délicate dans les moyens, décente +et modérée dans l'invocation des châtiments.</p> + +<p>Le trait dominant de son caractère, c'était une +grande bienveillance pour les hommes, une +gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.</p> + +<p>Son enjouement aimable et sa douce philosophie +le conservèrent jeune dans un âge avancé. +Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit, +mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et +simple. Il avait oublié le nom et la demeure de +ses amis; mais, lorsqu'il les rencontrait, son +regard et son sourire attestaient que leur image +ne s'était point effacée de son âme.</p> +<br><br> + +<h3>II</h3> + +<h3>GABRIEL DE PLANET</h3> + + +<p>Le Berry vient de perdre un des hommes les +plus aimants et les plus aimés qui aient vécu en +ce monde, où tout est remis en discussion, et +où il est si rare, à présent, de voir toutes les +opinions, toutes les classes se réunir autour +d'une tombe pour la bénir.</p> + +<p>Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854, +d'une phthisie pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq +ans. Porté à sa dernière demeure par des +ouvriers et des bourgeois, sans distinction de +parti ni d'état, il laisse des regrets unanimes, +incontestés.</p> + +<p>Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa +première jeunesse, l'idée nette et le sentiment +profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais varié +un seul jour dans cette religion de son coeur +et de son esprit; et pourtant, la rare tolérance +de son jugement, la bienveillance de son caractère +et le charme conciliant de son commerce +l'ont rendu cher à des hommes dont la croyance +et les instincts semblaient élever une barrière infranchissable +entre eux et lui. Il a été estimé et +apprécié de la Fayette, des deux Cavaignac, de +Royer-Collard, de Michel (de Bourges), de Delatouche, +de Bethmont, des deux Garnier-Pagès, +de l'archevêque de Bourges, de MM. Mater et +Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et +de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc +et de cent autres qui, en apprenant sa mort et +la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans +hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»</p> + +<p>Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges +et apprit la science des affaires avec Michel. +Il fit, sous sa direction, la <i>Revue du Cher</i> avec +M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du <i>Pays</i>, puis +vint s'établir à la Châtre, où il acheta une étude +d'avoué qui prospéra entre ses mains et lui +créa des relations étendues et variées qu'il a gardées, +comme autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa +mort. Il les a dues autant à sa remarquable +capacité qu'à son activité infatigable, et à un +zèle dont ses clients ont su lui tenir compte. +Nommé préfet du Cher sous le général Cavaignac, +il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs +de France, et grâce â son esprit liant et +persuasif, il a exercé des fonctions calmes et +faciles dans des temps difficiles et troublés. +Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement +de la Présidence, il donna sa démission, +n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle +d'être utile dans sa province. L'Assemblée nationale +s'occupait alors de composer le Conseil +d'État, Planet y obtint un nombre de voix insuffisant, +mais assez élevé pour témoigner de +son mérite et de la considération dont il jouissait. +Depuis, il a vécu à la campagne, adonné à +la culture d'un admirable jardin créé par lui +sur des collines sauvages, dans le but principal +d'occuper de nombreux ouvriers sans ressources. +Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement +et la volonté, l'incurable mal qui détruisait +son être. Jusqu'à son dernier jour, il a +conservé cette volonté de vivre pour être utile +et serviable; jusqu'à sa dernière heure, il s'est +préoccupé du bonheur de ses amis, du bien-être +des malheureux, de la charité, de l'affection et +du devoir.</p> + +<p>Il a été l'homme de dévouement par excellence. +Il a fait autant de bonnes actions et rendu autant +de services importants qu'il a compté de +moments dans sa vie. Son activité décuplait le +temps et tenait du prodige. D'autres sont les +martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui, le +martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature, +navré des souffrances d'autrui, malade d'une +angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi à +les faire cesser, accablé de fatigues physiques et +morales, toujours ranimé par le désir du bien, +toujours prêt à reprendre sa tâche écrasante, il +a vécu bien littéralement pour aimer, et il est +mort jeune pour avoir bien réellement vécu +ainsi.</p> + +<p>Planet était naïf comme un enfant, avec un +esprit pénétrant et une finesse déliée. Il était un +type de stoïcisme envers lui-même, de tendre +indulgence envers les autres. Les contrastes de +cette âme exquise et simple, souffrante et enjouée, +étonnaient et charmaient en même temps, +Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre +que la sienne. Souvenez-vous de lui, vous tous +qui l'avez reconnu, et cherchez qui lui ressemble! +Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant +vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une +tache dans son âme ardente, un travers dans son +admirable bon sens, une défaillance dans sa charité, +une lacune dans son affection, nous ne le +remplacerons pas! mais nous l'aimerons toujours, +étant de ceux pour qui la mort ne détruit +rien.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> + </div><div class="stanza"> +<p>A PLANET</p> + </div><div class="stanza"> + </div><div class="stanza"> +<p>L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,</p> +<p>Planet nous a quittés pour un monde meilleur;</p> +<p>Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée</p> +<p>De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte</p> +<p>Pour accepter le mal qui règne parmi nous;</p> +<p>Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,</p> +<p>Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,</p> +<p>Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;</p> +<p>Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,</p> +<p>Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,</p> +<p>Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,</p> +<p>Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,</p> +<p>Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>»Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne</p> +<p>De rester près de moi pendant l'éternité; .</p> +<p>Pour te faire obtenir cette faveur insigne,</p> +<p>Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?</p> + </div><div class="stanza"> +<p>»Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,</p> +<p>L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.</p> +<p>J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,</p> +<p>Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>«Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!</p> +<p>C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.</p> +<p>Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,</p> +<p>Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Des révélations que nous ouvre la tombe,</p> +<p>Nous ne conservons pas le souvenir distinct:</p> +<p>Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,</p> +<p>Mais nous en retenons un doux et vague instinct.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,</p> +<p>Aime avant de comprendre.—Aimer est le besoin</p> +<p>Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,</p> +<p>Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,</p> +<p>Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,</p> +<p>Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole</p> +<p>N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,</p> +<p>Afin de s'attacher à ce monde sans foi;</p> +<p>Il faut que par lui-même il essaye la vie,</p> +<p>Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»</p> + </div><div class="stanza"> +<p>C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme</p> +<p>Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,</p> +<p>Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.</p> +<p>Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mais il est des mortels dont la course est remplie</p> +<p>De mérites si purs et d'un prix si parfait,</p> +<p>Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,</p> +<p>De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Planet, humble martyr, âme douce et naïve,</p> +<p>Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,</p> +<p>Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,</p> +<p>Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,</p> +<p>Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.</p> +<p>Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;</p> +<p>Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre</p> +<p>Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:</p> +<p>Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre</p> +<p>De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Simple dans sa parole, éloquent à son heure,</p> +<p>Ingénieux en l'art de la persuasion,</p> +<p>Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,</p> +<p>Indulgent aux douleurs de la confession;</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Énergique au besoin, apôtre de tendresse,</p> +<p>Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,</p> +<p>Du véritable juste il avait la sagesse,</p> +<p>Du conseil décisif il avait l'ascendant.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie</p> +<p>De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».</p> +<p>Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,</p> +<p>C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux».</p> + </div> </div> +<br><br> + +<h3>III</h3> + +<h3>CARLO SOLIVA<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a></h3> + +<p>SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN</p> + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,</p> +<p>Tu possédas longtemps la science profonde</p> +<p>Que n'encourage point la vanité d'un monde</p> +<p>Insensible et rebelle au modeste talent.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Dans le style sacré, dans le style élégant,</p> +<p>Sur le divin <i>Mozart</i> ta puissance se fonde,</p> +<p>Puis dans <i>Cimarosa</i>, ton âme se féconde,</p> +<p>Et de <i>Paesiello</i> tu sors jeune et vivant.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature</p> +<p>L'emporter dans les coeurs sur la science pure,</p> +<p>Et qu'au doux chant natal tu fus initié.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie</p> +<p>Résumer les travaux, la force et le génie,</p> +<p>Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Compositeur italien.</blockquote> +<br><br> + +<h3>IV</h3> + +<h3>LE COMTE D'AURE</h3> + + +<p>La presse a consacré quelques lignes au souvenir +de M. d'Aure. Elle a dit l'emploi officiel +de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de +ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce +qui formait son éminente spécialité.</p> + +<p>Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il +y a quelque chose de plus à dire. On ne peut +se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite +sans lui payer le tribut de l'affection méritée, +et c'est là qu'il faut entrer dans la vie privée. +M. d'Aure était un des hommes les meilleurs +qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à +ceux qui ne font point de cas du dévouement +et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne +vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il +avait l'enjouement, la sérénité de la bonté vraie, +sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa vie, +il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout +ce qu'il a rencontré de détresse, et tout ce qu'il +avait de coeur et de courage à tout ce qu'il a +rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu +de cette activité mise au service de quiconque +la réclamait, il était l'homme de la famille et de +l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il +a répandu autour de lui le charme de l'existence, +car son unique préoccupation était de rendre +une famille heureuse. Il était essentiellement +paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux +subordonnés se regardaient presque comme +ses enfants. Il n'a jamais abandonné personne. +Il n'a jamais été servi par un pauvre homme +sans assurer son travail et le repos de sa vieillesse +avec une sollicitude incessante. Il pardonnait +même l'ingratitude avec une facilité qu'on +prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce +n'était pas de l'insouciance; c'était un sentiment +d'humanité raisonné par la logique du coeur, +et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts +rendus par son indignation. Il avait le sens du +juste et du vrai avec une rare équité de jugement. +En lui, aucun préjugé de naissance, aucune +intrigue; une admirable franchise, un bon +sens infaillible, une sensibilité profonde, inépuisable.</p> + +<p>Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été +<i>bon</i>; pas comme tout le monde peut l'être à un +moment donné; il l'a été toujours, à toute heure +et jusqu'au dernier souffle de sa vie.</p> +<br><br> + +<h3>V</h3> + +<h3>LOUIS MAILLARD</h3> + +<p>DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE<br> + +LE 25 JANVIER 1865</p> + + +<p>Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir +de le retrouver dans l'immortalité <i>de tout +ce qui est</i>, fut dévoué corps et âme à cet éternel +<i>devenir</i> de l'humanité. Il a servi la civilisation +avec la famille saint-simonienne, ce grand et +fécond agent du progrès au dix-neuvième siècle. +Il a servi son pays comme individu, en portant +dans une de nos colonies les plus françaises +l'activité, l'intelligence, la conscience et le zèle +qui font durables et bienfaisants les travaux de +l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant +le fruit de recherches et d'observations +vraiment fécondes et heureuses, faites avec cette +vraie lumière qui, chez les hommes épris de la +nature, supplée aux études spéciales. Il a servi +aussi les lettres par son dévouement aux idées +généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait +à les répandre.</p> + +<p>Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous +ces <i>dons</i> d'une volonté aussi ardente que sérieuse, +n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de +cette riche et tendre organisation. Nous le savons +ici. Il a été le meilleur ami de tous ses +amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour +les préserver, pour les consoler. Il était toujours +là, lui, dans nos dangers ou dans nos désastres, +sachant, ou conjurer le malheur, ou dire la parole +simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant +à l'amour des autres. Il était le compagnon +toujours prêt et toujours utile, le confident +toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours +prompt et soutenu. Il était, pour tous ceux qui +ont eu le bonheur de vivre près de lui, un +élément de leur être, une part de leur âme.</p> + +<p>Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais +jamais être remercié, toi qui te regardais +ingénument comme notre obligé quand tu +nous avais fait du bien! On peut dire de toi que +tu as eu le génie de la bonté, comme d'autres en +ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde +du mieux incessant et du développement infini, +reçois les bénédictions de l'impérissable amitié.</p> +<br><br> + +<h3>VI</h3> + +<h3>FERDINAND PAJOT</h3> + + +<p>La mort de Ferdinand Pajot est un fait des +plus douloureux et des plus regrettables. Ce +jeune homme, doué d'une beauté remarquable +et appartenant à une excellente famille, était +en outre un homme de coeur et d'idées généreuses. +Nous avons été à même de l'apprécier +chaque fois que nous avons invoqué sa charité +pour les pauvres de notre entourage. Il donnait +largement, plus largement peut-être que ses ressources +ne l'autorisaient à le faire, et il donnait +avec spontanéité, avec confiance, avec joie. Il +était sincère, indépendant, bon comme un ange. +Marié depuis peu de temps à une charmante +jeune femme, il sera regretté comme il le mérite. +Je tiens à lui donner après cette cruelle +mort, une tendre et maternelle bénédiction: +Illusion si l'on veut, mais je crois que nous entrons +mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand +nous y arrivons escortés de l'estime et de l'affection +de ceux que nous venons de quitter.</p> +<br><br> + +<h3>VII</h3> + +<h3>PATUREAU-FRANCOEUR</h3> + + +<p>Patureau-Francoeur vient de mourir à la +ferme de Saint-Vincent, près de Gastonville +(province de Constantine). Son nom suffit pour +ses nombreux amis, mais il appartient à l'un +d'eux de dire au public quel homme était Patureau-Francoeur.</p> + +<p>C'était un simple paysan, un vigneron des +faubourgs de Châteauroux. Il avait appris tout +seul à écrire, et il écrivait très remarquablement, +avec ces naïves incorrections qui sont presque +des grâces, dans un style rustique et spontané. +Il a publié un excellent traité sur la culture de +la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute +sa vie en bon ouvrier et en naturaliste de vocation. +Ce petit homme robuste, à grosse tête +ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et +doux, était doué d'une façon supérieure. Il +voyait la nature, il l'observait, il l'aimait et il +la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte, +il faisait des vers barbares, incorrects, d'où +s'élançaient, comme des fleurs d'un buisson, +des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les +disait ou les chantait une ou deux fois, et n'en +parlait plus. Quand il écrivait sérieusement, +c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux +opuscules d'excellentes idées et des observations +ingénieuses et sages sur la culture +propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps +habitées.</p> + +<p>Son existence parmi nous fut pénible, agitée, +méritante. Naturellement un esprit aussi complet +que le sien devait se passionner pour les +idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant +la Révolution, le représentant populaire des aspirations +de son milieu, et il travailla à les diriger +vers un idéal de justice et d'humanité. Il +faisait sa modeste et active propagande sans +sortir de chez lui, en causant avec ses amis, +au milieu de ses enfants et en s'inclinant +avec respect quand sa mère octogénaire, pieuse +et digne femme qui professait le christianisme +primitif, lui rappelait que l'Évangile était la +science de l'égalité par excellence. Aussi Patureau +tenait-il de sa mère la douceur des instincts, +l'austérité des moeurs et une religiosité particulière +qui ajoutait au charme de sa douce prédication.</p> + +<p>Nul homme ne parlait mieux, avec plus de +sens, plus de bonhomie et plus d'esprit. Il était +impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter +encore et toujours. Il y avait en lui un intime +mélange de finesse et de candeur, d'ardeur +pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation +républicaine et de pardon chrétien. +Lorsque les journaux nous apportèrent la nouvelle +d'un attentat célèbre, il était chez moi. +Nous déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé +contre le représentant d'un système qui +l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser +aux conspirateurs, il jeta tristement le +journal, en s'écriant:</p> + +<p>—Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne +pourrais pas!</p> + +<p>Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé +comme solidaire, sinon complice de l'attentat.</p> + +<p>On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs, +ces égarements, ces injustices des époques historiques +voisines de nous; que c'est réveiller +des passions <i>assoupies</i>, évoquer des souvenirs +dangereux, <i>armer</i> les citoyens les uns contre +les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à +peine fermée d'un des plus purs martyrs de +l'idée évangélique, raconter le malheur et le +courage ne peut pas être un délit. Apprendre +aux rancuniers et aux vindicatifs de tous les +partis comment une âme généreuse subit et +pardonne, ne peut pas être une excitation â la +haine. Le système de l'oubli et de l'étouffement +est immoral, antihumain et par-dessus tout +chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent +les vengeances. C'est sous la compression +que s'enveniment les plaies. Mieux vaut relâcher +le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux +qui firent le mal: «Voyez comme vous fûtes +abusés, vous qui avez cru sauver la société en +bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux +qui subirent la persécution: «Voyez comme les +vrais croyants se vengent en protestant par leur +douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui +les frappe!»</p> + +<p>En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux. +<i>Inde irae</i>. Il remplissait avec fermeté +et impartialité ses fonctions, préservant les uns, +apaisant les autres, tâche difficile et délicate +s'il en fut! Mais, si quelques-uns se sont souvenus +de sa conduite et se sont chaudement employés—le +marquis de Barbançois entre autres—pour +l'arracher à l'exil, il en est beaucoup qui +lui ont imputé les agitations populaires de certains +moments de crise. Une cruelle préoccupation +agissait alors dans l'esprit d'une fraction irritée +de la bourgeoisie. Ce maire en blouse et en sabots—il +était trop pauvre pour être mieux +vêtu—faisait, disait-on, souffrir, malgré son +extrême politesse et le tact exquis dont il était +doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques, +dont il consacrait les actes civils. Il y avait +d'ailleurs là, comme partout, jalousie de crédit +et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée, +la plus dangereuse de toutes. On savait bien que +Patureau était sage et humain; mais ce peuple +inquiet, passionné, dont il traînait tous les +coeurs après lui: comment lui pardonner cela? +La popularité est la chose la plus enviée des +temps de révolution; on oublie alors que c'est +la plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute +chez les autres, on la voudrait pour soi. +Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau +savait bien le contraire. Il se voyait alors +débordé. Un agitateur assez mystérieux dont +j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de +grands doutes sur le but de sa véritable mission, +travaillait les esprits et passionnait la masse. +Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les +événements du 15 mai.</p> + +<p>Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la +vigne. Sa vie était rude, il ne trouvait pas d'ouvrage +chez les gens de certaines opinions, et il +avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui +confiai la création d'un vignoble, et il tira d'un +terrain stérile et abandonné une plante modèle +produisant le meilleur fruit de la localité. Il se +louait aussi à la journée pour les autres travaux +de la terre. Il conduisait nos moissons comme +<i>chef dirige</i>, c'est-à-dire <i>tête de sillon</i>, et par +son ardeur, sa force et sa gaieté, il stimulait et +charmait les autres moissonneurs. On oubliait +l'heure de la sieste pour l'écouter parler des +étoiles, des plantes, des insectes ou des oiseaux; +car il avait tout observé et tout retenu dans +son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait +en praticien et en artiste. La journée +finie, il venait dîner avec nous ou avec nos +gens quand il s'était laissé attarder et que notre +repas changeait de table. Il était absolument le +même à l'office ou au salon, toujours aussi distingué +dans ses manières, aussi choisi et aussi +simple dans son langage, aussi sobre, aussi aimable, +aussi intéressant; sachant se mettre à la +portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant +avec douceur les préjugés du paysan, enseignant +à mon fils les moeurs des insectes et à +moi celles des plantes, causant philosophie, histoire +ou politique avec des personnes éminemment +distinguées qui le rencontraient toujours +avec un vif plaisir et se montraient avides de +l'entendre. Il n'était jamais bavard ni déclamateur. +Il causait surtout par répliques; il racontait +brièvement et de la façon la plus pittoresque. +Il questionnait avec candeur, se faisait expliquer, +écoutait comme un enfant, souriait comme si les +choses eussent dépassé la portée de son intelligence, +et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un +mot charmant et profond, il résumait et l'opinion +de son interlocuteur et la sienne propre. +Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment +élevés, saisis par la parole, le regard et l'attitude +de cet homme supérieur, au teint cuivré +par le soleil et aux mains gercées par le travail!</p> + +<p>—C'est le paysan idéal, me disait l'un.</p> + +<p>—C'est le bonhomme la Fontaine, me disait +l'autre.</p> + +<p>Je leur répondais:</p> + +<p>—C'est le peuple comme il devrait, comme il +doit être.</p> + +<p>Il fallait bien payer les chaudes amitiés et +l'affection populaire dont il était l'objet. Trop +d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis. Jalousie +de gens plus haut placés sur l'échelle de +la fortune et qui ne peuvent pardonner à un +pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu se +trompe parfois étrangement; il ne tient pas +compte des distances sociales. Il donne le génie +de la grâce et de la séduction à un petit homme +de rien. Dieu est sans principes, il pense mal. +Il aime quelquefois la canaille avec passion.</p> + +<p>Les aversions longtemps couvées éclatèrent au +coup d'État. Les gens prétendus dangereux +furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau, +averti à temps, disparut. Le paysan, +l'homme de la nature, abhorre la prison. Il sent +qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires +souffrances sous la voûte des cieux. Patureau, +errant à travers la campagne, dormant en plein +bois, à la belle étoile, entrant furtivement dans +la première hutte venue et trouvant partout le +pain du pauvre et la discrétion du fidèle, échappa +à toutes les recherches. Sa vie d'aventures fut +un roman. Tous les limiers de la police y perdirent +leur peine. L'un d'eux, un Javert peu +lettré, essaya, dans un zèle fanatique, de faire +parler son petit enfant, le dernier, qui avait +quatre ans, et qui voyait souvent son père venir +l'embrasser au milieu de la nuit. L'enfant ne +parla pas.</p> + +<p>Personne ne parla, et, durant des semaines et +des mois, le proscrit revint voir ses nombreux +amis et sa chère famille à l'improviste, soupant +chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant +quelquefois dans un lit hospitalier, d'où il entendait, +entre deux sommes, la voix des agents +qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.</p> + +<p>Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux +dans un tas de fagots, presque côte à côte avec +un garde qui l'eût arrêté—car ordre était donné +à tous de l'appréhender—et qui ne le vit pas.</p> + +<p>—Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il +en racontant l'anecdote; seulement, cette +fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas ronfler.</p> + +<p>On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé +de changer de province. Je lui avais trouvé +un gîte sous un nom supposé dans une maison +où, de jardinier, il devint bientôt chef de travaux, +gardien et régisseur. Je pourrai dire un +jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit +et l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre +que moi.</p> + +<p>Patureau fut compris dans la liste des exilés. +Il en prit son parti sans colère.</p> + +<p>—Que voulez-vous! disait-il, les gens qui +viennent pour nous juger ne nous connaissent +pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent +ne nous connaissent pas davantage, et qui +nous jugent, non sur ce que nous sommes, mais +sur ce que nous pourrions être après tant de +misères, de persécutions. Me voilà traité comme +un buveur de sang, moi qui n'aime pas à tuer +une mouche!</p> + +<p>Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il +se disposait à revenir et à se montrer, d'actives +et persévérantes démarches aboutirent à faire +entendre la vérité en haut lieu.</p> + +<p>Enfin Patureau, <i>gracié</i>,—Dieu sait de quels +crimes! mais c'était le mot officiel—revint dans +ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses ennemis +ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter, +de l'accuser et de le mettre aux prises +avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui l'étoffe +d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en +accrut.</p> + +<p>Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un +régisseur qui l'avait embauché comme bon ouvrier, +le propriétaire accourut furieux et le chassa +de son domaine.</p> + +<p>—Il en avait le droit, dit Patureau à ses +amis. J'ai ramassé ma faucille et j'ai serré la +main des camarades qui me regardaient partir +et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas, +disaient-ils, que cet homme gagne sa vie?...» +Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y +pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se +vengent.»</p> + +<p>Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de +le dire. Patureau ne pouvait le deviner, car il +le cherchait naïvement en faisant son examen de +conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace +à personne; mais il faisait envie, et c'est +ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais +je n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à +la recherche des griefs pour le justifier. Toutes +les accusations se résumaient ainsi: «Il ne dit +et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais +ses amis sont à craindre. C'est un homme dangereux, +il est trop aimé.» Je ne pus rien arracher +de plus juste et de plus clair à celui de +nos préfets qui me faisait marchander sa grâce.</p> + +<p>L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces, +servit de prétexte à tant de vengeances personnelles, +surprit Patureau dans une quiétude complète +sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement +la doctrine du meurtre, qu'il se croyait à +l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se +cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents +que lui de fait et d'intention étaient arrêtés +et condamnés à un nouvel exil! On lui fit +la prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa +femme et à ses enfants de le voir, pas même +de lui faire passer des vêtements. Il resta un +mois au cachot sur la paille, en plein hiver. +Quand on le mit dans la voiture cellulaire qui +le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle, +et, depuis, il a toujours souffert cruellement +des yeux.</p> + +<p>Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il +dut aller expier, sous le terrible climat de Gastonville, +le crime d'avoir été trop aimé.</p> + +<p>Quelques-uns se découragèrent et y perdirent +leur foi et leur espérance. Le paysan, pris de +nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil +en homme et se prit à regarder l'Afrique en +artiste. A peine arrivé, il nous écrivait des lettres +charmantes, presque enjouées, comme les +eût écrites un homme voyageant pour son plaisir +et son instruction. La vue des premières grandes +montagnes couvertes de neige, l'audition des premiers +rugissements du lion dans la nuit firent battre +son coeur d'une émotion inattendue et il m'écrivait +simplement: «Ah! madame, que c'est beau!»</p> + +<p>Et puis il se prit d'amour pour cette terre +nouvelle si féconde en promesses. Il regardait +<i>pousser le blé derrière la charrue</i>; il prenait +cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait +d'un oeil expert et disait:</p> + +<p>—Il y a là la nourriture d'un monde.</p> + +<p>Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre +d'Afrique, il résolut de s'établir sous ce beau +ciel et de chercher une ferme à faire valoir. +Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère +de l'Algérie lui accorda une concession +qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans +la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission +lui fut accordée aussi de venir vendre +sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y +chercher sa famille pour être en mesure de cultiver. +Il revint donc, réalisa ses humbles ressources, +emballa ses outils, persuada sa femme +et ses enfants (ses vieux parents étaient morts), +vint chez nous donner une <i>façon</i> à la vigne +qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa +chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses +étonnements et ses espérances; puis il partit +pour Gastonville, avec tout son monde, la pioche +en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver +des bêtes sauvages qui trônaient encore sur +son domaine. Malgré de généreux secours, il eut +grand'peine à vivre au commencement. Pas assez +d'argent, pas assez de bras, et, la chaude saison, +la fièvre et l'ophthalmie interrompant le travail.</p> + +<p>«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot +m'a attaqué les yeux, il faudra bien que le soleil +me les guérisse.»</p> + +<p>Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la +colonisation est impossible sans ressources suffisantes; +il se vit forcé de louer sa terre aux Arabes +et de chercher une ferme dont il pût retirer +de quoi payer sa bâtisse, condition exigée de +tous les concessionnaires. Il trouva un terrain +considérable, et s'établit à la ferme de Coudiat-Ottman, +dite depuis ferme de M. Vincent, et +dite aujourd'hui ferme du père Patureau. C'est +là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils et gardant +sa douce philosophie pour remonter les +courages autour de lui. Il y conquit tant d'estime +et de sympathie, que le préfet de Constantine +voulut l'adjoindre au conseil municipal +de sa commune. Il publia, ainsi que son fils +aîné Joseph, de très-bons travaux sur la vigne +et la culture du tabac. Il fut nommé membre +de la Société d'agriculture de Philippeville. Tous +les colons, à quelque classe et à quelque opinion +qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un +homme de moeurs si douces et d'un coeur si humain +et si généreux eût été emprisonné et chassé +de son pays comme un malfaiteur. Heureusement +les uns réparèrent la faute des autres. Sur +la terre lointaine et au milieu des races étrangères, +le sentiment de la patrie se fait sérieux +et fraternel. Les jalousies de clocher expirent +au seuil du désert, on se connaît, on s'apprécie, +on ne songe point à se persécuter. Patureau +sentait profondément cette solidarité qui lui faisait +une nouvelle patrie. Il l'avait sentie dès les +premiers jours de son exil, et, quand il vint +nous faire ses derniers adieux, comme nous +voulions lui dire: <i>Au revoir!</i></p> + +<p>—Non, répondit-il, c'est bien adieu pour +toujours. Si une amnistie est promulguée, je +n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que +j'aimais, à la maison où mes parents sont morts +et où mes enfants sont nés, à la vigne que j'ai +plantée et que mes amis cultivaient pour moi +en mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui +m'ont aimé et que j'aimerai toujours; mais j'en +laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement +et rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue +et la soif, la souffrance, la fièvre, et peut-être +la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de +police politique, pas de dénonciations, pas de +jalousies, il suffit qu'on soit Français pour être +frères. C'est un beau pays, allez, que celui où +l'on n'a à se défendre que des chacals et des +panthères!</p> + +<p>On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur +aimant. Il a beaucoup souffert du climat de +l'Afrique, et il y a succombé encore dans la +force de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il +y a été chéri et respecté comme il méritait de +l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses +anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris +que, chez nos paysans, qui l'ont tant +questionné et tant admiré, il ne restât comme +un personnage légendaire. La persécution lui a +fait une double auréole; c'est à quoi toute persécution +aboutit.</p> +<br><br> + +<h3>VIII</h3> + +<h3>MADAME LAURE FLEURY</h3> + +<p>PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE<br> +LE 26 OCTOBRE 1870</p> + + +<p>Elle est revenue mourir au pays, la femme +du proscrit, l'épouse dévouée, la digne mère de +famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup +mérité, elle a soutenu ses compagnons d'exil, +soutenu ses amis et ses croyances avec un courage +héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets +à tous ceux qui l'ont connue et qui viennent +ici lui dire un solennel adieu.</p> + +<p>Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une +si pure et si noble existence. Comme elle, nous +avons toujours cru à un Dieu juste et bon qui +connaît les belles âmes, qui ne leur demande +pas compte des nuances religieuses, et qui ne +les abandonne jamais.</p> + +<p>Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure, +cette âme immortelle, sans tache et sans +défaillance, et notre réunion autour d'une tombe +est un hommage plein de respect et de foi, un +cri de douleur et d'espérance.</p> +<br><br> + + +<h3>FIN</h3> + +<br><br> + +<h3>TABLE</h3> + +<p><b>NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR</b></p> + + +<p>I. LA VILLA PAMPHILI<br> +II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES<br> +III. LE PAYS DES ANÉMONES<br> +IV. DE MARSEILLE A MENTON<br> +V. A PROPOS DE BOTANIQUE</p> + +<p><b>MÉLANGES</b></p> + +<p>I. UNE VISITE AUX CATACOMBES<br> +II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL<br> +III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA<br> +IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION<br> +V. LA BERTHENOUX<br> +VI. LES JARDINS EN ITALIE<br> +VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS<br> +VIII. LES BOIS<br> +X. L'ILE DE LA RÉUNION<br> +X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION<br> +XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865</p> + +<p><b>LES AMIS DISPARUS</b></p> + +<p>I. NÉRAUD PÈRE<br> +II. GABRIEL DE PLANET<br> +III. CARLO SOLIVA<br> +IV. LE COMTE D'AURE<br> +V. LOUIS MAILLARD<br> +VI. FERDINAND PAJOT<br> + + + + + +VII. PATUREAU-FRANCOEUR +VIII. MADAME LAURE FLEURY + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13198 ***</div> +</body> +</html> |
